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ALICE ZOO POUR « 

LE MON

SÉRIES D'ÉTÉ • LIBERTÉ, J’ÉCRIS TON NOM

« Je ne cherchais
pas la liberté, mais
je l’ai trouvée » : la
fuite de la Nord-
Coréenne Jihyun
Park
Par Annick Cojean (Londres, envoyée spéciale)

Publié le 23 août 2022 à 06h00 - Mis à jour le 26 août 2022 à 17h51


https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2022/08/23/je-n…e-de-la-nord-coreenne-jihyun-park_6138734_3451060.html 28/08/2022 09:33
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PORTRAIT | « Liberté, j’écris ton nom » (2/6).


Embrigadée, Jihyun Park a pendant des années
incarné la Nord-Coréenne parfaite, adorant la
figure de Kim Il-sung. Avant de devoir quitter
clandestinement son pays pour survivre à la
grande famine et de renier le régime
totalitaire.

Pendant longtemps, le mot « liberté » n’a rien évoqué dans l’esprit de


Jihyun Park. Ce n’était pas un droit, ce n’était pas un rêve. Ce n’était pas
une valeur, encore moins un idéal. « Rien », répète-t-elle en préambule de
notre conversation sur sa vie en Corée du Nord. Le mot existait bien dans
la langue coréenne, mais elle ne pouvait lui associer ni image ni
sensation, aucune réalité et donc aucun possible. C’était comme si
« liberté » était… un mot en trop. « Dans cette société-là, tente-t-elle
d’expliquer, l’individu n’a aucune valeur intrinsèque puisqu’il n’est qu’un
rouage d’une immense machine. Il ne doit pas penser, il ne peut pas choisir.
Sa vie, toute tracée, n’est faite que de devoirs à l’égard du dirigeant
suprême, vénéré comme un dieu. » Un régime parviendrait donc à
cadenasser les rêves ? Jihyun Park prend l’air résigné. « Vous n’avez jamais
testé le totalitarisme ! Un système où l’on s’empare, à la naissance, de

chaque cerveau pour y mettre un logiciel qui broie tout libre arbitre. Un
pays où l’on travaille sans cesse, et où l’on meurt sans avoir jamais
expérimenté la moindre esquisse de liberté. Sans même en avoir rêvé
puisqu’on ne sait pas ce que c’est. » Alors à quoi aspire-t-on, confronté à
l’âpreté de la vie quotidienne ? « A mieux servir notre leader. Et à manger
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l’âpreté de la vie quotidienne ? « A mieux servir notre leader. Et à manger
à sa faim. Oui, on pense à son estomac ! »

Comme elle voudrait qu’on la comprenne, Jihyun Park, elle dont le visage
si lisse, ce jour de juin à Londres, ne trahit rien des sou!rances endurées
dans les champs et prisons de Corée du Nord ! Et comme elle aimerait
que le voile se soulève sur ce pays où elle est née en 1968 et a vécu plus de
trente ans, avant de fuir en Chine – « pas pour la liberté, simplement pour
survivre ! » – et de s’exiler finalement au Royaume-Uni, nation dont elle
ne savait rien, si ce n’est qu’elle était uniquement peuplée de Blancs, avec
des femmes élégantes et des hommes en chapeaux melon. « Vous
imaginez ma surprise en descendant de l’avion ! » Le bureau des Nations
unies à Pékin, auprès duquel elle avait formulé sa demande d’exil
en 2008, lui avait donné le choix entre la Corée du Sud, les Etats-Unis et la
Grande-Bretagne. Elle a opté pour cette dernière, un peu moins
diabolisée depuis son enfance que les deux autres pays, symboles
absolus du capitalisme honni.

Lire aussi | A New Malden, vivent les fantômes de « Koreatown »

« Je débarquais sur une autre planète, dit-elle. La Corée du Nord est une
bulle hermétique et maintient le peuple dans une méconnaissance des
soubresauts du monde. Je ne savais pas que l’Union soviétique avait éclaté,
que le mur de Berlin avait été pris d’assaut, que l’Europe était une entité,
qu’en Amérique tout le monde ne mourait pas de faim… » Elle a dû tout
apprendre, tout réévaluer. « Je ne connaissais même pas l’existence des
juifs ni leur extermination pendant la guerre mondiale. L’histoire, pour

nous, commençait avec l’avènement de Kim Il-sung et sa glorieuse victoire


sur les Japonais. De la maternelle à l’université, on étudiait sa vie, on
apprenait par cœur ses discours, on vénérait son portrait, présent dans
chaque foyer. Il était le père qu’il fallait aimer plus que notre père. Il était le
soleil que le reste du monde nous enviait. »
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soleil que le reste du monde nous enviait. »

« Lavage de cerveau »
Elle ironise sur le gou!re qui la séparait de la réalité, consciente
cependant qu’une parfaite mise à niveau des connaissances est
impossible. « C’est très compliqué de se remettre d’un lavage de cerveau
opéré pendant des décennies ! Nos bases sont fausses, nos réflexes
conditionnés, nos lacunes abyssales. En histoire, en géographie, en
culture… » Pas un acteur, un chanteur, un sportif de la scène mondiale qui
lui soit familier. Sauf Chaplin, dit-elle, en se demandant comment il a pu
passer entre les mailles du filet puisque sur l’unique chaîne de télévision
ne passaient que des documentaires sur la guerre et quelques films
consacrés à la vie fabuleuse de Kim Il-sung. Aujourd’hui, elle « rattrape »
comme elle peut et se gave de lectures. Des journaux, dont la diversité et
la liberté l’émerveillent. Et des livres. 1984 a d’ailleurs été un choc absolu.
« C’est la Corée du Nord que décrivait Orwell ! A Chongjin, j’avais connu Big
Brother ! »

Chongjin, troisième ville de Corée du Nord, 500 000 habitants, située


dans l’Est, en bord de mer, face au Japon, non loin des frontières chinoise
et russe. Chongjin, « paradis des ouvriers », où les familles travaillaient
dans les mêmes usines, étaient logées dans les mêmes immeubles,
gagnaient la même somme d’argent et vivaient la même vie dans des
appartements minuscules et mal insonorisés. Les chefs d’immeuble s’en
assuraient, déployant des agents pour espionner les résidents et les
piéger lors de multiples sessions d’autocritique. A 5 heures du matin, une
cloche réveillait les habitants et un chef hurlait : « Tout le monde sort faire
le ménage ! » Et de chaque appartement sortait un quidam chargé, par
rotation, du nettoyage du sol, des fenêtres, de la poussière. Puis, tout le
monde partait à l’usine ou à l’école. Dès ses 6 ans, la petite Jihyun
rejoignait les rangs serrés d’un cortège d’enfants menés par la maîtresse
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rejoignait les rangs serrés d’un cortège d’enfants menés par la maîtresse
et chantait à tue-tête Mer de sang, l’hymne de guerre contre les Japonais.

Les murs avaient des oreilles


Les journées étaient orchestrées à la minute près et les cours très
intenses, mais le plus important, et de loin, était celui consacré à la vie de
Kim Il-sung. Le soir, il fallait faire ses devoirs avant de pouvoir jouer
dehors (le plus souvent à la guerre contre les « crapules d’Américains ») et
de manger, à la bougie, ce que la mère de Jihyun avait réussi à cuisiner,
un bol de riz ou de la soupe. Jihyun se rappelle avoir toujours eu faim.
« Mon ventre gargouillait en permanence, surtout la nuit. » Mais personne
ne râlait. Les murs avaient des oreilles.

Il n’y avait pas de vacances, mais des séjours obligatoires dans des fermes
collectives, où les enfants travaillaient aux champs « avec l’esprit
guerrier » jusqu’à s’écrouler d’épuisement, à peine nourris de sauce et de
pâte de soja. Mais on chantait : « Rien à envier au reste du monde. » Il
fallait travailler avec zèle puis participer aux réunions d’autocritique où
les élèves se dénonçaient les uns les autres. Jihyun était si parfaite qu’on
l’avait invitée à passer le concours des Jeunes Pionniers, qu’elle a réussi
haut la main. Il faut dire qu’elle avait le bon songbun, c’est-à-dire qu’elle
était issue de la classe dite supérieure, selon la distinction établie en
fonction de ce que la famille avait fait en septembre 1948, au moment de
la création de l’Etat. Son père s’étant vu octroyer la carte du Parti du
travail de Corée pour avoir capturé un espion sud-coréen, elle pouvait
espérer la recevoir elle-même un jour, voire rencontrer le père de la
nation…

Lire des extraits du rapport de 2014 de l’ONU : « Des crimes contre l'humanité sont actuellement commis » en

Corée du Nord

Elle aimait tant Kim Il-sung ! Elle comprenait les sanctions infligées à
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Elle aimait tant Kim Il-sung ! Elle comprenait les sanctions infligées à
tous ceux qui se montraient déloyaux envers lui. Quand, une nuit, la
police a fait irruption chez une famille voisine et embarqué la mère et les
trois enfants, elle a d’abord été transie de peur jusqu’à ce qu’elle
apprenne que le père, absent ce soir-là, avait osé critiquer le parti après
un verre de trop. « Eh bien, je n’ai éprouvé aucune pitié, dit aujourd’hui
Jihyun. Cette famille méritait bien son sort ! » Et quand une partie de la
ville fut convoquée à l’exécution par balles d’un « traître » qui avait,
semblait-il, tué une vache, Jihyun a trouvé que c’était un juste verdict. « Je
ne m’interrogeais pas sur ce qui avait pu justifier la conduite du pauvre
homme. Peut-être était-ce la faim ? Mais réfléchir et douter n’étaient pas
une option. » Quand son espoir d’aller étudier à Pyongyang a été anéanti
du fait du déclassement de sa mère, fille de déserteur en Corée du Sud, ce
n’est pas au régime qu’elle en a voulu. Mais à cette mère, dont elle avait
infiniment honte.

Le chaos s’installe
C’est alors qu’est arrivée la grande famine au début des années 1990,
conséquence, parmi d’autres, de l’e!ondrement de l’URSS, dont la Corée
était très dépendante. Devenue professeure de mathématiques, Jihyun
voit dépérir ses élèves, qui, la tête sur le pupitre, n’ont même plus la force
d’écrire. La distribution de rations est interrompue, comme le paiement
des salaires. Les gens cèdent leur logement contre du riz et du maïs et se
retrouvent en haillons dans les rues, fouillant les égouts. Des enfants
s’écroulent sur les trottoirs, des exécutions publiques ont lieu pour vols

de nourriture, le chaos s’installe. Jihyun continue ses cours devant une


classe fantôme comme si de rien n’était. Mais le doute s’est installé.

Et puis tout se précipite. Jihyun, impuissante, voit un de ses oncles


mourir de faim dans les bras de son père, lui-même tellement faible que
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mourir de faim dans les bras de son père, lui-même tellement faible que
la jeune femme lâche son emploi pour fouiller les rizières, ramasser des
racines, gratter des écorces afin de le maintenir en vie. La désertion de
l’armée de son jeune frère, condamné à mort, lui impose cependant de
fuir un jour de 1998, en abandonnant le père à son sort. La Chine est
peut-être le salut. Un passeur les aide à franchir la frontière en pleine
nuit, par le fleuve Tumen, encore glacé. Quinze minutes pour changer de
monde et passer du totalitarisme à la sauvagerie barbare.

La jeune femme est violée par un trafiquant d’êtres humains, vendue aux
enchères à un ivrogne qui fait d’elle son esclave sexuelle et domestique,
contrainte à un travail forcené dans les champs. Elle tombe enceinte,
songe à avorter, mais décide de garder l’enfant, qui lui redonne espoir.
Clandestine, elle est dénoncée à la police chinoise, jetée en prison, puis
remise aux autorités nord-coréennes qui la ramènent à Chongjin,
en 2004, et la condamnent aux travaux forcés. Tirant des charrues
d’engrais de 4 heures à 23 heures, pieds nus sur une terre craquelée, elle
se blesse, sa jambe s’infecte, elle risque l’amputation. Considérée comme
mourante, elle est relâchée.

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« Penser par moi-même »


Hagarde, esseulée, hors la loi, elle aperçoit les bannières « Longue vie au
camarade Kim Il-sung » au-dessus de cadavres amassés dans la gare et

éprouve un haut-le-cœur. Enfin, elle s’autorise la révolte. Ecoute sa colère.


Explose le logiciel qui l’empêchait de penser et prend à nouveau tous les
risques pour quitter la Corée du Nord, sous les coups de feu des gardes
frontaliers, retrouver chez son ancien maître son petit garçon qui s’était
cru abandonné, le kidnapper et fuir, à travers la Chine. A la frontière de la
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cru abandonné, le kidnapper et fuir, à travers la Chine. A la frontière de la
Mongolie, traquée par les soldats chinois, elle croise le chemin d’un autre
Nord-Coréen, échappé lui aussi des geôles de Kim Il-sung, qui deviendra
son mari et le père de ses deux autres enfants.

« Vous voyez, dit-elle, je ne cherchais pas la liberté, mais je l’ai trouvée. Et je


la mets désormais au-dessus de tout. » Mais quelle liberté ? « De penser
par moi-même. D’émettre des idées. De raconter mon histoire dans un livre
[Deux Coréennes, écrit avec la Sud-Coréenne Seh-Lynn (Buchet-Chastel,
2019)]. De prendre un train sans demander la permission. De sourire dans
la rue sans crainte d’être suspecte. Et de discuter avec mes ados de leurs
rêves d’avenir… » Elle se sent si bien en Angleterre, Jihyun Park, qu’elle
s’est présentée récemment à des élections locales, à Bury, près de
Manchester, pour servir la belle démocratie britannique. Sous l’étiquette
du Parti conservateur. « Ne me parlez jamais de Parti travailliste ! J’ai déjà
donné ! Je préfère celui de Churchill. Famille et liberté ! »

Retrouvez ici les articles de la série « Liberté, j’écris ton nom ».

Annick Cojean
Londres, envoyée spéciale

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