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LE MON
« Je ne cherchais
pas la liberté, mais
je l’ai trouvée » : la
fuite de la Nord-
Coréenne Jihyun
Park
Par Annick Cojean (Londres, envoyée spéciale)
chaque cerveau pour y mettre un logiciel qui broie tout libre arbitre. Un
pays où l’on travaille sans cesse, et où l’on meurt sans avoir jamais
expérimenté la moindre esquisse de liberté. Sans même en avoir rêvé
puisqu’on ne sait pas ce que c’est. » Alors à quoi aspire-t-on, confronté à
l’âpreté de la vie quotidienne ? « A mieux servir notre leader. Et à manger
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l’âpreté de la vie quotidienne ? « A mieux servir notre leader. Et à manger
à sa faim. Oui, on pense à son estomac ! »
Comme elle voudrait qu’on la comprenne, Jihyun Park, elle dont le visage
si lisse, ce jour de juin à Londres, ne trahit rien des sou!rances endurées
dans les champs et prisons de Corée du Nord ! Et comme elle aimerait
que le voile se soulève sur ce pays où elle est née en 1968 et a vécu plus de
trente ans, avant de fuir en Chine – « pas pour la liberté, simplement pour
survivre ! » – et de s’exiler finalement au Royaume-Uni, nation dont elle
ne savait rien, si ce n’est qu’elle était uniquement peuplée de Blancs, avec
des femmes élégantes et des hommes en chapeaux melon. « Vous
imaginez ma surprise en descendant de l’avion ! » Le bureau des Nations
unies à Pékin, auprès duquel elle avait formulé sa demande d’exil
en 2008, lui avait donné le choix entre la Corée du Sud, les Etats-Unis et la
Grande-Bretagne. Elle a opté pour cette dernière, un peu moins
diabolisée depuis son enfance que les deux autres pays, symboles
absolus du capitalisme honni.
« Je débarquais sur une autre planète, dit-elle. La Corée du Nord est une
bulle hermétique et maintient le peuple dans une méconnaissance des
soubresauts du monde. Je ne savais pas que l’Union soviétique avait éclaté,
que le mur de Berlin avait été pris d’assaut, que l’Europe était une entité,
qu’en Amérique tout le monde ne mourait pas de faim… » Elle a dû tout
apprendre, tout réévaluer. « Je ne connaissais même pas l’existence des
juifs ni leur extermination pendant la guerre mondiale. L’histoire, pour
« Lavage de cerveau »
Elle ironise sur le gou!re qui la séparait de la réalité, consciente
cependant qu’une parfaite mise à niveau des connaissances est
impossible. « C’est très compliqué de se remettre d’un lavage de cerveau
opéré pendant des décennies ! Nos bases sont fausses, nos réflexes
conditionnés, nos lacunes abyssales. En histoire, en géographie, en
culture… » Pas un acteur, un chanteur, un sportif de la scène mondiale qui
lui soit familier. Sauf Chaplin, dit-elle, en se demandant comment il a pu
passer entre les mailles du filet puisque sur l’unique chaîne de télévision
ne passaient que des documentaires sur la guerre et quelques films
consacrés à la vie fabuleuse de Kim Il-sung. Aujourd’hui, elle « rattrape »
comme elle peut et se gave de lectures. Des journaux, dont la diversité et
la liberté l’émerveillent. Et des livres. 1984 a d’ailleurs été un choc absolu.
« C’est la Corée du Nord que décrivait Orwell ! A Chongjin, j’avais connu Big
Brother ! »
Il n’y avait pas de vacances, mais des séjours obligatoires dans des fermes
collectives, où les enfants travaillaient aux champs « avec l’esprit
guerrier » jusqu’à s’écrouler d’épuisement, à peine nourris de sauce et de
pâte de soja. Mais on chantait : « Rien à envier au reste du monde. » Il
fallait travailler avec zèle puis participer aux réunions d’autocritique où
les élèves se dénonçaient les uns les autres. Jihyun était si parfaite qu’on
l’avait invitée à passer le concours des Jeunes Pionniers, qu’elle a réussi
haut la main. Il faut dire qu’elle avait le bon songbun, c’est-à-dire qu’elle
était issue de la classe dite supérieure, selon la distinction établie en
fonction de ce que la famille avait fait en septembre 1948, au moment de
la création de l’Etat. Son père s’étant vu octroyer la carte du Parti du
travail de Corée pour avoir capturé un espion sud-coréen, elle pouvait
espérer la recevoir elle-même un jour, voire rencontrer le père de la
nation…
Lire des extraits du rapport de 2014 de l’ONU : « Des crimes contre l'humanité sont actuellement commis » en
Corée du Nord
Elle aimait tant Kim Il-sung ! Elle comprenait les sanctions infligées à
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Elle aimait tant Kim Il-sung ! Elle comprenait les sanctions infligées à
tous ceux qui se montraient déloyaux envers lui. Quand, une nuit, la
police a fait irruption chez une famille voisine et embarqué la mère et les
trois enfants, elle a d’abord été transie de peur jusqu’à ce qu’elle
apprenne que le père, absent ce soir-là, avait osé critiquer le parti après
un verre de trop. « Eh bien, je n’ai éprouvé aucune pitié, dit aujourd’hui
Jihyun. Cette famille méritait bien son sort ! » Et quand une partie de la
ville fut convoquée à l’exécution par balles d’un « traître » qui avait,
semblait-il, tué une vache, Jihyun a trouvé que c’était un juste verdict. « Je
ne m’interrogeais pas sur ce qui avait pu justifier la conduite du pauvre
homme. Peut-être était-ce la faim ? Mais réfléchir et douter n’étaient pas
une option. » Quand son espoir d’aller étudier à Pyongyang a été anéanti
du fait du déclassement de sa mère, fille de déserteur en Corée du Sud, ce
n’est pas au régime qu’elle en a voulu. Mais à cette mère, dont elle avait
infiniment honte.
Le chaos s’installe
C’est alors qu’est arrivée la grande famine au début des années 1990,
conséquence, parmi d’autres, de l’e!ondrement de l’URSS, dont la Corée
était très dépendante. Devenue professeure de mathématiques, Jihyun
voit dépérir ses élèves, qui, la tête sur le pupitre, n’ont même plus la force
d’écrire. La distribution de rations est interrompue, comme le paiement
des salaires. Les gens cèdent leur logement contre du riz et du maïs et se
retrouvent en haillons dans les rues, fouillant les égouts. Des enfants
s’écroulent sur les trottoirs, des exécutions publiques ont lieu pour vols
La jeune femme est violée par un trafiquant d’êtres humains, vendue aux
enchères à un ivrogne qui fait d’elle son esclave sexuelle et domestique,
contrainte à un travail forcené dans les champs. Elle tombe enceinte,
songe à avorter, mais décide de garder l’enfant, qui lui redonne espoir.
Clandestine, elle est dénoncée à la police chinoise, jetée en prison, puis
remise aux autorités nord-coréennes qui la ramènent à Chongjin,
en 2004, et la condamnent aux travaux forcés. Tirant des charrues
d’engrais de 4 heures à 23 heures, pieds nus sur une terre craquelée, elle
se blesse, sa jambe s’infecte, elle risque l’amputation. Considérée comme
mourante, elle est relâchée.
Annick Cojean
Londres, envoyée spéciale