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Amour, famille et expérience coloniale : entre tabous et bonheur individuel


dans L'Amant de Marguerite Duras

Article · January 2014

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1 author:

Alani Souleymane
University of Ibadan
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Amour, famille et expérience coloniale : entre
tabous et bonheur individuel dans
L’Amant de Marguerite Duras
By

Alani Souleymane
Department of European Studies
University of Ibadan
Email: alansoula@yahoo.com
al.souleymane@mail.ui.edu.ng

Résumé

La révision du passé colonial s’avère importante dans la


compréhension de l’identité et de l’altérité dans la société
française contemporaine. Dans la tentative de captiver
l’atmosphère coloniale, les premiers écrivains coloniaux des
XVIIIè et XIXè siècles ont été accusés d’exotisme littéraire, celui
d’avoir raconté des histoires souvent imaginaires sur des
territoires lointains de l’Asie, de l’Afrique et même de
l’Amérique. Ceux du XXè siècle se sont plutôt consacrés à
raconter des aventures coloniales vécues sous forme de carnets
de voyages, de récits, d’autobiographies ou de romans souvent à
caractère (auto)biographique. Les études postcoloniales
permettent d’analyser ces aventures coloniales à travers les
thèmes du choc des cultures, du racisme, de l’hybridité, de
l’identité et de l’altérité. Alors que la majorité des écrivains
postcoloniaux provenant des anciennes colonies condamnent
d’emblée le système colonial et sa mentalité, les écrivains de la
métropole sont plutôt partagés entre le soutien et la
condamnation de la Mission Civilisatrice dans les colonies. Faire
une lecture postcoloniale de L’Amant permettra de situer
Marguerite Duras sur l’échelle de la résistance anticoloniale. Au-
delà d’une aventure amoureuse entre une française et un Chinois

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en Indochine, L’Amant permet au lecteur d’appréhender le regard


que porte Duras sur la colonisation en Indochine et les effets
qu’elle a sur les relations entre colons et colonisés et sur la
gestion familiale d’une veuve française dans une communauté
coloniale en prise à l’hypocrisie et au racisme.

Mots-clés : amour, postcoloniale, identité, hypocrisie, racisme

« Le roman est l'expression d'une société qui change ;


il devient bientôt celle d'une société qui a conscience de
changer. »
(Michel Butor, Répertoire, II).

Introduction
À partir d’une relation amoureuse inachevée entre une
adolescente Française et un riche adulte chinois dans l’Indochine
des années 1920, le roman L’Amant évoque l’histoire coloniale
française en Indochine avant l’infâme guerre du Vietnam. Le
roman de Marguerite Duras s’inscrit dans le cadre des récits
coloniaux qui évoquent des moments mémorables et des
aventures de certains membres de la société coloniale.
Dans la vague des romans contemporains revisitant le passé
colonial, Marguerite Duras tente de recréer, avec une écriture
bien stylée et autour d’une histoire d’amour, les mémoires,
l’altérité, le déplacement, le problème de sexe et de race, les
crises et les tragédies qui furent le lot des dernières années de
l’aventure coloniale française en Indochine, de la perspective
d’une jeune narratrice et du recul d’un auteur âgé. Une lecture
postcoloniale de L’Amant – qui traite son expérience en
Indochine – oriente le débat sur le sort de certaines femmes
occidentales dans les territoires colonisés. Le roman permettra
d’examiner les représentations d’une certaine communauté
vivant en Indochine coloniale, y compris les crises d’identité, la
gestion de l’amour multiracial, les relations familiales et les
effets de l’hypocrisie coloniale sur la communauté coloniale.
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I. L’Amant : une vie et une œuvre

Marguerite Duras est née en Indochine Française (de nos


jours le Vietnam). Son père meurt en France suite à une maladie
en 1918. La mère décide de rester en Indochine avec ses trois
enfants, dans une concession incultivable. La famille vit dans la
misère suite à la débâcle financière de la mère. Cette vie
misérable influencera Marguerite dans la plupart de ses œuvres,
surtout L’Amant. Son œuvre romanesque évoque son séjour en
Asie, une vie marquée par la misère, l'image de l'océan et la
chaleur écrasant le paysage. Elle fut journaliste, dramaturge,
scénariste. À côté de romans tels que 'Un barrage contre le
Pacifique' (1950), 'Moderato cantabile' (1958), L’Amant reste
son roman le plus populaire. Il lui rapportera le Goncourt en
1984. Le roman fut adapté en film en 1992. Après une vie adulte
tumultueuse, elle meurt à 82 ans, en 1996.
Dans le roman L’Amant, la narratrice fait revivre certains
événements de sa jeunesse en Indochine coloniale de l’entre-
deux guerres mondiales. A 15 ans, sa mère la met dans une
pension d’un lycée de Saïgon. Elle rencontre un jeune et riche
Chinois qui devient son amant. Déjà à ce jeune âge, son
maquillage et ses tenues révèlent une certaine maturité sensuelle.
Quand elle traverse le Mékong, un Chinois dans une limousine la
suit des yeux. Dorénavant, commence une histoire d'amour
extraordinaire entre la jeune Française et le jeune Chinois de 27
ans issu d'une famille très riche. Ils vivent pendant un an et demi
une histoire d'amour impossible. La fille connaîtra son premier
plaisir, et le Chinois, son premier vrai moment d'amour. Leur
relation est plutôt ambiguë étant donné que malgré son aveu
d’amour, il ne peut ni en faire sa maîtresse ni l'épouser. En effet,
le Chinois doit épouser une femme de son milieu tandis que la
jeune fille doit rentrer en France.
En évoquant sa liaison amoureuse et érotique inachevée,
teintée de mélancolie, l’auteur traite les thèmes de l’enfance,
l’Indochine et la transgression sociale, ethnique et morale. On y
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retrouve la douleur liée à la famille de Marguerite Duras avec


une mère aimée mais insuffisante, un frère aîné violent et
pernicieux, et un petit frère adorable dont la mort prématurée est
douloureuse.
II. Marguerite Duras et l’écriture de L’amant
De son ralliement du théâtre et du cinéma au roman, Berton
affirme que Marguerite Duras fusionne les techniques (Berton :
1983, 138). Selon Ploquin et. al. (2000 : 120), sa préoccupation
vise « la poursuite de l’expression exacte qui se cherche en
déroulant des énumérations, en reprenant chaque terme,
inlassablement, afin de cerner le sens voulu au plus près ». Les
textes de Marguerite Duras sont concis, chargés de silences avec
des mots simples et des phrases courtes. Ils sont marqués par la
répétition des situations, des événements, des mémoires et des
mots. Ces répétitions expliquent une dynamique de la mémoire et
du langage.
L’œuvre de Marguerite Duras est à rattacher au courant du
Nouveau Roman du fait qu’elle remet en cause les données
traditionnelles de l'écriture romanesque : pas de héros, pas
d’intrigue à proprement parler. Selon Ligny et Rousselot (2002 :
136) : « Prenant Balzac pour cible, les nouveaux romanciers
remettent en question le statut du personnage, de la description,
et de la fonction même du roman ». L’accent est mis sur la
narration et la durée intérieure de la narratrice. Le personnage
disparaît pour se réduire à des voix (Blondeau, et. al.). Les
personnages de Duras sont anonymes et ambigus. L’intrigue se
trouve subordonnée à la conscience de la narratrice.
Dans une publication dirigée par Sophie Gujabidze,
Christophe Mauré traite certains éléments qui reviennent
souvent : le silence, la folie, l’enfance et la relation de type
érotique. Mery Noonan évoque la pratique de la lecture féminine.
D’autres études portent sur les rapports entre l’écriture et le
monde dans lequel l’écrivain a vécu, à savoir, l’article « Le moi
hybride postcolonial dans les textes coloniaux de Marguerite
Duras » de Raylene Ramsay. Dans l’écriture de L’Amant, Jean-
Louis Arnaud trouve que la destruction est un mot clé chez
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Marguerite Duras. Cette destruction se retrouve dans les thèmes


de l’amour, de la vie et de la mort, comme chez ses personnages.
Vytautas Bikulcius affirme que la narratrice du roman se
présente comme un sujet marqué par la dichotomie, ce qui lui
permet d’éviter la pure autobiographie. Ce roman est ainsi
nommé autodiction (Blanckeman, 119), même si on conviendra
avec Ana Soler Pérez (1992) qui démontre que la narration est
dominée par la première personne. Pour Bikulcius, « c‘est la
dichotomie qui devient le principe créateur de la narratrice ».
Dans L’Amant, les scènes les plus importantes se
répètent. On retrouve un mélange des temps et un manque de
chronologies. Chaque paragraphe vient ajouter un détail sur une
histoire, une description, une personne. En effet, c’est au fur de
la lecture qu’on apprend de plus en plus sur sa famille, qui part
d’une normalité apparente à une monstruosité finale. Elle adore
et hait sa mère à la fois. Critique envers son comportement de
l’époque, Duras reste sur ses réserves dans l’énonciation de son
passé exotique et scandaleux. Marguerite Duras met de la finesse
dans la conjugaison de la pudeur et de l'impudeur dans le
dévoilement du plaisir physique entre la petite Française et
l’adulte Chinois.

III. Portrait des Asiatiques

La seule image positive de l’Indochine provient de la beauté


particulière et de la grandeur de ses fleuves sauvages (A. 17).
L’image du climat est négative. Il est insupportable et caractérisé
par une chaleur constamment torride, écrasante et « étouffante »
(A. 11, 90, 125). Les effets du climat sont juxtaposés aux mœurs
des Asiatiques. Contrairement aux Européens, les Asiatiques qui
opèrent dans un climat de chaleur sont bruyants. La narratrice
expose ce contraste lorsque le Chinois invite la famille de la
narratrice à diner dans un des restaurants chinois :
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Le bruit qui vient de ces immeubles est


inconcevable en Europe, c’est celui des commandes
hurlées par les serveurs et de même reprises et
hurlées par les cuisines. Sur les terrasses il y a des
orchestres chinois. Nous allons à l’étage le plus
calme, celui des Européens, les menus sont les
mêmes mais on crie moins. (A. 60)
Ce contraste culturel, qui oppose les mœurs des Asiatiques
aux normes dites civilisées de l’Europe et qui fut l’objet des
études sur le Tibet par Anand et l’Orientalisme par Said, s’étend
sur la société pour justifier la ségrégation raciale. Dans les
transports publics, il y a des cars pour indigènes. Et même,
lorsque, dans des situations rares, des blancs décident de prendre
le transport public avec les indigènes, la différence raciale se
reflète dans la réservation de places (L’Amant : 16). La jeune
fille remarque que, quand elle voyage dans le car pour indigènes
qui part de la place du marché de Sadec où travaille la mère au
pensionnat de Saigon : « Comme d’habitude le chauffeur m’a
mise près de lui à l’avant, à la place réservée aux voyageurs
blancs ». Cette ségrégation, acceptée par les indigènes comme
normale, sanctionne derechef la suprématie de la race blanche.
Ainsi, malgré la pauvreté de la famille européenne, la mère –
qui se croit de race supérieure – s’offre le luxe d’engager des
serviteurs indigènes : « Les petits boys sont très heureux, on est
ensemble avec les petits boys. » (A. 76). Une indigène, nommée
Dô, s’accroche au privilège d’être servante d’une famille
européenne. Elle ira vivra en France avec la mère, jusqu’à la
mort de cette dernière. Elle sacrifiera toute son honneur, voire sa
vie, malgré ses mésaventures, les risques, juste pour conserver
cette position privilégiée de gouvernante dans une famille de
race privilégiée :

(Dô) C’est la gouvernante qui ne quittera jamais ma


mère même lorsqu’elle rentrera en France, même
lorsque mon frère essaiera de la violer dans la maison
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de fonction de Sadec, même lorsqu’elle ne sera plus


payée. Dô a été élevée chez les sœurs… (A. 28)

Cette attitude de sacrifice de la part de certains indigènes pour le


système colonial prend écho dans la médaille et la désillusion du
vieux Méka dans Le Vieux Nègre et la médaille, et le bénévolat
de certains personnages comme Ahidjo dans L’Africain dans leur
service et amitié envers certains colons :

L’assistant de mon père à Banso, le vieux Ahidjo, qui


était devenu son conseiller et son ami. Il s’occupait de
tout. (…) Il n’était pas payé pour le travail qu’il
faisait. Sans doute y gagnait-t-il du prestige, du
crédit : il était l’homme de confiance du toubib.
(L’Africain, 78-79)
Dans cette société, les indigènes, en général pauvres, sont au
bas de l’échelle, inférieurs aux Chinois, riches entrepreneurs.
Hsieh constate que « L’administration française n’a apporté
aucun bienfait aux indigènes ; en revanche, elle a exproprié les
Vietnamiens pour rendre les terres aux poivriers Chinois. »
L’amant chinois est aliéné. Il imbibe certaines valeurs culturelles
occidentales pour s’octroyer une identité respectable : fumeur de
cigarette (42), habit à l’européenne en « costume de tussor clair
des banquiers de Saigon » (25-26), et déplacement en limousine.
Dans ses rapports avec la fille, le Chinois révèle un
comportement généralement associé à la féminité : l’hésitation,
le tremblement, l’infériorité et la peur. Il porte le fardeau de son
appartenance à une race (asiatique) classée inférieure par rapport
à la classe occidentale européenne : « Il est intimidé… Il y a
cette différence de race, il n’est pas blanc, il doit la surmonter,
c’est pourquoi il tremble. » (42-43). Sa peur s’évanouit quand la
fille se montre gentille, qu’elle le rassure. Il est méprisé par la
famille de la fille.
Pour la narratrice, le Chinois est de la même race que les
indigènes indochinois : « une jeune fille blanche dans un car
indigène ». (43). De race jugée spirituelle, le père rejette la
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relation : « Il refusera le mariage de son fils avec la petite


prostituée blanche du poste de Sadec. » (42). Le fils lui est
obéissant, incapable d’agir librement, selon sa conscience, son
intérêt et son désir personnels : « Je découvre qu’il n’a pas la
force de m’aimer contre son père, de me prendre, de
m’emmener. » (63). Le lâche éprouve deux peurs : celle de
perdre une fille que son père rejette et celle d’être arrêté pour
abus sexuel de mineure. Devant la complicité et l’assurance de la
jeune fille à le protéger, le Chinois regagne sa dextérité lorsque
la fille le rejoint dans sa garçonnière. Il est le représentant d’une
race (orientale) déterminée – selon les études d’Anand et de Said
– lâche, efféminée et incapable de prendre des décisions et des
initiatives.
IV. L’univers familial
La famille est divisée entre, d’une part, l’autorité de la mère et
du frère ; et de l’autre, la soumission de la fille et du petit frère. Le
jeune frère – que la narratrice aime bien – a été toute sa vie victime
de cette complicité autoritaire déterminée par les caprices du frère
aîné. Cruel et préféré de la mère, il n’admettra qu’aucun enfant de
la famille ne lui résiste ou le contredise : « Nous prenons tous
modèle sur le frère aîné face à cet amant » (65). Pour
impressionner la famille européenne et attirer de la dignité, le
Chinois les invite, selon les conseils de la fille, dans de grands
restaurants hors de la portée financière de la famille coloniale (63-
64). Pendant les repas, personne ne lui adresse la parole, sauf la
mère qui fait un couplet de remarques sur les plats et leurs prix.
Toutes les tentatives du Chinois de créer une conversation
échouent. La famille se contente de manger, et même à la fin des
repas, lorsqu’il paie, le Chinois ne reçoit aucun compliment : « On
se lève pour partir. Pas de merci, de personne. On ne dit jamais
merci pour le bon dîner, ni bonjour ni au revoir ni comment ça va,
on ne dit jamais rien. » (64-65). Par respect pour le frère aîné, la
fille non plus n’adresse la parole à son amant : « En présence de
mon frère aîné il cesse d’être mon amant. (…) Mon désir obéit à
mon frère aîné, il rejette mon amant. » (66). Mais, en réalité, la
fille hait le grand frère, le jeune frère aussi : « La mère disait qu’ils
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s’étaient toujours battus, qu’ils n’avaient jamais joué ensemble,


jamais parlé ensemble. » (75).
C’est lui qui a convaincu la mère de détester le Chinois et de
battre la jeune fille afin qu’elle confesse de son amour :
« Comme le fils aîné, elle dédaignait les faibles. De mon amant
de Cholen elle disait comme le frère aîné. » (72). Le frère aîné
est un personnage dont le caractère vicieux a été fécondé par les
indulgences de la mère. Elle en a fait un poltron qui n’aura son
premier job, de planton, qu’à l’âge de cinquante (97).
La mère, veuve, institutrice et directrice de l’école des filles
de Sadec, a tenté de diriger les affaires familiales de son mieux.
Dans ses plans pour l’avenir de la famille, elle est dictatoriale.
Elle impose une carrière de mathématicienne à la narratrice. Elle
se moque des bons résultats de sa fille « première en français »
(31). Elle est de tendance patriarcale plutôt car elle n’est « pas
contente parce que c’est pas ses fils qui sont les premiers en
français, la saleté, ma mère, mon amour ». (31).
À côté de ce conflit sur l’avenir de la fille qui creuse le fossé
sentimental, la fille affirme que sa mère fait honte dans son
accoutrement. Pour la fille, la mère mérite d’être enfermée,
battue et tuée (32). La misère détermine la complaisance de la
veuve, souffrant de l’absence et du support de son mari colon,
qui permet à la fille de porter un chapeau d’homme et sortir dans
une tenue de prostituée :

Le lien avec la misère est là aussi dans le chapeau


d’homme car il faudra bien que l’argent arrive dans la
maison, d’une façon ou d’une autre il le faudra. (…)
C’est pour cette raison, elle ne le sait pas, que la mère
permet à son enfant de sortir dans cette tenue d’enfant
prostituée. (33).

L’absence du mari est comblée par le penchant pour le fils


aîné : « Je crois que du seul enfant aîné ma mère disait : mon
enfant. (…) Des deux autres elle disait : les plus jeunes. » (75).
La famille manque une présence paternelle autoritaire comme
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celle du père du narrateur de L’Africain de Le Clézio. Le fils aîné


tente de remplir ce rôle paternel. Au départ, lorsqu’elle
soupçonne que la fille voit des hommes, elle l’agresse, avec le
soutien et l’encouragement du fils aîné : « Le frère répond à la
mère, il lui dit qu’elle a raison de battre l’enfant… » (73). La
narratrice accuse la mère d’avoir désintégré la famille, en gardant
et choyant le frère aîné au lieu de : « Disperser la communauté
invivable. Faire que l’aîné soit tout à fait séparé des deux plus
jeunes. Elle ne l’a pas fait. Elle a été imprudente, elle a été
inconséquente, irresponsable. » (70).
Elle a échoué dans l’éducation scolaire et familiale de sa
fille : « La mère n’a aucun sens de rien, ni celui de la façon
d’élever une petite fille. » (109). Son échec a permis à la fille
d’être dévergondée. Ses insuffisances ont terni l’image de la
famille et la fierté de la race européenne :

La pauvre enfant. Ne croyez pas, ce chapeau n’est


pas innocent, ni ce rouge à lèvre, tout ça signifie
quelque chose, ce n’est pas innocent, ça veut dire,
c’est pour attirer les regards, l’argent. Les frères,
des voyous. On dit que c’est un Chinois, le fils du
milliardaire, la villa du Mékong, en céramiques
bleues. Même lui, au lieu d’en être honoré, il n’en
veut pas pour son fils. Famille de voyous blancs.
À l’absence du frère aîné, la mère change d’identité. Elle
retrouve une certaine intimité avec sa fille. Là, elles parlent
d’affaires féminines. La mère, « une femme échouée » pour
prêter l’expression de Myriam Warner-Vieyra, dans ses rares
moments de sincérité, admet que la jeune fille lui ressemble :

Quand elle a vu le diamant elle a dit d’une petite


voix : ça me rappelle un petit solitaire que j’ai eu aux
fiançailles avec mon premier mari. Je dis : monsieur
Obscur. On rit. C’était son nom, dit-elle, c’est
pourtant vrai. (113)
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La mère admet et reconnaît que la réputation de la fille a été


indélébilement ternie. Elle dit à la fille qu’elle ne pourra plus se
marier à la Colonie. Elle admet que la fille voit le Chinois juste
pour des raisons financières. Elle ne peut point concevoir qu’il
existe un amour entre les deux : « Elle me demande encore :
c’est seulement pour l’argent que tu le vois ? J’hésite et puis je
dis que c’est seulement pour l’argent. » (113).
Pour masquer la transgression morale issue de la différence
d’âge entre la fille et l’amant, la narratrice porte alors un feutre
d’homme (Duras, 20). Elle acquiert une identité d’adulte, non
seulement à partir du chapeau, mais des sensations qu’elle
éprouve : « J’avais à quinze ans le visage de la jouissance et je ne
connaissais pas la jouissance. Ce visage se voyait très fort. Même
ma mère devait le voir » (Duras, 15). L’excentricité de la fille à
travers le chapeau et les tenues provocantes traduisent son désir
de fuir l’oppression de sa famille où règnent l’échec et le
désarroi : « aucune jeune fille ne porte de feutre d’homme dans
cette colonie à cette époque-là. Aucune femme indigène non
plus. » (19-20). Elle quitte cette famille haïe, symbolisée par la
mère et un frère aîné complètement givré, seulement après la
mort de son jeune frère qu’elle adore.
A la pension de Saigon on tolère les escapades nocturnes de
la jeune femme. Malgré ces mensonges et sa complicité avec sa
famille, la fille aime le Chinois et lui offre la totalité de son
corps. La différence de race lui est indifférente. Le pouvoir des
sensations est suprême. Avec l’amant, aucun tabou social,
culturel, racial et économique ne saurait l’arrêter. Par
conséquent, elle n’aura plus honte de se faire transporter par le
Chinois et lui faire toutes les concessions amoureuses possibles.
Elle acceptera : « qu’il fasse comme d’habitude il fait avec les
femmes qu’il emmène dans sa garçonnière. » (49). Au cours de
leur scène d’amour, l’homme est hésitant. Comme dans Le
Chercheur d’or de Le Clézio, entre Alexis le français et Ouma
l’indienne, c’est la femme qui prend le contrôle.
Malheureusement, la relation devra rester secrète car pour la
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société française et la communauté chinoise, il s’agit d’un lien


inimaginable, inacceptable, abominable :

Je dis que je pense à ma mère, qu’elle me tuera si elle


apprend la vérité. Je vois qu’il fait un effort et puis il
le dit, il dit qu’il comprend ce que veut dire ma mère,
il dit : ce déshonneur. Il dit que lui ne pourrait pas en
supporter l’idée dans le cas du mariage. Je le regarde.
Il me regarde à son tour, il s’excuse avec fierté. Il dit :
« je suis un Chinois. » (56)
Alors, la fille mentira, pour le respect de la société coloniale, à sa
mère : « Je jure sur ma vie que rien ne m’est arrivé, rien même
pas un baiser. Comment veux-tu, je dis, avec un Chinois,
comment veux-tu que je fasse ça avec un Chinois, si laid, si
malingre ? » (74). En effet, la fille a compris l’hypocrisie qui
règne dans la société coloniale. On lui donne carte blanche de
passer la nuit hors du pensionnat (88), sous la requête de la
mère :

C’est une enfant qui a toujours été libre. La directrice


a accepté parce que je suis blanche et que, pour la
réputation du pensionnat, dans la masse des métisses
il faut quelques blanches. (…) La directrice m’a
laissée habiter le pensionnat comme un hôtel.
Quelle soit perçue comme vicieuse et que le Chinois soit de race
sale, qu’on trouve sa conduite scandaleuse au point que ses
tantes refusent qu’elle rende visite à leurs filles de peur qu’elle
les corrompt, qu’elle soit contrainte de cacher ses larmes lors de
son adieu en bateau, elle n’aimera personne d’autre. Elle ne
tolèrera plus l’hypocrisie de la société française coloniale. La
fille n’est point vicieuse. Elle est plutôt sincère, simplement
amoureuse : « Lorsque je suis partie, lorsque je l’ai quitté, je suis
restée deux ans sans m’approcher d’aucun autre homme. » (92).
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V. L’univers féminin de la société coloniale


Comment accuser le Chinois de sale, lorsque le
comportement des Européens est d’autant plus déplorable dans
les colonies :

Depuis trois ans les blancs aussi me regardent dans


les rues et les amis de ma mère me demandent
gentiment de venir goûter chez eux à l’heure où leurs
femmes jouent au tennis au Club Sportif. (25-26)
On pourrait condamner la fille de s’être déshonorée dans ses
rapports avec un Chinois à la recherche d’un véritable amour. La
fille, elle, condamne plutôt les Européens qui, malgré leur statut
de mariés, se déshonorent en cherchant des escapades sexuelles
non seulement avec les femmes indigènes de la colonie, mais
avec des enfants de 12 ans.
Dans la colonie, en tenant compte des romans de Le Clézio –
Le Chercheur d’or, L’Africain et Onitsha, ce sont les hommes
qui travaillent. Les épouses sont des femmes de ménage. Par
contre, la mère doit prendre le poste de directrice d’école suite à
la mort du père. En général, les femmes blanches des colonies
sont des dépendantes, qui vivent du travail des hommes :

Je regarde les femmes dans les rues de Saigon, dans


les postes de brousse. Il y en a de très belles, de très
blanches, elles prennent un soin extrême de leur
beauté ici, surtout dans les postes de brousse. Elles
ne font rien, elles se gardent seulement, elles se
gardent pour l’Europe, les amants, les vacances en
Italie, les longs congés de six mois tous les trois ans
lorsqu’elles pourront enfin parler de ce qui se passe
ici, de cette existence coloniale si particulière, du
service de ces gens, de ces boys, si parfait, de la
végétation, des bals, de ces villas blanches, grandes
à s’y perdre, où sont logés les fonctionnaires dans
les postes éloignés. Elles attendent. Elles s’habillent
pour rien… elles ont déjà les longues penderies
Ibadan Journal of European Studies, Nos 14, 15, 16 120

pleines de robes à ne savoir qu’en faire… Certaines


deviennent folles. Certaines sont plaquées pour une
jeune domestique qui se tait. Plaquées. On entend ce
mot les atteindre, le bruit qu’il fait, le bruit de la
gifle qu’il donne. Certaines se tuent. » 27-28

L’univers féminin est caractérisé, comme le résume Ploquin


(2000 : 120), par « l’ennui, les intrigues et l’admiration de soi-
même ». La narratrice se dissocie de cette hypocrisie, de ce
manque de sincérité de la classe européenne. Elle sait ce qu’elle
veut : elle aime le Chinois, et elle se laisse faire. Elle jouit de
toute son âme de son rapport avec ce rejeté de la société
française. Elle sait pourquoi et pour qui elle s’habille. Elle ne
sera jamais plaquée. Elle ne commettra pas de suicide. Certes, le
Chinois épousera une Chinoise, et elle n’aura pas de relation
avec personne d’autre. Leur amour restera intact.
Par contre, les vicissitudes de la société coloniale auront créé
un désastre humanitaire : la tragédie des bâtards métis. Ainsi,
dans la pension d’Etat de Saigon, « Il y a beaucoup de métisses,
la plupart ont été abandonnées par leur père, soldat ou marin ou
petit fonctionnaire des douanes, des postes, des travaux publics.
(87) ». L’un des produits sera la séduisante Hélène Lagonelle,
qui pense que l’intérêt de l’Etat français dans leur éducation
s’explique par le besoin de former des cadres intermédiaires,
contre leur gré : « des infirmières dans les hôpitaux ou bien des
surveillantes dans les orphelinats, les léproseries, les hôpitaux
psychiatriques, (…) dans les lazarets de cholériques et de
pestiférés. ».
La vie réelle dans la colonie devient une désillusion pour
plusieurs femmes européennes. Certes, certaines admettent
qu’elle fut la meilleure période de leur vie. Mais Le Clézio et
Duras s’accorde sur le principe de la jouissance du paysage et
des rapports avec les indigènes : voire les voyages et les relations
entre les mères et les indigènes dans L’Africain ou d’Onitsha de
Le Clézio. On retrouve le passage du lavage de la résidence où
les enfants et les indigènes sont ensemble et contents, qui forme
Ibadan Journal of European Studies, Nos 14, 15, 16 121

l’un des rares moments de bonheur de l’institutrice de Sadec.


Quant à la société coloniale, telle présentée dans L’Africain et
Onitsha, ainsi que l’amant, elle est perverse : avec des colons qui
exploitent et maltraitent les indigènes, des actes de racisme et
d’immoralité. En somme, malgré tout, le voyage – entre la
métropole et la colonie – a d’habitude été racontée comme étant
fantastique, émouvante pour les femmes en particulier :

Pour beaucoup d’entre elles surtout mais pour


certains hommes parfois, les voyages pour se rendre
à la colonie restaient la véritable aventure de
l’entreprise. Pour la mère ils avaient toujours été,
avec notre enfance, ce qu’elle appelait « le meilleur
de sa vie. (132).

Malheureusement, le progrès technologique viendra détruire


cette saveur romantique des voyages en bateau : « Les paquebots
qu’avait connus la petite blanche était déjà parmi les derniers
courriers du monde. » (133). En effet, les lignes aériennes
apparaitront quelques années après. Les progrès scientifiques et
technologiques, pour Duras, détruisent le bonheur. En effet, la
révolution industrielle a engendré la recherche des marchés
extérieurs des produits industriels, créé la nécessité des colonies
où on retira les matières brutes et où on reviendra vendre le
surplus. Comme pour confirmer ce bonheur en voie de
destruction, la narratrice présente certains cas de suicide parmi
les membres de la société coloniale : ce fut le cas du fils de
l’administrateur de Sadec qui s’est jeté à l’eau « Au cours d’un
voyage, pendant la traversée de cet océan, tard dans la nuit. »
(136)
L’hypocrisie coloniale est au comble lorsque, le petit frère de
la narratrice entretient une affaire avec femme mariée, et la mère
comblée de rage, reste incapable d’intervenir, de sonner l’alarme,
juste parce qu’il s’agit d’une affaire entre deux colons :
Ibadan Journal of European Studies, Nos 14, 15, 16 122

Ils s’étaient embrassés. (…) C’était une femme


mariée. Il s’agissait d’un couple mort. Le mari
paraissait ne s’apercevoir de rien. Pendant les
derniers jours du voyage, le petit frère et cette
femme restaient toute la journée dans la cabine, ils
ne sortaient que le soir. (…) La mère était devenue
farouche, silencieuse, jalouse. (139)

CONCLUSION
Marguerite Duras arrive, avec beaucoup de détachement, à
raconter une période difficile de sa vie. Il a fallu un demi-siècle à
l’auteur pour se composer et dévoiler des événements importants
de sa vie : ses sentiments envers le jeune Chinois et les relations
difficiles qui existaient avec sa mère et ses frères. Cependant, la
relation amoureuse et la vie familiale qui devaient offrir du
bonheur à la jeune fille se sont avérées être source de douleur,
d’amertume et d’espoir avorté, sous le poids d’une société
coloniale pervertie par l’hypocrisie et le racisme.
Ce racisme lui a fait renoncer à son amour en public et a
contraint le Chinois à épouser une Chinoise, pour qui il
n’éprouvera rien. La Française est jugée de vicieuse pour être
tombée amoureuse d’un Chinois, d’une classe ‘inférieure’,
coupable de transgression morale (voire la différence d’âge),
sociale (entre riche et pauvre) et ethnique (entre Chinois et
Française) » (Blanckeman, 117). Par contre, le silence s’impose
sur les affaires extra-maritales dans la société coloniale. Pour
ceux qui n’ont pas eu le courage de réaliser et exprimer leurs
sentiments contre les préjugés raciaux et les tabous sociaux, le
suicide a été la solution.
Le courage et l’intelligence de la narratrice sont louables
d’autant plus qu’elle a su déjouer les carcans de la société
coloniale pour jouir pendant un an et demi d’une expérience qui
lui inspirera bonheur et satisfaction toute sa vie. Alors que le
débat colonial continue d’être d’actualité dans la société
française contemporaine, l’histoire de la narratrice montre
Ibadan Journal of European Studies, Nos 14, 15, 16 123

comment les mœurs sociales peuvent entraver et nuire au


bonheur individuel.

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