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Relations internationales

du monde contemporain
Cette collection réunit sous un même label des travaux de spécialistes
centrés sur la question des Relations internationales en général envisagées
sous leurs différents aspects : juridiques et politiques mais aussi stratégiques
et économiques. L’histoire diplomatique et les questions militaires
trouveront ici également leur place.
Déjà parus
Farhat Othman, Francophonie  : hymne ou requiem  ? Pour un visa
francophone de circulation, 2022.
Gabriel Amvane, L’efficacité du maintien de la paix en Afrique par l’ONU
et l’Union africaine, 2020.
Sous la direction de Christophe Traisnel et Marielle Payaud, La
francophonie institutionnelle : 50 ans, 2020
Sous la direction de Jean-François Payette, Hong Khanh Dang, La
Francophonie comme facteur structurant dans les politiques étrangères  :
regards croisés, 2020
Ahmed Iraqi, Géopolitique des investissements, marocains en Afrique,
Entre intérêt économique et usage politique, 2020.
Sinem Yargiç, Les conventions onusiennes des Droits de l’homme. Analyse
et perspectives, 2018.
Hassan Ouazzani Chahdi, Le Maroc et les traités internationaux. Tradition
et modernité, 2018.
Paul Elvic Batchom, Les parias de la scène internationale, A propos des
dynamiques inégalitaires de l’ordre mondial, 2017.
 
Frédéric Lejeal
 
 
 
 
 
Le déclin franco-africain
 
L’impossible rupture avec le pacte colonial
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Du même auteur
Le Burkina Faso, Karthala, coll. « Méridiens », Paris, 2005.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
© L’Harmattan, 2022
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.editions-harmattan.fr
EAN Epub : 978-2-14-020549-1
 

« Oui, Seigneur, pardonne à la France qui dit bien la voie droite et chemine
par les sentiers obliques. Qui m’invite à sa table et me dit d’apporter mon
pain. Qui me donne de la main droite, et de la main gauche enlève la
moitié »
Leopold Sédar Senghor

« Il considérait le Noir comme une espèce humaine différente. Il me


regardait comme une sorte d’hybride proche de l’animal, et de ce fait, il ne
se croyait pas tenu à conserver son respect humain, mais cela il eût
certainement refusé de l’admettre ».
John Howard Griffin
Introduction

« Qui nage à contre-courant fait rire le crocodile », dit le proverbe baoulé.


Depuis des décennies, la France remonte les grands fleuves d’Afrique en
sens inverse en recourant à une brasse coulée dont elle seule a le secret. Au
moment où ce continent mue profondément après avoir été donné comme
perdu dans les années 90, elle se débat dans des eaux saumâtres : celles de
son histoire si «  singulière  » au sud du Sahara, de son militarisme, de sa
grandeur obsédante, de sa morgue, de ses réseaux toujours à l’œuvre, de son
absence de vision hormis de faire du péril migratoire l’alpha et l’oméga de
sa politique. Embrumée par un passé indépassable, la relation franco-
africaine est en perdition. En quelques années tous les voyants sont passés
au rouge.
Hier dominant, fort de ses principes universalistes et de son expertise,
Paris abandonne du terrain sur tous les plans. Sa diplomatie s’ébranle dans
un vaste désert, au sens propre comme au figuré, laissant aux militaires le
soin de définir les priorités d’action. Sur le terrain, les ambassadeurs
s’emploient chaque jour à lutter contre une image de plus en plus écornée.
Économiquement, le statut longtemps tenu de premier partenaire européen
de ce continent est balayé par l’Allemagne, en attendant d’autres pays
comme l’Italie ou le Royaume-Uni post-Brexit. De 30  % au sortir des
indépendances, ses parts de marché ne représentaient plus que 5 % en 2018.
Un résidu d’influence que les puissances émergentes s’emploient à
grignoter méticuleusement. Partout, les échanges se rétractent.
Conséquence : malgré la présence d’un millier de groupes tricolores et de
60.000 entreprises actives sur ce continent, le poids de l’Afrique est devenu
résiduel. Si léger qu’un repli massif des intérêts français serait
«  relativement indolore  » comme le souligne l’ancien ministre, Hervé
Gaymard, dans un rapport de 20191. Loin des innombrables actions de
communication, forums et autres colloques vantant ses croissances à deux
chiffres, les jeunes détournent leur regard de cette région, obérant le
renouvellement des « Français d’Afrique » dont le nombre, en chute libre,
ne résiste que par l’apport de binationaux. Du point de vue sociétal, la
France se trouve désormais sous le feu des mémoires et des mouvements
antiracistes, expression d’une revendication protéiforme de populations
noires au bord de la rupture. Culturellement, enfin, la situation se résume à
la profession de foi désabusée d’Abdou Diouf regrettant, au terme de ses
mandats à la tête de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF),
le désintérêt total des élites françaises pour la défense de leur langue2.
Inquiétant, ce constat ne peut uniquement s’expliquer par la globalisation
et l’arrivée tonitruante de concurrents « aux méthodes déloyales » comme le
dénoncent unanimement les milieux d’affaires pour expliquer leurs
difficultés. N’ayant jamais su se réinventer, cette relation s’est fossilisée au
point d’en être devenue, à force de dissonances, indéchiffrable. C’est ainsi
que les injonctions démocratiques s’accompagnent, dans le même temps, du
soutien à des kleptocraties surinvesties dans la répression. L’aveuglement
sur les situations intérieures de pays-alliés continue de l’emporter sur la
lucidité. Alors que Paris prétend régulièrement instaurer un nouveau
narratif, son mode opératoire ne parvient pas à rompre avec un paternalisme
devenu insupportable aux yeux d’une majorité d’Africains francophones, en
particulier les plus jeunes. Sa volonté d’abandonner à ces mêmes Africains
la gestion de leurs crises se double, parallèlement, d’une grande réticence à
quitter le terrain sécuritaire ainsi que le montre la permanence de bases
prépositionnées ou le maintien d’Opérations extérieures (Opex). Quant à la
coopération au développement elle échoue à atteindre son objectif,
notamment du fait de dispositifs institutionnels toujours aussi nombreux et
éclatés.
On ne s’étonnera guère du niveau de frustration suscité par ce flou
artistique, statu quo imperméable au temps. Mais il y a pire, disons-le tout
net  : la France a causé par le passé, et continue de causer, un tort
considérable à ce continent comme à ses habitants, dont elle se soucie
finalement peu sur le plan éthique, philosophique, moral, humain,
l’essentiel résidant dans la sauvegarde d’intérêts prioritaires. Qu’elles soient
ivoiriennes, gabonaises, congolaises, sénégalaises, béninoises, guinéennes,
tchadiennes ou burkinabè, les populations des pays relevant du « pré carré »
ont toutes gouté, à un moment ou l’autre de leur histoire, à la toxicité de son
ingérence ou la subissent toujours à des degrés divers. Cette politique se
paie aujourd’hui au prix d’une défiance maximale des générations
montantes.
L’objectif de ce livre n’est pas de verser dans un pessimisme facile pour
constater l’arrêt de mort cérébrale d’une relation dont le caractère historique
est répété ad nauseam. Aidé par de nombreux regards, témoignages et
informations inédites, il vise avant tout à cerner les pesanteurs qui
fragilisent ce lien depuis plus d’un demi-siècle. Car le déclin auquel nous
assistons ne réside pas tant dans l’évolution d’un continent qui se dérobe de
plus en plus à la compréhension des décideurs français que dans leur
approche erratique, incapable de s’inscrire dans une relation mature d’État à
État, normalisée, distanciée, respectueuse de souveraineté. Au sud du
Sahara, la France se débat dans un grand bain de naphtaline sans boussole
idéologique alors que sa réponse aux enjeux en germination dans cet espace
est sans flamme ni génie.
A trop croire en son destin, en la solidité de sa rente de situation, en la
pérennité de son message et en son antériorité, elle pêche par excès
d’orgueil en tentant, telle une grand-mère accrochée à ses bijoux d’antan, de
sauver ce qui peut encore l’être. Or, les diamants scintillants d’hier
renvoient désormais l’image d’un baobab desséché faute de luminosité et de
décisions en adéquation avec l’Afrique réelle. Pris dans un étau
géopolitique, les locataires successifs de l’Élysée ont progressivement
installé un gouffre entre les tentatives de modernisation de cette relation et
la réalité des mutations de pays qu’ils n’ont jamais cessé de vouloir
domestiquer. A défaut d’un renversement rapide et radical de tendance, le
risque est grand de se noyer définitivement.

1  GAYMARD Hervé, Relancer la présence économique française en Afrique, l’urgence d’une


ambition collective à long terme, Rapport au ministre de l’Europe et des affaires étrangères et au
ministre de l’Economie et des finances, avril 2019, Paris, p.69.
2 Abdou Diouf dénonce le désintérêt de la France pour la francophonie, Le Monde avec AFP, 30 juin
2012.
Partie I

Ce qu’il reste de l’Empire


1

« France, dégage ! »

C’est un événement que le Burkina Faso s’apprête à vivre ce 3 novembre


2017. Emmanuel Macron n’est pas à proprement parler le Graal aux yeux
des Burkinabè. Il n’impose pas le niveau de respect dû au Mogho Naaba
Baongho II, l’Empereur des Mossis, l’ethnie majoritaire du pays et sa plus
haute figure morale. Mais son déplacement officiel, le premier de son
mandat en terre africaine, marque un infléchissement. Aucun représentant
de l’ancienne puissance coloniale ne s’était rendu en visite bilatérale à
Ouagadougou depuis celle, mémorable, de François Mitterrand en
novembre 1986. Surtout, aucun n’avait osé prononcer un discours, texte
fondateur de sa politique à l’égard de l’Afrique, depuis un amphithéâtre
surchauffé. Quelques semaines avant cet événement les autorités burkinabè
ont longuement hésité à donner leur feu-vert pour ce site tant l’idée leur
semblait saugrenue. Car, si déshéritée soit-elle, l’ancienne Haute-Volta n’est
pas n’importe quelle pièce dans l’édifice franco-africain. L’expérience
révolutionnaire qui s’y est déroulée de 1983 à 1987 sous le Conseil
National de la Révolution (CNR) de Thomas Sankara a fortement marqué la
jeunesse burkinabè et, au-delà, la jeunesse africaine éprise d’indépendance,
de justice et de respectabilité. De «  Thom Sank  » et de son béret
«  cheguevaresque  » vissé sur la tête, ces étudiants ne connaissent que
l’impétuosité, le charisme, la détermination, les harangues devant les
Nations Unies, les provocations envers ses pairs ouest-africains qualifiés de
« vieux hiboux au regard gluant ». Ils sont cependant totalement imprégnés
des valeurs magnifiées à cette époque de souveraineté, d’anti-impérialisme
économique et de développement « autocentré ». En d’autres termes : miser
sur ses propres forces pour éviter de trop courber l’échine face aux forces
dominantes du monde.
Ici, Emmanuel Macron joue sa légitimité. La sienne au titre de son statut
de chef d’État débutant de trente neuf ans à peine. Celle de la France, pays
pétri d’histoire avec l’Afrique, où son influence s’érode dangereusement.
Pour ne pas être nouvelle, cette tendance s’est accélérée sous les coups de
boutoirs de décisions qui, de la dévaluation du franc CFA en 1994 aux
bruits des armes lourdes sur Abidjan, n’ont cessé d’alimenter une logorrhée
antifrançaise. Les prédécesseurs d’Emmanuel Macron avaient d’ailleurs
alerté. Au Cap en 2008, Nicolas Sarkozy n’a-t-il pas affirmé : « Ce qui est
considéré comme normal avec d’autres régions du monde fait naître le
soupçon quant aux intentions du gouvernement français dès qu’il s’agit de
l’Afrique. La jeunesse africaine entretient avec la France une relation
ambivalente d’attirance et de contestation. » ?1
Contestation progressivement muée en détestation. A Ouagadougou, des
slogans hostiles tagués à la peinture blanche sur l’enceinte du campus
donnent le ton : « France, dégage ! » ; « Macron, à bas ! » ; « La France, à
bas  !  »  ; «  Mort à l’impérialisme  !  »  ; «  Mort au franc CFA  !  ». Une
utilisation revisitée de l’expression cubaine «  L’impérialisme, à bas  !  »
répandue sous la révolution. A l’extérieur de l’université, des groupes de
jeunes entonnent le chant du Ditanyè2 et brûlent des drapeaux et des pneus
sur l’avenue Charles de Gaulle, cet interminable « goudron »3 dépeint par
Albert Londres comme une vaste artère fendant la brousse en son milieu4,
et que le collectif de la société civile Le Balai Citoyen a opportunément
rebaptisé boulevard Thomas Sankara. Aucun président français, d’ordinaire
plus habitué à la solennité monacale des sommets France-Afrique, ne s’était
confronté à pareille atmosphère. Arrivé au campus sous les cris
révolutionnaires, Emmanuel Macron entend s’adresser à cet auditoire sans
filtre. L’exorde de son intervention réussit, non sans habileté, à adoucir
l’ambiance grâce à un hommage appuyé à l’ancien leader, figure nationale
tuée en octobre 1987, à quelques encablures, sous les tirs nourris d’un
commando. Des propos qui valent réhabilitation alors que Paris reste aux
yeux d’une majorité de Burkinabè, sinon impliqué dans cet assassinat, du
moins d’une connivence coupable avec Blaise Compaoré, le frère d’armes
de Thomas Sankara qui s’empara du pouvoir après cette opération-
liquidation.
Le désir de se projeter sous un autre jour suffit-il à imposer une rupture
de la politique africaine de la France annoncée depuis des années à grand
coup de vuvuzela sans qu’elle n’ait jamais pu se matérialiser ? Après trois
quarts d’heure d’intervention sur le fil dans une chaleur moite, les questions
fusent sous le regard pétrifié du président Roch Marc Christian Kaboré, à
chaque question un peu plus enfoncé dans son fauteuil de facture
faussement impériale. Si certaines restent bienveillantes d’autres, plus
acrimonieuses, placent le président français en comptable de tous les maux.
Emmanuel Macron voulait parler jeunesse, avenir, croissance, urbanisation,
écologie, économie 2.0, réchauffement climatique. Il est irrémédiablement
ramené aux sujets sensibles révélateurs d’une image néocoloniale figée  :
«  Pourquoi y a-t-il encore des militaires français sur le sol africain  ?  ».
«  L’amphithéâtre depuis lequel vous vous exprimez a été financé par
Kadhafi. Il défendait l’Afrique. Il nous défendait. Qu’avez-vous fait en
Libye ? ». « Quand allez-vous mettre fin au franc CFA ? ».

1  Nicolas Sarkozy, Déclaration sur les relations franco-sud-africaines et franco-africaines, Le Cap,


28 février 2008.
2 Hymne révolutionnaire.
3 Expression permettant de distinguer les routes bitumées de celles en terre.
4 LONDRES Albert, Terre d’ébène, Motifs, mai 2000, p.138.
2

Ressentiments

Ce n’est pas tous les jours, a fortiori lorsqu’on est étudiant africain, qu’il
vous est donné la possibilité de parler au grand grand-chef blanc non sans
laisser percer de la rancœur. Malgré l’ambiance bon enfant qui se dégage au
final de l’amphithéâtre Joseph Ki-Zerbo, historien de renom contraint de
s’exiler durant la révolution sankariste, Emmanuel Macron est transformé
en réceptable à reproches et à frustrations. Pour cette jeunesse vindicative,
sa présence calculée a un effet catharsis. Enfin la France officielle peut être
directement prise à partie sur son interventionnisme, sa domination
économique, sa collusion avec des régimes ayant fait de la bonne
gouvernance une chimère. A Ouagadougou son plus haut représentant
affiche, comme tous ses prédécesseurs, l’ambition ressassée de réinventer le
rapport avec un continent « au destin partagé ». Ajoutées au relèvement de
l’Aide Publique au Développement (APD) à 0,7 % du Produit intérieur brut
(Pib) et à l’ouverture à toute l’Afrique, de nouvelles thématiques comme les
diasporas ou la restitution d’œuvres d’art spoliées sous la période coloniale
sont une nouvelle manière d’aborder le sujet. « Je serai du côté de ceux qui
portent un regard lucide  », déclare-t-il. «  Ceux qui considèrent que
l’Afrique n’est ni un continent perdu, ni un continent sauvé. Je considère
que l’Afrique est tout simplement le continent central, global
incontournable car c’est ici que se télescopent tous les défis
contemporains »1. Macron l’ignore encore. Le cap sera des plus difficiles à
tenir. Cinq ans après ce discours fondateur, la colère, non seulement n’est
pas retombée au terme de son mandat, mais a redoublé. La France est le
seul pays au monde à se retrouver sous le feu nourri des masses africaines.
Alors que les jeunes angolais, mozambicains, nigérians ou zambiens ne
ciblent aucunement le Portugal ou le Royaume-Uni pour leur passé ou les
modalités de leur présence, tous les États francophones sont, inversement,
gagnés par les protestations.
En mai 2021, à N’Djaména, Paris est pris pour cible pour la première fois
de l’histoire de ce pays lors de manifestations dénonçant le putsch de
Mahamat Idriss Déby au lendemain de la disparition de son père Idriss
Déby Itno. Au moment où Emmanuel Macron se précipite aux obsèques de
cet allié à l’antidémocratisme profond, les intérêts français sont inquiétés.
Ulcérés par cette caution diplomatique, des Tchadiens défilent au cri de
« La France, hors du Tchad ! ». Son président se voit traité de « marionnette
de la Françafrique ». Quelques semaines plus tôt au Sénégal, pays pourtant
réputé pour sa pondération, les symboles de la présence française sont
attaqués2. Dix magasins du groupe Auchan, vingt-quatre stations-services
de TotalEnergies ainsi que des infrastructures de l’opérateur Orange et du
groupe Eiffage sont sévèrement vandalisées lors d’une flambée de violence
née de la garde à vue du souverainiste Ousmane Sonko, impliqué dans une
histoire de mœurs. Plus qu’une affaire politico-judiciaire, cette actualité
souligne un désir d’affranchissement d’une frange de la population envers
l’ex-colonisateur jugé omnipotent3. «  Il est temps que la France lève le
genou de notre cou ! », lance l’opposant sénégalais en conférence de presse,
le 2 juillet 2021, tout en saluant l’Allemagne qui « ne fait pas ingérence et
qui n’impose aucun dirigeant »4. Une partie de l’opinion sénégalaise affiche
son rejet de Paris. Sous l’intitulé « La France tue le Sénégal », un dessin sur
un mur de Dakar représente un homme enrubanné aux couleurs nationales
pendu au bout d’une corde baptisée « CFA ». Ces critiques virulentes sont
entendues au Mali depuis 2018 à l’occasion de manifestations contre
Barkhane, cette Opex de lutte antiterroriste montée dans la foulée de Serval,
à la fois perçue comme néfaste et contreproductive. Mobilisés par plusieurs
collectifs tels Yéré Wolo, les bamakois hurlent leur aversion aux cris de
« Barkhane dégage ! » ou « Stop au génocide de la France au Mali ! ».
Cette défiance n’est pas nouvelle. Elle est aussi vieille que la relation
franco-africaine elle-même. De la tomate jetée sur Georges Pompidou début
1972 au Niger, aux haines recuites des Ivoiriens regroupés sous le mot
d’ordre « A chacun son Français ! » durant la crise 2002-2011, en passant
par les émeutes contre l’ambassade de France à Lusaka en 1971, les
drapeaux piétinés à Niamey en 2004 en réaction à la loi contre le port de
signes religieux ostensibles dans les établissements scolaires ou les
quolibets essuyés par Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy aux obsèques
d’Omar Bongo en 2009, la France n’a jamais cessé de crisper sur fond de
procès en néocolonialisme. Depuis le début des années 90, ces critiques
débordent même au niveau national. A l’image des manifestations de
militants de l’association Survie hurlant «  J’ai honte de la politique de la
France au Rwanda », organisées en marge des sommets France-Afrique, les
pratiques franco-africaines sont passées sur le gril, décryptées, mises à nues,
condamnées. Les journalistes enquêtent de plus en plus, qui publient des
brûlots sur un prétendu «  génocide franco-africain  » à l’instar de Pascal
Krop5. Portés par une abondante littérature sur le caractère criminogène de
la politique française, dont feu-François Xavier Verschave fut l’un des
porte-voix avisés depuis son bureau désordonné de l’Avenue du Maine à
Paris6, des artistes majeurs comme Alpha Blondy ou Tiken Jah Fakoly
n’hésitent plus à pourfendre l’Hexagone en place publique. Sociétés civiles
et ONG se mobilisent.
Depuis, ces tendances se sont densifiées. Les énergies contestataires ne
sont plus circonscrites aux cercles militants. Elles descendent dans la rue, se
globalisent, s’attaquent à tous les paramètres de la présence tricolore et à
tous ses modes d’expression. «  La grande nouveauté de ces contestations
est qu’elles sont produites par les Africains eux-mêmes  », explique
Ousmane Ndiaye, rédacteur en chef Afrique de la chaîne Tv5  Monde.
«  Cette parole n’est plus déléguée aux sphères intellectuelles ou aux
diasporas. Elle innerve toutes les sociétés, et redescendent même jusqu’aux
couches rurales. C’est un vrai basculement »7. Donnant l’impression d’une
opinion majoritaire, cette amplification grâce à la caisse de résonance sans
égale des réseaux sociaux ne fait que décupler le sentiment de dépréciation.
«  Il ne s’agit pas d’une impopularité de la France mais d’un sentiment de
frustration qui traduit des attentes très fortes de ce que nous faisons en
Afrique  », tempère Franck Paris, le conseiller Afrique d’Emmanuel
Macron8.
Si l’Élysée relativise la lame de fond, les impressions n’en sont pas moins
très négatives. «  Le président Macron est une immense déception pour la
jeunesse africaine », explique Guillaume Soro, qui avait érigé l’homme en
modèle au point d’assister à ses meetings de campagne. Et à l’ancien
président de l’Assemblée nationale ivoirienne, tombé en disgrâce dans son
pays, de préciser : « Son arrivée au pouvoir a soulevé un espoir immense,
mais il s’est avéré faible et velléitaire devant les vieux dictateurs sous la
pression des lobbies économiques hexagonaux. Sa politique a conduit à
redonner du champ aux présidences à vie. C’est un grave recul de la France
dans l’oubli affligeant des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité
qu’elle persiste à proclamer.  »9 Puisant toute son inspiration dans les
chantiers engagés avant lui, Emmanuel Macron assume sa part de
continuité. La normalisation avec le Rwanda suit l’impulsion donnée par
Nicolas Sarkozy. Les ouvertures aux «  autres Afriques  » épousent le
mouvement initié dès le mandat de Valery Giscard d’Estaing, puis couronné
par François Hollande, seul invité occidental au centenaire de la fédération
du Nigéria en 2014. Le rapport à la mémoire ? Le même François Hollande
a tracé ce sillon sur les questions liées à l’esclavage, à la colonisation ou
aux sujets de diplomatie économique. Vissé sur les symboles, son
successeur préfère, comme au plan national, l’empilement des coups de
théâtre et des effets de surprise à une politique sur le long-terme. De la
même manière qu’il débauche un Nicolas Hulot ou un Éric Dupont-Moretti
pour compléter son gouvernement, il fait nommer Louise Mushikiwabo à la
tête de l’OIF, institution subitement instrumentalisée comme pour mieux
courtiser son homologue rwandais Paul Kagamé. Soudainement prises sous
son épaule, des personnalités parmi les plus critiques de la relation
bilatérale sont invitées à formuler des propositions constructives.
L’universitaire anticolonialiste et écrivain sénégalais, Felwine Sarr, reçoit
commande d’un rapport sur la restitution des œuvres d’art. De son côté, le
philosophe-essayiste camerounais, Achille Mbembé, est chargé de préparer
les débats du sommet Afrique-France organisé en octobre 2021 à
Montpellier, où il est programmé en guest-star. La volonté de rompre avec
l’ancien monde se heurte néanmoins au principe de réalité. Le militarisme,
la condescendance, la prédominance du fait migratoire dans le discours, les
appels du pied en direction de la coterie des chefs d’État indéfendables du
point de vue des droits humains dominent imperturbablement le récit
français. «  Le principal grief que l’on peut formuler envers la France est
l’extraordinaire duperie historique du simulacre d’indépendance en 1960
destinée, dès le départ, à perpétuer à moindre frais le système colonial. Le
malentendu fondamental est là  », explique le journaliste franco-béninois
Francis Kpatindé, enseignant à Sciences Po Paris. «  Ce pays reste le seul
État non africain dont la présence est encore aussi prégnante et globale sur
ce continent. Cette présence est politique et s’accompagne de véritables
diktats. Elle est militaire. Elle est économique avec des chasses gardées
livrées au gré à gré. Elle reste monétaire avec un franc CFA détesté, appelé
à subir une réformette cosmétique. »10 L’incapacité à modifier cet ADN est
fustigée par de nombreux autres observateurs. «  Cette animosité n’est pas
dirigée vers les Français en tant que tels, mais vers la politique de leur pays
dans sa continuité militaire, économique et diplomatique, trois domaines
entremêlés  », juge, pour sa part, le politologue béninois Gilles Yabi,
fondateur du think tank Wathi basé à Dakar. « Il existe chez cette jeunesse
une prise de conscience que cette présence prolonge une politique
d’influence née sous la colonisation et qui s’est poursuivie après les
indépendances. Les nouvelles générations entendent la remettre en
cause. »11 Un constat que rejoint le philosophe congolais et ancien ministre
Charles Bowao, rallié à l’opposition dans son pays  : «  Le sentiment anti-
français est une réaction des élites et de la jeunesse africaine qui luttent
avec acharnement contre les régimes autoritaires, lesquels ont tous établis
des relations privilégiées avec la France. »12 Plus tranché est le sentiment
de l’ex-Premier ministre ivoirien Pascal Affi Nguessan, candidat à la
présidentielle de 2020 dans son pays  : «  Les élites africaines n’acceptent
plus l’attitude paternaliste de la France. Elles vivent mal la volonté de
domination et ses ingérences permanentes dans les affaires internes, soit à
travers le soutien à des autocrates, soit pour déstabiliser des régimes jugés
trop indépendants au nom d’intérêts économiques. Je pense à la Côte
d’Ivoire mais aussi au Tchad ou au Mali. »13
La relation franco-africaine dépasse les contingences, les circonstances,
les couleurs politiques. Consignée dans un temps long, elle agit par
capillarité en alimentant des sentiments ambivalents. Il serait en cela injuste
de faire endosser à Emmanuel Macron l’entière responsabilité de ce
phénomène. Les manifestations de colère restent néanmoins d’une
magnitude équivalente à la déception suscitée par ce président
quadragénaire ayant naïvement cru en sa capacité à renverser les calebasses
au seul prétexte de ne pas être né sous la colonisation. « Il est le plus décrié
de tous les présidents français car les Africains s’identifient précisément à
lui en raison d’une même jeunesse. Ils ne comprennent pas ses accointances
avec des présidents installés au pouvoir depuis des décennies, qui piétinent
l’idéal démocratique  »14, explique le journaliste congolais Rodrigue
Fénelon Massala, observateur attentif de la vie politique africaine. Le sous-
continent noir apparait profondément renouvelé par l’émergence d’une
jeunesse ouverte sur le monde et prête à l’accueillir pour un futur meilleur.
Pour ne pas avoir anticipé cette réalité à partir des années 2000, les
exécutifs parisiens ont laissé à l’épigone de François Hollande un champ de
ruine sur fond de ressentiment de générations détachées de l’ère coloniale et
de la période des indépendances, mais qui réagissent à ce qu’ils perçoivent
comme la perpétuation de pratiques en vogue à cette époque. « Bien que la
génération issue de la colonisation ne soit plus aux manettes, la jeunesse
africaine reste convaincue que la France choisit toujours ses dirigeants et
fait en sorte de les maintenir au pouvoir dans une optique purement
utilitariste. Ce qui s’est passé au Tchad après la disparition d’Idriss Déby
Itno en est un exemple  », déplore l’ancien Premier ministre centrafricain
Martin Ziguélé, président du Mouvement de Libération du Peuple
Centrafricaine (MLPC)15. De motivation multiple mais guidées par la
préservation d’intérêts géostratégiques, ces orientations traduisent la
survivance d’un pacte postcolonial avec lequel toute césure paraît des plus
ardues. Pour avoir sous-estimé les résistances de ce système de domination,
Emmanuel Macron s’aligne sur ses prédécesseurs par le conservatisme et
l’indécision. Il ferme le ban des illusions. « Malgré ses discours de rupture
et ceux de ses prédécesseurs immédiats, le soutien aux despotes africains
démontre, s’il en est besoin, la vitalité de la Françafrique  », juge l’ex-
Premier ministre guinéen Cellou Dalein Diallo, patron de l’Union des
Forces Démocratiques de Guinée (UFDG)16.
Une série de non-choix façonne, en effet, chez le locataire de l’Élysée la
reproduction de schémas anciens à commencer par le militarisme, source
première de l’hostilité antifrançaise qu’il ne remet nullement en cause. Tant
du point de vue des dispositifs statiques (bases prépositionnées, accords de
défense…) que des Opex symbolisées par Barkhane ou son succédané,
Emmanuel Macron marche dans les traces laissées avant lui, ne voulant
courir le risque de fragiliser l’édifice franco-africain plus que de raison. Un
aggiornamento dans la posture intellectuelle n’est pas davantage encouragé.
Largement perçue comme hautaine, la tonalité de la France froisse toujours
autant les opinions publiques et les élites subsahariennes sans autre remise
en cause salutaire. Mais l’évidente absence d’évolution se niche dans le
rapport distancié avec la bonne gouvernance teinté de fascination inavouée
pour les pouvoirs «  forts  ». Depuis François Mitterrand, l’impératif
démocratique forme un véritable hiatus entre la théorie et la pratique.
Emmanuel Macron le perpétue en évitant de céder aux états d’âmes ou à
une quelconque empathie sur le sujet. Or, la colère africaine se nourrit de
ces soutiens inconditionnels à des régimes criminogènes et corrompus.
«  Les reproches des Africains à la France sont récurrents depuis des
décennies », explique Francis Laloupo. Et au journaliste, professeur franco-
béninois de géopolitique de les égrener : « L’adoubement ou la promotion
de dirigeants plus soucieux de rendre des comptes à la France qu’à leurs
concitoyens  ; le soutien à ces dirigeants, y compris militairement  ; une
implication excessive dans les affaires intérieures ; l’aval ou une complicité
dans le maintien du statu quo au détriment d’une démocratisation des
espaces politiques. »17
Les exemples de cette permanence abondent. En août 2017, Emmanuel
Macron, à peine élu, adresse sans que rien ne l’y oblige ses chaleureuses
félicitations à Ali Bongo à l’occasion de l’anniversaire de l’indépendance
du Gabon alors que la communauté internationale peine encore à
reconnaître sa réélection, un an auparavant, sur fond de répression
généralisée. Vainqueur de tous les scrutins présidentiels depuis le retour du
«  suffrage universel  » dans son pays en 2000, avec à chaque fois plus de
95  % des voix, Paul Kagamé est porté aux nues. La raison économique
impose la même cécité sur le dessein absolutiste d’Alassane Ouattara
soucieux de régner en monarque, dusse-t-il pour cela mettre son pays à feu
et à sang pendant la présidentielle de 2020 à laquelle il se présente pour un
troisième mandat jugé anticonstitutionnel. Influencé par Jean-Yves Le
Drian, maître d’œuvre de la politique sécuritaire de François Hollande au
Sahel, le président Macron fait également d’Idriss Déby Itno son
interlocuteur privilégié dans la lutte antiterroriste avant de se ruer à ses
obsèques en oubliant de dénoncer la junte ayant pris le pouvoir quelques
heures seulement après cette disparition. Alors que les militaires ayant
déposé Roch Marc Christian Kaboré en janvier 2022 ne soulèvent aucune
réaction de Paris, la junte malienne subit toutes les avanies après son
accession au pouvoir, en août 2020, puis en mai 2021. Quant à
l’engagement formel pris dans le Journal du Dimanche « JDD » de ne pas
«  rester aux côtés d’un pays africain où il n’y a pas de légitimité
démocratique »18, il s’efface devant la noria de présidents honnis de leurs
populations qui, de Denis Sassou Nguesso à Paul Biya en passant par Ismail
Omar Guelleh ou Faure Gnassingbé, défilent avec toujours autant d’aisance
à l’Élysée. Deux poids, quatre mesures.
D’un bout à l’autre du bloc francophone, les figures de l’opposition
militent, elles, au péril de leur vie au nom du pluralisme et des libertés.
Représentées par des Jean Ping, Ibni Oumar Mahamat Saleh, Maurice
Kamto, Agbéyomé Kodjo, Albert Toikeusse-Mabri, Guillaume Soro, Saleh
Kebzabo, Succès Masra, Cellou Dalein Diallo, Victoire Ingabire, Jean-
Marie Michel Mokoko, Akere Muna ou Martin Fayulu, elles se voient
écartées des consultations électorales, inquiétées par des dossiers judiciaires
montés de toutes pièces, emprisonnées, assassinées. La France ne
s’offusque guère de ces situations sinon à travers des condamnations aussi
sélectives que maladroites. Ces négligences sonnent de plus en plus mal aux
oreilles africaines. Elles enflent le sentiment d’indifférence, voire de mépris
dont ces responsables s’estiment être les victimes. D’autant que l’Exécutif
français ne se prive pas parallèlement de promouvoir une ingérence
vertueuse à propos d’autres actualités internationales. Concernant le
Venezuela, il croit utile d’affirmer que le démocrate Juan Gauido est
«  habilité à provoquer une élection présidentielle  » pour mieux défaire le
pouvoir de Nicolas Maduro19. Emmanuel Macron fait part de «  sa grave
préoccupation  » à Vladimir Poutine concernant la situation de l’opposant
Alexis Navalny20. La mort sous torture du journaliste saoudien Jamal
Kashoggi entraine des sanctions contre Ryad par l’exclusion de plusieurs
ressortissants du Royaume21. Depuis le discours de La Baule en 1990,
l’impératif démocratique est une pente éminemment savonneuse pour la
France. Elle amplifie la cacophonie. Alors que cette cause justifie
l’interruption de la coopération militaire au Mali et en Centrafrique sur un
coup de tête, ce dispositif est maintenu dans tous les autres pays où les
principes élémentaires de l’État de droit sont ostensiblement piétinés.
Ainsi va la relation franco-africaine dont les fondamentaux sont peu
modifiés d’un mandat à l’autre. Dans cette intemporalité où les réformes
annoncées sont rapidement mises sous le boisseau, les vecteurs de
crispation semblent immuables. L’affichage d’une nouvelle modernité aux
détours de l’évolution du franc CFA, la « normalisation » avec le Rwanda,
la tenue « d’événements business » comme le forum Ambition Africa ou la
déclassification d’archives ne suffisent pas à updater un logiciel suranné qui
exige de s’appuyer sur des régimes malfaisants pour préserver une
influence de plus en plus ténue. Selon Marc Ona Essangui, leader de la
société civile gabonaise et président de l’ONG Tournons La Page Gabon
(TLP) : « La France refuse trois évidences : l’immigration clandestine des
jeunes africains vers l’Europe du fait d’un environnement politique
caractérisé par la restriction de l’espace civique et la violation des droits des
citoyens  ; son soutien visible et permanent aux dictateurs responsables de
ces restrictions  ; sa complicité dans la neutralisation des forces
démocratiques, source du mal développement dans l’espace
francophone. »22
«  Macron l’Africain  » accumule les effets d’annonce, les engagements
passés par pertes et profits et les contradictions caractéristiques du passé.
Ces grands-écarts permanents grèvent toute compréhension. « Il n’y a plus
de politique africaine », lance-t-il dans la capitale burkinabè. Effectivement.
Ne subsiste qu’une rhétorique non disruptive dans les faits23. Aucun
principe, ni schéma directeur ne fonde sa méthode que rien ne permet de
détacher des méthodes antérieures. A une différence : jamais la France n’a
semblé si bousculée dans ses positions que sous son quinquennat. « Ce pays
doit comprenne qu’il est rejeté par des populations entières dans certains
pays  », explique la journaliste franco-guinéo-malienne pour la Tribune-
Afrique, Marie-France Reveillard. «  Le passé colonial, une présence
militaire controversée, la multiplication de propos antimusulmans dans le
débat public, le verrouillage des visas sans oublier l’interventionnisme qui a
conduit à la chute de Kadhafi sont durablement gravés dans les esprits. »24
Une analyse corroborée par Ousmane Ndiaye : « La nouvelle génération qui
se heurte à la France est très mature politiquement. Elle ouvre les yeux et
est lucide. Elle s’est fait les dents sur trois événements que Paris sous-
estime fondamentalement  : la loi, qui en 2005, tente d’évoquer les effets
positifs de la colonisation  ; l’arrestation de Laurent Gbagbo et la mort de
Kadhafi. »

1 Emmanuel Macron, Discours à l’université d’Ouagadougou 1, 28 novembre 2017.


2 Cyril Bensimon, Au Sénégal, une colère antifrançaise très ciblée, Le Monde, 25 mars 2021.
3 Sarah Diffalah, « La jeunesse est gagnée par le virus du souverainisme » : au Sénégal, les raisons
de la colère antifrançaise, L’Obs, 30 mai 2021.
4 Sénégal, l’opposant Ousmane Sonko repart à l’offensive, RFI, 2 juillet 2021.
5 KROP Pascal, Le génocide franco-africain, Faut-il juger les Mitterrand, JC Lattès, Paris, 1994.
6 Décédé en 2005, le fondateur de l’association Survie incarne la libération d’une parole longtemps
tue, et une mobilisation sans précédent autour de la politique africaine de la France.
7 Entretien avec l’auteur.
8 Entretien avec l’auteur.
9 Entretien avec l’auteur.
10 Entretien avec l’auteur.
11 Entretien avec l’auteur.
12 Entretien avec l’auteur
13 Entretien avec l’auteur.
14 Entretien avec l’auteur.
15 Entretien avec l’auteur.
16 Entretien avec l’auteur.
17 Entretien avec l’auteur.
18 François Clémenceau, Macron : confidences en Afrique, Journal du Dimanche, 30 mai 2021.
19 Jean-Yves Le Drian, L’invité de 8h20, Nicolas Demorand et Léa Salame, France Inter, 4 février
2019.
20  Macron exprime à Poutine «  sa grave préoccupation sur l’état de santé de Navalny  », annonce
l’Elysée, AFP, 26 avril 2021.
21 Antoine Izambard, Khashoggi : Macron reçoit MBZ et va annoncer des sanctions contre l’Arabie
saoudite, Challenges, 21 novembre 2018.
22 Entretien avec l’auteur.
23 Caroline Roussy, Cachez ce ressentiment anti-français que je ne saurai voir en Afrique de l’Ouest,
Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), 6 janvier 2020.
24 Entretien avec l’auteur.
3

Rayonnement international

La relation franco-africaine est un vêtement rapiécé. Chaque nouveau


président s’impose d’en changer en annonçant une rupture avant d’être
aussitôt contraint de l’enfiler sous le poids de la realpolitik. Usé faute de
moyens et d’ambition, il n’est plus qu’une pèlerine bonne pour la friperie.
L’Afrique n’en manque pas. Comment expliquer la réitération fatidique des
politiques dans cette partie du monde au point de susciter, désormais, de
larges répulsions et l’échec de la bataille de l’opinion  ? Si de nombreux
facteurs peuvent être invoqués, le moteur fondamental de cette perpétuation
se trouve dans la fidélisation d’une clientèle d’États qui permettent à la
France de préserver son statut de « plus grande des puissances moyennes »,
suivant l’adage consacré. Historiquement, l’Afrique symbolise un
ressourcement salutaire rappelé, dès 1870, par la marche militaire « Loin de
chez nous  ». Explicite, son message ‒ «  Loin de chez nous, en Afrique,
combattait le bataillon. Pour refaire, à la patrie, sa splendeur, sa gloire et
son renom » ‒ forme un fil conducteur toujours de mise. Malgré un poids
économique marginal, le continent noir s’ancre dans l’Histoire de France en
lui fournissant les insignes de son aura et de son rayonnement. Deux
dimensions que le diplomate Bruno Delaye, ancien conseiller Afrique de
François Mitterrand, définit avec solennité comme «  les attributs de la
majesté française »1.
Terre d’expansion économique et d’accès à des marchés captifs, berceau
de la France libre, vecteur d’indépendance énergétique, l’Afrique représente
également un matelas de soutiens nécessaires à son éclat. Malgré un monde
multipolaire, rares sont les États francophones africains à ne pas soutenir
ses prises de position sur la scène internationale. De la même manière qu’ils
validaient sa politique nucléaire au Sahara dans les années 1960, ils
appuient la condamnation de l’invasion du Koweït en 1991 lorsqu’ils ne
volent pas en escadrille derrière Jacques Chirac pour dénoncer, en 2003,
l’intervention américaine en Irak2. Ce suivisme valide le rang de la France,
membre permanent du conseil de sécurité des Nations Unies doté de la
dissuasion nucléaire. Comme le souligne le chercheur Jean-François
Bayart : « Paris n’a jamais cessé de penser sa politique africaine comme un
instrument au service de la politique de puissance. Du rêve impérial de la
fin du XIXème siècle à la retraite en bon ordre de la décolonisation et à la
gestion conservatoire de la coopération, la continuité a été évidente. »3
Malgré les différences de perception, de sensibilité ou de désir
d’évolution, chaque président se soumet à cette loi dont l’efficience passe
par la stabilité des possessions perdues et la sauvegarde d’intérêts
prétendument « légitimes » forgés siècle après siècle. Emmanuel Macron ne
déroge pas à la règle. Bien que certaines mesures, ces «  replâtrage de
façade » chers au politologue Thierno Diallo4, lui donnent une impression
de mouvement, la politique africaine est confortée dans ses principes
cardinaux. Pas plus que ceux qui l’ont précédé, ce chef d’État n’entend
brader les ambitions nationales envers ce continent, au risque d’accentuer le
déclassement de la France. Emprunter cette voie équivaudrait à un suicide
géopolitique qui la réduirait à ses frontières. Elle deviendrait soudain sans
résonance, au même titre que la Pologne, la Hongrie ou le Luxembourg.
Elle renverrait inévitablement au discours de Léon Gambetta qui, à Angers,
le 7  avril 1872, déclare  : «  La France se doit de ne pas accepter le
repliement sur elle-même. C’est par l’expansion, par le rayonnement dans
la vie du dehors, par la place qu’on prend dans la vie en générale de
l’humanité que les nations persistent et qu’elles durent. Si cette vue
s’arrêtait, c’en serait fait de la France ».
Alors qu’il lui apporte une assise internationale et valide son message
universaliste imposé à «  la force du canon  »5, ce lien charnel fait de
l’Hexagone l’avocat constant du continent dans les instances mondiales et
onusiennes. A l’image de Jacques Chirac investi sur tous les dossiers
africains dont la taxe de solidarité sur les billets d’avion comme nouveau
levier du financement du développement, Emmanuel Macron mobilise
l’Union européenne (UE) pour créer, dès 2020, le dispositif Covax chargé
d’assurer une livraison rapide de vaccins en réponse à la Covid-19. Jamais
le pouvoir d’attraction de Paris et sa capacité à mobiliser ne sont démentis.
En témoigne la trentaine de ses homologues présents dans la capitale
française en mai 2021 pour plancher sur les mesures de relance des
économies africaines dans ce contexte de pandémie mondiale.
Le soin apporté à cette clientèle impose néanmoins de très lourdes
charges. La principale d’entre elles ‒ la sécurisation du «  bloc
francophone  » ‒  a justifié et justifie encore toutes les ingérences. «  La
sécurité, la protection, la défense de l’Afrique nous créent des obligations ;
la paix civique et la paix sociale ne sont pas les moindres conditions de la
présence française. Dire à nos alliés que là est notre domaine réservé et dire
aux populations d’Afrique que ce domaine est surtout le leur c’est, je crois,
commencer par le commencement  », notait François Mitterrand dans les
années 506.
Pour préserver le caractère hautement stratégique de l’Afrique, Paris se
voit contraint de composer avec la somme de menaces qu’elle sous-tend. La
politique de la France se situe dans ce mouvement de balancier à l’intérieur
duquel le rayonnement mondial va de pair avec une gestion permanente de
crises. Ses instabilités sécuritaire, politique, migratoire, voire sanitaire
expliquent d’ailleurs un sous-traitement à de nombreux responsables passés
par le ministère des Armées ou le renseignement. Singularité toujours
actuelle. Ancien patron de la Direction Afrique et Océan Indien (DAOI) du
ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE) avant d’être
nommé ambassadeur en Éthiopie, en 2020, Rémi Maréchaux a dirigé la
stratégie de la Direction Générale de la Sécurité Extérieure (DGSE).
Christophe Bigot, son remplaçant au Quai d’Orsay, a également officié au
sein de la « Piscine ». Avant sa nomination à l’Élysée en 2017, Franck Paris
a travaillé comme conseiller chargé des questions européennes au cabinet
de Jean-Yves Le Drian lorsque ce dernier était ministre de la Défense. La
nomination de militaires à la tête de chancelleries devient monnaie
courante. C’est le cas du général Emmanuel Beth, en poste à Ouagadougou
de 2010 à 2013, ou encore de l’officier de gendarmerie Gilles Huberson,
nommé à Abidjan de 2017 à 2020. Ce besoin du tout sécuritaire allié à la
préservation de l’esprit de grandeur explique le séjour furtif d’Emmanuel
Macron au Mali, en mai 2017, pour son premier voyage hors d’Europe,
quelques jours après son élection, non pour y rencontrer les autorités locales
mais pour saluer les effectifs de Barkhane. Il motive son déplacement décrié
à l’enterrement d’Idriss Déby Itno ou la réception en grandes pompes à
l’Élysée d’alliés aussi encombrants qu’indéfectibles au grand dam des
opinions publiques africaines. «  Toute politique étrangère est en premier
lieu destinée à la préservation des intérêts du pays qui la met en œuvre.
C’est à elle-même que la France doit penser en définissant sa politique
africaine (…) Cela est d’autant plus important, s’agissant de notre pays que,
de manière indéniable, sa position et son rôle géostratégique en
comparaison avec les autres puissances européennes moyennes, tient
précisément à sa relation avec l’Afrique  », rappelle Hubert Védrine avec
lucidité lors d’une audition7.
De Dakar à Abidjan et de Bamako à Libreville, la colère de la rue n’en
est que plus forte. Face à la réalité d’une zone d’influence en ébullition et
dans laquelle fermentent de graves crises de citoyenneté, la France préfère
se complaire dans des grilles d’analyse passéistes. Attitude qui, au
demeurant, n’empêche nullement son rayonnement de s’émousser au
rythme de la réduction de ses moyens, sans qu’elle ne réussisse à trouver
ailleurs en Afrique de quoi contrebalancer son recul. L’exemple est donné
avec la Centrafrique, pays au cœur de la Françafrique littéralement aspiré
par la Russie conquérante depuis 2016. Marri par cette nouvelle
concurrence, Paris en est réduit à vouloir contrer ce pays par la livraison
aux autorités centrafricaines, en 2018, de 1400  malheureux fusils AK-47
interceptés au large de la Somalie ou par des démonstrations de présence en
faisant survoler ses Mirages au-dessus de Bangui, lors de la présidentielle
de 20208. Comme hier François Mitterrand avec la Libye ou Jacques Chirac
avec les États-Unis, Emmanuel Macron dénonce cette incursion dans le pré
carré dont il se réjouit pourtant régulièrement de la disparition. Bien que
Paris assure constamment la République centrafricaine de son soutien, le
basculement vers Moscou et son bras-armé, la société paramilitaire Wagner
fondée par Evgueni Prigojine, un proche de Vladimir Poutine, passe mal. Il
attise même les sarcasmes. «  La Russie en Centrafrique n’est qu’un écran
de fumée  », estime un haut-diplomate au Quai d’Orsay9. En juin 2021, la
décision de suspendre les coopérations budgétaire et militaire est pourtant
bien plus qu’un réflexe pavlovien. Elle traduit une vraie fébrilité pour ne
pas dire une fuite en avant10. Quel crime Faustin-Archange Touadera,
président de ce pays souverain supposé pouvoir négocier avec qui bon lui
semble, a-t-il bien pu commettre pour mériter cette sanction  ? Avoir été
l’instigateur d’un putsch calqué sur le Tchad voisin  ? Mûrir un dessein
totalitaire  ? Multiplier les dérives comme au Togo, en Guinée ou en Côte
d’Ivoire  ? Rien de cela. Son régime est simplement accusé de complicité
dans une campagne antifrançaise supposée téléguidée par Moscou. «  Les
autorités centrafricaines ont pris des engagements qu’elles n’ont pas tenus
tant sur le plan politique envers l’opposition que sur le comportement vis-à-
vis de la France qui est la cible d’une campagne massive de
désinformation  », explique, le 7  juin 2021, le ministère des Armées
subitement transformé en porte-parolat du Quai d’Orsay en omettant, au
passage, de rappeler que Facebook a invoqué ses règles en matière
d’interférence étrangère quelques semaines plus tôt pour supprimer
plusieurs réseaux de faux comptes rattachés à l’armée française11.
Dans cette nouvelle guerre froide miniaturisée, la France arrogante et
sure de son fait assiste impuissante au grignotage minutieux de son
influence en déshérence12. Son entêtement à vouloir préserver
l’immobilisme par le tout sécuritaire doublé d’effets de menton n’est pas de
nature à rehausser son image. «  Nous sommes littéralement intoxiqués,
drogués au militarisme. Nous n’avons plus qu’une seule grille d’analyse : la
sécurité, la sécurité, la sécurité », estime sous le couvert de l’anonymat un
ambassadeur français en poste en Afrique. Nous sommes incapables de
réfléchir à notre politique pour savoir ce que les Africains veulent
réellement et ce que nous nous fixons comme objectif raisonnable. Nous
avons besoin d’une véritable phase de désintoxication. Il n’y a pas de
doctrine claire. Mais quelle qu’en soit la forme notre présence militaire ne
se justifie plus ».

1 Entretien avec l’auteur.


2  Elio Comarin, Sommet France-Afrique 2003  : Irak, Chirac obtient le soutien de l’Afrique, RFI,
21 février 2003.
3 BAYART Jean-François, « Fin de partie au sud du Sahara » in La France et l’Afrique, Vademecum
pour un nouveau voyage, MICHAILOF Serge (dir), Karthala, Paris, 1993, pp.117-129.
4 DIALLO Thierno, La politique étrangère de Georges Pompidou, Préface de Paul Sabourin, LGDJ,
Paris, 1992, p.121.
5  Expression reprise de Camille Pelletan, ministre de la Marine de 1902 à 1905, lors d’une
intervention à l’Assemblée nationale, le 28 juillet 1885.
6  MITTERRAND François, L’Afrique d’abord, Aux frontières de l’Union Française in François
Mitterrand, Œuvres, Vol.1, Les Belles Lettres, Paris, 2016, p.107.
7  GUIBAL Jean-Claude et BAUMEL Philippe, La stabilité et le développement de l’Afrique
francophone, Rapport d’information n°2746, Assemblée nationale, 6 mai 2015, p.156.
8  Laurent Lagneau, Deux Mirage 2000D font une «  démonstration de présence  » en Centrafrique,
opex.com, 23 décembre 2020.
9 Entretien avec l’auteur.
10 L’activisme de Moscou gèle l’axe Paris-Bangui, Africa Intelligence, 5 mai 2021.
11 Nicolas Barotte, Sur Facebook, la guerre secrète de l’armée française en Centrafrique, Le Figaro,
16  décembre 2020. Voir aussi JENDOUBI Saber, Les réseaux sociaux centrafricains à l’aube des
élections : symptôme avancé d’une crise politique à venir, Ifri, mars 2021.
12  Le jeu de Moscou pour étendre sa toile, La Lettre du Continent, 17  octobre 2018 et A Bangui,
l’alliance Moscou-Pékin fait enrager Paris, La Lettre du Continent, 6 juin 2018.
4

Dernières opérations avant liquidation ?

«  La guerre n’est rien d’autre que la continuation de la politique par


d’autres moyens  », écrit Carl von Clausewitz dans un fameux essai de
18321. En Afrique, la France fait la guerre avec une remarquable constance.
Contre une nature hostile, contre des peuples «  indigènes  » ou des
puissances coloniales concurrentes, pour se fournir en bois d’Ebène, pour
imposer sa vision du monde. Une fois les indépendances décrétées, elle
s’est efforcée de préserver son statut post-colonial pour sécuriser ses
approvisionnements énergétiques, éloigner la contagion communiste,
protéger ses alliés, exfiltrer ses ressortissants tout en portant le feu contre
des rébellions diverses et variées. Remise du choc-traumatique rwandais,
elle intervient depuis trente ans revêtue d’un humanitarisme fallacieux pour
former à la prévention des conflits, contenir des fléaux (piraterie, trafics) ou
tenter d’endiguer la montée du terrorisme islamiste. Ironie du sort : plus son
influence reflue, plus son militarisme semble radieux et conquérant.
Comme si son lien à ce continent ne tenait plus qu’à ce fil ténu. Un fil qui
forme d’ailleurs un continuum assez rare pour une nation européenne, les
débats liés aux interventions militaires bénéficiant du consensus assez
inhabituel de la classe politique tous bords confondus. De l’opération
Léopard au Zaïre (1977) à Sangaris en République centrafricaine (2013) en
passant par Manta et Épervier au Tchad (1983 et 1986), Azalée aux
Comores (1995) ou Pélican au Congo-Brazzaville (1997), les Opex en terre
africaine sont approuvées depuis les indépendances sans interpellations
excessives du Parlement. Si cette célérité est motivée par l’urgence d’une
situation elle l’est également, en arrière-plan, par la stature impériale de la
France et sa volonté de préserver sa clientèle d’États-amis des jeux
d’influence imposés depuis la Guerre Froide2.
Lancées depuis Pau le 13 janvier 2020, les charges d’Emmanuel Macron
contre les « puissances étrangères » et leur « agenda de mercenaires »3 en
référence aux visées russes ne s’éloignent guère des préoccupations de
François Mitterrand voulant à tout prix éviter que l’Afrique ne devienne
« le champ clos d’intérêts extérieurs »4. Au nom de liens dits indéfectibles,
Paris travaille depuis les indépendances à cloisonner sa zone d’influence
tout en posant un voile pudique sur la nature des régimes qui la composent.
Plus que tout autre facteur les modalités de cet engagement sont un
formidable accélérateur de xénophobie à son endroit.
Plus de soixante ans d’interventionnisme ont, en effet, nourri la défiance
des Africains en installant dans leur esprit toute une fantasmagorie quant à
sa finalité réelle ou supposée. «  L’Afrique est le seul continent qui soit
encore à la mesure de la France, à la portée de ses moyens. Le seul où elle
peut encore, avec cinq cents hommes, changer le cours de l’Histoire  »,
constate Louis de Guiringaud, ministre des Affaires étrangères de Valéry
Giscard d’Estaing à la fin des années 705. C’est à cette philosophie de
l’action armée qu’il convient de situer le cœur d’un ressentiment de plus en
plus consensuel. Pointé par les acteurs de terrain (diplomates,
entrepreneurs, expatriés) et de nombreux rapports parlementaires, ce rejet
n’émane plus seulement de simples militants, mais de responsables
politiques en fonction. En juin 2019, le ministre burkinabè de la Défense et
ancien journaliste d’investigation, Moumina Cherif Sy, s’interroge sur les
« motivations » de la France au Sahel6. Le contexte préfigurant la chute du
président malien Ibrahim Boubacar Keïta dit «  IBK  », en août 2020,
s’accompagne de propos sévères sur l’inefficacité de l’opération Barkhane
et son prétendu soutien au régime malien. Les cris comme «  France,
dégage ! » ; « Stop au génocide au Mali » ou « Rentrez chez vous, ne pillez
plus nos ressources  !  », émergent de multiples manifestations organisées
contre ce président incapable de consolider un pays en état de décrépitude
avancée. Si Paris évite de prêter trop d’importance à ces récriminations, les
diatribes de personnalités publiques permettent, en revanche, d’évaluer
l’étendue du malaise. Principal acteur de la chute d’«  IBK  » l’Imam
Mahmoud Dicko, ancien dirigeant du Haut Conseil Islamique Malien
(HCIM) devenu opposant à la tête de la Coordination, mouvements,
associations et soutiens (Cmas), multiplie les attaques contre la France
« pressée », selon lui, « de recoloniser le Mali »7. Sur YouTube, des artistes
comme Salif Keita recourent aux mêmes attaques allant jusqu’à nier
l’existence de djihadistes au nord du pays ‒ « une invention de la France » ‒
tout en reprochant au président Keita « de serrer la main de cet imbécile de
Macron  ». Dans cette même veine complotiste, le chanteur-compositeur
connu internationalement va jusqu’à accuser Paris «  de soutenir le
terrorisme » et de payer des mercenaires pour « tuer le peuple malien et sa
jeunesse active  »8. Excusez du peu. Dans ces bouches, le discours
antifrançais n’est plus minoré. Il fabrique l’opinion en instrumentalisant une
frange majoritaire des populations. «  Comment, avec tous ses moyens
logistiques, ses drones, ses chars, ses avions de chasse l’armée française
n’arrive pas à contrecarrer les terroristes. Nous en avons marre de sa
présence ! », pestent en chœur les Sahéliens9.
Pour le chercheur burkinabè Cyriaque Paré, journaliste-enseignant et
fondateur de Lefaso.net, premier site d’information du pays : « Ils peinent
effectivement à comprendre qu’avec les moyens déployés, ce pays ne soit
pas en mesure de combattre plus efficacement le terrorisme. En mai 2019, il
a pu libérer en un temps record deux Occidentaux kidnappés au Nord du
Bénin, mais s’avère incapable de neutraliser ou même de signaler des
dizaines d’hommes armés se déplaçant à moto ou en voiture en plein jour.
Beaucoup se questionnent sur la réalité de son appui militaire. »10 Il suffit
de naviguer sur les réseaux sociaux ou de se pencher sur les commentaires
attachés à des articles de presse pour constater un niveau avancé de fiel réel
ou diffusé à partir de comptes trollés. A titre d’exemple : un post diffusé le
10  juin 2021, sur le compte YouTube de RFI, relatant une conférence de
presse de Roch Marc Christian Kaboré durant laquelle ce dernier appelle les
Africains à un sursaut face au terrorisme, suscite les commentaires
suivants  : « J’ai cru qu’il allait appeler à un sursaut contre la France ! » ;
« Avec tout le respect que nous vous devons adoptons la stratégie du Mali :
Russie, Russie, Russie ! » ; « Les terroristes sont les Français que vous avez
invités  ! Quand vous direz à la France de partir sans condition, la liberté
sera à votre porte  » ou encore «  Terroriste = Français en Afrique, ne
cherchez pas plus loin ».
Abondants dans la presse11, ces signes d’agacement sont également
perceptibles chez les chefs d’État soucieux de ne pas se mettre leurs
opinions à dos. Dès 2013, «  IBK  » met en garde contre le «  reflux
d’enthousiasme des Maliens  », évoquant alors la question centrale de
Kidal12. Au début de son second mandat, en août 2018, il explique
l’animosité des mêmes habitants par un manque de résultats sur le front
antiterroriste. Successeur de Mahamadou Issoufou au Niger, Mohamed
Bazoum se réapproprie le refrain de l’échec de Barkhane, fin mars 2021,
sur France 24/RFI  : «  Nous aurions souhaité, dans le cadre de la
coopération avec l’armée française, avoir de meilleurs résultats que nous
n’en avons  »13. Roch Marc Christian Kaboré évoque de son côté «  un
partenariat qui n’est pas à la hauteur de nos attentes car déséquilibré », la
France faisant, selon lui, peu de cas des points de vue locaux14.
Barkhane n’a pourtant pas démérité depuis sa création en août 2014.
Grâce à cette opération de nombreux chefs djihadistes tels Ibrahim Malam
Dicko au Burkina Faso sont neutralisés15. Des dizaines de leurs hommes
sont éliminés au terme d’opérations conjointes avec les Forces armées
maliennes (Fama) à l’image d’Éclipse début 2021. Chef de l’État Islamique
au Grand Sahara (EIGS), Adnan Abou Walid al-Sahraoui est tué en août de
la même année. Mais ces résultats ne suffisent pas à contenir une menace
globale, d’où un enracinement de croyances hostiles tendant à transformer
cette Opex en force d’occupation à l’agenda caché  : défendre les mœurs
occidentales et piller les ressources du sous-sol grâce à une alliance contre
nature avec les groupes armés. De plus en plus répandues et entretenues par
la question de Kidal, où les forces françaises empêchent longtemps les
Fama de pénétrer dans la ville16, ces interprétations poussent Emmanuel
Macron à convoquer un mini-sommet du G5 Sahel à Pau, début 2020, pour
« reclarifier » le cadre de cette intervention « au moment où les ambiguïtés
perdurent à l’égard des mouvements antifrançais  »17. Au même instant,
c’est un chef d’État-major de l’armée française profondément heurté qui
réagit sur RFI  : «  Imaginer que nous sommes au Mali pour exploiter des
richesses qui permettraient de compenser le coût de nos engagements me
paraît totalement dérisoire (…) Je ne supporte plus ces allégations
mensongères qui font un mal terrible et des ravages dans l’opinion publique
des pays que nous venons aider », fulmine le général François Lecointre.18
Le courroux de Paris dissimule un phénomène moins palpable : à l’image
du Globe terrestre l’Afrique tourne, évolue, se transcende sans que la
France, obnubilée par son prestige fané, ne prenne pleinement conscience
de ce mouvement. Car ce rejet n’est pas seulement déterminé par l’actualité
sahélienne. Il plonge dans les tréfonds de sa relation avec l’Afrique. Les
critiques actuelles répondent en écho à la capacité de nuisance de cette
ancienne puissance tutélaire particulièrement savante pour installer un ordre
politique et économique qui lui soit en tous points favorables. Il renvoie à
sa faculté d’infiltrer jusqu’au moindre village, à balkaniser, à fomenter des
putschs, à manipuler les États, à appuyer des insurrections, à éliminer des
opposants, à déstabiliser les pouvoirs trop volatiles ou à soutenir les plus
féroces pourvu qu’ils affichent une fidélité à toute épreuve. Loin de relever
d’un fantasme, cette réalité a pénétré la mémoire collective africaine et
rencontre toujours autant de mal à absoudre ou à pardonner. « Au Sahel, la
France n’est absolument pas dans un piège. Elle ne subit pas. Elle récolte
les fruits des erreurs colossales qu’elle a commises et qui élargissent le
fossé de l’incompréhension  », juge Ousmane Ndiaye. Les thèses
complotistes collent à ce pays comme le sparadrap du capitaine Haddock ?
Quoi de plus normal dans le mesure où ces complots, nombreux et souvent
violents, ont réellement existé, déterminant la trajectoire de nombreux pays
subsahariens. « Le mythe d’une France plaçant les dirigeants à la tête des
pays francophones est bien ancré  », relève Marc Ona Essangui. Cette
stratégie de préservation des oripeaux de l’Empire perdu reste le point focal
de l’offensive antifrançaise. De fait, l’atmosphère de paranoïa entourant
Barkhane ne peut résumer à elle seule l’intensité du rejet au Mali ou ailleurs
en Afrique. Le temps qui sépare la journée la plus importante de la vie
politique de François Hollande, encensé par les Bamakois après l’opération
Serval, à la détestation de la même population dix ans plus tard, s’explique
avant tout par un militarisme devenu au fil du temps totalement pathogène.
Malgré les dérives de l’opinion malienne «  entretenue par l’usine à trolls
russe », selon le diplomate Rémi Maréchaux19, la France porte une lourde
responsabilité dans l’émergence de ce climat. A l’image de François
Lecointre, elle houspille et s’offusque, mais ne peut valablement s’exonérer
des représentations qu’elle a elle-même contribué à installer dans les
consciences noires après d’innombrables incursions dans leur pays le fusil
en bandoulière. Pour une opération Serval bénéfique, combien d’autres
interventions ont jeté le trouble quant à leur objectif ?
Au-delà des images extrêmement choquantes d’Emmanuel Macron grimé
en Adolf Hitler lors de manifestations à Bamako, cette haine peut donc
sinon se comprendre, du moins s’expliquer, pour au moins deux raisons. La
première tient au symbole du treillis militaire. Que les soldats de l’ancien
colonisateur puissent encore fouler la latérite sahélienne à pas cadencés plus
de soixante ans après les indépendances est le signe évident d’une
souveraineté de façade. Il sonne comme une faillite. Et Paris aura beau
recourir à toutes les précautions d’usage pour rassurer (intervention à la
demande expresse des États concernés, urgence humanitaire, opération
appelée à ne pas durer…), cette présence ne peut soulever qu’antipathie car
perçue à tort ou à raison comme d’essence néocoloniale. La seconde raison
réside dans les représentations instillées au fil des décennies. Au sud du
Sahara, la France n’agit pas au détour d’une opportunité d’affaires ou de la
découverte d’un gisement mirifique de matières premières. Elle y a
développé une longue tradition d’investissement armé avec un résultat  :
«  une influence politique sans équivalent  », comme le rappellent les
sénateurs Jean-Marie Bockel et Jeanny Lorgeoux dans un rapport
remarqué20. A tel point que «  les Africains francophones n’ont jamais vu
d’autres soldats Blancs qui ne soient Français  », expliquent les deux
parlementaires. C’est bien là que le bât blesse. Car nombre de ces
interventions n’ont pas été aussi rédemptrices que Serval ou Sangaris. En
plaçant des présidents dans leur fauteuil ou en en évinçant certains autres,
Paris a diffusé une véritable culture de l’ingérence avec des points
culminants au Cameroun, au Gabon, au Tchad ou en Côte d’Ivoire.
Plébiscitées de 1960 jusqu’aux années 90, cet entrisme assumé poursuit un
seul but : contenir, voire contrer l’influence communiste tout en garantissant
la stabilité de la zone d’influence. Foncièrement impopulaires, les pouvoirs
sur lesquels Paris fait porter cette stratégie relaient alors le concept
« d’indépendance dans l’interdépendance »21. Protégés par ce parapluie, ils
sont d’autant plus habités par un sentiment d’invulnérabilité que la mode
des sociétés civiles revendicatives, des ONG proactives ou des diasporas
militantes n’est pas encore apparue.
Les cas d’immixtion et de recours à la force pour domestiquer cet
ensemble d’États subordonnés sont connus. Ils se comptent par dizaines. Il
ne saurait ici être question d’y revenir dans le détail tant ils sont
documentés, y compris par les instigateurs de cette violence étatique en tête
desquels Jacques Foccart, Maurice Robert, Maurice Delauney, Pierre
Messmer ou des personnalités comme Robert Denard. Jusqu’au
démembrement du bloc soviétique, cette présence militaire ou paramilitaire
entend s’assurer de la cohésion de ces territoires tout en les protégeant de
l’emprise de mouvements dits «  progressistes  ». Si le profil de la menace
change après la chute du mur de Berlin, la ligne directrice est demeurée
intacte jusqu’à aujourd’hui. Il suffit de remplacer les termes
« communisme » et « upécistes » par « terrorisme islamiste », « chinois »
ou « agenda de mercenaires ».

1 VON CLAUSEWITZ Carl, De la guerre, Payot, Paris, 2015.


2  David Renault d’Allones, Large consensus politique sur l’intervention française, Le Monde,
13/14 janvier 2013.
3 Sahel : Macron dénonce les puissances étrangères alimentant les discours anti-français, Le Figaro
avec AFP, 14 janvier 2020.
4 François Mitterrand, Conférence France-Afrique, Le Monde, 4 novembre 1981.
5 Christian Épenoux et Christian Hoche, Giscard l’Africain, L’Express, 15 décembre 1979.
6 Interview à l’hebdomadaire sud-africain Mail & Guardian, 4 juin 2019.
7 Paul Lorgerie, Au Mali, le sentiment antifrançais gagne du terrain, Le Monde, 10 janvier 2020.
8 https://www.youtube.com/watch?v=u7EiBsBH8b8&t=31s
9 Sarah Diffalali, Ce que les Africains reprochent à Macron au Sahel, L’Obs, 13 janvier 2020.
10 Entretien avec l’auteur.
11  «  Nous tentons aujourd’hui de sous-traiter notre sécurité à des puissances occidentales. (…)
Pourtant, ces partenaires ont suffisamment montré leurs limites (…) On a l’impression qu’on
s’enfonce de plus en plus dans le gouffre malgré ce soutien », note l’éditorialiste burkinabè Dimitri
Ouédraogo sur Lefaso.net, le 16  août 2021, dans l’article «  Prise de pouvoir des Talibans en
Afghanistan : la preuve qu’on ne confie pas sa sécurité à quelqu’un », comparant la situation afghane
à celle du Sahel.
12 A Paris, clash IBK-Compaoré sur Kidal, La Lettre du Continent, 11 décembre 2015.
13  Niger, le président élu Mohamed Bazoum veut «  empêcher l’escalade vers un conflit
intercommunautaire », Interview de Mohamed Bazoum par Cyril Payen et Christophe Boisbouvier,
France 24-RFI, 29 mars 2021.
14 Entretien avec l’auteur, le 30 septembre 2021, à Ouagadougou.
15  Fondateur du mouvement Ansarul Islam au Burkina Faso, il aurait été tué en avril 2017 durant
l’opération Bayard menée conjointement par la France et l’armée burkinabè.
16 Mali : « La France a donné Kidal aux séparatistes », Interview de Nicolas Normand, RFI, 14 mars
2019.
17  Tanguy Berthemet, Emmanuel Macron convoque un sommet du G5 Sahel, Le Figaro, le
12 janvier 2020.
18 Entretien à Radio France Internationale, 29 novembre 2019.
19 Entretien avec l’auteur.
20  BOCKEL Jean-Marie Bockel et LORGOUX Jeanny, L’Afrique est notre avenir, Rapport
d’information, Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Sénat, Paris,
2013-2014.
21  Expression utilisée par l’ancien président de l’Assemblée nationale Edgar Faure à propos du
Maroc, mais facilement transposable à l’Afrique subsaharienne.
5

Ingérences

Le Cameroun forme le sinciput de ce processus de contrôle dont les


conséquences sont mises en lumière par des intellectuels comme Mongo
Beti1 et, plus récemment, par des travaux poussés sur les funestes ambitions
françaises2. Dans ce pays, laboratoire de la stabilité postcoloniale, Paris ne
se contente pas de décapiter l’Union des Populations du Cameroun (UPC)
en tuant ses leaders, dès 1955, ou en faisant incendier le siège de ce parti
anticolonial par un commando instruit par Maurice Delauney, commandant
de la Sanaga-Maritime qui répond aux ordres du haut-commissaire de la
République, Pierre Messmer3. Elle ne s’arrête pas davantage à l’assassinat
de son fondateur Ruben Um Nyobé, trois ans plus tard. Cette entreprise
mortifère se poursuit bien après l’indépendance, le 1er janvier 1960, par un
appui déterminant au président Amadou Ahidjo, un intime de Jacques
Foccart désireux de briser ce mouvement «  subversif  » extrêmement
populaire en pays Bamiléké et Bassa à l’ouest. Pendant francophone de
l’écrasement des Mau Mau au Kenya entre 1952 et en 1960, la répression
menée sans merci par les troupes gouvernementales et françaises
commandées par le général Max Briand, installé par le Premier ministre
Michel Debré, s’accompagne de tortures et de tueries de masse. Au nom de
la lutte contre l’Armée de Libération Nationale du Kamerun (ALNK),
branche armée de l’UPC, des villages entiers sont brûlés nuitamment ou
rasés lors de raids aériens4. « C’est la première fois qu’une rébellion d’une
telle ampleur a été écrasée convenablement », se félicite Pierre Guillaumat,
ministre de la Défense du général De Gaulle et futur patron emblématique
de la compagnie Elf de 1965 à 19775. Appuyée par Paris plus que jamais
désireux de «  zigouiller  » ce mouvement susceptible d’inspirer d’autres
revendications antifrançaises6, l’armée camerounaise est approvisionnée en
renseignement et en matériel jusqu’à l’éradication de l’UPC au début des
années 70 avec l’arrestation suivie de l’exécution d’autres leaders comme
Ernest Ouandié. Des milliers de civils, hommes, femmes et enfants
périssent dans cette guerre qui n’a jamais dit son nom. Aspiré par l’actualité
algérienne, cet épisode tourmenté des indépendances est relégué aux
oubliettes de l’histoire sauf chez les Camerounais. Ignoré des Français il se
trouve même escamoté, phénomène aggravant, par les responsables
politiques. «  En Afrique francophone les indépendances ont été acquises
dans le dialogue et l’amitié (…) La France s’est retirée et a fait accéder les
pays, qui étaient ses anciennes colonies, tranquillement à l’indépendance.
Ce n’était pas la même chose ailleurs. Je dirais donc que la France peut être
fière de ce qu’elle a fait », prétend Jacques Chirac lors d’une conférence de
presse à Luanda, en juin 19987.
Malade de son militarisme, la France s’illustre dans la plupart des autres
territoires perdus avec la même ferveur glaçante. Au Gabon, elle restaure la
légitimité de Léon M’Ba, président gagné par l’autoritarisme mais pivot de
l’axe franco-africain avec Félix Houphouët-Boigny. En février 1964, quatre
ans après l’indépendance, ce régime est renversé après plusieurs mois de
crise politico-constitutionnelle par un «  comité révolutionnaire  » de
militaires mutins prétendant installer au pouvoir l’opposant Jean-Hilaire
Aubame, poussé par les États-Unis. Malgré les injonctions faites à Paris de
ne pas mettre son grain de sel, Jacques Foccart insiste pour restaurer
rapidement l’ordre antérieur. Quelques heures après le putsch, une centaine
d’hommes sont envoyés à Libreville depuis le Congo-Brazzaville et le
Sénégal pour protéger les ressortissants, mais surtout pour réhabiliter le
président déchu. Pilotée par le général saint-cyrien Louis Kergaravat, un
ancien de l’infanterie coloniale et commandant de la base militaire de
Brazzaville, l’opération permet la libération du chef de l’État et le
rétablissement des points occupés de la capitale. Replié dans la caserne de
Baraka l’un des chefs des mutins, le lieutenant N’Do Edou, est tué par les
forces françaises ce qui accélère la reddition de ses hommes. «  Je me
rappelle l’amertume rageuse et impuissante des Gabonais qui entourent
Aubame. Ils aiment la France, ils ne comprennent pas qu’elle intervienne de
la sorte dans leurs affaires intérieures  », confiera plus tard le journaliste
Pierre Péan, témoin des événements8. Un dicton veut que «  l’Afrique
n’oublie pas  ». Les Gabonais encore moins. Une fois Léon M’Ba revenu
aux affaires, Paris prend à cœur de l’entourer d’une garde rapprochée
d’officiers aguerris pour garantir sa pérennité. Ce dispositif préfigure les
nombreuses gardes prétoriennes que formera ultérieurement la France pour
prémunir les présidents alliés de toute instabilité.
Les Congolais ne sont pas en reste. Paris intervient auprès du président
Fulbert Youlou contraint de démissionner, le 15  août 1963, au terme de
plusieurs jours ‒ les Trois Glorieuses ‒ d’émeutes populaires et syndicales.
Une situation semblable à celle qui emportera le président voltaïque
Maurice Yaméogo, en 1966, sous la colère de populations exaspérées par
son train de vie dispendieux. Prise de cours pour restaurer Fulbert Youlou,
la France n’en vole pas moins à son secours en l’exfiltrant de sa résidence à
Brazzaville. Connue du général de Gaulle, l’opération est montée par Jean
Mauricheau-Beaupré, bras-armé de Jacques Foccart, membre du Service de
documentation extérieur et de contre-espionnage (Sdece) et instigateur de
nombreuses autres missions spéciales en Afrique, dont beaucoup au Biafra,
avant de devenir le conseiller de Félix Houphouët-Boigny. En décembre
1962, quelques mois avant cette intervention, les forces françaises de Dakar
sont mises en alerte par les tensions entre Léopold Sédar Senghor et le
président du conseil Mamadou Dia, partisan d’une rupture avec l’ancienne
puissance coloniale, en particulier sur le plan économique.
Colonne vertébrale du pré carré située à la frontière des mondes arabo-
anglophones, le Tchad fait à son tour l’objet d’une attention poussée. Les
nombreuses interventions de l’armée française agissent comme un véritable
régulateur de son destin. Dès 1968, le régime de François Tombalbaye est
sauvé de la menace du Front de libération nationale du Tchad (Frolinat)
grâce aux opérations Limousin et Bizon. Les incursions de la Libye sont
stoppées par le pouvoir mitterrandien via Epervier, la plus longue Opex en
Afrique (1986-2014). En décembre 1990, Paris appuie la chute d’Hissène
Habré en apportant via la DGSE, un concours décisif à la captation du
pouvoir par Idriss Déby Itno9. La défense de ses intérêts impose à Paris de
marquer de la même manière un indéfectible soutien à Jean-Bedel Bokossa
dont il finance en partie l’intronisation impériale, le 4 décembre 1977, avant
de décicder de lâcher ce dignitaire fantasque, francophile sanguinaire de
plus en plus à l’écoute de Tripoli, pour lui substituer David Dacko, premier
président du pays renversé par le même Bokassa, le 1er janvier 1966. La
France s’improvise tout à fait officiellement putschiste. Un coup d’État
accompli dans les règles de l’art, sans effusion de sang, pendant un voyage
de l’Empereur centrafricain à l’étranger. Un «  modèle à enseigner dans
toutes les écoles de guerre spéciales  », confie alors Alexandre de
Marenches, patron emblématique du Sdece, après avoir organisé ce
renversement sous la supervision de René Journiac, l’influent «  Monsieur
Afrique  » de Valéry Giscard d’Estaing10. Cette opération Barracuda est
organisée sur le terrain par le colonel Jean-Claude Mantion dont le poids
dans le pays ne fera qu’enfler par la suite11. Elle mobilise une centaine
d’hommes du 1er Régiment de parachutistes d’infanterie de marine (1er
RPMIa) dépendant du commandement des forces spéciales de l’armée de
terre et mobilisés à partir des bases de N’Djaména et de Libreville. Au petit
matin du 21 septembre 1979, ces derniers s’emparent du palais présidentiel,
de l’aéroport Bangui-M’Poko préalablement sécurisé et de la radio-
nationale à partir de laquelle David Dacko, sorti de sa retraite par les
services secrets et acheminé en avion depuis la base de Villacoublay, lit un
communiqué rédigé par Paris. Une mécanique fantastiquement huilée. En
septembre 1986 au Togo, d’autres parachutistes participent au sauvetage du
général Gnassingbé Eyadema assassin, en 1964, du premier président du
pays, Sylvanus Olympio, avant d’organiser un coup d’État trois ans plus
tard. L’envoi de ces hommes permet d’enrayer une menace de
déstabilisation actionnée, selon Lomé, depuis le Ghana et le Burkina Faso.
Cette doctrine culmine au Rwanda, pays de la ligne de flottaison
francophone à l’égard duquel le soutien aveugle de Paris est encouragé par
une grille d’analyse éprouvée des conflictualités africaines, à savoir la
défense viscérale d’un régime fidèle dès l’instant où celui-ci se trouve
inquiété par une rébellion ou un contexte de nature à altérer le dessein
géopolitique français. Dans le cas rwandais, ce mantra accompagne la
naissance d’une fabrique à génocidaires. Montée de 1990 à 1993,
l’opération Noroit est l’occasion de soutenir le président Juvénal
Habyarimana fragilisé, dès le 1er octobre 1990, par les incursions à partir de
l’Ouganda de l’Armée Patriotique Rwandaise (APR), la branche armée du
Front Patriotique Rwandais (FPR) dirigée par Paul Kagamé. Comme le
soulignent les conclusions de la commission Duclert mise sur pied par
Emmanuel Macron, en 2019, afin de «  faire la lumière  » sur le rôle de la
France pendant cette période, la fidélité de la coopération militaire pour ce
régime a favorisé les conditions d’une radicalisation des mouvances
extrémistes. Bénéficiant de l’étroitesse du lien entre François Mitterrand et
son homologue, cette politique entend alors porter assistance à un pays de
l’ornière francophone menacé par une rébellion anglophone. « Le discours
français reste dominé par la certitude du danger permanent que représente le
FPR pour la sécurité de l’État rwandais comme pour la politique que la
France veut conduire dans la région des Grands Lacs  », souligne les
quatorze historiens de cette commission dans leurs conclusions.
Sous couvert d’exfiltrer des ressortissants, le parachutage de la Légion
étrangère sur Kigali pour parer à cette menace «  Ougando-Tutsi  » permet
parallèlement de consolider le pouvoir en place tout en contenant
l’offensive. «  En quelques jours se construit à Paris une analyse de la
situation qui épouse pour l’essentiel le cadre d’interprétation élaboré au sein
de l’ambassade de France à Kigali sous l’influence des autorités
rwandaises. Il a l’avantage, en associant l’Ouganda à l’agression, de
légitimer autant que faire se peut une intervention », relève les historiens12.
Noroît s’installe durablement dans cette croyance avec des effets
dévastateurs. En faisant office de gilet protecteur du régime Habyarimana,
elle procure du même coup un sentiment d’invincibilité qui laisse prospérer
les thèses de la solution finale envers les Tutsis. Ce spectre est évoqué dès
les premiers heurts avec l’APR par René Galinié, l’attaché de défense de
l’ambassade de France à Kigali, lequel alerte sur de possibles massacres des
Tutsis à grande échelle sans jamais être pris au sérieux. Un climat relayé par
le commandement militaire.
Au début des années 90, cette politique de moyens offerte par Paris en
contrepartie d’une «  démocratisation  » attendue de ce régime permet de
bâtir une analyse appelée à être transposée aux autres pays du champ avec
diverses fortunes. Dans le cas rwandais, elle prend corps avec les accords
de paix arrachés à Arusha en Tanzanie entre juin 1992 et août 1993. Ses
effets n’en seront que plus désastreux.

1 BETI Mongo, Main Basse sur le Cameroun. Autopsie d’une décolonisation, La découverte, 2010 et
BETI Mongo, La France contre l’Afrique. Retour au Cameroun, La découverte, Paris, 2006.
2  Voir DELTOMBE Thomas, DOMERGUE Manuel, TATSITSA Jacob, La guerre du Cameroun,
L’invention de la Françafrique, La découverte, 2016.
3 A propos de son départ du Cameroun en 1958, Maurice Delauney écrit : « Je laissais derrière moi
une situation détendue. Nous avions fait la démonstration qu’avec de la volonté politique sans
défaillance et des techniques adaptées, il était possible de dominer et de réduire une rébellion
cependant bien organisée et qu’il n’existait aucune fatalité dans l’abandon et dans la résignation de la
défaite » in DELAUNEY Maurice, Kala-Kala, Robert Laffont, Paris, 1986, p.95.
4 Voir le témoignage du pilote d’hélicoptère Max Bardet qui aurait participé à ce type d’opérations in
La guerre du Cameroun, L’invention de la Françafrique, op.cit pp.16-21.
5 PEAN Pierre, L’homme de l’ombre, Fayard, Paris, 1990, p.284.
6 Expression du général Paul Grossin, patron des services secrets français, rapportée dans FALIGOT
Roger, GUISNEL Jean, KAUFFER Rémi, Histoire politique des services secrets français. De la
seconde guerre mondiale à nos jours, La découverte, Paris, 2013, p.233.
7 Conférence de presse, Luanda, le 30 juin 1998.
8 PEAN Pierre, L’homme de l’ombre. op.cit. p.307.
9 Service de renseignement extérieur de la France créé en avril 1982 sur les cendres du Service de
documentation extérieur et de contre-espionnage (Sdece), fondé le 28 décembre 1945.
10  Personnage central des services secrets sous les présidences Pompidou et Giscard d’Estaing, il
dirige le Sdece de 1970 à 1981 avant la transformation de ce service en DGSE, un an plus tard.
11  Qualifié de «  proconsul  », son influence devient considérable grâce à son rôle de conseiller du
président André Kolingba (1981-1993) et de patron de la Garde présidentielle.
12 DUCLERT Vincent, Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et
au génocide des Tutsi, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994), op.cit. p.50
6

Le militarisme comme culture

Sur fond de Guerre froide agonisante les Africains auraient pu espérer en


l’abandon de cette ingérence « militaro-droits de l’hommiste » dont l’aspect
systémique est allé jusqu’à accuser l’Hexagone de complicité dans le
dernier génocide du XXème siècle. Or, ce modus operandi fait de soutiens,
d’incursions et de renversements se poursuit inexorablement au moment où
Paris semble pourtant marquer son désintérêt pour l’Afrique. Au Tchad,
pays-garnison demeuré la pièce centrale de son édifice, la France fait tonner
la canonnière à chaque nouveau mandat présidentiel au prix d’incalculables
reniements sur la situation intérieure. Non contente d’avoir installé Idriss
Déby Itno au pouvoir, elle multiplie les aides à ce président monomaniaque,
cible récurrente de rebellions venues du Borkou-Ennedi-Tibesti (BET) au
nord ou du Soudan à l’est.
L’attachement à ce régime ethno-clanique est spectaculaire1. En avril
2006, Jacques Chirac donne l’ordre de stopper les rebelles du Front uni
pour le changement (Fuc)2. Violant son engagement de ne plus intervenir en
Afrique sans un feu-vert préalable des Nations Unies, Nicolas Sarkozy
contient en 2008 la menace de mouvements rebelles coalisés autour des
frères Erdimi3 par un appui militaire et par la protection de l’aéroport de
N’Djaména. Un renvoi d’ascenseur qui suit la libération des six membres
de l’ONG française L’Arche de Zoé condamnés au Tchad pour la tentative
d’enlèvement d’une centaine d’enfants. Dans son livre «  Retour du
Tchad »4 la journaliste Sonia Rolley, alors correspondante de RFI dans ce
pays d’où elle sera expulsée la même année, évoque avec moult détails ce
sauvetage monté de toutes pièces par le renseignement français grâce à des
infiltrations de la rébellion. Une cellule installée dans l’enceinte de
l’ambassade de France à N’Djaména travaille même de concert avec les
autorités tchadiennes. Au risque d’apparaître à son tour comme «  le
protecteur d’un régime prédateur »5, Emmanuel Macron répond tout aussi
favorablement aux appels de son homologue. En janvier 2019, il fait livrer
du renseignement et du carburant à l’Armée Nationale Tchadienne (ANT)
inquiétée par l’Union des Forces de la Résistance (UFR)6. Un mois plus
tard, ordre est donné aux Mirages 2000 de Barkhane de frapper les pick-up
de cette rébellion à l’offensive sur la capitale. Cette énième intervention est,
comme de coutume, vivement condamnée par les forces rebelles et
considérée par l’opposition politique comme une violation de souveraineté
et du droit international. De de Gaulle à Macron, la visibilité de la France
au Tchad, où le bilan de ses soldats morts en opération dépasse les cent-
cinquante, ne souffre d’aucune comparaison. Comme si lâcher ce pays ou
élargir la focale revenait à donner le flan au fanatisme islamique ou à subir
une seconde débâcle à Fachoda, version franco-africaine de juin 1940. « Par
sa position au centre du continent, le Tchad joue un rôle important dans la
stratégie française. A la fois parce qu’il fut longtemps, et est encore, une
base pour l’armée française, et parce que son retrait du « champ » risquerait
d’entraîner celui de ses voisins », note le chercheur Jean-Pierre Magnant7.
L’empressement d’Emmanuel Macron à assurer sa présence aux obsèques
d’Idriss Déby Itno trahit cette préoccupation.
Interventionnisme encore en Côte d’Ivoire en 2011, il y a dix ans à peine,
au terme d’une crise démarrée neuf ans plus tôt. Impliqué aux côtés de
l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (Onuci) et de la rébellion
des Forces nouvelles (FN) réactivée pour la cause, Paris n’hésite pas à
s’immiscer dans un processus électoral visant à installer Alassane Ouattara
au pouvoir au terme d’un scrutin réfuté par son adversaire Laurent Gbagbo.
Légitimées par la résolution onusienne 1975, qui donne la possibilité
d’utiliser « tous les moyens nécessaires pour protéger des civils », les forces
françaises se lâchent complètement en pilonnant la résidence du président-
sortant déclaré perdant par la Commission électorale nationale
indépendante (Ceni), mais victorieux aux yeux du Conseil constitutionnel.
Cette instance, la plus haute du pays, est chargée de se prononcer sur la
conformité des lois tout en veillant à la régularité des élections, mais Paris
n’en a cure. N’est-on pas en Côte d’Ivoire, une de ces Républiques
bananières où l’État de droit, le concept de séparation des pouvoirs et la
solidité des institutions sont une vue de l’esprit ? Bien qu’aucune image de
cette bâtisse, ancienne résidence de Félix Houphouët-Boigny, ne circule
durant l’assaut des forces rebelles, les Ivoiriens ont vite fait de pointer le
rôle de la France dans cette étape cruciale du dénouement de la crise,
laquelle ouvre la voie aux hommes de Guillaume Soro, chef des FN, pour
cueillir un Laurent Gbagbo hagard. Le réflexe des Ivoiriens est des plus
naturels tant l’empreinte du militarisme tricolore a puissamment soufflé sur
leur pays par le passé. Victime d’un putsch du général Robert Guéï en
décembre 1999, le président Henri Konan Bédié est exfiltré dans un blindé
du 43ème BIMa, la base française d’Abidjan. En novembre 2004, Jacques
Chirac donne ordre, sans aucun mandat, de détruire toute la flotte aérienne
ivoirienne en guise de représailles après le bombardement d’un camp
militaire français à Bouaké.
Dans leur incrédulité, les habitants du pays de l’Akwaba ne sont pas
seuls. Devant tous ces coups pendables, rares sont les populations
francophones d’Afrique n’ayant pas de griefs légitimes à formuler à l’égard
de l’ex-force coloniale. Et plus encore lorsque l’on sait que ces opérations
forment la partie visible d’un interventionnisme élargi aux tentatives de
déstabilisation souterraine des services secrets ou à l’activisme de réseaux
parallèles restés très dynamiques jusqu’à aujourd’hui.

1 Comment le chef de clan Deby verrouille son régime, La Lettre du Continent, 25 mai 2016.
2 Anne Guillemoles, La France happée par la crise au Tchad, La Croix, 12 avril 2006.
3  Philippe Bernard et Natalie Nougayrède, Tchad, l’Elysée était partagé sur l’intervention, Le
Monde, 7 février 2008.
4 ROLLEY Sonia, Retour du Tchad : carnet d’une correspondante, Acte Sud, Arles, 2010.
5  Christophe Châtelot et Nathalie Guibert, Tchad, la France vole au secours d’Idriss Deby en
bombardant des rebelles, Le Monde, 7 février 2019.
6 Paris répond à l’appel de Deby contre les rebelles, La Lettre du Continent, 2 janvier 2019.
7 MAGNANT Jean-Pierre, « Tchad, crise de l’État ou crise de gouvernement ? » in MEDARD Jean-
François, États d’Afrique noire, Formations mécanismes et crises, Karthala, 1991, pp.174-203.
7

Ensablement durable

Cataclysmique par son intensité, la crise ivoirienne de 2002-2011


s’annonçait comme l’ultime soubresaut d’une époque révolue d’opérations
ayant largement contribué à propager une certaine idée de la France en
Afrique. Paris ne se doute pas qu’une nouvelle Opex d’ampleur régionale à
cheval sur cinq pays l’attend. La situation dans laquelle il se retrouve, à
partir de 2013, face à l’implosion de la Bande Sahélo-Sahélienne (BSS)
constitue à la fois l’apothéose de sa doxa militaire et une extraordinaire
preuve de sa volonté de ne pas laisser l’Afrique prendre son destin en main.
«  On ne sait jamais quand une guerre s’arrête  », dit l’adage. Au Sahel la
situation est encore plus alarmante au regard de la dissémination de groupes
armés dans ce sous-continent vaste comme l’Europe occidentale
consécutivement à la fin de la guerre civile algérienne et à l’intervention, en
2011, d’une coalition internationale en Libye fortement encouragée par
Nicolas Sarkozy contre l’avis des services de renseignement français.
Cette nouvelle menace globale portée par un attelage hétéroclite de
mouvements djihadistes soutenus par deux internationales terroristes et une
pléthore de relais criminogènes locaux est imperceptible. Hyper-réactif,
embusqué, doté de la maîtrise du terrain, cet ennemi peut frapper en tous
lieux avec des moyens dérisoires, y compris dans des capitales comme à
Niamey, début 2011, ou à Ouagadougou, début 2016. «  Le Sahel, c’est le
monde de la non-guerre », explique le colonel Peer De Jong, aide de camp
de François Mitterrand et de Jacques Chirac, actuel senior vice-président de
l’Institut Themiis. « Ce n’est pas un combat au sens classique. Il n’y aucun
front déterminé. Aucun ennemi identifié. La mission elle-même n’est pas
claire : traquer les terroristes ? Les déloger ? Comment le faire ? On ne sait
pas où ils se trouvent  »1. Au terme d’une mission dans cette région,
François Loncle et Pierre Lellouche alertent, dès 2015, sur ce facteur
d’instabilité chronique. Bien que Barkhane soit décrite dans leur rapport
comme un «  dispositif intelligent  », les deux députés subodorent les
tendances futures  : «  Nous nous trouvons aspirés dans un engagement
toujours croissant à mesure que les menaces sécuritaires s’aggravent.  »2
Barkhane, c’est le tonneau des Danaïdes qu’Emmanuel Macron ne juge pas
utile de remettre en question à son arrivée au pouvoir au nom du sacerdoce
franco-africain. Un Vietnam couleur de désert dans lequel près de soixante
soldats français ont déjà péri.
Dès son origine, ce dispositif s’avère notoirement insuffisant et inadapté
comme le relève le chef d’État-major Pierre de Villiers. Les équipements
aéroportés, les blindés de transport de troupes, les véhicules anti-Engins
Explosifs Improvisés (EEI) font défaut3. « Cette opération a été un boulet à
traîner dès son lancement, car basée sur une ambiguïté. Elle a chaussé les
bottes de Serval sans être associée à une vision politique. Il y a eu certains
résultats sur le plan militaire, mais dans un cadre qui n’a cessé de se
dégrader », juge Peer De Jong. Début 2020, l’augmentation des menaces
pousse effectivement Emmanuel Macron à grossir les effectifs à 5.100
hommes par l’apport de 600 nouveaux éléments. Mais l’isolement auxquels
ces derniers sont confrontés devient hautement problématique. A cette
situation s’ajoute l’incapacité de la France à expliquer à ses alliés le bien-
fondé de son engagement. Se retirer, et le Sahel court à la catastrophe. Se
maintenir, et la France s’enfonce un peu plus dans le décompte macabre de
ses soldats. Pris dans la nasse, ne sachant plus sur quel pied danser, l’Élysée
croit pouvoir ramener cette force aux effectifs initiaux en rappelant 600
hommes début 2021. Un «  ajustement  » selon le ministère des Armées.
Plutôt un mouvement de balancier qui peine à cacher une déficience globale
de stratégie. A l’heure où cette opération est mal perçue par 51  % des
Français selon un sondage Ifop4, le chef de l’État entend de nouveau réduire
le niveau d’exposition de ces soldats5.
Ces variations numéraires comptent finalement peu. Vouloir éradiquer le
terrorisme dans cette zone avec ce dispositif est illusoire. Vouloir le contenir
tout autant. Avec ou sans jauge, les moyens demeurent dérisoires. En
comparaison plus de 4.000 soldats sont mobilisés au Tchad pour la seule
opération Manta (1983-1984) de soutien à Hissène Habré face aux troupes
pro-libyennes du Gouvernement d’union nationale du Tchad (Gunt) de
Goukouni Oueddei. Les États-Unis en envoient 25.000 pour intervenir en
Somalie où la France prête son concours via l’opération Oryx forte de 2.200
hommes. L’investissement trop faible des États faillis du Sahel dans leur
sécurité allié à la sous-estimation du contexte par les principaux intéressés
aggrave la situation. Maillon faible de la «  BSS  » avec son homologue
malien Ibrahim Boubacar Keita, Roch Marc Christian Kaboré ne saisit pas
le danger qui guette le Burkina Faso au moment d’en prendre les rênes, fin
2015. En mai 2017, les participants au dernier dîner donné par Jean-Yves
Le Drian, alors ministre de la Défense, à l’occasion de son départ de l’Hôtel
de Brienne, sont frappés par la capacité de ce président présent à ces agapes
à relativiser le danger6.
L’inefficience française se reflète malheureusement dans le nombre de
victimes. Ce dernier explose dramatiquement. Les Nations Unies totalisent
plus de 4.000 civils et militaires tués au Sahel en 2019. Ce chiffre n’était
que de 770 en 2016. Les attaques quintuplent en trois ans. Pour le seul
Burkina Faso, le nombre de morts passe de 80 à 1.800 de 2016 à 2019 puis
à plus de 2.000 en 2020, selon le chef du Bureau des Nations Unies pour
l’Afrique de l’Ouest et le Sahel (Unowas), Mohamed Ibn Chambas. Elles
touchent indistinctement les populations, les représentants des corps
constitués et les professions ciblées (préfets, instituteurs, maires), ce qui
contraint les États à délaisser les zones frappées. Les militaires paient le
plus lourd tribut. Les assauts sont d’une dimension inédite. En décembre
2019 au Niger, 71 soldats sont tués après l’attaque de leur camp à Inatès
(ouest). Début 2020, 89 trouvent la mort à Chinagodar dans le Tillaberi
(ouest). En novembre 2019 au Mali, 49 soldats sont tués à Indelimane
(nord) et 43 autres à Tabankort dans la même zone. En mars 2020, une
trentaine perdent la vie au nord de Gao. En décembre 2019 au Burkina
Faso, une attaque sur la base militaire d’Arbinda fait 42  morts dont 35
civils. En novembre 2021, plus de 50 militaires sont foudroyés à Inata. En
mars 2021, l’élection de Mohamed Bazoum à la tête du Niger est accueillie
par un déferlement d’attaques. L’une d’elle fait 140 morts dans la région de
Tahoua frontalière au Mali. Le Centre d’études stratégique de l’Afrique
(Cesa) basé à Washington considère l’année 2020 comme la plus meurtrière
du point de vue des violences islamistes au Sahel avec 4.250 décès, en
hausse de 60  % par rapport à 20197. Cette violence occasionne le
déplacement d’1,7 million d’habitants, principalement au Burkina Faso qui
subit, en juin 2021, l’une des pires attaques jamais enregistrée. 160
personnes dont une vingtaine d’enfants sont tués dans à Solhan (nord-est),
non loin de la frontière nigérienne.
La mort de plusieurs leaders djihadistes comme l’Algérien Abdelmalek
Droukdel, en juin 2020, ou celle du Marocain Ali Maychou (de son vrai
nom Abou Abderahman al Maghrebi), co-fondateur avec Iyad Ag Ghali du
Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans (GSIM) rallié à AQMI fin
2019, ne modifie pas la donne. D’une part, ces chefs tels l’Hydre de Lerne,
créature mythologique dont les têtes coupées repoussent aussitôt, sont
remplacés. Cinq mois après sa mort Droukdel fait place à son compagnon
d’armes Yazid Mebarek alias «  Abou Obeida Youssouf al-Annabi  »,
cofondateur du Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC).
D’autre part, le recrutement d’apprentis djihadistes reposant sur la pauvreté
et le désœuvrement des jeunes vivant dans cette zone, le vivier est
inépuisable comme le souligne très pertinemment Serge Michailof8. Au
Sahel, Paris se retrouve sans perspective ni autre palliatif à mesure que ces
pays plongent un peu plus dans la déstabilisation.
En témoigne la chute comme une mangue mûre d’IBK, en août 2020,
après plusieurs mois de contestation9. Le pays d’Amadou Hampâté Bâ
incarne d’autant mieux l’échec de la communauté internationale qu’une
opération onusienne de 13.000 hommes y est déployée, qui ne bénéficie à
aucun autre membre du G5 Sahel. En janvier 2022, le renversement de
Roch Marc Christian Kaboré après plusieurs années d’errance quant à sa
stratégie sécuritaire confirme ce délitement et accentue l’absence de
perspective pour la France. «  Nous n’avons pas vocation à rester
éternellement (…) Nous n’avons pas non plus vocation à quitter tout de
suite le Sahel car notre présence reste indispensable pour les Sahéliens  »,
explique Florence Parly, en juin 2020, devant le Sénat. La ministre des
Armées conditionne un retrait à une prise de relais par les armées africaines
et à la fin du recrutement de terroristes au sein des populations grâce aux
projets de développement portés par l’Alliance G5 Sahel10. Equation d’une
indicible candeur au regard de la vulnérabilité extrême de cette région et de
sa faible capacité à « absorber » un afflux massif de fonds internationaux.
En réalité, voulant à tout prix éviter une somalisation progressive de sa
chasse gardée, la France s’accroche à cette guerre de cent ans qui ne fait
que décupler les sentiments d’hostilité. Une guerre impropre à régler un
problème de sous-développement chronique et qui ne modifie en rien le
regard africain vu l’amoncèlement de statistiques macabres11. Piégée par
son histoire et les soubresauts de «  son  » Afrique qu’elle croyait encore
possible de contrôler par le prisme militaire, elle peine à apporter une
réponse à la hauteur de l’enjeu. Avec des moyens à l’étiage, elle tient un
mur en banco dont l’évidence de l’effritement s’impose chaque jour un peu
plus. Qu’il soit africain ou français, chaque soldat tué dans ce combat
renforce l’impression de se trouver dans une impasse. Seule certitude  :
l’emprise durable du tout militaire sur la diplomatie et celle des pulsions
francophobes sur les clameurs de kermesse. Saluée par un million de
Bamakois la visite de Jacques Chirac au Mali, en octobre 2003, appartient à
un livre poussiéreux. Quant à la conférence de presse ponctuant son
escapade à Tombouctou, au cours de laquelle le président Amadou Toumani
Touré se voit chaleureusement félicité pour avoir engagé son pays sur la
voie de la démocratie « de manière irréversible »12, elle prêterait à sourire si
le Mali n’était pas en train de s’effondrer sur sa base.

1 Entretien avec l’auteur.


2 Les députés français s’inquiètent de la montée des périls, La Lettre du Continent, 15 avril 2015.
3 France : pourquoi Barkhane est totalement ensablée dans le désert, La Lettre du Continent, 31 mai
2017.
4 Nicolas Barotte, Opération Barkhane, la bataille de l’opinion est lancée, Le Figaro, 14 janvier 2021.
5  A l’approche de la présidentielle, l’Élysée s’inquiète du risque de politisation de la présence
militaire française au Sahel, Africa Intelligence, 13 octobre 2020.
6 Barkhane en pleine traversée du désert, La Lettre du Continent, 23 mars 2016.
7 Répondre à l’essor de l’extrémisme violent au Sahel, Bulletin de la sécurité africaine, n°36, Pauline
Roux, 14 janvier 2020.
8  MICHAILOF Serge, Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues  ?
Fayard, Paris, 2015.
9 Mali : Paris n’est pas prêt de lâcher les commandes, La Lettre du Continent, 6 février 2013.
10 En 2017, les bailleurs de fonds multilatéraux (UE, Banque mondiale, Nations Unies…) décident
de consacrer six milliards € pour financer 700 projets de 2018 à 2022 afin de « stabiliser » cette zone.
11 Rémi Carayol, Au Mali, la guerre n’a rien réglé, Le Monde diplomatique, juillet 2018.
12 « Sous l’impulsion du président Touré, le Mali a su s’engager de façon, on peut probablement le
dire aujourd’hui, irréversible, sur les voies de la démocratie. (…) Il a fallu beaucoup de foi et
beaucoup de détermination pour conduire ce pays là où il est, c’est-à-dire dans une phase terminale
d’implantation définitive de la démocratie  », Jacques Chirac, Point de presse, Tombouctou, le
24 octobre 2003.
8

La cérémonie du faux départ

Comme si la présence de soldats sur le terrain ne suffisait pas à susciter


l’irritation, ce militarisme structurel génère nombre de «  dérives  » qui en
aggravent la perception négative. Alors qu’elles voient les soldats français
aller et venir pour contrôler, fouiller, interroger, interpeller comme une
vulgaire police, les populations locales en subissent également les bavures
comme en attestent les affaires, généralement tues, examinées par le
Tribunal militaire de Paris.
En 2010, cette juridiction se penche sur les plaintes de plusieurs familles
à la suite de graves «  accidents  »1. La première ‒ tchadienne ‒ a saisi la
justice après la mort d’un de ses enfants écrasé par un véhicule de l’armée
française. Le chauffeur était ivre. La seconde ‒ gabonaise ‒ veut faire la
lumière sur les circonstances dans lesquelles leur fils a reçu une «  balle
perdue » dans le dos alors qu’il jouait au football près d’un stand de tir des
Eléments Français du Gabon (EFG), en banlieue de Libreville. Une blessure
inopérable car trop proche de la colonne vertébrale. Le ministère français de
la Défense tente alors de déminer ces dossiers avant les procès en proposant
respectivement 8.000 € et 7.000 € aux familles en guise de
dédommagement. Des sommes insultantes évidemment refusées. Même
stupéfaction lorsque les Nations Unies évoquent, dans une note interne
révélée par The Guardian en 2015, que des soldats de la force Sangaris
auraient violé plusieurs garçons âgés de 9 à 13 ans dans le camp de
déplacés M’Poko près de l’aéroport de Bangui, en échange de rations de
nourriture. Deux ans d’enquête bénéficient à la défense en raison
d’incohérences dans les témoignages et l’insuffisance de preuves. Les
militaires sont relaxés au grand dam des associations ayant porté l’affaire
devant les tribunaux. Et pour cause. Bien qu’il penche pour la libération des
soldats en raison des flous de l’enquête, le procureur général concède
«  qu’il ne peut être affirmé avec certitude qu’aucun abus sexuel n’a été
commis »2.
D’autres enquêtes sont ouvertes dans le même pays après des accusations
de viol sur des jeunes filles. Début 2013, un légionnaire français de
l’opération Serval au Mali grimé d’un masque inspiré du jeu vidéo Call of
Duty est rappelé par sa hiérarchie. Il lui est reproché de mettre à mal
l’action de la France. Début 2020, l’ambassadeur du Mali en France,
Toumani Djimé Diallo, est rappelé par ses autorités de tutelle après un
incident né de sa dénonciation devant une commission sénatorial française
du «  comportement déplacé  » des légionnaires dans «  les Pigalle de
Bamako  ». Discutables ou non, ces accusations ne contribuent pas à
rehausser la mission des soldats français. Sans compter la mort de civils
résultant « d’incidents ». Leur multiplication va jusqu’à exposer Jean-Yves
Le Drian au Sommet Afrique-France de Bamako, les 13 et 14 janvier 2017.
Présent à cet événement, le ministre des Affaires étrangères doit affronter la
bronca des Maliens au lendemain de la disparition d’un enfant de 10 ans à
l’extrême-nord du pays lors du passage d’un hélicoptère de Barkhane.
L’événement pousse le chef de la diplomatie, fébrile, à aller aux devants des
médias locaux en prétextant un « contexte de guerre » tout en suggérant que
cet enfant fut «  peut-être  » un enfant-soldat à la solde des djihadistes3.
Autre exemple, le 1er septembre 2020, lorsque le passager d’un bus perd la
vie après les tirs des éléments de Barkhane au moment où son véhicule
avance vers un convoi de cette opération dans le périmètre de Gao. Selon
l’armée française, le bus ne s’est pas arrêté malgré plusieurs sommations.
Une version démentie par le chauffeur. L’État-major se contente de
présenter des excuses à la famille de la victime. Piètres condoléances.
Paris doit par ailleurs s’expliquer sur des frappes ciblées dont il serait à
l’origine, en janvier 2021, à Bounti au Mali lors d’un mariage. Bilan : dix-
neuf civils tués. Alors que le commandement de Barkhane nie toute bavure
affirmant avoir visé un rassemblement de djihadistes, des témoins présents
sur les lieux prétendent le contraire. Non sans raison. En mars 2021, une
enquête de la division des Droits de l’Homme des Nations Unies tend à
corroborer ces témoignages. Selon l’Onu, ce mariage a rassemblé des
centaines de civils parmi lesquels cinq éléments présumés de la Katiba
Serma affiliée au GSIM. Mais la frappe aurait touché indistinctement un
groupe d’hommes parmi lesquels une grande majorité de civils. Les
conclusions de cette enquête provoquent la réaction courroucée de Paris qui
émet «  de nombreuses réserves quant à la méthodologie retenue  » tout en
réaffirmant par le biais du ministère des Armées que les forces françaises
«  ont effectué une frappe aérienne ciblant un groupe armé terroriste
identifié comme tel  »4. A cette supposée erreur d’appréciation s’ajoutent
donc les dénégations persistantes de l’armée française, attitude sans doute
encore plus redoutable en termes d’image que les vies fauchées.
C’est précisément pour éviter d’être exposée de la sorte et de se retrouver
piégée par le tout militaire que la France adopte, dès les années 90, le
principe d’une révision en profondeur de sa présence. Voulant éviter le
retrait en bon ordre tout en ayant conscience des inconvénients de son
maintien, en particulier grâce aux bases prépositionnées, elle souffle le
chaud et le froid à la recherche de la meilleure formule possible. Elle ne l’a
toujours pas trouvée à ce jour. Les scénarii oscillent alors entre deux
logiques antagonistes  : rester en Afrique au regard d’intérêts stratégiques,
mais au risque de devoir continuer à gérer une insécurité grandissante ou
bien opter pour un allègement considérable du dispositif militaire par un
transfert de la gestion des crises. La désescalade budgétaire qui accompagne
l’émergence d’un monde globalisé impose la seconde option sans que celle-
ci ne se réalise pleinement sur le terrain. La réunification de l’Allemagne et
la disparition du bloc communiste recentrent, en effet, les priorités sur
l’espace européen élargi à plusieurs pays satellites de la défunte Union des
Républiques Socialistes Soviétiques (URSS). L’importance pour l’Afrique
s’estompe. Après avoir montré son efficacité en évitant une contamination
des tensions est-ouest aux pays du champ le parapluie militaire français
peut se replier en douceur. Même l’APD se tarit. De 1993 à 1999, elle
régresse de 2 milliards €, soit 40 % du volume en vigueur dans années 80.
Ce changement de cap est conforté par de lourds traumatismes. D’une part,
la mort de dix-huit soldats américains et les images de la dépouille d’un
Marine trainée dans Mogadiscio par des milices armées lors de l’opération
Restore Hope, en 1993. D’autre part, la banqueroute de l’armée française au
Rwanda obligée de retirer les 1.300 hommes de l’opération Turquoise,
quelques semaines après son déclenchement.
Des éléments plus objectifs incitent à de tels changements comme
l’apparition de conflits d’un type nouveau dont Paris veut à tout prix
s’extraire5. En mettant sous pression une majorité de régimes momifiés,
cette période de décompression autoritaire et d’ouverture au pluralisme
libère les revendications partisanes et claniques. Si certaines débouchent sur
des putschs vertueux comme au Mali en mars 1991, d’autres provoquent
des guerres civiles de très haute intensité comme au Libéria, au Congo-
Brazzaville ou en République Démocratique du Congo (RDC, ex-Zaïre)6.
Jusqu’à présent, la France avait réussi à réguler ces menaces à l’abri des
regards extérieurs en s’appuyant notamment sur sa vigie Elf, aujourd’hui
TotalEnergies. «  La feuille de route était claire. Elf était chargée de la
politique parallèle en Afrique », explique son patron de 1989 à 1993 Loïk
Le Floch-Prigent. «  Nous étions désignés comme mandataire ou
intermédiaire pour dénouer des crises et assurer une continuité à la tête des
États francophones afin d’extraire le brut dans les meilleures conditions.
Cette politique passait par le versement d’une quote-part sur chaque baril.
Omar Bongo était le plus gourmand. Une fois ce système installé, nous
étions tranquilles. L’Élysée était bien évidemment au courant de chaque
montant. »7 Avec les nouvelles menaces de déflagration dans son pré carré,
Paris préfère donc miser sur une prise en charge de ces crises par les
Africains eux-mêmes suivant l’appel à la «  renaissance  » de ce continent
chère au secrétaire général des Nations Unies, le ghanéen Kofi Annan.
Suivant le concept d’inspiration américaine Lead from behind (Diriger
depuis l’arrière), la priorité va à la montée en puissance des armées locales
en les formant, en les encadrant tout en leur apportant les soutiens
nécessaires sans engagement de soldats au sol. Les mots d’ordre
«  renforcement des capacités au maintien de la paix  » et «  la sécurité de
l’Afrique appartient aux africains  !  » font alors florès avec une idée
dominante  : créer une armée africaine de paix mobilisable aux premières
tensions.
Défendue ardemment par Jacques Chirac dès 1995, cette doctrine
consignée dans le Livre Blanc sur la Défense et la Sécurité Nationale
(LBDSN) publié un an plus tôt trouve également grâce aux yeux du Premier
ministre de cohabitation, Lionel Jospin. Ce dernier en présente les grandes
orientations en septembre 1997, quatre mois après sa nomination, à
l’occasion de la 50ème session de l’Institut des Hautes Études de Défense
Nationale (IHEDN). Outre la fermeture des bases de Bouar et de Bangui en
Centrafrique, la relecture des modalités d’intervention et le rappel de
milliers d’hommes est annoncée. Un coup de massue. Actées lors du conseil
de défense du 3 mars 1998, ces décisions installent trois priorités : limiter le
bilatéralisme  ; multilatéraliser les Opex et lancer d’ambitieux plans de
formation grâce au programme Renforcement des capacités africaines de
maintien de la paix (Recamp) relayé par de nouvelles Écoles Nationales à
Vocation Régionales (ENVR)8. Les ministres Alain Richard (Défense) et
Charles Josselin (Coopération) sont envoyés en éclaireur pour s’enquérir
des impressions de plusieurs présidents africains pétrifiés à l’idée d’un repli
français et de la perte consécutive de leur rente sécuritaire. «  Restez  !  »,
implorent-ils à l’unisson à l’exception des autorités centrafricaines qui ne se
prononcent pas sur la question.
Les outils de coopération militaire évoluent parallèlement. En plus de
l’absorption du ministère de la Coopération par les Affaires étrangères en
1998, l’autre décision marquante est l’intégration au Quai d’Orsay de la
Mission Militaire de Coopération (MMC), département historiquement
chargé de l’assistance technique. De cette fusion naît la Direction de
Coopération Militaire et de Défense (DCMD), rebaptisée Direction de
Coopération de Sécurité et de Défense (DCSD) en 2009. Le XXème Sommet
Afrique-France organisé au Carrousel du Louvre, en novembre 1998,
officialise ce nouveau cadre devant les représentants de quarante-neuf pays
et en présence, pour la première fois, des secrétaires généraux des Nations
Unies et de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA, future Union
Africaine), respectivement Kofi Annan et Selim Ahmed Selim. Le contexte
se prête plus que jamais à cette évolution. Un quart des États africains,
principalement dans les Grands Lacs, sont minés par l’instabilité.
Multilatéralisation et africanisation forment deux axes farouchement
encouragés par le président Chirac : « Bâtir la sécurité en Afrique comme
partout dans le monde, c’est d’abord tenter de prévenir les crises. C’est
aussi édifier un système de règlements des conflits qui repose sur toutes les
solidarités disponibles, renforcées par un engagement résolu de la
communauté internationale. C’est enfin de participer à l’effort commun de
constitution des capacités de maintien de la paix.  »9 Le chef de l’État
n’entend pas pour autant livrer le continent à son sort. Aménageant des
garde-fous au rayonnement français, il s’empresse au même instant
d’adhérer à la thèse du « ni-ni » (Ni ingérence, ni indifférence), signe avant-
coureur du «  en même temps  » macronien, développée par son Premier
ministre socialiste pour qualifier cette réforme. Et à Jacques Chirac de
préciser sa pensée : « Ce serait de la dernière hypocrisie que de multiplier
les réflexions sur la prévention et le règlement des conflits, organiser des
exercices de maintien de la paix ici et là, si l’on devait détourner la tête
lorsque des crises graves surgissent (…) Notre souci d’aider au
renforcement des capacités africaines, nos initiatives en la matière ne
masquent aucune tentation de désengagement »10
Partir, revenir, rester : cette préoccupation existentielle forme l’ADN du
militarisme franco-africain. Elle s’impose aux successeurs de Jacques
Chirac avec la ferme volonté de placer l’Afrique face à ses responsabilités
en la débarrassant des béquilles françaises, tout en préservant les attaches
historiques existantes. L’exemple est donné tout récemment avec le Mali. Si
Emmanuel Macron se voit contraint de se replier de ce pays au printemps
2022 il n’est, en revanche, absolument pas question de retirer
définitivement les troupes du Sahel, région où la problématique est devenue
pour Paris beaucoup plus géostratégique que sécuritaire. Mais le «  ni-ni  »
jospinien suit également à une autre logique. Il est une réponse à la refonte
globale de l’armée et à la réduction vertigineuse des budgets comme
conséquence de la fin de la Guerre froide. Non bancable, minée par
l’instabilité et l’épidémie de VIH-Sida, l’Afrique ne fait plus rêver malgré
un flot de déclarations assurant du contraire. Accaparé par d’autres
actualités, Paris brade ses ambitions dans cette région du monde tout en
voulant y conserver une emprise minimale. La redéfinition de sa présence
épouse alors une tendance médiane consistant à maintenir des forces
projetables et de présence avec des moyens rendus dérisoires par les
économies imposées.

1 Le coût d’une bavure devant les tribunaux, La Lettre du Continent, 28 octobre 2010.
2 Viols d’enfants en Centrafrique : non-lieu en faveur de soldats français, AFP, 15 janvier 2018.
3 Jean-Yves Le Drian sous le feu des projecteurs à Bamako, La Lettre du Continent, 18 janvier 2017.
4  Mali, une frappe française a tué 19 civils en janvier, selon une enquête de l’Onu, AFP, 30  mars
2021.
5  Philippe Leymarie, L’Afrique appauvrie dans la spirale des conflits, Le Monde diplomatique,
septembre 1994.
6  Achille Mbembe, Déconfiture de l’État et risque de la transition démocratique, Le Monde
diplomatique, mai 1993, voir aussi Daniel C. Bach, « La décompression démocratique de la fin des
années 90 a favorisé une instabilité politique », Interview par Frédéric Lejeal, Marchés Tropicaux et
Méditerranéens, 3 février 2006.
7 Entretien avec l’auteur.
8 Celles-ci sont actuellement au nombre de dix-sept.
9 Jacques Chirac, Discours d’ouverture sur le bilan du sommet de Ouagadougou sur la sécurité du
continent africain et la prévention des conflits armés, le financement et la coordination des initiatives
interafricaines de maintien de la paix et sur la proposition française de réunir une conférence de la
paix pour la région des grands lacs sous l’égide des Nations Unies et de l’OUA, Paris, le
27 novembre 1998.
10 Jacques Chirac, Discours d’ouverture du XXème sommet Afrique-France, Paris, 27 novembre 1998.
9

Déflation des effectifs

Hypertrophié en treillis tricolores depuis les indépendances, le continent


africain représente la cible idéale de cette déflation brutale menée au nom
d’une logique purement comptable sans analyse préalable des incidences.
Engagé tambour battant, ce «  départ de la coloniale  »1 fait littéralement
fondre les forces sur le terrain. De 15.000 dans les années 80 (30.000 dans
les années 60), le nombre de soldats déployés est ramené à 10.000 en 1990 ;
6.000 en 1999 ; 5.000 en 2013 et quelques 3.100 en 2019. Depuis 2014, ils
se répartissent en quatre «  hubs  » rebaptisés Pôle opérationnel de
coopération (Poc) axé sur la formation et Base Opérationnelle Avancée
(BOA), point logistique d’appui aux Opex. En 2019, les deux Poc ‒
Eléments Français au Sénégal (EFS) et Eléments Français au Gabon (EFG)
‒ accueillent respectivement 350 et 400 hommes (350 et 450 en 2016). Les
deux BOA ‒ Forces Françaises de Côte d’Ivoire (FFCI) issues en partie de
l’Opération Licorne ainsi que les Forces Françaises de Djibouti (FFDj) ‒
comptent 600 et 1.450 hommes (600 et 1.700 en 2016). Viennent se greffer
d’autres dispositifs comme la Mission logistique (Mislog) de la base
aérienne de Douala, au Cameroun. Intégrée aux EFG, cette denrière est
chargée depuis 1974 d’accompagner les forces françaises présentes en
Afrique centrale à travers des ponts aériens. A ces effectifs s’ajoutent les
éléments de Barkhane et plusieurs dizaines d’autres soldats intégrés aux
missions européennes ou onusiennes (Sahara occidental, Libéria, RDC…).
En 2022, près de 8.000  militaires se trouvent en terre africaine. Leur
nombre devrait être ramené à 6.000 après la réaffectation de Barkhane. Ce
niveau peut sembler élevé. Or, il ne fait que régresser depuis des années
pour des missions à périmètre constant que les nouvelles menaces rendent
aussi incertaines qu’aléatoires.
Le nombre de coopérants gérés par la DCSD du MEAE suit la même
courbe. Après un passage sous la barre du millier dans les années 90 contre
2.500 en 1960, il se situe désormais à 300. Le budget à l’étiage de cette
direction se situe en deçà de 50  millions € en 2017 (137  millions € en
1990). Autant dire que l’influence de cette direction caviardée par le
ministère des Armées est devenue résiduelle. Son offre de 300 coopérants à
peine répartis sur 140 pays s’apparente à du saupoudrage. « La diminution
constante des crédits consacrés à la formation et à la coopération militaire
française en Afrique crée un hiatus de moins en moins tenable entre notre
volonté politique affichée de faire émerger des capacités africaines de
sécurité et la réalité de notre action  », relèvent le duo Bockel-Lorgeoux2.
Cette tendance baissière est palpable sur le volume de stagiaires accueillis
dans les écoles militaires françaises. De 2.200 à la fin des années 80, leur
nombre chute à 800 dans les années 90 pour se stabiliser actuellement
autour de 600. Une chute en partie justifiée par l’apparition des EFVR ou
de l’Ecole supérieure d’administration militaire (Esam), établissements
jugés mieux adaptés au terrain. Paris perd cependant au change. Saluées par
les cercles militaires, les écoles situées en territoire français permettent
traditionnelement d’entretenir de meilleures solidarités d’armes avec des
officiers africains appelés un jour à être en responsabilité dans leur pays.
Ajouté à l’offensive des académies et des écoles concurrentes (Chine,
Maroc, Turquie…), le recul des formations à forte valeur ajoutée n’est pas
de nature à cimenter l’alliance franco-africaine en matière de défense.
Touchant la Grande muette sans exclusive, cette chute de moyens est
jugulée in extremis par la Loi de Programmation Militaire (LPM) 2019-
2025 et la révision des dotations aux armées3. Toutefois, cette inversion de
tendance mettra du temps à produire ses effets. Surtout, elle ne modifie en
rien la capacité opérationnelle de la France. «  Par respect pour mes
successeurs et pour la mémoire de tous ces jeunes qui tombent au Sahel, je
ne préfère pas être cité. Je vous donne cependant mon sentiment  : les
missions assignées à nos soldats sont à la limite de l’impossible et les
armées africaines ne sont absolument pas prêtes à prendre le relais  ». La
pudeur de ce général de l’Armée de Terre à la retraite, ancien commandant
de la force Licorne en Côte d’Ivoire4, résume l’état des troupes et
l’incongruité des exigences du politique : faire toujours plus avec toujours
moins. En 2016, ce constat avait amené l’État-major à lancer une balise de
détresse  : «  Le recours à la force impose de consolider des capacités
d’intervention prépositionnées ou projetables.  »5 Nonobstant ce
redressement financier François Lecointre met, à son tour, en garde contre
l’affaiblissement des forces extérieures lors de son audition par la
commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, fin 2019  :
« L’armée française demeurera en volume une armée de gestion de crise. »
Et de préciser : « La question de la masse comme du nombre finira par se
poser. » A plus forte raison au Sahel où la situation ne fait qu’empirer, est-
on tenté d’ajouter.
Loin d’avoir réglé les anachronismes liés aux modalités de son
militarisme en Afrique, Paris s’est emmuré dans une situation intenable de
distorsion entre l’impossibilité de se retirer sans renier son Histoire
africaine d’un coup de crayon et son aspiration à limiter sa présence au
strict niveau symbolique. La décrédibilisation des Opex, singulièrement
Barkhane, incapables de renverser le rapport de force, et la mise en danger
de ses soldats résultent de cette chute ininterrompue qui pousse le chef
d’État-major des Armées, Pierre de Villiers, à la démission en 2017.
Inadaptée avec de vagues objectifs ‒ que signifie lutter contre le
terrorisme au Sahel avec 5.000 hommes ? ‒ cette présence coûte, en outre,
plus d’un milliard € chaque année au contribuable pour des résultats bien
peu glorieux en termes d’image ou de contrats. De telle opération ne sont
que la partie visible d’un pilonne contre lequel la politique française vient
se fracasser. Les bases et la coopération militaire établie sans discernement
avec des dizaines de régimes habités par une notion éminemment déviante
du respect des canons démocratiques en forment les soubassements.

1 Stephen Smith, Le départ de la coloniale, Libération, 3 août 1997.


2 BOCKEL Jean-Marie et LORGEOUX Jeanny, L’Afrique est notre avenir, op.cit., p.314.
3 Le budget défense doit atteindre 2 % du PIB en 2025 contre 1,86 % en 2020.
4 Entretien avec l’auteur.
5 Les forces françaises prépositionnées, État-major des armées, ministère de la Défense, mai 2016.
10

Une coopération coupable

En guise de clarification et pour éviter d’apparaître comme l’avocat de


régimes conspués de toute part, Paris gagnerait à reconsidérer totalement
son appui aux États et aux armées dont les pratiques violent
quotidiennement toute légalité. Loin de protéger les populations et favoriser
la paix, celles-ci se complaisent dans l’oppression et la prévarication.
Malgré la remise à plat des accords de défense signés avec huit pays1
affirmant en leur article premier le principe d’assistance pour
«  l’organisation, l’encadrement et l’instruction des forces armées  », cette
coopération continue d’interpeller sur son utilité. Cette survivance, a fortiori
après l’appui au régime génocidaire rwandais, introduit de gros doutes chez
les Africains qui en ignorent peu ou prou les périmètres et les objectifs. A
l’image des bases militaires, la question de la disparition de ces accords est
régulièrement abordée lors de la rédaction du Livre Blanc sur la Défense et
la Sécurité Nationale (LBDSN). L’Exécutif s’est cependant toujours gardé
de trancher, souhaitant ménager les présidents des pays concernés tout en
continuant «  à peser sur l’ordre des choses  », ce sentiment que la France
affectionne tant selon le politologue Daniel Bourmaud2.
Rappelons que ces accords dits « historiques » se distinguent des accords
d’Assistance Militaire Technique (AMT) dont bénéficient une vingtaine
d’autres États francophones et non francophones. S’ils sont censés assurer
la sécurité des ressortissants, ils autorisent également la France à intervenir
dans les pays signataires en cas de menace ou d’agression extérieure. Alors
que des clauses permettent d’assurer la sécurité des chefs d’État installés,
d’autres points autorisent des missions de police et de maintien de l’ordre
en cas de troubles intérieurs. En contrepartie, la France se voit réserver
l’accès à des matières premières stratégiques. Durant la Guerre froide, ces
textes représentent un facteur de stabilité du pré carré. Contrairement aux
idées reçues, ils seront très peu invoqués. Les clauses «  d’assistance
mutuelle » ne sont actionnées qu’à neuf reprises pour aider des alliés tels les
Comores (opération Azale en 1995), pays confronté aux incursions répétées
du mercenaire Robert Denard  ; la République centrafricaine (opération
Boali en 2002) ; le Togo en 1986 ou encore Djibouti en 1992, avec l’envoi
de 250 hommes chargés d’assurer une « mission de paix » face à la guérilla
du Front de restauration de l’unité et de la démocratie (Frud), au nord.
Quant «  aux clauses secrètes connues de tous  », selon l’expression de
François Mitterrand3, applicables en cas de crise interne, elles n’ont jamais
été invoquées. Malgré cette quasi inopérance, ces accords sont maintenus
dans le temps grâce au consensus de la classe politique, y compris de la part
des thuriféraires du militarisme françafricain qui, à l’image de Lionel
Jospin, mettent en avant leur caractère dissuasif pour en justifier le
maintien.
L’obsolescence progressive de ces textes impose néanmoins une
évolution au tournant du XXème siècle. La crise ivoirienne en montre même
les limites. En septembre 2002, estimant son pouvoir menacé par une
rébellion venue du Burkina Faso, Laurent Gbagbo invoque l’accord du
24 avril 1961 pour appeler Paris à la rescousse. Mais peu enclin à aider le
patron du Front Populaire Ivoirien (FPI), Jacques Chirac reste sans réaction
prétextant une configuration ivoiro-ivoirienne du contexte pour ne pas
emprunter la voie d’une intervention. Cet argument imparable évite à
l’armée française une confrontation avec les rebelles fractionnés en
plusieurs mouvances4. Elle se contente de mobiliser le 43ème Bataillon
d’Infanterie de Marine (BIMa) pour stopper leur descente sur Abidjan. Une
zone tampon est déterminée de manière à garder les forces antagonistes à
bonne distance. Si cette stratégie évite l’embrasement, ni le pouvoir de
Laurent Gbagbo, ni l’intégrité territoriale de la Côte d’Ivoire ne sont
restaurés. Cet exemple de statu quo périlleux dans lequel Paris se retrouve
en attendant une sortie de crise convainc ultérieurement Nicolas Sarkozy de
l’urgence d’un toilettage de fond  : «  L’Afrique doit prendre en charge ses
problèmes de sécurité (…) La présence militaire de la France repose
toujours sur des accords conclus au lendemain de la décolonisation. Il y a
50 ans ! (…) J’affirme que ce qui a été fait en 1960 n’a plus le même sens
aujourd’hui  », prévient-il depuis le Cap, en 2008. Cette survie apparaît
d’autant plus absurde qu’il n’existe aucun accord de défense avec le Tchad
alors que ce pays a été transformé en terrain militaire par la France. Idem en
ce qui concerne le Mali, où l’opération Serval est lancée après l’appel
désespéré de Dioncounda Traoré à François Hollande pour l’envoi urgent
de moyens aériens en vue de stopper une colonne djihadiste. Bien que le
président malien par intérim ne réclame aucune force au sol, celle-ci lui est
fournie5.
L’annonce officielle par Nicolas Sarkozy, depuis l’Afrique du Sud, d’une
renégociation des accords de défense marque un changement notable. A
vrai dire, cette réforme est déjà sur les rails depuis plusieurs mois sans que
les présidents des pays concernés n’aient eu leur mot à dire. Peu avant la
visite du président français au pays de «  Madiba  » plusieurs émissaires,
parmi lesquels l’ancien ministre de la Coopération Pierre André Wiltzer, ont
été envoyés chez Omar Bongo, Faure Gnassingbé et Abdoulaye Wade afin
de les mettre devant le fait accompli. Notifiées dans le très africain LBDSN
de 2008 et dans la Loi de Programmation Militaire 2009-2014, les
nouvelles moutures baptisées « Partenariats de défense et de sécurité » sont
discutées et validées entre 2009 et 2013. Hormis pour Djibouti, les
références aux clauses d’assistance mutuelle et de maintien de l’ordre
disparaissent pour laisser place à de l’assistance ainsi qu’à des « échanges
de vues et d’informations relatifs aux vulnérabilités, risques et menaces à la
sécurité nationale et régionale  ». Entendez du renseignement par la partie
française. Tout aussi favorable à la disparition des bases prépositionnées, le
président Sarkozy joue la transparence en publiant ces textes remaniés après
leur approbation par le Parlement. Une petite révolution dans le monde
feutré de la Françafrique. Au nombre d’une trentaine, ces accords de
seconde génération débarrassés des points les plus critiqués sont calqués sur
les accords de coopération militaire technique qui étaient généralisés à
d’autres pays africains. Abordant les différents champs couverts par la
coopération française (formation, facilités d’escale, organisation des
exercices interarmées…), ils s’imposent à présent de manière uniforme sous
une même nomenclature à l’instar du dernier en date signé avec l’Ethiopie,
début 2019.
Malgré cette évolution, ces nouvelles moutures ne parviennent pas à
éloigner les interrogations des populations africaines quant aux conditions
d’engagement de la France et aux nombreux aspects de son appui aux
armées nationales. Ce scepticisme n’est pas exagéré. Car ce ripolinage ne
supprime pas la possibilité pour le locataire de l’Élysée d’apporter son
concours à un pays menacé. Emmanuel Macron contourne ce nouveau
cadre imposé lorsqu’en février 2019 il donne instruction aux Mirages de
Barkhane de bombarder en territoire tchadien une colonne rebelle venant de
Libye. Il est d’ailleurs singulier de mobiliser une force antiterroriste pour
combattre des rebelles seulement désireux de changer le cours de l’histoire
dans leur pays. Malgré une clarification d’ensemble, les nouveaux accords
ne modifient donc en rien le fondement du militarisme français  : la
sauvegarde d’un rang et d’intérêts primordiaux.
Pire  : ce dispositif fait toujours aussi peu de cas du caractère
antidémocratique dans lequel il s’inscrit. En continuant d’entretenir l’effet
insidieux qu’est le soutien à des régimes guidés par une aspiration profonde
à ne pas œuvrer au développement de leur pays et au bien-être des
populations, cette coopération se situe en tête du réquisitoire anti-français.
Comme si aucun enseignement n’avait été retiré du Rwanda. Au moment
où les sociétés civiles entendent s’émanciper de pouvoirs autoritaires,
quelle logique la France poursuit-elle en affichant une proximité d’armes
avec des pays foncièrement antirépublicains comme le Congo-Brazzaville,
le Cameroun, le Tchad, le Togo ou le Gabon ? Quels dividendes retire-t-elle
de ce résidu d’assurance-vie accordée à des régimes catatoniques ? Quelle
cohérence accompagne le maintien de clauses exorbitantes dont bénéficie
Djibouti, pays où la répression des forces d’opposition bat son plein sous la
férule d’Ismaïl Omar Guelleh ? « Même clarifiés ces accords n’ont plus de
sens », explique un officier supérieur au ministère des Armées sous couvert
de l’anonymat. « Ils rassurent faussement certains pouvoirs qui s’imaginent
encore pouvoir bénéficier de notre protection.  » Quant à la vocation
première de ces partenariats ‒ « aider l’Afrique à bâtir son propre dispositif
de sécurité collective  » comme le prétend le même ministère sur son site
internet ‒ elle ne donne aucun résultat. Cette coopération échoue à
améliorer le niveau de performance des armées locales tant sur le plan
opérationnel que sur celui de leur loyauté. L’implication de centaines
d’instructeurs-formateurs et le foisonnement de programmes financés dans
le cadre bilatéral ou multilatéral n’apportent guère d’amélioration. Minées
par les clivages ethno-régionalistes, ces troupes demeurent à la fois non
structurées et peu aguerries.
«  Le soutien politique français à des régimes autoritaires en Afrique a
donné naissance à des forces armées incompétentes et répressives », alertait
la chercheuse Dominique Bangoura, en 1994, avant d’ajouter  :
«  L’entêtement, depuis 1990, de la diplomatie et des États-majors à se
tourner exclusivement vers les forces du passé sont un désastre pour les
intérêts de la France en Afrique. Que ce soit en terme politiques,
géopolitiques, sociaux, culturels, la France perd de sa crédibilité auprès des
jeunes, des nouvelles élites et de l’ensemble de la société civile en
Afrique. »6 Trente ans plus tard cette analyse n’a pas bougé sous la plume
du chercheur Marc Antoine Pérouse de Montclos : « Par son aide militaire
et financière, la France a contribué à assurer la survie de gouvernements
mal légitimés. En suppléant aux carences de leurs armées et en fournissant
la logistique nécessaire à la poursuite des combats, elle a également permis
à certains d’entre eux de concentrer leurs ressources sur la répression
d’opposants. »7
Cette professionnalisation défaillante s’illustre par le rythme des putschs
et des mutineries récemment observés, signe du caractère extrêmement
friable de ces armées. L’énième irruption des militaires dans le champ
politique malien en août 2020, lors du coup d’État du Comité National pour
le Salut du Peuple (CNSP), puis en mai 2021, sous la main du colonel
Assimi Goïta, n’est pas le seul dérapage, loin s’en faut. En septembre 2015,
le général Gilbert Diendéré, chef d’État-major particulier de Blaise
Compaoré et patron du Régiment de Sécurité Présidentielle (RSP), renverse
le gouvernement burkinabè de transition dirigé par Michel Kafando avant
d’être arrêté. Entre janvier et mai 2017, des mutineries font vaciller le
régime Ouattara en Côte d’Ivoire. Début 2019, une dizaine d’officiers
profitent de l’éloignement d’Ali Bongo du Gabon pour tenter un coup de
force. En mars 2021, une tentative de renversement est maîtrisée au Niger.
En avril, l’armée tchadienne se saisit du pouvoir concomitamment au décès
d’Idriss Déby Itno. Quelques mois plus tard en Guinée, le président Alpha
Condé est renversé par les forces spéciales emmenées par le lieutenant-
colonel Mamady Doumbouya. Que dire du coup d’État de Paul-Henri
Sandaogo Damiba patron du Mouvement Patriotique pour la Sauvegarde et
la Restauration (MPSR) à l’encontre de Roch Marc Christian Kaboré à
Ouagadougou, en janvier 2022  ? Le nouveau cadre de la coopération
franco-africaine en matière de sécurité ne garantit même plus une sorte
d’exclusivité pour Paris. Marquant son retour en Afrique après son
effacement post-Guerre froide, la Russie multiplie les accords du même
acabit (partage de renseignements, formation, travaux de topographie…)
avec plusieurs pays francophones dont le Mali et la Centrafrique.
Même transparente, uniformisée et modernisée, cette coopération s’avère
encore plus gênante lorsqu’elle honore les « sécurocrates » en chef par de
hautes distinctions, souvent à partir de proximités franc-maçonnes. Accusé
d’avoir appuyé sur la gâchette de l’arme ayant couté la vie à Thomas
Sankara au Burkina Faso, en 1987, Gilbert Diendéré, l’homme du
«  puputsch  » de 2015, avait reçu la Légion d’Honneur en 2008 pour ses
médiations dans des prises d’otages d’Occidentaux. Gardien zélé du régime
de Denis Sassou Nguesso et patron de l’influent Conseil de Sécurité
Nationale (CSN), Jean-Dominique Okemba dit « JDO » a droit aux mêmes
honneurs, en février 2010. Une distinction décernée par l’ambassadeur de
France, Jean-François Valette, en personne. Les Congolais, eux, restent
pantois. Paris aurait pu profiter de la révision globale de sa doctrine
militaire pour reconsidérer ses soutiens et amoindrir le sentiment
d’invulnérabilité que confèrent ces marques de reconnaissance à des
personnages hautement controversés. La relation bilatérale s’en serait
trouvée plus présentable et les populations africaines rassérénées. Mais les
enseignements que Paris peut retirer de ses errances ne sont pas, à
l’évidence, l’une de ses qualités premières.

1  République centrafricaine (1960)  ; Gabon (1960)  ; Côte d’Ivoire (1961), Togo (1963)  ; Sénégal
(1974) ; Cameroun (1974) ; Djibouti (1977) et Comores (1978).
2  BOURMAUD Daniel, «  La nouvelle politique africaine de la France à l’épreuve  » in Vues
d’Afrique, Revue Esprit, août-septembre 2003, pp.17-27.
3 Utilisée lors de la conférence de presse ponctuant le sommet France-Afrique de La Baule, le 21 juin
1990.
4 Notamment le Mouvement Patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI), le Mouvement populaire du grand
ouest (Mpigo), le Mouvement pour la Justice et la Paix (MJP).
5 Vincent Jauvert, Mali, histoire secrète d’une guerre surprise, L’Obs, 10 février 2013.
6 BANGOURA Dominique, « Les nouveaux enjeux de la coopération militaire en Afrique » in La
politique africaine au Parlement français, Observatoire Permanent de la Coopération Française
(OPCF), Karthala, Paris, 1998, pp.28-43.
7 Marc Antoine Pérouse de Montclos, Sahel : l’armée française s’ensable, Jeune Afrique, 13 janvier
2021.
11

Le piège des bases prépositionnées

Ancêtres des Zones Outre-mer instaurées après les indépendances, les


bases militaires relèvent du même anachronisme. Bien que la Chine et la
Russie commencent à marcher sur ses pas, la France reste à ce jour le seul
ancien colonisateur à maintenir des postes avancés sur toutes les façades du
continent africain. Officiellement ce quadrillage, élément central de son
influence, revêt plusieurs atouts : la rapidité des secours aux ressortissants ;
la protection de sites sensibles et une capacité à projeter des soldats lors
d’une crise en prémices à sa gestion ultérieure par les Africains.
Le tournant des années 90 assigne à ces bases des objectifs non plus
opérationnels mais logistiques d’appui aux Opex et, plus globalement, de
soutien à l’Architecture Africaine de Paix et de Sécurité (AAPS) initiée par
l’UA, en 2002. Leur pertinence est confirmée par plusieurs crises ayant
exigé une mobilisation rapide. Au Mali, Serval n’aurait pu voir le jour dans
des délais aussi courts sans l’existence des bases d’Abidjan et de Dakar
pour empêcher la descente sur Bamako d’un millier de djihadistes montés
sur deux-cents pick-up et armés jusqu’aux dents. La Mission internationale
de soutien au Mali (Misma) sous conduite africaine prend le témoin avant
d’être remplacée par la Minusma en juillet 2013. En Centrafrique, Sangaris
a été organisée, de 2013 à 2016, à partir du Gabon et du Tchad. Cette
opéraiton évite une déflagration interconfessionnelle après le renversement
de François Bozizé par la rébellion Seleka actionnée par le musulman
Michel Djotodia. En avril 2014, la Mission multidimensionnelle intégrée
des Nations Unies pour la stabilisation de la Centrafrique (Minusca) vient
appuyer l’opération française avant de lui succéder. En Côte d’Ivoire, Paris
évite une guerre civile en interrompant la descente de la rébellion sur
Abidjan, en 2002, et pousse la création de l’Onuci.
Les sphères politiques voient traditionnellement dans ces enclaves une
réponse concrète à la stabilisation d’un théâtre. En 2005, Jacques Chirac
justifie leur maintien depuis Dakar : « Quand une crise se déclenche, c’est à
partir de ces bases que sont projetées rapidement et efficacement les
premières troupes. Puis ce sont les autres bases qui renforcent les unités
engagées. Enfin, si cela est nécessaire, les derniers renforts sont envoyés
depuis la France. Ce dispositif permet la réactivité et l’efficacité
indispensables pour les actions marquées par l’urgence.  »1 En filigrane,
celles-ci participent du sentiment de grandeur perpétuellement recherché.
Comme le souligne le général Bertrand Ract Madoux, chef d’État-major de
l’armée de Terre, dans un rapport parlementaire  : «  Cette liberté dont
dispose la France de pouvoir agir avec ses forces terrestres partout où elle
l’estime nécessaire, à partir de bases disséminées sur les points du Globe
qui lui sont stratégiques reste donc un atout de premier ordre, et même un
facteur de puissance qui la caractérise et qui lui est envié par ses alliés. »2
Malgré la réduction conséquente de leur format, ces dispositifs font de la
France le seul pays en capacité de réagir pour couvrir une crise naissante.
Mais ce cocorico est très fortement nuancé du coté africain. De par le
symbole véhiculé ils sont, à l’instar des partenariats de défense, porteurs des
mêmes germes du rejet français. « La présence de bases militaires alimente
le fantasme d’une France qui n’agit qu’au profit de gouvernements iniques
et pour des causes opaques  », note Le Monde en avril 2008 relatant une
enquête réalisée auprès des ambassadeurs en poste en Afrique3. Malgré le
cadre plus rigoureux réglementant leur statut, ces bases restent assimilées
par nombre d’Africains à l’absence globale d’indépendance et à la
déshérence de leurs classes politiques. Mais l’effet sans doute le plus
dommageable est d’abord supporté par la France. Le premier réflexe des
dirigeants africains étant de la solliciter en cas de crise, tous les avantages
initiaux de cette présence se retournent inévitablement contre elle. Tant que
ces bases subsisteront, et à défaut de prise de relais rapide par des instances
africaines, les soldats français seront condamnés à occuper le terrain et à
s’exposer. Une quadrature du cercle que la crise malienne permet de
résurmer.
Pour sortir de cette situation, la survie de ces points d’ancrage est, elle
aussi, régulièrement posée sur la table des États-majors lors de la rédaction
des LBDSN. De nombreuses voix ont plaidé et plaident toujours pour leur
suppression ou, à tout le moins, la réduction de leur mission à la seule
protection des ressortissants. En 2007, Nicolas Sarkozy s’en fait l’écho dans
son programme de campagne en militant pour «  une présence limitée au
strict minimum lorsque l’Union Africaine (UA) se sera dotée d’une capacité
stratégique et militaire de rétablir elle-même la légalité internationale sur le
continent »4. Une pensée affinée au Cap : « La France n’a pas vocation à
maintenir indéfiniment des forces armées en Afrique.  » Publiée par la
Fondation Jean Jaurès quelques mois avant la présidentielle, la note
«  Quelle politique africaine pour la France en 2012  » ne craint pas de
reconsidérer l’ensemble du système. « Chacun sent bien que ces opérations
sont de plus en plus mal ressenties, mais le débat sur la présence militaire
française en Afrique s’éteint dès l’urgence passée, avec la même
désespérante régularité.  »5 Son auteur, Thomas Mélonio, «  Monsieur
Afrique » du Parti socialiste après avoir succédé à Guy Labertit à ce poste,
ne peut que déplorer une impossible évolution au terme de sa mission en
tant qu’adjoint de la conseillère Hélène Le Gal de 2012 à 2017, au 2 rue de
l’Elysée, siège historique du département Afrique de la présidence
française. Happé dès le début de son mandat par deux menaces
potentiellement dévastatrices, François Hollande n’ose pas modifier cette
architecture malgré une volonté d’assouplissement perceptible à Dakar, fin
2012  : «  Nous n’avons pas besoin de forces statiques en Afrique, nous
avons besoin de forces réactives, capables de s’adapter et de privilégier une
réponse plutôt que simplement une présence (…) C’est dans cet esprit que
sera redéfinie la nouvelle politique de défense de la France. » Comme sous
le mandat Sarkozy, l’actualité de plusieurs pays vient court-circuiter cette
remise en ordre attendue. En montrant l’importance vitale de la base
ivoirienne pour son organisation, Serval entérine de facto le maintien d’une
porte d’entrée à Abidjan. Alors qu’il était question de la supprimer dans la
foulée de la dissolution du 43ème Bataillon d’infanterie de marine (BIMa) en
2009, le processus débouche, au contraire, sur la création des Forces
Françaises de Côte d’Ivoire (FFCI) et la réactivation de ce bataillon, héritier
du 43ème régiment d’infanterie coloniale.
Ne réserver ces bases prépositionnées qu’à la seule protection des
expatriés est, au demeurant, totalement irréaliste. On imagine mal les
soldats français cantonnés dans leur camp sans réagir en attendant qu’une
crise survenue dans leur pays d’affectation s’éteigne d’elle-même. «  Le
refus systématique d’intervenir n’est pas tenable (…) Les intérêts de la
France ne sont pas négligeables au point qu’elle puisse rester l’arme au pied
lorsque des troubles y éclatent », concèdent d’ailleurs les sénateurs Bockel
et Lorgeoux6. Une intervention qui n’aurait pour seul objectif l’exfiltration
de ressortissants relève également du fantasme. Même les opérations
limitées à la seule évacuation d’expatriés à l’exemple de Bajoyer au Zaïre,
en 1993, ou de Pelican en 1997, dans Brazzaville livrée aux milices, ont
supposé une immixtion minimale dans le conflit, toute évacuation étant
suspendue à la sécurisation préalable du terrain. Le sauvetage prioritaire des
ressortissants ne va d’ailleurs pas sans ambiguïté, celui-ci étant souvent
indissociable de la sauvegarde d’intérêts économiques. Sur instruction du
Premier ministre Michel Rocard, l’envoi de parachutistes français à Port-
Gentil au Gabon, en 1990, pour protéger 20.000 Français de nombreuses
émeutes, permettent au même instant de sécuriser les installations d’Elf
dans cette ville, capitale pétrolière du pays. Autre exemple en Centrafrique,
où la force Sangaris forme, en 2013, un cordon étanche autour des usines du
groupe Somdiaa. Ex-patron de la Force Licorne, le général Bruno Clément-
Bollée se veut plus clair : « L’argument du sauvetage de ressortissants pour
justifier le maintien de ces bases répond à une vision franco-française des
crises africaines. Or, il existe une vision franco-africaine diamétralement
opposée selon laquelle elles visent essentiellement à rassurer nos
partenaires et à leur apporter une impression de sécurité. »7 Illustration de
ce sentiment diffus de protection  : même le fragile et peu francophile
président libérien Samuel Doe apostrophe Guy Penne, conseiller Afrique de
François Mitterrand en visite à Monrovia, pour qu’il déploie des soldats
français dans son pays8.

1 Jacques Chirac, Discours sur la présence militaire en Afrique pour le maintien de la paix, Dakar,
3 février 2005.
2  FROMION Yves et ROUILLARD Gwandal. Rapport d’information sur l’évolution du dispositif
militaire français en Afrique, Assemblée nationale, Paris, 9 juillet 2014, p.32.
3 Philippe Bernard, L’image très dégradée de la France en Afrique, Le Monde, 26 avril 2008.
4  SARKOZY Nicolas, «  Mes objectifs en matière de politique internationale  » in France-Afrique,
Sortir du pacte colonial », Politique Africaine, n°105, Karthala, Paris, mars 2007, pp.149-152.
5  MELONIO Thomas, Quelle politique africaine pour la France en 2012  ? Collection Les Essais,
Fondation Jean Jaurès, juin 2011, 53p.
6 BOCKEL Jean-Marie et LORGEOUX Jeanny, op.cit p.261.
7 Entretien avec l’auteur.
8  PENNE Guy, Mémoires d’Afrique (1981-1988), Entretien avec Claude Wauthier. Fayard, Paris,
1999.
12

Repli à Djibouti

Au repli, la France oppose le maintien de troupes nonobstant les


économies d’échelle et la réduction ininterrompue des effectifs
conformément au LBDSN de 2008. «  Il s’agit de concentrer nos moyens
tout en maintenant notre présence, et une couverture stratégique des zones
de prévention et d’action  », explique ce texte. Problème  : cette tendance
entraîne concrètement l’affaiblissement des capacités au moment où les
pays-concurrents montrent un intérêt croissant pour l’Afrique. Djibouti est
un cas d’école.
Dans cette colonie devenue indépendante en 1977, Paris ne dispose plus
de l’avantage longtemps acquis grâce à sa base créée le 1er novembre 1969.
Idéalement situé entre l’Afrique, le Golfe arabo-persique et l’Océan Indien,
ce pays de 23.200 km² et d’un million d’habitants loue chèrement son
positionnement. Celui-ci permet de contrôler le détroit de Bab-el-Mandeb,
zone la plus fréquentée au monde par la navigation marchande. En outre, la
majeure partie du transit éthiopien circule par le port de Doraleh inauguré
en 2017. Alors qu’elle possédait l’unique base étrangère, la France a perdu
de sa prestance. Garnison à ciel ouvert et pièce centrale d’un jeu
international dans la Corne de l’Afrique, l’ancien territoire des Afars et des
Issas s’est ouvert à d’autres pays comme l’Italie ou le Japon à partir des
années 20001 puis aux États-Unis et à la Chine. Washington devient un
acteur central avec l’inauguration de sa seule base africaine, en septembre
2002. Plus de 5.000 soldats œuvrent à la lutte contre la piraterie, le
terrorisme et pour le contrôle des trafics marchands. Ironie du sort, ils
évoluent sur les deux-cents hectares de l’ancien camp français Lemonnier
de la Légion étrangère. Washington utilise également l’aérodrome de
Chabelley.
S’il arrive aux deux armées de mutualiser des opérations, la concurrence
est frontale tout comme avec la Chine au lendemain de l’ouverture de sa
première base militaire navale sur le continent africain, le 1er août 2017.
Haute d’une quinzaine de mètres avec des enceintes infranchissables, cette
infrastructure alignerait près de 10.000 hommes. Elle ambitionne de
défendre les intérêts de Pékin dans la région et de veiller à la sécurité du
Golfe d’Aden. Djibouti représente surtout un axe significatif de la Belt &
Road Initiative de Xi Jinping, projet titanesque de maillage routier et
ferroviaire impliquant près de 70 États. Pas plus le « désarroi » exprimé par
le président djiboutien, Ismaël Omar Guelleh, au président Hollande quant à
l’inarrêtable hégémonie chinoise dans son pays2 que l’installation de
partenaires hautement toxiques pour ses propres intérêts n’ont persuadé
Paris de maintenir un niveau élevé de présence. Celle-ci se tarit au contraire
sans arrêt. « Nous ne pouvons résolument partir au moment où la Chine et
les États-Unis bombent le torse. Et puis, Djibouti reste une très belle base
d’entraînement », ironise un haut-officier du ministère des Armées.
Actuellement arrêtées à 1.450  majoritairement issus du 5ème Régiment
interarmées d’Outre-mer (Riaom), les Forces Françaises de Djibouti (FFDj)
comptaient 1.950 hommes en 2015, soit une baisse de 26 % en sept ans. La
lucidité de plusieurs parlementaires alliée à l’arrivée de la Chine permet de
stopper cette décrue in extremis laquelle, si elle s’était poursuivie, « aurait
remis sérieusement en cause la crédibilité de notre dispositif en Afrique de
l’est  », selon les députés Yves Fromion et Gwendal Rouillard3. Bien que
stabilisée autour de 1.400 hommes cette tendance est difficilement
compréhensible devant l’importance économique de cette région marquée
par l’activisme d’Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) et celui des
Shebabs somaliennes. L’incrédulité soulevée par ces choix est d’autant plus
forte que l’engagement français doit rester fort dans le cadre du partenariat
de défense approuvé en décembre 2011. De tous les pays avec lesquels cet
accord a été renégocié, seul Djibouti conserve la garantie d’une assistance
directe en cas de troubles intérieurs. Or, les effectifs des FFDj conjugués à
la protection de 6.000 ressortissants français, ne permettent pas aux forces
stationnées de remplir cette mission. En mars 2019, Emmanuel Macron
croit pouvoir féliciter les soldats présents dans le pays en saluant leur
« capacité à rayonner dans toute la région, à lutter contre le terrorisme et à
faire face à tous les risques ». Rien n’est moins sûr.

1 Tokyo possède une base depuis 2011, la seule depuis la fin de la seconde guerre mondiale.
2  Sébastien Le Belzic, A Djibouti, la Chine commence à déchanter, Le Monde-Afrique, 5  février
2018.
3 FROMION Yves et ROUILLARD Gwendal, L’évolution du dispositif militaire français en Afrique,
op.cit, p.87 et suiv.
13

L’illusion de forces africaines opérationnelles

La colère antifrançaise l’ignore. Elle minimise l’ampleur du problème


préférant déverser son fiel de manière souvent caricaturale ou se tourner
vers de nouveaux partenaires qu’elle imagine plus performants. Dans sa
stratégie visant à promouvoir les mécanismes africains de paix, Paris trouve
sur son chemin un obstacle de taille  : l’incapacité de ce continent à offrir
une solution viable de substitution. «  Il faut s’y résigner pour l’heure.
L’Afrique n’est pas en état d’assurer sa propre sécurité et de prendre la
relève des troupes françaises. Nous devons créer les conditions de notre
retrait en encourageant les efforts de sécurité régionale.  » Les propos de
Florence Parly, ministre des Armées d’Emmanuel Macron  ? Absolument
pas. Ils remontent à 1984. Ils sont extraits du bilan d’action de Jean-Pierre
Cot, éphémère ministre de la Coopération de François Mitterrand, à la tête
de son ministère1.
Près de quarante ans après cette publication la similitude des situations
est stupéfiante. Quatre décennies n’ont pas suffi à faire émerger des forces
propres au continent capables d’anticiper les crises, de réagir dans
l’urgence, de repousser des menaces ou de pacifier un foyer de tension.
Faudra-il en laisser passer trois supplémentaires pour voir émerger des
contingents panafricains capables d’éteindre un feu latent ou de déminer
des situations annonciatrices de troubles plus sérieux ? Anonnés sur tous les
tons par les présidents en exercice de l’Union Africaine (UA), ces appels
restent lettre morte2. Ce n’est pas faute d’avoir insisté sur la question.
« L’OUA semble globalement paralysée par les conflits entre ses membres
et, si la France et les États-Unis ne s’engagent pas dans le règlement des
conflits, aucun autre pays ne semble vouloir reprendre le flambeau du
maintien de la paix  », regrettait le ministre français de la Défense Paul
Quilès, en 1998.3 « La présence militaire française doit servir en priorité à
aider l’Afrique à bâtir son propre dispositif de sécurité collectif », déclare
Nicolas Sarkozy dix ans plus tard devant le parlement sud-africain. François
Hollande ressort la même litanie pour que l’Afrique puisse être en mesure
de livrer bataille. « Pour maîtriser son destin, (elle) doit elle-même assurer
sa sécurité  », affirme-t-il sans convaincre au sommet de l’Elysée sur la
sécurité, fin 2013. Louables intentions. Sauf que ce vœu s’est perdu dans
l’illusion de la volonté africaine de prendre son destin en main. Malgré
d’innombrables initiatives, l’émergence d’une armée transcontinentale se
résume à des incantations stériles. En 2002, au sommet organisé dans cette
même ville au cours duquel elle a scellé sa naissance, l’UA s’engage
solennellement à créer une Force Africaine en Attente (FAA). Ce
contingent détaché du Conseil de Paix et de Sécurité (CPS) de la nouvelle
organisation panafricaine devait comprendre 30.000 hommes répartis à part
égale dans les cinq organisations sous-régionales dominantes4. Vingt ans
après cette annonce à coups de trompettes romaines, cette armée reste
fantomatique. Elle devait être lancée sur les fonts baptismaux en 2010, sous
la supervision du général guinéen Sékouba Konaté. Elle n’a accouché que
d’un exercice commun à douze pays en Afrique du Sud, en 2015, et à la
création, trois ans plus tard, d’une base logistique au Cameroun. Pour le
reste, la FAA est sur le modèle de la monnaie ouest-africaine : un projet au
long cours semé d’embuches, manquant cruellement de volonté politique et
paralysée par le leadership tatillon de chaque membre de l’UA. Une force
en attente toujours en attente donc. Avant que la FAA ne voit le jour
l’organisation portant la voix de l’Afrique tout entière suggère, telle une
formidable machine bureaucratique, la création d’une Force d’intervention
rapide (Fir) dans la foulée des opérations Serval et Sangaris. Un autre
«  machin  » provisoire de 5.000 hommes pour «  parer au plus pressé  »
comme le suggère le président mauritanien Mohamed Ould Abdel Aziz5.
Ce généreux projet ne connaît pas plus de succès malgré la proposition de
François Hollande de le soutenir en contribuant à former 20.000 soldats par
an. Si l’on s’en tient à cet engagement, la France aurait dû préparer,
encadrer et équiper 120.000 hommes à l’horizon 2020. Seule la démagogie
fut au rendez-vous. En février 2020, l’annonce par l’UA de l’envoi de 3.000
hommes « dans le cours de l’année » pour aider le G5 Sahel ‒ lequel n’est
déjà pas en mesure de rassembler 5.000 éléments prévus lors de son
lancement en 2014 ‒ s’avère du même tonneau. Depuis l’amphithéâtre
Joseph Ki-Zerbo de la faculté d’Ouagadougou, la volonté du président
Macron de «  soutenir l’initiative de l’UA visant à assurer un financement
autonome et prévisible aux opérations militaires africaines  » rejoint le
volumineux registre de bonnes intentions.
En matière militaire, le panafricanisme agité comme un chiffon
idéologique est une pure fiction, un mirage, une fable. Pour des raisons
géopolitiques, politiques et budgétaires, rares sont les États disposés à
mutualiser des troupes en théâtre extérieur. Les divergences de vues
empêchent toute approche collective. Plutôt que de militer pour une armée
transnationale Alassane Ouattara affiche, par exemple, sa préférence pour
que tous les pays ayant des intérêts en Afrique s’unissent en vue de
contribuer à sa sécurité6. Quoiqu’il en soit, les États africains n’ont pas leur
pareil dans l’attitude assez hypocrite visant à se défausser sur la France
pour qu’elle aille au front et qu’elle fasse « le job » dans une spirale aussi
vaine que ruineuse7. Comme le présage Le Monde début 2013 à propos du
Mali : « Les armées africaines vont avoir du mal à prendre le relais. »8
Pourquoi cette absence de réactivité faisant obligation à l’Hexagone
d’occuper le terrain dans une solitude quasi métaphysique  ? Au-delà de
l’immobilisme et des querelles de leadership, l’explication se trouve dans le
profilage des forces africaines. Outre une insuffisance abyssale de moyens,
ces armées de papier furent dès leur naissance détournées de leur mission
régalienne et républicaine. Au sortir de la période coloniale, les présidents
fraîchement élus optent pour des armées nationales dépenaillées et
clochardisées afin d’éviter qu’elles ne se retournent contre leur pouvoir au
regard de la fièvre putschiste des années 609. Volontairement dégarnie,
l’armée ivoirienne ne compte, par exemple, que quelques milliers
d’éléments, Félix Houphouët-Boigny préférant se placer sous protection
française. Pour parer à toute velléité de déstabilisation dans un
environnement marqué par les révolutions de Palais, ces chefs d’État
préfèrent faire reposer leur sécurité sur des gardes rapprochées. Choyées,
mieux équipées, ces armées de régime constituées sur une base ethnique
(Zaghawas au Tchad, Mbochis au Congo-Brazzaville, Téké au Gabon,
Kabyé au Togo…), captent une partie léonine des budgets déjà saignés par
les programmes du Fonds Monétaire International (FMI). Face à ces troupes
privilégiées, les armées nationales affichent une insuffisance structurelle10.
L’armée tchadienne ne compte officiellement que 25.000 hommes, mais la
garde présidentielle montée par Idriss Déby Itno comprend plus de 5.000
éléments. Dans une majorité d’États, ces armées n’excèdent pas 30.000
soldats comme au Bénin (7.250)  ; au Burkina Faso (12.000)  ; en Côte
d’Ivoire (27.400) ; au Niger (5.300) ; au Gabon (4.700) ; au Togo (8.500) ;
au Cameroun (15.400). Des chiffres sans commune mesure avec ceux des
puissances sous-régionales. En 2019, l’armée nigériane totalise 135.000
hommes ; celle de l’Angola 107.000 ; celle du Congo-Kinshasa, 134.000 et
celle du Soudan 104.00011. Résultat  : de nombreux régimes rechignent à
mobiliser ces troupes sur les fronts extérieurs par peur de se découvrir ou de
devoir gérer d’inextricables revendications, voire des mutineries au retour
de leurs missions. A l’image de feu le RSP au Burkina Faso, le Régiment
commando de la garde présidentielle du Togo (RCGP), les Forces
maliennes de Défense et de Sécurité (FDS), le Groupement de Sécurité de
la Présidence de la République (GSPR) de Côte d’Ivoire ou les Gardes
républicaines (GR) du Gabon et du Congo, ces forces émoussent
arithmétiquement les armées gouvernementales, soldatesque sous-formée,
peu habituée au combat et encore moins préparée à affronter la bombe à
fragmentation que représente le terrorisme transfrontalier.
A titre d’illustration la Côte d’Ivoire, qui doit intégrer des milliers d’ex-
rebelles à l’armée régulière après l’Accord de paix de Ouagadougou de
2007, éprouve toutes les difficultés à former un bataillon de 600 hommes
destinés à la Minusma. Envoyé au Mali, ce dernier sera rappelé pour
insuffisance opérationnelle. Pour le colonel Peer De Jong : « Ces armées ne
pratiquent pas l’offensive, le combat de rencontre, l’usage de la surprise. Le
combat, s’il est asymétrique pour les Occidentaux, est totalement
symétrique pour les armées sahéliennes. A l’exception des armées
tchadiennes et mauritaniennes sous-tendues par de vieilles traditions
guerrières et qui ont procédé à des réformes, la plupart des armées locales
ne sont pas adaptées à la situation.  »12 Ces caractéristiques expliquent les
pertes incalculables des armées malienne, nigérienne et burkinabè.
Principalement effectuée dans un cadre européen, leur formation s’avère
elle-même des plus laborieuses tant les mécaniques de Bruxelles tuent toute
forme de fluidité. Au Mali, la Mission de formation de l’UE (European
Union Training Mission, EUTM-Mali) installée après Serval mobilise plus
de 600 instructeurs de vingt pays différents. « Ces commandements vont de
la Lituanie à l’Espagne en passant par l’Allemagne, l’Estonie, l’Irlande ou
la Pologne. Ils ne se comprennent pas entre eux. Leur français et leur
anglais sont à couper au couteau. Et rares sont les officiers ou les soldats
maliens à parler anglais  », soutient Peer De Jong, avant de déplorer  :
« L’Europe dépense des milliards € dans ces programmes à fonds perdus. Il
n’y aucune coordination pédagogique. Chacun amène son savoir-faire. On
est dans une forme de théâtre d’ombre qui matérialise l’engagement des
Européens mais qui n’a pas de réelles ambitions opérationnelles. »
Les tentatives de bâtir une sécurité africaine n’ont pourtant pas manqué
avec, dans certains cas, un franc succès. Fidèle à sa nouvelle doctrine visant
à transférer les mécanismes de gestion des crise, la France tente rapidement
de renverser la logique de ses engagements. Début 1997, elle s’implique
dans la crise centrafricaine à partir de ses deux bases avant de retirer son
appui au président Ange-Félix Patassé dit «  AFP  » menacé par une
rébellion et une série de mutineries. Elle sollicite ses partenaires pour
partager ce fardeau. Mise sur pied, la Misab est chargée de gérer ces
énièmes soubresauts. Encadrée par une cinquantaine de soldats français,
elle comprend des éléments sénégalais, burkinabè, tchadien et togolais. De
la même manière, Paris se refuse ‒ du moins officiellement ‒ à aider Denis
Sassou Nguesso, trop heureux de l’implication de l’Angola de José Eduardo
Dos Santos dans la guerre civile congolaise. Début 1999, la France soutient
l’Economic community of West African States Cease-Fire Monitoring
Group (Ecomog), le bras armé de la Communauté économiques des États
d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), pour mettre fin à une rébellion en Guinée
Bissau. Voulant éviter tout déploiement au sol, elle se contente de financer,
d’équiper et de transporter sur place 600 hommes de cette force. Elle ne
s’immisce pas davantage dans les guerres civiles libérienne et sierra-
léonaise, séquences tragiques ayant favorisé la montée de la même Ecomog,
qui parvient durant de longs mois à protéger Monrovia des tentatives de
pénétrations rebelles. En 1998, l’armée de la Cédéao réussit également à
pénétrer dans Freetown pour restaurer le régime d’Ahmed Tejan Kabbah
après son renversement par Johnny Paul Koroma, seigneur de guerre à la
tête de l’Armed Forces Revolutionnary Council. Hormis l’opération
Espadon d’évacuation de ressortissants dans la capitale sierra léonaise en
juin 1997, Paris se tient sciemment à l’écart des événements non sans jouer
sa partition au Conseil de sécurité de l’Onu pour prévenir tout débordement
sur la Côte d’Ivoire. Sur ce point, l’analyse du diplomate Jean-Marc
Châtaigner sur les mécanismes mis en œuvre par les Nations Unies
actionnées par le Royaume-Uni et la Cédéao, nonobstant les graves dérives
des éléments nigérians de l’Ecomog, est éclairante13.
Les médiations africaines redoublent dans les années 90 au rythme des
crises qui éclatent dans le sillage des vagues démocratiques. Ne voulant se
mettre trop en avant, la partie française s’appuie sur des alliés comme
Blaise Compaoré, arbitre ambiguë de plusieurs foyers de tensions ouest-
africains. C’est le cas au Togo (1993), en Guinée (2009) ou au Mali (2013).
La crise ivoirienne mobilise de nombreux médiateurs du continent. Outre
l’Accord de paix de Ouagadougou scellé par Compaoré entre Laurent
Gbagbo et les forces rebelles, plusieurs pays (Kenya, Nigéria, Afrique du
Sud, Ghana, Bénin…) se succèdent à Abidjan pendant la crise post-
électorale de 2010-2011 via la Cédéao et l’UA. Plusieurs Opex montées par
la France parviennent par ailleurs à passer le flambeau à des missions
onusiennes de maintien de paix. En 2012, la Misma sous commandement de
la Cédéao (6.000 hommes) précède la Minusma. A Bangui, la Misca lancée
en 2013 sous la conduite de l’UA est appuyée par Paris et relayée par la
Minusca. Au Mali, la crise née du putsch contre Ibrahim Boubacar Keita, en
2020, déclenche aussitôt les mécanismes rôdés de la Cédéao, sous
présidence ghanéenne, sans autre forme apparente d’intrusion occidentale.

1 COT Jean-Pierre, A l’épreuve du pouvoir, Le Tiers-Mondisme, pour quoi faire ? Le Seuil, Paris,
1984.
2 « La sécurité du continent africain relève avant tout de la responsabilité individuelle et collective
des États africains (…) La quête de la sécurité et de la stabilité exige un élan consensuel pour un
mécanisme de règlement des conflits  », affirme Blaise Compaoré, alors président en exercice de
l’organisation continentale à l’ouverture du XXème sommet Afrique-France à Paris, en 1998.
3 Marie-Laure Colson et Stephen Smith, A Paris, Grand-messe franco-africaine. Au menu : tentative
de médiation des conflits en cours, Libération, 27 novembre 1998.
4  Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao)  ; Communauté des États
d’Afrique centrale (Cemac)  ; East African Community (EAC) et Southern African Dévelopment
Community (SADC) et Union du Maghreb Arabe (UMA).
5 Charlotte Bozonnet, Union Africaine : une dizaine d’États volontaires pour une force de réaction
rapide, Le Monde, 1er février 2014.
6  La France appelle l’Afrique à prendre en charge sa sécurité lors du sommet de Paris, AFP,
6 décembre 2013.
7 Jean-François Julliard, Hollande, justicier solitaire en Afrique, Le Canard Enchaîné, 30 juillet 2014.
8 La France est au Mali pour longtemps, Éditorial, Le Monde, 5 février 2013.
9 Pour exemple le Dahomey, futur Bénin, enregistre des coups d’État en 1963, 1965, 1967 et 1969 ;
le Congo-Brazzaville en 1963 ; la Haute-Volta en 1966 ; le Congo-Kinshasa en 1960 et 1965.
10  SOUKA Souka, L’Afrique malade de ses militaires, L’Harmattan, Collection Études africaines,
Paris, 2020.
11  Chiffres extraits de BONIFACE Pascal (dir), L’Année Stratégique 2020, Analyse des enjeux
internationaux, Armand Colin, Paris, 2019.
12 Entretien avec l’auteur.
13 CHATAIGNER Jean-Marc, L’Onu dans la crise en Sierra Leone, Les méandres d’une négociation,
Céan-Karthala, Paris, 2005. Voir aussi GAULME François, Intervenir en Afrique, le dilemme franco-
britannique, Ifri, Paris, 2001.
14

Isolement

En dépit de tous ces efforts, ces médiations et autres pourparlers sous


l’arbre à palabres ne parviennent pas à modifier la configuration des armées
locales. Rares sont les pays francophones dotés de la capacité à
accompagner les crises sans l’appui des forces françaises. Ces facteurs
ajoutés à l’atonie de la communauté internationale expliquent l’isolement
de Paris, contraint de suppléer cette déficience globale et de subir la
pusillanimité des responsables africains. Fin 2017 à Accra, Emmanuel
Macron est félicité pour sa « détermination » à lutter contre le terrorisme au
Sahel par son homologue Nana Akufo-Addo. Un satisfecit auréolé d’un
vibrant « Africa Must Unite ! ». Malgré ce lyrisme, le président ghanéen se
garde bien d’épauler ses « frères » malien, burkinabè ou nigérien1. « Avant
de déclencher Serval au Mali, François Hollande avait contacté plusieurs
chefs d’État de la sous-région pour évaluer les capacités d’appui à cette
opération  », explique un ancien conseiller de François Hollande2. «  A
chaque fois, on lui a rétorqué  : on vous laisse faire, seuls les Français
peuvent intervenir ! »
De fait, la France en est réduite à élargir la ligne d’horizon pour viabiliser
Barkhane en construisant d’improbables alliances avec les Emirats Arabes
Unis ou en montant un bric-à-brac de contributions insuffisantes (avions
médicalisés ou de transport de troupes, formations…) avec des partenaires
comme l’Allemagne, la Lettonie ou le Danemark, apporteur d’hélicoptères
de transport3. La belle affaire. Pour ce qui la concerne, l’UE doit consacrer
430  millions € au G5 Sahel. En 2020, six ans après la création de cette
force, cette enveloppe n’était pas encore intégralement débloquée. Arrêtée à
10  millions €, la contribution des cinq États de cette même force se fait
toujours attendre. Par définition long, le déblocage des fonds détermine lui-
même l’acheminement non moins épique des matériels, véhicules et
équipements. D’où un dépouillement sur le terrain. « La France a empêché
le Mali d’exploser, mais elle n’est pas en capacité de stabiliser le terrain »,
estime Peer De Jong4. A Pau en janvier 2020, la demande explicite du G5
Sahel pour que Paris maintienne expressément son engagement témoigne de
l’impuissance de l’Afrique à relever le défi de sa maturité militaire.
Alors qu’elle prie depuis 2020 pour l’arrivée rapide des renforts de forces
spéciales européennes, notamment estoniennes, roumaines ou portugaises,
regroupées au sein de la task-force Takuba5, la France reçoit la monnaie de
son péché originel. Après avoir bataillé sur tous les terrains africains, torse
bombé et sabre au clair, elle se croyait aguerrie, experte, performante,
invincible. Les nouvelles menaces la plongent dans un désarroi existentiel.
La nature inédite du danger dans cette région avec l’émergence d’un
terrorisme endogène, la superficie sur laquelle ce dernier interagit, le
nombre d’ennemis potentiels et leur extraordinaire volatilité devraient
justifier de mobiliser un nombre de soldats de très loin supérieur aux 5.100
de Barkhane pour engranger des résultats. «  En se retrouvant seule, la
France devient une cible encore plus exposée aux groupes qu’elle prétend
combattre. Paradoxalement, elle ne fait qu’augmenter la menace  », juge
Bernard Squarcini, partisan d’un retrait de cette zone où, à tout le moins, de
la création d’une force multinationale6.
Les faits tendent à donner raison à l’ancien patron des renseignements
intérieurs français sous la mandature Sarkozy. Soldats et dispositifs
tricolores deviennent les ennemis par excellence. Des cibles absolues. En
février 2021, dans un exercice rarissime de transparence, le patron de la
Direction Générale du Renseignement Extérieur (DGSE), Bernard Emié,
dévoile d’ailleurs publiquement les dessous d’une réunion entre les
principaux émirs d’AQMI destinée à organiser des actions d’envergure
contre la France dans la région. Limité dans son champ d’action, cette
dernière n’est pas en mesure de freiner un phénomène grossissant. Bien que
qualifiée de « très belle » par le chef d’État-major François Lecointre, la loi
de programmation militaire 2019-2025 n’autorise pas, d’après lui, «  la
montée en puissance qui (nous) permettrait de faire face à un conflit
classique de grande intensité, ni même à certaines situations dégradées »7.
Alors que l’Américain Donald Trump (2016-2020) fait régulièrement peser
une épée de Damoclès sur Barkhane en annonçant la fin possible de la
participation américaine pourtant vitale du point de vue de l’Intelligence,
Surveillance et Reconnaissance (ISR)8, il n’y a pas d’autres alternatives que
de s’appuyer sur des États dont l’incurie a précisément favorisé la
prolifération des groupes contre lesquels la lutte est engagée. Et lorsque les
présidents de ces mêmes pays émettent à leur tour des doutes à l’image d’un
Ibrahim Boubacar Keita ou d’un Mohamed Bazoum, la situation devient
tout bonnement ingérable.
Pour ne rien arranger, Paris associe ses efforts à des armées de plus en
plus contestées localement en raison des exactions et des représailles sur les
civils, ce qui n’améliore en rien le ressentiment anti-français. En juin 2017,
des militaires raflent et torturent près de 80 villageois suspectés de soutenir
le mouvement Ansarul Islam dans la région de Djibo, au nord du Burkina
Faso9. L’Onu répertorie plus de 100 exécutions extra-judiciaires par les
Forces maliennes de Défense et de sécurité (FDS) au premier trimestre de
2020. Plus de 130 meurtres d’hommes, de femmes et d’enfants sur les 600
comptabilisés au second trimestre, dans le centre du pays, sont attribués aux
mêmes forces. En septembre 2020, la Commission Nationale des Droit
Humains du Niger (CNDH Niger) affirme avoir découvert six fosses
communes dans le Tillaberi (nord-ouest) contenant plus de soixante-et-onze
cadavres de civils. Des morts attribuées à l’armée nationale pendant des
opérations de lutte anti-djihadistes. Pour la seule année 2020, l’organisation
Armed Conflict Location & Event Data (Acled), qui recense les faits de
violence dans le monde avec une précision d’orfèvre, dénombre plus de
2.400 civils tués au Burkina Faso, au Mali et au Niger. Selon un militant
malien des Droits de l’homme, «  l’intensification des opérations
antiterroristes décidée à Pau (…) a eu une conséquence tragique
inattendue : en 2020, plus de civils et suspects non armés ont été tués par
des éléments des forces de défense et de sécurité que par les groupes
extrémistes »10.
En quête de sens à son action, la France pourrait cyniquement expliquer
l’insolente santé de son militarisme par les pressions de sa puissante
industrie d’armement et le potentiel de la demande africaine en la matière.
Au Sahel, les armées de terre et de l’air testent, mettent en pratique,
éprouvent le matériel. Ce terrain est une école d’énergie pour les soldats.
Or, même sur ce plan le divorce est consommé, voire consumé. Selon
l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri)11, Paris
ne représente que 6,8  % du marché mondial de l’armement établi à
1.917  milliards $ en 2019, soit 2  % du PIB mondial. En 2018, les
exportations mondiale vers le continent s’établissent à 40  milliards $, en
retrait de 8,4  % par rapport à 2017. La diminution nette des ventes
mondiales d’armes et d’équipements à l’Afrique bénéficie depuis 2014 au
Moyen-Orient. Seuls l’Afrique du Sud et le Nigéria tirent ce marché avec
un niveau de dépense respectif de 3,5  milliards $ et d’1,9  milliard $ en
2019, chiffre insignifiant lorsqu’il est ramené au volume mondial de ventes.
La France se situe au quatrième rang des pays exportateurs, mais très peu
d’achats des États africains la concernent. Aucun pays du G5 Sahel ne se
fournit auprès d’elle. « Il y a beaucoup de concurrence entre les différents
pays fournisseurs, et il semblerait que la France n’ait pas nécessairement
réussi à en tirer profit, en tout cas pas autant qu’auparavant. Le lien avec les
anciennes colonies est en train de se desserrer  », explique la chercheuse
Aude Fleurant, directrice du programme Armes et dépenses militaires du
Sipri.12
Résumons  : Paris dépense annuellement plus d’un milliard € pour
viabiliser Barkhane sans aucune visibilité, sans parvenir à renverser la
tendance avec l’ennemi et sans pouvoir écouler un minimum
d’équipements. Financièrement faibles, les États africains se fournissent
prioritairement auprès de la Chine, de la Russie et de la Turquie, pays qui
accroissent leur emprise avec leurs propres programmes de coopération
militaire ou accords de défense.

1  Pourquoi le Ghana n’est pas touché par le djihadisme, Georges Ibrahim Tounkara et Martina
Schwikowski, Deutsch Welle, 23 juillet 2021.
2 Entretien avec l’auteur.
3 Laurent Lagneau, Barkhane, Le détachement danois d’hélicoptères de transport lourd a atteint sa
capacité opérationnelle, Site Opex360.com, 20 décembre 2019.
4 Entretien avec l’auteur.
5  Nathalie Guibert, La très lente éclosion de la force européenne Takuba au Mali, Le Monde, le
3 août 2020.
6 Entretien avec l’auteur.
7 Vincent Lamigeon, Otan, Barkhane, Russie : l’audition explosive du chef d’État-major des armées,
Challenges, 22 janvier 2020.
8 Barkhane : le Pentagone ne promet rien à Paris, AFP, 29 janvier 2021.
9  Human Rights Watch, «  Le jour nous avons peur de l’armée et la nuit des djihadistes  », Abus
commis par des islamistes armés et par des membres des forces de sécurité au Burkina Faso, Rapport,
2018.
10 Drissa Traoré, Sahel : en 2020, plus de civils ou suspects non armés ont été tués par des forces de
sécurité que par les groupes extrémistes, Tribune, Le Monde, 14 février.
11  Voir Sipri Yearbook 2019  : Armaments, Disarmament and International Security, Oxford
University Press, 2018.
12 France : les ventes d’armes françaises progressent, mais pas en Afrique. RFI, 11 mars 2019.
15

La force de l’abandon

Il n’y aurait meilleure voie pour Paris que de revoir en profondeur ses
modes d’intervention par l’abandon de toute présence armée directe sur le
modèle d’autres anciennes puissances coloniales. Imagine-t-on des
parachutistes portugais plonger sur Luanda, Bissau ou Maputo  ? Est-il
envisageable que le Royaume-Uni se déploie sur plusieurs années au
Nigéria, au Ghana, au Kenya ou en Tanzanie  ? Confrontés aux mêmes
menaces que leurs voisins francophones, ces pays acceptent-ils une force
étrangère durablement installée sur leur sol  ? La réponse vient du
Mozambique, pays fragilisé par le groupe djihadiste Ahlu Sunna wal Jamaa
(«  Les adeptes de la tradition du Prophète  ») dans la province de Cabo
Delgado à l’extrême-nord. En mars 2021, lors de la terrible attaque de la
ville de Palma, le président Filipe Nyusi ne demande aucune intervention
internationale préférant, dans un premier temps, laisser agir les Sociétés
Militaires Privées (SMP) comme le sud-africain Dyck Advisory. La France,
qui dispose de troupes à Mayotte, à 1.200  km, fait des propositions
d’intervention sans être entendue au grand dam du président Macron.
L’implication des Américains et des Européens, Portugais en tête, se limite
à la formation de l’armée nationale. Au printemps 2021, seul un millier de
soldats rwandais et les troupes des pays-membres de la Southern African
Development Community (SADC) qui chapote l’Afrique australe sont
autorisés à s’engager1. Cette sécurisation 100  % africaine obtient des
résultats quasi immédiats comme en témoigne la reprise de la ville portuaire
de Mocimboa da Praia, bastion des islamistes et cible de leur première
attaque, en 2017.
Lors d’un débat sans vote concernant Barkhane au Sénat, début 2021, le
président de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des
forces armées Christian Cambon s’inquiète  : «  Un retrait brutal de nos
armées ne serait pas conforme à nos intérêts. »2 Soit. Mais un maintien sans
résultats probants enracine l’image négative d’un pays uniquement animé
par une logique conquérante et raidi sur ses positions. Quel que soit
l’ampleur du danger, rien ne justifie plus que la France continue de
guerroyer sur les cendres de son Empire comme au temps béni des colonies
et de la mise en coupe réglée de ses territoires. Et tous les arguments
franco-français à l’appui de ses interventions ou de la perpétuation aveugle
de sa présence sont des leurres.
Le premier ‒ la protection des ressortissants ‒ ne nécessite plus du point
de vue opérationnel l’existence de hubs ou de portes d’entrée immobiles en
Afrique. A supposer qu’elle soit rendue indispensable, une opération
d’évacuation peut être anticipée et organisée à l’aide de dispositifs
aéroportés projetés depuis le territoire français et pouvant, le cas échéant,
s’appuyer sur les navires mouillant aux larges des côtes africaines. «  Les
ressortissants sont un argument spécieux. Une tarte à la crème sécuritaire
pour maintenir nos bases. Leur fermeture ne changerait rien à notre relation.
Celle-ci restera dense du fait de la réalité des liens humains.  », estime un
ambassadeur de France en poste en Afrique de l’Est.
Le second argument qui est d’invoquer des raisons humanitaires pour
légitimer une intervention n’est pas plus recevable. Si de nombreuses
opérations ont été montées pour stopper une crise, cet objectif reste
aléatoire et varie au gré des intérêts clairs de Paris. L’altruisme humaniste
joue comme un paravent. La France se mobilise en Côte d’Ivoire, au Mali
ou en Centrafrique et pas au Libéria, où la guerre civile de 1989 à 1997 fait
plus de 200.000 victimes alors que ce pays se situe à quelques enjambées de
ses bases de Dakar et d’Abidjan. Pour angélique qu’il soit, le concept
d’intervention armée à vocation humanitaire relève du mythe, du lexique
pour communicant en herbe. Toute armée défend d’abord l’intérêt supérieur
de la Nation dont elle porte les couleurs, le drapeau, les valeurs. Le reste
n’est que diversion. Certes, la France ne dispose pas d’intérêts au Sahel qui
puissent conforter les accusations de «  pillage  ». Ses échanges avec cette
zone sont insignifiants, y compris du point de vue uranifère. Il y a bien
longtemps que la multinationale Orano (ex-Areva), elle-même victime du
terrorisme dans cette zone, ne mise plus exclusivement sur le Niger pour
son approvisionnement. Non contente d’avoir abandonné l’ambitieux projet
d’exploitation du site d’Imouraren (nord), présenté comme le gisement le
plus prometteur au monde3, sa filiale Cominak (Compagnie minière
d’Akouta) stoppe ses activités en 2021. Elle opérait dans le pays depuis
1978. Comment expliquer, dans ces conditions, la permanence de
l’engagement militaire français ? Par l’irrépressible besoin de peser sur les
affaires du monde à travers la défense messianique d’un modèle de
démocratie-laïque dans une zone qui ne l’est plus depuis belle lurette.
Autre argument et non des moindres, l’évocation obsessionnelle de la
menace que feraient peser les djihadistes sahéliens sur le territoire national
pour motiver le bruit des armes est trompeur compte tenu du profil des
individus ayant frappé la France ces dernières années. Reprenant un narratif
présidentiel et ministériel convenu, Christophe Bigot, le directeur Afrique
du Quai d’Orsay, explique que «  La paix et la sécurité du continent
déterminent notre stabilité. C’est le sens notamment de notre engagement
au Sahel.  »4 Les faits tordent le cou à ces fausses croyances. Aucun
subsaharien n’est mêlé au flot de clandestins franchissant la Méditerranée
sur des embarcations de fortune dégonflées. Les rares cas proviennent
d’Afrique du Nord. Brahim Aissaoui, l’auteur de l’attentat de la Basilique
Notre-Dame de Nice en novembre 2020, a rejoint la France après avoir
quitté sa ville natale de Sfax, en Tunisie, en passant préalablement par
l’Italie. Jamel Gorchane, l’assassin d’une agente administrative dans le
commissariat de Rambouillet, en banlieue parisienne, en avril 2021, est
originaire du même pays. Appelé à s’exprimer sur la provenance des
terroristes ayant ensanglanté le sol français, le ministre de l’Intérieur,
Gérard Darmanin, explique sur France-Inter, en février 2021, que «  notre
ennemi est idéologique et ne relève pas de l’immigration. Les trois-quarts
des attentats ont été commis par des Français »5. Même si la France reste
une cible de choix pour la nébuleuse islamiste, ses gouvernants et
commentateurs oublient volontiers que le terrorisme frappe prioritairement
l’Afrique et ses populations avant d’envisager se télétransporter à des
milliers de kilomètres. Emprunter les canaux de l’immigration, légale ou
non, n’est pas a priori la pensée première d’un membre d’AQMI ou de
l’EIGS localisé à Gao, Tombouctou, Zinder ou Fada-Ngourma. La logique
de ces groupes est d’abord de chasser toute présence occidentale des zones
où ils prospèrent.
Quant aux inquiétudes sur l’émergence d’un vaste proto-État islamiste
recouvrant tout le Sahel brandi par certains responsables, experts ou
éditorialistes comme un effroyable scénario en cas de départ définitif des
soldats français, il ne convainc pas. Quand bien même elle serait réaliste,
cette perspective imposerait à l’Afrique de se mobiliser, de prendre
l’initiative, de se réinventer rapidement en s’appuyant sur des mécanismes
endogènes de pacification et de négociation. Figure morale au Mali à
l’origine des mobilisations contre Ibrahim Boubacar Keita après l’avoir
soutenu en 2013, l’Imam Mahmoud Dicko n’a-t-il pas obtenu un temps un
cessez-le-feu d’Iyad Ag Ghali, fondateur d’Ansar Dine et futur dirigeant du
Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans (GSIM) affilié à Al-Qaïda
grâce à ses entrées au sein de la mouvance djihadiste ? Début 2020, « IBK »
ne confie-il pas sur France 24 avoir engagé des pourparlers avec cet émir et
son coreligionnaire, Amadou Diallo alias « Amadou Koufa », fondateur de
la katiba Macina présente dans le centre du pays, et dont la France annonce
la mort par erreur ?6
En octobre 2020, plus de deux-cents djihadistes ne sont-ils pas libérés de
la prison centrale de Bamako sans qu’aucun juge ne prononce leur relaxe en
échange de la libération ‒ entre autres ‒ de la Française Sophie Pétronin et
du chef de l’opposition malienne Soumaïla Cissé, enlevé quelques mois
plus tôt aux alentours de Tombouctou ?7 Des libérations obtenues grâce aux
canaux maliens via le touareg Ahmada Ag Bibi, ex-lieutenant d’Ag Ghali et
notable de Kidal. Fin 2020, le Premier ministre malien de la transition,
Moctar Ouane, n’exprime-t-il pas sur France 24 sa disponibilité pour de tels
pourparlers en rappelant que le «  dialogue avec les terroristes est une
volonté des Maliens  »8  ? Au Burkina Faso, le chef du gouvernement
Christophe Joseph Marie Dabiré n’envisage-t-il pas dans son discours de
politique générale, début 2021, «  la possibilité d’engager éventuellement
des discussions » avec les djihadistes ? « On ne négocie pas avec AQMI »
avançait Idriss Déby Itno en 20139. La preuve que si. Une volonté partagée
par une frange majoritaire de sahéliens10. Non seulement la France ne voit
rien venir au Mali malgré ses relais dont on ne peut que constater la
porosité, mais la libération de Sophie Petronin vaut un regain de popularité
à son pire ennemi. Traqué depuis des années, le patron du GSIM profite de
cette opération pour festoyer avec ses hommes ramenés au bercail dans la
région de Tessalit. Passé maître es-dissimulation, ce dernier apparaît
narquois sur des vidéos après cet épisode tout en «  faisant bombance  »
comme le note avec l’humour qui le caractérise le journaliste-caricaturiste
franco-burkinabè Damien Glez11.
Par-delà la réjouissance suscitée par la libération d’otages, cette opération
est riche d’enseignements12. Elle montre d’abord combien les performances
des services de renseignement français s’étiolent dans cette Afrique
autrefois terre de prédilection. « Nous avons été informés de la libération de
Sophie Pétronin par la partie malienne. Nous n’avons absolument pas été à
la manœuvre », confesse Franck Paris13. Des tuyaux percés qui soulèvent,
de surcroît, la sidération de l’armée française. Alors que cette dernière a
bien du mal à cerner le sens de son rôle au Sahel, la liberté accordée à des
dizaines d’hommes qu’elle a contribué à arrêter, dont certains ont participé
aux attentats de 2016 à Ouagadougou, brouille définitivement les pistes14.
Demain d’autres Occidentaux ou personnalités locales seront enlevés puis
libérés moyennant de vider de nouveau les prisons de Bamako ou de
Niamey. Il faudra aux autorités françaises beaucoup de tact et
d’argumentations pour expliquer aux familles des soldats tués dans cette
lutte incertaine que leur sacrifice apparaît comme une somme nulle.
La concorde civile esquissée au Mali entre les nouvelles autorités issues
du coup d’État d’août 2020 et les mouvements armés, signataires ou non de
l’Accord d’Alger, renforce l’idée d’un nécessaire désengagement15. Mais la
France trouve encore le moyen de verser dans le paternalisme et l’invective.
Dans sa prétention ethnocentrique à vouloir tout régenter au nom de son
implication sur le terrain, elle tente de déposséder les autorités maliennes de
toutes initiatives en imposant parallèlement le respect d’un sacro-saint cycle
électoral. Alors que Bamako est tenté d’établir un début de dialogue avec
certains groupes sur le modèle Afghan, Paris met son veto en bornant toutes
discussions16. Une telle option permet pourtant de sceller début 2020, au
Qatar, la paix entre les autorités afghanes et les Talibans sous l’égide
américaine après dix-huit ans de conflit. Certaines voix comme celle du très
françafricain ambassadeur Nicolas Normand, en poste à Bamako de 2012 à
2016, vont jusqu’à vouloir soumettre l’engagement sur le terrain à la
réforme complète de l’appareil administratif malien, transformant ce pays
en sous-préfecture française17. Que dire des sommations macroniennes
adressées aux autorités de Bamako pour qu’elles organisent mordicus une
présidentielle en 2022  ? Au lendemain de l’intervention Serval, François
Hollande avait usé du même ton comminatoire pour la tenue de l’élection
de septembre 2013 dont «  IBK  » sortira vainqueur. On connait la suite.
Après le temps des conditionnalités démocratiques, celui des
conditionnalités militaires.
Malhabile, cette ingérence se veut également outrancière. Non contente
de circonscrire la démocratie à une simple consultation électorale, elle
braque les opinions. «  Au Mali, ce n’est pas à la France d’imposer ses
solutions  », assène l’Imam Mahmoud Dicko18. A rebours des perceptions
françaises, les perspectives de voir émerger de grands ensembles appliquant
un islam rigoriste dans les pays du champ ne dissuadent d’ailleurs pas les
voix expertes de plaider pour un repli définitif. Dans « Une Guerre perdue »
Marc-Antoine Pérouse de Montclos défend cette option pour conjurer
l’enlisement19. Serge Michailof voit dans la chute d’«  IBK  » l’occasion
inespérée de plier les gaules, de sortir du piège de devoir travailler avec des
régimes minés de l’intérieur20.
En avril 2021, l’annonce par le nouveau président américain Joe Biden de
retirer le reste de troupes américaines d’Afghanistan aurait dû conduire
Emmanuel Macron à une réflexion globale sur un retrait définitif du
Sahel21. Pas plus que les États-Unis ne sont parvenus à ériger un État et une
armée prometteuse à Kaboul après vingt ans d’engagement, la bataille
contre le terrorisme est ingagnable dans cette région. Au lieu de cela la voie
médiane est empruntée, ce « en même temps » fatidique qui lui sert de ligne
de conduite depuis les premières heures de son mandat. Que n’a-t-on lu ou
entendu sur Barkhane, cette opération soi-disant vitale pour la stabilité de la
France elle-même  ? Ces considérations ne sont plus suffisantes pour
empêcher d’annoncer brutalement, en juin 2021, la fin de cette Opex sans
que les diplomates et les militaires n’en aient été informés. «  Nous ne
savions plus comment nous situer par rapport aux décisions maliennes,
notamment de négocier la paix avec certains groupes djihadistes », estime
le général Bruno Clément Bollée. « Il y avait globalement une absence de
résultats malgré l’excellence du travail réalisé sur le terrain. Cette décision
est une opportunité pour reconfigurer le dispositif. »22 Cette inflexion n’en
demeure pas moins un échec. Certes, cette issue était attendue. Quelques
mois plus tôt le général Lecointre affirmait avoir fait « le tour du cadran »23.
Mais pas de façon aussi expéditive et unilatérale. Impliqués à différents
échelons, les partenaires européens n’ont pas été prévenus en amont. Quant
aux pays africains, ils ont tout bonnement été ignorés. A l’instar de ses
autres homologues du G5 Sahel, le président burkinabè Roch Marc
Christian Kaboré a appris la fin de Barkhane en regardant la télévision.
Donnant le sentiment d’une improvisation en réaction à un climat de plus
en plus dégradé, le président français accélère le mouvement. Le délitement
de l’État malien et le décès brutal d’Idriss Déby Itno ne font qu’accentuer
les menaces dans un contexte hautement volatile. Au-delà de cette réalité
dégradée, la fin de cette opération répond avant tout à des considérations de
politique intérieure24. A l’approche de la présidentielle de 2022, Emmanuel
Macron entend marquer les esprits en s’alignant sur son opinion publique,
laquelle n’a jamais clairement compris la finalité d’un combat mené contre
le djihadisme à plus de 4.000 km. Les effets dévastateurs de la mort d’un ou
plusieurs soldats en pleine campagne électorale hantant l’Exécutif, une
réduction d’effectif et du nombre d’hommes au sol est recherchée par tous
les moyens possibles. Barkhane disparue, ce qui doit lui survivre n’en
demeure pas moins flou et inabouti. Quoiqu’il en soit  : «  La fin de cette
opération ouvre la boîte à Pandore. En tout état de cause, elle oblige les
Sahéliens à la recherche d’une solution locale », explique Peer De Jong. Il
s’agirait là d’un des rares points positifs de la bérézina française dans cette
zone.
Mais grand est le saut dans l’inconnu. Conformément au communiqué
ponctuant le sommet du G5 Sahel du 9  juillet 2021 à Paris, la France
affirme « maintenir l’effort sous une forme rénovée » alors même que les
armées nationales et la force G5 Sahel, censées gagner en puissance, ne
sont pas plus opérationnelles qu’avant et n’ont pas gagné en technicité. Si
une meilleure implication de la Cédéao sur le terrain est souhaitée, cette
organisation reste fortement divisée tandis que la lutte contre Boko Haram
accapare le Nigéria, son membre le plus puissant. Pour sa part, la force
Takuba ne peut atteindre son rythme de croisière, malgré la forte publicité
dont elle bénéficie. A la mi-2021, seulement neuf pays la composent dont
certains comme le Portugal à un niveau insipide. Sur les 700 soldats de
cette force, la moitié sont Français. Takuba, c’est une démonstration en
temps réel de la difficulté de l’Europe à défendre collectivement des intérêts
non partagés par ses États-membres.
Au terme de cette refonte, plus de 3.000 soldats doivent rester sur le
terrain pour concentrer les frappes chirurgicales dans la zone des trois
frontières. Ils seront basés pour l’essentiel au Tchad et au Niger. Au même
instant, les relations avec le Mali entourent la stratégie française d’un épais
brouillard. Alors que le Premier ministre Choguel Kokalla Maïga évoque à
la tribune des Nations Unies, le 25 septembre 2021, « un lâchage en plein
vol » de la France après l’irruption de la junte à Bamako, la réduction de la
voilure Barkhane pousse les autorités de ce pays à se tourner vers d’autres
puissances comme la Russie, singulièrement la société paramilitaire
Wagner, pour assurer sa défense25. Une option jugée inacceptable par Paris
qui actionne tous ses connexions européennes et africaines pour que
Bamako puisse rendre gorge26. Autrement dit, Paris jette son partenaire
entre les mains de Moscou tout en lui déniant le droit de le faire au risque
d’attiser la haine anti-française27. «  Cette position devient complètement
incohérente. (Elle) affirme diminuer sa présence au Mali, puis dit vouloir se
retirer complètement en cas de contrat avec Wagner avant de réaffirmer sa
présence. Nous ne savons plus sur quel pied danser  », juge le général
Honoré Traoré, ancien chef d’État-major de l’armée burkinabè28.
Neuf ans après sa création que laisse Barkhane ? Un revers militaire, plus
de 10 milliards € engloutis, des « vœux pieux en pagaille » selon Le Canard
Enchaîné29, des diktats creux pour que le Mali ne tombe pas dans les bras
russes, qu’il organise une élection et qu’il demeure formellement un pays
laïc. Face à la décomposition progressive du Sahel, la mobilisation de 5.100
soldats s’avérait insuffisante. Amputé de 2.000, ce nombre devient
insignifiant pour une mission aux objectifs encore plus confus, si ce n’est de
s’emparer d’Iyad Ag Ghali comme d’un trophée après la neutralisation
d’Adnane Abou Walid al-Sahraoui, en août 2021, ou de maintenir coûte que
coûte la survivance du drapeau tricolore dans la région comme pour mieux
stopper les ambitions d’autres nations. Malgré un changement de braquet, la
France ne profite pas de la fin de cette Opex pour revoir son militarisme de
fond en combles et ouvrir un nouveau chapitre de sa relation. Le Mali la
renvoie irrémédiablement à ses errements. Pris en étau entre la nécessité de
quitter ce pays au regard de la crise diplomatique qui s’y joue, début 2022,
et la volonté de maintenir une présence stratégique en Afrique, l’Elysée est
incapable de couper le cordon ombilical. Si elle ne peut rester dans des pays
contre leur gré, il est tout aussi inconcevable pour la France de livrer une
zone d’emprise historique à l’avidité de la concurrence. Ce postulat justifie
un repli vers Niamey ou N’Djaména en laissant un embryon de force qui,
au-delà du dispositif militaire, relève désormais de la seule politique
d’influence au grand regret de parlementaires comme Aurélien Taché, ex-
député LREM, membre de la commission de la Défense nationale et des
forces armées  : «  Cette opération doit nous remettre profondément en
question sur la manière d’être dans une coopération avec un certain nombre
d’États africains. »30
Dans cette Afrique qui lui échappe de plus en plus, l’Hexagone ne semble
pas avoir saisi correctement le message fondamental de la grave crise avec
Bamako. Il se braque contre une junte, vocifère contre la non-organisation
d’un scrutin, menace face à l’arrivée de Wagner, mais ne croit pas devoir
s’attarder plus longuement sur l’essentiel  : aujourd’hui mondialisés, les
pays africains, y compris les moins fréquentables, n’ont que l’embarras du
choix pour établir de nouveaux partenariats, tisser des alliances et
sélectionner leurs interlocuteurs. Ils peuvent même s’autoriser ‒ luxe
suprême ‒ à expulser sèchement un ambassadeur de France comme ce fut le
cas de Joël Meyer, début 2022, à Bamako. «  Nous n’avons pas démérité
militairement, mais nous n’avons pas perçu les évolutions qui imposent une
empreinte de terrain minimale, surtout quand on est Français  », juge Peer
De Jong. En fait d’empreinte minimale, une clarification passerait par la
fermeture des bases prépositionnées, une relecture rigoureuse des accords
de défense et une sélection draconnienne des pays sous coopération
militaire. A supposer qu’un déploiement en Afrique s’avère indispensable
au regard de ses liens historiques, Paris gagnerait à refuser tout engagement
solitaire et à susciter une mobilisation internationale sur le modèle de la
coalition anti-État Islamique élaborée, en 2014, en Syrie et en Irak. Un arc
de cercle qui irait des Emirats à la Chine en passant par les autres
puissances intéressées à la pacification du continent africain. Encore
faudrait-il accepter de s’afficher avec des pays dont la finalité est
précisément de rogner sa position dans cette partie du monde, pour ne pas
dire l’en chasser.
Reste que l’armée française n’est pas, au Sahel, incontournable au point
de devoir y rester des années sans perspective, ni horizon, y compris à
travers un dispositif post-Barkhane recomposé. Le cas afghan montre
combien la réponse militaire est inopérante dans des pays où les
dynamiques à l’œuvre se révèlent aussi complexes qu’hasardeuses. Si l’on
subordonne la stabilité de cette zone à son développement, toute présence
devient même caduque. Comme le fait remarquer l’eurodéputé spécialiste
des questions de défense Arnaud Danjean, il était demandé à Barkhane
d’endosser la responsabilité d’enjeux politico-sociétaux qui ne sont pas de
son ressort. « Prétendre aller au-delà de ces missions, déjà admirablement
conduites par de grands professionnels (…) c’est se fourvoyer
dangereusement sur la nature des opérations militaires et sur la
responsabilité qui incombe à chacun des acteurs, international ou local,
politique ou militaire. »31
A défaut de pouvoir s’exprimer dans une coalition élargie, y compris par
délégation aux Sociétés Militaires Privées (SMP), Paris pourrait par son
retrait réécrire son récit africain. Cette réorientation drastique contribuerait
à éloigner les critiques les plus virulentes. Elle placerait les
commandements et autres instances du continent face à leur responsabilité
en les poussant à créer des outils efficaces de sécurisation. « Les Africains
sont tout à fait capables de se défendre eux-mêmes contre le fléau
djihadiste. Ce ne sont ni les hommes, ni le courage, ni l’intelligence au
combat qui manquent. Seules sont requises l’aide matérielle et logistique
indispensables », admet Mahamat Idriss Déby dans une interview à Jeune
Afrique32. Nul ne connait mieux le terrain, les enjeux, les risques, les
logiques sous-jacentes des contextes africains que les Africains eux-mêmes.
Ces derniers ont déjà montré par le passé leur capacité à éteindre une
menace, une crise ou un conflit en recourant à la force, aux médiations ou
en faisant appel à ces «  rites de réconciliation  » si caractéristiques33.
Plusieurs conflits et guerres civiles de dimension régionale (Libéria, Guinée
Bissau, Soudan, Casamance, conflits Touaregs…) ont trouvé une issue
favorable loin du drapeau français, preuve du caractère non-exclusif de ce
rôle de «  gendarme  » assumé dans les années 60 avant que celui-ci ne se
transforme en fardeau.
Malgré l’impact d’une telle décision sur son rayonnement, un
désengagement aurait pour la France le mérite de nettoyer sa politique de
toutes ses scories. Il ouvrirait le chapitre d’une relation avec l’Afrique
assainie, enfin parvenue à l’âge adulte sans pour autant renier son riche
héritage. L’affaiblissement du sentiment de puissance accompagnant ce
repli, puissance du vide au regard de son recul économique, lui imposerait
du même coup de revoir son message tant sa condescendance constitue
l’autre dynamique de son rejet.

1 Cabo Delgado : alors que la SADC s’agite, les militaires rwandais bouclent leur deuxième mission
à Pemba, Africa Intelligence, 12 juillet 2021.
2 Opération Barkhane, Bilan et perspectives, Débat en séance publique, Sénat, 9 février 2021.
3 Pourquoi Areva se replie, Dossier La Lettre du Continent, 7 mai 2015 et Imouraren le cauchemar
définitif d’Areva, La Lettre du Continent, 10 février 2016.
4  Christophe Bigot, Les enjeux de la diplomatie française en Afrique, site du MEAE.
www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/afrique/les-enjeux-de-la-diplomatie-francaise-en-afrique/
5 Gérard Darmanin, Invité du Grand Entretien, France Inter, 1er février 2021.
6  Charlotte Bozonnet et Nathalie Guibert, Un important chef djihadiste «  probablement  » tué par
l’armée française au Mali, Le Monde, 23  novembre 2018 et Amadou Koufa, chef djihadiste peul,
dément sa mort, AFP, 28 février 2019.
7 Célian Macé, Au Mali, un vaste échange de prisonniers se dessine, Libération, 5 octobre 2020.
8  https://www.france24.com/fr/%C3%A9missions/l-entretien/20201203-le-dialogue-avec-les-
terroristes-est-une-volont%C3%A9-des-maliens-assure-le-premier-ministre-du-mali
9 Idriss Deby, Interview par Patrick Forestier, Paris-Match, 27 décembre 2012-2 janvier 2013.
10 Modibo Seydou Sidibe, On ne discute pas avec les terroristes. En êtes-vous si sûr ? Tribune, Jeune
Afrique, 14 février 2021.
11 Damien Glez, Mali, autour de Iyad Ag Ghaly, les djihadistes à la fête, Jeune Afrique, 13 octobre
2020.
12 Mali : une longue et bien tortueuse négociation, Olivier Dubois, Le Point, 12 octobre 2020.
13 Entretien avec l’auteur.
14 Bruno Clément-Bollée, Plus de 200 islamistes relâchés… Comment poursuivre la lutte contre le
terrorisme au Mali ? Tribune, Le Monde, 13 octobre 2020.
15  Le gouvernement de la transition dirigée par Bah N’Daw est composé pour la première fois de
ministres issus de la Coordination des Mouvements de l’Azawad (CMA), coalition de mouvements
rebelles.
16  Cyril Bensimon, Paris s’oppose au dialogue avec les chefs djihadistes au Sahel, Le Monde,
17 décembre 2020.
17 Serge Michailof et Nicolas Normand, Au Mali, la France doit conditionner ses efforts militaires à
une réforme de l’État, Le Figaro, 15 février 2020.
18 Interview par Fatoumata Diallo et Manon Laplace, Jeune Afrique, 16 juin 2021.
19 PEROUSE DE MONTCLOS Marc-Antoine, La Guerre perdue, JC Lattès, Paris, 2019.
20 Serge Michailof, L’Imam Dicko peut offrir une porte de sortie à la France au Mali, Tribune, Le
Monde, 10 juillet 2020.
21 Gérard Araud, La France devrait s’inspirer de l’Amérique et quitter le Sahel, Le Point, 18 avril
2021.
22 Entretien avec l’auteur.
23  Elise Vincent, «  On a fait le tour du cadran  »  : la France cherche une stratégie de sortie pour
l’opération Barkhane au Sahel, Interview de François Lecointre, Le Monde, 17 décembre 2020.
24  Caroline Roussy, Fin de l’opération Barkhane  : «  un coup politique avant la présidentielle de
2022 », Interview par Pierre Coudurier, Marianne, 11 juin 2021.
25  Barkhane, Wagner… le ton monte entre la France et le Mali, Manon Laplace, Jeune Afrique,
25 septembre 2021.
26 Paris menace Bamako d’un retrait militaire en cas d’accord avec la société militaire privée russe
Wagner, Laurent Lagneau, opex360.com, 15  septembre 2021 et Le Mali «  perdra le soutien
international s’il fait appel aux mercenaires de Wagner », selon Florence Parly, AFP, 30 septembre
2021.
27  Comment le souverainisme est devenu le fer de lance de la politique au Mali, David Rich,
29 septembre 2021, France 24 et Mali : après les sanctions de la Cédéao, le sentiment anti-français
exacerbé, Fatoumata Diallo, Jeune Afrique, 11 janvier 2022.
28 Entretien avec l’auteur le 30 septembre 2021 à Ouagadougou.
29  Claude Angeli, Les chefs maliens sous surveillance françaises, Le Canard Enchaîné, 7  juillet
2021.
30 Fin de l’opération Barkhane : « Cette stratégie d’ingérence ne fonctionne pas », Aurélien Taché,
Interview de Jean-François Achilli, France Info, 10 juin 2021.
31  Arnaud Danjean, Mali  : «  Barkhane a remporté des succès tactiques remarquables, mais une
victoire stratégique n’est pas de son ressort », Interview par Guillaume Perrault, Le Figaro, 20 août
2020.
32 François Soudan, Tchad : Mahamat Idriss Deby : « Mon père aurait été fier de moi », Interview,
Jeune Afrique, 27 juin 2021.
33  KABONGO-MBAYA Philippe B, «  Conflits et paix, Les rites de réconciliation en Afrique  »,
Revue Esprit n°466, juillet-août 2020, pp.69-78.
Partie II

Condescendance
1

Décoloniser le discours et les postures

Si les gouvernants français ont intégré la dimension stratégique de


l’Afrique à leur schéma de pensée, la gestion quotidienne de ce continent
relève d’un exercice autrement plus ardu. Sur la forme, leur paternalisme et
leur capacité à prodiguer des conseils en bonne gouvernance une fois aux
affaires s’ajoutent aux nombreux motifs de lassitude au sud du Sahara. En
recourant avec une facilité déconcertante aux caricatures et aux poncifs
éculés ces responsables ont, chacun à leur niveau, durablement terni
l’image de la France tout en nourrissant la détestation de la jeunesse
africaine de moins en moins inspirée par la tour Eiffel. Plus que tout autre
facteur, cette moralisation permanente précipite son déclin. S’il espère
encore être en mesure de contenir les critiques, il apparaît urgent pour Paris
d’entamer un autre désengagement par la reformulation de sa posture
intellectuelle et de ses attitudes, à commencer au plus haut niveau. « On ne
s’engage pas en Afrique sans perdre la possibilité de rester neutre ou
simplement réceptif  », affirmait le sociologue-anthropologue Georges
Balandier en 19571.
Un socle de connaissances rudimentaires pousse les pensionnaires
successifs de l’Élysée à plaquer sur le continent noir les représentations
dominantes chez les Français  : misère, guerres, rébellions, putschs,
immigration, États dépenaillés, paludisme, kwashiorkor, misérabilisme
exacerbé, pandémies diverses et variées. Durant sa campagne, le candidat
François Hollande ne confie-t-il pas en privé son appréhension  ?  : «  En
Afrique, il n’y a que des coups à prendre.  » Et ce n’est pas un poste de
premier secrétaire d’une formation politique ou un séjour de six mois au
Nigéria pour Emmanuel Macron, dans le cadre du stage de l’École
nationale d’administration (Ena), qui sont de nature à modifier cette
perception. Ces expériences ont probablement amélioré la compréhension
de certaines problématiques, mais n’ont en rien altéré la «  mythologie  »
communément admise de l’Homme Noir, de ses mœurs, des sociétés
pluriculturelles qu’il a érigées au fil des siècles. « Pendant longtemps, dans
l’imaginaire Occidental, l’Afrique faisait partie des terres inconnues. Mais
cela n’empêchait guère philosophes, naturalistes, géographes,
missionnaires, écrivains, n’importe qui, de se prononcer sur l’un ou l’autre
des aspects de sa géographie, ou encore de la vie, des mœurs et des
coutumes de ses habitants  », explique le philosophe camerounais Achille
Mbembe. Et de poursuivre  : «  Malgré le flot d’informations auxquelles
nous avons désormais accès et le nombre d’études savantes dont nous
disposons aujourd’hui, il n’est pas certain que cette volonté d’ignorance ait
disparu, et encore moins cette disposition séculaire qui consiste à se
prononcer au sujet de ce dont on ne sait rien ou si peu. »2
Cette pauvreté du regard transparait dans les discours des présidents
français en terre africaine. Leur architecture est ainsi faite que ces textes
sont interchangeables dans l’espace et dans le temps sans que l’on puisse y
déceler de notables différences. Depuis François Mitterrand cette
intemporalité repose sur trois piliers : la démocratie comme condition sine
qua non du développement ; la jeunesse et son corollaire qu’est la crainte de
voir cette tranche d’âge déferler sur l’Europe ; la sécurité, notion associée à
la volonté de voir les Africains assurer la gestion de leurs crises. Ce
triptyque forme une trame de laquelle aucun président ne s’est détourné
depuis les années 90. Si une différence de tempérament ou de psychologie
peut nuancer les approches, tous se rejoignent, en revanche, sur un point : la
contenance hautaine du propos. Parce qu’ils en méconnaissent l’histoire et
les dynamiques endogènes, notamment précoloniales, les représentants de
la Vème République plaquent sur l’Afrique un diagnostic simpliste. La
prédominance de la culture orale, donc de la mémoire auditive, impose
pourtant de soigner son discours, expression élémentaire du respect, à plus
forte raison lorsqu’on s’adresse à des pays par le passé colonisés. Or, en
véhiculant des images peu flatteuses comme leur immaturité démocratique
ou leur anhistoricité, nombre de «  petites phrases  » ont irrémédiablement
déshonoré l’État français. Nonobstant les préliminaires d’usage affirmant ne
pas vouloir donner de leçon, les discours installent, en réalité, un rapport
permanent de maître à élève au nom d’une «  histoire indéfectible  » et de
« destins mêlés ».3
De toutes les sphères géographiques qu’ils parcourent, ces présidents ne
semblent jamais aussi à l’aise qu’en Afrique francophone, délaissant toutes
les pratiques usuelles de la diplomatie. Guidés par une logique sous-jacente
de domination tendant à se demander si l’Africain d’aujourd’hui,
descendant du « sauvage » d’hier, reste soluble dans son modèle, la France
étale ses conseils et autres exhortations avec un naturel déconcertant  : ce
qu’il doit penser ou consommer  ; de quelle manière il doit agir, réagir,
interagir  ; combien d’enfants il doit faire  ; vers quel système politique et
économique il doit tendre, sans omettre l’essentiel  : ce que cette mère
nourricière assimilationniste est censée lui apporter pour embellir ce tableau
impressionniste. L’arrogance est un secteur à haut potentiel.
Sensibilisé à l’Afrique dès les années 40 au sein de l’Union
Démocratique et Socialiste de la Résistance (UDSR) de René Pleven,
François Mitterrand a longtemps rechigné à emprunter ce ton moralisateur4
avant que les bouleversements post-Guerre froide l’amènent à user d’une
parole plus franche sur la démocratie comme point de passage obligé vers le
développement. Jusqu’ici plutôt discret sur cette problématique, il pose ce
« principe universel » le 21 juin 1990, lors du 16ème sommet France-Afrique
organisé à La Baule, non sans soulever le courroux des pays non
respectueux de ce principe  : «  L’aide traditionnelle et ancienne sera plus
tiède en face de régimes qui se comportent de façon autoritaire, sans
accepter l’évolution vers la démocratie, et elle sera enthousiaste pour ceux
qui franchiront ce pas avec courage et autant qu’il leur sera possible. »5
Dans les faits, cette doctrine novatrice ne sera jamais appliquée car
stoppée net par la primordialité des enjeux géopolitiques. Les minces
encouragements à une ouverture politique provoquent même un désastre au
Rwanda, pays considéré comme le laboratoire de cette nouvelle feuille de
route, mais où François Mitterrand s’obstinera à ne jamais considérer
l’opposition comme l’interlocuteur fiable du régime Habyarimana. Ce
dernier parvient même à imposer progressivement sa vision. «  A la
rhétorique du président rwandais, y compris dans ses excès, François
Mitterrand contraint finalement son entourage à se déjuger et à
s’accommoder plutôt que de laisser choir Habyarimana  », souligne la
commission Duclert.6 En avril 1992, la nomination à la tête du
gouvernement rwandais de l’opposant Dismas Nsengiyaremye, ne permet
pas de nouer le dialogue. Paris, qui se méfie des accointances de cette
personnalité avec le FPR de Paul Kagamé, choisit de privilégier le chef de
l’État rwandais. «  Le jeu français est éminemment dangereux et fragilise
considérablement l’opposition démocratique. Le président Habyarimana et
les durs qui l’entourent se voient confortés dans leur rejet de l’opposition et
dans des schémas qui font d’elle l’allié du FPR, c’est-à-dire l’ennemi
intérieur », juge le rapport Duclert. « Or ce glissement est meurtrier dès lors
qu’est invoqué, y compris par la France, le thème de l’unité nationale  : il
légitime la dénonciation des Hutu démocrates associés aux Tutsi, deux
minorités jugées menaçantes pour le Rwanda. »7 Prémonitoire.

1 BALANDIER, Georges, l’Afrique ambiguë, Presses Pocket, Paris, 1983, p.340.


2 MBEMBE Achille, Critique de la Raison nègre, La Découverte, Paris, 2013, p.108.
3 « Je suis venu vous parler avec franchise et la sincérité que l’on doit à des amis que l’on aime et
que l’on respecte  ». Nicolas Sarkozy, Le Cap, 28  février 2008. «  Je ne suis pas venu ici, à Dakar,
pour montrer un exemple, pour imposer un modèle, ni pour délivrer une leçon. Je considère les
Africains comme des partenaires, comme des amis. L’amitié créée des devoirs  : le premier d’entre
eux est la sincérité ». François Hollande, Dakar, 12 octobre 2012. « Je vous parlerai avec sincérité
mais aussi avec une profonde amitié (…) Et le ciment de l’amitié, c’est de commencer par tout se
dire (…) ». Emmanuel Macron, Ouagadougou, 28 novembre 2017.
4  «  Se tourner vers l’Afrique et porter accusation révèle une grande injustice de ceux qui, avec
complaisance, parfois même avec satisfaction, dénoncent les mœurs, les traditions, le système
politique, la manière de vivre de l’Afrique. Si j’ai moi-même des observations critiques à faire (…) je
refuse de m’engager dans ce procès  », François Mitterrand, Allocution au 16ème sommet Afrique-
France de La Baule, juin 1990.
5 « Il nous faut parler de démocratie. C’est un principe universel qui vient d’apparaître aux peuples
de l’Europe centrale et orientale comme une évidence absolue (…) Mais il ne faut pas oublier les
différences de structures, de civilisations, de traditions, de mœurs. Il est impossible de proposer un
système tout fait. Comment voulez-vous engendrer la démocratie (…) tandis que les deux tiers d’un
peuple vivraient dans la misère ». François Mitterrand. Allocution au 16ème sommet France-Afrique,
La Baule, juin 1990.
6 DUCLERT Vincent, Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et
au génocide des Tutsi, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994), op.cit, p.121.
7 DUCLERT Vincent, op.cit, p.122.
2

L’Afrique rétive à la démocratie

De 1995 à 2007, le paternalisme chiraquien rompt avec la conception


mitterrandienne stérile de la carotte et du bâton1. Le nouvel occupant de
l’Élysée ne cesse néanmoins de marteler le lien entre développement et
démocratie. Et peu importe si de nombreux pays, dont la Chine
communiste, remettent sérieusement cet axiome en question2. Renvoyant au
découragement des bailleurs de fonds, la démocratisation est alors
considérée comme «  le seul processus susceptible de ne pas lasser la
communauté internationale  ».3 Très influencé par son ami Michel
Camdessus, DG du FMI de 1987 à 2000, Jacques Chirac relaie assidûment
la doxa néolibérale du système de Bretton Woods dès sa première élection4.
Cette approche n’a pas toujours été aussi tranchée dans son esprit. Alors
que François Mitterrand croyait en la capacité de l’Afrique à ne pas se figer
dans l’immobilisme autoritaire, l’ancien maire de Paris avait régulièrement
pointé l’impossible instauration du pluralisme. Ce féru d’arts premiers s’en
était ouvert à plusieurs reprises avant d’enfiler son costume présidentiel en
reprenant les thèses développées depuis l’indépendance de la Côte d’Ivoire
par un autre de ses précieux amis, Félix Houphouët-Boigny.5 Il réaffirme
cette primauté de l’économie sur le politique lors d’une visite à Abidjan, en
février 1990 : « Le multipartisme est une sorte de luxe que les pays en voie
de développement, qui doivent concentrer leurs efforts sur leur expansion
économique, n’ont pas les moyens de s’offrir.  » Cette remarque en plein
printemps africains sur fond de conférences nationales souveraines dans
plusieurs pays francophones parmi lesquels le Bénin, suscite alors d’autant
plus d’incompréhension de l’autre côté de la Méditerranée que la
démocratie rayonne déjà dans plusieurs pays (Sénégal, Botswana,
Maurice…).
Même si elle doit se replacer dans le contexte ivoirien de l’époque
comme un soutien à Houphouët, fragilisé par une contestation populaire et
estudiantine, cette phraséologie marquera durablement les esprits. Une fois
à l’Élysée, Jacques Chirac revoit intégralement sa copie faisant subitement
de l’ouverture politique le préalable à toute embellie économique. Au cours
de dizaines d’allocutions et de voyages, les leçons érigeant la France en
modèle du genre se succèdent aussi présomptueuses les unes que les autres.
Le discours prononcé à Brazzaville, en juillet 1996, est le fil rouge de cette
inclinaison de pensée dans tous les pays visités jusqu’à la fin du second
mandat en 20076. Toutefois, celle-ci ne l’empêche nullement de couver de
nombreux potentats-amis parmi les plus hermétiques au concept d’élection
ou aux pressions protéiformes de la rue. Bousculés par un harmattan
libertaire, les Gnassingbé Eyadema, Mobutu Sese Seko, Paul Biya, Denis
Sasssou Nguesso et consors parviennent à échapper au réquisitoire
« labaulien » par une modernisation conservatrice de leur régime. Celle-ci
oscille entre palabres, actes de contrition, achat de clientèles, oppression ou,
dans les cas extrêmes, guerre civile.
Malgré sa popularité, « Chirac l’Africain » fait preuve tout au long de sa
présidence d’un art consommé de l’incohérence  : celle qui consiste à
disjoindre la parole des actes. Au nom de la stabilité d’une zone d’influence
reposant sur des pouvoirs hypercentralisés, il s’emploie en permanence à
désavouer son propos par une évidente frilosité à accompagner les
revendications des populations africaines face à des pouvoirs sclérogènes.
En 1999, Paul Biya, au pouvoir depuis dix-sept ans, reçoit même l’extrême
onction démocratique pour ne pas «  avoir confisqué le pouvoir  ».7
Remarque d’autant plus insolite que, début 2022, le fringuant président
octogénaire du Cameroun, 89 ans, était toujours fermement installé au
palais de l’Unité de Yaoundé. « L’histoire postcoloniale de la France n’est
faite que de rendez-vous manqués », estime le journaliste Francis Laloupo.
«  Le plus crucial est celui de l’absence de soutien aux démocratisations
enclenchées dans les années 90. Face aux aspirations populaires, la France
privilégie les intérêts de clans prébendiers. C’est la persistance d’un
système qui n’en finit pas de s’épuiser : celui de la primauté du syndrome
« comptoir colonial » sur le droit des peuples. »8

1 « La volonté qui s’est manifestée dans un passé récent de soumettre l’aide publique internationale à
des conditions politiques, a conduit certains pays à se parer d’un masque pour répondre à cette
expérience. Il s’en suivit une démocratie de façade, mais sans adhésion de l’esprit et du cœur. (…)
Ces échecs nous parlent d’eux-mêmes. Ils nous imposent aujourd’hui de repenser, dans un esprit de
tolérance et d’humilité, nos liens à l’Afrique  », Jacques Chirac, Intervention devant l’Assemblée
nationale congolaise, 18 juillet 1996.
2  Voir sur ce point Philipe Marchesin, Démocratie et développement, Revue Tiers Monde, n°179,
automne 2004, pp.487-513.
3  Stéphane Dupont, Démocratie  : Chirac met en garde l’Afrique contre tout retour en arrière, Les
Échos, 19 juillet 1996.
4  «  Une véritable prévention des conflits exige un environnement institutionnel stable. Il faut des
États guidés par les principes de la bonne gouvernance, respectueux des libertés publiques, soucieux
de l’intérêt général et du bien-être collectif  », affirme-t-il en ouverture du 20ème sommet Afrique-
France à Paris, le 27 novembre 1998.
5 Selon le leader ivoirien, « le luxe du pluralisme » dans le cadre d’une démocratie occidentale ne
peut qu’accroître les forces centrifuges d’un État tribal. Voir Jacques Baulin, La politique africaine de
Félix Houphouët-Boigny, op.cit, p. 91.
6 « L’Afrique est un continent libre, riche d’anciennes et puissantes traditions, de fécondes valeurs de
civilisation. (…) Nous n’avons pas à lui donner de leçon de démocratie. Tout au plus, pouvons-nous
lui inspirer, lorsque c’est nécessaire, un désir de démocratie, lui montrer les voies qui s’ouvrent à elle
et les progrès qu’entraine naturellement l’ouverture démocratique. Nous pouvons alors, par notre
soutien et nos encouragements, l’accompagner partout où les Africains ont fait eux-mêmes le choix
de la démocratie  ». Jacques Chirac, Discours sur l’Histoire de l’Afrique et son accession à la
démocratie, Brazzaville, 18 juillet 1996.
7 « Vous poursuivez la construction d’un État au service du bien commun, respectueux des libertés,
sans cesse plus juste, plus équitable, plus soucieux de partager entre tous les fruits de la croissance »,
Jacques Chirac, Yaoundé, 24 juillet 1999.
8 Entretien avec l’auteur.
3

Une Afrique sans Histoire

Les successeurs de la figure présidentielle corrézienne, décédée le


26  septembre 2019, rivalisent en leçons et en déclarations tout aussi
fâcheuses soufflées par un entourage rétif à l’anthropologie africaine. Écrit
par son conseiller spécial Henri Guaino, le discours que Nicolas Sarkozy
prononce, le 26  juillet 2007, devant huit-cents étudiants et officiels
sénégalais à l’Université Cheick Anta Diop de Dakar pousse le cliché
jusqu’à l’insulte en stigmatisant l’inappétence de l’Afrique pour l’Histoire.1
Version appauvrie de la pensée de Fernand Braudel sur les sociétés ouvertes
et fermées, cette «  outrance grandiloquente  »2 transforme le nouveau
représentant de la France en piètre Tintin au Congo défendant les bienfaits
de la colonisation3 ou revisitant le mythe du bon sauvage dans
l’impossibilité mentale de se projeter  : «  Dans cet univers où la nature
commande tout, l’homme (Africain) échappe à l’angoisse de l’histoire qui
tenaille l’homme moderne, mais l’homme (Africain) reste immobile au
milieu d’un ordre immuable où tout semble écrit d’avance. » Bienheureux
primates prostrés dans leur caverne !
Mal reçu malgré les applaudissements d’auditeurs égarés, ce condensé
des tout-premiers concepts de race érigés au XVIIIème siècle est aussitôt
dénoncé par l’intelligentsia franco-africaine. De toute évidence, Nicolas
Sarkozy ignorait l’existence d’une « Histoire générale de l’Afrique » éditée
en huit tomes sous l’égide de l’Unesco. Il aurait été avisé d’en parcourir
certains passages pour se familiariser aux espaces socio-politiques de ce
continent, à sa diplomatie précoce avec l’Europe, l’Afrique du Nord ou
l’Empire Ottoman  ; aux processus de construction et de déclin de ses
innombrables royaumes  ; aux mouvements de ses peuples  ; au rapport à
l’islamisation ou à la Traite arabe puis occidentale. Il aurait pu, dans le
même temps, se pencher sur les modalités de création et d’expansion de
royaumes comme le Kanem-Bornou pour comprendre la genèse d’un
mouvement comme Boko Haram au Nigéria. Mais admettons. Admettons
que sollicité par une actualité internationale pressante le président Sarkozy
n’ait pas fait d’«  Afrique Noire, Histoire et Civilisations  » d’Elikia
M’Bokolo, son livre de chevet4. Le problème ne repose pas tant dans les
glissements de sa parole que dans la manière de la délivrer et dans la
disposition des Africains à la recevoir.
Alors qu’il se distingue durant son mandat par une rare inconvenance vis-
à-vis de ses hôtes subsahariens (déplacements éclairs, distanciation, mal à
l’aise palpable, répulsion à l’idée de passer une nuit dans le pays visité…),
Nicolas Sarkozy aurait-il fait preuve de la même déconsidération depuis
une université du Moyen-Orient, d’Amérique Latine ou d’Asie ? L’homme
qatari ou chinois lui apparaîtrait-il comme « imperméable à la logique et à
la raison  » ou se verrait-il reprocher «  de vivre trop le présent, dans la
nostalgie du paradis perdu de l’enfance  »  ? Non bien sûr, mais l’Afrique
noire est permissive. Son statut d’angle mort dans la vie des Nations
autorise toutes les dérives sémantiques sans que cela ne prête à
conséquence. Et lorsque même Victor Hugo en cautionne l’architecture
générale, ce discours ne sonne plus comme une maladresse mais comme un
dérapage contrôlé5.
Nous sommes ici à des milliers de kilomètres de cette « terre d’Histoire,
où résonne encore l’écho lointain de civilisations inscrites profondément
dans la mémoire des hommes  », évoquée par Jacques Chirac depuis le
Cameroun6. Et encore. Le discours de Dakar n’était pas l’original d’Henri
Guaino. Plus acide, la version brute a été retouchée in extremis par les
conseillers de Nicolas Sarkozy après en avoir découvert la teneur en
montant dans l’avion présidentiel devant rallier le Sénégal depuis la Libye.
«  Nous avons attendu le texte désespérément. Nous l’avons reçu à la
dernière minute, comme si son auteur le retenait pour mieux en préserver
l’esprit  », confie l’un d’eux7. Le texte est amendé dans la matinée à
l’ambassade de France à Dakar. A croire que cela n’a pas suffi. Les
réactions suscitées par ce «  faux-pas  » joignent l’indignation à la colère8.
En visite deux ans plus tard au Sénégal, son pays natal, Ségolène Royal,
candidate socialiste à la présidentielle de 2007, demande pardon pour « ces
paroles humiliantes ». La rare voix à soutenir Nicolas Sarkozy provient du
président sud-africain Thabo Mbeki, celui-là même qui s’est échiné toute sa
vie à nier l’origine virale du VIH-Sida…
Une fois le choc passé, cette prise de parole inspire une abondante
littérature et de nombreux ouvrages didactiques. Rejoignant la production
des historiens africains9 le spécialiste des Grands Lacs, Jean-Pierre
Chrétien, directeur de recherche au Centre National de la Recherche
Scientifique (CNRS), procède à une minutieuse déconstruction dans
« L’Afrique de Sarkozy », Un déni d’Histoire10.
Illustration d’une France perdue et pogotant au gré de ses propres
turpitudes, le chef de l’État rattrape ce désastre au Cap, en Afrique du Sud,
en février 2008, en célébrant, cette fois grâce à des diplomates chevronnés,
la renaissance africaine mâtinée d’excuses : « Je sais parfaitement que les
Africains en ont assez de recevoir des leçons de morale. Ils les perçoivent,
ces leçons, comme arrogantes  ». Hormis cette amende honorable et la
lecture d’un ouvrage d’Adame Ba Konaré11, il ne prend ni le temps ni la
peine de s’intéresser aux commentaires experts pour comprendre en quoi le
texte délivré dans la capitale sénégalaise puise son inspiration dans les
traditions racialistes. Dans le premier Tome relatant son passage à l’Élysée,
il ironise même sur le caractère stéréotypé des critiques le visant tout en
resservant au lecteur les clichés usés jusqu’à la corde d’un prétendu
attachement à l’Afrique  : «  Ce continent m’a toujours fasciné comme
m’hypnotise la rue africaine, son grouillement, sa vivacité, sa joie de vivre,
ses solidarités familiales. Encore aujourd’hui je peux rester des heures à
observer ce va-et-vient bruyant et familier, et si caractéristique.  »12 Une
déclaration d’amour dont on peut sérieusement douter de la sincérité pour
qui a observé Nicolas Sarkozy en terre africaine.

1 « Le défi de l’Afrique, c’est d’entrer davantage dans l’histoire », Nicolas Sarkozy, Déclaration sur
la conception de l’Afrique et de son développement, Dakar, 26 juillet 2007.
2 Philippe Bernard, Des intellectuels africains en colère, Le Monde, 28 février 2008.
3 « Le colonisateur a aussi donné. Il a construit des ponts, des routes, des hôpitaux, des dispensaires,
des écoles », Nicolas Sarkozy, Déclaration sur la conception et le de l’Afrique et son développement,
Dakar, 26 juillet 2007.
4  M’BOKOLO Elikia, Afrique Noire, Histoire et Civilisations, Jusqu’au XVIIIème siècle, Tome 1,
Hatier-Aupelf-Uref, Paris, 1995 et Tome 2, XIXème et XXème siècle, Hatier-Aupelf-Uref, Paris, 1992.
5 « L’Asie a son histoire, l’Amérique a son histoire, l’Australie elle-même a son histoire ; l’Afrique
n’a pas d’Histoire. Une sorte de légende vague et obscure l’enveloppe », Propos tenus le 18 mai 1879
lors d’une réception en l’honneur de l’anniversaire de l’abolition de l’esclavage.
6 Jacques Chirac, Yaoundé, 24 juillet 1999.
7 Entretien avec l’auteur.
8 Le faux-pas de Nicolas Sarkozy, Le Monde, 24 août 2007.
9 L’Afrique répond à Sarkozy : contre le discours de Dakar, REY Philippe (Ed), 2008.
10 CHRETIEN Jean-Pierre (dir), L’Afrique de Sarkozy, le déni de l’Histoire, Karthala, Paris, 2008.
11  BA KONARE Adame (dir), Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage de
Nicolas Sarkozy, La Découverte, 2009.
12  «  Un certain Doudou Diène, rapporteur spécial de l’Onu sur les formes contemporaines du
racisme, déclara à la tribune des Nations Unies  : «  Dire que les Africains ne sont pas assez entrés
dans l’Histoire est un stéréotype fondateur des discours racistes des XVIIème, XVIIIème et XIXème
siècles ». J’échappais in extremis à l’assimilation avec les racistes du XXème. J’étais soulagé de cette
soudaine indulgence », SARKOZY Nicolas, Le Temps des Tempêtes, Tome 1, L’Observatoire, Paris,
2020, p.106.
4

Grands écarts de François Hollande

En voulant se démarquer de ce champ lexical, François Hollande tombe


dans les mêmes travers. Malgré les précautions respectueuses, le discours
prononcé devant l’Assemblée nationale sénégalaise, le 12 octobre 2012, se
révèle être une distribution de bons et de mauvais points sur l’échelle des
Droits de l’Homme ou de l’entêtante équation démocratie-développement1.
Fidèle à la tradition de la gauche française, l’humanisme hollandien rejoint
les admonestations sarkoziennes2. Cette tonalité professorale frise même le
grotesque comme le fait de décrire le Sénégal comme un pays « porteur des
valeurs universelles de la France » parmi lesquelles « le respect du droit des
minorités » alors que l’homosexualité y est un délit pénal3. Au lendemain
de cette intervention, sa première en Afrique en tant que chef d’État, le père
de la loi sur le mariage pour tous s’exprime violemment à Kinshasa à
l’occasion du XIVème sommet de la Francophonie. Pour marquer sa
désapprobation après la réélection de Joseph Kabila, en novembre 2011,
François Hollande avait initialement songé à boycotter la rencontre non
sans risquer l’annulation de ce rendez-vous. Les impératifs de sa nouvelle
fonction et les pressions d’Abdou Diouf, secrétaire général de l’OIF,
l’emportent finalement sur les principes humanistes.
Au Palais du Peuple, où se tient l’événement, le président français affiche
cependant une attitude rarement égalée durant ces grands-messes : poignée
de main glaciale avec son hôte, regards absents pendant la cérémonie
d’ouverture, dénonciation des violations des libertés dans le pays le plus
peuplé de l’espace francophone4. «  Cette conduite a choqué tous les
Congolais. Après tout, l’hôte du jour était Joseph Kabila  », se souvient la
journaliste franco-camerounaise Denise Epoté, directrice Afrique de
Tv5  Monde5. Répondant à l’envoyée spéciale de BFM-TV juste après
l’ouverture du sommet, François Hollande réitère ses critiques juste à côté
de son homologue aux mâchoires crispées : « La France porte des valeurs,
des principes, et partout où elle a à s’exprimer elle les rappelle. En RDC, il
y a eu des progrès encore trop timides. »6
Autant ces flèches au curare sont revigorantes, autant les lancer sous le
regard de la famille francophone réunie au grand complet fut inapproprié.
Non seulement le qualificatif «  inacceptable  » employé par le président
français, avant et pendant son séjour, pour situer le niveau de liberté dans ce
pays, provoque l’irascibilité de Kinshasa7, mais il braque également les
milieux d’affaires tricolores locaux. «  On se demande vraiment à quoi ils
pensent à Paris. C’est tellement facile de venir parler des Droits de
l’Homme quelques minutes avant de reprendre son avion. C’est nous et nos
entreprises qui ramassons les pots cassés  », confie le responsable de la
filiale d’Orange à l’auteur lors de la réception donnée le soir même en
l’honneur de la communauté française8.
Au cours de cette visite la rencontre entre François Hollande et Étienne
Tshisekedi, sur recommandation de Pierre Péan, menace même de virer en
révolte populaire. Relatant cet épisode dans son livre post-mortem, le
journaliste explique que, ragaillardi par cet entretien, le patron de l’Union
pour la Démocratie et le Progrès Social (UDPS), opposant de tous les
régimes depuis Mobutu Sese Seko, intime quasiment à ses militants de
marcher sur le palais présidentiel9. En 2016, François Hollande s’attire à
nouveau les foudres congolaises après avoir condamné «  les exactions de
l’État  » lors de manifestations anti-Kabila. «  C’est à demander si la RDC
n’est pas devenue un nouveau département d’Outre-mer issu de nouvelles
conquêtes de l’Hexagone  », réagit le porte-parole du gouvernement,
Lambert Mende.10 La relation bilatérale retire-t-elle avantage de ces
sermons protocolaires ? Joseph Kabila ne cède son fauteuil qu’en 2019 sous
la pression discrète de ses voisins angolais et rwandais appuyés par les
États-Unis et la France. Au pouvoir depuis 2001 le fils de Laurent Désiré
Kabila, tombeur de Mobutu en 1997, aurait pu tout aussi bien ignorer ces
pressions et tenir tête à son peuple dans le sang et les larmes. Les
précédents ne manquent pas dans l’ex-Zaïre comme partout ailleurs en
Afrique. D’autant qu’à l’image de ses prédécesseurs le ton hollandien face
aux pouvoirs africains, si condamnables fussent-ils, tranche radicalement
avec ses réserves manifestes pour des pays dont la conception de la liberté
voisine avec le néant. Avant ses remontrances kinoises, l’ancien maire de
Tulle avait ainsi remis la légion d’honneur à Mohammed Ben Nayef Al
Saoud, prince héritier de l’Arabie saoudite, pays qualifié pour l’occasion de
«  partenaire de Référence  »11. Admiratif de la Chine dont il s’échine à
vanter la qualité des dirigeants12, il ne cesse d’encenser son « vieil ami » Xi
Jinping, y compris une fois son mandat achevé. Chacune de leur rencontre
donne à ces deux hommes l’occasion de parler littérature ou environnement.
Exit les autres sujets. L’annexion du Tibet ou le sort de millions d’Ouïgours
réprimés et déportés par Pékin dans des camps de travail ont valeur
d’épiphénomène13.
Qu’est-ce que l’Afrique est censée comprendre des reproches à géométrie
variable, des acrobaties verbales et des troubles de mémoire de la classe
dirigeante française selon l’interlocuteur  ? Que son attractivité n’est pas
suffisamment forte pour empêcher les leçons de morale transformées au fil
du temps en litanie stérile. « La tonalité martiale et néocoloniale 2.0 de la
parole de la France en Afrique lui fait perdre énormément de crédibilité »,
juge Jean-Philippe Gouyet, ancien « Monsieur Afrique » d’Airbus Group14.

1 « La démocratie vaut pour elle-même partout. Aucun pays, aucun continent ne peut en être privé
(…) Il n’y a pas de vrai développement économique, ni de vrai progrès social sans démocratie  »,
François Hollande, Assemblée nationale du Sénégal, Dakar, 12 octobre 2012.
2  Tintin au Congo  ? Hollande, Sarkozy, les discours de Dakar comparés, Jean-François Mattei,
Atlantico, 13 octobre 2012.
3 Jugée « impudique » et « contre nature » selon la loi sénégalaise, l’homosexualité est punissable
d’un à cinq ans d’emprisonnement et d’une forte amende au terme de l’article 319 du Code pénal.
4 Il compte alors plus de 80 millions d’habitants.
5 Entretien avec l’auteur.
6 https://www.youtube.com/watch?v=mFl9i9pbpeE
7 Hollande tance Kabila avant son voyage au Congo, Tanguy Berthemet, Le Figaro, 9 octobre 2012
et Hollande  : des réalités inacceptables en République Démocratique du Congo, Agence Sipa,
13 octobre 2012.
8 Entretien avec l’auteur.
9 PEAN Pierre, Mémoires impubliables, Albin Michel, Paris, 2020, p.609
10  Kinshasa à François Hollande  : «  la RDC n’est pas un département d’Outre-mer  », AFP,
22 septembre 2016.
11 Hollande en Arabie saoudite pour parler crises régionales et économie, Le Parisien, 29 décembre
2013.
12  En Chine, Hollande dit admirer la «  vision longue  » des dirigeants communistes, Challenges,
24 mai 2018 et L’escapade chinoise de Hollande, entre littérature et diplomatie, Brice Pedroletti, Le
Monde, 26 mai 2018.
13  En Chine, les preuves d’un nettoyage ethnique visant les Ouïgours, Dorian Malovic, La Croix,
17 novembre 2019 ; Chine : des documents révèlent le fonctionnement des camps d’internement des
Ouïghours, L’Express, 25  novembre 2019  ; Ouïghours, le travail à marque forcée, Laurence
Defranoux, Libération, 26 juillet 2020.
14 Entretien avec l’auteur.
5

Submersion démographique

Cette prétention ne reflue pas avec Emmanuel Macron bien qu’il


s’attache à ne pas commenter publiquement la situation intérieure d’un pays
étranger. Les écueils sont nombreux, à commencer par la démographie.
Celui qui, à Ouagadougou, prétend appartenir à «  une génération qui ne
vient pas dire ce que l’Afrique doit faire » ne se prive pas de dénoncer une
dérive «  populationnelle  ». Une marotte. Galopante, la croissance des
populations africaines nuirait à la lutte contre la pauvreté. «  Des pays ont
encore sept à huit enfants par femme, vous pouvez décider d’y dépenser des
milliards d’euros, vous ne stabiliserez rien  », lance-t-il depuis Lagos, en
juillet 2018. En revenant continuellement sur ce sujet qualifié de
«  civilisationnel  » quelques mois plus tôt à Hambourg1, au grand dam de
Paul Kagame2, le nouveau président français a-t-il conscience d’agiter à son
tour la ficelle racialiste des Lumières ou se remémore-t-il quelques envolées
céliniennes sur « les ventres débordants » des Africaines ?3 Toujours est-il
que ces analyses défendues par ses prédécesseurs4 et des essais de facture
malthusienne interpellent. Éminemment complexes, les dynamiques de
peuplement de l’Afrique nécessitent une approche pluridisciplinaire
(histoire, géographie, sociologie, religion, culture…) autrement plus
approfondie pour tirer des conclusions définitives quant à leur évolution
actuelle ou future5. En conjuguant haut niveau de croissance économique et
démographique l’Éthiopie (119  millions d’habitants en 2022) vient
d’ailleurs tordre le cou à ces analyses d’inspiration anglo-saxonnes portées
par des personnalités comme l’Américain Jeffrey Sachs, auteur d’un
ouvrage remarqué sur la pauvreté6. Plus que le prisme économique et
développementaliste, la dynamique démographique s’appréhende à travers
une conjonction de facteurs objectifs plus globaux liés à l’histoire, aux taux
de mortalité infantile, aux normes sociales, à la promiscuité sanitaire, à
l’insuffisance éducationnelle, aux menaces épidémiologiques ou encore aux
systèmes de retraite défaillants7. En outre, Afrique et démographie sont à
manier avec prudence, ces notions mêlées renvoyant inconsciemment à
l’esclavage et à la Traite, deux saignées humaines majeures ayant impacté
la croissance des peuples de ce continent.
Par-delà cet aspect, les remarques macroniènnes cachent surtout une
névrose bien française : la peur migratoire. Au-delà du rang mondial qu’elle
lui apporte, l’Afrique a toujours représenté pour la France l’antichambre de
frayeurs «  immigrationnistes  », ce socle de menaces que représenterait le
déplacement massif de subsahariens désœuvrés vers leur nord. Après les
leçons sur la démocratie et la bonne gouvernance, un président français
choque de nouveau inutilement, enflamme les réseaux sociaux et indigne
les observateurs8. A supposer qu’il partage la même analyse, aucun autre
leader européen ne se risquerait à ce type de déclarations publiques sinon à
vouloir délibérément froisser ses partenaires africains. Et l’on reste dubitatif
à l’idée que le président Macron puisse tenir les mêmes propos face caméra
sur l’Inde, le Pakistan, le Bengladesh, l’Indonésie, le Mexique ou la Chine.
Or, ces pays interrogent tout autant pour ne pas dire davantage l’équilibre
démographique mondial. Du strict point de vue de sa densité l’Afrique
affiche un taux extrêmement bas9. Certes, l’évolution et la répartition
spatiale de sa population soulève bien des questions. Après avoir dépassé le
milliard d’habitants en 2017, elle se propulse vers deux milliards d’ici 2050
pour se stabiliser à 4  milliards en 2100, soit 40  % de la population
mondiale, avant de transiter vers une moindre fécondité des femmes. Un
processus qui s’avère, selon les démographes, l’un des plus lents de toute
l’épopée humaine. Pour autant et à moins d’enjoindre à ses pairs d’imposer
la politique restrictive de l’enfant unique ou de les contraindre à une
« gestion » plus rigoureuse (planning familial, incitations financières…), on
s’explique difficilement la volonté du chef de l’État français d’influer sur la
courbe démographique de pays indépendants.
Alors que la hausse du nombre d’Africains devient la nouvelle mode
médiatique en écho à l’afro-pessimisme en vogue dans les années 9010, la
crudité des remarques macronniennes symbolise une France toujours
prompte à distribuer des certificats de moralité. « Quand je vois Emmanuel
Macron, j’entends un père qui fait la morale aux autres. Je n’ai pas envie
qu’un président quel qu’il soit et d’où qu’il vienne, dise à des millions de
personnes ce qu’elles doivent faire dans leur chambre à coucher  »,
s’exaspère l’artiste franco-béninoise Angélique Kidjo sur Tv5  Monde11.
Avant-hier, l’Afrique était condamnée par les conflits, hier par les
pandémies, aujourd’hui par sa démographie. Et demain  ? Preuve d’une
parfaite similarité de vue, cette vision est véhiculée par Nicolas Sarkozy,
lequel va jusqu’à associer démographie africaine et réchauffement
climatique sans aucune logique apparente  : «  Le seul Nigeria aura plus
d’habitants que les États-Unis d’Amérique dans 30 ans ! Vous voyez bien
que la première cause de la dégradation de notre environnement, c’est
l’explosion de la population »12.
Le même ton doctoral, tare atavique du néocolonialisme selon François
Mitterrand13, distingue Emmanuel Macron sur bien d’autres sujets ou vis-à-
vis de nombreuses personnalités dont Paul Biya, de plus de quarante ans
son aîné et fort peu apprécié. Toutes les occasions sont bonnes pour le lui
faire savoir. Le 29  novembre 2017, au dîner offert à l’hôtel Sofitel-Ivoire
d’Abidjan en marge du sommet Europe-Afrique, le jeune leader ignore
superbement son homologue assis à la même table contrairement à la
chancelière allemande Angela Merkel, plus prolixe. Il ne le salue pas
davantage en quittant les lieux contraignant le dignitaire camerounais à se
porter à sa hauteur pour lui dire au revoir14. Un autre signe vient du salon
de l’Agriculture de Paris, le 22  février 2020, lorsqu’Emmanuel Macron
s’engage devant un individu l’interpelant sur le contexte camerounais «  à
mettre le maximum de pression  » sur Paul Biya pour que cessent «  les
violences intolérables dans ce pays  »15. En proie à des velléités
sécessionistes, les deux régions anglophones du Cameroun sont soumises à
l’instabilité depuis 2016. Des milliers de victimes civiles et de déplacés sont
à déplorer. Quelques jours avant cette interpellation, des attaques imputées
à des soldats dans le village de Ngarbuh (nord-ouest) ont fait des dizaines
de morts. Un événement présenté par Yaoundé comme «  un accident  ».
Loin de nous l’idée de minimiser la nature hautement autocratique et
léthargique du Cameroun, État décrit comme «  stationnaire  » par la revue
Politique Africaine16. L’approche ne laisse cependant de surprendre. Entre
une vache, trois poules et deux tranches de saucisson le président français
croit utile de répondre à un parfait inconnu, sorti de nulle part, sur un sujet
des plus sérieux dans un pays souverain violant au passage son sacro-saint
principe de «  diplomatie du respect réciproque  »17. Sans surprise, cet
échange devenu viral sur les réseaux sociaux déclenche l’ire de Yaoundé et
vaut un communiqué du Palais de l’Unité « étonné » par de tels propos18.
Une semaine après cet accroc, l’ambassadeur de France au Cameroun,
Christophe Guilhou, est reçu en audience pour une clarification. Une
chance : il est encore des pays où, en dehors de la traditionnelle cérémonie
de remise des lettres de créance, un chef d’État daigne encore recevoir un
simple diplomate français avec couverture médiatique à la sortie.
Comme souvent en pareille circonstance, Paris rivalise d’incohérence et
de prises de position au cas par cas. Un mois avant ce dérapage, Emmanuel
Macron étreignait littéralement Denis Sassou Nguesso à Berlin, où se tenait
une conférence sur la Libye. En a-t-il profité pour lui souffler un mot sur les
violences dans le département du Pool ou pour savoir si les disparus du
Beach avaient été retrouvés ? A-t-il mis «  un maximum de pression » sur
Vladimir Poutine, présent à la même réunion, quant aux exactions de
l’armée russe accusée de crimes de guerre en Syrie ?19 A-t-il évoqué avec
Abdel Fatha al-Sissi, en visite officielle à Paris début 2021, les prisonniers
politiques détenus par centaines au Caire sans inculpation ni procès ou la
mort attribuée à la police, des suites de tortures, d’un jeune étudiant italien ?
20 Non, il a fait bien mieux : il a décoré le Raïs de la Grand-Croix à l’Élysée
loin des représentants de la presse. Ces derniers n’avaient d’ailleurs pas été
conviés. Peu après cette cérémonie, l’Égypte achètera pour 4  milliards €
d’avions Rafale dans le plus grand secret. De quoi entourer le leader
égyptien d’un minimum d’égards, y compris en le préservant des flashs21.
Immuable dans l’outrance, la relation franco-africaine ne parvient pas à
répudier sa désinvolture à l’image du même Emmanuel Macron tutoyant les
chefs d’État quel que soit leur rang, leur âge, leur influence ou raillant,
hilare, Roch Marc Christian Kaboré pour une climatisation défaillante22. A
Nouakchott où il assiste, en juillet 2018, au 31ème sommet de l’UA, puis à
une réunion du G5 Sahel, il ne juge pas plus opportun de s’attarder au palais
présidentiel pour deviser avec Mohamed Ould Abdel Aziz. Il s’agit pourtant
de la première visite d’un président français dans ce pays depuis celle de
Jacques Chirac, en septembre 1997. « Il exagère quand même. Il aurait au
moins pu déambuler avec moi dans les rues de la capitale », confie alors le
n°1  mauritanien à un proche. Autre comportement ne marquant aucune
césure avec le passé lorsqu’à Pau, le 13 janvier 2020, le président Macron
intime à ses homologues du G5 Sahel de clarifier leurs attentes envers Paris.
« J’attends d’eux qu’ils formalisent leur demande à l’égard de la France et
de la communauté internationale (…) Je veux des réponses claires et
assumées sur ces questions (…) Je ne peux, ni ne veux avoir des soldats
français au Sahel alors que l’ambiguïté perdure vis-à-vis des mouvements
antifrançais », s’agace-t-il au sommet de l’Otan qui précède cette rencontre.
Une sommation fort peu appréciée de la jeunesse africaine au regard du
tribut payé par les soldats et les populations des pays sahéliens empêtrés
dans la nasse terroriste. Énième occasion perdue de ne pas entretenir la
colère. Au cours de ce mini-sommet, cinq chefs d’État convoqués séance
tenante dans la ville de naissance de Henri IV sont, ni plus ni moins,
sommés de mettre leur opinion publique au pas. Quelle aurait été la réponse
de la France si Alassane Ouattara avait subitement demandé à l’Élysée de
faire taire les bruyants agitateurs pro-Gbagbo présents sur le sol français ?
La demande expresse d’Emmanuel Macron n’a fait qu’amplifier les
impressions critiques comme le fait remarquer le site d’information
burkinabè Wakat Séra23. «  Les chefs d’État africains en ont absolument
assez des grandes leçons de morale. La France entretient une culture de
l’arrogance de plus en plus contreproductive  », juge un ambassadeur de
France en poste en Afrique24. Anodins vus de Paris, ces commandements
sur la sécurité, l’État de droit, le mode de vie, la gouvernance offensent,
heurtent, infantilisent et ignorent superbement la sensibilité africaine.
Malheureusement, leur résonance s’avère incomparablement plus forte que
n’importe quelle décision qu’aurait prise un président français pour embellir
et moderniser la relation bilatérale. Alors qu’il impose certaines avancées
comme la révision des accords de défense ou la suppression de la
« cellule » Afrique de l’Élysée, Nicolas Sarkozy restera à jamais « l’homme
du discours de Dakar  », les observateurs allant jusqu’à parler de désastre
ayant réussi «  en une heure de temps à plomber pour plusieurs années
l’image de la France »25. Ironie du sort : depuis l’automne 2019, l’Histoire
de l’Afrique est enseignée au Collège de France, respectable maison fondée
en 1530, après la création par le chercheur François-Xavier Fauvelle de la
première chaire permanente sur cette matière. Redoutable pied de nez.

1  «  Dire  : tout va bien Madame la Marquise, c’est formidable, il n’y a pas de problème, on va
continuer ensemble comme on a toujours fait et on va s’apercevoir qu’il y a une démographie
extrêmement dynamique mais dans nombre de pays qui n’ont déjà pas la croissance pour faire vivre
une génération, une démographie qui fait basculer encore de l’autre côté, c’est ne pas partager une
préoccupation que nous devons avoir en commun », Emmanuel Macron, Ouagadougou, 28 novembre
2017.
2  «  Africa has no civilizational problems, only assets  » (L’Afrique n’a pas de problèmes
civilisationnels, seulement des atouts) rétorque Paul Kagamé dans son discours d’investiture, le
21 août 2017.
3 CELINE Louis Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, Gallimard, Paris, 1932, p.142.
4 « La réalité de l’Afrique, c’est une démographie trop forte pour une croissance économique trop
faible », Nicolas Sarkozy, Dakar, 26 juillet 2007.
5 Adrien Gaboulaud, Sept ou huit enfants par femme : le refrain de Macron, Paris-Match, 5 juillet
2018 et Stéphane Madaule, Le jeu des sept infox sur la démographie en Afrique, Alternatives
économiques n°84, 19 novembre 2019.
6 SACHS Jeffrey, The end of poverty : Economic Possibilities for Our Time, Penguin Books, New
York, 2005.
7  Voir COOPER Barbara M, «  De quoi la crise démographique au Sahel est-elle le nom  ?  » in
Politique Africaine, n°130, juin 2013, Karthala, Paris, pp.69-88.
8 Gilles Olakundé Yabi, Baby-boom et croissance démographique : y a-t-il trop de bébés africains ?
Tribune, Jeune Afrique, 3 octobre 2018.
9 Ce continent compte 42 habitants/km² (17 au Niger, 27 en RDC, 87 en Ethiopie, 232 au Nigéria…)
contre 64 au Mexique ; 117 en France ; 140 en l’Indonésie ; 146 en Chine ; 336 au Japon ; 413 en
Inde et 1.251 au Bengladesh.
10 What to do about Africa’s dangerous baby-boom ? The Economist, 22 septembre 2018.
11 Emission « Internationales », RFI, Le Monde et Tv5 Monde, 10 septembre 2017.
12 Nicolas Sarkozy, Interview, Bourdin Direct, BFM-TV-RMC, 27 octobre 2016. Et Réchauffement
climatique  : pour Sarkozy, c’est la faute à l’Afrique  ! Thomas Vampouille, Marianne, 27  octobre
2016.
13 « Nous ne voulons pas intervenir dans les affaires intérieures. Pour nous, cette forme subtile de
colonialisme qui consisterait à faire la leçon en permanence aux États africains et à ceux qui les
dirigent, c’est une forme de colonialisme aussi perverse que toute autre  », François Mitterrand,
Allocution sur la situation économique de l’Afrique, La Baule, 20 juin 1990.
14 Macron tient Biya à bout de gaffe, La Lettre du Continent, 6 décembre 2017.
15 Vidéo consultable sur le site YouTube.
16 Cameroun, l’État stationnaire, Politique Africaine, n°150, juin 2018, Karthala, Paris.
17 Macron explique pourquoi il refuse de « donner des leçons » à la Chine sur les droits de l’homme,
Huffington, 10 janvier 2018.
18  Cameroun  : la présidence rejette les «  propos surprenants  » d’Emmanuel Macron  », AFP,
22  février 2020. Human Rights Watch établit la responsabilité des forces gouvernementales et des
membres armés de l’ethnie Peule dans l’assassinat de plus de vingt civils, dont des enfants. Des
conclusions rejetées par le gouvernement. Une commission d’enquête mixte évoque, toutefois, la
volonté manifeste des forces gouvernementales d’occulter les circonstances de l’événement.
19 Syrie : l’Onu accuse la Russie d’un possible crime de guerre, AFP, 6 mars 2018.
20 Emma Bonino, Décoration d’Al-Sissi : « Monsieur le Président, vous avez commis une erreur »,
Tribune, Le Monde, 16 décembre 2020.
21  Egypte  : Macron scelle dans l’armement son alliance avec Sissi, Africa Intelligence, 27  avril
2021.
22 Morgane Le Cam, Quand la blague d’Emmanuel Macron sur un président africain passe mal, Le
Monde, 29 novembre 2017.
23 Sahel : la convocation de Macron passe mal en Afrique, Wakat Séra, 6 décembre 2019.
24 Entretien avec l’auteur.
25 MACHET Luc (pseudonyme du journaliste et futur diplomate Laurent D’Ersu), Quelle politique
pour la France en Afrique en 2012 ? Étude de la Fondation Terra Nova, 30 janvier 2012, p.3.
6

Dédain

Qu’il soit inconscient ou non, ce rapport empli de dédain ou d’analyses


grossières est repris aux strates inférieures par une frange du personnel
politique habité par un sentiment ambivalent d’attirance/répulsion. «  La
France a tout intérêt à former et à nommer en Afrique de meilleurs
diplomates. La qualité de sa représentation s’est amplement dégradée et
l’information remontée à Paris n’est pas toujours fidèle aux réalités du
terrain  », déplore l’ancien Premier ministre Martin Ziguélé. A l’instar des
ambassadeurs qui vivent souvent leur nomination dans une capitale
africaine comme une voie de garage, les ministres, secrétaire d’État,
conseillers ou simples chargés de mission ont, avec ce continent, la
sensation de parcourir un chemin de croix. «  L’image de l’Afrique reste
encore intrinsèquement négative », estime Bruno Delaye. « Elle accélère le
détournement massif des élites françaises. Ce continent est, par exemple,
sous-abordé à l’Ena. »
Laurent Fabius incarne cette classe politique caractérisée par la
malséance et n’y portant guère d’intérêt. Tout le staff de la présidence
tchadienne en a été le témoin lorsque, le 28  juillet 2012, celui qui officie
alors comme ministre des Affaires étrangères de François Hollande se
décommande au dîner offert en son honneur par Idriss Déby Itno. Motif : il
n’a pas supporté de devoir attendre presque trois quart d’heures, plus tôt
dans la journée, dans une antichambre du Palais rose, siège de la présidence
tchadienne, avant d’être reçu en audience. «  Il était furieux d’un tel
traitement  », se souvient l’un de ses accompagnateurs, le député François
Loncle1. Laurent Fabius et l’Afrique font deux pour ne dire six2. Son
attirance toute relative pour les mœurs africaines se manifeste de nouveau,
le 12  octobre 2012, dans la cour de la Maison des Esclaves de l’île de
Gorée, au Sénégal, durant la visite officielle de François Hollande. «  On
vous sent fatiguer par l’Afrique Monsieur le ministre », lance discrètement
une journaliste de télévision au chef de la diplomatie patientant, veste sur
l’épaule, en attendant que le président français termine sa conversation avec
le conservateur de ce site classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Soupir
d’exaspération de Laurent Fabius, visage blême et transpiration fournie  :
« Que voulez-vous. Je suis malheureusement contraint de m’y intéresser ».
D’autres personnalités de premier plan parmi lesquelles Alain Juppé ne
prêtent pas plus d’importance à cette zone. Une faible appétence qui ne va
pas sans poser certains problèmes lorsqu’il s’agit de gérer des dossiers
comme celui du Rwanda.3
Hystérisée, passionnée ou détestable, cette confrontation à l’Afrique fuit
toute forme de normalité. Entre le désintérêt viscéral et l’amour éperdu il
reste peu de place pour une diplomatie ordinaire, apaisée, normale. Au
désarroi de ceux qui, off the record, la résument à «  une montagne
d’emmerdements  » répond l’exaltation des autres, enivrés par l’exotisme
grisant des maquis d’où jaillissent de succulentes odeurs de poisson grillé.
Ministre de l’Europe et des affaires étrangères (MEAE) d’Emmanuel
Macron, Jean-Yves Le Drian appartient à la seconde catégorie. Sous le
mandat Hollande, son allant naturel allié à une appétence non feinte pour
les hommes lui font rapidement prendre l’ascendant sur Laurent Fabius au
point d’être flanqué de l’appellation « ministre de l’Afrique », la même que
Maurice Robert les réseaux en moins4.
Sans les connaître réellement avant son entrée au gouvernement, l’ancien
maire de Lorient sait établir des liens féconds avec les chefs d’État,
notamment ceux d’Afrique centrale, aidé en cela par le tutoiement
automatique et des entretiens en tête-à-tête. En duo avec son directeur de
cabinet civil et militaire Cédric Lewandowski, baptisé «  Foccardowski  »
pour sa connaissance aiguisée des acteurs et des dossiers, celui qui pilote le
ministère de la Défense de 2012 à 2017, pèse de tout son poids sur
l’actualité subsaharienne. Plus du quart des dossiers gérés par ce
département au cours de ce mandat sont africains. Opérations Serval et
Sangaris obligent : l’hôtel de Brienne devient, à cette date, un QG africain
tant du point de vue militaire que celui de la coopération. Témoin de cette
priorité : une volumineuse carte du Sahel punaisée en de multiples endroits
posée sur un chevalet au beau milieu du bureau de l’influent « dircab ».
Beaucoup d’autres figures telles Michel Roussin, Dominique de Villepin,
Michel Sapin, Brigitte Girardin, Pierre-André Wiltzer ou Manuel Valls
n’ont pas de mots assez forts pour déclamer leur «  amour  » de l’Afrique.
Ministre de la coopération de Jacques Chirac, Brigitte Girardin évoque un
«  flash  » pour le Tchad après avoir visité ce pays à l’âge de quinze ans.5
Loin des psittacismes sur le besoin de «  refouler les miasmes de la
Françafrique »6, le modus operandi français reste intact. S’il leur arrive de
fluctuer au gré des personnalités, ces «  rapports précieux d’hommes à
hommes, de responsables à responsables  » si chers au même Maurice
Robert7 traversent les années sans anicroches, expression d’une forme
dévoyée de la relation bilatérale. Rattrapé à son tour par cette obligation de
familiarité, Bruno Le Maire, grand argentier d’Emmanuel Macron, n’hésite
pas à rebours des usages diplomatiques à tutoyer publiquement Alassane
Ouattara lors de la conférence de presse ponctuant sa visite, à Abidjan, en
avril 2021. Une attitude envers le chef de l’État ivoirien, rabaissé au statut
de sous-préfet, jugée dégradante par de nombreux internautes.
C’est cette force des habitudes, cette diplomatie de la tape dans le dos et
des franches accolades que Jean-Pierre Cot, convaincu par son directeur de
cabinet Jean Audibert, pour le coup un authentique connaisseur de
l’Afrique, souhaitait ardemment combattre au début des années 80 de façon
à mieux normer les choses. « Ce besoin de se situer sur le plan personnel,
affectif, passionnel me paraît, quelque part, malsain  », confiera
fréquemment l’ancien ministre une fois libéré de ses fonctions.8 Tout
changement de politique suppose un changement préalable de
comportement. On sait ce qu’il en a coûté au fils ‒ bien trop en avance sur
les mœurs franco-africaines ‒ de Pierre Cot, ministre de Léon Blum proche
de François Mitterrand : une démission forcée fin 1982, dix-huit mois après
sa nomination, sur pression de Félix Houphouët-Boigny, suivie de son
remplacement par Jean-Christophe Mitterrand assisté de Guy Penne, sa
parfaite antithèse. Premier à s’étonner de sa nomination, ce dentiste au
tempérament marseillais, membre éminent du Grand Orient de France
(GODF), ne connaissait rien des sujets africains. Mais son statut de
dignitaire franc-maçon doublé d’un côté jovial contribuera à une reprise en
main doucereuse de la relation bilatérale grâce à une entente idyllique avec
les leaders parmi les plus francophiles à l’image de Blaise Compaoré9, Paul
Biya, Omar Bongo ou Mobutu Sese Seko, personnage qualifié de
«  supérieurement intelligent  » pour lequel il laissera son admiration
s’exprimer.10

1 Entretien avec l’auteur.


2 Laurent Fabius et l’Afrique noire, deux planètes différentes, Mireille Duteil, Le Point, 13 février
2016.
3 Une note de Bruno Delaye décrit Alain Juppé comme « peu intéressé » par l’Afrique in DUCLERT
Vincent, La France, le Rwanda et le génocide des tutsi, op.cit., p.530.
4 Jean-Yves Le Drian, l’omniprésent ministre de l’Afrique, La Lettre du Continent, 20 mai 2015.
5 France : le déjeuner d’Adieu de Brigitte Girardin, La Lettre du Continent, 19 avril 2007.
6  Propos évoqués, le 22  octobre 2011, lors d’un meeting organisé dans le cadre de la Convention
d’investiture du Parti socialiste pour la présidentielle de 2012. https://www.youtube.com/watch?
v=FmH6pEIdZJA
7 ROBERT Maurice, « ministre de l’Afrique », op.cit. p.310.
8  Jean-Pierre Cot, «  Il faut en finir avec cette relation juvénile  », Interview, L’Autre Afrique,
27 janvier ‒ 2 février 1999.
9 AUDIBERT Jean, Jamais je n’ai cessé d’apprendre l’Afrique, Karthala, Paris, 2006.
10 Frédéric Lejeal, Guy Penne, Rubrique Que sont-ils devenus ? Jeune Afrique, 3 mars 2008.
7

Servilités africaines

Cette morgue aura toutes les peines à s’atténuer tant qu’elle restera elle-
même abreuvée par l’emphase protocolaire des gouvernants africains.
Contrairement à leurs homologues anglophones ou lusophones, dont l’art
est de savoir garder l’ex-colonisateur à bonne distance, les leaders du pré
carré ont développé un goût de l’accueil qui confine au pathos, à
l’obséquiosité, à ce «  fardeau mental  » dépeint avec réalisme par Achille
Mbembe1. «  Lorsqu’un francophone prend la parole dans une assemblée,
j’ai souvent entendu des ricanements et des échanges de regard entre
anglophones signifiant en quelle que sorte que les valets sont de sortie. Une
fois, un responsable kényan m’a fait cette réflexion : les francophones ont
tendance à choisir la France avant l’Afrique », affirme Marie-Roger Biloa,
éditorialiste et productrice TV camerounaise2.
Tous les signes d’une supériorité se retrouvent dans le cérémonial qu’est
la visite officielle d’un président français en terre africaine, cette « tournée
d’inspection du grand patron qui vient jeter un coup d’œil sur l’état de ses
propriétés  », comme la définit avec sarcasmes le juriste-écrivain Thierno
Diallo3. Parcours en limousine décapotable, pagnes à l’effigie des
présidents, foule agitant des petits drapeaux et hurlant sa joie souvent feinte,
car souvent monnayée, le long d’un convoi hollywoodien de sirènes
stridentes et de motards maladroitement juchés sur leurs repose-pieds. Rien
ne manque à ce décorum rythmé par les danses enfiévrées au son des
youyous, des djabaras et des djembés. Portés en trophée, tous les locataires
de l’Elysée ont droit à ces marques ‒ masques ? ‒ débordant d’affection. Un
vertige. En amont, la dimension exceptionnelle de ces visites suscite
toujours un nettoyage de fond. On rebadigeonne les trottoirs. On recouvre
les murs de blanc. On refait les routes. On comble les nids de poule. Des
brigades de balayeurs s’activent à astiquer les principales artères appelées à
être empruntées. La fête tourne même à la parodie lorsque décision est prise
de fermer les classes pour honorer l’événement. Fin 2017, les élèves de
toutes les écoles ouagalaises ont été priés de rester chez eux pour la venue
d’Emmanuel Macron. Pour eux c’était jour férié. Day off  ! Quel ressort
psychologique a-t-il bien pu pousser les autorités burkinabè à décréter un
jour de relâche en hommage à la venue du « grand patron » ? Mystère. Dans
le registre quelque peu incongru de cette conception africaine de l’accueil
les exemples peuvent se décliner à l’infini. Sous peine d’inventaire retenons
ce vibrant «  joyeux anniversaire  » entonné au micro, fin 2019, par le
septuagénaire vice-président ivoirien Daniel Kablan-Duncan sur le parvis
du palais présidentiel d’Abidjan pour célébrer l’anniversaire d’Emmanuel
Macron, en visite en terre d’Eburnie. En prime le président français, qui fête
ses 42 ans, a droit à une reprise en chœur de tous les autres officiels
ivoiriens. C’est cadeau  ! Fort heureusement, ce dernier fait preuve de
suffisamment de lucidité pour ne pas enfiler la panoplie complète du chef
Akan-Baoulé destinée à la photo de famille.
Loin de se limiter au sommet de l’État, ce relationnel hors du temps
décrié par les jeunes africains et les Afro-Français éberlués, s’étend à tous
les autres émissaires tricolores. Qu’il soit en déplacement officiel ou
informel n’importe quel ministre, sous-ministre, secrétaire d’État, sous-
secrétaire d’État, conseiller, parlementaire, ex-ministre, ancien
ambassadeur, militaire ou lobbyiste de tout-poils bénéficie à sa descente
d’avion d’un accueil digne d’un chef d’État : réception au pavillon VIP des
aéroports par un aéropage de personnalités locales, véhicules banalisés,
protection rapprochée, séjour en palace, audience avec les membres du
gouvernement, voire le président lorsque son agenda le lui permet.
Coutumière de sorties médiatiques musclées sur l’Afrique, Nadine Morano
est reçue en grande pompe à Abidjan, en septembre 2013, pour participer au
3ème forum du Réseau international femmes de Métropolis (Rif). Ce
déplacement sur invitation du gouverneur du district de la capitale
économique n’aurait revêtu aucun intérêt s’il n’avait permis à l’ex-ministre
déléguée de Nicolas Sarkozy, logée dans une suite de l’hôtel Sofitel-Ivoire,
de prendre un petit-déjeuner avec l’ambassadeur de France, Georges Serre,
de s’entretenir avec Daniel Kablan Duncan et Hamed Bakayoko,
respectivement Premier ministre et ministre de l’Intérieur, ou d’organiser
une petite fête avec la communauté française au restaurant La Boule Bleue,
situé dans le quartier Marcory.4 Connue pour ses envolées anti-
immigrationistes5 celle qui préside le groupe Union pour la Majorité
Présidentielle (futur Les Républicains) au conseil régional de Lorraine joint
l’utile à l’agréable en « vendant » aux autorités locales la société française
Spallian spécialisée dans le conseil en sécurité. Avant elle, Rachida Dati,
autre ancienne ministre de Nicolas Sarkozy, était reçue à Brazzaville par
Denis Sasssou Nguesso en personne, président avec lequel l’étroitesse des
liens ne se démentira pas par la suite. Et il suffit à l’ancien ministre Jean-
Louis Borloo d’avoir l’irrépressible envie d’électriser l’Afrique entière pour
que tous ses responsables lui ouvrent grand les bras. Ces mondanités
théâtrales valent à droite comme à gauche. Profitant de sa venue à
Libreville, en février 2012, pour intervenir dans une conférence de l’école
des Hautes Etudes Commerciales (HEC) Laurent Fabius est reçu ‒ sans
retard ‒ par Ali Bongo à la fin de l’événement. En pleine campagne
présidentielle en France, cette audience équivaut à reconnaître un président
dont l’élection en septembre 2009, quelques semaines après le décès de son
père, demeure associée à un coup de force.6 La colère du Parti socialiste est
immédiate. Loin d’ignorer qu’Ali Bongo se trouve dans la ligne de mire de
la rue de Solferino, l’ancien ministre de l’Économie et des finances, alors
sans attribution officielle, renchéri en évoquant «  l’excellence  » de la
relation franco-gabonaise tout en espérant «  son développement dans le
futur ». François Hollande n’est pas encore élu qu’un futur poids lourd de
son gouvernement encense un pouvoir décrié par une majorité de Gabonais
et conspué par la société civile de ce pays. Cette visite a un avantage : elle
donne du baume au cœur des adversaires de François Hollande quant au
caractère inaltérable de la politique africaine de la France en cas de victoire
socialiste. «  Quand je vois Monsieur Fabius proclamer ses bonnes
intentions avec le Gabon et ne remettre en question aucun de nos arbitrages,
cela me rassure un peu  », se réjouit le ministre des Affaires étrangères,
Alain Juppé, dans les colonnes de Jeune Afrique7. La capacité de cette
politique à faire consensus est effectivement sans égale.
Pendant que les Français recherchent la lumière des palais tropicaux, les
dignitaires africains ne craignent pas, de leur côté, de se décrédibiliser en
accueillant chaleureusement cette clientèle, y compris la plus inattendue
quel que soit son pedigree. En mars 2017, Idriss Déby Itno n’hésite pas à
faire rouler les tambours pour Marine Le Pen venue au-devant du dispositif
Barkhane à N’Djaména. L’empressement des autorités tchadiennes à nier un
quelconque soutien à la patronne du Front national (futur Rassemblement
national) n’empêche pas la fille de Jean-Marie Le Pen de sabrer le
champagne à Amdjarass, fief du chef de l’État situé à 900 km de la capitale
où elle a été acheminée en jet privé. Relativement bien réseautée en Afrique
grâce à des personnalités comme Michel Alliot ou l’avocat Marcel
Ceccaldi, la candidate à la présidentielle française est également reçue à
l’Assemblée nationale de ce pays ‒ on se demande bien à quel titre ‒ pour
parler lutte antiterroriste, immigration et dénoncer sans ambages la
Françafrique. Une visite pour le moins étrange qu’Emmanuel Macron ne
manque pas de critiquer une fois élu à l’occasion de son premier tête-à-tête
avec son homologue tchadien, à Bamako, le 2 juillet de la même année. Il
reproche à ce dernier comme à un enfant d’avoir fait « une sacrée bêtise ».8
Le n°1 tchadien vante au contraire « l’authentique amour » de son invitée
pour l’Afrique.
Tout ce faste protocolaire semblerait désuet face aux enjeux
géostratégiques s’il n’entretenait pas la « souveraineté assujettie » évoquée
par le jeune philosophe Amadou Sadjo Barry.9 A l’image d’un Jean-Yves
Ollivier décoré, début 2021, de l’Ordre national du Niger des mains de
Mahamadou Issoufou, l’Afrique francophone demeure la seule zone du
monde où responsables politiques, hommes d’affaires et lobbyistes es-
cupidité croient encore pouvoir influer sur les événements sous prétexte de
fendre une Garde Républicaine pour échanger avec un chef d’État. Il se
dégage de la disponibilité des autorités d’un pays indépendant pour ces
personnalités aux motivations multiples un statut d’obligé. Rien ne justifie
ces régimes de faveur, si ce n’est pour renforcer la vassalisation des
interlocuteurs africains tout en maintenant la France dans un rôle de
suzerain.

1  Achille Mbembe et Felwine Sarr, «  Africains, il n’y a rien à attendre de la France que nous ne
puissions nous offrir à nous-mêmes », Le Monde, 27 novembre 2017.
2 Entretien avec l’auteur.
3  DIALLO Thierno, «  La consolidation d’un domaine d’évolution privilégié  : l’Afrique
francophone » in La politique étrangère de Georges Pompidou, op.ci pp.121-161.
4 La Sarko-girl Nadine Morano à Abidjan et Morano, VIP d’une société de sécurité à Abidjan, La
Lettre du Continent, 26 septembre 2013.
5 Elle compare la Gare du nord à l’Afrique dans l’émission de Canal +, Supplément, du 22 mai 2016.
En février 2020, elle suggère à l’actrice Aïssa Maïga, qui avait évoqué le manque de diversité dans le
cinéma français lors de la 45ème cérémonie des Césars, de « repartir en Afrique ».
6 Philippe Bernard, Gabon, Ali Bongo élu, Le Monde, 3 septembre 2009.
7 Alain Juppé, « Pour l’Afrique comme pour le monde arabe François Hollande n’a rien à proposer »,
Interview par François Soudan, Jeune Afrique, 5 mars 2012.
8 Marine Le Pen s’invite au tête-à-tête Deby et Macron, La Lettre du Continent, 12 juillet 2017.
9 Si l’Afrique veut se décoloniser, elle doit sortir de la tutelle dans laquelle elle est installée, Amadou
Sadjo Barry, Tribune, Le Monde, 16 février 2020.
8

Bévues protocolaires

Loin de refléter un partenariat «  équilibré  »  ; «  historique  »  ; «  fait


d’intérêts mutuels  » qu’elle déroule comme une banderole publicitaire, la
France ne semble guère disposée à rendre la pareille. Elle en oublie même
jusqu’au respect le plus fondamental dû aux pays dont elle ne cesse de
vanter l’importance stratégique. Personne ou presque n’a été dépêché à
l’enterrement de Léopold Sédar Senghor, premier président du Sénégal et
figure de la littérature du XXème siècle aux côtés de ses amis Aimé Césaire
et Léon-Gontran Damas. Un mépris que les Africains dans leur ensemble
placent au même niveau que la sortie apocalyptique de Nicolas Sarkozy à
Dakar.
Décédé le 20 décembre 2001 à Verson, ville du bocage normand de son
épouse Colette qu’il avait fait sienne, le premier Africain à siéger à
l’Académie française fut accessoirement soldat de l’armée coloniale, agrégé
de grammaire, professeur de Grec et de Latin, député français, secrétaire
d’État sous la présidence de René Coty, ministre de Charles de Gaulle. Qui
s’est soucié de ces états de service au moment de rendre hommage à celui
qui suggéra, en 1973, à son ami Georges Pompidou de créer un sommet
régulier entre la France et l’Afrique  ? Quasiment personne. Comme si
l’auteur de Chants d’ombre n’avait pas mérité à ses obsèques, au cimetière
Bel-Air de la capitale sénégalaise, la présence du Premier ministre Lionel
Jospin ou de Jacques Chirac. Ministre de la Culture, Catherine Tasca ne
juge pas utile de faire un aller-retour dans la même ville. Arrivé à un tel
niveau d’effacement et de dysfonctionnement l’État français semble être
« né avant la honte » comme le veut l’expression africaine. Et ce n’est pas
faire injure à Raymond Forni ou à Charles Josselin, respectivement
président de l’Assemblée nationale et ministre de la Coopération
missionnés en catastrophe, que de déplorer cette représentation chiche de la
France.
Senghor n’eût qu’un seul tort  : celui de mourir pendant les fêtes de fin
d’année. Elle corrige cette bévue en profitant d’une visite d’Abdoulaye
Wade à Paris pour organiser une messe en l’Église Saint-Germain des Prés
en janvier 2002 ponctuée d’une courte lecture de Jacques Chirac.
L’Académie française lui rend également hommage. Lors de sa visite au
Sénégal en novembre 2014, François Hollande n’oublie pas de déposer une
gerbe de fleurs sur la tombe du poète qui a donné son nom à la promotion
2002-2004 de l’Ena d’où sortit Emmanuel Macron. De piètres rattrapages
comparés aux obsèques d’Omar Bongo, le 16  juin 2009, à Libreville en
présence de Nicolas Sarkozy, président en exercice, et de Jacques Chirac.
Quant à celles de Félix Houphouët-Boigny à la Basilique Notre-Dame de la
Paix de Yamoussoukro, le 8  février 1994, devant la Vème République
prosternée, elle ne souffre d’aucune comparaison avec la négligence
réservée au héraut de la Négritude, magnificence du génie des peuples
Noirs. Ces sessions de rattrapage ne retirent rien de l’offense et de ses
conséquences sur la perception de la France quand bien même les autorités
sénégalaises, tout en retenue, ne font pas preuve d’une irascibilité
débordante après cet incident.1 Les élites francophones se formalisent
finalement assez peu envers leur ancien pays de tutelle. Une chance. Si elles
en décidaient autrement sans doute y passeraient-elles un temps long. Cette
propension à l’inélégance n’avait-elle pas percé le 11  novembre 1998
lorsque la France s’était enfin décidée à remettre la Légion d’honneur au
dernier tirailleur sénégalais vivant ? Hélas l’intéressé, Abdoulaye N’Diaye,
104 ans, mourut la veille de la cérémonie…
Récurrents, ces ratages mêlés aux flemmes intellectuelles sonnent aussi
fortement que le militarisme. Ils agissent sur la conscience africaine comme
une succession de déceptions qui mises bout à bout décuplent le sentiment
de lassitude et de résignation. Un phénomène perceptible jusque chez les
opérateurs privés : « Il existe un très haut niveau de frustration envers notre
pays », explique Alexandre Medvedowski. « Nos clients africains ressentent
plus de mépris qu’un véritable intérêt de sa part. On bannit certains chefs
d’État en préférant les voir en catimini. On en privilégie d’autres sans
logique.  »2 Évoquant en filigrane l’absence d’officiels français à
l’investiture de Patrice Talon au Bénin en mars 2016, à l’exception de
l’ambassadeur en poste à Cotonou, le fondateur du cabinet d’intelligence
économique ESL & Network perçoit une irritation de plus en plus diffuse
chez les élites africaines.
Emmanuel Issoze Ngondet ne démentira pas cette impression d’un soleil
couchant lui qui, Premier ministre du Gabon, reçoit l’une des pires avoinées
de sa carrière en mars 2017 dans les locaux du Medef International à Paris.
Profitant de leur rencontre avec ce chef de gouvernement, les patrons
français déversent alors un tombereau de hargne et d’agacements en raison
des créances en souffrance du Gabon. La matinée printanière n’empêche
pas l’atmosphère de la salle située du 8ème étage du siège de l’organisation
patronale, où se tient la réunion, de virer au pugilat. «  C’était d’une
violence inouïe. On se serait cru au Far-West. Un Premier ministre africain
se faisant engueuler comme çà publiquement cela ne se fait pas, surtout
venant d’entreprises françaises  », se souvient un participant. Malgré
l’humiliation, Emmanuel Issoze Ngondet fait bonne figure. Question
d’habitude. En janvier 2015, n’avait-il pas déjà reçu une volée de bois vert
pendant un déjeuner avec les adhérents du Conseil français des
investisseurs en Afrique (Cian) à Paris ? Il était alors ministre des Affaires
étrangères. L’attitude acrimonieuse des adhérents du Medef convainc
néanmoins Germain Ngoyo Moussavou, ambassadeur ‒ outré ‒ du Gabon
en France, d’élever une protestation. Président du Comité Afrique de
l’organisation patronale et, par ailleurs, responsable Afrique de Veolia,
Patrice Fonlladosa se confond en excuses après la réunion. Quelques mois
après ces échanges mouvementés le leader mondial de la gestion de l’eau
est expulsé manu militari de Libreville. Y a-t-il un rapport de cause à effet ?
On ose le croire. Reste que les traitements réservés à leurs responsables ne
sont plus de nature à placer les pays africains «  du champ  » dans les
meilleures dispositions à l’égard de la France.
Que les relations économiques avec Libreville, comme avec d’autres
capitales francophones, deviennent d’une morosité sans nom ne surprend
pas. «  La grande différence entre la France et ses concurrents, y compris
européens, réside dans son arrogance. Sa proximité avec l’Afrique tourne à
une insupportable condescendance », juge Gilles Yabi. « Les responsables
français ne se rendent même plus compte qu’ils sont mis constamment en
balance avec d’autres pays en raison d’un message plus respectueux. »3 La
permanence d’attitudes inadéquates à tous les niveaux pousse les Africains
à détourner leur regard au moment où d’autres pays poursuivent leur
offensive de charme. «  Sans être naïfs, ce que nous apprécions avec les
Chinois c’est le sentiment d’être considérés. Ils ont l’intelligence de nous
faire sentir sur le même pied d’égalité », explique un ambassadeur africain à
Paris. «  La Chine, l’Allemagne ou les États-Unis considèrent les États
d’Afrique comme indépendants. Par son paternalisme, mais aussi le
maintien de mécanismes orchestrés depuis les indépendances, la France
donne l’impression inverse  », juge pour sa part le journaliste nigérien
Issoufou Apollo Boube, directeur du site d’informations Tam. Tam Info.
L’Afrique ne s’offre pas facilement au visiteur si « amoureux » soit-il. La
primauté des conduites et des égards prévaut sur la rationalité d’une relation
diplomatique ou économique. Pour le journaliste Camerounais Georges
Dougueli, collaborateur de Jeune Afrique  : «  Il existe une bonne France,
humaniste et accueillante, celle qui a fait sienne la fraternité mentionnée sur
les frontons de ses écoles. Mais il en existe une autre, perçue comme
prétentieuse, qui va devoir apprendre à traiter d’égal à égal faute de quoi sa
place continuera de s’éroder au détriment de pays n’ayant aucune histoire
avec ce continent, mais plus respectueux »4. Décoloniser les esprits suppose
une modification en profondeur des perspectives, au sens photographique
du terme, par une meilleure prise en compte des codes, des rites, des
cultures, des us et coutumes locaux quand bien même l’Afrique continuerait
d’être considérée comme la laissée-pour-compte dans le concert des
Nations. Prisonnière d’une image qu’elle semble incapable de rééquilibrer,
la France perdra en influence aussi longtemps qu’elle sous-estimera
l’importance de ces modalités d’expression dans l’action.

1  Sénégal, l’offense de la France au poète Senghor, Tshitenge Lubabu M.K, Jeune Afrique,
20 décembre 2011.
2 Entretien avec l’auteur.
3 Entretien avec l’auteur.
4 Entretien avec l’auteur.
Partie III

Le discours puis la méthode


1

Mirage à La Baule

Désolant dans sa formulation, le message devient tout bonnement


inaudible lorsque les actes empruntent l’exact opposé des préconisations
lancées depuis les estrades. La France prétend modeler l’Afrique à son
image par une parole régulièrement contredite par la realpolitik et la
défense de ses intérêts. Schizophrénie congénitale. Alors qu’il martèle
depuis plus de trente ans l’impérieuse nécessité de la démocratie et de l’État
de droit, deux labels de bonne gouvernance, l’Exécutif français s’empresse,
au même instant, de voler au secours de régimes liberticides ou d’apporter
sa caution morale à des élections en tous points crapuleuses qui empêchent
les opinions publiques d’écrire leur histoire ou d’« oser inventer l’avenir »,
suivant l’axiome sankariste. Parce qu’ils préfèrent secrètement pouvoir
compter sur des régimes d’une robustesse à toute épreuve, les gouvernants
français ont progressivement transformé le terme « démocratisation » et sa
variante « alternance démocratique » en un slogan creux de communication.
Si elles ont le mérite de plaire aux bailleurs de fonds internationaux et aux
partenaires européens, ces injonctions n’ont absolument pas la même vertu
aux yeux de populations qui n’en voient aucun effet au quotidien. Pire : qui
observent avec effarement Paris se dédire de ses grands principes en
tournant le dos aux discours sur le pluralisme et la liberté qu’il ânonne sous
toutes les latitudes tropicales. Ces incidences seraient mineures si cette
désynchronisation entre la forme et le fond se limitait à la parole ou aux
« promesses qui n’engagent que ceux qui les écoutent » suivant la boutade
de l’ancien président du Conseil, Henri Queuille. Elles deviennent, en
revanche, hautement problématiques lorsqu’elles accompagnent de graves
dérives des droits humains. Loin de poser les bases d’un «  nouveau
partenariat », la France se fait dans de nombreux pays la complice directe
ou indirecte de pouvoirs dont, étonnement, elle ne cesse de condamner
publiquement les méthodes de gouvernement.
A La Baule, François Mitterrand tente de renverser cet illogisme avec les
pays fermés à toute idée d’évolution salutaire vers l’ouverture, le dialogue
et le pluralisme. Pendant politique du repli militaire lancé à la même
période, le temps est alors à la dénonciation de régimes à la frontière d’une
dictature sur fond de recomposition des alliances internationales. La mesure
phare de cette approche novatrice est de conditionner l’aide au
développement au respect des canons démocratiques. Que reste-t-il de ces
décisions et de ce discours élevé au rang de symbole prononcé depuis la
station balnéaire de Loire-Atlantique, et dont la résonance avait provoqué
un immense espoir au sud du Sahara ? Un solde nul. Sur le plan financier,
les bons élèves ayant amorcé ce virage attendent toujours cette « prime à la
démocratie  » réclamée par le président sénégalais Abdou Diouf. De leur
côté, les États fermés à double tour à l’idée de progrès n’ont nullement été
sanctionnés par un ralentissement du débit du robinet d’aide. Seuls les
contextes de violence pré ou postélectorale poussent la France à suspendre
sa coopération militaire comme au Zaïre (1991) ou au Togo (1992). En
dehors de ces décisions temporaires, jamais ses appuis diplomatiques et
financiers n’ont fait défaut. Du reste, l’Histoire politique africaine tend à
montrer le caractère inopérant de telles conditionnalités vis-à-vis d’États
soucieux de stabilité dans la terreur. De manière générale, ceux-ci restent
hermétiques à toute pression extérieure, a fortiori occidentales. Pas plus que
celui de Denis Sassou Nguesso, les pouvoirs de Gnassingbé Eyadema,
Mobutu Sese Seko, Robert Mugabe, Teodoro Obiang Nguema, Paul Biya
n’ont vacillé en raison d’une diminution du volume d’aide ou la suspension
de projets de coopération. Considérée comme un salut démocratique en
Europe ou aux États-Unis, l’alternance au sommet de l’État africain n’est
pas davantage synonyme de progrès. Le Bénin en apporte la preuve.
Longtemps qualifié de «  Quartier Latin de l’Afrique  » pour le
bouillonnement de sa vie publique, ce pays renie ses fondements depuis
2016, date de l’arrivée au pouvoir de Patrice Talon, président psychorigide
ayant contraint ses opposants à l’exil lorsqu’il ne les a pas fait emprisonner.
Rapidement après La Baule le risque de bousculer les régimes africains
« assis », au sens rimbaldien du terme, tout comme le danger de crises en
cascade à travers des revendications ethniques exacerbées par le
multipartisme, fait reculer la France. Conformément à la «  théorie des
dominos  », la priorité est de ne pas faire rimer démocratisation avec une
implosion en chaîne de fidèles kleptocraties. François Mitterrand et tous ses
épigones ravalent leur volonté de changement face au spectre d’une trop
forte décompression autoritaire dans les pays de la zone d’influence. Après
un alignement sur la ligne mitterrandienne, Jacques Chirac délaisse la
notion de conditionnalité préférant respecter le rythme des réformes
engagées par chaque État, le tout enrobé du sempiternel refrain sur la
nécessité d’un paysage pluraliste1. Cette nuance provoque une bipolarité
chez ce président qui passera son temps à encourager l’ouverture tout en
validant l’immobilisme dans la pratique. «  Je voudrais vous demander
Monsieur le Président si vous avez une explication à donner lorsque vous
combattez les dictatures en Europe alors qu’on a l’impression que vous la
recommandez en Afrique ? » La question de ce journaliste togolais lors de
sa visite à Lomé, le 23 juillet 1999, définit on ne peut mieux Jacques Chirac
et l’Afrique. Ce strabisme atteint des sommets au Gabon d’Omar Bongo
Ondimba, au Tchad d’Idriss Déby Itno, au Congo de Denis Sassou
Nguesso, au Cameroun de Paul Biya, en Guinée sous Lansana Conté ou
encore en Mauritanie sous Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya. Mais d’autres
pays situés en dehors du champ sont concernés. Jacques Chirac ne trouve
rien à redire à la présence du chef de la junte nigériane Sani Abacha au
19ème sommet Afrique-France de décembre 1996, à Ouagadougou. Il reçoit
même les cordiales félicitations de ce dictateur étoilé pour avoir défendu la
candidature de Kofi Annan au poste de secrétaire général des Nations
Unies. Un an plus tôt, le général putschiste autoproclamé président de la
fédération avait fait condamner à la pendaison l’écrivain et militant
écologiste Ken Saro-Wiwa avec huit autres militants Ogoni opposés à sa
politique pétrolière. Malgré une implication dans la résolution des crises
sierra léonaise et libérienne, cette sentence a valu à ce pays un vent
international de protestations et une suspension du Commonwealth. Mais
l’organisation anglophone n’avait pas imaginé un instant que le pays des
Droits de l’Homme puisse laisser une fenêtre entrouverte à ce régime
sanguinaire. Alors en pleine cohabitation, le Premier ministre Lionel Jospin
n’a que peu de marge d’action sur ce dossier malgré les appels alarmistes
des experts. Se prononçant sur cette absence flagrante de réorientation, la
géographe Sylvie Brunel met en garde : « Je lance un appel à Lionel Jospin
pour moraliser la politique africaine de la France (…) Les esprits sont prêts
en France et en Afrique. Sinon nous risquons de payer cher nos erreurs. Par
l’accroissement de l’insécurité et de la pauvreté sur notre flanc sud, le
risque de flambée de terrorisme grandit : ceux qui sont pauvres n’ont rien à
perdre »2. Une prophétie digne de Nostradamus.
La politique africaine de la France n’a pas d’odeur. Née sur des champs
de bataille, elle embrasse toutes les causes et tous les régimes pourvu que
son corpus idéologique demeure saint et sauf. Bastion d’Elf, surtout après le
désengagement de majors comme la Royal Dutch Shell, le Nigéria invite à
la prudence, voire au respect. Élu en 1999, après onze mois d’intermède
d’Abdulsalami Abubakar ayant suivi la disparition d’Abacha, le président
Olusegun Obasanjo ne tient pas rigueur à Jacques Chirac de son soutien
contre nature bien qu’il fût embastillé par cette même junte. La relation
économique s’en trouve épargnée même si une autre erreur de
l’administration française exclut au même moment le Nigéria de la Zone de
Solidarité Prioritaire (ZSP) nouvellement définie par Paris. On comprend
mieux l’empressement du président français à se rendre à Abuja, la même
année, pour faire oublier ses prises de position peu glorieuses. Piégés par la
question sécuritaire et l’impératif de stabilité d’une zone historique, ses
successeurs suivront cette ligne de conduite. Auteur d’une Géopolitique de
l’Afrique remarquée, l’économiste Philippe Hugon, décédé en 2018, en
résume la logique sous-jacente  : «  La priorité sécuritaire fait qu’il faut
biens’accommoder d’alliés qui ne sont pas nécessairement vertueux sur le
plan des Droits de l’Homme.  »3 Or, cette concession a des effets
absolument déplorables sur l’image de la France, non seulement auprès des
opinions mais aussi des responsables politiques. « Son silence assourdissant
face au recul de la démocratie, de l’État de droit et la violation récurrente
des droits humains en Afrique la met en conflit avec la jeunesse africaine. Il
encourage la délinquance électorale et la modification des Constitutions qui
ne visent qu’à maintenir des chefs d’État corrompus au pouvoir », explique
l’ancien chef de gouvernement de Guinée, Cellou Dalein Diallo4.
Durant sa campagne, Nicolas Sarkozy se réapproprie le crédo
mitterrandien pour mieux combler un manque patent d’inspiration  : «  La
France n’apportera son aide qu’aux régimes qui défendent la démocratie et
luttent activement contre la corruption.  »5 Cette orientation est réaffirmée
après sa victoire : « L’aide publique française sera accordée prioritairement
aux pays qui respectent leurs engagements. Je pense notamment aux
performances en matière de gouvernance politique et économique. Ces
valeurs que nous défendons, vous et nous, sont d’abord au service du
peuple, nous ne devons jamais l’oublier.  »6 Une fois à l’Élysée, celui qui
s’entoure des réseaux de la droite gaulliste change de ton malgré une
tentative de détourner les regards en recevant, dès mai 2007, un premier
responsable africain démocratiquement élu en la personne d’Ellen Johnson
Sirleaf, présidente du Libéria. Partisan d’une relation axée sur l’économie
Nicolas Sarkozy ne boude nullement les pays ayant fait de la corruption
leur blason. Au contraire. Il se complait dans cette Afrique des pétrodollars,
des tripatouillages constitutionnels, des élections tronquées et des pouvoirs
sans partage. En juillet 2007 sa première visite est certes consacrée au
Sénégal mais aussi au Gabon. Au pays de Papa Bongo, doyen des chefs
d’État d’Afrique francophone qu’il tutoie, il annonce l’effacement de 15 %
de la dette du pays et la reconversion de la créance de la France vers les
ONG. En matière de «  défense de la démocratie  » il va plus loin avec la
Mauritanie. Début 2009, il est le premier représentant d’un pays occidental
à recevoir les principales figures de la junte qui a remercié Sidi Mohamed
Ould Abdallahi en août 2008, à Nouakchott, à savoir le chef d’État-major
des armées Mohamed Ould Ghazouani7 accompagné du ministre des
Affaires étrangères Mohammad Mahmoud Ould Mohamedou. L’entrevue
est des plus détendues alors que les condamnations internationales de ce
coup d’État sont encore fumantes. Que dire de l’amitié profonde que le
président français voue à Denis Sassou Nguesso ?
Très attendu sur les questions africaines et partisan d’une cassure nette,
François Hollande annonce un séisme d’une magnitude proportionnelle au
fiasco sarkozien. Criées à tue-tête les incantations du type « les émissaires
n’auront plus le droit de citer sous ma présidence  » ou «  le temps de la
Françafrique est révolu » entérinent la fin d’une ère8. On va voir ce qu’on
va voir  ! Des voix influentes contribuent activement à affûter les
argumentaires du premier secrétaire du Parti socialiste. Son ex-épouse,
Ségolène Royale, mobilise ses plus hauts contacts au sein de l’intelligentsia
africaine dans le cadre des universités de son mouvement Désirs d’Avenir.
Sur le thème « Quel avenir commun entre l’Afrique et l’Europe au XXIème
siècle  ?  », l’un de ces rendez-vous organisés à Paris, le 18  mai 2009, au
théâtre Dejazet, résidence naguère attitrée du chanteur-compositeur Léo
Ferré, suffit à montrer la puissance du réseau. Sont alignés sur l’estrade
Stéphane Hessel, Jean-François Bayart ou encore Elikia M’Bokolo.
Si François Hollande décide de se frotter aux problématiques africaines et
Afro-Françaises en tout début de mandat, quelques semaines suffisent à
mettre son crédo de campagne en péril9. Comme chez ses prédécesseurs, les
espoirs de changement se mettent au diapason des réalités avec la visite à
Paris, dès l’été 2012, d’une noria de chefs d’États dont le très décrié Ali
Bongo. Le communiqué que publie l’Élysée lors de cette visite pour appeler
à un dialogue «  exigeant sur les Droits de l’Homme et la lutte contre la
corruption » ne trompe personne10. Aspiré par la crise centrafricaine ou le
terrorisme au Sahel le président Hollande est rapidement acculé à s’appuyer
sur les grandes «  démocratures  » africaines en abandonnant une approche
prétendument novatrice11. Ce président post-mitterrandien avait incarné
l’espoir d’une évolution. Il n’a d’autre issue que d’installer un rapport des
plus classiques. Un «  président normal  » pour une politique immuable.
Échouant à se différencier des politiques antérieures sur le volet militaire, il
ne parvient pas davantage à dépasser la ligne de crête des Droits de
l’Homme malgré la détermination de sa conseillère Hélène Le Gal. Le
président français avait pourtant semblé innover après avoir convoqué à
l’Elysée au cours de l’été 2012 un déjeuner regroupant plusieurs
«  décrypteurs  » de l’Afrique, de sa beauté, de ses codes, de ses accès de
fièvre, de ses méandres. On y retrouve Jean-François Bayart et Elikia
M’Bokolo mais aussi Denise Epoté  ; le directeur exécutif d’Onusida,
Michel Sidibé et le banquier Lionel Zinsou, ex-conseiller de Laurent
Fabius. « Dîtes-moi quel message je dois faire passer car je ne suis pas un
spécialiste  », demande-t-il à ce panel. Attentif, humble face au sujet et
prenant des notes, François Hollande écoute sagement ses convives. Ces
derniers parlent jeunesse, promotion des femmes, actes mémoriels,
politique de visas. Bref, tous les sujets dont Emmanuel Macron se saisira à
ton tour. « L’initiative était importante. Pour la première fois on donnait la
parole à des Africains au plus haut niveau. Mais ce fut one shot », regrette
Denise Epoté12. L’exercice ne sera jamais renouvelé.
Les hommes passent la politique franco-africaine demeure. Chaque début
de mandat produit les mêmes effets  : l’inéluctable mise en sommeil de
principes fièrement affichés sous le poids de la défense de relations
privilégiées. Prisonnier de ce jeu aux règles intangibles, l’Élysée se démène
ainsi assez hypocritement depuis des années pour féliciter des chefs d’État
élus au terme de scrutins taillés sur mesure et n’offrant aucune respiration à
leurs opposants. Il se garde, dans le même temps, de trop dénoncer la
violation régulière des droits des oppositions et des libertés sous toutes ses
formes. Pris dans cet «  impensé stratégique  »13 l’ex-dirigeant du PS se
retrouve à contretemps de l’actualité africaine et, paradoxalement, le moins
à l’écoute des sociétés civiles. Le revirement éditorial du Monde évoquant
en 2013 le « coup de grâce » porté à la Françafrique14 avant de constater sa
renaissance trois ans plus tard situe le niveau de rupture15.
Le pire n’étant jamais décevant, Emmanuel Macron emprunte les mêmes
sillons pour un rendu des plus improbables. Évitant de s’ériger en donneur
de leçons ou de prendre l’opinion publique à témoin sur la situation
condamnable d’un pays africain, il fait le choix de rester dans le back-office
tout en s’appuyant sur des régimes sans complaisance pour mieux pousser
sa vision. Avec les États-Unis, il sollicite notamment le Rwandais Paul
Kagamé et l’Angolais Joao Lourenço pour prendre Joseph Kabila en étau et
obtenir qu’il ne se présente pas à la présidentielle de 2018 après dix-sept
ans de mandature. En 2020, d’autres médiations sont activées pour
convaincre Alpha Condé de ne pas modifier la Constitution guinéenne afin
de briguer un troisième mandat. Intervention non dénuée de courage au
regard de la souveraineté obsessionnelle de ce pays et de la psychologie
étriquée de son président. Pressions françaises donc, à géométrie variable,
avec des masques et des porte-voix africains pour mieux faire croire au
caractère proactif de ce continent. Si la forme se veut innovante, la finalité
de la méthode ne l’est pas. Comme dans les années 70, 90 ou 2000, la
France entend faire la pluie et le beau temps dans son fief, se sentant
obligée de mettre la pression sur tel ou tel régime, de suggérer à un
président de quitter son poste ou d’en caresser un autre tout aussi liberticide
dans le sens du poil. Elle commente les résultats de scrutins électoraux ou
se garde de tout commentaire sur d’autres consultations notoirement
frauduleuses. Elle s’octroie le droit de fustiger un changement
constitutionnel dans un pays et reste muette à l’égard d’un processus
rigoureusement identique ailleurs. «  Face à ces comportements éhontés
nous n’avons pas encore trouvé les postures de brutalité diplomatique qui
nous permettraient de faire comprendre à nos partenaires africains que l’ère
des sacres, des chèques en blanc et des yeux fermés est révolue », déplorait
Jean-François Bayart en 199516. Une vérité reformulable en 2022.
Du Cameroun à la Côte d’Ivoire, du Tchad au Burkina Faso, la vitalité de
ce conservatisme accroît l’incompréhension. «  Les élites africaines ne
tolèrent plus la passivité des autorités françaises face aux violations
antidémocratiques et aux privatisations de libertés  », explique Charles
Bowao. «  Cette conduite laxiste vaut, à leurs yeux, complicité. Ce
qu’attendent ces élites, c’est de respirer le souffle libéral de la société
française où personne n’est au-dessus de la loi.  »17 Pour le journaliste
Georges Dougueli : « Les Africains attendent de la France officielle qu’elle
respecte les grands principes et les valeurs qu’elle prône, quoi qu’il puisse
lui en coûter. Lorsqu’elle se dit attachée aux valeurs démocratiques, elle ne
peut fermer les yeux sur la monarchisation de l’Afrique centrale. Le monde
a besoin d’une France rayonnante, universaliste et digne. Les contradictions
de sa diplomatie sont catastrophiques pour son image et affaiblissent les
forces de progrès dans sa zone d’influence. »
La gouvernance démocratique apparaît pourtant comme un élément
fondamental de l’approche macronienne. Elle est rappelée lors du Comité
interministériel de la coopération internationale et du développement
(Cicid) du 8  février 2018, au terme duquel l’engagement est pris de
d’élaborer « une stratégie des droits de l’homme et du développement afin
de pleinement intégrer l’approche par ces droits dans les actions de
coopération ».18 Une illusion d’optique pour laquelle les Africains montrent
de moins en moins de naïveté. Pour le journaliste congolais Rodrigue
Fénelon Massala : « La jeunesse a appris à faire une lecture de la politique
française qui ne cadre plus avec les réalités du continent. Elle considère la
France comme un État néocolonial dont la stratégie est de créer les
conditions visant à rester un interlocuteur privilégié. Mais des conditions
contestables. Le soutien indéfectible à des partenaires comme Faure
Gnassingbé, Ali Bongo, Paul Kagamé ou la proximité affichée avec la junte
militaire au Tchad en apportent la preuve. »19 L’enthousiasme de François
Mitterrand pour les pays s’ouvrant à la liberté n’aura été qu’un feu de
paille.

1  «  Je considère que les pays qui ont une «  bonne gouvernance  » et les pays qui s’orientent
délibérément vers la démocratie (…) doivent effectivement être privilégiés. C’est évident. Cela, c’est
le principe. Dans la pratique, il faut nuancer cela parce qu’on ne peut pas, non plus, condamner des
peuples à la misère au prétexte qu’ils ne sont pas bien gouvernés », Jacques Chirac, Conférence de
presse sur le bilan de son voyage en Afrique australe, Luanda, le 30 juin 1998.
2 Sylvie Brunel, Il faut moraliser la politique africaine de la France, L’Hebdo des socialistes, n°43,
5 décembre 1997.
3 Hollande et l’Afrique, Des guerres et la fin d’une certaine Françafrique, AFP, le 12 janvier 2017.
4 Entretien avec l’auteur.
5 Les vieilles ficelles de Nicolas l’Africain, Le Canard Enchaîné, le 1er août 2007.
6 Interview de Nicolas Sarkozy, L’Union, 27 juillet 2007.
7 Successeur de Mohamed Ould Abdel Aziz, il est porté à la magistrature suprême en août 2019.
8 François Hollande à Dakar : « Le temps de la Françafrique est révolu », AFP, 12 octobre 2012.
9  France-Afrique, la rupture inachevée du pacte colonial, Frédéric Lejeal, Tribune, Libération,
5 décembre 2013.
10 La realpolitik s’invite à l’Élysée avec Bongo, La Lettre du Continent, 12 juillet 2012.
11  Néologisme de l’économiste suisse Max Liniger-Goumaz, spécialiste de la Guinée Équatoriale.
Voir LINIGER-GOUMAZ Max, La démocrature, Afrique subsaharienne, Généralités, L’Harmattan,
Paris, 1992.
12 Entretien avec l’auteur.
13 LEBŒUF Aline et QUENOT-SUAREZ Hélène, La politique africaine de la France sous François
Hollande, Renouvellement et impensé stratégique, Institut français de recherches internationales
(Ifri), 2014.
14 Christophe Châtelot, Coup de grâce pour la Françafrique, Le Monde, 27 janvier 2013.
15  La Françafrique ressuscitée de François Hollande l’Africain, Abdourahman Waberi, Le Monde,
7 septembre 2016.
16  BAYART Jean-François, «  Réflexions sur la politique africaine de la France  » in Politique
africaine n°58, juin 1995, Karthala, Paris, pp.41-50.
17 Entretien avec l’auteur.
18 Comité interministériel de la coopération internationale et du développement (Cicid), Relevé de
conclusions, 8 février 2018, p.5.
19 Entretien avec l’auteur.
2

Au Tchad : Paris intervient,

le chef de l’opposition disparaît…

Le Tchad forme la synthèse de ces renoncements. Après avoir sauvé le


régime d’Idriss Déby Itno à plusieurs reprises, la France songe à lâcher ce
protégé, fin janvier 2008, face à l’avancée d’une rébellion sur N’Djaména,
non sans avoir songé à l’exfiltrer préalablement du Palais Rose1.
L’incertitude du lendemain dans ce pays-garnison, fer de lance de sa
présence, contraint néanmoins Paris à se raviser rapidement et à lui prêter
main forte. Plusieurs centaines d’hommes venus du Soudan et coalisés sous
le commandement de Fizani Mahadjir Yacoub2 pénètrent dans la capitale
avant d’engager une bataille féroce avec l’Armée Nationale Tchadienne
(ANT) soudée autour du chef de l’État sur la même base ethno-régionale
zaghawa. De violents combats se déroulent aux abords du palais. Revêtu de
son treillis, Idriss Déby Itno mène personnellement la riposte. Celle-ci se
solde par une victoire. La France, qui dénonce une « agression extérieure »
par la voix de son ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, évite
de s’interposer malgré des échanges de tirs avec les rebelles à proximité de
l’aéroport de N’Djaména. Au nom de l’accord de coopération militaire de
1976, elle appuie néanmoins cette contre-offensive gouvernementale par du
renseignement et de l’aide logistique. C’est au cours de ces journées
connues sous le vocable «  Bataille de N’Djaména  » que disparaissent
plusieurs figures de l’opposition parmi lesquelles son porte-parole, le très
francophile mathématicien Ibni Oumar Mahamat Saleh. Plusieurs témoins,
dont des membres de sa famille, sont formels : le patron du Parti pour les
Libertés et le Développement (PLD) a été arraché de son domicile dans la
soirée du 3 février par des corps habillés. Il ne donnera plus signe de vie.
Cette disparition n’empêche pas Nicolas Sarkozy de séjourner dans la
capitale quelques jours plus tard sous le feu des critiques malgré son
autosatisfaction pour avoir obtenu de son homologue l’engagement à mener
«  une enquête internationale  » chargée de faire la lumière sur la
volatilisation soudaine de ces personnalités3. Effet de communication ou
simple candeur ? Cette enquête ne sera bien évidemment jamais enclenchée.
En juillet 2013, les deux fils d’Ibni Oumar Mahamat Saleh ‒ Hicham Ibni
Oumar et Mohamed Ibni Oumar Saleh ‒ sont entendus par le pôle
international du Tribunal d’Instance de Paris (TI) dans le cadre d’une
plainte pour «  enlèvement et séquestration, tortures et actes inhumains  »,
déposée, un an auparavant, par leur avocat William Bourdon et contre
laquelle le Parquet s’était initialement opposé.
A N’Djaména, l’affaire est classée peu après cette audition malgré une
enquête à l’échelon local reconnaissant la responsabilité d’éléments de la
garde présidentielle et des FAT dans l’enlèvement. Personne n’est inculpée.
A Paris, l’avocat médiatique et initiateur du dossier des Biens Mal Acquis
«  BMA  » bénéficie du soutien de plusieurs amis du disparu tels les
sénateurs socialistes Jean-Pierre Sueur et Gaëtan Gorce. Les deux
parlementaires s’emploient vainement à remuer l’appareil politique tout en
saisissant des instances internationales comme le comité des droits de
l’homme des Nations Unies. Malgré des heures à plancher sur l’ethnie
zaghawa et son interpénétration dans tous les pores de l’appareil militaire
tchadien4, William Bourdon fait choux-blanc. Il ne cherche même pas à se
rendre au Tchad contrairement à Nicolas Sarkozy, François Hollande et
Emmanuel Macron, qui multiplient les séjours eu égard à son statut de pièce
maîtresse du dispositif Barkhane.
Pas plus qu’ils n’aborderont le sort de dizaines de soldats disparus
anormalement depuis des années5 ou l’emprisonnement de l’opposant
Mahamat Ahmat Lazina en 2016, ces présidents ne jugent utile de revenir
sur cette affaire bien trop gênante face à un allié passé maître en élections
truquées et en arrestations extra-judiciaires. Une affaire tchado-tchadienne
en somme que l’ancien diplômé en aéronautique de l’institut Amaury de la
Grange, dans le nord de la France, met habilement en balance chaque fois
qu’il lui est demandé d’accueillir la force antiterroriste. Après avoir évoqué
du bout des lèvres la question des libertés au Tchad fin 2012, François
Hollande ne revient pas sur le sujet lors de sa visite à N’Djaména, en juillet
2014, pour l’installation officielle du commandement de Barkhane. Telle
une cornemuse percée, la vigilance hollandienne sur la démocratie en
Afrique se désagrège sous la loi françafricaine. Un mois avant le lancement
de cette Opex, Idriss Déby Itno avait exigé qu’on lui fiche la paix sur ses
affaires intérieures allant jusqu’à demander à l’Élysée de prendre ses
distances avec ses opposants vivant en France6. Message reçu cinq sur cinq
par François Hollande qui autorise toutefois Ngarlejy Koji Yorongar, autre
figure de l’opposition enlevée en février 2008 puis libérée, de venir dans
l’Hexagone. Une « facilité » que Nicolas Sarkozy avait été plus réticent à
accorder7. Le dossier Ibni est finalement bel et bien enterré, Paris estimant
l’avoir suffisamment évoqué.
Il n’y a pas que la cornemuse qui défaille. L’hygiaphone français affiche
également de faibles décibels à chaque scrutin présidentiel. En avril 2016,
la réélection du n°1 tchadien pour la cinquième fois consécutive débouche
sur les félicitations empressées de François Hollande. Profitant de
l’événement, Paris réitère son soutien militaire à cet adepte de la tyrannie8.
Plus vigoureux que jamais, les miasmes de la Françafrique précipitent le
naufrage de la politique française. Dénonçant une mascarade, le premier
vice-président de la Commission électorale nationale indépendante (Ceni)
du Tchad avait claqué la porte de cet organisme peu avant l’annonce des
résultats. Les représentants de l’opposition ont refusé de s’associer au
dépouillement. Chaque anniversaire de la disparition d’Ibni Oumar
Mahamat Saleh est l’occasion pour ses proches et compagnons de route de
se rappeler au bon souvenir de la relation franco-tchadienne : « Nous allons
continuer à exiger et à demander qu’au moins la dépouille mortelle d’Ibni
soit remise à sa famille biologique pour qu’une sépulture digne de l’homme
lui soit donnée. »9
Emmanuel Macron a-t-il renversé le siège africain ? A dire vrai, ce n’est
nullement son objectif malgré les promesses prises à Ouagadougou.
Interpellé par Jean-Pierre Sueur au Sénat en 2018, Jean-Yves Le Drian le
répète à l’envi  : «  La France appelle de ses vœux la manifestation de la
vérité dans cette affaire. »10 Une de ces déclarations qui n’engage personne
et qui ne fait rien avancer sur le fond. L’administration Macron préfère de
loin ménager l’un des rares réservoirs à soldats africains capable d’opposer
une résistance aux islamistes. Fin 2018, puis début 2019, son soutien au
régime Déby s’avère crucial pour contrer une nouvelle tentative de
déstabilisation menée par le Conseil de Commandement Militaire pour le
Salut de la République (CCMSR) et par l’Union des Forces de la Résistance
(UFR)11. Les services secrets français n’hésitent même plus à entamer des
pourparlers avec Timan Erdimi, chef de cette dernière rébellion, à l’hôtel
Movenpick au Qatar, pour lui faire comprendre ô combien Paris est attaché
à l’intégrité du pouvoir à N’Djaména12. Preuve de la place centrale de ce
pays, Paris signe, fin 2019, six nouveaux accords de coopération miliaire et
engage près de trois millions € pour former les forces de sécurité. Protégé
par ce parapluie qui lui fait comme un destin le président tchadien peut
lâcher les brides. En août 2020, il s’autoproclame Maréchal tout en se
lançant dans la course à un sixième mandat sous les huées ruisselantes
d’une contestation d’envergure nationale. Idriss Déby Itno aurait pu
connaitre un sacre avec la présence d’Emmanuel Macron à N’Djaména,
prévue les 15 et 16  février 2021, pour le sommet G5 Sahel. Mais
l’emprisonnement d’opposants quelques jours avant cette rencontre, dont le
secrétaire général de la Convention Tchadienne pour la Défense des Droits
de l’Homme (CTDDH) Mahamat Ibedou, provoque une mini-crise de
conscience élyséenne. Prétextant des mesures anti-Covid, la présidence
française se rétracte en annonçant une participation par visioconférence à
seulement trois jours de l’événement. Ce revirement illustre-t-il un début de
préoccupation sur le contexte intérieur tchadien  ? Emmanuel Macron
s’épargne surtout d’être pris à partie sur place par les opposants et les
représentants de la société civile. Il n’en reste pas moins qu’aucun
commentaire n’accompagne la candidature du Maréchal-Président à un
nouveau mandat. Idriss Déby Itno est plus chanceux qu’Alpha Condé ou
qu’Alassane Ouattara. Sa contribution à l’effort antiterroriste l’a paré d’une
immunité absolue. Pour preuve : le président Macron n’a pas de mots assez
forts pour le remercier de l’apport de 1.200 soldats supplémentaires afin de
muscler Barkhane. En vrai stratège, le maître du Tchad joue une pierre deux
coups. Sa place de meilleur élève sur le podium de la lutte antiterroriste lui
permet d’acheter la conscience de la communauté internationale pour la
tenue du scrutin d’avril 2021 qu’il remporte par 80 % des voix.
Lassés, blasés, résignés, les Tchadiens pensaient avoir tout vu.
L’apothéose survient au lendemain de cette élection lorsque le président-
sortant perd la vie dans des combats dans le Kanem (nord) contre le Front
pour l’alternance et la concorde au Tchad (Fact). Que veut cet énième
mouvement rebelle formé en 2016 par Mahamat Mahadi Ali ? Espérer offrir
aux habitants de ce pays un meilleur horizon en abattant un régime plus que
trentenaire. C’est sans compter sur la digue française. Paris apporte une fois
de plus un concours essentiel à l’armée nationale par du renseignement.
Après un communiqué dithyrambe de l’Élysée pour cet « ami courageux »
tué au combat, Emmanuel Macron se précipite aux obsèques du vaillant
disparu, le 23 avril, alors qu’un Conseil Militaire de Transition (CMT) vient
juste de prendre le pouvoir. «  Je suis d’une génération où on ne vient pas
dire à l’Afrique ce qu’elle doit faire, quelles sont les règles de l’État de
droit, mais où partout on encouragera celles et ceux qui en Afrique veulent
prendre leurs responsabilités, veulent faire souffler le vent de la liberté et de
l’émancipation  », avait-il affirmé au Burkina Faso. Le représentant de la
France prend ses promesses à contre-pied. Non seulement il valide un
putsch, mais n’hésite pas à se rendre dans un pays sous le feu d’une
rébellion pour réaffirmer son soutien. Du jamais vu dans les annales franco-
africaines.
En recevant cette hostie diplomatique le général Mahamat Idriss Déby
Itno, 37 ans, fils d’Idriss Déby et auteur du coup d’État, n’en espérait pas
tant. « Ce déplacement est une grave erreur que nous allons encore payer »,
réagit un grand patron français implanté en Afrique. «  Un chef d’État
français se rendant dans un pays africain quelques heures seulement après
une prise de pouvoir par des militaires c’est un sans précédent sous la Vème
République  », déplore pour sa part un haut diplomate français. Tout en
solennité tragique durant la cérémonie, Emmanuel Macron rassure la junte
sans l’ombre d’une ambiguïté : « La France ne laissera jamais remettre en
cause la stabilité et l’intégrité du Tchad ». Un message à peine subliminal
adressé au Fact mais aussi aux États qui chercheraient à nuire aux intérêts
tricolores. Celui-ci est renouvelé, le 5  juillet 2021 à Paris, où le jeune
général putschiste est reçu avec les honneurs, mais loin de la presse.
Comme si Paris avait subitement honte de ses alliances contre nature. « Un
coup d’État militaire et une succession monarchique sont entérinés sans
autre forme de procès et sans dénoncer cette situation au moins sur le
principe. Dire une chose et faire tout son contraire  : le double standard
omniprésent dans sa politique africaine est une source constante de critiques
pour la France »13, réagit l’éditorialiste Marie-Roger Biloa.
Empêché de se présenter à la présidentielle de 2020 après une
modification de la Constitution qui établit à 45 ans et non plus 35, l’âge
minimum pour se présenter, le fougueux et courageux opposant Succès
Masra, 38 ans, ne décolère pas  : «  Emmanuel Macron est de la même
génération que moi, et il est en train de me dire que j’ai besoin de
militaires-putschistes ayant renversé l’ordre constitutionnel dans mon pays
pour le diriger. Je ne l’accepte pas et ne l’accepterai jamais. Les Français ne
devraient pas être fiers du rôle de leur pays dans la gestion de l’après-
Déby »14, peste le patron des Transformateurs. Prenant acte de cette masse
critique en train d’émerger, les députés Jean-Claude Guibal et Philippe
Baumel alertaient déjà dans leur rapport : « C’est avec cette Afrique là qu’il
faut être en contact. Les élites de demain en font partie  »15. Une analyse
superbement ignorée. Alors que l’ambassade de France à N’Djaména tente
de calmer les mécontents16, opposants, syndicats, autorités épiscopales et
toutes les autres corporations du pays rejettent les modalités de cette
transition imposée par la kalachnikov. «  La France est incapable de faire
une remarque à Idriss Déby Itno lorsqu’il change la Constitution pour
empêcher des candidats de se présenter à la présidentielle. Elle est, en
revanche, éloquente lorsque son fils s’empare du pouvoir par la force. C’est
totalement indéfendable », affirme Succès Masra.
Huit heures d’avion séparent le Tchad du Burkina Faso. La distance
nécessaire pour faire oublier les incantations ouagalaises certifiant la
renaissance de la relation franco-africaine sous un jour nouveau. Emmanuel
Macron reste indifférent aux cris de ces acteurs juvéniles déterminés à
l’avenir politique évident. « Le communiqué que la France publie quelques
heures après la mort de Déby est la parfaite illustration de sa capacité à
soutenir des régimes despotiques au détriment de populations qui
croupissent dans une pauvreté indescriptible », déplore Marc Ona Essangui.
Obtus sur cette actualité, l’Elysée n’en démord pas se risquant même au
déni : « La situation tchadienne a consisté à pallier un vide constitutionnel
après la mort du président Déby et la non-volonté du président de
l’Assemblée nationale d’assurer l’intérim conformément à la Constitution.
Elle n’a rien à voir avec le Mali, où le président d’une transition a été
renversé par l’armée », rétorque Franck Paris17.
En février 2019, le président Macron commandait aux avions de
Barkhane de protéger Idriss Déby Itno contre les griffes de l’UFR. Deux
ans plus tard, il relégitime ce régime au terme d’une parodie électorale
avant de se recueillir devant la dépouille d’un autocrate chéri. Une attitude
d’une logique impénétrable justifiée par les assurances de Déby Itno Jr
quant au respect d’une transition de dix-huit mois avant de restituer le
pouvoir aux civils. Promis juré ! Or, chacun sait que cette promesse ne sera
pas tenue. D’une part, parce que le poids des militaires dans l’histoire
tchadienne est tel qu’ils sont à mille lieux de vouloir regagner leurs
casernes. D’autre part parce la période transitoire pouvant être reconduite
une fois, selon la Charte de la Transition, cette période peut-être
suffisamment longue pour entériner de fait une gestion du pays par la junte.
Quant à l’empressement macronnien à rendre hommage à Déby-père, il
accentue inéluctablement le gouffre entre Paris et les nouvelles générations.
«  Comment la France peut-elle prendre fait et cause pour Joan Guaido au
Venezuela contre le président en place Nicolas Maduro et afficher un tel
déni de démocratie au Tchad  ?  », s’interroge le journaliste Georges
Dougueli. Associant leur colère à celle de l’opposition les diasporas
tchadiennes sont vent debout. On se demande pourquoi. S’exprimant en
2002 devant la commission des Affaires étrangères et des Forces armées du
Sénat, Dominique de Villepin faisait du soutien aux processus
démocratiques en Afrique une « priorité »18. Les Tchadiens n’ont toujours
pas compris qu’il s’agissait de gages adressés principalement à l’opinion
publique française.

1 La volte-face française ! La Lettre du Continent, 7 février 2008.


2 Cette rébellion regroupe l’Union des Forces pour la Démocratie et le Développement (UFDD) de
Mahamat Nouri  ; le Rassemblement des Forces pour le Changement (RFC) de Timan Erdimi et
l’Union des Forces pour la Démocratie et le Développement/Fondamentale (UNDD-Fondamentale)
dissidente de l’UFDD, fondée en 2007, et dirigée par Abdelwahid Makaye.
3  Tanguy Berthemet et Pierre Prier, Arrestations d’opposants tchadiens  : Paris hausse le ton, Le
Figaro, 13 février 2008.
4 Comment le chef de clan Déby verrouille son régime, La Lettre du Continent, 25 mai 2016.
5  Marie Debos, Le silence de la France sur le sort des militaires tchadiens disparus, Tribune, Le
Monde, 10 mai 2016.
6 Barkhane : Deby pose ses conditions, La Lettre du Continent, 23 juillet 2014.
7 Tchad : Ngarlejy Yorongar va porter plainte en France, La Lettre du Continent, 18 mars 2015.
8 Hollande plébiscite Idriss Deby, La Lettre du Continent, 24 août 2016.
9 Tchad : le PDL réclame toujours la restitution du corps de Ibni Oumar Saleh, RFI, 3 février 2020.
10  Jean-Pierre Sueur, Question écrite n°6214 au ministre de l’Europe et des affaires étrangères,
Sénat, 19 juillet 2018.
11 Tchad, Paris appuie Idriss Deby dans le Tibesti ! La Lettre du Continent, 12 décembre 2018.
12  La diplomatie secrète de la présidence Macron pour sauver Idriss Déby, dossier spécial de La
Lettre du Continent, 23 septembre 2019.
13 Entretien avec l’auteur.
14 Entretien avec l’auteur.
15  GUIBAL Jean-Claude et BAUMEL Philippe, La stabilité et le développement de l’Afrique
francophone, op.cit. p.162.
16  Tchad  : l’ambassade de France s’active en coulisses pour calmer les contestataires, Justine
Brabant, Médiapart, 11 mai 2021.
17 Entretien avec l’auteur.
18 DE VILLEPIN Dominique, Enjeux de la politique de la France en Afrique, Audition du ministre
des Affaires étrangères devant la commission des Affaires étrangères et des forces armées du Sénat,
Paris, 25 juillet 2002.
3

Au Congo : des simulacres de réélections


cautionnés

Après avoir accompagné cahin-caha les premières années agitées de la


vie politique congolais après la destitution de Fulbert Youlou, puis de son
successeur viscéralement antifrançais Alphonse Massemba-Débat (1963-
1968)1, Paris recherche une oreille attentive pour couver ses intérêts
pétroliers dans le pays. Si N’Djaména représente une citadelle, Brazzaville
est l’une des zones majeures des activités de TotalEnergies dont la première
implantation remonte à 1969. La France tente vainement d’organiser
plusieurs renversements pour placer une personnalité acceptable à ses yeux.
Bien que Bernard Kolélas, futur maire de Brazzaville formé à la diplomatie,
réponde à ce critère, elle jette son dévolu sur un profil idéal : Denis Sassou
Nguesso. Malgré des penchants marxistes-léninistes et une relation dense
avec l’empire soviétique, cet officier parachutiste sensible à l’esprit français
affiche de bien meilleures dispositions envers Paris. Le rapprochement
effectué dès sa prise de pouvoir en février 1979, après avoir poussé le
colonel Joachim Yhombi-Opango à la démission, ne relève pas non plus du
hasard. Cette stratégie lui permet de mobiliser les fonds internationaux,
éléments de la relance de l’économie que des années d’autoritarisme et de
« socialisme scientifique » ont mis plus bas que terre.
Principal générateur de recettes publiques, le groupe pétrolier français est
conforté par ce nouveau régime d’où son empressement à le défendre, y
compris en favorisant son retour par les armes, fin 1997. Paris utilise
néanmoins préalablement sa major comme d’un levier pour contraindre
Denis Sassou Nguesso à s’ouvrir au pluralisme dans le cadre d’une
conférence nationale souveraine organisée dans un climat social post-La
Baule explosif. Dirigée par Loïk Le Floch-Prigent, Elf contrôle alors tous
les débats de cette agora, parvenant même à raisonner le chef de l’État,
furieux de devoir passer sur le gril après les injonctions de François
Mitterrand qu’il n’apprécie guère. «  Jusqu’en 1995-1996, la hantise de la
France était de préserver son indépendance énergétique donc pétrolière  »,
explique l’ancien patron du groupe pétrolier. « Cette politique passait par le
soutien aux personnalités adhérant à notre vision.  »2 Non sans avoir
préalablement torpillé in extremis une opération de cadres locaux d’Elf
cherchant à installer à la tête du pays le chef d’État-major des Forces
armées congolaises (FAC), Jean-Marie Michel Mokoko dit «  J3M  », le
dirigeant breton mène toutes les négociations liées à cette conférence dans
les coulisses, lesquelles permettent de s’acheminer vers l’organisation du
premier scrutin pluraliste. Loïc Le Floch Prigent obtient même au passage
l’abandon d’un projet de refonte de la politique pétrolière congolaise exigée
par de nombreux participants.
En août 1992, la première présidentielle ouverte est remportée «  à la
loyale  » par Pascal Lissouba, Premier ministre emblématique d’Alphonse
Massemba-Débat ramené à Brazzaville dans les soutes de la DGSE pour
participer au scrutin. Tout au long de son mandat, cet ingénieur agronome et
docteur en sciences se voit néanmoins contraint de partager le pouvoir avec
des forces politiques majeures, telles le Parti Congolais du Travail (PCT),
parti unique sortant. Des désaccords sur le mode de gouvernement et sur la
répartition des portefeuilles ministérielles font progressivement voler cette
fragile alliance en éclat et poussent le président élu à dissoudre la nouvelle
Assemblée nationale après le rapprochement tactique opéré entre Denis
Sassou Nguesso et Bernard Kolélas.
Au fil des mois ces divergences au sommet de l’État virent en tensions
ethno-régionalistes puis en revendications armées par milices interposées.
L’inévitable confrontation entre Pascal Lissouba, qui n’entend pas remettre
son mandat en jeu, et Denis Sassou Nguesso, avide de récupérer ses
prérogatives vire à la guerre civile. En juin 1997, ce dernier prend prétexte
de mandats d’arrêt lancés contre ses proches pour ouvrir les hostilités aidé
par de fidèles officiers, ses miliciens Cobras et le n°1 angolais José Eduardo
Dos Santos qui fait grief à Pascal Lissouba son rapprochement avec l’Unita
de Jonas Savimbi. Pendant cinq mois de conflit, Denis Sassou Nguesso
obtient les faveurs souterraines de Paris. La plus notable est une non-
immixtion délibérée dans le conflit. Limité dans ses décisions par une
cohabitation, Jacques Chirac applique au Congo la nouvelle doctrine de
neutralité militaire au grand dam de Pascal Lissouba contraint de s’appuyer
sur ses milices Zoulous et Cocoyes3, mais aussi sur les éléments de la
rébellion angolaise. Rare Opex à respecter son cahier des charges,
l’opération Pelican se contente de sécuriser l’aéroport de Brazzaville pour
évacuer les ressortissants avant de s’éclipser en livrant l’ancienne capitale
de la France Libre et son square de Gaulle aux belligérants-pilleurs. Plus
qu’un lâchage du régime Lissouba, cette stratégie de non-intervention est un
affichage pro-Sassou. Elf joue la même partition. Fait notable : elle refuse
d’octroyer au président vacillant une avance de 150 millions $ pour payer
les fonctionnaires, obligeant ce dernier à se tourner vers l’Américain
Occidental Petroleum Corp. (Oxy).
Plusieurs autres décisions sonnent le retour en grâce de Denis Sassou
Nguesso, lequel a profité de plusieurs années d’exil dans son appartement
parisien de l’avenue Rapp pour cultiver les réseaux gaullistes et se
rapprocher du Rassemblement pour la République (RPR). Refusant toute
implication en dépit des suppliques d’Omar Bongo l’appelant à stopper le
bain de sang, Jacques Chirac pousse à fond une médiation de son
homologue gabonais qui se trouve également être le gendre de Denis
Sassou Nguesso4. Un scénario qui va à l’encontre de celui proposé par les
autorités brazzavilloises suggérant plutôt l’implication des organisations
sous-régionales loin des réseaux français. Autre position partisane  : Paris
préfère se ranger derrière l’offensive des troupes angolaises aidée de
supplétifs tchadiens, laquelle permet de réinstaller Sassou Nguesso
surnommé «  Cobra Royal  » dans son fauteuil, fin 1997. Bien que cette
victoire à la Pyrrhus entraîne des dizaines de milliers de victimes, elle n’est
pas de nature à déstabiliser le président français ou à soulever des
commentaires critiques. A un journaliste l’interrogeant sur ce conflit lors de
son déplacement en Angola en juin 1998, Jacques Chirac renchérit : « Je me
suis réjoui de l’intervention de l’Angola au Congo pour une raison simple :
c’est que ce pays était en train de s’effondrer dans la guerre civile, de
s’autodétruire et qu’il était souhaitable que l’ordre revienne. Il y avait
quelqu’un qui était capable de le faire revenir, c’était Denis Sassou
Nguesso. L’Angola le lui a apporté, la paix est revenue. Les conditions du
développement reprennent  ». Et avec ce développement la reprise sereine
de l’activité pétrolière, le vrai nœud du conflit5. C’est l’époque où Elf
identifie rapidement plusieurs champs dont celui de Moho Nord, premier
gisement off-shore de la saga pétrolière congolaise mis en exploitation à
partir de 2013. Entre Denis Sassou Nguesso et Jacques Chirac la guerre
civile a scellé une amitié. Proximité que l’on retrouve entre autres dans la
visite de courtoisie que Bernadette Chirac réserve au chef de l’État
congolais au Meurice, lors de son passage à Paris en avril 2013. La France
cautionne en toute circonstance ce leader réinstallé dans le chaos, y compris
en essayant de le sortir des griffes judiciaires de l’affaire des « disparus du
Beach ».
Ce dossier sombre de la gouvernance Sassou est instruit en France depuis
2001. Il est né de la plainte des familles de 353 opposants ayant fui le
conflit puis exécutés sommairement par les FAC, en mai 1999, lors de leur
retour à Brazzaville via le port fluvial du Beach. Cette affaire portée par
trois associations pointe la responsabilité de plusieurs sécurocrates dont le
commandant de la garde républicaine Blaise Adoua6. De son côté, le chef
de la police Jean-François Ndenguet est mis en examen dans l’Hexagone
dans le même dossier pour crimes contre l’humanité avant que la procédure
ne soit classée sans suite. Les menaces de Brazzaville et les multiples
procédures remettant en cause la compétence de la France n’entachent
aucunement les rapports diplomatiques entre les deux pays. Reçu à l’Elysée
en juillet 2004, Denis Sassou Nguesso reçoit néanmoins les conseils avisés
de Jacques Chirac pour qu’il tienne un procès localement, histoire de
tourner la page et de calmer les ONG. Organisé en août 2005 grâce à une
aide financière de Paris, le dit-procès débouche sur des audiences
expéditives. Sans surprise, les quinze accusés, dignitaires de l’armée et de
la police parmi lesquels Blaise Adoua, Jean-François Ndenguet et Norbert
Dabira sont relaxés. La relation franco-congolaise est au beau fixe. En
déplacement à Brazzaville en mars 2009, Nicolas Sarkozy encense «  la
stabilité et la sécurité retrouvée grâce au président Sassou Nguesso »7.
Paris sait ménager son fournisseur de brut. En 2010, il joue un rôle
central dans la décision du FMI d’annuler deux milliards $ de dette du
Congo, pays baigné d’or noir, mais à la gestion notoirement calamiteuse. Si
la continuité sarkozyenne peut se comprendre, la compromission
progressive de François Hollande s’apparente en revanche à une perte de
contrôle au regard de sa méfiance épidermique pour ce pouvoir prébendier.
Les choses avaient pourtant bien débuté avec le refus du président socialiste
d’enjamber le fleuve Congo, en octobre 2012, pour se rendre à Brazzaville
alors qu’il se trouvait à Kinshasa. Chef d’État jugé sulfureux, Denis Sassou
Nguesso est alors assis sur le banc de touche de la gauche française pour ne
pas dire dans les vestiaires, son nom étant indissociable des scandales
françafricains et des dérives ayant permis sa réinstallation à la tête de son
pays. C’est pourtant au moment où une nouvelle interpellation de Norbert
Dabira à Paris relance l’affaire du Beach que François Hollande sort de la
piste aux étoiles en reconnaissant à son homologue « le droit de consulter
son peuple » avant le référendum constitutionnel d’octobre 2015 devant lui
permettre de se succéder à lui-même8. Une consultation contestée par
l’opposition, mais approuvée par 93  % des suffrages exprimés9. Cette
manœuvre permet à Denis Sasssou Nguesso de faire sauter le verrou de
l’âge et de la limitation du nombre de mandat pour briguer la magistrature
suprême prévue l’année suivante. Non content de renier ses engagements
par un blanc-seing apporté à un simulacre de consultation populaire, le chef
de l’État français, en parfait danseur de «  coupé-décalé  », renie ses
positions initiales et méprise ceux de sa famille politique. Quelques
semaines avant cette sortie mémorable, le Parti socialiste n’avait-il pas
alerté sur la voie « condamnable » consistant « à priver le peuple congolais
de toute alternance » ? Alors que les traumatismes de la guerre civile sont
encore vifs l’Elysée, paniqué à l’idée de devoir gérer un nouveau foyer de
tension après les crises malienne et centrafricaine préfère la stabilité
martiale du Congo à la perspective d’un ingérable désordre. «  Ce type de
décision nous discrédite définitivement en Afrique  », juge un diplomate
français en poste en Afrique10.
A l’exemple du Tchad ou du Gabon, la confiscation du pouvoir par un
responsable décrié s’impose sur toute autre alternative11. A l’Elysée, la
conseillère Hélène Le Gal essaie de contenir la colère de la société civile en
recevant le collectif Sassoufit. Sans effet. Grand manitou du Congo depuis
1979, réinstallé sous les ors de son palais du Plateau après avoir rasé
Brazzaville, réélu sans encombre depuis 200212, Denis Sassou Nguesso
remporte sans surprise la présidentielle du 24 mars 2016. Une victoire qui a
bien du mal «  à recevoir un quelconque vernis démocratique  »13, juge Le
Monde, dont plusieurs collaborateurs ont été agressés durant la campagne.
Ce résultat est annoncé sur fond d’émeutes et de suspension des
communications extérieures. Accusé « d’atteinte à la sécurité intérieure de
l’État » et de « détention illégale d’armes et de munitions de guerre » après
un appel à la désobéissance civile le candidat Jean-Marie Michel Mokoko,
ancien patron des FAC et ex-conseiller chargé de la sécurité à la présidence
après avoir commandé la Misca en Centrafrique, est arrêté et emprisonné
sur la base d’un dossier vide. Ce dernier croyait en sa destinée. Six mois
avant de s’engager dans la bataille il confiait à l’auteur, depuis un hôtel
jouxtant les Champs Elysées, sa volonté « de libérer le peuple congolais ».
Sur fond de vagues d’arrestations dans le pays ce général Saint-Cyrien est
condamné en mai 2018 à vingt ans de prison à l’issue d’un procès
rocambolesque (violation des droits de la défense, documents non datés et
non sourcés à l’appui de l’accusation…). A la même période, Amnesty
International dénonce l’emprisonnement de dizaines d’activistes et
opposants. «  Les autorités congolaises ne se limitent pas seulement aux
arrestations arbitraires  ; elles vont jusqu’à les torturer et leur infliger des
traitements inhumains et dégradants dont certains gardent encore les
séquelles », affirme le chercheur Balkissa Idé Siddo14. Empêchés de rendre
visite à leur client, les avocats de « J3M » dénoncent le durcissement de sa
détention au cours de 2019. Autre candidat au scrutin de 2016, l’ancien
ministre André Okombi Salissa est arrêté en mars 2019 après plusieurs mois
de planque. Il est condamné pour les mêmes motifs à vingt ans de travaux
forcés.
L’écho de la France sur ces situations est imperceptible. En public, elle
affirme attendre des « actes »15. En privé, c’est l’amnésie générale. Comme
pour Idriss Déby Itno avec l’affaire Ibni, le locataire à vie du Congo sait
habilement jouer de sa longévité et de la disparition de son gendre Omar
Bongo Ondimba16 pour se poser en médiateur utile (Centrafrique, Congo-
Kinshasa, Libye, écologie…). Alors qu’il courtise son homologue sur les
questions climatiques17 Emmanuel Macron prétend évoquer l’affaire
Mokoko chaque fois que cela lui est possible en réitérant ses propositions
d’aide pour dénouer la situation. Mais la capacité d’influer n’est plus ce
qu’elle était. En juillet 2020 « J3M », à la santé chancelante, est autorisé à
quitter son pays pour la Turquie. Paris ne pèse pas dans ce départ. La
destination atteste d’ailleurs de sa capacité de plus en plus ténue à peser sur
les dossiers africains. Quant à André Okombi-Salissa il purge toujours sa
peine.
Symbole de la duperie permanente de la communauté internationale au
point que l’on peut s’interroger sur les raisons qui poussent encore celle-ci à
financer des scrutins aussi ubuesques, la présidentielle du 21  mars 2021
n’est qu’un remake des précédentes. Incapable de résister à l’appel
enthousiaste de son peuple croupissant dans une misère crasse18 Denis
Sassou Nguesso se présente à un cinquième mandat. Nouvel effet d’un
microclimat sur Brazzaville le signal internet est coupé pendant la
consultation que le président-sortant remporte haut la main dès le premier
tour par 88,6  % des voix. Alors que Guy Brice Parfait Kolélas, son
principal adversaire, meurt de la Covid-19 dans l’avion qui l’évacue sur
Paris, l’autocratie congolaise ne prend même plus de gants pour afficher la
supercherie. Fulminant depuis sa permanence, le député français de Haute-
Garonne, Sébastien Nadot, dénonce un silence assourdissant sur cette
situation. « Il va falloir que la France sorte de son attentisme coupable qui
nourrit chaque jour un peu plus de ressentiment antifrançais en Afrique
centrale et de l’ouest  », analyse le parlementaire, membre du groupe
Libertés et Territoires à l’Assemblée nationale après son exclusion de
LREM en 2018. Il est bien isolé.
En avril 2021, l’investiture du grand maître de la Grande Loge du Congo
(GLC) désormais surnommé « L’Empereur » par ses pairs se déroule devant
une dizaine de chefs d’État et Franck Riester. Ce dernier n’est que ministre
délégué, ce qui pourrait laisser penser à quelques contrariétés de la
macronnie. Ce serait douter de la fidélité de la France pour ses alliés.
L’émissaire en question, ancien ministre de la Culture, profite de son séjour
pour annoncer la prolongation de la suspension de la dette, service octroyé
au Congo dans le cadre de l’Initiative de Suspension du Service de la Dette
(ISSD). Adopté un an plus tôt par le G20 et le Club de Paris, ce dispositif a
été mis en place pour soutenir les «  économies vulnérables  » en cette
période de pandémie mondiale19. Le Congo est-il classé dans cette
catégorie pour la réalité de son tissu économique ou les méfaits de sa
gestion honteuse ?
Au 15ème sommet de l’OIF en 2015, François Hollande avait mis en garde
«  les dirigeants qui voudraient s’accrocher au pouvoir à tout prix  ». Les
Congolais ignoraient que le maître de Brazzaville, son monticule de dettes,
ses pétrodollars, l’extravagant train de vie de son clan mbochi n’étaient
nullement visés. Sans doute comptaient-ils sur la France pour dénoncer la
nature de ce régime et l’arbitraire de sa gouvernance. Comme leurs cousins
gabonais, ils en sont pour leurs frais.

1 ROBERT Maurice, « ministre de l’Afrique », op.cit. p.150


2 Entretien avec l’auteur.
3 Voir OSSEBI Henri, « De la colère à la guerre : jeunes et « Cobras » dans les quartiers Nord de
Brazzaville  » in Les deux Congos dans la guerre, Politique Africaine, n°72, décembre 1998,
Karthala, Paris, pp.17-33.
4  YENGO Patrice, «  Affinités électives et délégation de compétence, La politique congolaise de
Jacques Chirac » in France-Afrique, Sortir du pacte colonial, Politique Africaine, n°105, mars 2007,
Karthala, Paris, pp.105-125.
5 Claude Angeli, Le sort du Congo se joue au fond du puits de pétrole, Le Canard Enchaîné, 11 juin
1997.
6 Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH), Ligue des Droits de l’homme (LGH) et
Observatoire Congolais des Droits de l’Homme (OCDH).
7 Nicolas Sarkozy, Allocution devant le parlement de la République du Congo, Brazzaville, 26 mars
2009.
8 Adrien Seyes, François Hollande, « Denis Sassou Nguesso peut consulter son peuple », Afrik.com,
le 21 octobre 2015.
9 La répression de manifestations contre la modification de la Constitution fait une vingtaine de tués.
10 Entretien avec l’auteur.
11  Pourquoi Hollande effectue un dérapage contrôlé sur le référendum, La Lettre du continent,
28 octobre 2015.
12 Il sort vainqueur de l’élection de mars 2002 (90 % des voix) puis de 2009 (78 %), 2016 (60 %) et
2021 (88 %).
13 Congo : la victoire anachronique de Sassou Nguesso, Editorial, Le Monde, 24 mars 2016.
14  www.amnesty.org/fr/latest/news/2018/03/congobrazzaville-torture-and-arbitrary-detentions-of-
dozens-of-people-put-freedom-of-expression-under-severe-strain/
15 Paris attend des actes du président Sassou Nguesso envers l’opposant emprisonné Mokoko, AFP,
3 septembre 2019.
16  Médiateur dans de nombreuses crises, Omar Bongo épouse Edith Lucie, la fille aînée de Denis
Sassou Nguesso, en 1990.
17 Laurence Caramel, Denis Sassou Nguesso passe par la forêt congolaise pour revenir à l’Elysée, Le
Monde, 4 septembre 2019.
18 Selon le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), 43 % des 4,6 millions de
Congolais vivent dans la pauvreté en 2020. Ce pays riche, où l’espérance de vie s’établit à 62,9 ans,
figure au 135ème rang sur 188 de l’Indice de Développement Humain (IDH) de l’Onu.
19 Entrée en vigueur le 1er mai 2020, cette initiative de la Banque mondiale et du Fonds Monétaire
International (FMI) mise en place par le G20 permet la suspension temporaire de la dette de 73 pays.
4

Au Gabon : une dynastie

protégée depuis plus d’un demi-siècle

Quelle différence existe-t-il avec cet autre pays miniature d’Afrique


centrale aux ressources insolentes où la stabilité à tout prix a toujours primé
sur l’incertitude du changement  ? En dehors du fait d’avoir installé Omar
Bongo à son poste après le décès de Léon Mba en 1967, la France prend
toutes les précautions pour pérenniser son pouvoir jusqu’à son décès en
2009. Et peu importe que les deux millions de Gabonais ne connaissent du
développement que la signalétique répétitive placardée sur les innombrables
4x4 climatisés d’ONG écumant les neuf provinces du pays. Cette
dynamique ne ralentit pas avec Ali Bongo et ses fausses élections de 2009
et de 2016. Loin de voir une quelconque traduction de l’ordonnance du
docteur Mitterrand, les habitants de cet Emirat pétrolier, élève modèle de la
Françafrique1 et jadis pilier d’Elf, sont chaque jour confrontés à une
implacable réalité : aucun d’entre eux âgés de moins de 55 ans n’a connu
d’autres présidents que les deux issus de cette famille originaire de la
province du Haut-Ogooué, à l’est du pays. De quoi cerner le niveau de
transparence de chaque scrutin malgré le recours au kit habituel de bonne
conduite électorale : commission nationale « indépendante », observateurs
« neutres », urnes inviolables, encre indélébile, équipements antifraudes.
Après plusieurs réélections aux scores oniriques2 la présidentielle de
1993 pour laquelle Omar Bongo concède le multipartisme la mort dans
l’âme permet de démêler les rouages d’une fraude à grande échelle tout en
cernant les voltes-faces permanentes de la France. Face à l’essoufflement de
son régime, à la montée des contestations estudiantines et à la popularité de
son adversaire Paul Mba Abessolé, fondateur du parti Les Bûcherons,
l’homme de Jacques Foccart sent, pour la première fois, la victoire lui
échapper. Paris, pour qui cette consultation doit être exemplaire, fait
pression sur le Palais du bord de Mer pour qu’il respecte le résultat des
urnes. Michel Roussin et Bruno Delaye, respectivement ministre de la
Coopération et conseiller Afrique de François Mitterrand, se rendent à
Libreville pour remettre au chef de l’État un message du Premier ministre
Edouard Balladur appelant à une élection honnête et transparente. Une porte
de sortie honorable, à savoir un poste à la tête d’une organisation
internationale ou africaine, de celle qu’offrira François Hollande à Blaise
Compaoré en 2014, est proposée en cas de défaite. Au soir du vote, la faible
avance d’Omar Bongo laisse présager un second tour. Une transition
historique semble possible. C’est compter sans la volonté du président-
sortant passablement agacé par les mises en garde des envoyés spéciaux
français, de passer en force. Malgré une mise en ballotage, sa victoire est
annoncée dans la nuit du 10 au 11 décembre après intégration des votes des
provinces de la Ngounié et du Haut-Ogooué. Pour Pierre Péan, qui conseille
Paul Mba Abessole, un tel revirement n’a pu se produire sans la
mobilisation des réseaux gravitant autour d’Omar Bongo dont ceux, corses,
du ministre français de l’Intérieur Charles Pasqua3. Ces derniers auraient
organisé les bourrages d’urnes dans les deux provinces stratégiques pour
faire définitivement basculer les résultats. Paris s’accommode finalement de
ce scénario faussé tant les figures locales parmi lesquelles l’ambassadeur de
France, le Corse Louis Dominici, craignent une domination américaine en
cas de départ d’Omar Bongo, suivant l’exemple du rapprochement de
Pascal Lissouba avec Occidental Petroleum au Congo. Paris ne cille pas
davantage aux élections suivantes, préférant insister sur le climat pacifique
qui règne dans son bastion africain. Cette politique rectiligne depuis
l’indépendance est renforcée par l’amitié que Jacques Chirac voue à Omar
Bongo, tresseur de lauriers en chef durant ses deux mandats envers son
homologue gabonais.
Les gouvernants français auraient pu profiter de la disparition du
patriarche, en juin 2009, pour revoir cette relation de fonds en combles. Que
nenni. Cornaqué par son conseiller Robert Bourgi, grand dévot de la famille
régnante à Libreville, Nicolas Sarkozy adresse ses félicitations et ses
«  vœux de succès » à Ali Bongo Ondimba trois jours après sa victoire, le
3  septembre de la même année, validée dans les règles de l’art par la
présidente de la Cour constitutionnelle Marie-Madeleine Mborantsuo. Cette
dernière s’avère, il est vrai, l’une des nombreuses compagnes de feu-Bono
Père avec lequel elle a eu deux enfants. Elle est, à ce titre, l’une des
multiples «  belles-mères  » du fils-héritier. Les onze recours en annulation
déposés par l’opposition ne modifient pas le résultat final couru d’avance.
Paris a-t-il délibérément choisi Ali Bongo  ? La réponse vient de la figure
centrale de la Françafrique Robert Bourgi : « La France n’a pas de candidat,
mais le candidat de Robert Bourgi c’est Ali Bongo. Or je suis un ami très
écouté de Nicolas Sarkozy. De façon subliminale l’électeur comprendra. »4
La France observe dans ce pays une étrange loi chimique  : plus la
mascarade électorale est évidente plus la légitimation est forte sans que l’on
puisse réellement expliquer la logique de ce soutien si ce n’est dans le
dévolu qu’Omar Bongo, ce «  bienfaiteur avisé des épopées électorales
françaises »5, a jeté toute sa vie sur la classe politique hexagonale. Mais, en
tout état de cause, les seuls intérêts pétroliers ne peuvent plus expliquer
aujourd’hui l’adhésion automatique à ce régime dynastique. Outre la
volatilité des cours, la production de TotalÉnergies se réduit du fait du
déclin des champs et l’absence de découvertes significatives. En 2019, le
groupe pétrolier enregistre une baisse de 14 % de sa production (31.200 b/j
contre 36.100 en 2018) pour un résultat de 50 millions $ (258 millions en
2018 et 108  millions en 2017). Après avoir travaillé ses réseaux dans
l’ombre de son père tout en bénéficiant de l’entregent de Robert Bourgi, Ali
Bongo est adoubé par Nicolas Sarkozy à Paris en novembre 2009, puis par
la visite du président français, le premier à avoir reconnu sa victoire, à
Libreville en 2010. Une consécration. Les souhaits d’une démocratisation
du Gabon n’auront été qu’une maladroite sinuosité dans la rigidité
tragicomique de la relation bilatérale. Cible de la société civile, le président
Sarkozy se verra perpétuellement reprocher sa proximité avec le jeune et
pourtant si vieux nouvel homme fort de Libreville. En septembre 2016, il
est notamment chahuté sur cette connivence par un groupe d’activistes
infiltrés à l’un de ses meetings à Marcq-en-Barœul dans le Nord de la
France. Ces agitateurs se voient aussitôt priés de retourner dans leur pays.
François Hollande tente bien d’imposer quelques distances dès sa prise
de fonction. A quoi se résument-elles  ? A ne pas descendre le perron de
l’Elysée lors de visite d’Ali Bongo en juillet 2012. Audacieuse rupture qui
montre l’incapacité de la Hollandie à adapter sa conduite au degré de
fréquentabilité de ses interlocuteurs. N’eurent été l’affaire des « BMA » et
la crise provoquée par la sortie du Premier ministre Manuel Valls dans
l’émission «  On n’est pas couché  » de France 2, Ali Bongo est choyé6.
Jeune, bilingue, branché écologie, désireux de solder l’héritage paternel et
doté du tranchant d’une vraie modernité dans le club fermé des dinosaures
d’Afrique centrale, il s’attire les bonnes grâces du nouvel Exécutif. En
privé, Hélène Le Gal ne tarie pas d’éloges. Son programme « Gabon Vert »
de défense de l’environnement basé sur une croissance non polluante piloté
par le Britannique Lee White pèse dans cette perception positive. Courtisé
grâce à cette rente diplomatique, le président gabonais représente un allié de
poids sur ces thématiques au moment où se tient la conférence de Paris sur
le Climat (Cop21). D’où les fréquentes invitations qui lui sont faites pour
s’exprimer sur ces questions. Comme au temps de Papa, une procession de
visiteurs s’engouffre également dans sa suite du Bristol à chacune de ses
venues en France. En avril 2014, il reçoît discrètement le ministre de
l’Économie et des finances Arnaud Montebourg et Ségolène Royal
fraîchement nommée à l’Environnement ainsi que des personnalités comme
Philippe Douste-Blazy, secrétaire général adjoint des Nations Unies.
Beaucoup plus net est l’embarras de la France lors de la présidentielle
d’août 2016 tant l’évidence de la fraude s’impose. Elle est même
incontestable. Pourtant, après plusieurs jours de tergiversations, la
Commission électorale nationale autonome et permanente (Cénap) annonce
la victoire d’Ali Bongo avec une participation de 99,93  % dans le Haut
Ogooué, variable d’ajustement électorale du régime. Des résultats certifiés
par la Cour constitutionnelle, toujours dirigée par l’inoxydable Marie
Madeleine Mborantsuo, lesquels résistent «  mal au moindre test de
crédibilité », selon l’envoyé spécial du Monde7.
Quelques jours avant cette annonce, les dépouillements dans les autres
provinces avaient donné l’opposant Jean Ping en tête avec plus de 60.000
voix. Pipés de bout en bout, les chiffres du Haut-Ogooué permettent une
nouvelle fois à l’aîné des Bongo de renverser la vapeur et de l’emporter par
49,80  %. Une précision d’orfèvre. Dans la capitale, cette annonce dans la
soirée du 31  août est accueillie par des violences au son de «  Ali doit
partir  !  ». L’Assemblée nationale et les installations extérieures du Sénat
sont incendiées. La répression militaro-policière se veut brutale. Outre une
coupure des réseaux internet et des communications, la résidence et le
quartier général de Jean Ping sont pilonnés et pris à partie par les éléments
de la Garde Républicaine qui tirent à balles réelles sur les personnes
présentes sur les lieux. «  L’ordre va régner, l’ordre régnera  », prévient le
chef d’État réélu, tout en qualifiant l’opposition de « groupuscule formé à la
destruction »8.
Cette énième crise post-électorale pousse la France à se dire préoccupée
et à suggérer une publication des résultats par bureaux de vote. Sans plus.
Nulle demande de recomptage. Le pauvre Jean Ping est invité à utiliser les
recours «  légaux  ». En parfait connaisseur des arcanes politiques de son
pays pour les avoir assidument pratiquées, l’ancien chef de la diplomatie
d’Omar Bongo et père de deux enfants avec Pascaline, fille du défunt
monarque, ne prête aucun gage de sérieux à cette procédure. Il se plie
malgré tout à l’exercice. Les recours sont naturellement rejetés. Les
résultats définitifs gratifient Ali Bongo d’un score revu à la hausse  :
50,66  %. Pour mieux cacher son embarras et feindre sa désapprobation,
Paris se retranche derrière la Mission d’Observation Electorale de l’Union
européenne (MOE-UE), laquelle identifie dans son rapport de fin de
mission, daté de décembre 2016, de très nombreuses «  anomalies  ». En
langage moins diplomatique  : une falsification délibérée des chiffres. Les
conclusions évoquent des menaces sur son personnel, une consolidation des
résultats « particulièrement opaque » dans le Haut-Ogooué et le traitement
«  non-transparent  » des recours. Bruxelles croit devoir demander
«  l’ouverture d’une enquête objective et approfondie sur l’ensemble des
violences électorales »9. Elle attend toujours. Malgré la non-reconnaissance
formelle d’Ali Bongo II et le «  doute  » émis du bout des lèvres par le
ministre des Affaires étrangères Jean-Marc Ayrault10, le lien franco-
gabonais ne se relâche pas. Après avoir été vainement approché par Jean
Ping durant sa campagne par le truchement de Julien Denormandie,
secrétaire général adjoint d’En Marche « EM », Emmanuel Macron adresse
ses vœux à l’heureux réélu, en août 2017, en tant que «  président du
Gabon  », quatre mois après sa prise de fonction, à l’occasion du 57ème
anniversaire de l’indépendance du pays. «  Jean Ping écrit à Macron qui
répond à Bongo », ironise La Tribune11.
Reprenant le dossier Gabon là où ses prédécesseurs l’avaient laissés, le
président Macron s’enquiert constamment de la santé de son homologue
après l’Accident Vasculaire Cérébral (AVC) dont ce dernier est victime fin
2018, en Arabie Saoudite. Vue de la Seine, l’élection de 2016 ne fait donc
plus aucun doute. Jean-Yves Le Drian la reconnaît d’ailleurs publiquement
devant la représentation nationale dans une réponse au député du
Mouvement démocrate Bruno Fuchs. Des propos qui seront supprimés lors
de leur retranscription sur le site du Quai d’Orsay12. Face à l’enlisement et à
la fracture du front d’opposition gabonais, il n’y a plus de retenue pour
clarifier cette position une fois Ali Bongo rétabli au terme de plusieurs mois
de convalescence. Son entretien avec Jean-Baptiste Lemoyne au palais du
bord de Mer, en janvier 2020, entérine de facto une reconnaissance de ce
pouvoir issu d’un scrutin manipulé de bout en bout et dont le caractère
frauduleux est reconnu par les plus hautes instances européennes.
Emmanuel Macron, qui voit dans son homologue un interlocuteur
volontariste sur les questions climatiques, est encensé dans les colonnes de
Jeune Afrique : «  Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, nos relations se
sont très nettement améliorées. Nous partageons la même volonté d’avoir
des relations bilatérales nourries, apaisées et, je dirais, modernisées  »,
déclare le président gabonais qui entrevoit déjà une victoire en 202313.
Rupture, rupture.
A chaque lever de soleil, les deux millions de Gabonais font un rêve  :
assister de leur vivant au changement de conduite de l’ancienne puissance
coloniale. Comme le notent les observateurs, la présidentielle de 2016
représentait une opportunité inespérée14. Au lieu de cela les urnes leur ont
donné la gueule de bois. Nul ne sera surpris de l’animosité de la société
civile. D’acceptations de scrutins illégitimes en fraudes massives, la France
réussit à se mettre à dos cette opinion comme en témoigne les émeutes
récurrentes contre ses intérêts depuis l’ouverture au multipartisme. En mai
1990, des troupes sont envoyées à Libreville et à Port-Gentil pour protéger
ses ressortissants des violences antifrançaises nées de la mort d’un opposant
du Parti Gabonais du Progrès (PGP). Protestations ciblées répétées lors des
présidentielles de 2009 et de 2016. Comble de l’ironie  : la France est
également conspuée dans les plus hautes sphères du pays en répercussion de
plusieurs affaires politico-judiciaires. Une colère manifeste lorsque Nicolas
Sarkozy et Jacques Chirac essuient des huées à leur arrivée au Palais de
Libreville, le 16 juin 2009, pour se recueillir sur le cercueil d’Omar Bongo.
« On ne veut plus vous voir, Partez ! » ; « On veut la Chine. La France est
ingrate. Bois, pétrole, manganèse on vous a tout donné ! La France si elle
est ce qu’elle est, c’est grâce au Gabon  », entend-t-on chez les
protestataires15. De telles invectives depuis le cœur de la présidence du pays
phare de la Françafrique en dit long sur l’ampleur de la perte d’influence.

1 Olivier Piot, L’élève modèle de la Françafrique, Le Monde diplomatique, octobre 2016.


2 Omar Bongo est élu avec 99,6 % des voix lors de la première présidentielle, en février 1973. Il sera
réélu en 1979 (99,8 %) puis en 1986 (99,7 %).
3  PEAN Pierre, Mémoires impubliables, op.cit, pp.313-334. Une affirmation corroborée par
l’enquête d’Éric Fottorino : Charles Pasqua l’Africain, Le Monde, 3 mars 1995.
4  Raphaëlle Bacqué et Philippe Bernard, Robert Bourgi, Vétéran de la Françafrique, Le Monde,
29 août 2009.
5 Vincent Hugeux, Le Gabon, d’un Bongo à l’autre, L’Express, le 13 juillet 2010.
6 Interrogé sur les conditions d’élection d’Ali Bongo en 2009, le Premier ministre français affirme,
dans cette émission diffusée, le 16  janvier 2016, qu’il n’a pas été élu «  comme on l’entend  ». Ces
propos provoquent le rappel de l’ambassadeur du Gabon en France, Germain Ngoyo Moussavou.
7 Christophe Châtelot, Gabon : comment truquer une élection présidentielle pour 75.000 euros ? Le
Monde, 9 septembre 2016.
8  Pierre-Éric Mbog Batassi, Ali Bongo  : L’ordre va régner, l’ordre régnera, Le Point-Afrique,
2 septembre 2016.
9 https://eeas.europa.eu/sites/eeas/files/gabon_moe_rapport_final_0.pdf
10 La France préoccupée par la présidentielle au Gabon, Europe 1, 31 août 2016.
11  Aboubacar Yacouba Barma, Macron écrit à Ali Bongo «  Monsieur le Président  », La Tribune,
15 août 2017.
12  Augustine Passily, «  Il a été élu  »  : les propos de Le Drian sur Ali Bongo effacés à l’écrit, Le
Monde, 8 avril 2019.
13 Interview par Marwane Ben Yahmed, Jeune Afrique, 29 mars 2021 et Gabon : le président Bongo
promet une victoire « franche » à son parti en 2023, Le Figaro avec AFP, le 12 mars 2022.
14  Marie-Roger Biloa, La crise gabonaise, une chance inespérée pour la France, Le Monde,
22 septembre 2016.
15 Sarkozy hué aux obsèques d’Omar Bongo, AFP, 16 juin 2009.
5

Au Togo : un président enjambe les cadavres,

Paris renforce sa relation

Le Togo est un autre exemple de relations sulfureuses au regard du


caractère militarisé des deux régimes qui se sont succédé dans ce pays
depuis 1967. Le premier sous le joug totalitaire de Gnassingbé Eyadema
arrivé au pouvoir par un coup d’État. Le second à partir de mai 2005, sous
la férule de son fils, Faure Essozimna Gnassingbé, porté par un putsch de
quarteron de généraux fidèles à son père décédé trois mois auparavant. A
l’image du Gabon, le Togo se trouve sous la mainmise d’une famille
organique avec laquelle la France s’arrange parfaitement jusqu’à
aujourd’hui pour le plus grand malheur des démocrates africains et loin des
digressions sur le pluralisme. Et pour cause  : on doit à Eyadema-Père,
officier de l’armée coloniale ayant bataillé en Indochine et en Algérie, un
amour transi pour le général de Gaulle, une francophilie exacerbée doublée
d’une phobie maladive du communisme, trois facteurs qui scellent
l’attachement et l’indulgence de Paris malgré l’odeur de dizaines de
cadavres d’opposants tués à la suite de manifestations pacifiques pour
réclamer plus de libertés. Cette proximité incarnée par le sauvetage du
président togolais par les paras français en 1986 n’empêche pas François
Mitterrand de forcer le multipartisme avec les conséquences que l’on sait :
une résistance sanglante à tout partage du pouvoir de la part de celui que
Thomas Sankara méprisait. Jamais le pouvoir ethno-totalitaire de
Gnassingbé Eyadema ne sera remis en cause. Aucune pression de Paris ne
vient empêcher ce responsable à poigne, au sens propre comme au figuré,
de s’épanouir à l’ombre du palais de Lomé II, blockhaus à la géométrie
indigeste. Face aux contestataires il n’entend pas abandonner une once de
prérogatives. Le 5 octobre 1990, il ordonne une répression féroce contre les
manifestants. Poussé dans ses retranchements, il fait croire à une ouverture
en acceptant la tenue d’une conférence nationale en juillet 1991 et la mise
en place d’un système semi-présidentiel abandonnant le parti unique
incarné par le Rassemblement du Peuple Togolais (RPT). Le fondateur de la
Ligue Togolaise des Droits de l’Homme (LTDH), Joseph Koffigoh, est
désigné pour diriger un gouvernement de transition. Un soi-disant progrès
rapidement torpillé. A la fin de la même année, la reprise en main par
Gnassingbé Eyadema, qui lance son armée dans Lomé, n’est pas contrariée
par Paris malgré l’appel du Premier ministre démocrate pour une
intervention. Seul un détachement français est mobilisé à la frontière avec
le Bénin. Conseiller Afrique de l’Elysée, Jean-Christophe Mitterrand alias
«  Papa m’a dit  », ex-journaliste de l’AFP en affaires au Togo, est alors
accusé de bloquer toute initiative anti-Eyademiste. Les choses ne font que
s’envenimer. Fin 1992, une nouvelle répression sanglante entraîne la
suspension de la coopération français. Quelques mois plus tard Gilchrist
Olympio, figure historique de l’opposition, est écarté de la première
élection pluraliste non sans avoir avant essuyé une tentative d’assassinat
orchestrée par Ernest Gnassingbé, l’un des fils du chef de l’État. Motif ? Un
dossier incomplet. De retour au pouvoir à la faveur d’une cohabitation, la
droite française ne jette pas l’anathème sur ce régime ultra-répressif,
préférant placer sa confiance dans la médiation de Blaise Compaoré pour
accélérer un dialogue politique. En fait de dialogue, Eyadema-Père étouffe
toute contestation au prix de nombreux morts. Il est réélu en août 1993 par
97 % des voix sans opposition ni observateurs. Cinq ans plus tard, en juin
1998, une élection le sacre de nouveau après une consultation sabordée par
l’arrêt du comptage des voix. Présent à Lomé un mois plus tard, Jacques
Chirac détourne le regard de cette réalité en saluant les initiatives togolaises
de paix dans les crises sierra léonaise et bissau-guinéenne. Cette myopie va
jusqu’à esquiver un rapport d’Amnesty International dénonçant des
centaines d’arrestations, d’assassinats et des corps jetés nuitamment à la
mer après le scrutin.
«  Il est important de constater que nos deux pays ont su entretenir,
préserver et même approfondir une relation féconde depuis le début, et que
l’affirmation du Togo a parfaitement su s’harmoniser avec l’affirmation
française  », lançait François Mitterrand devant la presse togolaise en juin
19851. Cette règle d’or n’a pas bougé. Malgré mille et un engagements de
ne pas modifier la Constitution et de s’en tenir à son dernier mandat en
2003, Gnassingbé Eyadema commande au Parlement aux ordres d’en
changer l’article 59. Objectif : s’ouvrir une présidence à vie. Sa réélection
le 4  juin reçoit les chaudes félicitations du président Chirac. Pour
l’opposition, l’espoir né du décès du grand timonier d’une crise cardiaque le
5  février 2005 est de courte durée. Quelques minutes après l’annonce de
cette disparition le fils de Gnassingbé Eyadema, Faure Essozimna
Gnassingbe, est imposé par l’armée en violation de toutes les règles de
vacance du pouvoir. L’objectif de ce coup d’État dont les contours
ressemblent à s’y méprendre à celui perpétré au Tchad par Mahamat Idriss
Déby en 2021 est clair  : préserver le système prébendier installé depuis
l’indépendance au profit du clan kabyé du nord.
Alors que la France prêche pour une autre politique en Afrique, elle
recule face à un groupe de militaires aux méthodes expéditives. Devant les
protestations internationales et la mort de manifestants après cette nouvelle
confiscation du pouvoir, Lomé concède l’organisation d’une élection. Plus
qu’une faveur à l’opposition, il s’agit surtout d’installer l’héritier
dynastique dans la légitimité trompeuse des urnes. Le 24 avril 2005, Faure
Gnassingbé sort victorieux du scrutin par 60 % des voix dans le bruit des
armes et le silence de la fraude minutieusement préparée. En attestent les
menaces des militaires sur les votants ou le vol par les corps habillés et
devant des caméras d’urnes bondées de bulletins. Les rues de Lomé et des
principales villes du pays s’enflamment. Formé à bonne école, le nouveau
président laisse l’armée «  pacifier  » la situation. Résultat  : plus de
500  morts sont dénombrés par les Nations Unies avec «  un degré jamais
égalé de violence »2. Visités chez eux, des opposants sont tués froidement
ou dans le meilleur des cas matraqués. A Paris, les conditions de ce scrutin
sont jugées ‒ sans rire ‒ « globalement satisfaisantes » par le ministre des
Affaires étrangères Michel Barnier3. La France joue même les Père-Noël.
Présent à Lomé en septembre 2008, le secrétaire d’État à la Coopération et
à la francophonie, Alain Joyandet, annonce l’effacement de 95 millions $ de
dette, un rééchelonnement de plus de 100 millions $ et un moratoire sur les
remboursements. Un appui budgétaire non remboursable de 140 millions $
est accordé dans la foulée sur la période 2008-2012.
Toujours entouré d’une gynécée, Faure Gnassingbé conserve les rênes du
Togo depuis 2005 après une succession de mandats entachés d’irrégularités.
Ayant chaussé les lunettes de soleil de son père, il cumule d’ores et déjà
plus quinze ans d’exercice. En 2017, une réforme constitutionnelle sur les
modèles congolais et rwandais vient limiter le nombre de mandats à deux
mais avec un effet non rétroactif sur ceux déjà effectués. Un tour de passe-
passe africain des plus classiques qui autorise le dauphin dynastique à se
représenter en 2020 puis, sans aucun doute, en 2025 avant qu’une autre
retouche du texte fondamental lui ouvre un mandat ad vitam aeternam. De
leur côté, les familles des centaines de tués en 2005 attendent toujours des
explications à leur drame. «  On ne se présente pas à une élection pour la
perdre  », affirmait Omar Bongo. Suivant cet adage, Faure Gnassingbé
emporte le scrutin de 2020 pour la quatrième fois par 70,78  % face à
Agbéyomé Kodjo sous le mutisme des chancelleries occidentales.
Bourrages d’urnes et procès-verbaux préremplis soldent cette énième farce.
Torturé sous le régime Eyadema-Père dont il fut l’un des premiers
ministres, Kodjo voit sa résidence à Lomé encercler par les militaires le jour
de l’annonce des résultats avant d’être arrêté et placé sous contrôle
judiciaire pour des propos jugés séditieux.
Le plus désolant ne réside pas tant dans les conditions de cette réélection
auxquelles les Togolais sont abonnés que dans les félicitations d’Emmanuel
Macron, en parfaite symbiose avec les édits françafricains même s’il tente
au même instant de dissuader Alassane Ouattara de rempiler à un troisième
mandat en Côte d’Ivoire. Pourquoi des réactions aux antipodes pour des
situations identiques ? Encore et toujours les errements français. Premier de
cordée dans son pays, Faure Gnassingbé n’est pas à proprement parler un
francophile fanatique. Il préfère les États-Unis, Israël et surtout l’Italie où il
a pour habitude de passer ses vacances toujours bien entouré. Sa fidélité
pour l’Hexagone n’est cependant pas contestable comme en témoigne son
investissement dans la lutte antiterroriste par la mise à disposition d’un
contingent pour la Minusma. Un engagement souligné sous la forme d’un
remerciement de François Hollande lors de sa visite officielle à Paris fin
2013. De quoi détourner les caméras de sa politique intérieure et des
semelles cloutées de ses sécurocrates accusés, pour certains, d’actes de
tortures au sein de l’Agence Nationale de Renseignement (ANR) par les
associations de défense des droits de l’Homme. Les conditions de la
réélection de Faure Gnassingbé début 2020 n’altèrent pas la relation. Ce
dernier est invité en grandes pompes par Emmanuel Macron à l’Elysée en
avril 2021, en pleine épidémie de Covid. D’août 2017 à janvier 2018, plus
de cent morts ont été comptabilisés dans des manifestations de protestation
contre la modification de la Constitution. Cent morts c’est beaucoup, mais
pas assez pour convaincre de la nécessité de suspendre la coopération
militaire comme au Mali ou en Centrafrique sur la base de simples
campagnes d’aigreur antifrançaise. «  L’armée veut nous forcer à vivre en
dictature et la France est d’accord », notent les Togolais dans Le Monde au
lendemain de ce scrutin préfabriqué4.
Pourquoi cette indulgence  ? Contrairement à un Faustin-Archange
Touadera en Centrafrique ou à un Assimi Goïta au Mali, Faure Gnassingbé
sait aussi soigner la France et son influence. En témoigne, la suspension de
médias privés hostiles. Au printemps 2020 le quotidien togolais Liberté
ainsi que le bihebdomadaire L’Alternative se voient interdits de publier
pendant plusieurs semaines par la Haute autorité de l’audiovisuel et de la
communication (Haac) après des propos jugés diffamatoires envers
l’ambassadeur de France, Marc Vizy. Pour avoir qualifié cette décision de
«  zêle  » l’hebdomadaire Fraternité écope de deux mois de suspension.
Cette censure dénoncée par Amnesty International est riche
d’enseignement5. Elle montre que des diplomates français en expédition
punitive peuvent obtenir le plus facilement du monde la lourde
condamnation de médias dans un pays étranger sans avoir à passer par la
case justice. Il leur suffit d’actionner les bons contacts. La Françafrique est
un cadavre remuant. Question : qu’adviendrait-il si, d’aventure, le Conseil
Supérieur de l’Audiovisuel français (CSA) suspendait des journaux
nationaux sous la pression de diplomates africains  ? Les populations
togolaises voient Paris d’un mauvais œil. Quoi de plus normal ?

1 Interview de François Mitterrand à la presse togolaise, Paris, 9 juin 1985.


2 Thomas Hofnung, L’Onu dénonce la répression au Togo, Libération, le 27 septembre 2005.
3 Philippe Bernard, Violences au Togo après la victoire proclamée de Faure Gnassingbé, Le Monde,
27 avril 2005.
4 Philippe Bernard, Violences au Togo après la victoire proclamée de Faure Gnassingbé, Le Monde,
27 avril 2005.
5  Togo  : la suspension d’un journal met la liberté d’expression à rude épreuve, Amnesty
International, 31 mars 2020.
6

Au Burkina Faso : le « beau Blaise »

exfiltré pour services rendus

Si la jeunesse rayonnante du Burkina Faso conspue Emmanuel Macron,


en général, et la France en particulier, ce n’est pas seulement parce qu’elle
l’accuse de se retrancher derrière le « secret défense » pour ne pas livrer LA
version de l’assassinat de Thomas Sankara en octobre 1987. La raison est
ailleurs. Après avoir pris son destin en main en renversant Blaise Compaoré
fin 2014, les Burkinabè ont pris connaissance de l’opération de sauvetage
de ce chef d’État victime d’un soulèvement populaire né de sa lubie à
vouloir s’accrocher aux lambris de son palais flambant neuf de Kosyam.
Dans leur écrasante majorité, ils tiennent rigueur à Paris de lui avoir fourni
un exil doré à Abidjan, loin de la chaise du tribunal militaire qui l’attendait.
Dignes des pratiques françafricaines des années 70, les conditions
d’exfiltration du «  beau Blaise  » montrent toute l’ambiguïté de la doxa
française. Par ses choix, Paris ne craint pas, une fois de plus, de se mettre
une opinion publique à dos alors que d’autres alternatives étaient possibles.
Celle de ne pas interférer dans les affaires intérieures de ce pays n’eut pas
été la plus sotte. Non sans rappeler Putsch à Ouagadougou, le SAS fouillé
que Gérard de Villiers a consacré au « Pays des Hommes intègres »1, cette
opération est menée à partir des instructions directes de François Hollande,
celui-là même qui prétendait en finir avec les pratiques passéistes.
Le 31 octobre 2014, alors que le pouvoir de Compaoré chancèle, l’Elysée
est alerté de la situation par Emmanuel Beth. Ce général de corps d’armée,
frère de Frédéric Beth, ex-n°2 de la DGSE, présente un profil atypique.
C’est un militaire pur jus devenu ambassadeur. Des classes diplomatiques
effectuées à Ouagadougou de 2010 à 20132. De cette expérience le premier
commandant de la Force Licorne en Côte d’Ivoire (2002-2003) a conservé
de solides connexions et une amitié avec Gilbert Diendéré dit « Golf », chef
d’État-major particulier de Compaoré avec lequel il a assidument pratiqué
le parachutisme durant sa mission. Pour la petite histoire, il se cassera la
cheville lors de l’un de ses nombreux sauts. François Hollande décide de
mobiliser les forces spéciales positionnées à Ouagadougou pour exfiltrer
son homologue par hélicoptère depuis la présidence excentrée du centre-
ville située non loin du quartier Ouaga 2000. Mais la montée de la pression
populaire convainc entre-temps Blaise Compaoré démissionnaire de fuir par
la route vers le sud.
Après avoir perdu le contact avec le convoi Paris reçoit un appel
désespéré de l’aide de camp du président défait depuis le parc national de
Kaboré Tambi, en pleine brousse, à une soixantaine de kilomètres de Pô,
ville frontalière au Ghana. Les forces spéciales sont appelées à rallier la
zone. Au même moment, un avion de la République française avec des
officiers de la DGSE à son bord décolle d’Abidjan pour rejoindre Fada
N’Gourma, capitale de la province de Gourma située à 150 km à l’est de Pô
et disposant d’un aérodrome. Les Français procèdent au transfert
nuitamment entre l’hélicoptère qui transporte Compaoré et le jet de manière
à ne pas éveiller l’hostilité des populations. Puis, l’avion gagne aussitôt
Yamoussoukro. Cette intervention en violation de la Constitution burkinabè
permet de placer Blaise Compaoré sous la protection de son ami Alassane
Ouattara3. Soucieux d’échapper à toute demande d’extradition de la part des
nouvelles autorités burkinabè le tombeur de Thomas Sankara demande
aussitôt la nationalité ivoirienne sur les recommandations de son avocat, le
Français Pierre Olivier Sur dit « POS »4.
En décidant de sauver le soldat Compaoré, Paris lui évite d’être
«  découpé en petites rondelles  », selon un des acteurs ayant préparé cette
exfiltration5. Mais la décision de François Hollande dépasse cette
considération survivaliste. Elle est motivée par les services rendus par ce
défenseur des intérêts français intronisé membre de l’Académie des
Sciences d’Outre-mer en 1995 et invité d’honneur la même année du
premier défilé militaire du 14  juillet de Jacques Chirac. Parmi la longue
liste des aides apportées, Blaise Compaoré avait notamment accédé, à
l’automne 1994, à la demande pressante de ministre de l’Intérieur Charles
Pasqua d’accueillir, à Ouagadougou, une vingtaine « d’islamistes » expulsés
de Folembray sans même que l’ambassadeur de France à Ouagadougou,
Gérard Simon, ne soit informé de l’opération. Au diplomate, en revanche,
de leur fournir le gîte et le couvert. Infiltré dans les réseaux de droite
comme de gauche6, Compaoré est par ailleurs apprécié pour ses multiples
médiations (Togo, Mali, Guinée, Libéria…) et interventions pour obtenir la
libération d’otages occidentaux par le biais de son conseiller spécial, le
Mauritanien Mustapha Ould Limam Chafi.
Sa mise à l’abri en Côte d’Ivoire prive néanmoins les Burkinabè d’un
procès au cours duquel celui qui cumula vingt-sept ans de pouvoir ‒ et plus
encore compte tenu de son rôle sous la révolution sankariste ‒ aurait dû
s’exprimer sur les dossiers noirs de ses mandatures à commencer par
l’assassinat de son frère d’armes et celui du journaliste Norbert Zongo,
directeur de l’hebdomadaire L’Indépendant retrouvé calciné dans un
véhicule criblé de balles à Sapouy (sud), fin 1998. Une affaire dans laquelle
son frère cadet, François Compaoré, surnommé « Petit président » est mis
en cause. Début 2020, la justice française autorise du reste son extradition
vers Ouagadougou dans cette affaire. Décision confirmée par le conseil
d’État à l’été 2021. Mais l’aboutissement de cette procédure reste incertain,
d’autres recours étant engagés devant les instances européennes par son
avocat, le même Pierre Olivier Sur.

1 DE VILLIERS Gérard, Putsch à Ouagadougou, Plon, Paris, 1984.


2 Après son expérience diplomatique, Emmanuel Beth devient senior consultant pour la société ESL
& Network. Il décède brutalement en avril 2018.
3  «  En aucun cas, il ne peut être fait appel à des forces armées étrangères pour intervenir dans un
conflit intérieur », dispose l’article 59 de la Constitution du 11 juin 1991.
4 Voir Partie IV, chapitre 7.
5 Entretien avec l’auteur.
6 Blaise Compaoré noue une complicité avec Guy Penne devenu sénateur des Français établis hors
de France après son passage à l’Elysée. Il préside l’Association d’Amitié France-Burkina Faso
(AAFB) créée en avril 2006, à Paris. Cette structure s’éteint à la suite de son décès, en 2010, après
une vaine tentative de survivance par l’ancien ministre de la Coopération, Pierre André Wiltzer.
7

En RDC : satisfaction après une farce électorale

En oscillation permanente, les élites politiques françaises s’agitent ou


préfèrent regarder leurs mocassins à glands au moindre résultat d’une
présidentielle dans un pays africain d’attache historique. Ils se gardent en
revanche de tout comportement déplacé envers les puissances sous-
régionales aux potentiels convoités à l’image de l’Angola, du Kenya ou de
l’Ethiopie. Au Congo-Kinshasa, pays de la sphère d’influence où il revient
après des années d’errance, Paris s’illustre par une prise de position inédite
en contestant la véracité des chiffres sortis des urnes avant de se raviser
aussitôt. Après avoir œuvré au départ de Joseph Kabila grâce aux pressions
amicales exercées via Paul Kagamé et Joao Lourenço, la France est la
première Nation à monter au créneau pour émettre «  des doutes  » sur la
victoire de Félix Tshisekedi annoncée par la Cour constitutionnelle dans la
nuit du 9 au 10 janvier 2019.
Alors que ce dernier est crédité de 38,57 % des voix, Jean-Yves Le Drian
y va de son commentaire quelques heures plus tard sur C-News  : «  Il
semble que les résultats proclamés donnant Monsieur Tshisekedi vainqueur
ne soient pas conformes aux résultats qu’on a pu constater ici où là. »1 Une
position autrement plus audible que pour le Gabon, le Congo ou le Togo.
Comment cette remise en question est-elle rendue possible  ? Parce que
Paris a obtenu les vrais résultats en temps réel de la Conférence épiscopale
nationale du Congo (Cenco) qu’il a financée avec d’autres partenaires
européens en vue de répartir 40.000 observateurs dans les bureaux de vote.
Les chiffres collectés par cette organisation parmi les plus influentes de
l’ex-Zaïre donnent Martin Fayulu, le candidat de la coalition de l’opposition
Lamuka, gagnant haut la main avec près de 63 % des suffrages. Toutefois,
le débonnaire Félix Tshisekedi, patron du parti l’Union pour la Démocratie
et le Progrès Social (UDPS), passe pour être la personnalité la plus apte à
gouverner avec le Front Commun pour le Congo (FCC), la mouvance
favorable à Joseph Kabila qui a remporté les législatives organisées le
même jour. Cette cohabitation des plus surprenantes en Afrique, mais
savamment préparée par le régime sortant, impose de facto un partage du
pouvoir. A la Cour constitutionnelle d’habiller les résultats pour rendre ce
scénario viable. Après avoir pris la communauté internationale à témoin,
Martin Fayulu n’a d’autres solutions que d’imiter le Gabonais Jean Ping.
Tout en se déclarant vainqueur du scrutin, il dépose un recours devant
l’instance suprême. Celui-ci est rejeté. Ne voulant alimenter une crise dans
un pays assis sur un baril de poudre Paris évite de faire des vagues. Aucun
recomptage de voix, ni aucune vérification des votes n’est demandé. Ils
auraient de toute manière été inutiles. Car le sort de Martin Fayulu est scellé
comme à la loterie au siège de l’UA alors présidée par Paul Kagamé,
mentor politique de Joseph Kabila. Le 17  janvier 2019, les chefs d’État
réunis à Addis-Abeba actent sa victoire avant de se raviser pour déclarer
Tshisekedi vainqueur2. Pressés par plusieurs conseillers du nouveau chef de
l’État envoyés spécialement au Quai d’Orsay pour demander «  une forme
d’indulgence  » face à cette duperie électorale, les autorités françaises se
rangent derrière les pays reconnaissant les résultats non crédibles du fils
d’Étienne Tshisekedi, fondateur de l’UDPS et opposant de combat à
Mobutu Sese Seko3. «  La position de la France a été irresponsable et
incompréhensible », se souvient Martin Fayulu. « Emmanuel Macron savait
dans les moindres détails qui avait gagné. L’ambassadeur de France m’a
reçu quelques jours après le scrutin pour valider ma victoire  ». Et de
poursuivre  : «  La France joue à un jeu dangereux. Il est essentiel qu’elle
traite les pays africains comme elle le fait avec tous les autres, notamment
asiatiques. Elle devrait toujours se situer du côté du peuple et de ses
aspirations plutôt que du côté des seuls individus, a fortiori lorsqu’ils
fraudent. »4
Dépêché à Kinshasa, en février 2019, pour une explication de texte
alambiquée compte tenu de ses déclarations initiales, Jean-Yves Le Drian
soulève la polémique en déclarant, évasif, à la presse : « Cette élection s’est
finalement conclue sur une espèce de compromis à l’africaine. Je ne vois
pas pourquoi on le remettrait en cause aujourd’hui  ». Un «  compromis à
l’africaine  » donc, en l’occurrence une entente chargée de désigner un
vainqueur purement factice que l’on fait passer comme la vérité des urnes.
De retour dans la capitale congolaise quatre mois plus tard, le même
ministre assume ce virage à 360° sans être outre mesure déstabilisé par les
protestations encore fraîches de Martin Fayulu battu malgré lui. Dans une
remarque des plus maladroites, Jean-Yves Le Drian croit même judicieux de
rappeler qu’en RDC  : «  il y a eu une vraie élection démocratique validée
par la Cour constitutionnelle et validée par l’Union Africaine ». La France
se contente de mobiliser son ambassadeur à l’investiture du cinquième
président de l’histoire du Congo-Kinshasa afin de saluer «  une vraie
alternance »5. Elle profite de cette volte-face pour lancer un partenariat dans
les domaines de la sécurité, de l’énergie et de l’éducation. Une enveloppe
de 300 millions € est débloquée. Un volet « État de droit » est inclus dans
cette coopération revisitée. Concerne-t-il la transparence électorale  ?
Mystère.
Ancien cadre d’Exxon-Mobil connu pour sa probité, Martin Fayulu est
sorti grand vainqueur du scrutin avant d’être déclaré grand perdant après un
mémorable switch diplomatique. « Kagame voulait la continuité au Congo,
et comme je ne rentre pas dans ces combinaisons politiques il a fait une
passe à Tshisekedi  », résume-t-il. Peu à peu isolé, le malheureux recalé
redevient simple député ruminant sa rancœur sur les réseaux sociaux en
attendant de se présenter à la présidentielle de 2023. Rarement la
communauté internationale n’aura eu une image aussi précise des résultats
d’un scrutin présidentiel en Afrique. Mais la France trouve encore de bon
ton d’exiger d’autres pays de ce continent qu’ils organisent des sélections
« inclusives » et « transparentes ».

1 Voir sur https://www.dailymotion.com/video/x70drs7


2 François Soudan et Pierre Boisselet, Présidentielle en RDC : ce que les chefs d’État africains vont
dire à Joseph Kabila, Jeune Afrique, 18 janvier 2019.
3 Alix Boucher, Les élections en République démocratique du Congo, La crédibilité fait cruellement
défaut, Centre d’Etudes Stratégiques de l’Afrique, 21 décembre 2018.
4 Entretien avec l’auteur.
5 En RDC, Jean-Yves Le Drian salue une véritable « alternance », RFI, 21 mai 2019.
8

Au Rwanda : le soutien compassé

à un autocrate sur fond de repentance

A force d’incohérence, cette politique devient illisible. Le Rwanda


représente un idéal-type tant Paris reste aveuglé par le drame de 1994 et les
performances économiques de ce pays incubateur de nouvelles
technologies. Curieuse génuflexion intellectuelle que de vilipender
l’autoritarisme d’un régime, de critiquer des coups de canif dans une
Constitution ou les imperfections d’une élection tout en multipliant les
gestes d’attention envers ce minuscule État des Grands Lacs. Être fort avec
les faibles et faible avec les forts. La France remet en cause les résultats de
la présidentielle au Congo-Kinshasa, demande des comptes à Alpha Condé,
tente de dissuader Alassane Ouattara ou rabroue Paul Biya en affichant
parallèlement un silence d’Outre-tombe face aux scores dantesques de Paul
Kagamé.
Elu pour la première fois par le Parlement en 2000, puis au suffrage
universel à partir de 2003, ce président dont le pouvoir ne peut être contesté
de quelque manière que ce soit, à l’intérieur comme à l’extérieur, au regard
de la chape de plomb qu’il fait peser autour d’une implacable mécanique
mémorielle, n’a jamais obtenu un score inférieur à 97  % au terme de
consultations électorales auxquelles il est presque toujours le seul à
participer1. En 2015, un plébiscite de 98,13  % sur le changement de la
Constitution lui donne la possibilité de se porter candidat jusqu’en 20342.
Silence radio à Paris. Moins candides, les États-Unis, en froid avec Kigali
après en avoir fait leur chouchou, exhortent le patron du Front Patriotique
Rwandais (FPR) à «  honorer son engagement de respecter des limites de
mandat fixées lors de sa prise de fonction  »3. En partance pour une
présidence à vie, Paul Kagamé cumulera plus de quarante ans de pouvoir en
2034. De quoi l’intégrer dans le club des longévités sans partage aux côtés
de ses pairs Zimbabwéen Robert Mugabe (1979-2019), Erythréen, Isaias
Afeworki (en poste depuis 1993), Eswatinien (ex-Swaziland), Mswati III
(en poste depuis 1986) ou Equatoguinéen, Teodoro Obiang Nguema
Mbasogo (au pouvoir depuis 1979)4. Des chefs d’État mondialement
réputés pour leur ouverture d’esprit et leur sens aigu du contradictoire.
Depuis sa prise de pouvoir en 1994, l’ancien chef rebelle responsable des
renseignements ougandais a anéanti toute forme d’expression libre sous
prétexte d’opérer une « transition » avec un régime génocidaire. Liberté de
la presse inexistante, journalistes emprisonnés, opposants exilés et/ou
assassinés dessinent la face à peine cachée du « Pays des Mille Collines »
qu’une kyrielle de journalistes français en mal de distance magnifient avec
entrain. Le régime rwandais a beau s’apparenter à une autocratie, le nombre
de « commandes » et de publi-reportages encensant la nation des derniers
grands singes, modèle d’économie prospère, suffit à modifier le relief. Pour
Paris la donne est claire : « Kagame est tout simplement incontournable. Si
nous nous privons de cette relation, nous rabattons nos ambitions
africaines », explique Franck Paris.5 A l’heure où la Macronie veut réinitier
un dialogue avec les puissances sous-régionales africaines ‒ les «  sept
grands » selon son lexique6 ‒ le chef d’un pays enclavé d’à peine 26.000
km² ne disposant d’aucun intérêt crucial résume les nouvelles ambitions
tricolores. De ce postulat découle une opération de charme XXL d’une
France percluse de culpabilité lui faisant oublier jusqu’aux principes
fondamentaux qu’elle entend imposer partout ailleurs. Sans entrer dans le
débat encore plus trouble sur l’implication du n°1 rwandais dans les guerres
civiles au Congo voisin, la condamnation de l’assassinat d’opposants ne
serait pas le moindre de ces principes. Or, sur ces questions la France fait
preuve d’une sérieuse perte de vue.
Au Rwanda, disparitions, arrestations et meurtres de voix critiques
s’accumulent dans le mutisme des milieux politiques beaucoup plus diserts
sur les actualités sahéliennes, ivoirienne ou centrafricaine. En janvier 2014,
Patrick Karegeya, ancien chef des services secrets et bras-droit de Paul
Kagamé avant de devenir l’un de ses contempteurs à la tête du Rwanda
National Congress (RNC), est retrouvé mort en Afrique du Sud, où il vivait
exilé. Ce décès provoque la colère des États-Unis7. En septembre 2019, le
coordinateur national du FDU-Inkingi, parti dirigé par l’opposante Victoire
Ingabiré, elle-même emprisonnée pendant huit ans, est poignardé. Un
événement «  extrêmement alarmant  », selon Amnesty International.8
Quelques mois plus tôt, Anselme Mutuyimana, le porte-parole de cette
même formation politique, est tué dans l’ouest du pays. Du côté des
journalistes le bilan est glaçant. L’ONG Reporters sans frontières, qui classe
Kagamé dans sa liste des «  prédateurs de la presse  », recense huit
assassinats ou disparitions entre 1996 et 2018, mais aussi huit blessés, onze
condamnation à de la prison et trente-trois cas contraint à l’exil. En février
2020 le chanteur populaire Kizito Mihigo, rescapé du génocide, est retrouvé
pendu dans sa cellule quatre jours après son arrestation. Il était reproché à
celui qui qualifiait le Rwanda de « prison à ciel ouvert » d’avoir voulu fuir
ce pays pour rallier une organisation « terroriste ». Honoré post-mortem par
le prix Vaclav Havel de la Human Rights Foundation, cet artiste était dans
le collimateur du pouvoir pour des chansons sur le «  contrôle  » de la
mémoire liée au drame de 1994, et sur la question ultra-sensible de
l’implication supposée du FPR dans la mort de dizaines de milliers de civils
lors de la « traque » des Hutus réfugiés en RDC. En 2015, Kizito Mihigo
avait déjà gouté aux geôles rwandaises après avoir été accusé de planifier
un attentat9. Sa mort non élucidée ne soulève pas de réaction en France où
l’on est bien trop préoccupé à normaliser définitivement la relation
bilatérale. Ce pays ne sourcille pas davantage après l’arrestation de Paul
Rusesabagina en septembre 2020. Devenu opposant à son tour, celui qui
sauva plus d’un millier de Tutsi durant le génocide, acte de bravoure porté à
l’écran par Terry George dans le film Hôtel Rwanda, est accusé d’entreprise
«  terroriste  ». Au terme d’un procès politique la sanction tombe en
septembre 2021  : 25 de prison. En février de la même année, l’opposant
Seif Bamporiki est retrouvé mort, le corps criblé de balles, dans le township
de Nyanga, au Cap, en Afrique du Sud. Il y coordonnait la branche sud-
africaine du Congrès National Rwandais (CNR).
L’indifférence calculée en réponse à la situation des droits de l’homme
dans ce pays et à la succession d’assassinats commis à l’étranger par des
commandos10 est un mécanisme rodé mis en avant par la France face à
l’importance de renouer le fil du dialogue après des années de tensions.
Nicolas Sarkozy est le premier à vouloir tourner la page de la brouille née à
la fois de l’enquête du juge Jean-Louis Bruguière sur les dessous de
l’attentat contre le Falcon de Juvénal Habyarimana, en avril 1994, et les
accusations de Kigali sur le rôle de la France au cours des quatre mois ayant
suivi cet événement déclencheur du génocide11. Précédant celle de Paul
Kagamé à Paris en 2011, sa visite à Kigali en février 2010  marque une
avancée. Campé sur cette position Emmanuel Macron poursuit le travail
engagé en déroulant un tapis rouge écarlate à son homologue toujours
soucieux de rééquilibrer son image par la modernité apparente de sa
gouvernance.
«  Paul Kagamé n’est pas un dictateur africains parmi d’autres. Il paraît
détenir les clefs de la modernité  », constate Michel Duclos, rédacteur en
chef à l’Institut Montaigne, en introduction d’un portrait du président
rwandais écrit par le chercheur Gérard Prunier12. Au-delà des aspects
mémoriels, le Rwanda force effectivement le respect. Ce pays est carré,
rectiligne. A Kigali, la taille des arbustes est millimétrée. Pas un brin
d’herbe ne dépasse des gazons ombragés ornant les pieds des immeubles
modernes de la capitale. Aucun sac poubelle, ni papiers, ni mégots de
cigarette ne traine sur les trottoirs. Les poulets ne divaguent pas dans les
rues. L’aéroport international accueille le visiteur par un vibrant Welcome
adossé à un large panneau Rwanda against corruption. Vu d’Occident, ce
pays remplit tous les critères d’une Afrique idyllique. Celle qui éloigne les
mauvais gri-gris, qui fait du business, qui place les femmes aux postes à
responsabilité, qui s’élève vers le haut en s’attaquant énergiquement à la
pauvreté sur fond de connectivité. Sécurité rime avec propreté. Son
président s’impose d’autorité. Alors qu’il se trouve emberlificoté dans les
crises à répétition de l’espace francophone, Emmanuel Macron en fait
naturellement un interlocuteur privilégié. Les silhouettes d’opposants et de
journalistes malmenés qui se détachent de l’ombre de Kagamé, dont le tour
de force est d’avoir réussi à faire culpabiliser l’ensemble de la communauté
internationale à partir d’un drame historique, ne sont pas assez nombreuses
pour altérer l’impression d’avoir affaire à un État exemplaire au milieu d’un
continent d’incertitudes structurelles. Le président Macron préfère insister
sur la mémoire plutôt que de se soucier des circonstances présentes, en
l’occurrence magnifier un régime despotique qui ne dit pas son nom.
L’invitation faite à son homologue, en 2018, pour participer au Forum
Viva Technologies à Paris, ou la main tendue à Louise Mushikiwako,
nommée la même année à la tête l’OIF, participent de ce jeu de courbettes
envers celui qui dirige alors l’UA et que la France, totalement déboussolée
en Afrique, n’hésite pas à solliciter pour asseoir sa politique. La désignation
de la cheffe de la diplomatie rwandaise comme secrétaire générale de
l’organisation francophone alors que le Rwanda fait de l’anglais la seule
langue de l’enseignement public paraît d’autant plus surprenante que les
Droits de l’Homme sont agités au même instant avec un grand chiffon
rouge par Paris pour empêcher l’Arabie Saoudite de candidater au même
poste. Un « coup de poker » donc au terme duquel Paris montre sa volonté
d’aller de l’avant13.
Sous la houlette du député LREM Patrice Anato, co-président du Groupe
d’études Diplomatie économique avec l’Afrique, le pouvoir macronien
mobilise les parlementaires africains de sa majorité pour soutenir cette
candidature circonstancielle atypique14. Autre symbole avec l’envoi à
Kigali, le 7  avril 2019, du député Hervé Berville pour représenter
Emmanuel Macron au 25ème anniversaire du génocide. «  Caution
rwandaise » exfiltrée par les militaires de la force Turquoise lorsqu’il était
enfant15, l’élu des Côtes-d’Armor évite du même coup au chef de l’État
l’inconfortable situation de devoir se prononcer sur les accusations
d’implication de la France pendant le drame. Toute l’ambiguïté réside dans
cette «  dérobade  »16. Encourager le rapprochement avec le Rwanda en
prenant soin de ne pas arcbouter les militaires français. Or, une refonte de la
relation justifierait, à tout le moins, la reconnaissance d’une complicité de
crimes contre l’humanité suivie d’excuses officielles. Le Rwanda, qui
prétend avoir établi la preuve indiscutable de cette implication, les attend
depuis plus de vingt ans17.
Malgré la publication opportune du rapport Duclert, ces excuses restent
illusoires. Lors de son voyage Nicolas Sarkozy évoquent des « erreurs » et
s’incline devant le souvenir des victimes, mais il affiche son mutisme
devant l’évocation du rôle de la France. Idem de François Hollande. En
2015, ce dernier autorise la déclassification des archives du fond François
Mitterrand sur cet épineux sujet, mais les responsables de ce fonds
s’emploient à ne communiquer qu’une partie infime de pièces, opposant
une formidable force d’inertie aux demandes réitérées des chercheurs. Fort
heureusement, ils sont récompensés de leur persévérance par le Conseil
d’État. En juin 2020, la haute juridiction administrative autorise l’accès à
ces pièces à la suite d’une procédure engagée par François Graner. Après
consultation de centaines de courriers, notes diplomatiques, télex et
comptes-rendus, l’historien confirme les alertes «  claires et régulières  »
remontées aux responsables politiques avant le drame et les prises de
position troublantes durant le génocide18.
C’est le cas d’un télégramme adressé par Bernard Emié, alors conseiller
du ministre des Affaires étrangères d’Alain Juppé, à l’ambassadeur Yannick
Gérard, représentant du Quai d’Orsay à Kigali pendant l’opération
Turquoise. Celui-ci reçoit pour instruction de trouver des solutions à
l’exfiltration des responsables du régime Habyarimana parmi lesquels de
supposés génocidaires présents dans la Zone Humanitaire Sûre (ZUS) sous
contrôle des forces françaises. Rendues en mars 2021, les conclusions de la
commission Duclert vont plus loin. Sur le millier de pages de ce rapport le
déni des plus hautes autorités, à commencer par François Mitterrand lui-
même, sur les signes avant-coureur d’un massacre de masse est pointé avec
une parfaite régularité. Si la France ne s’est pas formellement rendue
complice de génocide, son action diplomatique, sa coopération militaire et
son analyse ethniciste du contexte ont sans aucun doute contribué à créer un
climat propice à cette tragédie. « La faiblesse des contre-pouvoirs est aussi
liée à une forme de faillite intellectuelle des élites administratives et
politiques dans leurs entreprises de définition d’une stratégie française au
Rwanda », note le rapport19. La commission a le mérite de porter un regard
aiguisé sur cette séquence de la relation franco-africaine, mais elle ne lève
pas tout le voile. Plusieurs questions restent en suspens. Les circonstances
de l’exfiltration ou des «  facilités  » accordées aux génocidaires jettent le
trouble. L’évacuation des membres du premier cercle de Juvénal
Habyarimana dont la première dame Agathe Habyarimana et une centaine
de personnes de sa parentèle, est posée par François Mitterrand aux
premiers jours du drame qu’il va jusqu’à considérer, selon certains
observateurs, comme véniel20. La question du rôle de Turquoise, investie
bien au-delà de l’humanitaire, reste également sans réponse. « La protection
des populations civiles a été efficace pour un petit nombre de Tutsi et pour
les communautés religieuses  », note la commission. «  Cependant, elle
bénéficie à des populations très majoritairement hutu et qui comptent parmi
elles, non seulement des tueurs, mais aussi des commanditaires du
génocide, que les autorités politiques françaises se refusent à arrêter. »21
Quelles que puissent être les analyse du naufrage de la France au
Rwanda, les conclusions de cette commission domiciliée pendant ses
travaux au 4ème étage du ministère des Armées à Paris, n’interdisent pas de
s’interroger sur la nature profondément antidémocratique du régime
rwandais et de faire preuve d’un minimum de prudence à son endroit. Or,
cette dimension semble résolument échapper au fondateur de LREM.
Realpolitik ou cynisme froid  ? Emmanuel Macron n’hésite même pas à
mélanger carnet de chèques et repentance lors de son déplacement à Kigali
les 27 et 28 mai 202122. Quelques heures après avoir imploré les victimes,
leurs descendants et les rescapés du génocide au mémorial de Gisozi, il
conserve suffisamment de lucidité pour annoncer le déblocage de
350 millions € destinés à des projets pilotés par l’AFD qui signe son grand
retour dans le pays. Projets dont il est logiquement attendu des retombées
pour les groupes tricolores.

1 Jean-Philippe Rémy, L’élection présidentielle au Rwanda doit clore la « transition » engagée après
le génocide de 1994, Le Monde, 23 août 2003.
2 Candidat à sa propre succession depuis la présidentielle de 2003, Paul Kagamé, au pouvoir depuis
1994, obtient 98,5 % des voix à la présidentielle d’août 2017 après avoir pu se présenter à la suite
d’une modification de la Constitution.
3  Le Rwanda vote la révision de la Constitution permettant un nouveau mandat pour Kagame, Le
Monde avec AFP, 19  décembre 2015 et Cyril Bensimon, Paul Kagame s’ouvre la voie d’une
présidence à vie, Le Monde, 19 novembre 2015.
4  Doyen des chefs d’État africains en longévité il cumule, en 2020, 41 ans de pouvoir depuis son
putsch du 3 août 1979 contre son oncle Francisco Macias Nguema.
5 Entretien avec l’auteur.
6 Afrique du Sud, Nigéria, Egypte, Algérie, Ethiopie, RDC et Kenya.
7  Philippe Bernard, Les assassinats d’opposants rwandais inquiètent les États-Unis «  au plus haut
point », Le Monde, 23 janvier 2014.
8 Eric Topona, Un nouvel opposant assassiné au Rwanda, Deutsche Welle, 25 septembre 2019.
9  Clément Boursin, Responsable Afrique, Acat-France, La mort suspecte du chanteur rwandais
Kizito Mihigo, Tribune, La Croix, 6 juin 2020.
10 Voir sur ce point l’enquête de la journaliste britannique Michela Wrong sur les conditions de la
disparition de Patrick Karegeya, Do not disturb  : the story of a political murder and an African
regime gone bad, HarperCollins, Perseus Books Group, Londres, 2021.
11  Désigné pour mener une enquête à partir de la plainte de l’épouse de l’un des deux pilotes du
Falcon, Jean-Louis Bruguière conclue à la responsabilité du FPR dans les tirs de missiles sur l’avion.
En 2006, il lance neuf mandats d’arrêts à l’encontre des membres de l’entourage direct de Paul
Kagamé. Ce dernier rompt les relations diplomatiques et contre-attaque avec la commission Mucyo.
Successeurs de Bruguière, les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux rendent des conclusions
opposées en pointant la responsabilité des extrémistes Hutus dans la mort d’Habyarimana. En juillet
2020, un non-lieu de la Cour d’Appel de Paris lève les poursuites contre les proches du président
rwandais.
12  Portrait de Paul Kagamé, Président de la République du Rwanda, Gérard Prunier, Institut
Montaigne, 21 décembre 2018.
13 Hamidou Anne, Pour M. Macron, faire revenir le Rwanda dans le giron de la Francophonie est un
coup de poker, Le Monde, 11 octobre 2018.
14 Cette initiative est relatée dans la brochure « Les députés et sénateurs francophones avec Louise
Mushikiwabo », publiée en octobre 2018.
15 Evacué du Rwanda avec son frère par des militaires français durant le drame de 1994 alors qu’il
avait 4 ans, Hervé Berville est adopté par une famille bretonne.
16  Laurent Larcher, Louise Mushikiwabo prend la tête de la Francophonie, La Croix, 12  octobre
2018 et Vincent Hugeux, France-Rwanda : le faux pas de Macron, L’Express, 5 avril 2019.
17  Sur fond de rupture des relations diplomatiques après les conclusions de Jean-Louis Bruguière,
ces « preuves » sont consignées dans le rapport Mucyo paru en août 2008, lequel met en cause treize
personnalités françaises dont Hubert Védrine, Alain Juppé et Dominique de Villepin ainsi que vingt
militaires.
18  Pierre Lepidi et Piotr Smolar, Avant le génocide des Tutsis au Rwanda, la France a reçu des
alertes claires et régulières, Le Monde, 16 janvier 2021.
19 DUCLERT Vincent, op.cit p.831.
20  Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda  : un génocide sans importance, Le Figaro, 12  janvier
1998.
21 DUCLERT Vincent, op.cit, p.972
22 Rwanda, l’opposition dénonce le silence de Macron sur les droits humains, AFP, 25 mai 2021.
9

A Djibouti : un allié très stable dans la durée

A Djibouti, la France cajole un régime vivement critiqué avec lequel elle


établit, en 2011, un nouveau partenariat militaire préservant ainsi la faculté
d’intervenir en cas d’implosion. Successeur de Hassan Gouled Aptidon,
Ismaïl Omar Guelleh alias « IOG » organise son maintien au pouvoir depuis
1999 par le biais d’une réforme constitutionnelle approuvée en 2010 ayant
permis de lever la limitation des mandats. Comme nombre de ces pairs
côtoyés dans le golden club secret des chefs d’État africains, le n°1
djiboutien avait juré la main sur le cœur vouloir quitter les ors du pouvoir.
«  Le mensonge donne des fleurs mais pas de fruits  », dit un proverbe.
Guelleh se satisfait amplement de la couronne d’Euryops Arabicus qu’il
porte autour du cou. En 2016, il aborde son quatrième mandat après avoir
récolté 86  % des voix. Un scrutin boycotté par la majorité des partis
d’opposition. Dans son rapport 2019 sur les Droits de l’Homme, l’ONG
Human Rights Watch évoque des exécutions extra-judiciaires, la force de
l’arbitraire dans la justice, l’arrestation injustifiée de journalistes et une
«  ingérence considérable  » dans le droit de réunion pacifique et la liberté
d’association.
Fin 2018, l’opposant Abdisalam Ismail est arrêté et condamné à six mois
de prison pour avoir diffusé des contenus antigouvernementaux sur les
réseaux sociaux. Fin 2019, le journaliste Osman Yonis Bogoreh et
l’opposant Said Abdilahi Yassin, membre du Mouvement pour le
Renouveau Démocratique (MRD), sont portés disparus 24 heures après
avoir été embarqués par la police. Le journaliste enquêtait sur les actes de
prédation des forces de l’ordre. Il est libéré quelques jours plus tard après
avoir été torturé lors de sa détention. Djibouti figure au 176ème rang sur 180
du classement mondial de Reporters Sans Frontières, ce qui laisse Paris
indifférent. En mai 2018 son représentant permanent auprès des Nations
Unies à Genève, François Rivasseau, ne déclare-t-il pas que «  la situation
des droits de l’homme a connu des avancées ces dernières années » dans le
cadre de l’examen périodique de ce pays par le Haut comité des Droits de
l’homme de l’Onu ? Le positionnement de cet État-caserne et la volonté de
la France de s’y réinvestir imposent le relativisme comme en atteste le
déplacement d’Emmanuel Macron, en mars 2019, pour engager une bataille
d’avance perdue contre l’influence chinoise1. Voulant rempiler en 2021
pour un cinquième mandat, le chef de l’État djiboutien, 73 ans dont 22
passés au pouvoir, braque son opposition.
Alors que les manifestations tendent le pays depuis plusieurs semaines,
l’inaltérable « IOG » s’envole pour Paris, en février 2021, pour un entretien
à l’Elysée. La renégociation attendue des accords de défense et la faiblesse
de la présence économique tricolore sont évoquées lors de cet entretien. Au
terme de la présidentielle du 9  avril boudée par les poids-lourds comme
l’USN (Union pour le salut national), le président-sortant enregistre le score
de 82,2  %. Implacable. Réagissant à ce plébiscite, Emmanuel Macron lui
adresse un message de « plein succès » tout en rappelant « la force du lien
et la densité du partenariat » entre les deux pays2. Densité ? Non contente
d’avoir diminué ses militaires de plus de la moitié depuis les années 1990,
la France enregistre une baisse de 4 % de ses échanges entre 2015 et 2019
(de 87  millions € à 70  millions €)3. La preuve de cette distanciation est
apportée par l’absence d’anticipation de ses opérateurs. Avant la
présidentielle de 2021 les autorités djiboutiennes souhaitaient accélérer
plusieurs projets conduits par les groupes français (Eiffage, Bouygues,
Aéroport de Paris…) parmi lesquels le futur aéroport Hassan-Gouled-
Aptidon. Mais l’absence de relais locaux fragilise le calendrier. Devant
cette lenteur, IOG menace de se tourner vers la Chine et la Turquie4.

1  Marc Semo, Emmanuel Macron en visite à Djibouti, où l’influence de la France recule face à la
Chine, Le Monde, 12 mars 2019.
2 Macron adoube prudemment IOG, Africa Intelligence, 10 mai 2021.
3 Source : MEAE, Direction de la diplomatie économique et Minefi, Direction générale du Trésor.
4 Les sociétés françaises n’ont plus la cote, La Lettre de l’Océan Indien, 31 janvier 2020.
10

En Guinée : la France s’éloigne des forces


démocratiques

« Je veux que vous, journalistes, fassiez connaître aux Français la vraie
histoire de la Guinée et la responsabilité de la France qui a voulu nous
anéantir. A l’indépendance on s’est retrouvé à zéro. C’est une chose qui ne
relève pas seulement de la mémoire (…) Vous ne connaissez rien de mon
pays. Je suis choqué. C’est scandaleux  ». La colère du président Alpha
Condé envers la «  condescendance  »1 de trois journalistes venus de Paris
pour l’interviewer à Conakry, en septembre 2018, en dit long sur la
fraîcheur du souvenir laissé par les pratiques françafricaines dont ce pays
forme un autre épicentre.
Dès son indépendance acquise le menton levé, la Guinée subit la
vengeance inavouée du général de Gaulle visant à lui faire rendre gorge
après le « non » de Sékou Touré à sa proposition d’emmener l’Empire dans
un destin partagé au sein d’une communauté franco-africaine. La position
du leader charismatique, ancien député à l’Assemblée nationale française et
maire de Conakry, rend ce projet impossible. Dans son discours à
Brazzaville le 24  août 1958, le héraut de la France libre avait pourtant
garanti une chose  : «  L’indépendance, quiconque la voudra, pourra la
prendre aussitôt  ». Après sa décision de ne pas adhérer à ce projet, le
« Château d’eau de l’Afrique », nom donné à la Guinée en référence à son
potentiel hydraulique, connaît une violente vague de déstabilisations dont
l’objectif est d’ébranler son économie. Entrée dans les annales, l’opération
Persil approuvée par Jacques Foccart et applaudie à tout rompre par
Léopold Sédar Senghor et Félix Houphouët-Boigny, porte le fer contre
Conakry par l’injection de lots de fausse monnaie afin d’asphyxier
l’appareil productif national. Les faux-francs guinéens sont imprimés dans
les enceintes même du Sdece alors dirigé par le général Paul Grossin.
« Cette opération a été une véritable réussite et l’économie guinéenne, déjà
bien malade, a eu du mal à s’en remettre », se réjouit Maurice Robert2. « Il
ne faut pas s’attendrir sur la Guinée  », renchérit froidement Foccart3. En
plus de la non-reconnaissance de la Guinée lors de son adhésion à l’Onu en
1959, de l’instauration d’un embargo, du rappel de toute la coopération
technique et du bannissement des responsables de ce pays, l’Hexagone tente
de créer une insurrection en armant des opposants basés à Dakar.
Démasquée par les autorités sénégalaises en avril 1960, cette autre
opération au nom de code Alby est dénoncée auprès du général de Gaulle
par le Premier ministre sénégalais, Mamadou Dia. «  Dommage que vous
n’ayez pas réussi  », confiera après coup le président français à son fidèle
secrétaire général aux Affaires africaines et malgaches4. Avortées grâce aux
services secrets guinéens renforcés par les soviétiques, ces initiatives ne
font que grossir la paranoïa avancée de Sékou Touré. Plus la France échoue
à se débarrasser de leaders antinomiques, plus elle fait naître le dictateur qui
sommeille en eux. En ce sens, ses actions portent une lourde responsabilité
dans la fabrication des régimes autoritaires au sortir de la période coloniale.
Habité par une vision hermétique du monde née de ces complots bien réels,
celui-ci mue progressivement en dictateur implacable, responsable de la
mort de 50.000 de ses compatriotes parmi lesquels Diallo Telli, qui fut
secrétaire général de l’Organisation de l’Union Africaine (OUA). Pour
couronner le tout, il rompt les relations avec Paris de 1965 à 1974. La suite
est à l’avenant. Valery Giscard d’Estaing pose les bases d’un rapprochement
en se rendant à Conakry fin 1978. Bien qu’il se déplace en France, en
septembre 1982, Sékou Touré entretient des rapports ambigus avec le
gouvernement socialiste lequel a bien du mal à composer avec les violations
à échelle industrielle des droits de l’homme dans ce pays. La veille de sa
visite, le patron du Parti Démocratique de Guinée (PDG), parti unique,
confirme d’ailleurs l’exécution de sept prisonniers politiques mariés à des
Françaises. La visite de Jacques Chirac en décembre 1999, quinze ans après
le décès du Père de l’Indépendance, rétablit un semblant de confiance.
Auprès de son homologue Lansana Conté, au pouvoir depuis 1984 à la suite
d’un putsch, il se borne surtout à évoquer les perspectives économiques
avec ce pays, leader mondial de production de bauxite.
Beaucoup moins prolixe est Jacques Chirac sur l’emprisonnement de
personnalités comme l’opposant Alpha Condé. L’ancien leader de la
Fédération des Etudiants d’Afrique noire en France (FEANF) et candidat
aux deux scrutins organisés depuis l’instauration du multipartisme, croupit
depuis un an dans une geôle insalubre, car suspecté d’avoir fomenté une
tentative de renversement. «  J’ai compris que l’intention des autorités
guinéennes était de faire en sorte que l’instruction soit menée le plus
rapidement possible, et dans le sérieux et la sérénité de la justice, et
qu’ensuite le procès soit un procès tout à fait transparent  », commente le
président français en saluant un pays « sur la voie de la démocratisation »5.
Le procès n’est organisé qu’en 2000 par une cour spéciale. Condamné à
cinq ans de prison pour «  atteinte à la sureté de l’État  », le patron du
Rassemblement du Peuple de Guinée (RPG) est gracié puis libéré l’année
suivante.
La disparition de Lansana Conté, en 2008, suivie du coup d’État de
Moussa Dadis Camara permet à Paris de s’illustrer de nouveau.
Autoproclamé président d’un Conseil National pour la Démocratie et le
Développement (CNDD), ce capitaine cristallise une énième dérive
autoritaire. En 2009, le massacre de 150 civils au stade du 28 septembre de
Conakry, principale enceinte sportive de la capitale, pousse la France à
vouloir remplacer ce chef d’État aussi fantasque qu’imprévisible. En
d’autres termes à organiser son renversement. Comme dans les années
1960, la prétention des intrigues en moins, l’ancien colonisateur profite de
l’évacuation médicale de Dadis Camara vers le Maroc après une tentative
d’assassinat pour entrer en piste. «  C’était le vide politique à Conakry. Il
fallait un militaire capable de faire repartir ce pays, le remettre sur les rails
et rendre le processus à un civil. Nous voulions la reprise d’un processus
constitutionnel classique  », se souvient un diplomate français proche du
dossier6. Conseiller Afrique de Nicolas Sarkozy, André Parant se rend alors
à Rabat pour mener les négociations. Il convainc le n°2 de la junte militaire,
le général Sékouba Konaté dit «  Le Tigre  », de reprendre les rênes. La
proposition est assortie d’une promesse de poste à l’UA. L’entregent et les
relais de le France sont tels qu’on ne peut lui refuser une nomination au sein
même de l’organisation censée incarnée l’Afrique souveraine. L’officier
formé à l’Académie Royale de Meknès hésite longuement avant d’accepter.
Son mandat de président par intérim en 2010 permet à la Guinée de repartir
sur des bases plus saines avec, en point d’orgue, l’élection d’Alpha Condé
au terme du premier scrutin réellement ouvert de l’histoire du pays.
Sekouba Konaté se voit aussitôt nommé chef des opérations de maintien de
la paix de l’UA.
De son côté, Blaise Compaoré est sollicité par Paris pour prendre le
capitaine Dadis Camara sous son épaule, le Royaume chérifien refusant de
garder plus longtemps cet officier éruptif, ancien responsable des
hydrocarbures de l’armée guinéenne. Bien qu’il bénéficie de soutiens
inconditionnels comme celui du maire de Levallois-Perret Patrick Balkany,
ami personnel de Nicolas Sarkozy pour lequel les analyses du Quai d’Orsay
sur la Guinée lui paraissent « à côté de la plaque »7, le putschiste Camara
tombe rapidement dans l’oubli. La proximité entre Alpha Condé et François
Hollande radoucit la relation. A la demande pressante de son complice
politique, le président français fait escale à Conakry en novembre 2014
pour évoquer la lutte contre l’épidémie Ebola avant de se rendre au Sénégal.
Mais l’autoritarisme ascensionnel de son homologue refroidit de nouveau le
lien. Un an avant cette visite, des élections législatives se sont tenues dans
un climat de tensions maximales. On déplore plus de cinquante morts.
L’opposition hurle à la fraude massive. La France se sait en terrain miné.
Les rapports s’enveniment nettement en 2019 lorsque le président
octogénaire, grisé par le pouvoir et inspiré par ses pairs francophones,
entend à son tour réformer la Constitution de son pays pour briguer un
troisième mandat. A cette annonce, la levée de bouclier s’étend à tout le
pays et embrase l’opposition rassemblée dans le Front National pour la
Défense de la Constitution (FNDC). Les manifestations suivies de morts
s’accumulent8. L’OIF retire ses observateurs après le refus du régime de
nettoyer le fichier électoral dans lequel elle relève des irrégularités
rédhibitoires (doublon, absence de pièces biométriques, électeur décédé…).
Pour sa part, Emmanuel Macron pense judicieux de demander à son
homologue de ne pas poursuivre dans cette voie. Réputé pour sa
susceptibilité, Alpha Condé n’a que faire de ces conseils. Son réflexe est de
se rapprocher de la Turquie et de la Russie, partenaires de longue date. Peu
avant le scrutin, l’ambassadeur de Moscou à Conakry et doyen du corps
diplomatique, Alexandre Bregadzé, prend d’ailleurs publiquement fait et
cause pour un nouveau mandat. Reportée à plusieurs reprises, la
consultation référendaire tronquée valide le projet présidentiel à 89 %. En
octobre 2020, l’ex-opposant et défenseur patenté de la démocratie est réélu
par KO liberticide dans un effroyable contexte répressif9. Plus de 400
prisonniers politiques arrêtés pendant la consultation sont regroupés dans
des geôles sans perspective de procès10. Amnesty International dénonce des
dizaines de tués11. Marquant son désaccord tout au long de ce processus
Paris adopte néanmoins la même attitude qu’en RDC : rentrer dans le rang.
Dans une interview accordée à Jeune Afrique en novembre 2020, le
président Macron prétend comme à l’accoutumée que « la France n’a pas à
donner de leçons  » tout en s’inquiétant de la situation. «  Je pense que la
situation est grave pour la jeunesse de ce pays, pour sa vitalité démocratique
et pour son avancée », déclare-t-il en regrettant le passage en force de son
homologue « uniquement pour garder le pouvoir »12.
Beaucoup aimeraient que cette analyse puisse s’étendre à Djibouti, à la
Côte d’Ivoire, au Rwanda, au Gabon, au Congo, au Tchad, mais le désordre
guinéen ne suffit pas à déclencher des mesures coercitives plus concrètes.
La France coupe sa coopération militaire à Bangui sur la base de
campagnes acrimonieuses. Elle la maintient à Conakry, où les morts
s’entassent. Mieux : après quelques jours de fâcherie le président Macron se
plie aux usages. Tout en évitant de féliciter son homologue, il lui adresse
néanmoins des « vœux de succès » et évoque les « défis » que celui-ci devra
affronter. L’ampleur inédite de la répression pousse néanmoins Jean-Yves
Le Drian à interpeller timidement Alpha Condé depuis le Sénat, début 2021,
à propos de la mort de deux personnes en détention et d’une requête du
parquet guinéen appelant à condamner un opposant à dix ans de prison.
Reconduit sans coup férir, l’ancien professeur de droit public jadis
condamné à mort par contumace se love d’autant plus aisément dans
l’indifférence qu’il est toujours soutenu par François Hollande. Ce nouveau
mandat rouge-sang est pour lui l’occasion d’adresser à son ami guinéen ses
« félicitations sincères » et « ses vœux les plus chaleureux » pour la réussite
de sa mission. Dans un pays où le président mange désormais la même
sauce de feuilles de lalo que feu-Sékou Touré, la France n’en est plus à une
dissonance près13. « Il est stupéfiant qu’elle ne s’engage pas davantage dans
la défense des valeurs démocratiques et des droits humains en dénonçant
toute violation de ces valeurs, sans attendre, au nom du principe de
subsidiarité que l’Union africaine ou les instances sous-régionales
africaines le fassent d’abord », déplore Cellou Dalein Diallo, par trois fois
candidat malheureux à une présidentielle, violenté avec d’autres membres
de son staff durant la dernière14. Cette impassibilité ne surprend plus les
Guinéens15.
Fin 2020, la parodie théâtrale de l’investiture de l’ancien opposant
réincarné en gérontocrate se joue au Palais Mohamed V de Conakry devant
une salle comble en présence de Bernard Kouchner et du préposé Jean-
Baptiste Lemoyne. Certains inaugurent les chrysanthèmes, le secrétaire
d’État délégué au Tourisme, aux Français de l’Etranger et à la Francophonie
préfère ce type de cérémoniaux guindés. Une fois investi par la Cour
constitutionnelle, Alpha Condé se déclare disposé au dialogue avec ses
adversaires. Tout comme Alassane Ouattara en somme à une différence
près : son virage autoritaire lui vaut d’être renversé le 5 septembre 2021 à la
suite d’un coup d’État rondement mené par Mamadi Doumbouya,
commandant des Forces spéciales, l’unité d’élite de l’armée. Les Guinées se
massent dans les rues et crient leur joie. Des vidéos postées sur les réseaux
sociaux en montrent certains se ruant sur le 4x4 exfiltrant Alpha Condé de
la Sékhoutoureya aux cris de « assassin de liberté ! ». En reconnaissant un
pouvoir voué d’avance à cet épilogue et en évitant de se ranger plus
franchement du côté des démocrates de ce pays, la France a perdu une
nouvelle occasion de faire entrer sa politique dans la modernité.

1 « Cette condescendance des journalistes français de TV5 Monde, de France24 et de RFI. Et oui, je


suis choqué », poste-t-il sur son compte twitter le même jour.
2 ROBERT Maurice, « ministre de l’Afrique », op.cit. p.108.
3 FOCCART Jacques, Foccart parle, Entretien avec Philippe Gaillard, Fayard/Jeune Afrique, Tome
1, Paris, 1995, p.479.s
4 FOCCART Jacques, Philippe Gaillard, op.cit, p.214.
5 Jacques Chirac et Lansana Conte, Point de presse conjoint, Conakry, 21 décembre 1999.
6 Entretien avec l’auteur.
7 Patrick Balkany flingue le Quai d’Orsay, La Lettre du Continent, 24 septembre 2009.
8 Guinée : le référendum constitutionnel et les législatives troublés par des violences, AFP, 22 mars
2020.
9  Agnès Faivre, Guinée  : Alpha Condé investi président, la répression à son comble, Le Point,
16 décembre 2020.
10  Christophe Châtelot, En Guinée, des centaines de personnes toujours emprisonnées après la
réélection d’Alpha Condé, Le Monde, 8 janvier 2021.
11  https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2020/12/guinea-defense-and-security-forces-killed-
people-in-proopposition-neighbourhoods/
12 Benjamin Roger et Marwane Ben Yahmed, « Entre la France et l’Afrique, ce doit être une histoire
d’amour », Interview d’Emmanuel Macron, Jeune Afrique, 20 janvier 2020.
13 Tierno Monénembo, En Guinée, la répression est en passe d’égaler les années les plus noires de
Sékou Touré, Tribune, Le Monde, 10 mai 2021.
14 Entretien avec l’auteur.
15  Relations Afrique-France  : Alpha Condé aimerait couper le cordon avec Paris, Jeune Afrique,
24 avril 2017
11

En Côte d’Ivoire : Paris tire sur des civils

et délégitime le Conseil constitutionnel

L’observateur pourrait considérer les incalculables sauvetages du soldat


Déby, le « dorlotage » de la dynastie Bongo ou le penchant mal placé pour
Paul Kagamé comme l’apothéose du déclin franco-africain. La Côte
d’Ivoire pousse les limites. Dans ce pays que la France a élevé au rang de
perle africaine, ses soldats n’hésitent pas, quarante ans après les
indépendances, à tirer à l’arme automatique sur une foule massée devant un
hôtel, à réfuter une décision du Conseil constitutionnel ou à bombarder une
résidence présidentielle. Le caractère inaliénable de ce bastion est rappelé
tout au long de sa jeune histoire incarnée par le très francophile Félix
Houphouët-Boigny. Ce médecin de formation doublé d’un propriétaire
terrien est le rare leader à montrer du scepticisme quant aux bienfaits d’une
indépendance acquise dans l’impréparation. Bien que préférant la relation
verticale offerte par la communauté franco-africaine, il ne peut s’opposer au
cours naturel de l’Histoire après l’avortement de ce projet et la pression des
autres membres du Conseil de l’Entente, début 1960, pour accéder à
l’indépendance. La Côte d’Ivoire travaillera à maintenir un lien charnel
avec l’ex-colonisateur qui, dès les années 50, souhaite faire de ce pays
agricole sa tête de proue dans la sous-région pour contrebalancer la perte de
la Guinée.
Ce pays coincé entre le Ghana et le Libéria grandit comme une France
miniature. Presqu’un département. Les odeurs de pot-au-feu se dégagent
des cuisines. Tartes tatin, flancs bretons et mille-feuilles sont soigneusement
alignés dans les boulangeries-pâtisseries. Des commerces portent le nom de
«  Librairie de France ». A la présidence ses hauts fonctionnaires tels Guy
Narai ou Alain Belkiri, inamovible directeur de cabinet d’Houphouët,
émargent au budget national. Des milliers de ressortissants s’installent avec
leur famille pour monter une affaire et profiter des largesses de la vie depuis
les plages de Grand-Bassam ou d’Assinie. Dans les années 70 plus de
50.000 coopérants, maillons ordinaires de cette francisation, s’activent au
pays de « l’Akwaba ». Ministre de la Santé sous la présidence de René Coty
puis ministre d’État sous De Gaulle, Félix Houphouët-Boigny est avec
Léopold Sédar Senghor la personnalité noire la plus influente en France.
Cette aura est soulignée par ses obsèques grandioses en la Basilique Notre-
Dame de la Paix de Yamoussoukro, début 1994, au cours desquelles
François Mitterrand, son ami de plus de cinquante ans, se joint aux
représentants de cent-vingt nations suivi de la procession de toute la Vème
République encore vivante.
Réélu à six reprises, officiellement sans l’ombre d’une contestation, le
vieil autocrate tendance pacifiste s’éteint au moment où la crise
économique née du retournement du cours des matières premières accable
les populations. Les tensions budgétaires et sociales s’installent. Comme
dans d’autres pays, l’ouverture au multipartisme encourage les
revendications. Profitant de ce vent de liberté, fonctionnaires et étudiants
investissent la place publique avant d’être sévèrement réprimés. Après avoir
vécu dans la clandestinité, puis en exil en France, Laurent Gbagbo, le
fondateur du Front Populaire Ivoirien (FPI) en 1982, aspire à bousculer les
lignes d’un paysage monochrome dominé depuis l’indépendance par le
Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI). Jusqu’à présent considérés
comme le rouage essentiel du « miracle ivoirien », trente glorieuses version
ivoirienne, les Français deviennent des boucs-émissaires montrés du doigt.
Leurs certitudes, leur train de vie de nabab et leurs attitudes supérieures
avec. Cette stigmatisation ne fait que croître à l’orée d’une crise politico-
militaire appelée à durer dix ans.
Trois ans avant son déclenchement en 2002, le premier putsch de
l’histoire du pays emporte Henri Konan Bédié dit « HKB » à la Noël 1999.
Renversé par Robert Guéï, chef d’État-major des armées qu’il avait
remercié, le successeur d’Houphouët-Boigny et patron du PDCI paie des
années de xénophobie destinée à éloigner Alassane Ouattara, son principal
concurrent et dernier chef de gouvernement du « Vieux », des marches du
pouvoir. Illustration de la méconnaissance croissante du terrain, Paris n’a
rien vu venir. Jacques Chirac est pourtant entouré de deux conseillers
capés : François Wibeaux et surtout Michel Dupusch. Ce dernier connaît le
pays comme sa poche pour y avoir exercé comme ambassadeur de 1979 à
1993. Une période anormalement longue imposée par le «  Père de la
Nation  » qui abhorrait la rotation trop fréquente des représentants de la
France. Michel Dupuch plaide pour un rétablissement du président déchu.
Au moment où la présence militaire française en Afrique se métamorphose,
Jacques Chirac s’y refuse. Officiellement, il n’est plus question d’ingérence.
Soit. Mais le réveil d’une rébellion au nord du pays, en septembre 2002,
bouscule l’ordre établi. Cet événement traduit la lente décomposition du
tissu politique ivoirien sous les effets d’une guerre de succession sans merci
entre les dauphins putatifs du défunt-président parti dix ans plus tôt.
Après le renversement de «  HKB  », la présidentielle de 2000 oppose
Robert Guéï à Laurent Gbagbo. Cimenté dans son statut de « musulman du
nord d’origine burkinabè », Alassane Ouattara est empêché de se présenter
pour les mêmes raisons qu’en 1995. Alors que la victoire du patron du FPI
est annoncée, Guéï s’autoproclame vainqueur. Etendus à tout le pays, des
troubles débouchent sur son assassinat et celui de sa femme. Laurent
Gbagbo parvient à être investi, mais pour un pouvoir de courte durée. La
rébellion en germe depuis plusieurs mois profite de sa présence à l’étranger
pour tenter de le renverser. Pilotée par Guillaume Soro, ex-leader de la
puissante Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci), elle
confirme une descente aux enfers. Prise de cours dans l’analyse des
événements, la France ne peut néanmoins laisser s’installer un climat de
pré-guerre civile sans courir le risque d’exposer ses 25.000 ressortissants et
mettre ses intérêts en péril. D’autant que ce contexte laisse présager une
possible déflagration sous-régionale, l’hinterland ouest-africain (Burkina
Faso, Niger, Mali…) dépendant en partie d’Abidjan pour ses
approvisionnements. S’en attendre l’aval onusien 3.500 soldats sont
mobilisés. Cette force baptisée Licorne est chargée de stopper les rebelles
en formant une zone tampon qui scinde le pays en deux dans l’attente de
négociations.
La France veut éviter la guerre. Elle récolte celle des deux camps.
Bloqués au nord, les rebelles s’érigent contre ce blocage délibéré qui
empêche leur dessein de se réaliser. Plus manifeste est la fureur du camp
gouvernemental, Paris se voyant accuser de faire le lit des rebelles, voire
d’appuyer leurs revendications. C’est la guerre de la France contre la Côte
d’Ivoire. Cette défiance grandit au gré de l’avancée de médiations sous
l’égide de Paris et des instances africaines1. Celles-ci transforment Laurent
Gbagbo en reine d’Angleterre contraint de former un gouvernement
d’ouverture avec des ministres pro-rébellion et pro-Ouattara. A Abidjan, les
invectives anti-françaises se transforment en émeutes. Comme si une frange
non négligeable d’Ivoiriens se libérait d’un seul coup des frustrations
accumulées par le paternalisme présomptueux de ces milliers de
ressortissants se complaisant dans un pays de Cocagne, entourés d’une nuée
de domestiques, de chauffeurs et de cuisiniers. Chef d’État détesté de
Jacques Chirac, membre de l’Internationale socialiste, Laurent Gbagbo n’a
pourtant jamais attenté aux intérêts économiques français. Il a même
renouvelé les concessions du groupe Bolloré. Il milite néanmoins pour une
redéfinition de la relation. Partisan d’une fermeture de la base militaire
d’Abidjan, il n’a jamais caché vouloir desserrer l’étau français, refusant
d’apparaître comme un affidé. Le début de son mandat est vécu par une
majorité de ses concitoyens comme salutaire. Autant dire que ces derniers
voient dans l’agitation belliqueuse d’hommes en armes la main cachée de la
France désireuse de tirer les ficelles de la situation. Exilé à Paris, Alassane
Ouattara, ex-directeur général adjoint du FMI à qui l’on prête des
connivences avec la rébellion ne présente-t-il pas un profil de libéral
compatible avec les enjeux du moment ?
Entre Laurent Gbagbo et Jacques Chirac l’incompréhension va crescendo
jusqu’au point de rupture. Dans les rues et sur les places d’Abidjan, agoras
et rassemblements dénonçant cette pseudo complicité enflent. Les mots
d’ordre appelant à s’en prendre aux Français prennent toute la ville.
Dépouillé de nombreuses prérogatives par les médiations successives,
Laurent Gbagbo tente de reprendre la main sur le front militaire. Le
4 novembre 2004, il mobilise les troupes gouvernementales pour restaurer
l’intégrité territoriale du pays au mépris des accords de cessez-le-feu. Deux
jours plus tard, les deux Sukhoi de l’armée de l’air qui frappent sans relâche
depuis le début de cette opération Dignité, bombardent un camp militaire
français à Bouaké. Bilan  : neuf soldats tués et 38 personnes blessées. Les
autorités ivoiriennes invoquent une erreur. D’autres thèses plus diaboliques
pointent l’implication des «  ultras  » du camp Gbagbo pour pousser à une
rupture définitive avec Paris2. Quoiqu’il en soit, Jacques Chirac ordonne
immédiatement de détruire les deux appareils sur leur base de
Yamoussoukro en guise de représailles. Trois hélicoptères sont mis hors
service dans la foulée.
Cette décision est l’élément déclencheur d’une chasse aux Français. Les
appels à s’en débarrasser sont encouragés par des personnalités comme
Charles Blé Goudé, patron des Jeunes Patriotes, milice pro-Gbagbo prônant
la lutte contre les forces étrangères. Dans la nuit du 6 au 7  novembre, les
hélicoptères de combat de Licorne tirent sur le pont Charles de Gaulle de la
capitale économique pour empêcher les partisans du chef de l’État de
converger vers le 43ème BIMa et l’aéroport international. On dénombre une
trentaine de passages. Balles traçantes, grenades assourdissantes, rafale de
canons pleuvent sur l’édifice. Un civil s’enflamme comme une torche. Des
voitures empruntant la même direction explosent. Trois jours plus tard, le
9  novembre dans la matinée, des milliers de militants se massent devant
l’Hôtel Ivoire dans le quartier chic de Cocody sur les hauteurs de la ville.
Dans cet établissement de deux blocs, symbole du faste ivoirien des années
70, l’armée française a monté un poste d’évacuation de ses ressortissants.
Surexcités, les manifestants croient plutôt à la préparation du renversement
de Laurent Gbagbo3. Ont-ils tort ? La France n’en serait pas à son premier
coup. Aussi exigent-ils des blindés du Régime d’Infanterie et de Chars de
Marine (RICM) qu’ils quittent cette zone jouxtant la résidence
présidentielle. La pression de la foule monte d’heure en heure. Le service
d’ordre composé de gendarmes ivoiriens peine à la contenir et à créer un sas
de sécurité. En milieu d’après-midi, des manifestants submergent le
dispositif. Les gendarmes ivoiriens se replient. Les soldats de Licorne
ouvrent le feu à l’arme automatique pendant plus d’une minute avant de
quitter les lieux.
Les autorités ivoiriennes dénombrent 63  morts et 1.300 blessés. Cette
journée est filmée par les équipes d’une télévision locale dont les rushs
seront exploités par Canal Plus. Pris dans une masse de versions
contradictoires, deux documentaires de la chaîne cryptée déroulent
fidèlement les événements4. Dans une première version officielle la
ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, parle de tirs de gendarmes
ivoiriens. Commandant de la force Licorne qui partage le terrain depuis
2004 avec l’Onuci, le général Henri Poncet parle de tirs français en réponse
à des tirs «  venant de la foule  ». Le colonel ivoirien de gendarmerie
Georges Guai Bi-Poin avance avec certitude la responsabilité des éléments
de Licorne ayant agi sans sommation. Présent sur les lieux, le colonel
Patrick Destremau reconnaîtra finalement les tirs de ses hommes5. L’armée
française admet après coup le décès d’une vingtaine de personnes6. Dans un
réquisitoire brutal l’ambassadeur ivoirien aux Nations Unies, Philippe
Djangone-Bi, dénonce une violation flagrante de souveraineté lors d’une
conférence de presse à l’Onu. «  Je ne peux pas qualifier les Français de
bouclier du président quand ils tirent sur les palais présidentiels, encerclent
avec cent chars le palais présidentiel, détruisent la flotte aérienne, quand ils
nous humilient, nous frustrent, quand ils tirent d’hélicoptères sur des foules
désarmées. »7 Cette période accroît la pression sur les Français obligés par
milliers de tout abandonner et de quitter le pays. Bon an, mal an le temps
s’étire laissant à la rébellion et au gouvernement le soin de trouver une
sortie de crise dans le cadre de l’accord de paix signé à Ouagadougou en
2007.
Les Ivoiriens pensaient avoir assisté à une prise de contrôle en règle de
leurs affaires par Paris. C’était un prélude. Un amuse-gueule. Surnommé
« Le boulanger » pour sa duplicité et son art de rouler tout le monde dans la
farine, Laurent Gbagbo parvient en habile manœuvrier à accomplir un
quinquennat blanc avant d’organiser en 2010 la présidentielle initialement
prévue en 2005. Malgré un pays coupé en deux, une modification de la
Constitution autorisant Alassane Ouattara à s’associer au scrutin représente
une avancée de taille. Le premier tour donne le président-sortant en tête
avec 38  % devant le patron du Rassemblement des Républicains (32  %).
Chef du PDCI, Henri Konan Bédié n’est crédité que de 25  %. Après le
rapprochement tactique des deux adversaires de Laurent Gbagbo, le second
tour consacre la victoire d’Alassane Ouattara avec 54 % des voix selon la
Commission Electorale Indépendante (CEI) basée à l’hôtel du Golf, quartier
général d’ADO. Les Nations Unies s’alignent sur ces résultats contre l’avis
du Conseil constitutionnel. Or cette institution, la seule autorisée à
proclamer les résultats finaux, invalide les chiffres après l’annulation de
votes dans plusieurs zones nordistes. Renversement de tendance  : Laurent
Gbagbo est annoncé vainqueur avec 51 % des votes. Revendiquant chacun
le haut du podium, les deux leaders prêtent serment en tant que président,
chacun de leur côté, le 4  décembre 2010, avant d’engager une guerre à
mort. Refusant de se soumettre le patron du FPI engage l’épreuve de force.
Après plusieurs médiations avortées, la situation tourne à l’affrontement
militaire. La résolution 1975 de l’Onu autorise le recours à la force pour
faire tomber le régime Gbagbo. Depuis Paris Nicolas Sarkozy, ami
personnel d’Alassane Ouattara, met la Force Licorne au service de l’Onu,
elle-même appuyée par les Forces Républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) et
la rébellion des Forces nouvelles. Fin mars, Abidjan se trouve encerclée par
les forces pro-Ouattara. L’ambassade de France est visée par des tirs de
roquette et de mortiers. Les hélicoptères de Licorne tirent sur la résidence
où se terre Laurent Gbagbo. Sous pression de Paris, Alassane Ouattara
réitère ses « appels à la réconciliation ». Après plusieurs jours de combat à
l’arme lourde, le président-sortant est arrêté le 11  avril, puis placé en
résidence surveillée. «  La France est obnubilée par les régimes trop
indépendants », explique l’ancien premier ministre de Gbagbo, Pascal Affi
Nguessan. « En Côte d’Ivoire, cette politique est allée jusqu’à soutenir une
rébellion armée  ; à bombarder le palais présidentiel et le potentiel aérien
d’un pays souverain puis à mener une guerre contre un régime en place. »8
Cette crise entraîne un million de déplacés et plus de 3.200 morts à Abidjan
attribués aux deux camps. « Le problème ne relève pas de l’implication de
la France dans la crise ivoirienne, mais plutôt de l’orientation qu’a prise
cette implication  », estime rétrospectivement Guillaume Soro. «  Il aurait
fallu que l’État de droit et la démocratie soient une boussole. Or, la France
s’est positionnée en fonction de ses seuls intérêts du moment. »9
Passé ce traumatisme le pays repart de plus belle. Il peut compter sur
l’aide inconditionnelle de son allié. Installé par Nicolas Sarkozy qui confie
explicitement à deux journalistes sa détermination à imposer Ouattara10, le
n°1 ivoirien lance un plan d’urgence. 15  milliards € sont déposés sur la
table. «  C’est l’honneur de la France que d’avoir chassé Laurent Gbagbo.
Prenez la part de ce qui vous revient  !  », s’enflamme l’ambassadeur Aly
Coulibaly au Cian11. La situation une fois normalisée, champagne,
récompenses et contrats coulent à flot. Un millier de personnes se rassemble
pour l’investiture d’ADO à Abidjan grâce aux avions mis à disposition par
la présidence ivoirienne. Martin Bouygues, Vincent Bolloré, Patrick
Balkany… Tous veulent figurer sur la photo. Trois mois après la crise
François Fillon débarque à Abidjan à la tête d’une délégation d’affaires et
avec un monceau de cadeaux dans sa hotte  : une aide budgétaire de
400  millions € et la reconversion de deux milliards € de dette en Contrat
Désendettement Développement « C2D ». Même effluves, début 2012 pour
la première visite d’État d’Alassane Ouattara en France. Devant deux-cent
vingt invités au dîner organisé à l’Élysée parmi lesquels Alain Delon proche
de la nouvelle première dame Dominique Ouattara, Nicolas Sarkozy se
réjouit de la normalisation retrouvée. Une centaine de personnes sont
décorées à l’ambassade de Côte d’Ivoire, Avenue Victor Hugo. On peut y
croiser de nouveau Martin Bouygues et Vincent Bolloré, mais également
Alexandre Vilgrain, Michel Roussin, le patron de Jeune Afrique Béchir Ben
Yahmed ou encore André Parant. Même la rédactrice Côte d’Ivoire du Quai
d’Orsay a droit à sa médaille ! L’ancien responsable du FMI est apprécié,
cajolé. Au même instant, à 6.000 km, Jean-Marc Simon sur le départ décore
la quasi-totalité du gouvernement Ouattara au nom de la France.
Ces effluves ne faiblissent pas avec François Hollande. Celui qui avait
traité Laurent Gbagbo de « personnage infréquentable » après la répression
d’une manifestation effectue, en juillet 2014, la première visite d’un
président français depuis celle de Jacques Chirac en 1995. Le climat est
euphorique. Alassane Ouattara, son gouvernement et l’ensemble des corps
constitués l’accueillent à l’aéroport international Félix Houphouët-Boigny
d’Abidjan. Les chefs traditionnels sont alignés pendant que musiciens et
danseurs extatiques suent à grosses gouttes. Magie de l’Afrique. Happé par
l’ambiance, le président français étreint son homologue «  à l’africaine  »,
tempes contre tempes. Dans ses interventions « ADO » ne tarit pas d’éloges
et renouvelle ses remerciements. «  Vous nous avez sauvé  », lance-t-il.
L’opération ayant écarté Laurent Gbagbo est requalifiée d’« exemplaire »12.
La normalisation est consolidée. L’Elysée ne veut même plus entendre
parler des revendications des Français de Côte d’Ivoire ruinés après la crise
et leur rapatriement en catastrophe. Dans une lettre adressée à l’Élysée peu
avant cette visite deux-cent cinquante familles réunies au sein de
l’Association des Rapatriés de Côte d’Ivoire (ARCI) souhaitent que leur
situation soit évoquée par François Hollande. Une doléance jugée
«  farfelue  » par Hélène Le Gal13. La thématique économique du
déplacement exclue toute incartade au programme. Lors d’un point de
presse off the record avec les journalistes, François Hollande affirme qu’il
ne s’exprimera pas davantage sur le dossier des soldats de Bouaké dont on
« célèbre » le dixième anniversaire de la disparition.
Le soutien à la Côte d’Ivoire est une préoccupation obsessionnelle. En
2017, au terme d’un entretien avec Alassane Ouattara, Emmanuel Macron
soulage les finances publiques du pays en octroyant 140  millions € sous
forme de don prélevés sur le C2D. L’importance du pays impose d’être
moins regardant sur sa gouvernance catastrophique et gangrénée par la
corruption. Gagné par le népotisme autour de la famille présidentielle et
l’absence totale de transparence dans l’attribution des contrats, le régime
ivoirien est épinglé, en 2018, par les représentants de l’Union européenne
(UE) à Abidjan. Dans un rapport confidentiel ayant opportunément fuité,
ces diplomates incitent Bruxelles à reconsidérer son aide compte tenu de
«  la dérive autoritaire  », de l’ampleur des «  inégalités sociales  » et du
niveau sans précédent de corruption. « La population tolère d’autant moins
les largesses financières dont bénéficient les cercles du pouvoir », expose le
texte tout en critiquant la classe dirigeante «  dont l’enrichissement, ces
dernières années, est parfois spectaculaire »14. Ce népotisme se lit à travers
les nominations de proches du président Ouattara à l’instar de son frère
Brahima, surnommé «  Photocopie  » pour sa ressemblance physique. Il
exerce la fonction de ministre d’État chargé des affaires présidentielles
avant d’être nommé ministre de la Défense. La nièce d’« ADO », Masséré
Touré dirige la communication présidentielle. Adama Bictogo résume à lui
seul l’affairisme du régime. Ministre de l’Intégration africaine, ce dernier
est poussé à la démission, en mai 2012, car épinglé dans le scandale de
détournement des fonds réservés au dédommagement des victimes du Probo
Koala ce navire qui, en 2006, avait déversé des centaines de tonnes de
produits toxiques dans les enceintes du Port Autonome d’Abidjan (PAA),
occasionnant décès et intoxications. Adama Bictogo se reconvertit dans le
business en créant Snedai, groupe diversifié (construction, confection de
documents biométriques…) qui bénéficie vite de nombreux contrats
publics. Par la suite, l’homme d’affaires prend la tête du RHDP, le parti
majoritaire puis la présidence par intérim de l’Assemblée nationale. Ce type
de dérives explique que la Côte d’Ivoire ne parvienne pas à s’installer dans
la liste des dix pays les plus développés du continent selon l’indice de
développement humain 2020 du Pnud.
Le soutien sans faille à ce régime de paillettes15 incapable durant dix ans
d’enclencher une réconciliation nationale malgré le rapport final d’une
commission dirigée par l’ex-Premier ministre Charles Konan Banny prend
toute sa dimension durant la présidentielle d’octobre 2020. Alassane
Ouattara annonce ne pas se présenter. On le croit sincère. Le scrutin se
présente donc sous les meilleurs auspices, l’un des trois acteurs ayant
confisqué la vie politique depuis le décès du «  Vieux  » ayant décidé de
passer la main. Il suit en cela la Constitution qui limite le nombre de mandat
à deux. La décision est réfléchie, la retraite fignolée  : repos dans la villa
familiale de Mougins, dans le sud de la France, et direction de la
« Fondation ADO pour la gouvernance économique » dont les statuts sont
déjà déposés par son avocat français Jean-Paul Benoit. Invoquant son âge
avancé, Alassane Ouattara a d’ailleurs imploré ses partisans de le laisser
partir pour profiter des siens. Son fidèle compagnon de route et gardien du
temple présidentiel, le chef du gouvernement Amadou Gon Coulibaly, est
placé en orbite. Las. Sa disparition brutale en juillet 2020 bouleverse cet
agencement. Répondant à la règle du «  après-moi le chaos  » le président-
sortant n’envisageait pas une autre personnalité pour représenter le RHDP.
Au risque de renier ses engagements, il décide contre toute attente de se
lancer dans la course voyant dans les autres candidats une mise en danger
de la Nation16. Une réaction unanimement dénoncée par l’opposition qui
multiplie les appels à la désobéissance civile. En amont, le régime Ouattara
s’est ingénié à écarter du scrutin tous les ténors de la vie politique et
adversaires dont Guillaume Soro et Laurent Gbagbo sur la base de leurs
condamnations judiciaires. Tel un élève devant rendre des comptes,
Alassane Ouattara est contraint de développer une grande explication de
texte face à Emmanuel Macron lors d’un entretien à l’Elysée, en août 2020,
pour justifier son revirement. Face aux arguments spécieux ‒ le temps trop
court pour « préparer » un autre candidat, une catastrophe annoncée en cas
de victoire de Bédié… ‒ le président français observe un silence fébrile17.
Abidjan n’est pas Conakry encore moins Bamako. L’appel à la
désobéissance se traduit par des pics de violence pendant le scrutin. La
fermeture de plus de 5.000 bureaux de vote prive près d’un million et demi
d’électeurs de leur droit. Le boycott des urnes débouche logiquement sur
une victoire d’Alassane Ouattara par plus de 94 % des voix. Cette élection
est émaillée de morts et de blessés. Patron du PDCI considéré comme
séditieux, «  HKB  » est placé en résidence surveillée. Candidat du FPI,
Pascal Affi N’Guessan est mis aux arrêts. Le docteur Albert Toikeusse-
Mabri, président de l’Union pour la Démocratie et la Paix en Côte d’ivoire
(UDPCI), fuit nuitamment le pays. Bruxelles avait soulevé l’ire d’Alassane
Ouattara après son rapport. Son analyse était pétrie de justesse. En cette fin
d’année 2020, il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette qui
puisse distinguer les contextes ivoirien et guinéen. Alpha Condé et Alassane
Ouattara, respectivement 82 et 78 ans, se présentent à un troisième mandat
après un tripatouillage constitutionnel. Dans ces deux pays, les oppositions
mobilisées crient au hold-up électoral. Les scrutins sont indignes d’une
élection. Les prisonniers politiques viennent garnir les prisons déjà bondées
de prisonniers de droit commun. Les morts se comptent par dizaine.
Emmanuel Macron réserve pourtant un discours aux antipodes invectivant
le premier tout en réservant sa bienveillance au second. Alors qu’il se borne
à adresser des « vœux de succès » à Alpha Condé en le vouvoyant, il prend
sa plus belle plume le 11 novembre pour féliciter en le tutoyant son « Cher
Alassane  » l’encourageant pour «  le travail de réconciliation et de
renouvellement que (tu) vas mener  »18. Lors d’une intervention devant le
Sénat début 2021, c’est un Jean-Yves Le Drian à la mémoire sélective qui
condamne la Guinée pour «  la poursuite des détentions hors procédure
judicaire d’opposants  ». Ses conseillers ont apparemment omis de lui
rappeler l’arrestation et l’incarcération à Abidjan de plusieurs députés
protégés par leur immunité. Parmi eux l’ex-ministre Alain Lobognon,
proche de Guillaume Soro, condamné à un an de prison ferme pour
«  propagation de fausses nouvelles  ». Son délit  ? Un simple tweet19. A
l’Elysée, où des œillères ont remplacé la prospective, on insiste : « Il n’y a
pas d’équivalence entre les deux situations  », explique Franck Paris20. En
2019, le stock d’investissements de la France en Côte d’Ivoire se situe à
2,1 milliard € contre seulement 170 millions € en Guinée. Les exportations
vers Abidjan représentent 1,1  milliard € contre 148  millions € vers
Conakry21. Effectivement, rien de comparable.
«  Sans morale l’action politique n’a pas de sens. Sans une juste
appréciation des réalités, elle n’a pas d’effet », jugeait Jean-Pierre Cot22. En
Afrique, la France tournicote tellement en fonction de vents contraires
qu’elle ne sait plus où se trouvait sa base initiale. En 2011, elle s’oppose à
l’arme lourde à la décision d’un Conseil constitutionnel. En 2020, elle se
range derrière cette même institution pour valider une farce électorale. Tous
les États africains n’ont pas, il est vrai, l’opportunité d’engager 1,4 milliard
€ pour construire un métro urbain qui comme celui d’Abidjan profite avant
tout aux entreprises tricolores (Bouygues, Colas, Keolis…).

1 Yacouba Konate, « Côte d’Ivoire : le canari d’eau de Jacques Chirac » in Politique Africaine, n°97,
mars 2005, Karthala, Paris, pp.117-132.
2 Mathieu Olivier et Vincent Duhem, Bombardement de Bouaké : de Paris à Abidjan, qui était aux
commandes ? Jeune Afrique, 4 août 2017.
3  Jean-Dominique Merchet et Thomas Hofnung, Des morts ivoiriens sous le feu de Licorne,
Libération, 26 novembre 2004.
4 Voir Côte d’Ivoire, quatre jours de feu, Canal Plus, Enquête 90 minutes, 30 novembre 2004 et Le
mardi noir de l’armée française, Canal Plus, Enquête 90  minutes, 8  février 2005. Voir aussi Côte
d’Ivoire : l’armée française a « tiré sur la foule », AFP, 29 novembre 2004.
5 Thomas Hofnung, « Pour l’honneur de mes hommes », Libération, 10 décembre 2004.
6 L’armée française mise en cause, La Croix, 1er décembre 2004.
7 La situation est de plus en plus tendue à Abidjan où au moins sept morts sont mortes lors de heurts
avec l’armée française, Le Monde, 9 novembre 2004.
8 Entretien avec l’auteur.
9 Entretien avec l’auteur.
10 SCHUCK Nathalie et GERSCHEL Frédéric, Ca reste entre nous, hein ? Deux ans de confidences
de Nicolas Sarkozy, Flammarion, Paris, 2014, p.102.
11 Côte d’Ivoire : le jackpot du grand frère Sarko sur la lagune, La Lettre du Continent, 23 juin 2011.
12 Comment Ouattara a marabouté Hollande, La Lettre du Continent, 23 juillet 2014.
13 L’Élysée enterre le dossier Arci, La Lettre du Continent, 26 février 2014.
14  La Côte d’Ivoire «  moins solide et démocratique qu’on pourrait le penser selon l’Onu  », Le
Monde, 2 août 2018.
15 En 2019, la Côte d’Ivoire occupe la 106ème sur 180 dans le rapport de Transparency International.
16 Frédéric Lejeal, Côte d’Ivoire : une « guerre de trente ans » qui tire à sa fin ? Institut de relations
internationales et stratégiques (Iris), 14 novembre 2020.
17  Léa Masseguin, Face au président ivoirien, le «  silence assourdissant  » d’Emmanuel Macron,
Libération, le 4 septembre 2020.
18  Pourquoi Macron n’a pas félicité Alpha Condé pour sa réélection, Jeune Afrique, 1er décembre
2020.
19 Haby Niakaté, Un député ivoirien condamné à un an de prison ferme pour un tweet, Le Monde,
30 janvier 2020.
20 Entretien avec l’auteur.
21 Source : Banque de France et MEAE, Direction de la diplomatie économique.
22 COT Jean-Pierre, A l’épreuve du pouvoir, op.cit., p.79
Partie IV

Françafrique revival
1

Les « réseaux » regénérés

Paris étincelle en ce 11  septembre 2011. Le bleu du ciel incite aux


promenades et aux rêveries solitaires. Les familles se rassemblent. Les
enfants s’apprêtent à égayer les jardins publics en rires et en hurlements
stridents. La foule noircit les terrasses des restaurants livrées aux ardeurs du
soleil. Le jour peut s’éterniser dans la douceur de l’été indien. C’est
compter sans la grenade dégoupillée que Robert Bourgi lance, le matin
même, dans le Journal du Dimanche «  JDD  »1. Déterminé à régler ses
comptes après des années passées à déambuler dans les sinuosités de la Vème
République, cette figure des réseaux gaullistes biberonnée par Jacques
Foccart se lâche dans une interview à Laurent Valdiguié. Au journaliste,
futur biographe virtuel2, il révèle par le menu ce que de nombreux
observateurs subodoraient de longue date sans jamais en avoir eu les
preuves certifiées  : les tombereaux d’argent liquide versés par les chefs
d’État africains aux partis politiques, de hautes autorités comme Jacques
Chirac ou Dominique de Villepin comptant elles-mêmes les billets à la
livraison, les cadeaux somptueux, la corruption, la prévarication, les dérives
d’un système gangréné de toute part. Les Français découvrent abasourdis
les confessions de cet énième « homme de l’ombre » de la relation franco-
africaine enfin soulagé du poids moral des mallettes et des djembés bourrés
de petites coupures apportés par les innombrables visiteurs qu’il eut à
convoyer à l’Elysée sous le nom de code « Chambertin ».
Si la date du 11 septembre reste graver dans les mémoires comme celle
des attentats contre le World Trade Center de New York, elle marque
également l’un des plus fracassants outing de la presse française. Déjà à
terre après s’être perdue en conjectures militaires et en retentissants
scandales, la relation bilatérale est sonnée. Les élites africaines se sentent
ciblées, démasquées, honteuses. La jeunesse africaine militante fluctue
entre consternation et écœurement. La Françafrique est un mille-feuilles
nauséabond dont on ne finit pas découvrir les sous-couches. Inconnu du
grand public «  Bob  », comme le surnomment les initiés, avait affiché
jusqu’à cette sortie une discrétion indissociable de son statut de missi
dominici entre Paris et les capitales subsahariennes. Pour être tout à fait
complète, cette œuvre de salubrité publique aurait mérité de la part de cet
ancien collaborateur du ministre de la Coopération Michel Aurillac qu’il
revienne sur ses propres pratiques tant elles ont accéléré la dégradation de
l’image de la France au sud du Sahara.
« La relation franco-africaine est de nature très particulière », constate le
politologue Jean-François Médard, en 19953. Robert Bourgi se drape à
merveille de cette singularité. De par la captation de cette relation pour des
services monnayés, il porte à des sommets la notion de diplomatie parallèle.
On prête à cet inconditionnel du général de Gaulle, auquel il a consacré une
thèse de doctorat sous la direction de Pierre Dabezies4, la qualité d’héritier
de Jacques Foccart. En privé, l’intéressé se prévaut de ce statut. Odette, la
gouvernante de son mentor, ne l’a-t-elle pas prévenu le premier après que le
conseiller historique de De Gaulle ait trépassé ? « C’était le 19 mars 1997.
Elle m’a téléphoné à 7 heures du matin. Je me suis immédiatement rendu à
son appartement, rue de Prony. Il était allongé sur son lit, le visage
enrubanné. J’étais accompagné de Georges Ouegnin », se souvient Robert
Bourgi5. D’autres y voient au contraire la marque de l’imposture, de la
mystification, de l’homme prêt à tout inventer pour tenir un rôle et protéger
ses affaires. Certes, « La Foque » avait tissé des liens féconds avec lui via
son père Mahmoud Bourgi, riche commerçant chiite libanais de Dakar et,
par ailleurs, l’un de ses correspondants. A l’exception du convoyage de
fonds, la comparaison s’arrête là. Jacques Foccart fut habité par la seule
raison d’État avec une mission : empêcher les puissances russo-américaines
d’exporter leur conflictualité dans le pré carré. Agissant comme une
courroie de transmission, cet orchestrateur de la politique gaullienne ne
s’est jamais laissé aller à de l’enrichissement personnel. On ne lui connaît
aucune forme de prodigalité en dehors de sa célèbre villa «  Charlotte », à
Luzarches.
Revendiquant son foccartisme comme une marque de fabrique, Robert
Bourgi fait inversement fructifier sa notoriété auprès d’une clientèle dorée
au point de se vanter devant ses interlocuteurs d’avoir mis «  sept
générations de descendants à l’abri  !  ». Cette privatisation du lien avec
l’Afrique au détriment de la diplomatique réelle explique que son nom ne
figure pas dans les Mémoires de son mentor, ni dans celles de ses fidèles
lieutenants en tête desquels Maurice Robert. Celui qui s’autosatisfait sur les
plateaux de télévision d’avoir « niqué » un Premier ministre français avance
d’abord pour son compte en entretenant sa légende sonnante et trébuchante.
Laurent Gbagbo, Blaise Compaoré, Denis Sassou Nguesso, Obiang
Nguema Mbasogo, Abdoulaye Wade, Mobutu Sese Seko sans oublier Omar
Bongo affectueusement baptisé « Papa »… tous ces chefs d’État, leur clan,
leur famille, leur descendance font la fortune de cet avocat inscrit au
barreau de Paris depuis 1993 sans qu’il n’ait jamais plaidé.
Mais l’art de Robert Bourgi ne se résume pas à sa capacité ou non à
reprendre le flambeau de la figure historique du 2 rue de l’Elysée. Il se
caractérise par une redoutable faculté à inoculer au sein de la République
française le fonctionnement de l’État africain. Qu’entendons-nous par-là  ?
Savoir se rendre indispensable en établissant, au gré des sollicitations, le
contact avec les plus hautes figures des milieux politico-économiques pour
défendre une cause ou faire avancer un dossier. En résumé  : servir de
précieux relais en dehors de tout cadre officiel. Interface de nombreux
dignitaires, ce passionné de Napoléon et de la Corse, terre natale de son
épouse Catherine, vend à la fois du relationnel et un copieux carnet
d’adresses, n’hésitant pas au besoin à devenir un confident, un médiateur,
un intercesseur, voire un entremetteur. Longtemps muré dans le secret de
ses missions, il parvient à se faufiler dans le cœur nucléaire du village
franco-africain sous les présidences Chirac et surtout Sarkozy. Durant ces
mandats couvrant la période 1995-2012, la France fait preuve d’une telle
distraction qu’elle laisse un conseiller occulte, sans autre fonction que celle
qu’il s’est assigné, engranger une puissance capable d’influer sur des
décisions majeures de la République en matière de politique africaine. Le
remerciement du secrétaire d’État à la Coopération Jean-Marie Bockel,
l’introduction dans les premiers cercles de personnalités comme Karim
Wade, la légitimation de régimes putschistes, la nomination d’ambassadeurs
ou celle d’un directeur de l’AFD sont les plus notables.
Comment cette influence est-elle possible  ? Robert Bourgi séduit
d’emblée par sa bonhomie, son franc-parler riche en calembours, son
humour typiquement oriental. Le tutoiement naturel doublé de jovialité
détonne dans l’univers compassé qu’il fréquente. Ses conversations
colorées sur «  l’Afrique de la nuit  » fascinent les hauts fonctionnaires en
mal d’exotisme. Secrétaire général de l’Élysée de 2007 à 2011, Claude
Guéant sera l’un de ses auditeurs assidus. Des qualités qui façonnent
l’amitié, mais qui feront oublier à beaucoup la capacité de nuisance de cet
homme semblant d’une mémoire infaillible aux yeux du moindre béotien
loin d’imaginer la part d’inventivité contenue dans ses propos. «  Nicolas,
Robert est le meilleur de nous tous, mais méfies-toi de sa bouche », avait
prévenu Omar Bongo lors d’une rencontre avec Nicolas Sarkozy. Utile mise
en garde. Autant le frère du professeur de droit public Albert Bourgi a
longtemps entretenu le secret sur les dérives chiraquiennes dont il se fait le
complice, autant le sentiment d’être utilisé à dessein lui devient, à la longue,
insupportable. 2005  marque un tournant. Dominique de Villepin, avec
lequel il travaille sur les dossiers africains à la demande de Jacques Chirac
depuis le décès de Jacques Foccart, semble vouloir le lâcher en rase
campagne. Les mouvements de fonds secrets passent de mode. Un
écheveau de lois vient encadrer le financement des formations politiques.
Les juges sont aux aguets et la présidentielle de 2007 pointe à l’horizon. Le
nouveau Premier ministre entend nettoyer les écuries d’Augias. L’argent
africain sent le ranci et «  Bourgi le transitaire  », le soufre. Il embarrasse.
Conseiller Afrique de Jacques Chirac de 2002 à 2007, Michel de
Bonnecorse est prié de garder ses distances. Autant d’ingratitude qui
rapproche immanquablement l’avocat de Nicolas Sarkozy, autre victime
expiatoire de la chiraquie.
Même si elle n’est jamais désintéressée, l’amitié joue chez cet amoureux
des belles choses comme une seconde nature, d’où sa sensibilité à fleur de
peau pour tout ce qui touche à la fidélité. En témoigne la somme de
bibelots, miroirs de ses affinités électives, entreposés dans son cabinet.
Situé en rez-de-cour d’un immeuble haussmannien de l’avenue Pierre 1er de
Serbie à Paris, l’endroit se singularise dès le hall d’entrée par les dessins
d’enfants collés aux murs. Des scènes de chevaliers, de policiers croqués
par les fils du futur président. Les peintures orientalistes et les objets choisis
inondent la pièce principale enveloppée de parfums d’encens. Des photos
du général de Gaulle, d’Omar Bongo et de Mathieu Kérékou, président du
Bénin où il enseigna le droit dans les années 70, sont exposées. D’autres
clichés entourent un bureau marqueté recouvert de correspondances. On y
distingue les trois filles de Karim Wade surnommé par les Sénégalais « le
ministre du Ciel et de la Terre » en raison du cumul de portefeuilles sous les
mandats de son père. Deux drapeaux français revêtus d’une Croix de
Lorraine jouxtent des effigies de Napoléon, elles-mêmes placées à
proximité de marionnettes de Pinocchio et d’un portrait noir et blanc
dédicacé de Nicolas Sarkozy. Une imposante vitrine accueille des manuels
de droit et une collection de Who’s Who apposée derrière des mousquetons,
des œufs d’autruche, des maquettes de navires et des photos plus
personnelles.
L’intérêt de cet univers balzacien repose sur les fauteuils Chesterfield et
deux canapés cintrant un guéridon. Ces meubles ont vu défiler tout le gratin
franco-africain  : ministres, directeurs de cabinets présidentiels, hommes
d’affaires, chefs d’opposition, patrons du CAC 40, khalife général des
Mourides venus à confesse sur ces tissus molletonnés devant un hôte
charmeur, hâbleur, humant son café, parfois un tasbih en main. Se vantant
de connaître un tel, raillant un autre, se jouant de ces courtisans dont il
dresse la psychologie avec minutie « Bob » se délecte de sa position, allant
jusqu’à placer ses appels privés sur haut-parleur pour prendre à témoin les
journalistes coutumiers des lieux, comme ce jour d’octobre 2014, lorsque
François Fillon lui confie son désarroi après avoir assisté aux obsèques de
Christophe de Margerie, le patron de TotalÉnergies décédé dans un accident
d’avion à Moscou. Les deux hommes se connaissent depuis le début des
années 80. Leur fréquentation s’intensifie à l’approche de la présidentielle
de 2017. Fillon est loin de penser qu’il se livre sans filtre à son fossoyeur
politique.
Si les trahisons achèvent le mandat de Jacques Chirac, celui de Nicolas
Sarkozy est l’occasion pour Robert Bourgi d’exprimer toute l’étendue de
son registre. L’arrivée au pouvoir de l’ancien maire de Neuilly-sur-Seine
qu’il a rencontré pour la première fois en 1983 lui fait reprendre l’initiative.
Et plus encore après la remise des insignes de la Légion d’honneur, le
27 septembre 2007, par le nouvel occupant de l’Elysée lequel évoque dans
son discours « un grand connaisseur de l’âme africaine ». Cette décoration
donne à l’intéressé de la prestance. Elle renforce son sentiment de
puissance. Aussi, lorsqu’en janvier 2008 Jean-Marie Bockel annonce
« l’acte de décès de la Françafrique » tout en dénonçant « la prédation de
certains dirigeants » lors de ses vœux à la presse, puis dans les colonnes du
Monde6, les réactions sont immédiates. Omar Bongo lui téléphone, fou de
rage : « C’est inacceptable ! Dis à Nicolas que je ne veux plus le voir ! »
Denis Sassou Nguesso et Paul Biya dansent sur le même tempo. Inquiet des
répercussions de cette déclaration, Claude Guéant s’empresse de faire
remonter ces ulcérations au « Château ». « Je ne veux aucun problème avec
les chefs d’État africains  !  », rétorque Nicolas Sarkozy qui avait pourtant
chargé son secrétaire d’État d’écrire un récit renouvelé avec l’Afrique par
plus d’ouverture aux sociétés civiles. Se sentant directement visé par l’ex-
ministre mitterrandiste, fondateur de l’éphémère parti social-libéral La
Gauche Moderne (LGM), Robert Bourgi s’investit sur ce dossier avec une
rare application. D’autant que Jean-Marie Bockel récidive quelques jours
plus tard devant les adhérents du Cian en distinguant les « bons réseaux »,
faits de professionnels comme ceux de l’IHEDN, des «  mauvais  » qui
« compliquent plus la tâche »7.
Le club des présidents africains obtient gain de cause. En mars 2008, le
secrétaire d’État est rétrogradé aux Anciens combattants dans le second
gouvernement de François Fillon. Son successeur Alain Joyandet, maire
sarkozyste de Vesoul, fête sa nomination le soir même avec l’avocat dans
un palace parisien. Entre les hors d’œuvres et le plat de résistance, Robert
Bourgi lui passe le président gabonais au téléphone. Mieux  : pour calmer
l’ire d’Omar Bongo, qui en appelle à rompre avec «  l’arrogance qui a
souvent marqué les rapports de la France avec l’Afrique  », le nouveau
locataire de la «  rue Monsieur  », siège historique du ministère de la
Coopération, se presse à Libreville avec Claude Guéant pour saluer le
doyen de l’Afrique francophone sous l’œil des caméras d’une équipe de
Canal Plus embarquée pour immortaliser l’événement. Robert Bourgi avait
préparé la visite en éclaireur. Bockel rancunier  ? Les deux hommes
enterrent la hache de guerre en septembre 2009, quatre mois après le décès
d’Omar Bongo, lors d’un dîner au restaurant Le Laurent à Paris. Les
responsables Afrique d’EADS, Philippe Bohn et Jean-Philippe Gouyet ainsi
que Bernard Squarcini, sont les témoins de ces retrouvailles8. Bourgi et
Bockel se retrouvent par la suite régulièrement, y compris pour des
déjeuners dans les salons du secrétariat d’État aux Anciens combattants.
La non-rupture de la politique africaine étant actée, Robert Bourgi laisse
libre-court à son activisme non sans faire grincer des dents au Quai d’Orsay.
Celui qui s’attache l’affection en «  cadeautant  », cette pratique africaine
mêlant la sincérité au calcul, sourit presque de cette antipathie. «  Je m’en
moque totalement. Où étaient-ils ces diplomates lorsque je suis allé à
Téhéran pour obtenir la libération de Clothilde Reiss ? »9. Cette force, c’est
effectivement de pouvoir dénouer des situations une fois les canaux
officiels épuisés, tâche que l’homme d’affaires Jean-Yves Ollivier, autre
missi dominici foccartien, résume ainsi non sans tacler son condisciple  :
« Les intermédiaires existent partout. Ils sont les maillons indispensables du
système, capables de pénétrer des centres de décision souvent opaques pour
y repérer les meilleurs interlocuteurs. C’est un service qui, comme
n’importe quel autre, se rémunère. J’en vis, et plutôt pas mal. Pour cela, nul
besoin de porter des valises d’argent noir. »10
Sous le mandat Sarkozy, la silhouette de Robert Bougi hante les couloirs
ministériels et les coursives élyséennes. Il peut désormais directement
entrer par la cour de la présidence au volant de sa Maserati grise au moteur
vrombissant. Outre sa proximité avec Claude Guéant et Alain Joyandet, il
se rapproche de la Garde des Sceaux Rachida Dati et de la ministre de
l’Ecologie Nathalie Kosciusko-Morizet, à laquelle il voue une grande
affection. Son empreinte inspire les premiers déplacements du président
Sarkozy en terre africaine, en juillet 1997, au Sénégal puis au Gabon, pays
dans lequel il se rendra à trois reprises pendant son quinquennat. L’avocat a
pris soin de lui ouvrir le phalanstère d’Omar Bongo lorsqu’il était candidat.
Ali et Pascaline, les deux enfants aînés du président gabonais, sont devenus
proches. Avec son époux, le ministre de l’Économie et des finances Paul
Toungui, cette dernière a assisté à son intronisation comme patron de
l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP). Cette période de
foisonnement permet dans le même temps à celui qui se dit aujourd’hui
retiré des affaires d’introduire un tas de Happy Few dans le tout-Paris
institutionnel. « Je sais, cher Robert, pouvoir compter sur ta participation à
la politique étrangère de la France, avec efficacité et discrétion  », lance
Nicolas Sarkozy à son ami au moment de lui épingler sa rosette. Même si le
principe de cette décoration a été validé avant la présidentielle de 2007 par
le ministère de Renaud Dutreil, dernier ministre de Jacques Chirac chargé
des PME, du commerce, de l’artisanat et des professions libérales, « Bob »
ne se prive pas d’appliquer les conseils de son nouveau protecteur.
La Mauritanie, où il a enseigné, est exemplaire de cette capacité à
infléchir les positions officielles. En 2008, il profite du changement de
régime à Nouakchott après le coup d’État de Mohamed Ould Abdel Aziz,
en août, pour sensibiliser l’Exécutif à ce nouveau régime soutenu, du moins
à ses débuts, par une personnalité de sa galaxie, à savoir l’influent homme
d’affaires Mohamed Ould Bouamatou. En février 2009, il organise ainsi à
Paris un entretien entre le chef d’État-major Mohamed Ould Ghazouani11 et
le secrétaire général de l’Elysée. Quelques mois plus tard, Bourgi devise au
Prince de Galles avec le général-putschiste présent en France dans le cadre
de sa campagne pour la présidentielle. En contradiction évidente avec le
souhait de Nicolas Sarkozy de prendre un nouvel élan avec l’Afrique, ce
rapprochement avec un pays dont le coup d’État est dénoncé jusque sur les
bancs de l’UA accélère le départ du conseiller Afrique de l’Elysée, Bruno
Joubert. Lassé par ces parasitages incessants, le diplomate est remplacé par
André Parant, en mars 2010. Bien que plus accommodant, ce petit-fils de
compagnon de la libération devenu gouverneur du Gabon et fils d’un
conseiller économique d’Houphouët-Boigny, s’emploie à canaliser
l’influence de l’avocat en gardant à ses côtés Rémi Maréchaux, jeune
diplomate talentueux rencontré en Centrafrique et réputé pour son aversion
pour les «  réseaux  », où ce qu’il en reste. Coïncidence  ? Plusieurs
documents Wikileaks révèlent à cette période toute la considération que
certains diplomates portent au conseiller officieux assimilé à « un gangster
n’assurant que sa propre promotion à des fins personnelles  »12. Après le
limogeage de Jean-Marie Bockel, le départ de Bruno Joubert est une
aubaine pour Robert Bourgi bien qu’il lui suffise de s’adresser directement
à Claude Guéant pour contourner les obstacles.
La nomination de Dov Zerah à la tête de l’AFD reste l’une de ses plus
belles frasques. En 2010, ce membre du consistoire, directeur délégué à
l’ex-Caisse Française de Développement (CFD) de 1993 à 199513, et
directeur des monnaies et médailles au ministère de l’Économie et des
finances de 2002 à 2007, passe par l’homme d’affaires libanais Abbas
Jabber, pape du coton après le rachat de Dagris (ex-Compagnie Française
pour le Développement du Textile), pour faire valoir son souhait d’être
nommé directeur de l’institution. L’avocat présente le dossier au président
français en ces termes : « Nicolas, tu vas dire que j’en fais trop, mais il y a
un quelqu’un, Dov Zerah, que l’AFD intéresse ». La nomination est validée
un vendredi après un entretien avec le candidat à l’Elysée. Le lendemain
Robert Bourgi tente de joindre l’heureux nominé par téléphone pour
l’informer de cette décision. Après de nombreuses vaines tentatives Dov
Zerah répond enfin et se confond en excuses  : «  Robert, pardon, c’est
Shabbat ! ». Bourgi annonce la nouvelle : « Je parle au nouveau patron de
l’AFD  !  ». Et à son interlocuteur d’hurler  : «  Champagne  !  ». De
tempérament volcanique, Dov Zerah ne le sait pas encore : les conditions de
sa désignation déboucheront, de 2010 à 2013, sur l’un des pires mandats
d’un patron de la «  Maison Rose  » réputée pour son ancrage à gauche.
Ecourté avec le retour des socialistes au pouvoir, son management
provoquera une fronde syndicale inédite pour la première fois dans
l’histoire de cet établissement et la défiance générale de ses collaborateurs.
Pour couronner le tout, une enquête interne sera diligentée par le président
du conseil d’administration Pierre-André Périssol, qui fut ministre d’Alain
Juppé. Se sentant sur un siège éjectable, Dov Zerah ne se représente pas
pour un second tour de piste.
A cette date, Robert Bourgi reste tout naturellement en prise avec le
Sénégal, son pays d’origine dont il connait toute la classe politique. Il a
l’oreille du président Sarkozy pour dissuader Abdoulaye Wade d’entamer
un troisième mandat, une course vouée à l’échec dans cette nation enracinée
dans la démocratie. Alors que les manifestations anti-Wade battent leur
plein à Dakar, début 2012, pour dénoncer ce projet, le chef de l’État
français s’en ouvre à Karim Wade, qui relativise : « Vous savez, Tonton ne
connait plus tellement le Sénégal actuel  ». Réplique cinglante de Nicolas
Sarkozy : « Sauriez-vous le lui dire en wolof ? », en référence à l’incapacité
du fils du président sénégalais de parler la langue vernaculaire du pays de la
Teranga. Dès sa victoire en avril 2012, Macky Sall charge Bourgi de
prendre attache auprès du fils déchu, inquiété dans une affaire
d’enrichissement illicite, pour le prier de restituer la moitié des sommes
prétendument détournées moyennant l’abandon des poursuites. La fin de
non-recevoir de celui qui se voyait déjà prendre la suite de son père,
fondateur du Parti Démocratique Sénégalais (PDS) en 1974, précipite sa
chute. Après plusieurs mois de détention préventive, Karim Wade est
condamné en 2015 à six ans de détention et à plus de 200  millions €
d’amende par la Commission de répression de l’enrichissement illicite
(Crei). Incarcéré à la prison de Reubeuss, il est gracié en 2016 avant de
s’exiler au Qatar.
Il arrive à l’avocat de remplir des missions plus officielles. En avril 2009,
Nicolas Sarkozy lui demande de prendre le premier avion à destination
d’Antananarivo pour persuader le président malgache par intérim, Andry
Rajoelina, de ramener la durée de la transition dans son pays. Il parvient
même à faire la courte échelle aux diplomates, à l’image de Nicolas
Normand auquel il épingle une Légion d’honneur et pour lequel il décroche
le poste d’ambassadeur au Sénégal, non sans avoir préalablement obtenu la
tête du dérangeant médecin-écrivain Jean-François Ruffin à la demande
d’Abdoulaye Wade. Normand saura renvoyer l’ascenseur en déclarant à qui
veut l’entendre que « la voie diplomatique n’est pas la seule pour renseigner
un pays  »14. Une autre intervention permet de torpiller la nomination, en
2010, de Bruno Foucher à la Direction Afrique et Océan indien (DAOI) du
Quai d’Orsay en remplacement de Stéphane Gompertz. Alors que la
publication du décret est imminente le président Sarkozy se ravise, Claude
Guéant venant de lui soumettre une liste de prétendants recommandés par
l’avocat15.
La libération de la parole de Robert Bourgi dans le «  JDD  » ne doit
cependant rien au hasard. Elle intervient alors que son étoile pâlit. Son
protecteur Omar Bongo décède en juin 2009. Les rapports avec son
successeur Ali Bongo sont empreints de méfiance. Claude Guéant rejoint le
ministère de l’Intérieur. Il y a plus préoccupant  : Alain Juppé entend le
saborder dès sa nomination aux Affaires étrangères. L’investiture
d’Alassane Ouattara en avril 2011 lui en donne l’occasion. Pour Bourgi, ce
sera l’humiliation suprême. La goutte de trop. Après avoir appris son
exclusion de la liste des invités à cette cérémonie, il s’enquiert des raisons
auprès de l’architecte Pierre Fakhoury. Confesseur de tous les présidents
ivoiriens depuis Félix Houphouët-Boigny, le bâtisseur de la Basilique
Notre-Dame de la Paix de Yamoussoukro lui confirme ce veto dans le café
Le Dauphiné situé sur le boulevard Saint-Germain. Une première. L’ordre
vient d’Abidjan à la demande pressante du nouveau patron de la diplomatie
française et au grand dam de la première dame ivoirienne, Dominique
Ouattara, qui s’agite désespérément en SMS amicaux. Déterminé, Alain
Juppé a réussi à ranger Nicolas Sarkozy de son côté. Claude Guéant se fend
d’un message à son ami «  Bob  » pour lui demander d’être raisonnable et
compréhensif. « On ne m’a jamais traité de cette façon. Ca va leur coûter
cher  !  », fulmine le messager de la Françafrique coincé dans un coin de
table revêtu d’un blouson beige. « Moi, je n’ai jamais été inculpé dans une
affaire, et mon casier judiciaire est vierge. Je n’ai aucune casserole  !  »16
L’interview du «  JDD  » provoque un séisme. Les jours qui suivent, la
presse unanime croque Bourgi en homme capable de «  faire trembler la
République  »17 pour ne pas dire de la faire sauter. Loin de mettre leur
menace à exécution, Jacques Chirac et Dominique de Villepin ne déposent
aucune plainte, corroborant quelque part les accusations les visant. En 2012,
le héros du « non » à une intervention de la France en Irak envoie même à
l’avocat « Seul le devoir nous rendra libre », son nouveau livre fraîchement
publié accompagné d’une belle dédicace.
Motivée par ce même sentiment de trahison, l’affaire des costumes Arnys
offerts à François Fillon donne l’occasion au conseiller-lobbyiste de monter
un second coup de théâtre. Le traquenard est muri en août 2016 après la
violente charge anti-Sarkozy prononcée dans un discours de campagne pour
les primaires à droite18. L’avocat informe l’ancien chef du gouvernement
qu’il s’apprête à désagréger sa candidature lors d’un entretien à son cabinet.
«  Il a manqué de respect à Nicolas Sarkozy. Plus que tout, il a attaqué le
Général et m’a raté d’homme à homme. Je lui ai dit : François, tu ne seras
jamais président. Je vais te niquer.  »19 Sur ces paroles le candidat Les
Républicains (LR) se précipite dans la pièce attenante pour demander à
Catherine Bourgi si son mari est en pleine possession de ses moyens.
Réponse : « François, je suis mariée à Robert depuis 47 ans. S’il te dit cela,
c’est qu’il va le faire  ». L’absence de remerciements après l’envoi des
costumes précipitent la chute. Pire, tous les fillonistes s’ingénient à
brocarder et à ostraciser le bienfaiteur. «  L’argent c’est son Talon
d’Achille  », précise Robert Bourgi. «  Les costumes ont été donnés à ma
demande par le commissaire divisionnaire de l’OCLCIFF, aux petites sœurs
des pauvres  »20. La suite est connue. Alors qu’il se referme sur François
Fillon, le piège provoque une onde de choc fatale pour la droite française.
Une fois l’estocade portée sur fond de Pénélopegate, Nicolas Sarkozy
téléphone à son ami en lui lançant un chaleureux : « Merci, mon Robert ».
La succession de révélations publiques affaiblit néanmoins ce grand
amateur de berlines de luxe, propriétaire de son rond de serviette au
Flandrin, brasserie chic du 16ème arrondissement de Paris, passé en un éclair
de l’ombre à la lumière au risque de voir tous ses contacts se détourner.
Nonobstant l’affaire Fillon, les années qui suivent la sortie dans le « JDD »
montrent Robert Bourgi dans une virulente croisade anti-Ali Bongo ou
perdu dans un improbable soutien à Jean Ping pour la présidentielle de
2016, au Gabon. On le voit jouer les intermédiaires de diverses
personnalités désireuses de rencontrer Nicolas Sarkozy à l’exemple des
présidents béninois Patrice Talon et équatoguiéen Teodoro Obiang Nguema.
Bête noire de la gauche qu’il essaie de courtiser par l’entremise du
secrétaire d’État au Développement Jean-Marie Le Guen, l’avocat accueille
à son cabinet des médias de seconde zone. Surtout, l’affaire des costumes le
prive de sa Légion d’honneur ce qu’il vit comme une injustice. Il ne
décolère pas. « Fillon a pris cinq ans de prison, et à cause de lui je ne peux
pas la porter pendant cinq ans  ! Cette sanction est incompréhensible  », se
désole-t-il21. D’autant que cette suspension sur décret présidentiel fait suite
à une interdiction, notifiée en 2018 par le Conseil de l’Ordre du barreau de
Paris, d’exercer la profession d’avocat durant un an, dont six mois avec
sursis, pour les propos publics à l’égard de Fillon. «  Le monde est une
comédie humaine. Je m’en amuse », se gausse-t-il. Malgré ce bannissement,
visiteurs et courtisans continent de défiler dans son antre. Hormis Vincent
Hugeux, ex-Monsieur Afrique de L’Express qui ne porte pas vraiment le
personnage en estime, les autres journalistes affutés de la place parisienne
sont des habitués des lieux, le duettiste du Monde Fabrice Lhomme et
Gérard Davet en tête. Ex-présentateur de journal télévisé de France 2,
David Pujadas réalise également plusieurs heures d’enregistrement en
préparation d’une série télévisée sur sa vie.
Fin 2020, celui qui rejette catégoriquement le qualificatif de « sulfureux »
recevait encore autour d’un expresso l’ex-Premier ministre centrafricain
Anicet Georges Dologuélé, en campagne pour la présidentielle dans son
pays. A Nicolas Sarkozy, il continuait de présenter d’autres personnalités
comme Jean-Pierre Lemboumba-Lepandou, pilier du régime Bongo-Père
passé dans les rangs de l’opposition ou encore l’homme d’affaires ivoiro-
libanais Farouk Choukeir. Après une longue brouille, il se rabiboche
également avec Maixent Accrombessi, retourné vivre au Bénin après son
AVC. Sans abandonner l’idée de sceller la paix des braves au Gabon, le
héraut de la Françafrique post-foccartienne tente de se rapprocher de la
Macronnie. Il essaie notamment de servir de relais à plusieurs personnalités
libanaises désireuses d’entrer en contact avec le chef de l’État après
l’explosion destructrice de Beyrouth, en août 2020.

1  Laurent Valdiguié, «  Bourgi  : j’ai vu Chirac et Villepin compter les billets  », Le Journal du
Dimanche, 11 septembre 2011.
2  Journaliste au «  JDD  », Laurent Valdiguié consigne les confidences de Robert Bourgi durant
plusieurs années dans le cadre de la rédaction de ses Mémoires. Annoncées chez Robert Lafont,
celles-ci ne sont finalement pas publiées.
3 Agir Ici et Survie, L’Afrique à Biarritz, Mise en examen de la politique française, Karthala, Paris,
1995, p.12.
4 Universitaire, Pierre Dabezies est ambassadeur de France au Gabon de 1982 à 1986.
5 Entretien avec l’auteur. Haut fonctionnaire et ambassadeur d’origine arménienne, Georges Ouegnin
est l’inamovible directeur du protocole de la présidence ivoirienne de 1962 à 2001.
6  Philippe Bernard, Deux mois après avoir dénoncé la «  Françafrique  », Jean-Marie Bockel est
débarqué de la coopération, Le Monde, 20 mars 2008.
7 « Il y a de bons et de mauvais réseaux ! », La Lettre du Continent, 6 mars 2008.
8 Bourgi vs Bockel, la grande réconciliation ! La Lettre du Continent, 8 octobre 2009.
9 Etudiante française et enseignante à Ispahan, Clothilde Reiss est arrêtée et emprisonnée en Iran du
1er juillet 2009 au 15 mai 2010. Elle est accusée d’espionnage par les autorités de Téhéran pour avoir
pris des photos d’une manifestation hostile au président Mahmoud Ahmadinejad.
10 OLLIVIER Jean-Yves, Ni vu, ni connu, Ma vie de négociant en politique de Chirac et Foccart à
Mandela, Fayard, Paris, 2014, p.242.
11  Mohamed Ould Ghazouani succède à Mohamed Ould Abdelaziz comme président de la
Mauritanie en août 2019.
12 Robert Bourgi, l’homme de l’ombre françafricaine, de nouveau en pleine lumière, AFP, le 18 mars
2017.
13 L’AFD prend son nom actuel en 1998 avec la réforme de la coopération française.
14 Nicolas Normand choyé par Wade, La Lettre du Continent, 2 septembre 2010.
15 Guéant met Foucher hors-jeu pour le Quai, La Lettre du Continent, 9 décembre 2010.
16 Pourquoi Bourgi brûle sa case à fétiches, La Lettre du Continent, 22 septembre 2011
17  Voir Robert Bourgi, l’homme qui fait trembler la République, VSD du 14  septembre 2011 et
Robert Bourgi fait trembler la République, Paris-Match, 16 septembre 2011.
18 « Il ne sert à rien de parler d’autorité quand on n’est pas soi-même irréprochable (…) Qui imagine
un seul instant le général de Gaulle mis en examen ? », déclare François Fillon, le 28 août 2016, lors
d’un meeting dans son fief de Sablé-sur-Sarthe. Nicolas Sarkozy est alors mis en examen pour
« financement illégal de campagne électorale » dans l’affaire Bygmalion et pour « corruption active,
trafic d’influence et recel de violation du secret professionnel » dans l’affaire Azibert.
19 Entretien avec l’auteur.
20 Office Central de Lutte contre la Corruption et les Infractions Financières et Fiscales (OCLCIFF).
21 Entretien avec l’auteur.
2

Lobbyistes tout feu, tout flamme

L’entreprise « bourgiesque » n’aurait pu voir le jour sans la permissivité


d’un système que les Africains ne supportent plus et rejettent désormais en
bloc. Elle ne représente que la partie d’un arbre gigantesque dont les
ramifications plongent profondément dans le sol. La Françafrique passe son
temps à se désincarner pour mieux renaître se riant des ruptures fictives. Ce
concept né de la pensée de Félix Houphouët-Boigny pour qualifier la force
de la relation bilatérale, mais que l’affairisme et le militarisme ont
corrompu, reste d’une brûlante actualité. Chaque nouveau mandat lui fait
gagner en espérance de vie. Telle une pâte à modeler, il épouse les
circonstances, les couleurs politiques et les réalités contemporaines. Seul
son mode d’expression varie. Travaillant en solitaire sur les cendres de son
mentor, Robert Bourgi a ouvert la voie aux réseaux privatisés d’acteurs
voyant dans l’Afrique un moyen rapide de garnir un compte en banque.
Après avoir nourri les formations politiques, cette corne d’abondance
abreuve un ensemble de courtisans ‒ avocats, ex-ministres, diplomates,
communicants, militaires, journalistes pique-assiettes ‒ vecteurs d’une
nouvelle forme d’influence. «  L’extraordinaire emprise des réseaux et des
lobbies privés et la perversion des logiques bureaucratiques ont permis la
consolidation de situations de rente auxquelles émargent non seulement les
potentats indigènes, mais aussi tout une gamme de coutiers, négociants, et
traitants français », constate Achille Mbembe1.
Derrière un chef d’État, un ministre ou un leader d’opposition africain se
détache toujours un expert Blanc prêt à faire assaut en conseils ou en
recommandations grassement rémunérés. En 2011, le Premier ministre
ivoirien Guillaume Soro n’a-t-il pas menacé de démissionner de son poste
face à la présence hégémonique de ces conseillers dans les domaines
sensibles ?2. Bien qu’il manifeste, désormais, plus de méfiance envers ces
innombrables « intermédiaires » par l’odeur de l’argent alléchés, l’Afrique
sait se montrer généreuse. C’est même son principal atour. Mais cet Eden
pour marabouts au teint pâle attire bien au-delà de cette caisse de résonance
monétaire. Il est au carrefour d’autres promesses  : clients hors normes,
surexposition médiatique, gage de notoriété. Cette «  tropicalisation  » est
particulièrement marquée chez le personnel politique ayant eu, par des
fonctions antérieures, à s’intéresser aux questions africaines. Initié à ce bois
sacré par Robert Bourgi, Claude Guéant multiplie les missions d’affaires
depuis la fin de son aventure élyséenne avec un intérêt non feint pour les
dossiers économiques, un domaine de prédilection. «  Il traitait déjà
beaucoup d’économie lorsqu’il était à l’Elysée, notamment lors de
déplacements au Sénégal, au Gabon ou au Congo. Il se détournait de la
Côte d’Ivoire. La situation de ce pays lui paraissait trop complexe  », se
souvient l’un de ses collaborateurs3.
Chaque déplacement est l’occasion de disserter sur l’actualité nationale et
internationale tout en faisant fructifier son business. Cette appétence porte
sur tous les sujets ou secteurs. Dès 2012, il s’entretient avec Obiang
Nguema Mbasogo à Malabo à propos du mandat d’arrêt lancé par la justice
française contre le fils du président équatoguinéen dans le dossier des
« BMA ». Ce déplacement est mis à profit pour présenter à l’homme fort de
Malabo la société spécialisée dans le transport aérien Geci, en quête de
partenariats. L’intermédiaire de cette visite est Michel Scarbonchi. Figure
des réseaux françafricains, ce consultant international natif de Casablanca,
parent de Bernard Squarcini, fut député européen au nom du Mouvement
Radical de Gauche (MRG). Quelques mois plus tard on retrouve Claude
Guéant, surnommé « Le Cardinal », à la résidence du Sénégal à Paris pour
deviser avec Macky Sall, puis à Abidjan où il dîne avec Alassane Ouattara.
A chaque fois l’ex-préfet, fondateur du cabinet Guéant Avocats, s’entoure
de son gendre, le banquier d’affaires Jean-Charles Charki, ancien
responsable Afrique francophone de la banque russe Renaissance Capital
avant de fonder Iota, sa société de conseils. Cette course frénétique aux
contrats va jusqu’à pousser l’ancien ministre de l’Intérieur à représenter les
intérêts chinois. En 2017, il conduit à Abidjan une délégation de la société
Citic Construction qu’il présente au Premier ministre, Amadou Gon
Coulibaly, pour «  vendre  » des programmes de logement4. En 2020, la
société d’ingénierie financière basée à Londres Arcode-Europe recourt à ses
services pour tenter de pénétrer le marché congolais5. Condamné à deux ans
de prison, dont un ferme, dans une affaire de primes versées en liquide
lorsqu’il occupait la Place Beauvau, et visé par l’enquête sur le supposé
financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy, Claude Guéant
figure officiellement sur l’organigramme de cette société aux côtés de
l’ancien ministre des Finances du Sénégal, Djibril Ngom. A Kinshasa, il
s’entretient avec le chef du gouvernement Sylvestre Ilunga. Les Belges font
également appel à lui. Fin 2012, il défend devant Ali Bongo la société
Semlex, spécialisée dans la confection de documents d’identité, dans son
litige avec le Gabon. Robert Bourgi fait partie du voyage.
Claude Guéant fait-il des émules ou des jaloux  ? Beaucoup d’autres
anciens ministres convolent en justes noces avec l’Afrique une fois retirés
des affaires publiques. En dehors des chiraquiens, cette règle se vérifie chez
les sarkozystes et certaines figures de la Hollandie. Cette mutation est
facilitée par le passage à des départements ministériels en prise avec le
continent, qu’il s’agisse des portefeuilles régaliens (Défense, Intérieur) ou
du symbolique secrétariat d’État à la Coopération. Ministre de la Défense
de Nicolas Sarkozy, Gérard Longuet fait reposer sa reconversion sur la
Belgique. Marié à Brigitte Fossorier, sœur de Sophie Fossorier, la première
épouse de Vincent Bolloré, il est nommé en 2013 administrateur de la
société Cockerill Maintenance & Ingénierie (CMI) impliquée dans les
secteurs de l’énergie et de l’armement. Il s’active comme membre du
Conseil d’administration de Sea Invest, groupe maritime belge dont il
développe les activités, notamment en Côte d’Ivoire. Pour ces deux
fonctions, il touche plus de 150.000 € de 2012 à 2017. Son lobbying auprès
d’Alassane Ouattara offre à cette société une opportunité sur le Port
Autonome de San Pedro (PASP), second port du pays centré sur
l’exportation du cacao. Sea Invest est, par ailleurs, concessionnaire de
l’important terminal vraquier du Port Autonome d’Abidjan (PAA). En
prospection continue, l’ex-ministre fréquente le Togo. Il fait partie des
visiteurs de Faure Gnassingbé. Celui, qui jeune appartenait aux mouvances
d’extrême-droite, cumule ses activités avec sa fonction de sénateur de la
Meuse depuis 2012. Il affiche également une proximité avec Michel
Roussin, ex-ministre de la Coopération de Jacques Chirac, rendu célèbre
pour avoir géré la dévaluation du franc CFA avant de conseiller Vincent
Bolloré, puis le patron d’EDF, Henri Proglio. Plus discret à 80 ans passés,
cet ancien directeur de cabinet d’Alexandre de Marenches, figure du
renseignement français, intervient toujours pour Medef International dont il
fut longtemps le vice-président.
D’autres pensionnaires de la rue Monsieur actionnent leurs connexions
africaines pour basculer dans le monde des affaires. Ministre délégué à la
Coopération de Jacques Chirac, de 2002 à 2004, avant de présider l’AFD et
d’occuper le poste de Haut représentant pour la sécurité et la prévention des
conflits, Pierre André Wiltzer alias « PAW », ouvre ses contacts chez Denis
Sassou Nguesso à Necotrans qu’il conseille jusqu’à sa liquidation en 2017.
Cet ami personnel d’Alpha Condé rencontré dans les années 60 sur les
bancs de Science-Po tente d’intervenir dans le différend opposant le
président guinéen à ce groupe maritime français expulsé manu militari du
Port autonome de Conakry (Pac), fin 2010, pour lui substituer le groupe
Bolloré6. Dernière ministre de la Coopération sous le même mandat Chirac
de 2005 à 2007, Brigitte Girardin travaille pour Jacques Dupuydauby,
patron du groupe Progosa et ennemi-juré de Vincent Bolloré. Après avoir
délaissé l’Afrique pour la Russie et les pays du Moyen-Orient Dominique
de Villepin, fondateur du cabinet Villepin International, y reprend pied pour
pousser les pions chinois. Outre la RDC, où il se rend à plusieurs reprises
en 2019 en compagnie de la consultante Pascale Jeannin Perez, influente
femme de réseaux à la tête d’International Services Corp.7, il est reçu par
Idriss Déby Itno à N’Djaména, à la fin de cette même année, accompagné
de l’ambassadeur de France Bernard Cochery. Un ancien chef de
gouvernement reconverti dans le business peut ainsi s’entretenir le plus
naturellement du monde avec un président africain sous le regard du
représentant officiel de la France. Troublant mélange des genres.
Autre ministre de la Défense de Jacques Chirac, Charles Million se frotte
à la Côte d’Ivoire et au Gabon, où il introduit la société d’événementiel GL
Events. Il figure également au Conseil d’administration de l’Institut
Thomas More, think tank néo-conservateur franco-belge. Ex-Garde des
Sceaux, Rachida Dati cultive ce tropisme pour mieux soigner ses ambitions
politiques. Proche de plusieurs présidents parmi lesquels Denis Sassou
Nguesso, celle qui n’est pas encore maire du 7ème arrondissement de Paris
tente de proposer ses services à la Guinée Equatoriale dans l’affaire des
« BMA ».
Jean-Louis Borloo, son collègue au sein du gouvernement Fillon, est
symptomatique du sort que l’Afrique réserve à une personnalité française
au prétexte de vouloir, sur un simple coup de tête, faire accéder
600  millions de subsahariens à l’électricité d’ici 2025. Mobilisés, tous les
médias relaient en boucle ce Plan Marshall de l’énergie aux contours
vagues8. Enthousiasmé par ce challenge, le ministre de l’Ecologie de
Nicolas Sarkozy de 2007 à 2010 se met à parcourir le continent d’Est en
Ouest et du Nord au Sud. Devant chaque interlocuteur, il plastronne sur le
nombre de kilomètres alignés en avion et sur la kyrielle de chefs d’État
réceptifs à son idée de génie. Celle-ci est structurée autour de la fondation
Energie pour l’Afrique et le Fonds de Soutien à l’Electrification de
l’Afrique (FSEA) chargé de recueillir les financements. Ceux-ci ne seront
jamais à la hauteur espérée. D’autres observateurs habités par ce désir
d’électrification continentale sont plus explicites  : «  En fin de compte, il
continue de nous traiter comme des Nègres qui ne peuvent pas faire les
choses par eux-mêmes.  »9 L’ex-président de l’Union des Démocrates et
Indépendants (UDI) semble avoir sous-estimé l’essentiel  : la guerre de
leadership que se livrent les présidents africains et leur souverainisme
sourcilleux sur les questions énergétiques. Après deux ans d’effervescence
aérienne, le projet est délaissé. Jean-Louis Borloo explique s’être borné à
donner une impulsion. Aux Africains de prendre le relais avec l’Initiative
africaine pour les énergies renouvelables (Arei) dont il revendique la
paternité, ce que d’aucuns voient plutôt comme une entreprise de
récupération10. Depuis, le site Energie pour l’Afrique ne répond plus. En
réalité, Jean-Louis Borloo s’est abîmé sur le manque d’enthousiasme et de
cohésion des chefs d’État qu’il a tenté de persuader. Des idées, l’ancien
maire de Valenciennes n’en manque pas. La fée électricité, les Africains
l’attendent toujours.
La gauche dispose de profils tout aussi ressemblants. Ami personnel et
ministre de l’Économie et des finances de François Hollande, Michel Sapin
joint l’utile à l’agréable. Passionné par la Mauritanie, pays découvert en
1997 lors d’un voyage avec Jacques Chirac, il use de ses relais pour
décrocher, en 2019, le contrat de conseil au gouvernement de Nouakchott
en matière de gestion de dette et de « bonne gouvernance » pour le compte
du cabinet parisien Franklin qu’il rejoint comme avocat d’affaires. Activité
qu’il cumule avec son titre de conseiller de François Hollande. Grâce à sa
nouvelle recrue, ce cabinet remet aux autorités mauritaniennes, en juillet
2021, un audit de 49 pages sur la dette de ce pays. Plusieurs dizaines de
milliers d’euros auraient été facturés pour cette étude aux conclusions
décapantes11.
Convenablement rémunérées, souvent sans avoir à passer par voie
d’appel d’offres, les mêmes activités d’audit et de lobbying permettent
d’amortir la descente aux enfers de Dominique Strauss-Kahn au lendemain
de l’affaire du Sofitel de New-York. DG du FMI de 2007 à 2011, « DSK »
utilise cette carte de visite pour pénétrer les palais francophones comme
consultant sur les questions financières et la gestion de dette souveraine.
Fondateur du cabinet Parnasse International, il est sous contrat avec le Togo
et le Congo-Brazzaville. Ayant échoué à récupérer l’initiative de suspension
de la dette du G20  mise en place pour l’Afrique dès le déclenchement de
l’épidémie Covid 19, il visite les petites capitales pour des offres de
services. Début 2021, il se rend à Bissau pour proposer de mobiliser des
fonds destinés à des projets d’infrastructures. Inséparable de son ex-
directeur de cabinet Philippe Valachs, «  DSK  » arpente les palaces
brazzavillois. Denis Sassou Nguesso est un interlocuteur de longue date. En
2010, c’est par son intermédiaire en tant que patron du FMI que le Congo
obtient l’annulation de deux milliards $ de dette. Par la suite, il planche
pour son propre compte sur la renégociation de la dette de ce pays avec
Pékin, point qui obture les perspectives d’un accord avec le Fonds. L’ancien
grand argentier de la France défend ce dossier avec Matthieu Pigasse, qui
officia au sein de son cabinet. Recruté par la banque américaine Centerview
Partners après avoir été directeur délégué de la banque Lazard, cet homme
d’affaires et de médias (Le Monde, Les Inrockuptibles, Radio Nova…) a ses
entrées à Brazzaville via son oncle Jean-Paul Pigasse. Lui-même patron de
presse, ce membre du premier cercle du maître du Congo a créé l’Agence
d’Information d’Afrique Centrale (AIAC) éditrice, entre autres, des
Dépêches de Brazzaville, journal dénué de toute étanchéité avec ce régime.
Les déboires et l’image détériorée de Domminique Strauss-Kahn lui
ferment cependant des portes. Des tentatives d’approche au Sénégal, au
Mali et au Burkina Faso se révèlent infructueuses. Il profite d’un passage à
Cotonou en février 2021, où il est reçu par le jeune ministre des Finances
béninois Romuald Wadagni, pour aller saluer l’ambassadeur de France,
Marc Vizy. Propriétaire d’un riad à Marrakech, l’ancien ministre se situe à
la confluence des mondes arabo-africains et de la jet-set. Impliqué au
Maroc dans le conseil aux entreprises, il fréquente assidument
l’intelligentsia mauritanienne dans laquelle figure l’homme d’affaires
Mohamed Ould Bouamatou. Il officie un temps pour la société suisse
spécialisée dans la traçabilité et le marquage sécurisé Sicpa. Présidée par
Philippe Amon, cette entreprise est inquiétée depuis plusieurs années par la
justice helvétique dans un dossier de «  corruption d’agents publics
étrangers » touchant quatorze pays dont le Togo, le Ghana et le Sénégal12.
Dans son organigramme, Sicpa compte Eric Besson. En 2019, cet ancien
ministre de Nicolas Sarkozy prend la présidence de la filiale marocaine,
entité compétente sur l’Afrique. Parmi ses autres « ambassadeurs », Sicpa
fait appel au diplomate Gilles Huberson.
Profitant de ses deux années passées au ministère de la Francophonie
(2012-2014), Yamina Benguigui est parvenue à infiltrer plusieurs palais
présidentiels. Ses initiatives pour le Forum mondial des femmes
francophones et son rôle aux sommets de la Francophonie densifient ses
réseaux. Elle les met ultérieurement à disposition du candidat Macron via
Brigitte Macron qui lui est présentée par l’intermédiaire de la journaliste
Patricia Schönberg, épouse de Jean-Louis Borloo. Interrogée sur les
questions africaines, cette proche de la fratrie Bouteflika en Algérie,
sensibilise le patron de La République en Marche (LREM) sur la perte
d’influence de la France en Afrique, ou encore sur la nécessaire
scolarisation des jeunes filles. Condamnée, en 2017, à un an d’inéligibilité
et à deux mois de prison avec sursis pour avoir omis de signaler 430.000 €
d’actions à la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique
(HATVP), Benguigui est une intime de Borloo auquel elle ouvre ses hauts
contacts pour ses aventures électriques. Une proximité qui lui vaut d’être
bombardée à la vice-présidence de la fondation Énergie pour l’Afrique.
Épinglé par le journaliste Pierre Péan pour ses activités de conseils au
gouvernement gabonais13, Bernard Kouchner ne renonce pas davantage à
ses amours africaines comme consultant international, et ce malgré le
mépris que l’Afrique peut parfois lui inspirer selon le diplomate Michel
Lunven14. Fondateur de la société No Borders Consultants, l’ancien
ministre de la Santé et des Affaires étrangères est administrateur
indépendant de la Banque de Dakar (BDK) du BDK Financial Group fondé,
en 2014, par le milliardaire espagnol Alberto Cortina, l’un des fils de Pedro
Cortina Mauri, dernier chef de la diplomatie du dictateur Francisco Franco.
En 2019, le « French Doctor » est encore approché par Brazzaville pour la
refonte du système de santé congolais15. En Guinée, le fondateur de
Médecins Sans Frontières (MSF) et père du droit d’ingérence, s’enorgueillit
d’avoir finalisé son projet de clinique à Conakry, dans le quartier
Coronthie-Kaloum. A 80 ans passés, il ne craint plus de remiser ses
principes humanistes au garage des souvenirs en s’affichant auprès de son
ami réélu aux forceps au terme d’une sanglante tragicomédie électorale.
Présent, le 15  décembre 2020, à l’investiture d’Alpha Condé au Palais
Mohamed V de la capitale alors que le compteur des morts s’accélère,
Bernard Kouchner s’affiche tout sourire aux côtés de l’homme d’affaires
Kamal Benali, patron de la société d’équipements paramilitaires Delta
Forces.

1 MBEMBE Achille, « Du gouvernement privé indirect » in L’État en voie de privatisation, Politique
Africaine n°73, mars 1999, Karthala, Paris, pp.103-123.
2 ADO sous l’influence de ses sorciers blancs, La Lettre du Continent, 8 septembre 2011.
3 Entretien avec l’auteur.
4 Claude Guéant, un VIP chinois à Abidjan, La Lettre du Continent, 14 juin 2017.
5 Arcode-Europe prospecte à Kinshasa avec Claude Guéant, Africa Intelligence, 4 mars 2020.
6 Voir Partie VI, chapitre 3.
7 Dominique de Villepin et Pascale Perez, premiers à se positionner auprès de Félix Tshisekedi, La
Lettre du Continent, 9 mai 2019.
8 Blackout de Borloo sur le financement de son hold-up énergétique, La Lettre du Continent, 1er avril
2015.
9 Laurence Caramel, Coupure de courant entre Borloo et les Africains, Le Monde, 12 mai 2016.
10  «  Electricité  : clap de fin pour les ambitions africaines de Jean-Louis Borloo  », Marion Douet,
Jeune Afrique, 16 février 2017.
11  «  La République islamique de Mauritanie est aujourd’hui, comme de très nombreux pays,
confrontée à une situation financière complexe, en grande partie liée aux conséquences de la crise
sanitaire sur l’économie mondiale », peut-on lire en conclusion. Voir Une dette extérieure soutenable,
une gestion de la dette publique dynamique et maîtrisée pour financer le développement économique
et social de la République Islamique de Mauritanie, Franklin, Finexem, 26 juillet 2021.
12 Sécurité : Sicpa soupçonnée de corruption, Yves Genier, Le Nouvelliste, 24 juin 2021 et L’enquête
du MPC visant Sicpa élargie au directeur général, Zonebourse, 14 juin 2021.
13 PEAN Pierre, Le monde selon K, Fayard, Paris, 2009.
14 LUNVEN Michel, Ambassadeur en Françafrique, Guena, Paris, 2011, p.98 et suiv.
15 Bernard Kouchner reprend du service auprès de Sassou, La Lettre du Continent, 27 mars 2019.
3

Sarkozy « l’Africain »

Figure montante du village franco-africain, Kamal Benali cristallise la


santé pimpante des réseaux et les grandes ambitions que Nicolas Sarkozy
réserve à ce continent depuis son retrait de la vie politique. Un fait inédit
sous la Vème République. L’ancien président rencontre cet entrepreneur
franco-marocain à l’occasion de l’entretien qu’il accorde à Paris, début
2020, à Umaro Sissoco Embalo avec lequel Kamal Benali est en affaires
depuis plusieurs années. Calée à l’hôtel Claridge, l’entretien est organisé
par Robert Bourgi, sollicité pour ce rapprochement par le factotum du
président fraîchement élu de Guinée Bissau, Ali Attié. « Nicolas a accepté
cette rencontre à ma demande. Il ne peut rien refuser à son Robert », confie
l’avocat1. La rencontre se tient alors que la victoire d’Embalo, un protégé
de Denis Sassou Nguesso, n’est toujours pas entérinée par la Cour suprême
de son pays. Nicolas Sarkozy reçoit donc un quasi-chef d’État étranger
avant même Emmanuel Macron, une pratique contraire aux us et coutumes
diplomatiques.
Abondante est la palette de personnalités fréquentées ou rencontrées via
son ancien conseiller. Celle-ci va de Patrice Talon à l’ancien gouverneur de
la province du Katanga, Moïse Katumbi Chapwé, en passant par l’homme
d’affaires Seydou Kane, proche du Palais du bord de mer au Gabon. Nicolas
Sarkozy s’astreint à saluer les chefs d’État de passage à Paris à l’exemple
de Teodoro Obiang Nguema au Bristol, fin 2015. Il s’appuie également sur
sa qualité de membre de plusieurs conseils d’administration et ses relais
avec le Qatar, royaume dont les intérêts ont été propulsés en France sous
son quinquennat2. Nommé administrateur indépendant d’Accor en 2017,
reconduit à cette fonction en 2019 avec plus de 99  % des voix, il
accompagne également les projets du sixième hôtelier mondial, associé à la
Qatar Investment Authorithy (QIA) pour créer le fonds Kasada, spécialisé
dans les investissements en Afrique. En parallèle, il rejoint le conseil
d’administration du groupe Barrière de son ami Dominique Desseigne,
exploitant du Fouquet’s à Paris, de plusieurs hôtels haut de gamme et d’une
trentaine de casinos dans le monde. Nicolas Sarkozy assiste d’ailleurs à
l’inauguration de L’Eléphant d’Or, le casino flambant neuf de ce groupe à
Abidjan en Côte d’Ivoire, en juin 2017. Il profite même de ce déplacement
pour visiter les installations du groupe Bolloré sur le Port Autonome
d’Abidjan (PAA) en compagnie de Cyrille Bolloré, l’un des fils de l’homme
d’affaires et dirigeant de la filiale Bolloré africa logistics (Bal). Ce n’est pas
tout  : l’ancien patron de l’UMP représente le groupe Chargeurs dirigé
Michaël Fribourg, ancien collaborateur du ministre de l’Industrie Eric
Besson. D’étroites relations sont installées avec Paul Kagamé qu’il côtoie
fréquemment autour du business et de l’actualité africaine. Début 2021, en
pleine épidémie Covid 19, Nicolas Sarkozy se trouve à Kigali pour y
défendre des dossiers économiques.
Cette amitié naissante n’atteint pas le niveau de celle entretenue avec
Alassane Ouattara qui lui est présenté par Martin Bouygues au début des
années 90. Le président ivoirien est un intime. Les deux hommes coulent
une parfaite entente. Tous deux ont travaillé sur la dévaluation du franc
CFA  : Ouattara comme Premier ministre, Sarkozy comme ministre du
budget dans le gouvernement Balladur. Le fondateur du Rassemblement des
Républicains (RDR) peut compter sur la détermination sans faille de son
alter et go pour faire valoir sa victoire à la présidentielle de 2010. Œuvrant à
ouvrir la Côte d’Ivoire au Qatar3, Nicolas Sarkozy pèse à nouveau de tout
son poids pour légitimer la victoire du président-sortant à l’orée d’un
troisième mandat houleux. Sa présence à l’investiture d’ADO, fin 2020, aux
côtés de Jean-Yves Le Drian vaut à Ouattara un soutien international non
négligeable au moment où la quasi-totalité des responsables de l’opposition
sont arrêtés. L’ancien président affectionne les allers-retours Paris-Abidjan.
En mars 2022, on le voit au 8ème gala de charité de la fondation Children of
Africa. Il s’affiche avec Cyrill Bolloré et Martin Bouygues.
Le coup de maître qui situe son intérêt pour le business africain réside
dans la médiation entreprise, début 2019, pour rabibocher Alpha Condé et
le diamantaire israélien Beny Steinmetz, patron de Beny Steinmetz Group
Resources (BSGR). Grâce à cette intermédiation les deux hommes, en litige
depuis plusieurs années sur un volet du projet d’exploitation du fer du mont
Simandou (sud-ouest), conviennent d’enterrer la hache de guerre. Alors que
Nicolas Sarkozy ne s’est jamais rendu en Guinée durant son mandat, cette
intervention lui ouvre ce pays et l’accès à son chef qui n’a pourtant jamais
cessé de lui adresser de virulentes critiques sur le plan politique. Nicolas
Sarkozy se retrouve à Conakry en août 2021. Cette visite est mise à profit
par Alpha Condé pour s’afficher avec son hôte de marque auquel, dit-il
dans plusieurs posts, il décrit son pays comme un « havre de paix ». Hélas,
les centaines de prisonniers politiques n’ont plus assez de voix pour se faire
entendre et le contredire. Par sa présence abondamment relayée sur les
réseaux sociaux, Nicolas Sarkozy ne fait que renforcer l’idée d’une France
cautionnant ce genre de contexte. «  Loin de moi l’idée de contester le
tropisme africain de mon prédécesseur, qui fut nourri au lait de la
Françafrique, et donc ami proche de tous les inamovibles chefs d’État
africains », écrit-il dans ses Mémoires4. Une remarque qui laisse au mieux
dubitatif.

1 Entretien avec l’auteur.


2  Comment le Qatar s’est «  offert  » Nicolas Sarkozy, Marianne Magazine, 4  septembre 2014 et
Sarkozy, le très cher ami du Qatar, Jean-Pierre Perrin, Libération, le 6 février 2015.
3 Nicolas Sarkozy, VIP d’Alassane Ouattara au Qatar, La Lettre du Continent, 8 novembre 2017 et
Nicolas Sarkozy jour en double avec Accor et le Qatar, La Lettre du Continent, 13 février 2019.
4 Nicolas Sarkozy, Le Temps des Tempêtes, op.cit p.102.
4

Diplomatie-business

Bien que tenus à bout de gaffe par l’Elysée, les « intermédiaires » de tout
acabit n’en sont pas moins bien vivants, affichant leur dynamisme dans les
capitales subsahariennes. Leur permanence dans cette Françafrique revival
se traduit moins dans la reconversion des anciens membres de l’Exécutif
que dans celle des diplomates, des communicants ou des avocats. Pour ce
qui est des ambassadeurs, ce phénomène de pantouflage venu tout-droit des
pays anglosaxons est circonscrit, dans les années 90, à Yvon Omnès, en
poste au Cameroun avant de devenir le conseiller de Paul Biya ou à Michel
Lunven, conseiller «  foccartien  » de Jacques Chirac à Matignon avant de
devenir en fin de carrière le « Monsieur Afrique » du groupe Bouygues.
Cette tendance s’impose aujourd’hui avec plus de vigueur. Une
palanquée de personnalités venues des Affaires étrangères plébiscite les
groupes maritimes. L’ambassadeur Michel de Bonnecorse conseille
temporairement CMA-CGM avant d’être relayé par Georges Serre au terme
de sa mission d’ambassadeur en Côte d’Ivoire (2012-2017). Africaniste pur
jus, titulaire d’un doctorat d’études africaines de l’Ecole des Hautes Etudes
en Sciences Sociales (EHESS), cet ancien conseiller d’Hubert Védrine et
membre de la «  cellule  » élyséenne promeut les activités de ce groupe
maritime où Thomas Le Drian, le fils de Jean-Yves Le Drian, officia
brièvement. Le marché ivoirien est privilégié. A chacun de ses séjours à
Abidjan, Georges Serre a droit à une voiture banalisée de la présidence
ivoirienne avec escorte. Pratiques beaucoup moins répandues en Afrique
non-francophone, cet accès direct au Palais lui vaut d’introduire Rodolphe
Saadé, le fils de Jacques Saadé, fondateur de CMA-CGM, auprès
d’Alassane Ouattara. Réputé dans les milieux initiés pour son esprit empli
de déférence, Georges Serre n’a jamais cessé de porter sur ce pays une
image dithyrambique comme il le fit au Cameroun ou à Madagascar, deux
autres pays d’affectation. Dans son allocution à la résidence de France, le
14  juillet 2016, ne dit-il pas que la Côte d’Ivoire est «  une grande
démocratie où chacun peut dire ce qu’il veut » ?1
Grisées par cette seconde vie, ces «  excellences  » se croisent et
s’entrecroisent. A Abidjan, Georges Serre peut rencontrer son prédécesseur
Jean-Marc Simon. Médaillé d’or de la reconversion, ce dernier était en
poste pendant la crise post-électorale. Quelques mois après la fin de sa
mission, il crée le cabinet Eurafrique-Stratégies non sans avoir été
préalablement élevé à la dignité d’Ambassadeur de France pour « services
rendus à la République ». Une distinction honorifique à vie rarissime pour
un diplomate. Membre du cabinet de Michel Roussin, directeur de cabinet
des ministres de la Coopération Jacques Godfrain (1994-1995), puis
Bernard Debré (1995-1996), ambassadeur «  africain  » par excellence
(Centrafrique, Nigéria, Gabon) celui qui, enfant, se rêvait en gouverneur
colonial, arpente la présidence ivoirienne une fois sa carrière achevée pour
y pousser les projets de groupes hexagonaux. Dans son portefeuille-client
figurent TotalEnergies, la Compagnie Fruitière, Matière SAS. Sans être
illégales, ces activités monnayées dans un pays où il représentait la France à
un moment capital soulèvent bien des questions. Le lobbying de celui qui
passe comme un «  adepte de la diplomatie parallèle  »2 auprès d’Alassane
Ouattara, lequel l’a élevé au rang de commandeur de l’ordre national du
Mérite ivoirien, interroge quant à la neutralité exigée de tout diplomate
lorsqu’il officiait à la chancellerie surplombant la baie de Cocody. Ses
Mémoires ne font d’ailleurs aucun mystère d’un parti pris. Celui-ci est
contenu dans cette seule phrase relative à la crise post-électorale de 2010-
2011 : « Il n’y aucun regret à avoir, la France a fait ce qu’elle avait à faire et
le peuple ivoirien le sait.  »3 Laurent Gbagbo ayant enregistré 38  % de
suffrages au premier tour de la présidentielle de 2010, une part non
négligeable de ce peuple ne saurait avoir une analyse aussi tranchée. Malgré
un feu-vert de la commission de déontologie du Quai d’Orsay, l’activisme
de ce diplomate considéré par ses contempteurs comme une «  barbouze  »
passe mal chez certains anciens collègues4. « Ce cas ne doit pas déteindre »,
estime un ambassadeur en poste en Afrique. « La commission est d’ailleurs
devenue plus ferme. Elle tend désormais à instaurer une période de latence
entre le départ à la retraite et la reprise d’une activité privée. »
Autre manifestation de ce principe de revolving doors cher aux
anglosaxons l’ambassadeur, Bruno Delaye (Athènes, Madrid, Lomé,
Mexico…), ancien conseiller Afrique de François Mitterrand, dirige depuis
2014 la société Entreprises & Diplomatie (E&D), filiale du groupe ADIT au
sein de laquelle sévit Jean-Félix Paganon. Cet ancien ambassadeur au
Sénégal (2013-2016) avait auparavant travaillé pour la société Tasiast
Mauritanie, filiale de la compagnie minière Kinross Gold. D’autres
personnalités font plusieurs fois la navette public/privé au cours de leur
carrière5. Ambassadeur au Gabon après avoir travaillé auprès de Yamina
Benguigui comme directeur de cabinet, Dominique Renaux sévit un temps
chez TotalEnergies comme directeur adjoint des relations internationales.
Militaire de formation, Gilles Huberson dirige les Affaires générales de
LVMH de 2007 à 2009 avant d’être nommé ambassadeur au Mali puis en
Côte d’Ivoire, pays d’où il est rappelé précipitamment dans le cadre d’une
enquête administrative liée à des accusations d’agression à caractère sexiste
et sexuel6. Conseillère Afrique de trois ministre des Affaires étrangères de
2002 à 2007, Nathalie Delapalme intègre le conseil d’administration du
groupe CFAO en 2012 et celui de la société pétrolière Maurel & Prom
active au Gabon et au Congo. Cette ancienne inspectrice générale des
finances au carnet d’adresse convoité fait son entrée à la Fondation Mo
Ibrahim du tycoon égyptien des télécommunications Mohamed «  Mo  »
Ibrahim. Elle en devient la directrice exécutive. Les figures des cercles
macronniens ne sont pas épargnées. Ami de promotion d’Emmanuel
Macron à l’Ena, le franco-béninois Jules-Armand Aniambossou est
administrateur de la filiale française Eoles-RES du Britannique RES, puis
«  Monsieur Afrique  » du groupe Duval avant de coordonner le Conseil
Présidentiel pour l’Afrique (CPA) et de prendre le poste d’ambassadeur de
France en Ouganda.
Bien vivants, ces réseaux étendent leurs ramifications à d’autres
personnages, à l’exemple du professeur en droit public Jean-François
Prévost, très présent au Congo, ou de Jean-Louis Bruguière. L’ancien juge
antiterroriste prodigue ses conseils aux autorités mauritaniennes. Membre
de la Fondation Brazzaville, créée en 2014 par l’homme d’affaires Jean-
Yves Ollivier, il est également sollicité par les autorités congolaises pour la
mise en place d’un dispositif de neutralisation de milices proches de
l’opposant Frédéric «  Pasteur Ntoumi  » Bintsamou. Jean-Christophe
Mitterrand continue lui aussi d’arpenter le continent à la recherche de
contrats. En juin 2018, il joue les intermédiaires à Abidjan pour le compte
de la société spécialisée dans l’adduction d’eau Swiss Power Water
International7. Cinq ans plus tôt, le président-rebelle de Centrafrique,
Michel Djotodia, le recevait à dîner à Bangui pour évoquer la conjoncture
dans ce pays et les conditions de sa relance économique. « Papa m’a dit »
est à bonne école. Une fois son mandat terminé son adjoint à l’Elysée, Guy
Penne, avait créé le cabinet Guy Penne Conseils situé non loin de la place
d’Iéna, à Paris. Ces conversions, véritables leviers d’influence, se
manifestent récemment avec le déplacement d’Alexandre Benalla au Tchad,
fin 2018. Tombé dans le consulting après son limogeage pour violences
volontaires lors d’une manifestation à Paris, le Garde du corps d’Emmanuel
Macron transforme ses contacts en marchepied de nouvelles activités.
Proche de Vincent Miclet et de Guillaume Soro qui lui est présenté par la
lobbyiste Pascale Jeannin Perez8, il séjourne à N’Djaména après une escale
au Congo-Brazzaville et au Cameroun, en passant par le Qatar. La rencontre
avec Idriss Déby Itno intervient quelques jours avant une visite du président
français. Alexandre Benalla agite ses nouveaux galons aux côtés de
l’homme d’affaires franco-israélien Philippe Hababou Solomon, très proche
président sud-africain Jacob Zuma, pour défendre des intérêts qataris dans
le secteur aurifère. Paniqué en apprenant la présence de son ancien
collaborateur dans le pays symbole de la Françafrique vert-kaki9, l’Elysée
s’empresse de préciser qu’il n’est revêtu d’aucun mandat officiel10. Y avait-
il des doutes ?

1 Serre encense le régime Ouattara, La Lettre du Continent, 20 juillet 2016.


2 Thomas Hofnung, Jean-Marc Simon, l’ambassadeur décomplexé, Le Monde Afrique, 24 juin 2016.
3 SIMON Jean-Marc, Secrets d’Afrique, Cherche Midi, Paris, 2014, p.329.
4 GBAGBO Laurent et MATTEI François, Libre, Pour la vérité et la justice, Max Milo, Paris, 2018,
pp.281-286.
5 Des ors du Quai d’Orsay au consulting, La Lettre du Continent, 27 mars 2019.
6  L’Ambassadeur de France en Côte d’Ivoire accusé de violences sexistes et sexuelles, Michael
Pauron, Mediapart, 19 septembre 2020.
7 Jean-Christophe Mitterrand se jette à l’eau, La Lettre du Continent, 6 juin 2018.
8  Comment Kamal Benali et Alexandre Benala tentent d’entretenir le mythe du «  brasseur
d’affaires », Africa Intelligence, 21 décembre 2020.
9 Benalla à N’Djaména : Paris était informé en direct, La Lettre du Continent, 30 janvier 2019.
10  Simon Piel et Joan Tilouine, Comment Alexandre Benalla s’est reconverti dans la diplomatie
privée en Afrique, Le Monde, 27  décembre 2018 et Benalla rend parano le château, Le Canard
Enchaîné, 9 janvier 2019.
5

Pax africana chez les militaires

L’effervescence militaire est un autre motif de recyclage pour les officiers


supérieurs français qui connaissent de l’Afrique les moindres recoins, car
passage obligé de toute carrière. Après des années d’active, celle-ci se
poursuit avec un poste de conseiller chargé des questions de sécurité auprès
d’une présidence ou en tentant de capter une partie de la formidable manne
que sont les programmes de formation des armées africaines déconfites. Les
pays en post-conflit contraints de mettre en œuvre un programme
Désarmement, Démobilisation et Réintégration (DDR) pour intégrer les
éléments d’une rébellion à une armée légaliste sont très prisés. Répondant à
une demande croissante des États, ces experts multiplient les offres de
service. Leur présence au cœur des appareils africains accroit indirectement
les informations dont Paris peut disposer sur l’état des troupes et leur
capacité.
L’opération Licorne d’interposition entre forces ivoiriennes hostiles de
2002 à 2015 joue comme une rampe de lancement. Outre le général
Emmanuel Beth, premier commandant de cette force (2002-2003)
reconverti dans le business diplomatique au sein d’ESL & Network, cette
Opex conduit plusieurs officiers vers la profession d’expert. Commandant
de Licorne de 2007 à 2008, le général Bruno Clément-Bollée est chargé de
réorganiser, à partir de 2014, les Forces armées de Côte d’Ivoire (Faci) en
tant que conseiller-spécial auprès d’Alassane Ouattara. Pour cette mission,
cet ancien officier des troupes de marine, patron de la Direction de la DCSD
du Quai d’Orsay de 2010 à 2014, travaille en duo avec Claude Reglat,
général dépêché à la hâte par Nicolas Sarkozy auprès du président ivoirien
pour restructurer l’armée en débandade de ce pays. Alassane Ouattara fait
également ponctuellement appel à son ami Jacques Norlain, ex-
commandant des Forces Française du Gabon (FFG) et directeur de la revue
Défense Nationale. Tous deux intensifient leur rencontre après les
mutineries de 2017. Bruno Clément-Bollée rejoint par la suite le privé. La
société franco-britannique Sovereign Global le recrute comme vice-
président du programme DDR. On le voit s’activer derrière l’ex-Premier
ministre Anicet Georges-Dologuélé lors de la présidentielle de 2015 en
Centrafrique, mais aussi démarcher les Comores, pays qu’il connait
parfaitement pour y avoir commandé les Forces Armées de la Zone Sud de
l’Océan Indien (FAZSOI). L’Ordre de l’Etoile de la Grande Comores et
l’Ordre de l’Etoile d’Anjouan figurent en bonne place dans sa collection de
médailles. En 2019, il intègre la société Hippocampe Agency fondée par
l’ancien chef d’État-major Edouard Guillaud.
Cette société centrée sur l’Afrique débarque sur un marché garni.
Organisatrice du Forum de Dakar sur la paix et la sécurité, la Compagnie
Européenne d’Intelligence Stratégique (CEIS) s’est attaché les services de
général Didier Castres, sous-chef opérations à l’État-major des Armées. Ce
dernier rejoint ESL & Network en septembre 2020. D’autres officiers
jettent leur dévolu sur des pays ciblés. Chef du cabinet militaire des
ministres de la Défense Charles Million et Alain Richard, le géréral
Raymond Germanos travaille en solo à «  moderniser  » plusieurs forces
africaines. On doit à ce conseiller de Paul Biya la création de deux
Bataillons d’intervention rapide (Bir). Malgré leur détestation par les
populations en raison de leurs comportements prévaricateurs, ces troupes
d’élite positionnées au nord et au sud du pays s’avèrent déterminantes dans
la lutte contre Boko Haram. Raymond Germanos décalque ce dispositif au
Togo, où il met son expertise entre les mains de Faure Gnassingbé.
Commandant de l’opération Serval au Mali, le général Marc Foucaud a
intégré le staff d’Entreprises & Diplomatie (E&D). Patron du groupement
de la Légion Etrangère de l’opération Turquoise, Jacques Hoggard a fondé
la société Epée, sa propre structure à Paris. Lorsqu’il dirigeait la société de
sécurité et de défense EHL LLC, le général Jean-Pierre Perez, ex-
commandant des Eléments français d’assistance opérationnelle (Efao) en
Centrafrique, a assuré la sécurité de François Bozizé et la formation des 150
hommes de sa garde rapprochée durant ses dix années de pouvoir (2003-
2013). Cette mission fut sous-traitée au général Francis Fauchart, patron de
la Garde présidentielle d’Omar Bongo de 1998 à 2003.
De nombreux officiers fondateurs ou salariés de structures privées
convoitent les contrats de mise à niveau pour les opérations panafricaines
ou onusiennes sur financements multilatéraux. Themiis, cofondé par Peer
De Jong fait de l’Afrique son marché prioritaire. Outre une forte présence
en Mauritanie, cet institut se déploie en Côte d’Ivoire, au Sénégal et en
RDC. Filiale de l’équipementier Marck, OMP Solutions travaille, pour sa
part, sur la formation des bataillons ivoiriens. Encadré par son directeur des
relations extérieures, le général Dominique Trinquand, ce type de
programmes multimodaux de mise à niveau permet de projeter des
bataillons africains sur des opérations onusiennes. Ces acteurs se bousculent
sur ce créneau. C’est le cas de la société CorpGuard de David Hornus,
missionnée par Abidjan pour former des Casques Bleus. Plus généralement,
l’Afrique sert d’eldorado aux sociétés de défense-sécurité ou d’intelligence
économique (Axis & Co, Avisa Partners, Amarante, Geos, Gallice, Risk &
Co…). La formation des gardes présidentielles demeure un canal historique.
En 2014, Gallice co-fondée par Gilles Sacaze, ex-membre du service action
de la DGSE, assure la formation et l’encadrement des éléments de la garde
rapprochée d’Ibrahim Boubacar Keita au Mali ainsi que celle de la
présidente centrafricaine par intérim Catherine Samba-Panza. Une mission
désormais confiée par Bangui aux éléments russes de Wagner. Après avoir
dirigé le cimentier Mauricim en Mauritanie, le général Hugues Delort-laval
rejoint le groupe Vicat, début 2021, pour gérer ses affaires africaines. Si
l’Afrique garantit la reconversion d’une pléthore de lobbyistes es-sécurité,
elle n’en reste pas moins le champ d’opérations moins avouables,
perpétuation des barbouzeries «  foccartiennes  » sous les apparats d’une
Françafrique qui serait subitement devenue honorable.
Les africains pensaient en avoir fini avec ces pratiques Made in France et
la fin de la génération longtemps représentée par Robert Denard, décédé en
2007. Or, elles réapparaissent sporadiquement telle une rechute de
paludisme. Bien qu’une loi de 2013 interdise les activités de mercenariat1,
elle n’empêche pas ces dérives de prospérer et d’entretenir la paranoïa
justifiée des Africains à l’égard de Paris. L’année de l’entrée en vigueur de
cette loi, une équipée sauvage d’une trentaine de mercenaires recrutés par le
ministre centrafricain de la Défense, Jean Francis Bozizé, est ainsi chargée
de sécuriser son père, François Bozizé, menacé par une rébellion et, le cas
échéant, de l’exfiltrer du pays. Stoppée in extremis par les services secrets,
cette opération est interdite par l’Elysée. Elle était au demeurant bien
inutile, l’armée française se chargeant elle-même de protéger le n°1
centrafricain2.
La Françafrique regénérée exprime toute son étendue lors la
présidentielle de 2016 au Congo. François Hollande échoue cette fois à
empêcher un plan visant à torpiller ce scrutin en vue d’imposer le candidat
Jean-Marie Michel Mokoko «  J3M  ». Le succès de cette opération doit
reposer sur la création d’un climat insurrectionnel à Brazzaville au terme de
l’élection, de telle sorte que l’opposant de Denis Sassou Nguesso puisse
être présenté comme le sauveur de la situation face à un pouvoir en
déconfiture. Et peu importe le nombre de victimes civiles lancées à leur
corps défendant dans la contestation fatale des résultats. Ce projet est
fignolé à Paris et à Libreville, base arrière de ses instigateurs parmi lesquels
figurent l’ancien journaliste de l’agence Capa, Stéphane Ravion, et Jean-
Renaud Fayol, cofondateur de la société Axis & Co avant de lancer la
Fondation Fondemos qui travaille, d’après son site, « à donner à ceux qui
œuvrent à la démocratisation de leur pays les moyens de parvenir à leur
but  »3. Officier saint-cyrien intéressé par les mouvements séparatistes,
Fayol sévit en Asie et en Afrique où il appuie plusieurs leaders
d’opposition. Certains comme le nigérien Mahamadou Issoufou sont
parvenus à se hisser à la présidence. Réseauté au Proche-Orient mais aussi
au Gabon ou en Côte d’Ivoire sous le mandat Gbagbo, Ravion s’est illustré
de son côté pour avoir accompagné plusieurs députés français à Damas, en
février 2015, afin de s’entretenir avec Bachar al-Assad. Sur fond de guerre
civile, de dizaines de milliers de morts et d’une pratique de la torture à
l’échelle industrielle, ce voyage est qualifié de «  faute morale  » par
l’Elysée, Matignon et le Quai d’Orsay. Membre de l’entourage de l’ancien
patron de la DGSE Alain Juillet, Ravion est présenté comme conseiller à
l’ambassade de France à Beyrouth. Un titre qu’il aurait usurpé selon la
presse4. On retrouve son nom à Malabo en 2017 aux côtés d’Eric
Berardengo, ex-comparse de Robert Denard, dans une tentative de putsch
violemment dénoncée par les autorités équato-guinéennes5. Source de
plusieurs médias «  confidentiels  » à Paris, le duo Fayol/Ravion voit ses
ambitions ruinées depuis Libreville, où les deux compères sont entrés sous
couvert d’une mission pour Veolia. Comment ont-ils été repérés  ? Par
l’interception de conversations téléphoniques au restaurant Le Phare du
Large. Communications ultérieurement transmises par les services gabonais
aux autorités congolaises. Le Gabon est partulièrement calé en la matière.
En 2012, Bernard Squarcini y a installé la seule antenne africaine de la
Direction Centrale du Renseignement Intérieur (DCRI). Celle-ci intervient
sur tout l’environnement géopolitique sous-régional. En 2018, lors du
procès de « J3M » qui avait appelé à la « désobéissance civile généralisée »
après l’annonce de la victoire de Denis Sassou Nguesso, Fayol et Ravion
sont accusés de «  mercenariat  » et de «  complicité d’atteinte à la sécurité
intérieure de l’État ». L’ex-avocat de Laurent Gbagbo, Sylvain Maier mais
aussi Jean-François Cazé, «  journaliste  » ne se déplaçant jamais sans une
arme à feu dans son sac à dos et suspecté d’avoir mûri un coup d’État en
2007, en Côte d’Ivoire, pour y installer le sergent-chef Ibrahim Coulibaly
« IB », écopent des mêmes charges6. Ces protagonistes se retrouvent sous le
coup d’un mandat d’arrêt émis par Brazzaville7. L’expulsion de Veolia du
Gabon, début 2018, a-t-elle été motivée par cette opération avortée venant
gonfler le flot ininterrompu de tentatives de déstabilisation ourdies dans un
pays du champ  ? En juillet 2021, deux Français étaient encore arrêtés à
Madagascar pour avoir planifié, selon les autorités de ce pays, l’assassinat
de personnalités politiques dont le président Andry Rajoelina. L’ombre de
Bob Dénard plane encore sur l’Afrique.

1 Loi n°2003-340 du 14 avril 2003 relative à la répression de l’activité de mercenaire.


2 Pas de Centrafrique pour nos « Affreux », Le Canard Enchaîné, 16 janvier 2013.
3 www.fondemos.com/qui-sommes-nous/
4 Benjamin Barthe, Les zones d’ombre d’un voyage « privé » à Damas, Le Monde, 25 février 2015.
5  «  Coup d’État  » manqué en Guinée Equatoriale  : plusieurs français accusés par Malabo, AFP,
20 mars 2018 et Sur fond d’accusation de coup d’État, Brazzaville et Malabo relancent les guerres
d’influence à Paris, Intelligence on Line, 11 avril 2018.
6 Pascal Airault, Noël à Abidjan, la grande manip, Jeune Afrique, 20 avril 2009.
7 Rose-Marie Bouboutou, Procès du général Mokoko à Brazzaville : huit accusés, dont sept absents,
Jeune Afrique, 9 mai 2018.
6

Chers communicants

Douce Afrique où le cash coule à flot. Doux Africains ayant développé


un rapport à l’argent décomplexé, capables de brasser des monceaux de
liasses de billets ou d’utiliser leur cassette magique pour des contrats
mirobolants sans commune mesure avec les tarifs pratiqués en Europe.
L’empressement des experts en communication et en relations publiques à
gérer l’image de ces notables et autres chefs d’État se comprend à l’aune de
ce que ces derniers sont capables de débourser pour enjoliver leur politique
ou garantir la meilleure présentation possible de leur pays à l’international.
Être décrit sous les meilleurs auspices, gommer les aspérités d’un régime
autocratique, ripoliner à grands frais les événements pour les rendre
acceptables aux yeux de l’opinion publique telle est la mission de ces
émissaires. Les présidences africaines préfèrent de loin solliciter ces
acteurs, souvent des journalistes passés de l’autre côté du miroir, jugés plus
professionnels et pouvant servir de relais à Paris1. Mieux que quiconque,
croit-on au sud du Sahara, ils savent enjoliver, médiatiser, conseiller et
crédibiliser leurs clients. «  Un contrat à l’année avec une présidence
africaine se négocie entre 500.000 € et un million €. Tout dépend de son
aura et de la notoriété du pays  », avance l’un d’eux, en cheville avec
plusieurs Palais2. De quoi expliquer la concurrence sur ce segment tout
comme la désespérance des agences locales qui, à l’exception du groupe
ivoirien Voodoo de Fabrice Sawegnon, s’en trouvent généralement exclues.
Autrefois masculine avec des hérauts reptiliens comme Thierry Saussez,
Jacques Séguéla, Jean-Pierre Fleury ou Jean-François Probst3, la « com » se
décline désormais au féminin. La présidentielle de 2020 en Côte d’Ivoire
situe l’omnipotence de ces expertes. Alassane Ouattara en est l’illustration
avec Image 7. Cette agence fondée par Anne Meaux est sous contrat depuis
2010, date du premier scrutin auquel le président ivoirien a été autorisé à se
présenter. A cette date, l’opération permet à la « patronne des patrons », en
référence à son portefeuille garni d’hommes politiques et de patrons du
CAC 40, de contrebalancer la perte du marché tunisien après la chute de
son client Zine el-Abidine Ben Ali, suivie de celle d’Abdoulaye Wade à la
fin de son second mandat. Pour emporter la Côte d’Ivoire, Image 7
bénéficie de la bienveillante intermédiation de Béchir Ben Yahmed dit
«  BBY  », fondateur de Jeune Afrique et ami personnel du patron du
Rassemblement des Républicains (RDR). Peu encline à labourer le terrain
sous 45° au soleil ou à se risquer à contracter un neuro-palu, la patronne
d’Image 7 délègue ces dossiers à sa fidèle collaboratrice Marie-Luce
Skrabursky, ancienne responsable de la communication du ministre Alain
Madelin grâce auquel Image 7 a pénétré le marché sénégalais sous la
mandature Wade. Outre la communication du « Gorgui », cette associée eut
à gérer la déchéance politique de son fils Karim. L’époux de Marie-Luce
Skrabursksi, l’avocat Michel Boyon, ex-directeur de cabinet de Jean-Pierre
Raffarin et successeur de Dominique Baudis à la tête du Conseil Supérieur
de l’Audiovisuel (CSA), fut d’ailleurs mandaté auprès du fils de l’ancien
président après avoir rejoint le cabinet Jeantet Associés, en 2013. L’associée
d’Image 7 couvre parallèlement la communication de Mahamadou Issoufou
de 2011, date de sa première élection, jusqu’au terme de son second et
dernier mandat dix ans plus tard. Un contrat facilité par Anne Lauvergeon,
cliente de l’agence parisienne lorsqu’elle dirigeait Areva, groupe
historiquement implanté au Niger. Image 7 assure logiquement la
communication de Mohamed Bazoum, dauphin et successeur du n°1
nigérien à la présidentielle de 2020.
Dans ce monde enchanté, Image 7 est la bête noire d’un autre cabinet
ayant pignon sur la rue africaine : PB Com International. Figure des réseaux
de la droite française sa fondatrice Patricia Balme, ancienne journaliste
proche de l’industriel Marcel Dassaut et membre du cabinet de Renaud
Dutreil, est connue pour avoir accompagné le couple Ouattara pendant sa
traversée du désert, dans les années 2000, en France. « Je m’occupais de sa
communication politique. On formait un carré magique avec Amadou Gon
Coulibaly, Marcel Amon Tanoh, Henriette Diabaté et Aly Coulibaly  », se
souvient-elle. « Je lui présentais un tas de contacts. Je l’introduisais dans les
cercles initiés. Il était presqu’inconnu à Paris. Jacques Chirac ne l’appréciait
pas du tout. Lors de la remise de ma Légion d’honneur en 2003, le couple
se tenait au fond de la salle.  »4  Militante du Rassemblement des
Républicains (RPR), qui plus jeune collait les affiches de ce parti aux côtés
de Nicolas Sarkozy et de Brice Hortefeux5, elle ne sera jamais récompensée
de ces onze années d’investissement souvent effectuées à titre gracieux.
« J’étais confiante », poursuit-elle. « Lorsqu’il était enfermé au Golf Hôtel,
Ouattara m’appelait quasiment chaque jour en me suppliant d’utiliser mon
carnet d’adresse pour le sortir de là, tout en me promettant le plus beau des
contrats.  » En affaires, à plus forte raison africaines, la confiance est
mauvaise conseillère. Pour preuve son ami personnel, le journaliste Jean-
Pierre Elkabbach, lui apprend un jour que le président ivoirien fraîchement
installé a choisi Anne Meaux pour sa communication à l’international. Une
information interceptée fortuitement au détour d’un dîner chez Laurent,
restaurant gastronomique à Paris. Après avoir accusé le coup, Patricia
Balme se recentre sur Paul Biya, son plus fidèle client, tout en déclinant
« une misérable mission » proposée par Dominique Ouattara pour le compte
de sa fondation philanthropique Children of Africa.
La communicante croit tenir sa revanche en acceptant de coacher
Guillaume Soro pour la présidentielle de 2020. Mais l’ex-président de
l’Assemblée nationale se voit écarté des listes après sa condamnation à
vingt-ans de prison dans une sombre affaire d’atteinte à la sécurité de l’État
qui le contraint à l’exil. Un dossier purement politique selon ses partisans.
Qu’à cela ne tienne  : celle qui conseilla brièvement François Bozizé à la
demande de Nathalie Delapalme alors chargée de l’Afrique auprès de
Dominique de Villepin, prend une option sur l’avenir au regard du jeune
âge ‒ moins de cinquante ans ‒ de l’ancien rebelle. Au-delà des frontières
ivoiriennes, Patricia Balme gère la communication de Macky Sall,
successeur d’Abdoulaye Wade. Après un essai infructueux auprès d’Andry
Rajoelina à Madagascar, elle complète son fichier-VIP avec le président de
l’Union des Comores Azali Assoumani. La même élection en Côte d’Ivoire
voit débarquer dans ce cénacle Geneviève Goetzinger, ex-patronne de
Radio France International (RFI) reconvertie dans la communication avec
sa société ImaGGe créée en 2019. Son client, l’ancien Premier ministre
Pascal Affi Nguessan, candidate à ce scrutin au nom du Front Populaire
Ivoirien (FPI).
D’autres acteurs aux structures plus modestes travaillent ponctuellement
avec l’Afrique sans contrat à l’année et au gré d’une opportunité de
rencontre. Début 2021, l’entourage de Denis Sassou Nguesso fait appel à
l’agence parisienne A Plus Communication fondée par Martine Pain et
dirigée par son fils, Thibault Lacoste. Cette société est en relation avec
Claudia Sassou Nguesso, l’une des filles de « L’Empereur » chargée de la
communication présidentielle. Ce dossier est piloté par Franck Tapiro, un
ancien d’Euro RSCG (Havas Worldwide) impliqué dans la campagne de
Nicolas Sarkozy6. Patronne de l’agence MPRP, Marie Prouhet, qui vécut
jeune en Afrique, s’est occupée de Jean Ping. A son palmarès figure
également Amadou Boubacar Cissé dit «  ABC  », candidat à la
présidentielle de 2016, au Niger. Au Palais du bord de Mer, l’agence
Reputation Squad d’Albéric Guigou s’implique dans la modernisation des
outils de communication digitaux. Marc Bousquet et son agence
Médiatiques permet au Mauritanien Mohamed Ould Abdel Aziz de s’offrir
une conduite à l’international grâce à l’organisation de voyages de presse à
Nouakchott7. Ce vieux briscard du secteur depuis Valéry Giscard d’Estaing
gère d’autres personnalités comme Eddie Constance Komboïgo, patron du
Congrès pour la Démocratie et le Progrès (CDP) au Burkina Faso. Ancien
« Monsieur Afrique » de GL Events ayant officié chez Hopscotch avant de
lancer l’agence Concerto, François Hurstel compte Moïse Katumbi Chapwe
parmi ses clients et Cellou Dalein Diallo. Co-fondateurs de l’agence 35°
Nord après avoir officié à Jeune Afrique, respectivement comme journaliste
et «  directeur de cabinet  » de Béchir Ben Yahmed, Philippe Perdrix et
Romain Grandjean ambitionnent de se hisser parmi les principales agences
françaises tournées vers l’Afrique. Après un lancement réussi en partie
grâce à l’apport, par Philippe Perdrix, de plusieurs contats journalistiques
transformés en clients à l’exemple du groupe ivoirien Sifca ou du Premier
ministre congolais Augustin Matata Ponyo, cette structure s’impose en
quelques années dans le paysage communicationnel. Une position renforcée
par son rachat par la société Avisa Partners, fin 2021.
Bien qu’intact, l’entrisme des communicants tricolores n’interdit pas aux
présidents subsahariens d’être gagnés par le scepticisme à l’idée que ces
professionnels de l’image et du discours policés puissent s’inviter dans leur
campagne électorale ou magnifier leurs actions à coup de publireportages
facturés des dizaines de milliers d’euros. Opérations relooking dont le
lecteur n’est d’ailleurs plus dupe. S’il reste utiles, les milieux parisiens de la
«  com  » le sont surtout pour leur capacité à jouer les interfaces, à faire
remonter les messages dans les enceintes du pouvoir, voire, si nécessaire,
jusqu’à l’Elysée. Nonobstant l’épidémie Covid-19, les symposiums et
forums économiques emportent désormais une plus franche adhésion, y
compris de la part de médias qui comme le quotidien Libération jouent leur
crédibilité8. Du Sénégal au Rwanda en passant par la Côte d’Ivoire, ces
raouts au fort retentissement réhaussent immédiatement la perception d’un
président tout en internationalisant son pays. Encore faut-il connaitre les
aspérités du terrain. L’aventure de Richard Attias, présenté comme le
gourou du segment dès la première édition du New York Forum Africa
(NYFA) en 2012, permet de relativiser. Que n’a-t-on entendu dès l’arrivée
en Afrique du communicant natif de Fez avec sa déclinaison africaine du
New York Forum  ? Evénements léchés, participants renommés,
équipements acheminés par avion depuis l’Europe. Il faut reconnaitre au
mari de l’ancienne épouse de Nicolas Sarkozy d’avoir dépoussiéré ce
domaine sur le continent par une impressionnante professionnalisation. Fort
du succès de la première édition du NYFA, l’homme d’affaires renifle le
filon et commence à dupliquer ces rencontres sous les feux croisés des
sociétés civiles locales et des oppositions9. A Brazzaville, à Malabo, à
Bangui, sa stratégie consiste à adosser ses rendez-vous à des sommets sous-
régionaux de façon à pouvoir «  démarcher  » plusieurs chefs d’État
simultanément sans avoir à multiplier les déplacements. En 2013, son
ambition va jusqu’à proposer ‒ sans rire ‒ à Michel Djotodia, président-
rebelle de Centrafrique, un sommet sur la défense de la faune. L’aventure
tourne court. Pays phare du NYFA, le Gabon devient mauvais payeur. Il
faut le prier pour régler ses créances. En 2017, Richard Attias mandate son
avocat pour récupérer une ardoise de plus de 700.000 € de l’édition 201510.
La menace d’un procès est agitée, le créateur de Richard Attias Associates
(RAA) se trouvant sous la pression de ses associés américains.

1 Ces masques blancs qui enjolivent l’image du chef, La Lettre du Continent, 14 octobre 2015.
2 Entretien avec l’auteur.
3  Voir HUGEUX Vincent, Les sorciers blancs, Enquête sur les faux amis français de l’Afrique,
Fayard, Paris, 2007.
4 Entretien avec l’auteur.
5 L’ancien président lui remet les insignes d’Officier dans l’Ordre de la Légion d’honneur le 22 mars
2022 au Sénat, à Paris.
6 Présidentielle : de Paris à Washington, parade de lobbyistes et communicants pour Denis Sassou
Nguesso, Africa Intelligence, 12 mars 2021.
7 Aziz s’achète se rachète une image auprès de la presse étrangère, La Lettre du Continent, 11 mai
2016.
8 Le journal Libération veut exporter ses forums en Afrique, La Lettre du Continent du 17 juin 2015.
9 Richard Attias attendu de pied ferme au Gabon, La Lettre du Continent, 30 avril 2014.
10 Richard Attias presse Ali Bongo de passer à la caisse, La Lettre du Continent, 12 juillet 2017.
7

Marabouts blancs en robes noires

Affichant leur extraordinaire vitalité, ces réseaux exaspèrent les Africains


en ce qu’ils continuent de tirer profit d’une rente tout en marginalisant les
compétences de ce continent. Cela vaut singulièrement pour les avocats.
Qu’elles soient pénalistes, spécialistes en droit des affaires ou «  droit de
l’hommistes », ces « robes noires » sont extrêmement friandes de dossiers
et de conseils aux gouvernements. Leur assaut d’amabilité sur les
présidences subsahariennes n’a jamais faibli, lorsqu’elles ne sont pas elles-
mêmes courtisées par une myriade d’émissaires venus toquer à la porte de
leur cabinet des quartiers huppés de Paris. Très ancienne, cette dynamique
est sacralisée par la correspondance du droit positif français avec le droit
africain francophone, une copie quasi conforme. Vecteur naturel
d’échanges, la similitude de ces systèmes juridiques offre de retentissants
procès aux ténors du barreau, mais aussi l’assurance de clients prestigieux,
protagonistes de dossiers mêlant politique et diplomatie internationale.
Après les affaires Elf et l’Angolagate, le dossier des « BMA » ou le procès
Gbagbo mettent en évidence la concurrence acharnée que se livrent ces
praticiens pour prêter la main à un chef d’État ou à un voyou à col blanc.
Roland Dumas et Jacques Vergès excellent dans ce répertoire. Les deux
comparses se portent au chevet de Laurent Gbagbo, le 13 avril 2011, deux
jours seulement après sa chute. Une tentative d’autant plus aidée que ce
dernier a fait le vide autour de lui. Son avocat historique Pierre Haïk, autre
ténor du barreau, a pris ses distances en raison de son entêtement à
s’enferrer dans la crise. Perçu comme une nouvelle manifestation de la
Françafrique, le coup des deux robes noires provoque aussitôt une levée de
bouclier d’un collectif d’avocats africains monté par la belle-fille du
président en disgrâce, Marie-Antoinette Singleron. Celle-ci dénonce le
mépris de ces deux avocats non désignés «  voulant s’imposer par la
force »1. Dans une première étape, ces derniers parviennent obtenir de la
présidence ivoirienne la rédaction et la publication d’un ouvrage : « Crimes
et fraudes en Côte d’Ivoire ». Sorti le 19 avril en un temps record, ce livre
de mauvaise facture, criblé d’erreurs factuelles et de photos tronquées,
aurait été tarifé plusieurs dizaines de milliers d’euros2.
Ancien ministre des Affaires étrangères, Roland Dumas incarne cette race
d’indécrottables praticiens dont l’énergie à vouloir enlever un mandat à une
personnalité africaine forme le fil conducteur d’une carrière entrecoupée par
la haute fonction publique et plusieurs bruyants scandales. Les abus de
biens sociaux en faveur de sa maîtresse Christine Deviers-Joncour ne sont
pas les moins médiatisés. Pour la petite histoire, cet ami personnel de
François Mitterrand sonnait encore à la porte du pavillon d’Abdoulaye
Wade à Versailles en 2015, à 93 ans, pour le persuader de sa capacité à
améliorer le sort de son fils emprisonné à Dakar. Karim Wade étant pris en
main par plusieurs autres avocats parisiens, la proposition tourne court.
Voulant profiter de la visite du Premier ministre François Fillon pour faire
un coup d’éclat, l’attelage Vergès/Dumas se rend de nouveau à Abidjan en
juillet 2011 pour y rencontrer le président déchu. Accompagnés par leurs
confrères Lucie Bourthoumieux et Marcel Ceccaldi, ils sont refoulés de
l’aéroport de la capitale économique, officiellement pour défaut de
passeport. Un affront pour Jacques Vergès, 87 ans, dont la longue liste de
clients compte le dictateur malien Moussa Traoré, Paul Biya ou encore le
trio Omar Bongo Ondimba, Idriss Déby Itno et Denis Sassou Nguesso qu’il
eut à défendre dans un procès en diffamation intenté collectivement contre
François-Xavier Verschave. C’est Me Emmanuel Altit, un inconnu à
l’efficacité redoutable, qui sort finalement vainqueur de ces jeux d’intrigue
pour défendre Laurent Gbagbo. Discret, besogneux, maîtrisant parfaitement
son dossier tout comme les arcanes de la Cour Pénale Internationale (CPI),
il obtient l’acquittement de son client, début 2019, après neuf ans de
procédure pour « crimes contre l’humanité ».
Basé sur un dossier totalement bancal aboutissant à la mise en échec de
l’accusation, ce procès rocambolesques met en lumière les deux défenseurs
de la Côte d’Ivoire  : Jean-Pierre Mignard et surtout Jean-Paul Benoit
qu’une proximité avec François Hollande contribue à médiatiser. La
désignation de Benoit pour une procédure de cet acabit surprend. Il a
déboulé dans le métier sur le tard. Peu familiarisé à la matière pénale, voix
royale de la profession, cet ancien haut fonctionnaire possède, en revanche,
un pedigree africain. Son expertise s’est construite par strates successives à
partir des réseaux de la France giscardienne. Directeur du cabinet du
ministre de la Coopération Pierre Abelin, il s’est impliqué dans de
nombreux dossiers dont les tractations liées à la libération de Pierre Xavier
Galopin, membre des services français et patron de la Garde présidentielle
tchadienne fait prisonnier puis exécuté en 1975 par les rebelles du Forces
armées du Nord (Fan). Une continuité de l’affaire liée à l’enlèvement à la
même période de la chercheuse-anthropologue François Claustre.
Cette position lui facilite l’accès à de nombreux présidents en tête
desquels Gnassingbé Eyadema, Félix Houphouët-Boigny et Omar Bongo
qu’il prend toujours malin plaisir à imiter en privé. Proche du Gabon, cet
ancien député européen et secrétaire national du Parti radical chargé des
questions internationales se retrouve dans le panel d’observateurs de la
première présidentielle multipartite organisée dans ce pays en 1993. Pour la
petite histoire, Omar Bongo songe à le faire nommer après coup
ambassadeur de France à Libreville. Pas insensible aux sirènes africaines,
Benoit réoriente ses activités une fois sa carrière étatique achevée. En 2007,
il bénéficie d’un décret de 1991 lui permettant, sous certaines conditions,
d’exercer le métier d’avocat en étant dispensé du certificat d’aptitude
nécessaire à cette profession. « Je ne cours pas après les affaires. Deux ou
trois par an me suffisent  », expliquait-il à l’auteur, en 2016, de sa voix
zozotante3.
Et pour cause. La Côte d’Ivoire, où il se montre encore fin 2020 à
l’occasion de l’investiture d’Alassane Ouattara, lui suffit amplement.
Intellectuellement complices, les deux hommes se connaissent depuis plus
de trente ans. Ils se sont rencontrés lorsque le poulain de Félix Houphouët-
Boigny était gouverneur de la BCEAO, à Dakar. Benoit est désigné comme
le conseil attitré d’Alassane Ouattara une fois ce dernier parvenu aux
marches du palais. Le procès Gbagbo n’est qu’une affaire parmi d’autres.
Au sortir de la crise de 2010-2011, il a pour mission de nettoyer les écuries
d’Augias. Les commandes s’amoncèlent. Chargé d’inventorier le
patrimoine immobilier de la Côte d’Ivoire en France, il fait notamment
procéder à l’expulsion de l’avocat Sylvain Maier d’un hôtel particulier rue
Léonard de Vinci. Ce proche de Laurent Gbagbo revendiquait la propriété
des lieux sur la foi d’une promesse de vente4. Il doit également gérer les
ennuis judiciaires de Guillaume Soro inquiété dans l’Hexagone par une
plainte pour «  torture, traitements humains dégradants et détention
arbitraire  » de Michel Gbagbo, le fils de Laurent Gbagbo séquestré au
lendemain de la crise. Il intervient par ailleurs auprès de Faure Gnassingbé
qu’il a connu en bermuda pour recouvrer une créance de son client, EDF.
On le retrouve sur le dossier Marafa Hamidou Yaya, ex-secrétaire général
de la présidence camerounaise épinglé dans l’opération anticorruption
Epervier. Dossier qu’il abandonne en raison de l’obstruction des autorités
locales. De la même manière, il tente vainement d’entrer sur le volet
équato-guinéen des « BMA ». Pressé à 80 ans sonnés, il n’est pas du genre
à plaider les causes perdues.
Parce qu’il implique trois États et de nombreux membres de leurs
galaxies présidentielles, cette interminable affaire née en 2008 d’une plainte
pour détournements de fonds publics portée par l’association Transparency
International, provoque un goulot d’étranglement d’avocats aux vues du
nombre de personnalités visées et des promesses d’émoluments. L’une de
ces robes noires n’a-t-elle pas présenté un jour à la présidence équato-
guinéenne estomaquée une note d’honoraires de 150.000 € pour un simple
aller-retour Paris-Malabo, une heure de conseil à Teodoro Obiang Nguema
et la rédaction d’un mémorandum de trois malheureuses pages  ? Cette
frénésie s’accélère après l’annonce de la recevabilité de la plainte par
Françoise Desset, doyenne des juges d’instruction du pôle financier de
Paris. Une décision infirmée en appel, mais confirmée par un arrêt
historique de la Cour de cassation en 2010. Comme pour le procès Elf, des
dizaines de juristes s’investissent tout au long de l’instruction et dans les
nombreux procès en diffamation qui en découlent. Figure du barreau depuis
1975, Francis Szpiner est mandaté sur les procédures engagées par la
Guinée Equatoriale contre plusieurs médias et le CCFD-Terre solidaire.
Cette ONG est à la source de toute l’affaire après la publication de deux
rapports au vitriol  : «  Biens mal acquis profitent trop souvent, La fortune
des dictateurs et les complaisances occidentales » (2007) suivi de « Biens
mal acquis, A qui profite le crime  » (2009)  ? Élu maire du 16ème
arrondissement de Paris en 2020, élevé au rang de commandeur de la
Légion d’honneur par Nicolas Sarkozy, Me Szpiner est un africain dans
l’âme. Franc-maçon se projetant volontiers dans le costume de ministre de
la Coopération au temps où ce département resplendissait encore, il doit à
ce continent l’un de ses premiers coups d’éclat aux côtés de son célinien
confrère François Gibault, en assurant la défense de Jean-Bedel Bokassa
auquel il évite la peine de mort au terme de son procès à Bangui, en 1987. Il
rebondit à Djibouti pour défendre cet État et son président Ismaïl Omar
Guelleh dans le dossier lié à l’assassinat en 1995 du magistrat français
Bernard Borrel. Il est sollicité par Maixent Accrombessi, ancien directeur
de cabinet d’Ali Bongo mis en examen en France en 2017 pour « corruption
passive d’agent public étranger, blanchiment en bande organisée de
corruption passive, faux et usage de faux » dans une affaire de contrat avec
l’équipementier français Marck. En 2018, le maire de Dakar, Khalifa Sall,
l’approche après avoir subi des accusations de détournements de fonds
publics de la part du régime Sall.
Outre ce ténor surnommé «  Maître 60  » en raison de sa modeste taille,
Malabo s’appuie, dès le début de l’instruction, sur une escouade composée
d’Olivier Pardo, d’Elizabeth Thomas-Werner et de Ludovic Landivaux
avant de jeter définitivement son dévolu sur Jean-Charles Tchikaya.
Éloquent, toujours tiré à quatre épingles dans des costumes trois pièces, ce
pénaliste bordelais d’origine congolaise est un ovni dans le sérail judiciaire.
« Je suis comme mon mentor. Je préfère le cousu main au prêt à porter », se
plait à répéter ce disciple de Jacques Vergès5. En jouant sur la corde
sensible il réussit à obtenir un mandat exclusif de la Guinée Équatoriale
après plusieurs mois de lobbying auprès de Mariola Bindang Obiang, la
chargée d’affaires de l’ambassade de la Guinée Equatoriale à Paris. La
défense de plusieurs parents de Mouammar Kadhafi et l’obtention de la
levée du gel des avoirs de ministres pro-Gbagbo après avoir attaqué l’Union
européenne (UE) ne sont pas pour le desservir compte tenu de la proximité
d’Obiang Nguema Mbasogo avec ces deux leaders. Jean-Charles Tchikaya
fait rapidement de cet émirat pétrolier à la gouvernance rugueuse son seul
client, enchaînant les levées de saisies conservatoires dans le cadre de
contentieux commerciaux tout en faisant œuvre de pédagogie auprès des
dirigeants de cette ancienne colonie espagnole fort peu habitués aux
subtilités du droit international.
A Malabo, une autre robe noire s’active à défendre Teodoro Nguema
Obiang Mangue alias «  Teodorin  », fils choyé d’Obiang Nguema et de la
première dame Constancia Mangue Nsue Okomo  : Emmanuel Marsigny.
Première victime de l’instruction ayant mis au jour l’ampleur délirante de
son patrimoine, le principal acquéreur de la collection Yves Saint-Laurent-
Pierre Bergé est condamné, en 2017, à 30 millions € d’amende et à trois ans
de prison avec sursis pour «  abus de biens sociaux, blanchiment de
détournements de fonds publics et blanchiment d’abus de confiance ». Une
peine alourdie en appel début 20206. Surnommé «  Le Marquis  » pour sa
noblesse dans l’attitude, Emmanuel Marsigny forme un pourvoi en
cassation. Il est reproché au vice-président de Guinée Equatoriale, dont la
seule ligne de défense est de contester la légitimité des juridictions
françaises, une fortune colossale accumulée grâce à des détournements
d’argent public au détriment des Equatoguinéens majoritairement confinés
sous le seuil de pauvreté. Condamné, l’héritier imprévisible voit également
lui échapper un hôtel particulier situé 42 avenue Foch, à Paris. Revendiqué
par Malabo comme un bien diplomatique, ce magnifique site de
100  millions € est considéré par la France comme une propriété
personnelle. Appelée à trancher ces deux interprétations, la Cour
Internationale de Justice (CIJ) déclare, fin 2020, que l’immeuble n’a
«  jamais acquis le statut de mission diplomatique en République
française ». Sa saisie par les autorités françaises est donc confirmée. Il peut
être revendu. Elève d’Olivier Metzner, Emmanuel Marsigny est bien placé
pour parler de l’avidité des avocats dès qu’il s’agit de dossiers liés au
continent noir. Combien ont-ils tenté de lui soutirer par des voies
détournées son client au train de vie extravagant, fan absolu de montres
serties de diamants, de jet-ski et de Bugatti Veyron  ? Une bonne dizaine.
Fondateur de son cabinet après le suicide de son maître-à-penser, celui qui
défendit l’homme d’affaires Pierre Falcon au procès de l’Angolagate,
gigantesque scandale politico-judiciaire relatif à des contrats d’armements
livrés à Luanda, observe non sans une certaine jubilation l’énergie déployée
par ses confrères pour lui ravir ce dossier.
Les «  BMA  » consacrent la montée ascensionnelle d’un autre avocat  :
William Bourdon, fondateur de Sherpa. Victorieux de la raison d’États
dévoyés après avoir fait condamner pour un gouvernant africain la première
fois, cet addict des prétoires a dirigé la Fédération Internationale des Droits
de l’Homme (FIDH). Au sein de ce réseau de l’entre-soi où l’égocentrisme
se porte en bandoulière, la chasse au client est un sport de compétition.
Sous sa généreuse chevelure poivre et sel William Bourdon affiche
ouvertement sa soif d’affaires africaines au besoin en écartant les confrères.
Le franc-maçon Alexandre Varaut peut en témoigner, qui voit lui échapper
la défense de l’ex-ministre des Affaires étrangères du Burkina Faso Djibril
Bassolé, accusé d’atteinte à la sécurité de l’État dans son pays7. En dehors
des « BMA », le spécialiste de la lutte contre les crimes économiques met
son penchant «  droit de l’hommiste  » au service de procès hautement
symboliques. Proche de Danielle Mitterrand, il est à la pointe de la défense
d’opposants ou de causes associées aux dérives autocratiques. Il s’implique
dans la disparition du tchadien Ibni Oumar Mahamat Saleh. Il amorce un
début de procédure contre le groupe bancaire BNP-Paribas pour
financements d’achats d’armes destinées aux génocidaires rwandais. Il
défend l’homme d’affaires Jacques Dupuydauby, patron de la société
Progosa, dans son différend avec Vincent Bolloré. Mais cette personnalité
de gauche, furtif conseiller de François Hollande, contredit parfois son
image en posant aux côtés de clients moins glorieux tels Motassim Bilal
Kadhafi, le fils de Mouammar Kadhafi condamné à Paris pour violences
conjugales. Cette dualité transparaît dans le Mauritania bashing que cet
héritier de la famille Michelin, amateur de chewing-gum et de viande de
sanglier, alimente pour torpiller la présidence de Mohamed Ould Abdel
Aziz. Un engouement motivé par ses relations plus que par une franche
attirance pour le pays des hommes bleus. Il se trouve que William Bourdon
est ami à l’entrepreneur Mohamed Ould Bouamatou, parent du chef de
l’État mauritanien qu’une violente brouille avec ce dernier contraint à l’exil
à partir de 2010. Cette période durera dix ans. Elle vaudra une véritable
vendetta du fondateur de Bouamatou SA contre le pouvoir mauritanien,
notamment à travers des articles véhéments, voire diffamatoires financés
dans plusieurs médias dont le site Mondafrique du journaliste Nicolas Beau.
Transformé en lobbyiste-influenceur, William Bourdon se charge de son
côté de piloter des enquêtes contre la gouvernance mauritanienne en
actionnant son association8. En 2017, Sherpa publie «  La corruption en
Mauritanie, un gigantesque système d’évaporation  », un rapport décapant
repris par plusieurs journalistes français d’investigation, visiteurs habitués
du cabinet Bourdon & Associés au 4ème étage d’un immeuble sur cour situé
à deux pas du musée du Louvre.
Bourdon et Bouamatou se fréquentent depuis plusieurs années après avoir
été présentés par un ami commun. L’avocat plaide peu de dossiers en
Mauritanie. Il se contente de défendre Mohamed Ould Debagh, vice-
président de Bouamatou SA accusé par le régime Abdel Aziz d’avoir
provoqué la faillite de la compagnie Mauritania Airways. Il vole également
au secours du député français Noël Mamère attaqué par Nouakchott pour
avoir qualifié le n°1 président mauritanien de « parrain de la drogue ». Ce
nombre limité d’affaires n’empêche pas Bourdon de protéger les intérêts de
l’homme d’affaires, propriétaire d’un riad de Marrakech où l’on peut
croiser Dominique Strauss-Kahn, Bernard Henri-Levy ou encore le couple
Balkany. Bouamatou se trouve être un des soutiens financiers de Sherpa.
Avec son confrère belge Georges Henri Beauthier, William Bourdon
contribue par ailleurs à créer la Fondation pour l’égalité des chances en
Afrique, vitrine philanthropique de son ami. Sur son bureau comme partout
à terre, les dossiers africains s’entassent dans une pagaille ordonnée.
Volumineux est celui du contentieux entre l’État du Sénégal dont Bourdon
porte la procédure contre Karim Wade. L’Afrique est un village. Les figures
du barreau de Paris s’y retrouvent régulièrement comme associés ou
adversaires au gré de contentieux. A Dakar, Me Bourdon apporte la
contradiction à Pierre Olivier Sur alias «  POS  », membre du collectif
d’avocats du fils d’Abdoulaye Wade qui regroupe d’autres ténors tels Jean-
René Farthouat ou Jean-Yves Le Borgne.
« POS » et l’Afrique, c’est une autre longue histoire d’amour. « A chaque
fois que je m’y rends, j’ai la sensation de baigner dans un livre d’Henry de
Monfreid  », explique-t-il9. Cette irrépressible attirance se révèle dans les
années 70 lorsque, étudiant à Science Po, il fait connaissance d’Alpha
Condé qui enseigne les libertés publiques, et à la suite de deux mois de
stage au sein de la filiale d’Unilever à Abidjan. A la fin des années 90, la
défense de son ex-professeur vient grossir son tropisme africain. Opposant
et candidat malheureux à la présidentielle de 1998 en Guinée, Alpha Condé
est à cette date inquiété par la junte de Lansana Conté qui aboutit, en 2000,
à son inculpation pour une prétendue tentative de coup d’État par le
truchement de mercenaires. Une procédure en tous points loufoque, mais
qui vaut tout de même à son avocat d’être placé plusieurs jours en résidence
surveillée pendant un séjour à Conakry avec interdiction de sortie du
territoire. A la même période, «  POS  » fidélise deux clients  : Blaise et
surtout François Compaoré soupçonné d’être impliqué dans l’assassinat du
journaliste Norbert Zongo. La rencontre s’effectue à la faveur de la pause
de la première pierre du nouveau palais de justice d’Ouagadougou. « J’étais
membre du conseil de l’Ordre, et le bâtonnier cherchait un candidat pour
partir dès le lendemain au Burkina Faso et assister à cette cérémonie.
Personne n’a levé la main. Comme j’étais le plus jeune j’ai été désigné », se
rappelle Sur. Devant les juridictions hexagonales l’ex-défenseur d’André
Gelfi dans le procès Elf met tout en œuvre pour éviter au frère du « Beau
Blaise  » un transfèrement à Ouagadougou au moment où ce dernier se
trouve exilé dans son appartement parisien depuis les émeutes de 2014. Me
Sur rentre de nouveau sur un dossier guinéen avec le lourd contentieux de
Necotrans dans ce pays. Un crève-cœur. Proche de Richard Talbot,
fondateur de ce groupe, il doit ferrailler avec Alpha Condé devenu
président, lequel en avait fait son invité d’honneur lors de son intronisation,
fin 2010. Quelques semaines après cette cérémonie emplie d’espoir,
l’avocat obtient une audience présidentielle à Conakry pour tenter de
décrocher une résolution amiable dans ce litige. Au terme de l’entretien, le
nouveau chef de l’État se lève brusquement et lui fait un bras d’honneur en
hurlant : « Guinée is back ! »10 Sur reprend aussitôt son avion. La brouille
durera près de dix ans jusqu’à ce que les deux hommes se retrouvent à
l’occasion d’une médiation pilotée par le président guinéen à l’hôtel
Raphaël à Paris, son lieu de villégiature, afin de rabibocher Lionel Zinsou,
client de Pierre Olivier Sur, avec Mahamadou Bonkoungou, patron du
puissant groupe Ebomaf au Burkina Faso. Ce dernier a prêté au banquier
d’affaires franco-béninois plus de 20 millions € pour financer sa campagne
de la présidentielle de 2016, au Bénin. Grand perdant du scrutin, celui qui
préside le fonds PAI Partners ne restituera jamais la somme. Les premières
attaques en justice donnant gain de cause à Bonkoungou, l’affaire menace
de ruiner l’image de l’ex-collaborateur de Laurent Fabius réputé pour sa
vivacité d’esprit et sa probité. La médiation s’effectue de toute urgence à la
demande d’Alassane Ouattara représenté pour l’occasion par son avocat…
Jean-Paul Benoit. Vous avez dit réseaux ?
Entre ses plaidoiries pour les personnalités du gotha médiatico-politique
français (Laura Smet, Isabelle Balkany…), «  POS  » remplit son agenda
africain. Il s’occupe de Vital Kamerhe, directeur de cabinet de Félix
Tshisekedi  ; de l’ex-ministre gabonais Magloire Ngambia ou encore du
franco-sénégalais Karibou Mbodje, patron du groupe Wari. Il ne manque
pas d’assister ses amis tels Gilles Huberson ou Alexandre Vilgrain dont le
groupe est attaqué frontalement en 2021, par l’ONG The Sentry, dans un
rapport accusant Somdiaa de financer des milices armées en Centrafrique11.
De nouvelles et énièmes accusations visant un groupe français en Afrique
niées en bloc par la filiale du groupe Castel, mais suffisamment graves pour
diligenter une enquête interne et de terrain à une société d’intelligence
économique. Tous ces prestigieux clients apportent-ils de l’eau au moulin
du cabinet Fischer Tandeau de Marsac Sur et Associés situé face à l’église
Saint-Augustin à Paris  ? «  L’Afrique pèse peu dans le chiffre d’affaires,
mais je suis riche des relations que j’y ai tissées », répond, laconique, celui
qui présida le barreau de Paris de 2014 à 2015. Le réseau françafricain des
avocats n’a pas son pareil pour faire de l’argent le tabou des tabous.
Davantage en retrait aujourd’hui, l’ancien bâtonnier Christian Charrière-
Bournazel eut pour client le premier président camerounais Amadou
Ahidjo. Il défend par la suite le Premier ministre nigérien Hama Amadou,
compromis dans une affaire d’enlèvement d’enfants au Nigéria ainsi que le
président béninois Thomas Boni Yayi au moment où ce dernier part en
croisade contre son principal opposant Patrice Talon, acussant ce dernier de
tentative d’empoisonnement. Talon choisit alors un certain William
Bourdon comme avocat. Avec sa consœur Caroline Wassermann, Bournazel
remue par ailleurs ciel et terre pour sortir l’avocate Lydienne Yem Eyoun de
la sinistre prison centrale de Kondengui à Yaoundé au Cameroun, d’où elle
crie son innocence après avoir écopé 20 ans de prison dans une affaire de
corruption. Lobbying gagnant des deux avocats puisque leur consœur est
graciée par le président Biya en 2016, puis libérée.
Moins visible dans ce village garni, Marcel Ceccaldi n’en est pas moins
par mont et par vaux. Conseiller du président bissau-guinéen Malam Bacai
Sanha de 2009 à 2012, il défend le guinéen Moussa Dadis Camara avec la
ferme intention de porter l’affaire du massacre du stade du 28  septembre
devant la CPI afin de disculper son client. Une proposition finalement
abandonnée. Francis Szpiner et Roland Dumas avaient été approchés par la
junte guinéenne pour contrer l’éventualité d’une telle procédure au nom de
la souveraineté de la Guinée. Conseiller juridique de Jean-Marie Le Pen, le
fondateur du Front national, Me Ceccaldi a d’autres cordes à son arc. Il
défend le Premier ministre malien Boubou Cissé, emporté par le putsch
d’aout 2020 et celle de Karim Keita, fils d’Ibrahim Boubacar Keita inquiété
par une affaire de corruption à Bamako. De son côté, Patrick Klugman,
ancien président de l’Union des Etudiants Juifs de France (UEJF) et ancien
adjoint de la maire de Paris Anne Hidalgo chargé des relations
internationales, est approché par François Bozizé après sa chute en 2013.
S’il refuse cette défense, le vice-président de l’association SOS Racisme au
début des années 2000 accepte volontiers celle de Loïk Le Floch-Prigent,
embastillé à Lomé pour une affaire d’escroquerie impliquant son associé au
sein de la compagnie Pilatus Energy, Abbass al-Youssef. Impliqué auprès de
Sylvia Bongo Ondimba, première dame du Gabon qui actionne de temps à
autres ses avocats pour mettre en garde certains journalistes français
enquêtant d’un peu trop près sur sa fondation, le cabinet Grinal, Klugman
Aumont et Associés (GKL Associés) s’empare, en 2020, de la défense de
plusieurs membres de l’UFDG de Cellou Dalein Diallo12. Autrefois fidèle
au Corse Jean-Pierre Versini-Campinchi, Denis Sassou Nguesso se repose
sur Simone Bernard-Dupré, Jean-Marie Viala et le spécialiste en arbitrage
Kevin Grossman formé aux États-Unis. La liste n’est pas exhaustive.
L’hégémonie des avocats français « Blancs de plus de cinquante ans » sur
les dossiers africains donne le tournis. Leurs collègues Noirs sont
inexistants, écartés, énigmatiques. Le cas de Jean-Charles Tchikaya reste à
tel point exceptionnel que cette prédation minutieuse entretient chez ces
praticiens un sentiment de relégation. Dans une lettre ouverte adressée en
2011 aux chefs d’État du continent, vingt-et-un de ces professionnels noirs
dénoncent leur attitude « excluante » au prétexte que planerait sur leur nom
des croyances tenaces quant à leur manque de compétence13. Malgré cette
fronde menée par Me Augustin Kemadjou, président de l’Association des
Avocats Africains, Antillais et Autres de France (5AF), la situation n’a pas
changé.
A l’image des autres réseaux, le monde des robes noires possède la
faculté de rajeunir par un afflux de sang neuf venant tordre le cou aux
croyances d’une Françafrique belle et bien morte. Les propos d’un Jean-
Marie Bockel évoquant un «  chant du Cygne  » après les révélations de
Robert Bourgi dans le JDD l’indiffère14. Dans ce club aux senteurs de
cigares, fait de boiseries et de lambris en chêne, les vieux briscards
accueillent de jeunes profils «  caucasiens  » peu en prise avec l’Afrique,
mais plongeant avec une délectation enjouée dans le marigot à caïmans.
Accepter un dossier africain, c’est l’assurance de se situer à la jonction du
droit et de l’action diplomatique avec des enjeux parfois considérables.
D’où l’attirance de cette nouvelle génération de pénalistes. Inquiété par le
régime Ouattara pour avoir refusé de rentrer dans le rang du
Rassemblement des Houphouetistes pour la Paix et la Démocratie (RHDP),
Guillaume Soro s’entoure de Robin Binsard. Ce jeune avocat inscrit au
barreau de Paris à 21 ans est présenté à l’ancien président de l’Assemblée
nationale par la lobbyiste Pascale Jeannin Perez, proche de plusieurs
présidents dont le libérien Georges Weah. Il partage cette tâche avec
Charles Consigny, ultime « sniper » de l’émission « On n’est pas couché »
de France Télévisions. Elève d’Olivier Metzner, Antonin Levy, le fils du
philosophe-écrivain Bernard Henri Lévy, intervient sporadiquement pour la
Guinée Equatoriale. Jean-Jacques Neuer, l’avocat des ayants-droits de
Pablo Picasso, gère les intérêts de Denis Chrystel Sassou Nguesso, fils de
Sassou Nguesso. Président de la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme,
Mario Stasi, porteur du même prénom que son père, marque son entrée dans
le village en défendant l’ancienne Garde des Sceaux béninoise Rechya
Madougou, emprisonnée à Porto-Novo début 2021 après avoir été accusée
par le régime Talon de menée subversive et «  terroriste  ». Bien qu’Éric
Dupont Moretti ne soit pas un novice, l’Afrique est restée éloignée de son
cabinet avant que sa visibilité n’explose les compteurs. Les clients
entendent jouer sur la notoriété du plus célèbre pénaliste et futur Garde des
Sceaux auréolé de près de 150 acquittements. Avocat de Robert Bourgi, il
s’occupe entre autres du Camerounais Michel-Thierry Atangana et de
Marcel Ntsourou, responsable des renseignements du Congo-Brazzaville
devenu opposant à Denis Sassou Nguesso. Aux côtés d’Emmanuel
Marsigny, «  Acquitator  » défend Koffi Olomidé accusé par quatre de ses
danseuses «  d’atteintes sexuelles avec violence, contrainte, menace ou
surprise par personne ayant autorité » et de « séquestration ». Cet attelage
n’empêche pas la condamnation, en 2019, du pape de la rumba congolaise à
deux ans de prison avec sursis. Eric Dupont-Moretti tente de dissuader
Seykou Kane de ne pas se rendre en France après les convocations de
Maixent Accrombessi par les juges. Mais l’homme d’affaires exercant au
Gabon préfère s’en remettre à son conseil, le professeur agrégé de droit
public Pierre Gaborit. Ne désirant pas être transformé en agent de
communication du régime congolais, la figure du barreau de Lille avant
d’ouvrir un cabinet à Paris rejette également plusieurs propositions visant à
défendre Brazzaville au procès de Jean-Marie Michel Mokoko. Malgré une
promesse d’honoraires substantiels, d’autres avocats dont « POS » déclinent
la même proposition, se refusant à cautionner un procès politique. Associé
historique d’Éric Dupont-Moretti, Antoine Vey prend la relève après la
nomination de son mentor comme ministre de la Justice dans le
gouvernement de Jean Castex, en juillet 2020. Ce nouveau venu sur l’axe
franco-africain gère des dossiers sensibles comme celui de Lucien Ebata,
patron congolais de la compagnie Orion Oil et du magazine Forbes Afrique,
ou Sébastien Ajavon, exilé à Paris après ses déboires avec le Palais de la
Marina. Arrivé troisième au premier tour de la présidentielle de 2016 au
Bénin, cet homme d’affaires a formé avec Patrice Talon un ticket gagnant
au second tour. Mais la lune de miel n’a pas duré. En 2018, le «  Roi du
poulet » comme on le surnomme pour ses activités dans cette industrie en
France et dans son pays est condamné à vingt ans d’emprisonnement pour
« trafic de cocaïne ». Un règlement de compte purement politique qu’il fait
porter sur les épaules de son ancien colistier.

1 Bisbilles chez les avocats de Laurent Gbagbo, La Lettre du Continent, 26 mai 2011.
2 Dumas/Vergès en petite forme littéraire, La Lettre du Continent, 11 mai 2011.
3 Entretien avec l’auteur.
4 Héritage immobilier empoisonné pour ADO, La lettre du Continent, 11 avril 2012.
5 Entretien avec l’auteur.
6  Cet arrêt est définitivement confirmé par la Cour de cassation le 28  juillet 2021, qui rejette le
pourvoi formulé par le vice-président de Guinée Equatoriale.
7 Les défenseurs de Djibril Bassolé s’embrouillent, La Lettre du Continent, 23 mars 2016.
8 Mohamed Ould Bouamatou, un self-made man devenu premier homme d’affaires de Mauritanie,
Collection Insiders, La Lettre du Continent, 21 septembre 2016.
9 Entretien avec l’auteur.
10 Voir Les dix avocats qui conseillent ‒ et confessent ! ‒ les présidents africains, Dossier spécial La
Lettre du Continent, collection Insiders, 5 mai 2016.
11  Culture de la violence  : le groupe Castel, géant du sucre et des boissons lié au financement de
milices armées en Centrafrique, The Sentry, août 2021, 49p.
12  L’opposition guinéenne fait appel aux avocats français Klugman et Terel, Africa Intelligence,
13 janvier 2021.
13  Christophe Boisbouvier, Affaire Bourgi  : le raz-le-bol des avocats africains, Jeune Afrique, 1er
novembre 2011.
14  Jean-Marie Bockel  : «  Les accusations de Bourgi sont le chant du cygne de la Françafrique  »,
Jeune Afrique, 30 septembre 2011.
Partie V

La fin de l’âge d’or


1

« Notre temps est passé »

«  Il faut se rendre à l’évidence, nous décrochons complètement. Nous


sommes à la fin d’un cycle ». Cette confession d’Alexandre Vilgrain sonne
le tocsin1. On associe sans difficulté la teneur du propos au «  Gibet  »,
composition entêtante de Maurice Ravel prenant la forme d’une inéluctable
agonie. Patron de Somdiaa depuis 1995, le fils de Jean-Louis Vilgrain,
fondateur, en 1949, du groupe agro-industriel passé sous le pavillon du
brasseur Pierre Castel, se désespère depuis son bureau panoramique du
centre de Paris érigé en mirador de la relation franco-africaine. Outre une
ligne directe avec plusieurs chefs d’État et une connaissance aiguë du
terrain forgée par des implantations historiques (Gabon, Burkina Faso,
Centrafrique…), il dirige le Conseil français des investisseurs en Afrique
(Cian). Cette organisation patronale qui vit de ses adhérents (180 en 2021)
sert d’interface entre les milieux d’affaires des deux rives de la
Méditerranée. Séminaires, rencontres, déjeuners, travaux en commissions,
production intellectuelle et réseautage sont au cœur de ses activités
bénévoles, le plus fréquemment effectuées par d’anciens responsables
Afrique de groupes du CAC 40. D’un optimisme naturel, partisan du franc-
parler, Alexandre Vilgrain voit la relation bilatérale se ternir lentement.
Qu’entend-il par fin de cycle ? « Nous avions réussi à séduire et à intéresser
les jeunes à l’Afrique grâce à des dispositifs comme le Volontariat
International en Entreprise. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui. Leur
nombre augmente, mais pas sur ce continent. Les jeunes ne sont pas prêts à
y vivre, à s’y établir, à y rester pour investir, pour monter une affaire. Il n’y
a ni intérêt, ni enthousiasme. Or, l’Afrique suppose qu’on prenne son
temps. Le temps de discuter, de découvrir, de partager. Cette génération
n’existe plus.  » A t’elle jamais existé  ? Il faut assister aux déjeuners du
Cian, organisés tous les semestres le plus souvent à l’Automobile Club de
Paris, pour constater le très faible renouvellement des générations. Cette
tendance atteint jusqu’à l’organisation elle-même. Elu en 2008, Alexandre
Vilgrain s’est longtemps cherché un successeur avant de décider de
poursuivre l’aventure faute de candidat. Brièvement intéressé, Philippe
Belin, le patron du groupe d’équipements militaires et paramilitaires Marck,
a dû réviser ses projets après sa mise en examen dans un dossier gabonais,
en France. Alexandre Vilgrain souhaitait passer la main en 2015. En 2022,
il est toujours fidèle au poste2.
Il est loin le temps où Marchés Tropicaux et Méditerranéens introduisait
ses numéros spéciaux «  France-Afrique  » de fin d’année par une
soixantaine de pages publicitaires de groupes tricolores exerçant sur ce
continent. Cette époque a disparu et avec elle cet hebdomadaire3, le plus
ancien média français consacré aux économies africaines, aspiré comme
tant d’autres faute de n’avoir su en entrevoir les évolutions. A l’image de ce
média austère et fané, les autorités publiques ne parviennent pas à saisir
l’enjeu des années 90. Elles préfèrent se ranger derrière la vision
apocalyptique de prophètes de malheur, apprentis experts, commentateurs
ou journalistes à l’esprit courte vue pour qui l’Afrique fait figure de
continent sans espoir suivant l’analyse de The Economist4.
Pendant que Paris oscille entre l’assurance de positions inébranlables et
un afro-pessimisme à décrocher des larmes de crocodiles, l’ère post-chute
de Berlin rebat tout le jeu de cartes. Fidèle à son mode d’insertion
international par les matières premières, ce continent aiguise l’appétit des
Emergents (Brésil, Inde, pays du Golfe, Turquie…) et des dragons
asiatiques (Chine, Indonésie, Philippines…), soucieux d’accompagner leur
croissance par un approvisionnement orgiaque en ressources naturelles et
énergétiques. Cela tombe à merveille. Cet objectif est satisfait par
l’élévation exponentielle du Produit National Brut (PNB) africain. Dopés
par les cours mondiaux haussiers des matières premières, plusieurs pays
(Ethiopie, Angola, Kenya…) connaissent une croissance à deux chiffres sur
plusieurs années. De 2000 à 2017, six d’entre eux enregistrent les plus
fortes croissances mondiales. La compétition planétaire naissante porte un
sérieux coup aux positions françaises. Elle ouvre les marchés et diversifie
les partenaires, y compris avec des pays industrialisés non traditionnels
comme l’Espagne, le Japon ou le Canada. Selon la Cnuced, plus de 60  %
des exportations africaines se dirigent désormais vers les BRICS (Brésil,
Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) contre moins du quart dans les années
90. En créant une foultitude de partenariats fidélisés par des sommets
annuels, cette réalité modifie le rapport des 55 États d’Afrique avec leur
environnement international5. Hier soumis aux règles draconiennes des
«  termes de l’échange  », ils sont désormais mondialisés. Il n’y a que
l’embarras du choix pour faire du business.

1 Entretien avec l’auteur.


2 Vilgrain veut passer la main au Cian, La Lettre du Continent, 9 juillet 2014.
3 Fondé en 1945 par le journaliste René Moreux sous le titre Marchés coloniaux, cet hebdomadaire
cesse de paraître en 2012 après plusieurs tentatives avortées de relance.
4 The hopless continent, The Economist, 13 mai 2000.
5 Longtemps constituée de 54 membres, l’Union Africaine enregistre le retour du Maroc en 2017.
2

Le pré carré mondialisé : Paris out of Africa

L’avantage que la France retire de son positionnement s’amenuise avec le


temps. Lui servant jadis de bouclier, le pacte colonial devient un
anachronisme face à la pugnacité des nouvelles puissances. La Chine fait
figure de rouleau compresseur. Vingt ans à peine ‒ de 1990 à 2010 ‒
suffisent à en faire l’interlocuteur de référence de l’Afrique qu’elle érige en
laboratoire de son essor. La deuxième économie mondiale se positionne
rapidement comme son premier partenaire, tant du point de vue des
échanges que des investissements. Fort de ses 90 millions de membres, le
Parti Communiste Chinois (PCC) nomme, en 2007, un représentant spécial
pour les affaires africaines. Les caciques de ce régime totalitaire basé sur un
contrôle social global de la société enchainent les tournées. Postes avancés,
les ambassades ‒ cinquante-deux en 2019 ‒ accueillent des dizaines de
collaborateurs et de conseillers. Plus d’une centaine d’agents travaillent à la
chancellerie de Nairobi. Jadis limitée aux sphères politico-diplomatiques
tissées dans le cadre de l’organisation des Pays non alignés et après
l’adhésion de Pékin aux Nations Unies en 1971, en partie grâce aux voies
africaines, la relation sino-africaine est fulgurante. Ce pays aux appétits
insatiables satisfait sa demande exponentielle en matières premières brutes
et en ressources minières. Il offre en retour des produits plus conformes aux
attentes des économies et des ménages du continent. Etablie à 2 % en 1990,
sa part de marché tutoie aujourd’hui les 20 %. Avec plus de 200 milliards €
d’échanges en 2018, il se positionne en partenaire de référence d’une
majorité d’États des zones australes et orientales d’Afrique (Afrique du
Sud, Tanzanie, Kenya, Zimbabwe, Ethiopie…), mais aussi de son versant
occidental (Nigéria, Cameroun, Angola, Guinée…). Chantre de la
souveraineté nationale, s’interdisant de commenter les situations intérieures
et non regardant sur le respect des droits de l’homme, il est aussi son
premier fournisseur. En 2017, la Chine représente 17  % des exportations
vers l’Afrique devant l’Allemagne (5,9  %), l’Inde (5,8  %), les États-Unis
(5,2 %) et la France (3,5 %). Il est le second client (8,7 % des importations)
derrière l’Inde et devant les États-Unis, les Pays-Bas et l’Espagne1.
Quelques années suffisent à bousculer la France. Avec un portefeuille de
6,4  milliards $ en 2018, Pékin se hisse au premier rang des investisseurs
dans les infrastructures lourdes. Selon le cabinet américain McKinsey &
Company, la Chine mobilise plus de 50 % des investissements de ce secteur
et génère 12  % de la production industrielle de l’Afrique estimée à
500 milliards $2.
Le niveau d’investissements atteint des niveaux stratosphériques, passant
de 490  millions $ en 2003 à 43,2  milliards $ en 2017. Plus de dix mille
entreprises privées de l’Empire du Milieu opèrent aux côtés des
mastodontes publics (China Road & Bridge Corp.  ; Sinohydro  ; Huawei  ;
China Railway Dongfang Group China). En 2017, ces entités engrangent un
chiffre d’affaires de 180 milliards $. Les prévisions tablent sur 440 milliards
$ à l’horizon 2025, malgré l’impact de la Covid-19. Conséquence de cette
emprise  : seul l’Eswatini (ex-Swaziland) fait encore de la résistance pour
reconnaître la République populaire. Sous la pression des chiffres, des
volumes et des milliards de dollars injectés, les pays naguère proches de
Taïwan (treize en 1995) se ravisent les uns après les autres. Soutien
inconditionnel de la République de Chine sous l’ère Compaoré, le Burkina
Faso bascule en 2018 après Sao Tomé e Principe (2016), la Gambie (2013),
le Tchad (2007) et le Sénégal (2005). La politique de prix pratiquée par la
Chine la rend aussi attractive qu’incontournable. Finançant massivement
via l’Exim-Bank, elle construit, bétonne, développe la fibre optique, érige
des ports, des autoroutes, des routes, des barrages hydrauliques, de
gigantesques palais des congrès. Elle s’engouffre dans toutes les places
abandonnées par les Occidentaux, notamment dans les pays de l’hinterland
ouest-africain.
La Chine viabilise l’Afrique qu’elle place au cœur de ses nouvelles routes
de la soie. Mais cette présence ne va pas sans inconvénient. Bien qu’il
soutienne la croissance, ce pays reste synonyme de dépendance. Le solde
commercial Chine-Afrique est défavorable pour le continent. En 2019, les
exportations chinoises s’établissent à 113  milliards $ pour 95  milliards $
d’importation pour un volume d’échange de 208 milliards $ (2,5 milliards $
en 1995). De près de 20 milliards $, le déficit de l’Afrique est le triple de
celui de 2018. Autre méfait : l’afflux de ressources financières fait repartir
la spirale de l’endettement dans des pays ayant déjà subi la dramatique
politique de désendettement imposée par les institutions de Bretton Woods
durant la décennie 1980-1990. Selon le FMI, plus de 40  % des pays à
faibles revenus, donc une majorité d’africains, connaissent une situation de
surendettement. Selon le cabinet américain China Africa Research Initiative
(Cari) de l’Université Johns-Kopkins de Washington, Pékin a prêté
130 milliards $ à l’Afrique entre 2000 et 20163. Fait aggravant : n’étant pas
membre du Club de Paris ou de l’Organisation de Coopération et de
Développement Economiques (OCDE), elle fait cavalier seul sans avoir à
rendre de compte sur sa politique de l’étouffoir digne du jeu de go.
En septembre 2018, lors du traditionnel Forum sur la coopération sino-
africaine (Focac) lancé en 2000, Xi Jinping met une enveloppe de
60  milliards $ sur la table pour des projets de développement dont
15  milliards $ d’aide et de prêts à taux zéro. Cette hégémonie, qui sonne
doux aux oreilles des leaders africains reçus sous les haies d’honneur et des
monceaux de fleurs en plastique4, est indissociable de la corruption, du
« cadeautage » ou des pots-de-vin, ces pratiques que la France utilisait en
toute impunité du temps de sa splendeur. Les contrats contiennent souvent
des clauses secrètes donnant accès à des matières premières ou assurant aux
autorités chinoises la propriété d’entreprises nationales en cas de défaut de
paiement. Surtout, les projets chinois passent rarement le sas des appels
d’offres.
Paris tente de contenir cette expansion «  ogresque  » dans la mesure du
possible. Ne pouvant rivaliser face à cette violente distorsion de
concurrence, il cherche des parades. Telle une mauvaise joueuse frustrée à
l’idée que son principal adversaire puisse emprunter des méthodes d’antan
aujourd’hui prohibées par le due diligence et la compliance, la France
stigmatise l’opacité de gestion, le dumping, le capitalisme sans foi ni loi.
Cet exercice de décrédibilisation explique notamment son leadership sur
l’organisation, en mai 2021, d’une conférence internationale chargée de
redéfinir les règles du financement de l’économie africaine en montrant
l’impasse des États jetés à corps perdu dans les bras chinois. Annoncée fin
2020 lors du forum annuel BPI-France Inno Génération (BIG) rassemblant
les entrepreneurs européens, Emmanuel Macron présente ce rendez-vous
comme le premier stade vers un cadre de financement «  plus assaini  » et
plus « équitable » avec l’Afrique5.
Cette conférence permet de mieux cerner l’attitude réservée à l’Empire
du Milieu. Les gouvernants français choisissent délibérément la
confrontation plutôt qu’un partenariat alors que de nombreuses synergies
sont possibles. Au milieu des années 2000, France et Chine s’étaient
rapprochés pour envisager une coopération triangulaire avec l’Afrique sur
la base de joint-ventures, de partage de projets et d’investissements
conjoints. Un schéma directeur est alors imaginé entre chaque
gouvernement pour mieux installer cette dynamique. Un accord doit même
être signé à Dakar, en 2016. Il sera tout bonnement annulé6. Paris, qui ne
veut pas davantage entendre parler de la Belt & Road Initiative, préfère
continuer de s’enliser et se faire ronger. Mieux  : Jean-Yves Le Drian va
jusqu’à prétendre que l’Hexagone doit «  tenir sa place face à la Chine en
Afrique » lors d’un déplacement au Cameroun, pays où Pékin lui a soutiré
son rang de premier fournisseur7.
Tout aussi ambitieuse en dépit de moyens plus restreints, la Turquie
multiplie ses échanges par dix avec le continent pour atteindre plus de
20 milliards $ en 2019. De neuf en 2000, le nombre d’ambassades est porté
à quarante-six la même année. L’une des plus grandes chancelleries se
trouve en Somalie. Cette poussée correspond à l’arrivée au pouvoir de
Recep Tayyip Erdogan, d’abord comme Premier ministre de 2003 à 2014
puis comme président. Nostalgique de la splendeur ottomane, artisan d’un
messianisme religieux assumé, le fondateur du Parti de la Justice et du
Développement (AKP) a effectué plus de quarante visites dans trente pays
depuis son arrivée aux affaires, toujours accompagné d’une imposante
délégation d’entrepreneurs. Une présence enrichie par une influence
confessionnelle et militaire. Contrairement à d’autres pays peu exportateurs
en produits manufacturés comme la Russie, Ankara colle aux besoins des
économies africaines par la diversité de ses offres industrielle et agricole.
Bon marché tout en restant de bonne qualité, ses biens et ses services sont
plébiscités. Fleurons industriels de ce soft power, les groupes Summa8 ou
Limak Group of Companies concentrent leurs efforts sur les économies
portuaires et aéroportuaires servis en cela par le porte-étendard qu’est
Turkish Airlines. Cette compagnie relie plus d’une soixantaine de villes et
ouvre le champ des possibles par ses rotations. Ses vols évitent au passager
africain une escale en Europe, étape jusqu’à présent obligée pour rallier
l’Asie, le Moyen-Orient ou les États-Unis.
Historiquement centrée sur l’Afrique de l’Est, l’Inde étend également son
champ d’action. Ses échanges avec l’ensemble du continent croissent
constamment. En 2018, ils s’élèvent à 70 milliards $, en hausse de 22 % par
rapport à l’année précédente dont 24 milliards d’exportations et 38 milliards
d’importation. Ils approchent désormais la barre des 100  milliards. Le
continent africain fait de New Delhi son cinquième fournisseur. Ce pays
aux puissants réseaux générés par une diaspora de trois millions d’âmes et
des industries de pointe (ingénierie, production de médicaments
génériques…) s’attaque à l’ouest-africain, zone d’expansion de grands
groupes (Tata, Mittal, Barthi Airtel, HCL…). Mi 2019, le président Ram
Nath Kovin visite le Bénin, la Gambie et la Guinée. Une première. Les
intérêts portent sur les questions agricoles, hydrauliques et de santé mais
aussi sur le secteur minier. L’Inde lorgne notamment les gisements de
potasse, source première pour la production d’engrais. Alors que le Focac
est installé depuis 2006 dans le paysage économique, New Delhi décide de
consacrer un sommet triennal avec l’Afrique. La première édition se tient
en 2008.
Terrain de chasse où se joue l’avenir du monde, l’Afrique intéresse de
nouveau la Russie qui s’en était détournée après la chute de l’Empire
soviétique. Principalement orientés vers l’Algérie, les échanges restent
encore modestes. En 2018, ils s’établissent à 20  milliards $ loin derrière
l’Union européenne (250 milliards) et la Chine (200 milliards). En dehors
du secteur énergétique avec la compagnie Gazprom ce pays disposant d’un
siège permanent au conseil de sécurité de l’Onu pêche par la faiblesse de
ses entités économiques. En 2013, la société « ZSV » (Zarubezhvodstroy)
chargée de la construction du barrage de Kandadji, au Niger, voit son
contrat annuler pour non-respect du cahier des charges. Mais contrairement
aux autres grandes puissances avides de déverser leurs productions à bas
coût, l’aspect économique joue moins pour Moscou que le sentiment de
puissance qu’il souhaite diffuser par-delà l’Oural. Sa présence se focalise
sur trois domaines, axes de sa (re) conquête : le militaire, le nucléaire civil
et l’énergie. Cette inflexion africaine remonte à 2014 après les sanctions
imposées par l’Union européenne (UE) à la suite de l’invasion de la Crimée
et son implication déterminante dans le conflit syrien. Ces événements,
ajoutés à la volonté de Vladimir Poutine de renouer avec la grandeur
passée, ouvrent une ère de confrontation avec le bloc occidental9.
Principal exportateur d’armements sur le continent, il trouve avec la
sécurité une porte d’entrée évidente. Il apporte et vend son savoir-faire,
souvent en échange de contrats en relation avec le secteur minier. Présent de
longue date au Soudan, il fait une percée en République centrafricaine en
proposant à cet État anéanti par la guerre civile de 2013, symbole de sa
martingale expansionniste, de remettre l’armée à flot et de protéger les
institutions. Une entrée d’autant plus fracassante que la France s’en
désengage après l’opération Sangaris. Outre la livraison de matériels et
équipements aéroportés, des centaines d’instructeurs forment les Forces
armées centrafricaines (Faca). Ces derniers sont salariés de la société
paramilitaire privée Wagner d’Evgueni Prigojine présent sur d’autres
théâtres dont la Libye10. Après une habile manœuvre diplomatique pour
obtenir la levée de l’embargo onusien sur la livraison d’armes à la RCA,
Moscou accompagne les négociations aboutissant, en 2019, à la signature
de l’accord de paix de Khartoum entre Bangui et une vingtaine de groupes
armés. Ce package sécuritaire est proposé à d’autres pays (Mali, Congo-
Kinshasa, Burundi, Rwanda…). Outre l’Angola, la Russie dispense de la
formation militaire au Congo-Brazzaville en vertu d’un contrat signé en
2019. Symbole de cette réorientation, Vladimir Poutine donne son feu-vert
pour la création d’une base navale à Port-Soudan. Cette structure, la seule à
ce jour en Afrique, doit officiellement servir de point logistique pour le
ravitaillement des navires de guerre mouillant en Mer Rouge. Traduction
concrète de ce regain d’intérêt  : Poutine attire 43 chefs d’État et de
gouvernement africains pour son premier sommet Afrique-Russie à Sotchi
sur les bords de la mer Noire, en octobre 2019. Un rendez-vous désormais
calé tous les trois ans. L’illustration de ce nouvel appétit se cristallise au
Mali où Wagner entre en négociation, en 2021, pour décalquer dans ce pays
ce qu’elle réalise en Centrafrique. Dans ce deal négocié par la junte en
place à Bamako11, il est question de déployer un millier d’instructeurs pour
former les Forces armées maliennes (FAMa) et sécuriser le président
Assimi Goïta ainsi que différentes institutions. Cette irruption dans sa zone
d’influence fait hurler Paris qui tout en menaçant de se désengager
totalement tente par tous les moyens de faire capoter ces négociations. En
vain.
Pendant que la France militarise ses positions à fonds perdus le reste du
monde fait du business, soigne ses contrats, empoche les bénéfices de ses
fraîches relations. En janvier 2020, le Premier ministre britannique Boris
Johnson préside l’UK-Africa Investment Summit, premier rendez-vous du
genre appelé à se renouveler tous les ans. Une semaine plus tôt Emmanuel
Macron planchait de son côté sur la sécurité du Sahel à Pau. Dans un
contexte post-Brexit, le Royaume-Uni redouble d’énergie pour capter les
marchés africains. Après la signature de 7,6 milliards € de contrats lors de
ce premier forum sur l’investissement, la UK-Africa Investment Conference
organisée un an plus tard place cet événement sur le long terme. En 2012,
l’Afrique représentait 4,2  % du commerce extérieur de Londres avant de
chuter à 2  % (46  milliards $). Boris Johnson ambitionne de relever ces
chiffres à plus de 5 %. Outre-Manche, les intérêts se situent dans l’ancien
empire colonial avec une forte présence au Kenya. Toutefois, fort d’un
rapprochement entre les milieux d’affaires africains et la City12, un nouveau
partenariat s’élance hors des frontières du Commonwealth pour gagner
l’espace francophone. Les mines en sont le principal moteur. Plus d’une
centaine de compagnies contrôlant 1000  milliards $ de valeurs sont
enregistrées sur le London Stock Exchange, lequel conserve une place
centrale pour le secteur13.
Après une préférence à l’Asie, l’Allemagne s’engage également
vaillamment en Afrique au début des années 2010. Une offensive
symbolisée par le Compact with Africa inauguré en 2017 par la chancelière
Angela Merkel, initiative destinée à renforcer les investissements dans
douze pays14, mais qui s’avère en deçà des attentes des opérateurs. 800
entreprises Outre-Rhin sont présentes en Afrique. En matière
d’investissement direct, Berlin observe encore un niveau confidentiel
hormis en Afrique du Sud. En revanche, sa réputation industrielle et des
institutions performantes comme la KFW, banque publique de
développement spécialisée dans le soutien aux exportations et aux
financements de projets à l’étranger dope le commerce extérieur. Ce dernier
s’établit à 49 milliards € en 2018 dont 23 milliards € d’exportation générés
par des groupes d’envergure en ingénierie et dans l’énergie (Siemens,
Bosch…).
Beaucoup d’autres pays ou Royaumes (Indonésie, Émirats arabe unis,
Arabie Saoudite, Brésil, Japon, Israël…) s’engouffrent dans la brèche à
différents niveaux. Dépourvus de tout rapports mémoriels ou de pesanteurs
passées ils avancent sans paternalisme. Outre des moyens financiers parfois
colossaux, ils assurent une représentation plus forte. Le soft-power chinois
réside dans sa capacité à fidéliser la clientèle africaine par des rendez-vous
constants ainsi qu’un capital relationnel et réputationnel impliquant tous les
échelons  : pièce-maîtresse de cet ordonnancement, les ambassadeurs sont
en interaction permanente avec les différents ministères, les entreprises
publiques, l’Agence de coopération internationale pour le développement,
l’Eximbank. Chaque début d’année est marqué par une tournée de hautes
personnalités (vice-président, Premier ministre, chef de la diplomatie…). Xi
Jinping est un adepte de ces voyages. Dès sa nomination, en mars 2013, il
consacre sa première visite d’État à l’étranger à l’Afrique du Sud et à la
Tanzanie. Ces relations sont solidifiées par le Forum annuel de coopération
Chine-Afrique (Focac) lancé en 2000 au cours duquel s’enchaînent
déclarations et promesses mirifiques.
La France, elle, continue d’ériger l’Afrique en priorité diplomatique en
observant le comportement opposé. Sa représentation est de plus en plus
réduite. La fréquence des sommets Afrique-France commence à s’alléger
sous le mandat Hollande. D’un rythme annuel, elle passe à une rencontre
tous les deux voire trois ans avec un format centré sur l’économie. Non
content de réduire la 28ème édition, en octobre 2021, à une simple rencontre
avec les sociétés civiles à Montpellier, Emmanuel Macron remise les
traditionnelles tournées africaines de début d’été. En dehors des voyages
présidentiels, cette présence officielle se limite aux séjours éclairs du chef
de la diplomatie, du ministre des Armées, généralement missionné pour
remonter le moral des troupes sur le terrain, ou du secrétaire d’État auprès
du MEAE, vague poste bâti sur le souvenir lointain du ministère de la
Coopération désormais tenu par un parfait inconnu au Sud du Sahara. Il est
remarquable que le ministre de l’Économie et des finances ou les ministres
techniques (transport, énergie, agriculture…) ne soient quasiment jamais
visibles sur un continent présenté comme crucial pour la relance de
l’économie française.

1  Christian Chavagneux, Quand la Chine finance l’Afrique, Alternatives économiques, 3  janvier


2020.
2 Dance of the lions and dragons : how are Africa and China engaging, and how will the paternship
evolve ? McKinsey & Company, juin 2017, New York, 84 p.
3 Au Forum Chine-Afrique, Pékin célèbre les routes de la soie, Le Monde, 3 septembre 2018.
4  Frédéric Lemaître, La grande opération de charme de la Chine envers l’Afrique continue, Le
Monde, 5 septembre 2018.
5 Macron annonce un sommet pour un financement « plus équitable » de l’économie africaine, AFP,
1er octobre 2020.
6  Sébastien Le Belzic, Dans le pré carré français, la Chine taille des croupières aux entreprises
tricolores, Le Monde Afrique, 4 mars 2019.
7 La France veut défendre sa place en Afrique face à la Chine, Vox of Africa/AFP, 24 octobre 2019.
8  Selim Bora, le Businessman qui murmure à l’oreille des chefs d’État, La Lettre du Continent,
27 février 2019.
9 Voir KALIKA Arnaud, Le grand retour de la Russie en Afrique ? Russie. Nei. Visions, Ifri, avril
2019 et Le groupe russe Wagner vaut aider Haftar dans le Fezzan, Maghreb Confidentiel, 31 janvier
2019.
10  Voir SUKHANKIN Sergey, Sociétés militaires privées russes en Afrique subsaharienne, Atout,
limites et conséquences, Russie. Nei. Visions, Ifri, septembre 2020.
11  Exclusive  : deal allowing Russian mercenaries into Mali is close, John Iris et David Lewis,
Reuters, 13 septembre 2020.
12 GAULME François, Cap sur l’Afrique pour le Royaume-Uni à l’heure du Brexit, Editoriaux de
l’Ifri, L’Afrique en questions, février 2020.
13  Nicholas Norbrook, Royaume-Uni-Afrique  : le secteur privé en première ligne, Jeune Afrique,
20 janvier 2020.
14  Egypte, Bénin, Burkina Faso, Ghana, Maroc, Guinée, Côte d’Ivoire, Tunisie, Sénégal, Togo,
Éthiopie et Rwanda.
3

La décennie perdue

Plus nombreux, plus méthodiques, plus agressifs sur des marchés étroits
ces nouveaux acteurs profitent, de surcroît, du repli de la France de 1990 à
2000 ‒ une décennie perdue ‒ pour rafler ses parts de marché. Par leur
présence et la prodigalité de leur offre, ils dotent les États africains
d’infrastructures et de biens de consommation que Paris n’est plus en
mesure de satisfaire. Une situation que subodorait Jean-Pierre Cot, en 1982,
alors que la globalisation n’était pas encore une réalité : « L’incapacité de
l’appareil productif français à répondre aux besoins exprimés par le Tiers-
Monde risque de nous coûter cher. Si, comme nous le pensons, la sortie de
la crise mondiale passe par le développement du Sud, nous risquons de
rester sur la rive, faute d’avoir su adapter notre production à temps. »1
En 2018, l’Afrique ne représente plus que 2,4 % du commerce extérieur
français contre 35  % au lendemain des indépendances, chiffre longtemps
stabilisé autour de 15  % avant de décliner. L’impact de décisions
dévastatrices a préparé le terrain tout en affaiblissant la compétitivité. La
dévaluation du franc CFA représente un point de bascule. Les autorités
françaises, qui voulaient prendre cette mesure depuis des mois, ont la
décence d’attendre le décès, en décembre 1993, de Félix Houphouët-
Boigny, farouchement opposé à toute modification de cette monnaie, pour
entériner cette décision. Une fois les choses actées le 12  janvier 1994, les
opérateurs tricolores sont aussitôt inquiétés et marginalisés par leurs
partenaires pris soudain d’hésitation, pour ne pas dire indignés. « A partir
de cette année, tous mes clients sont devenus réticents à éplucher nos offres.
Ils me répondaient clairement  : écoute, ça devient difficile pour nous. Tu
comprends, tu nous as dévalué ! », se remémore Philippe Belin, patron de
l’équipementier Marck2.
A cette décision s’ajoute la volonté du Premier ministre Édouard
Balladur de couper les appuis budgétaires directs permettant aux
fonctionnaires de certains États de boucler leur fin de mois. La France n’a
plus rien à offrir, ni à proposer. A ces pays de montrer patte blanche en se
rapprochant du FMI pour signer un programme. En 1997, la réforme
inachevée de la coopération française et le délitement des outils d’aide aux
entreprises renforcent l’impression d’un désengagement. Vient ensuite se
greffer la crise ivoirienne et le paroxysme antifrançais de 2004. Pour les
patrons, c’est un choc. Bousculés sur des marchés réservés, ces derniers
commencent à perdre des marges. Ils ne les regagneront pas. Certes, les
exportations françaises doublent en valeur de 2000 à 2017, mais dans une
Afrique qui quadruple ses échanges (de 100 à 400 milliards €). Malgré une
hausse apparente des échanges de 13 à 28 milliards €, les parts de marché
de la France sont donc arithmétiquement divisées de moitié sur cette
période. Une peau de chagrin. De 11 % en 2000, elles tombent à 5,5 % en
2017 derrière la Chine, les États-Unis, l’Inde et l’Allemagne. Elles
affichaient encore un taux honorable de 25  % en moyenne en Afrique
francophone et de 10 % en Afrique non francophone de 1990 à 2000. Les
pertes sont plus marquées que n’importe quel autre pays industrialisé. De
1990 à 2011 Paris abandonne 4  % au Kenya  ; 6  % au Nigéria  ; 17  % en
Côte d’Ivoire et 22  % au Cameroun. Le décrochage s’accélère partout à
partir de 2000.
La Chine observe le mouvement inverse. Insignifiantes au début de la
décennie 1990, ses parts grimpent à 20 % sur la même période dans les pays
subsahariens avec des pointes au Nigéria (de 2,3 % à 19 %) ; au Cameroun
(de 3 % à 15 %) ; en Afrique du Sud (de 1 % à 15 %) ou encore au Kenya
(de 0,6 % à 17,6 %). Le recul français se fait au détriment de ce pays mais
aussi de ceux du Moyen-Orient et des voisins européens. Signe évident de
cette régression  : en 2017, Berlin devient le premier exportateur européen
vers l’Afrique, une performance qui doit servir d’alerte. Pour le spécialiste
en relations internationales et ancien «  Monsieur Afrique  » de l’UMP,
Pascal Drouhaud, ce désastre ne se résume pas à cette seule fringale
mondialisée : « La France pense sa politique africaine comme un élément
de politique intérieure. La gauche s’est constamment positionnée en
réaction à la Françafrique, la droite comme le prolongement d’une volonté
de rayonnement international. Et la classe politique dans son ensemble a
passé son temps à jouer sur les peurs migratoires. Or, même si l’émergence
de nouveaux acteurs ou le rétrécissement des réseaux d’influence rend la
perception des évolutions de l’Afrique plus difficile, ces seules analyses
sont dangereuses et réductrices. Si elle ne reconstruit rapidement pas une
ambition partagée avec ce continent, la France risque d’en être réduite à
sauver ce qui peut encore l’être. »3
Et il reste de moins en moins de choses. En juin 2018, la Compagnie
française d’assurance pour le commerce extérieure (Coface) jette une
lumière crue sur ce contexte, s’alarmant du recul dans la plupart des
secteurs phares. «  L’ampleur de la chute interpelle  », note-t-elle4. Si le
commerce extérieur avec l’Afrique demeure excédentaire à l’exception des
destinations pétrolières (Nigéria, Angola…), les autres volumes plongent.
Une tendance d’autant plus préoccupante que les États-Unis et l’Allemagne
résistent mieux face à la Chine et l’Inde. «  La Chine n’a pas colonisé
l’Afrique et a développé son influence lorsque la France s’est détournée du
continent  », constate l’éditorialiste Marie-Roger Biloa. «  Parce que l’est
européen semblait plus attrayant la France, pourtant si prompte à évoquer
des relations privilégiées, n’a pas résisté à la tentation du désengagement
tout en brûlant ses vaisseaux. N’oublions pas que le concept d’«  afro-
pessimisme » est apparu dans l’Hexagone ». Bien qu’un millier de groupes
tricolores sont implantés, aucun secteur n’est épargné par ce recul à
l’exception de l’aéronautique. A la période post-indépendance un tissu
dense de sociétés et une poignée de groupes, ancêtres des comptoirs
coloniaux soutenus par un dispositif solide d’accompagnement via les
banques et la Coface, accaparent plus de la moitié des marchés sénégalais,
gabonais, congolais ou ivoiriens. Le désinvestissement de ces acteurs
échaudés par l’insécurité s’installe. «  En Afrique francophone, notre
problème n’est pas d’identifier de nouveaux investisseurs privés, mais
d’empêcher ceux qui sont là de partir »5, explique alors le vice-président du
Cian, Anthony Bouthelier, ancien cadre-dirigeant de Pechiney.
Dès 2006, la France perd son leadership dans l’exportation d’appareils
électriques et électroniques. Ses parts de marché ne représentent plus que
3  % en 2017 (16  % en 2001). Idem dans l’automobile où la montée des
BRICS, de la Turquie et de l’Espagne sont plus remarquables. La part de
marché n’est plus que 5 % en 2017 (15 % en 2001). Après avoir longtemps
figuré dans le trio de tête des fournisseurs sur ce secteur, Paris se trouve
relégué à la 7ème position derrière la Chine, la Turquie, l’Espagne ou
l’Allemagne. L’affaissement est plus significatif dans l’industrie
pharmaceutique du fait de l’explosion concomitante des médicaments
génériques indiens bon marché. Les exportations françaises représentent
19 % du marché africain en 2017 contre 33 % en 2001. Autrefois leader sur
ce segment, Paris subit les concurrences allemande et britannique. La part
de ses exportations de machines-outils et autres équipements est elle aussi
victime des assauts combinés de Pékin et d’Ankara. En 2017, elle se situe à
6 % (12 % en 2001). Autre fait notable : ce recul est plus prononcé en zone
francophone.
Si les partenaires africains s’éloignent, les entreprises françaises ne sont
pas non plus avares en récriminations. Dans l’édition 2020 de son enquête
annuelle auprès de ses adhérents, le Conseil français des investisseurs en
Afrique (Cian) dresse un bilan mitigé de leurs activités. Les entreprises
interrogées dressent une moyenne de 2,5 sur 5. «  Les sociétés
internationales conduisent leurs affaires dans un environnement complexe
qu’elles ne trouvent pas optimal », affirme le rapport6. Un constat souligné
vingt-deux ans plus tôt dans une étude réalisée, en 1998, par l’antenne
internationale du Conseil national du patronat français International
(CNPF), ancêtre du Medef International, auprès de deux cents entreprises
représentatives. Selon ses résultats, les réticences à investir ou à s’implanter
en Afrique sont nombreuses, que ce soit au niveau réglementaire, juridique
ou fiscal. Pour les entreprises ne générant pas de chiffre d’affaires avec
l’Afrique mais dont l’activité est tournée vers l’international, les freins sont
la faiblesse des marchés, un environnement dégradé, le manque
d’informations ou encore la difficulté à trouver un partenaire fiable7. La
perception varie légèrement pour celles qui travaillent avec ce continent ou
qui disposent d’une filiale. Avec la proximité culturelle et linguistique, la
croissance de certains marchés est perçue comme un atout. Reste cinq
inconvénients pour ces entreprises et non des moindres  : l’insécurité
juridique, l’illisibilité des politiques gouvernementales, la corruption, les
barrières douanières et la difficulté à accéder aux financements. «  De
nombreuses entreprises ne pensent pas l’Afrique sur le long terme  », juge
Patrice Fonlladosa, ex-patron Afrique du Medef International. «  Sauf
exception, elles montent des projets et se retirent. La prise de risque est
encore trop faible. Les règles de compliance, la rigidité des banques, la
désorganisation des structures d’accompagnement à l’exportation ne sont
pas des facteurs encourageants. »
De fait, il ne se dégage pas une volonté ferme d’engagement de la part
des opérateurs hexagonaux malgré l’amélioration du cadre des affaires via
le traité Ohada8 ou le foisonnement de projets visant à muscler l’intégration
régionale. Entrée en vigueur en 2019, à Niamey, lors du sommet de l’UA la
Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA) doit dynamiser le
commerce intracontinental par la création d’un marché commun intégré
libéré des entraves des systèmes douaniers. Mais il y a loin de la coupe aux
lèvres. Ce projet, composante de l’agenda 2063 de l’organisation
panafricaine, mettra plusieurs décennies avant d’aboutir.

1 COT Jean-Pierre, A l’épreuve du pouvoir, op.cit, p.46.


2 Entretien avec l’auteur.
3 Entretien avec l’auteur
4  Coface, La perte de parts de marché français en Afrique alimente le gain de plusieurs pays
européens, la Chine et l’Inde en tête, Risque pays et études économiques, 16 juin 2018.
5 Anne-Valérie Hoh et Barbara Vignaux, L’Afrique n’est plus l’eldorado des entreprises françaises,
Le Monde diplomatique, février 2006.
6 CIAN, Rapport 2020, Les entreprises internationales en Afrique, p.45.
7  Comment les entreprises françaises perçoivent-elles l’Afrique, Marchés Tropicaux et
Méditerranéens, n°2772, 25 décembre 1998, numéro spécial France-Afrique, p.2732.
8  Institué en 1993 et révisé en 2003, le traité instituant l’Organisation pour l’harmonisation en
Afrique du droit des affaires (Ohada) institue des règles communes tant du point de vue
réglementaire que juridique en vue d’améliorer les conditions de l’activité économique et de
l’investissement dans les pays membres. Il est ratifié par 17 pays.
4

État d’alerte

Milieux d’affaires, diplomates et parlementaires ne ménagent pas leurs


efforts pour tirer la sonnette d’alarme. Sollicités par leur administration
centrale pour avis, quarante-deux ambassadeurs en poste en Afrique
évoquent, quelques semaines après l’onde de choc du discours de Nicolas
Sarkozy à Dakar, une situation très dégradée proche de la cassure. «  La
France n’est plus la référence unique, ni même primordiale. Les Français
ont du mal à l’admettre », souligne cette enquête interne au Quai d’Orsay1.
Bloqué par le poids des habitudes, Paris ne sait plus adapter son discours,
pas plus qu’il ne sait adopter une vision novatrice face à des mutations aux
ampleurs sous-estimées. «  Un fossé s’est creusé entre Français et
Africains », note Le Monde. « Les premiers voient les seconds comme des
gens pauvres parce que corrompus à qui la France doit dire ce qu’ils doivent
faire.  »2 De son côté, la France serait devenue frileuse sur de nombreux
points, en tête desquels la politique migratoire et celle des visas, deux
sources de frustration chez les Africains. «  Face aux nouveaux venus, les
entreprises françaises ont trop tendance à s’endormir sur leur capital
historique privilégiant le retour sur investissement rapide à la vision à long
terme », remarquent les ambassadeurs.
Quelques semaines avant cette enquête, Nathalie Delapalme tirait un
missile sol-air dans le cadre de la Révision Générale des Politiques
Publiques (RGPP). L’ancienne collaboratrice de Dominique de Villepin
supervise alors les volets «  Action extérieure de l’État  » et «  Aide au
développement ». Sans surprise, son rapport relève de profondes carences :
des budgets à l’étiage ; une ADP artificiellement grossie par les annulations
de dettes et une prolifération d’institutions intervenant dans la coopération3.
« Les Français doivent se plier à une nouvelle concurrence à laquelle ils ne
sont pas habitués. Et celle-ci est performante parce qu’elle parvient à
gagner rapidement la confiance des populations. Un réflexe que les groupes
français n’ont plus », résume Bruno Delaye4. Conclusion élémentaire : les
acteurs hexagonaux décrochent à mesure que l’Afrique évolue. Paris perd
un temps infini à en prendre conscience. Il suffisait simplement de tendre
l’oreille vers Omar Bongo. Dans une interview à France 2 en février 2007,
en marge du XXIVème sommet Afrique-France à Cannes, le n°1 gabonais
perçoit « un essoufflement »5.
L’ampleur des commentaires du même acabit dans d’autres sphères
désarçonnent. Table-rondes, réunions, symposiums s’enchainent sur la
nécessité de changer l’angle de vision et de relancer la relation franco-
africaine, en particulier sur le plan économique. Servi par une presse
moutonnière, ce nouveau narratif reconsidère l’Afrique comme la nouvelle
zone de croissance indispensable à l’épanouissement et à l’avenir radieux
des entreprises. Après avoir détourné ce continent du regard, on se met à
louer son dynamisme, sa jeunesse, ses potentiels infinis. Début 2013, le
groupe de travail sénatorial co-présidé par Jean-Marie Bockel et son très
françafricain collègue Jeanny Lorgeoux est réuni pour plancher sur le futur
avec cette « Afrique convoitée ». Il dresse le bilan exhaustif de la situation
tout en tentant de trouver des parades au déclin. Les mois de travail et
d’auditions aboutissent à un rapport d’information cinglant. Passant au
crible les contours de la relation, les deux parlementaires constatent une
érosion des positions. Sur 500 pages, ils parlent d’une «  politique
hésitante  » voire «  d’une politique du yoyo  »6, alternant entre
abstentionnisme et interventionnisme, deux attitudes rendant la politique de
la France indéfinissable. Les points positifs (francophonie, « expertise sans
égale »…) figurent à côté de nombreux effets rédhibitoires résumés par des
« moyens diplomatiques qui s’amenuisent » ; une « absence de synergie »
entre acteurs ; un « manque de pilotage de la coopération » ou encore « la
faiblesse des financements » à l’export. Bien qu’ils aient fait des doléances
un fonds de commerce, les milieux d’affaires lancent de leur côté de
nombreuses balises de détresse en direction des pouvoirs publics. En
résumé : la France rate le décollage africain. Deux organisations patronales
‒ le Comité Afrique du Medef International et le Conseil français des
investisseurs en Afrique (Cian) ‒ font remonter les critiques diffuses de
leurs adhérents : la faiblesse des outils institutionnels, le caractère délié de
l’APD et l’éparpillement des interlocuteurs publics matérialisé depuis des
années par une guerre de clocher entre le ministère de l’Économie et des
finances (Minéfi) et le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères
(MEAE).
Les déjeuners organisés chaque semestre par le Cian autour d’une
personnalité jouent comme un baromètre. Au printemps 2009, le DG de
l’Institut français de recherches internationales (Ifri), Thierry de Montbrial,
considère la politique française comme «  loin d’être claire  ». Il vante
l’exemple marocain. Les adhérents de cette association font part la même
année de leur désarroi sur le manque de soutien des autorités publiques à
André Parant, conseiller Afrique de Nicolas Sarkozy. Les réductions
budgétaires et l’éclatement des interlocuteurs étatiques sont montrés du
doigt. « Il est ridicule de cloisonner et de mettre les ambassadeurs d’un côté
et les représentants de l’AFD et du commerce extérieur de l’autre. Mettez
tout le monde au même endroit pour qu’ils se frottent un peu la cervelle ! »,
lance Alexandre Vilgrain, à l’occasion d’un autre déjeuner à l’hôtel Westin
à Paris, en mars 2014, devant la patronne de l’AFD, Anne Paugam. Au
cours d’une même confrontation fin 2018, c’est à peine si Rémi Rioux, le
successeur de Paugam, n’est pas accueilli sous les huées. « Nous sommes
attaqués de toute part. Les nouveaux acteurs font feu de tout bois ! », tonne
de nouveau Alexandre Vilgrain tout en fustigeant les garanties exigées par
les institutions financières internationales et le niveau «  hallucinant  » de
prélèvements exigés par les administrations africaines7. Ajoutées aux coups
de boutoirs des pays concurrents, ces réalités renforcent l’inexorable retrait
de la France en Afrique.

1 L’analyse confidentielle de leurs excellences, La Lettre du Continent, 21 février 2008.


2 Philippe Bernard, L’image très dégradée de la France en Afrique, Le Monde, 26 avril 2008.
3 Le rapport secret sur l’influence française, La Lettre du Continent, 10 janvier 2008.
4 Entretien avec l’auteur.
5 https://www.youtube.com/watch?v=LdmoRGsHwb8
6 BOCKEL Jean-Marie, LORGEOUX Jeanny, L’Afrique est notre avenir, op.cit, p.347.
7 Les patrons français sous stress maximal, La Lettre du Continent, 17 octobre 2018.
5

Le temps des incertitudes

Le concept de «  diplomatie économique  » lancé sous l’impulsion de


François Hollande ambitionne de stopper cette hémorragie. Bien
qu’influencé par une inflation de travaux parlementaires antérieurs à son
élection, le président socialiste s’inspire du rapport Un partenariat pour
l’Avenir commandé par son ministre de l’Économie et des finances, Pierre
Moscovici, à Hubert Védrine1. Corédigé par des économistes pointus tels
l’ex-DG de l’AFD, Jean-Michel Severino, le franco-ivoirien Tidjane Thiam,
patron du Crédit Suisse, ou le franco-béninois Lionel Zinsou, fondateur du
fonds PAI Partners, ce texte rendu public fin 2013 doit faire l’effet d’un
électrochoc : « La France ne semble pas avoir totalement pris la mesure du
nouveau contexte africain, ni de la bataille économique qu’elle doit y livrer.
Il est vital et urgent de réagir, et il n’est pas trop tard  », affirme-t-il sous
forme d’avertissement. Et d’énumérer les mesures urgentes devant
accompagner cet agenda. Quinze propositions sont listées. Elles consistent,
entre autres, à « relancer les relations administratives et politiques de haut
niveau avec le continent  »  ; à «  libérer la politique des visas  » décrite
comme «  un frein important à l’influence française  »  ; à rechercher de
« nouvelles sources de financements des entreprises » ou encore à « susciter
des alliances industrielles  » franco-africaines. Ces préconisations doivent
rebooster la relation bilatérale. François Hollande affiche sa sérénité. Le
rapport n’affirme-t-il pas que 200.000 emplois peuvent être créés d’ici à
2017, rien qu’en doublant le volume des exportations vers ce continent, si
les mesures préconisées sont enclenchées  ? Ne parie-t-il pas, euphorique,
sur «  le doublement des échanges avec l’Afrique en seulement cinq ans  »
lors de la clôture de la conférence organisée à Bercy, fin 2013, en marge du
Sommet de l’Élysée pour la paix et la sécurité en Afrique ? Non seulement
cet effet ne s’est pas produit, mais le recul des positions tricolores sur les
places fortes s’est accéléré depuis cette annonce fracassante.
De 2016 à 2020, les volumes d’échanges2 avec l’Afrique francophone se
fragilisent encore plus3 : ‒ 4 % au Bénin (218 millions € à 183 millions €) ;
‒ 8  % en Guinée (275  millions € à 253  millions €)  ; 0  % au Mali
(377  millions € à 379  millions €)  ; ‒ 9  % au Togo (306  millions € à
206  millions €) et 0  % à Madagascar (796  millions € à 803  millions €).
Avec un repli de 19 % (348 millions € à 153 millions €), le Niger enregistre
la plus forte rétractation en raison de la chute des importations d’uranium
par Orano (ex-Areva).
En Afrique de l’Ouest, la France tire son épingle du jeu au Burkina Faso
avec 345 millions € d’échanges en 2020 (+ 8 % par rapport à 2016) et en
Mauritanie avec 272 millions € en 2020 (+ 9 % par rapport à 2016). Même
tendance en Afrique centrale  : ‒ 5  % au Cameroun de 2016 à 2020
(908  millions à 752  millions €)  ; ‒ 4  % au Gabon (621  millions € à
503  millions €)  ; ‒ 43  % au Rwanda (26  millions € en 2020 contre
241 millions en 2016). Les chiffres du commerce avec le Congo-Kinshasa
reculent de 6 % sur la même période pour atteindre 200 millions € en 2020,
après avoir culminé à 252  millions € en 2016. Bien que favorable à la
France, le solde des échanges avec ce pays phare de la francophonie ne
représente plus que 84  millions € en faveur de la France en 2020 contre
222 millions € en 2016. La baisse est plus accentuée au Congo-Brazzaville.
Avec 15 % de recul enregistré sur la même période, l’heure de la retraite a
presque sonné. La France reste l’un des principaux fournisseurs de ce pays,
mais ne commerce plus que pour 294  millions € en 2020, contre
561 millions € quatre ans auparavant. Le solde a été divisé de moitié durant
cette période (215 millions en 2020 contre 478 millions en 2016). La part
de marché se situe en dessous de 8 % (17 % en 2014).
Même tendance au Cameroun, où le volume d’échanges passe de
353  millions € en 2016 à 284  millions € en 2020. Bien que positif pour
Paris, le solde ne dégage que 79  millions € d’excédent en 2020 contre
400 millions € en 2014. Ailleurs, comme en République centrafricaine, les
chiffres sont insignifiants. Avec seulement 40  millions € d’exportation en
2020 contre 4  millions d’importations, la France semble s’être résolue à
délaisser cet État fantôme, décision qui ouvre la voie à l’ascension russe. A
Djibouti, le solde favorable à la France tombe à 71  millions € en 2020
(84 millions € en 2016). Les positions se maintiennent à flot au Sénégal et
en Côte d’Ivoire où Paris oppose une résistance à la concurrence. Pour
combien de temps  ? Surfant sur une croissance soutenue, les échanges ne
progressent que dans ces deux «  locomotives ouest-africaines  ». En 2020,
ils se montent à 2  milliards en Côte d’Ivoire (1,8  milliard en 2016) et à
875 millions € au Sénégal (836 millions € en 2016). Dans ces pays, le solde
des échanges marque, en revanche, le pas pour Paris. Il régresse de 6 % en
Côte d’Ivoire (223 millions € en 2020 contre 286 millions € en 2016). Au
Sénégal, il n’évolue pas.
A la peine, la relation économique avec l’Afrique épouse la courbe du
déficit structurel abyssal du commerce extérieur français depuis 2004
(-84  milliards € en 2021  ; ‒ 63  milliards € en 2018  ; ‒ 42  milliards € en
2015). En dépit de son faible poids, ce continent devrait théoriquement
peser plus favorablement et atténuer cette dégradation eu égard à la
proximité historique et linguistique, deux facteurs vus comme des atouts par
les députés Pierre Cordier et Denis Masséglia4. Or, ce n’est pas le cas. Plus
les années passent moins la France commerce avec cette espace
géographique présenté comme l’ultime frontière de la croissance mondiale.
Ce repli contraste avec la progression d’autres pays. En dehors de la Côte
d’Ivoire, du Cameroun, du Sénégal ou de Madagascar, les pays
francophones ne figurent pas dans les 90 premiers partenaires commerciaux
de la France. Les exportations chutent constamment ou semblent avoir
atteint un palier compte tenu de l’exiguïté des marchés. Toute marge de
progression est rendue aléatoire. Si la Côte d’Ivoire confirme son rang de
premier partenaire commercial au sud du Sahara, les exportations vers ce
pays stagnent depuis des années autour du milliard €. Croulant sous les
créances, les entreprises ont les plus grandes difficultés à se faire régler.
Alerté sur ce point, le comité Afrique du Medef International lance des
consultations avec la Direction Générale du Trésor français (DGT) afin de
sensibiliser plusieurs États impécunieux sur cet alarmant problème (Gabon,
Congo-Brazzaville, Cameroun)5. Portés par leur dynamisme, les marchés
lusophones et anglophones se montrent plus attrayants.

1  VEDRINE Hubert, ZINSOU Lionel, SEVERINO Jean-Michel, EL KAROUI Hakim, Un


partenariat pour l’avenir. 15 propositions pour une nouvelle dynamique économique entre l’Afrique
et la France, Rapport au ministre de l’Économie et des finances, décembre 2013, ministère de
l’Économie et des finances.
2 Source : MEAE, Direction de la diplomatie économique.
3 Ils correspondent aux zones de l’Union Economique et Monétaire Ouest-Africaine (UEMOA) et de
la Communauté économique d’Afrique centrale (Cemac) hormis la Mauritanie, la Guinée, le Congo-
Kinshasa, Madagascar et les Comores.
4  CORDIER Pierre et MASSEGLIA Denis, La Diplomatie économique, Rapport d’information
n°1241, Commission des Affaires étrangères, Assemblée nationale, 24 octobre 2017.
5 Medef au secours des opérateurs endettés, La Lettre du Continent, 12 juillet 2017.
6

Investissements chahutés

Les chiffres ne sont pas plus encourageants du point de vue des


investissements. Bien que multiplié par dix entre 2000 et 2017 (de ‒ 5,9 à
52  milliards  €), le stock d’Investissements Directs Etrangers (IDE) de la
France en Afrique représente moins de 4  % de ses IDE totaux en 2019
(1360  milliards  €). A ce niveau, on ne peut pas dire que le continent soit
fondamental. 67 % du stock s’orientent vers l’Europe suivie de l’Amérique
du Nord (17 %), l’Asie (8 %) et l’Amérique latine (5 %)1. Paris marque le
pas en Zone franc. Surtout, ses engagements sont essentiellement tirés par
le secteur énergétique d’où de fortes fluctuations d’un État à l’autre. Les
flux cristallisent une très forte dépendance aux hydrocarbures et ses dérivés.
Le Gabon reflète cette érosion. Les investissements en provenance de
l’Hexagone ou des entreprises implantées localement suivent la même
courbe que celle du commerce. De 2014 à 2019, ils passent de 1,8 milliard
€ à 869  millions € (-32  %)2. Les moindres activités de TotalEnergies  ; la
complexité de l’environnement des affaires et la volonté de Libreville de
diversifier son économie pour conjurer la fin du Tout-Pétrole pèsent sur ces
résultats, mais en partie seulement. Ajouté à la prétention du discours, les
affaires judiciaires décuplent la volonté d’ouverture des autorités de ce pays
à d’autres partenaires. Encouragés sous la présidence Bongo-père, les
investissements chinois bondissent. En 2019, ils dépassent le milliard $, le
volume le plus élevé. Les Philippines, le Maroc ou l’Inde s’insèrent dans le
tissu national. En quelques années, le conglomérat singapourien Olam
parvient à innerver tous les pans de l’économie. Son représentant local,
Gagan Gupta, par ailleurs responsable de la zone Afrique du groupe,
devient rapidement un intime du couple présidentiel. Nourredin Bongo, le
fils aîné d’Ali Bongo, est pris sous son épaule et embauché au sein de la
filiale d’Olam à Libreville. Cet héritier accède au rang de directeur adjoint
avant d’être nommé fin 2019 conseiller spécial chargé des Affaires
présidentielles au Palais du bord de mer.
Au Cameroun, les investissements se tassent pour se situer à
853 millions € en 2019, en baisse de 11 % par rapport à 2014. « La France
demeure l’un des principaux investisseurs étrangers, mais son poids
décline  », note la Banque de France3. Alors que le volume global d’IDE
croît pour atteindre 7 milliards €, la part française se rétracte de 40 % entre
2012 et 2017. En dépit de résultats commerciaux contrastés, Paris maintient
son haut niveau d’engagements au Congo-Brazzaville, première destination
d’investissements en Afrique centrale avec un stock de 3,8  milliards € en
2019 (+ 14 % depuis 2014). Ce classement ne doit pas faire illusion. Il est
porté par TotalÉnergies et l’entrée en exploitation de Moho-Nord. De
manière générale, l’absence d’industrie extractive significative hors pétrole
pénalise la France dans cette région. Une faiblesse manifeste au Congo-
Kinshasa. Avec un stock de 186 millions € en 2019, Paris n’est que le 13ème
investisseur étranger loin derrière le Liban, Israël, la Turquie, le Canada, la
Belgique, et à des années lumières de la Chine, premier investisseur avec
plus de 2 milliards € de portefeuille4.
Toujours en 2019, les tendances restent extrêmement timides dans de
nombreux autres pays, où le stock d’investissement français n’excède pas
180  millions €. C’est le cas au Tchad (111  millions €)  ; en République
centrafricaine (179  millions €)  ; au Bénin (154  millions €) ou au Mali
(166  millions €). Au Niger, le retrait de l’industrie nucléaire entraine une
chute significative. A 530  millions €, le stock se rétracte de moitié par
rapport à 2014. Autre tendance plus inquiétante  : bien que le niveau
d’investissements demeure élevé en Côte d’Ivoire (2,1 milliards € en 2019),
il recule de 20 % sur la même période. Les investissements français sont en
hausse ou se maintiennent dans trois pays francophones, à savoir le Burkina
Faso (273  millions €, +  43  %)  ; Madagascar (1  milliard €) et le Sénégal
(2 milliards € en 2019, + 2 %). Dans les pays non francophones le Nigéria
et l’Angola confirment leur pole position avec respectivement 9,7 milliards
€ et 6,8  milliards d’investissement en 2019, soit une hausse respective de
14 % et de 8 % depuis 2014. Avec 3 milliards €, l’Afrique du Sud reste dans
le peloton de tête. Si le volume est bas au Mozambique (106 millions €) ; en
Ouganda (119  millions €)  ; en Zambie (135  millions €) ou au Zimbabwe
(177  millions €), il est significatif au Ghana (1,3  milliard  €) et surtout au
Kenya où il atteint 342  millions  € en 2019, en progression de 344  % par
rapport à 2014.
La diplomatie économique remodèle le dispositif institutionnel en lui
donnant plus d’efficacité. Du moins sur le papier. Avec le rôle pivot dévolu
aux ambassadeurs pour promouvoir le Made in France dans leur pays
respectif. L’absorption du commerce extérieur et du tourisme par le
ministère des Affaires étrangères est l’une des principales mesures de cette
réforme. Une meilleure efficacité des mécanismes de soutien aux
entreprises est obtenue grâce à la création de Business France. Tendant à la
création d’un guichet unique, cette entité présente dans plus de 70 pays
résulte de la fusion d’Ubifrance avec l’Agence française pour les
investissements internationaux (AFII). Ubifrance fut elle-même issue de la
fusion de trois établissements  : l’Agence pour la coopération technique,
industrielle et économique (Actim) ; le Comité français des manifestations
économiques à l’étranger (CFME) ainsi que le Centre Français du
Commerce Extérieur (CFCE). Avec ses 1500 agents, cette nouvelle matrice
est censée offrir une plus grande force de frappe. Elle est complétée par la
création de BPI-France. Cette institution financière gère les garanties
publiques pour le compte de l’État et appuie les entreprises, notamment les
PME, via les crédits-export. La naissance d’Expertise France parachève le
redimensionnement. Cette agence réunissant six opérateurs assure des
missions d’intérêt (expertise technique, conseil, ingénierie, formation…) au
service de la politique de coopération au développement et du rayonnement
économique de la France. Comparé à celui d’autres nations, Allemagne en
tête, ce nouvel organigramme reste néanmoins largement perfectible. A titre
de comparaison, Expertise France a facturé 124  millions € de prestations
aux entreprises en 2016 contre 3,2 milliards € pour Berlin5.
La diplomatie économique entend renverser la vapeur en insistant sur le
développement des IDE via Business France, la promotion du tourisme et le
soutien aux exportations. La nouvelle organisation réduit le nombre
d’acteurs publics autour d’un pôle emmené par BPI France, Business
France ainsi que les deux ministères régaliens. Mais cette rationalisation
n’est pas poussée à l’extrême. L’action diplomatique se caractérise encore
fondamentalement par une profusion d’intervenants mal identifiés par les
entreprises, principalement les PME-TPE. Revenant sur cette
fragmentation, Pierre Cordier et Denis Masséglia évoque également
l’emprise toujours forte de Bercy sur le poste « Commerce extérieur », ce
qui freine son transfert aux Affaires étrangères. Les deux députés notent
l’accès insuffisant des PME-TPE aux assurances-export ou encore le coût
des prestations des différents organismes nouvellement créés.
Comme si le rapport Védrine ne suffisait pas après la quantité de travaux,
d’analyses prospectives et bilans exhaustifs sur l’urgence de repenser la
présence économique, Emmanuel Macron préfère s’appuyer sur une autre
«  Bible  » pour guider son action, en l’occurrence le rapport commandé à
Hervé Gaymard. Fort d’une cinquantaine de propositions établies à partir
d’une enquête solide auprès de plus de 120 dirigeants, Conseillers du
Commerce Extérieur de la France (CCFE) résidents en Afrique, les 239
pages au cordeau aboutissent peu ou prou au même constat que celui du
sherpa de François Mitterrand. Selon l’ancien ministre de l’Agriculture de
Jacques Chirac, l’Afrique demeure encore un marché de niches réservé aux
initiés. Qualifié de « général », le manque de compétitivité de la France doit
principalement à sa mauvaise adaptation à la demande africaine. Outre un
pôle de décision centralisé à Paris, les entreprises déplorent que le duo
AFD/BPI France se présente comme l’unique bras financier de l’action
extérieure. Sur le terrain les appuis diplomatiques sont jugés insuffisants, en
particulier pour les procédures de recouvrement de créances. Enfin, le
renforcement de la fonction publique est vivement souhaité pour affronter
un environnement de plus en plus complexe. Pour Hervé Gaymard, qui
préconise une évolution de l’écosystème d’accompagnement des entreprises
à l’international, l’expertise technique est le grand chaînon manquant de
cette politique. L’intérêt de son travail réside dans le rendu du sondage,
cartographie fidèle de l’environnement dans lequel évoluent les opérateurs.
32  % des entreprises interrogées sont présentes depuis plus de 40 ans en
Afrique. 63  % d’entre elles se situent en zone francophone. Elles sous-
traitent localement massivement (82 %). 73 % recourent à un partenaire. Si
l’appui des pouvoirs publics est globalement jugé satisfaisant (66 %), 27 %
s’estiment peut satisfaites. 32  % connaissent des problèmes de
financements et se plaignent des conditions de crédit des banques
hexagonales ou locales. 75  % n’ont jamais recouru à d’autres bailleurs de
fonds que français. Or 48 % des sondés méconnaissent les outils financiers
proposés par BPI-France et 33  % ignorent ceux de Proparco, filiale de
l’AFD pour le secteur privé. Leur souhait principal est une simplification
des procédures avec la création d’un vrai guichet unique.
Qu’il est difficile de mouvoir un système fossilisé miné par les
considérations politiques. En témoigne la création d’une fondation capable,
sur le modèle américain, de lever des fonds et d’entretenir de puissants
réseaux d’affaires. Ce projet est l’une des rares mesures tirées du rapport
Védrine à voir le jour. Lancée en 2015 par Lionel Zinsou, la «  Fondation
Africa-France pour une croissance partagée » compte valoriser les réseaux
et les initiatives entrepreneuriales. Les diasporas sont plébiscitées. Elle doit
servir de catalyseur au dialogue public/privé. Son but est de mobiliser les
outils d’aide aux entreprises et d’assurer une mobilisation des sociétés
civiles africaines. Plusieurs programmes naissent de cette structure à
l’image de Lead Campus chargé former des dirigeants africains sur
financements de l’État français en partenariat avec le Cian et le groupe
agroalimentaire Danone. Une banque devant appuyer les entreprises à
l’export lui est adossée. Las. Ce concept innovant s’écrase face au manque
d’ambitions et de moyens. Témoin du cycle permanent de construction-
destruction rythmant la relation bilatérale, cette structure est liquidée fin
2018, victime de simples considérations partisanes. La French-Africa
Foundation prend le relais l’année suivante sous le sceau macronien.
Africa-France rejoint le cimetière des «  machins  » franco-africains aux
côtés d’autres structures innovantes comme le Haut Conseil pour la
Coopération Internationale (HCCI) dissous en 2008 après dix ans
d’existence.

1  Idriss Linge, En 2019, l’Afrique abritait seulement 4  % des IDE de la France, Agence Ecofin,
2 septembre 2020.
2  La dynamique des IDE français en Afrique centrale, Direction générale du Trésor, ministère de
l’économie et des finances, Paris, 22 novembre 2018.
3 Thibaut Bidet, les IDE français au Cameroun, Service Economique Régional (SER), Ambassade de
France au Cameroun, novembre 2018.
4  Volume des IDE, Agence Nationale pour la Promotion des Investissements, Anapi. République
démocratique du Congo, 2 mai 2020.
5 CORDIER Pierre, MASSEGLIA Denis, La Diplomatie économique, op.cit, p. 34.
7

L’impossible sortie de l’imaginaire néocolonial

L’inadaptation aux nouvelles circonstances et au tohu-bohu des pays-


rivaux ne peut totalement expliquer les vicissitudes françaises. Le lien avec
l’Afrique est victime de la chape de plomb insidieuse que sont les
représentations véhiculées, bien malgré elles, par les entreprises tricolores
dans l’imaginaire collectif africain. Malgré d’incommensurables efforts
pour améliorer leur image (communication, fondations, œuvres caritatives,
Responsabilité Sociale et Environnementale, sponsoring, mécénat…), ces
dernières souffrent d’une perception négative comme un prolongement
naturel des prises de position de leur pays. Comme si ces entreprises étaient
les dépositaires des choix politiques de la France, de sa fatuité, de son
militarisme, de son soutien aux totalitarismes tropicaux.
Depuis trente ans, Paris prétend changer la donne en inventant un
«  nouveau modèle de partenariat  » sans jamais avoir repensé le volet
politico-militaire, la source de tous les maux. Conséquence  : hommes
d’affaires et acteurs économiques se trouvent embarqués dans des procès en
néocolonialisme sur fond de Françafrique toujours vive. Tous se trouvent
associés aux pratiques dénoncées par les sociétés civiles, tant en France
qu’en Afrique. En surexposant les pratiques de corruption, les retentissants
scandales de l’Angolagate ou de l’affaire Elf ont jeté le discrédit sur ces
acteurs devenus la cible d’associations qui n’hésitent plus à attaquer leur
passé devant les tribunaux. En 2014, le groupe Spie Batignolles est
poursuivi pour « crime contre l’humanité » par plusieurs d’entre elles, dont
le Conseil représentatif des associations noires de France (Cran), en relation
avec les milliers de victimes ayant péri dans l’édification du Chemin de fer
Congo-Océan (CFCO)1. D’autres procédures sont engagées pour dénoncer
un passé esclavagiste2. L’inhibition des entreprises n’en est que plus forte.
Ce n’est pas faute de recevoir des encouragements. Lors de sa venue à Paris
en 2012, Alassane Ouattara déplore la « frilosité » des patrons français3. A
un petit-déjeuner au Medef en septembre 2017, Idriss Déby Itno intime à
ces derniers de « ne pas avoir peur »4. Conscient du malaise, Franck Paris
demande au même auditoire de «  sortir de la tétanisation  » lors d’un
déjeuner au Cian en avril 20185. Interrogé sur la question, un haut
diplomate explique ce syndrome d’introversion de façon plus crue  : «  La
relation franco-africaine est un concert de pleureuses. Les Africains
surjouent le passé colonial. La France passe son temps à s’autoflageller, à
entretenir une repentance qui la bloque. Au-delà des aspects économiques
objectifs comme la rentabilité d’un projet ou le ratio risque/investissement,
les entreprises françaises sont devenues extrêmement craintives car elles se
savent désormais surexposées. »6
De plus en plus prisées, les enquêtes d’opinion restituent fidèlement ce
contexte à l’image de l’étude Africa Leads réalisée en 2018 par le Cian et le
cabinet Immar. Sur 1.244 influenceurs situés en Afrique francophone, 70 %
classent l’Allemagne comme le partenaire européen le plus bénéfique pour
le continent africain derrière la Chine ou le Japon et loin devant la France.
Le rapport avec l’Allemagne est éloquent. Paris est devancé par ce pays au
Maghreb (70 % d’opinion favorable contre 82 % pour Berlin), en Afrique
centrale (44 % contre 75 %) et en Afrique de l’Ouest (44 % contre 52 %)7.
«  L’Allemagne est pragmatique. La Chine frappe les esprits. Elle investit
partout. Elle installe des établissements financiers qui accordent des crédits
aux PME-TPE. Elle distribue des aides non remboursables pour la
construction d’hôpitaux, des écoles, des installations sportives  », juge
Charles Bowao. « En matière de fuite de capitaux et d’évasion fiscale et de
respect de l’État de droit les États-Unis sont plus audibles. Ils vont jusqu’à
geler les comptes privés des dirigeants africains, ce que la France ne fait pas
malgré les avancées des BMA. »8
Le rendu de l’édition 2019/2020 du même baromètre est édifiant.
Réalisée auprès de 2.423 entrepreneurs et leaders d’opinion dans douze
pays dont des anglophones (Nigéria, Kenya, Éthiopie…), cette étude place
la France à la sixième place des pays non-africains ayant la meilleure
image. A égalité avec le Japon, l’Hexagone se retrouve derrière les États-
Unis, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la Chine et juste devant la Russie.
Le décrochage s’impose d’évidence dans le classement par zones
géographiques. Parmi les cinq pays bénéficiant de la meilleure image la
France n’apparaît qu’au dernier rang de la zone « Afrique de l’Ouest » avec
seulement 19  % d’opinions favorables. Elle ne figure plus dans les zones
«  Afrique du Nord  » et «  Afrique de l’Est  ». Pas même en «  Afrique
centrale » pourtant considérée comme le centre névralgique de sa présence.
A contrario, l’Allemagne, les États-Unis, la Chine, le Canada figurent dans
toutes les zones énumérées. Paris est non seulement perçu plus
négativement que ses concurrents, mais seulement 56  % des sondés
estiment sa présence bénéfique pour l’Afrique (73 % pour la Chine et 68 %
pour l’Allemagne) juste devant l’Arabie Saoudite (54  %). Rare lot de
consolation : Orange et Renault apparaissent dans les dix marques les plus
appréciées. « La France ne sait pas mettre l’expertise de ses entreprises en
avant », déplore le président-délégué du Cian Étienne Giros. « Elle peine à
surmonter son passé mémoriel qu’il faut changer de fond en combles. »9
Publiée au printemps 2021, la troisième édition d’AfricaLeads renforce
l’idée d’un irrémédiable dévissage. La France ne récolte plus que 17  %
d’opinions favorables dans le classement des pays non africains ayant une
image favorable. Elle se place loin derrière les États-Unis (43  %),
l’Allemagne (37  %), le Canada (34  %) ou la Grande-Bretagne (28  %) et
juste devant la Turquie (15 %), pays réalisant une forte percée par rapport
au précédent sondage. Illustration d’une influence en berne  : Paris n’est
plus considéré comme un partenaire privilégié dans sa zone historique
d’implantation. La France ne récolte que 48 % d’opinions favorables dans
la zone francophone. Elle est devancée par l’Inde, les Émirats Arabes Unis,
le Qatar ou encore la Turquie. Plus une seule entreprise tricolore ne figure
parmi les dix premières marques plébiscitée10. Le classement reste dominé
par les marques américaines (Coca-Cola, Apple, Microsoft…) et,
phénomène en expansion, africaines (Dangote, MTN…). En observateur
attentif du monde de l’entreprise Étienne Giros semble un peu plus dépité à
mesure que ce baromètre confirme d’édition en édition la fragilité de ces
positions. «  Il importe de poser la question du récit français. Celui-ci doit
être rapidement revu. Le président Macron s’y essaie, mais cela ne semble
pas vraiment imprimer. C’est d’autant plus incompréhensible que les États-
Unis, le pays le plus apprécié dans notre classement, n’est pas exempt de
tout reproche dans son Histoire et son rapport à l’Afrique. »11
Ce rendu est-il à rapprocher de l’Histoire coloniale ou postcoloniale  ?
Dans le classement des pays ayant la meilleure perception aucun n’a connu
de telles séquences hormis le Royaume-Uni et l’Allemagne. Dans le cas de
Berlin, la période coloniale fut courte  : trente-cinq ans, de 1884 à 1919,
année de dépossession de ses territoires sous les coups de rabot du traité de
Versailles. En dépit du massacre des Héréros et des Namas de Namibie de
1904 à 1908, premier génocide du XXème siècle, la présence allemande ne
fut pas suffisamment longue pour imprégner. Quant à Londres, l’empreinte
négative laissée dans son Empire n’a pas de prise malgré la répression et les
camps d’internement visant à étouffer la révolte Mau Mau au Kenya dans
les années 1950. Officiellement, cette politique fait 15.000  morts. Un
chiffre réhaussé à plusieurs centaines de milliers par l’historienne Caroline
Perkins12. A la différence de la France, Londres solde cette période en 2013
avec des excuses circonstanciées aux victimes enveloppées d’un
dédommagement financier. Par ailleurs, le système de l’Indirect Rule en
vigueur sous la colonisation a permis une plus grande autonomie des élites
locales. Ces dernières se sont trouvées en capacité d’assurer une gestion
d’État une fois les indépendances décrétées. Le Royaume-Uni, qui n’a pas
hésité à abandonner l’Inde, son joyaux, dès 1947, s’est retiré de ses
possessions en ordre dispersé mais définitivement, sans regret, ni nostalgie.
Les Anglais ne sont pas vus comme puissance néocoloniale
assimilationniste. Ils ont opéré un tournant intelligent avec la vieille
Afrique. De fait, il n’existe pas d’équivalent britannique de la Françafrique
si ce n’est une implication de Londres dans la guerre civile sierra léonaise
(1991-2002) symbolisée par l’opération Palliser et l’opération héliportée
Barras13. Montée en 2000, cette dernière permet la libération de soldats du
détachement anglais de la Mission des Nations Unies en Sierra Leone
(Unamil) aux mains de rebelles. Plus sinistrement, Londres se rappelle au
bon vouloir de l’Afrique en 2004, précisément en Guinée Equatoriale, avec
le putsch avorté du mercenaire Thomas Mann contre le régime de Teodoro
Obiang Nguema Mbasogo. Une tentative de renversement qui désigne Mark
Thatcher, le fils de Margaret Thatcher, comme l’un des cerveaux de
l’opération.
Il en va autrement du côté français. Les meurtrissures de la colonisation
associées au maintien d’une présence ultérieure sont omniprésentes. Outre
les répressions ignorées ou relativisées ayant précédé les indépendances
(massacre de Thiaroye au Sénégal, insurrection malgache de 1947,
«  neutralisation  » des indépendantistes camerounais…), la politique
postcoloniale et ses dérives continuent de se manifester. Que l’armée
française ait eu encore tout récemment, à tort ou à raison, légitimée ou non
par un mandat onusien, la faculté de pilonner Abidjan à l’arme lourde a
marqué les esprits au fer rouge. Penser que les armées allemande,
britannique, portugaise, belge puissent aujourd’hui mener de telles
opérations à Lomé, Luanda, Nairobi ou Kinshasa relève de l’extravagance.
Les patrons français subissent cette Histoire toujours en marche. En mettant
un point d’honneur à ne pas interférer dans les affaires intérieures
africaines, la Chine se pose en contre-exemple et en retire tous les
dividendes. Selon 63  % des personnes interrogées dans 36 pays par
l’Institut panafricain Afro-baromètre rattaché à l’Université du Michigan, sa
présence est jugée « bénéfique » pour l’Afrique derrière les États-Unis14.

1  Dominique Cettour-Rose, Ligne Congo-Océan  : 100 ans après, les morts toujours présents, Site
France Télévisions, Rédaction Afrique, 26 février 2014.
2 Julien Bouissou, La traite négrière, passé occulté par les entreprises françaises, Le Monde, 9 août
2020.
3 ADO-Sarko : amitié, médailles et business ! La Lettre du Continent, 2 février 2012.
4 Déby aux patrons français : « N’ayez pas peur ! », La Lettre du Continent, 13 septembre 2017.
5 Franck Paris sur l’Afrique : « Sortons de la tétanisation ! », La Lettre du Continent, 25 avril 2018.
6 Entretien avec l’auteur.
7  Maryline Baumard, Parmi les leaders d’opinion d’Afrique francophone, l’Allemagne détrône la
France, Le Monde Afrique, 7 février 2019.
8 Entretien avec l’auteur.
9 Entretien avec l’auteur.
10  Marie Toulemonde, Olivier Marbot, En Afrique, l’image de la France se dégrade, celle de la
Turquie, du Qatar et des Émirats s’améliore, Jeune Afrique, 17 mars 2021.
11 Entretien avec l’auteur.
12 Caroline Perkins, Britain’s Goulag, The brutal end of empire in Kenya, Pimlico, Londres, 2005.
13  Sierra Leone, Le Royaume-Uni colonise à nouveau Freetown, Mail & Guardian Johannesburg,
23 novembre 2004.
14  Sébastien Le Belzic, Les Africains ont une opinion positive de la Chine, Le Monde Afrique,
7 novembre 2016.
8

L’ouverture fragile aux « autres » Afriques

Enfermée dans un tête-à-tête ombrageux avec l’Afrique francophone, la


France tente de se donner une consistance en cherchant à s’ouvrir aux
autres zones. Le rapprochement avec des pays sans empreinte coloniale
commune permet d’éloigner les fantômes françafricains. Ils projettent de
l’Hexagone une neutralité bienveillante sans avoir à passer par la case
repentance. Soulignée par plusieurs rapports, l’attractivité de l’Éthiopie, du
Kenya, de l’Angola ou du Nigéria est motivée par leurs performances et des
débouchés bien plus prometteurs que les perspectives figées de micro-États
comme le Bénin, le Mali ou le Tchad. Nonobstant l’impact de la crise liée à
la pandémie Covid-19, l’Éthiopie enregistre une croissance qui tutoie les
10 % depuis plusieurs années. Celle-ci s’établit à 10,4 % en 2015 ; à 9,6 %
en 2017 et à 8,3 % en 20191. Celle du Kenya tourne autour de 6 % (5,9 %
en 2016 ; 6, 3 % en 2018). Idem pour l’Ouganda (6,2 % en 2018) et pour la
Tanzanie (6,9 % en 2016 ; 6,8 % en 2017 et 5,4 % en 2018). Ces performers
énergétiques en soif de progrès favorisent l’émergence de classes moyennes
avides de consommer. Ils possèdent un embryon d’industrie, des
infrastructures modernes, des compagnies aériennes nationales
performantes. Première compagnie d’Afrique, Ethiopian Airlines n’a pas à
rougir de ses concurrentes européennes. La forte dépendance du Nigéria et
de l’Angola au marché pétrolier rend les progrès de ces pays plus aléatoires.
En 2018, la chute des recettes issues du brut fait entrer Luanda en récession.
Pour sa part, Abuja n’enregistre que 1,9  % d’évolution de PIB la même
année et 2,3 % en 2019. Reste qu’avec 201 millions d’habitants, le pays le
plus peuplé du continent représente un prodigieux marché pour tout
investisseur. Il se suffit à lui-même. Les besoins en services, en biens de
consommation, en infrastructures lourdes sont pléthoriques, a fortiori au
regard de projections portant le niveau démographique à 410  millions
d’âmes à l’horizon 2050.
Les gouvernants français aspirent très tôt à se tourner vers cette Afrique
mystérieuse. Cet élargissement répond aux évolutions politiques favorables,
par conséquent à la possibilité donnée d’étendre la zone d’influence.
S’exprimant devant le Sénat en 2002, Dominique de Villepin souhaite que
la France «  appréhende le continent africain dans son ensemble, même si
elle souhaite conforter sa relation particulière avec la famille
francophone  »2. Nicolas Sarkozy ne prétend pas autre chose lors de sa
conférence de presse qui ponctue son séjour à Dakar en juillet 2007  :
«  Nous avons en Afrique des amis parce que nous avons une histoire
commune et d’autres dont nous avons intérêt qu’ils se développent (…) La
France est amie de l’Afrique, de l’Afrique francophone d’abord, mais elle
ne s’interdit pas d’avoir des amis ailleurs. »
Et à François Hollande d’apporter sa touche  : «  L’ambition de la France,
c’est de parler à toute l’Afrique, quelle que soit la langue des pays qui la
composent, quelle que soit leur histoire, quelle que soit leur origine. »
L’administration Macron prétend d’emblée ouvrir une nouvelle ère en
insistant sur cette sphère au «  dynamisme remarquable  »3, où la présence
française demeure pelliculaire. «  Le président va ouvrir les portes dans
toutes les géographies africaines », explique Franck Paris en janvier 2019, à
l’occasion des vœux de début d’année du Comité Afrique du Medef
International, à l’Unesco à Paris. Pur effet de communication.
Contrairement à ce que son conseiller avance, Emmanuel Macron n’est pas
le dépositaire du dépassement « des vieux schémas coloniaux »4. Il suit un
chemin tout tracé en reprenant à son compte un levier maintes fois utilisé
comme le principal vecteur du rééquilibrage de la relation franco-africaine.
Cette réorientation est suggérée par tous les présidents de la Vème
République et par Jean-Michel Jeanneney, dès 1963, dans le rapport sur
l’avenir de la coopération avec les pays en développement réalisé à la
demande du général De Gaulle. Ce texte de référence contient toutes les
bases d’une multilatéralisation de la relation5. Tout en énonçant la
priorisation vers l’Afrique francophone, notamment du point de vue de
l’aide, il évoque un nécessaire « élargissement » aux autres Afriques. Dès
lors Paris n’aura de cesse de faire des appels du pied à ces États situés en
dehors de la zone de confort à la faveur de plusieurs conflits mais aussi de
prises de position hasardeuses aux lourdes conséquences.

1 Source : Banque mondiale.


2 Enjeux de la politique de la France en Afrique, op.cit.
3  MAMERE Noël et ZUMKELLER Michel, Rapport d’information n°1535 sur les émergents de
l’Afrique anglophone, Commission des affaires étrangères, Assemblée nationale, 6 novembre 2013.
4 Cyril Bensimon, Au Ghana, Macron réitère son message aux jeunes africains pour qu’ils restent et
réussissent en Afrique, Le Monde, 30 novembre 2017.
5 JEANNENEY Jean-Marcel, La politique de coopération avec les pays en voie de développement,
La Documentation française, Paris, 1964. Voir aussi GUILLAUMONT JEANNENEY Sylviane, La
politique de coopération avec les pays en développement selon Jean-Marcel Jeanneney, un rapport
d’actualité vieux d’un demi-siècle, Fondation pour les études et recherches sur le développement
international, février 2012.
9

Le canal privilégié des sommets France-Afrique

Présentée comme une «  ambition continentale  »1, la fausse ouverture


macronienne se trouve contredite par la préoccupation ancienne de la
France pour les ex-possessions britanniques et portugaises. L’un des
moyens privilégiés de raffermir les liens avec ces pays repose sur leur
association précoce aux sommets France-Afrique devenus avec le temps
une véritable assemblée de l’UA à l’image de la 21ème édition en janvier
2001 à Yaoundé, où cinquante-deux pays sont accueillis. Dès le second
sommet à Bangui, les 7 et 8 mars 1975, Valéry Giscard d’Estaing souhaite
latiniser ces rendez-vous en appelant activement à l’entrée des États
lusophones fraîchement indépendants. Rejoignant Maurice ou les
Seychelles, la Guinée Bissau et le Cap-Vert sont ainsi représentés dès le
sommet de 1978 à Paris. Bien que n’ayant connu aucun épisode colonial le
Libéria participe à ces événements dès le sommet de Kigali en 1979. Arrivé
au pouvoir en 1969, le président Somalien Mohamed Siad Barra figure
parmi les quinze chefs d’État du sommet de Nice en 1980. Sa présence est
assidue jusqu’à sa chute en 1991.
Le dépassement du cadre francophone se confirme avec la première
participation de l’Angola au sommet de Paris, en novembre 1981 (32 chefs
d’État présents) peu après la visite officielle du président José Eduardo Dos
Santos en France en octobre de la même année, à l’invitation de François
Mitterrand. Reconnu officiellement, le régime du Mouvement Populaire de
Libération de l’Angola (MPLA), en lutte contre la rébellion de l’Unita de
Jonas Savimbi, se retrouve aux côtés d’autres nouveaux entrants tels la
Sierra Leone représenté par Siaka Stevens. Bien que limitée à une
délégation ministérielle Luanda assure une visibilité constante à ces
sommets, car impliqué ou impacté par plusieurs crises dans son
environnement francophone immédiat. Il prend par la suite ses distances
compte tenu des résonances de l’Angolagate. Le Nigéria, la Tanzanie, le
Zimbabwe participent à leur tour à ces rendez-vous à partir du sommet de
Kinshasa en octobre 1982, sur fond de dissensions au sein de l’Organisation
de l’Unité africaine sur le Sahara occidental. Recherchant auprès de Paris
une caution internationale à même d’atténuer leur isolement, des
personnalités comme Robert Mugabe deviennent des habitués. Chef de la
junte nigériane de 1993 à 1998 Sani Abacha est convié au 19ème sommet à
Ouagadougou en 1996 aux côtés d’autres personnalités comme Meles
Zenawi, qui représente l’Éthiopie pour la première fois. Le Mozambique, le
Soudan, le Botswana, la Namibie l’Ouganda sont par la suite régulièrement
invités. Ex-colonie espagnole dirigée de main de fer par Teodoro Obiang
Nguema depuis 1979, la Guinée Équatoriale affiche sa fidélité à ces raouts,
car redevable de son entrée dans la Zone Franc en 1985. Si l’on ajoute à ces
participations des tournées régulières en Afrique australe ou de l’est à
l’image de celle de Jacques Chirac en 1998 (Angola, Namibie, Afrique du
Sud et Mozambique), avec une cinquantaine de patrons, on ne peut pas dire
que la notion de déploiement de la France soit récente. La dimension
régionale de certains conflits (Centrafrique, Congo-Brazzaville, Congo-
Kinshasa…) nécessite d’ailleurs une continentalisation rapide de
l’approche. En outre, plusieurs actualités renforcent les liens avec ces
Afriques aux « très grandes potentialités »2. En Angola, la fin de la guerre
civile consécutive à la mort de Jonas Savimbi en 2002 libère les énergies de
ce pays ‒ au sens propre comme au figuré ‒, second producteur africain de
brut. Au Nigéria, les présidences civiles d’Olusegun Obasanjo (1999-
2007)  ; d’Umaru Yar’Adua (2007-2010) et de Goodluck Jonathan (2010-
2015) gardent l’armée à bonne distance d’Aso Rock, le siège du pouvoir.
Elu en mai 2015, le général ex-putschiste Muhammadu Buhari se fond dans
ce moule démocratique inédit. En Éthiopie, le nouveau chef de
gouvernement Abiy Ahmed Ali, premier responsable de l’ethnie Oromo à
occuper ce poste, enterre la hache de guerre avec son frère-ennemi
érythréen, trois mois après sa nomination, en avril 2018. Une décision
couronnée par le prix Nobel de la Paix 2019.
Quels espoirs Paris caresse-t-il par ses rapprochements avec des pays
dont il ne maîtrise ni l’Histoire, ni les données sociologiques, ni le
personnel politique ? La démarche obéit à deux impératifs. Le premier vise
à s’appuyer sur ces États comme interlocuteur/médiateur dans des crises
suivant le souhait de privilégier des modalités africaines de règlement des
conflits. Ce fût le cas en Centrafrique ou en Côte d’Ivoire avec l’implication
rapide de l’Afrique du Sud, du Ghana ou du Nigéria. Paris sollicite
également la puissance militaire et diplomatique angolaise pour gérer des
dossiers minés, en particulier dans les deux-Congo. Le second élément est
de trouver des débouchés pour les milieux d’affaires. Chaque président
endosse ainsi un rôle de VRP dans ces contrées moins connues. Malgré les
violences politico-ethniques, une corruption endémique et la présence d’un
terrorisme fondamentaliste, les perspectives de ces pays n’ont rien de
commun avec celles des pays francophones, îlots morcelés non performants
excédant rarement 25 millions d’habitants. Ces deux paramètres expliquent
que la France, arbitre politico-démocratique dans son pré carré, se garde de
faire la leçon à ces autres pays dont elle ne maîtrise que grossièrement les
contours. Loin de la docilité de ses ex-colonies elle fait profil bas, évitant
les vagues inutiles sur la situation intérieure. D’Addis-Abeba à Abuja en
passant par Luanda, le discours se veut même élogieux. L’heure n’est
jamais aux rappels «  droits de l’hommistes  », ni aux digressions sur les
processus électoraux quand bien même les conditions de réélection d’Uhuru
Kenyatta, en 2017, pour un second mandat, ou celles de Yoweri Museveni,
début 2021, pour un sixième tour de manège sont des sujets de
préoccupation. Au moment d’avancer ses pions en Éthiopie, Paris ne
moufte pas sur l’expédition punitive et la répression de masse engagée par
le Premier ministre Abiy Ahmed sur les Tigréens, en 2020. Contrairement à
ce qui est décidé au Mali ou en Centrafrique, la coopération militaire avec
Addis-Abeba ne nécessite pas même une interruption. La répression menée
dans cette province est pourtant assimilée à des crimes de guerre et à des
crimes contre l’humanité par les Nations Unies3. Que dire des réélections
aux scores soviétiques de Paul Kagamé au Rwanda, pays précipitant à loisir
le discrédit de la doctrine française ? Rien, justement.

1  GAULME François, Emmanuel Macron et l’Afrique, La vision et l’héritage, Études de l’Ifri,


janvier 2019.
2 Jacques Chirac, Conférence de presse, Luanda, 30 juin 1998.
3 Noé Hochet-Bodin, En Éthiopie, le voile se lève sur les exactions commises au Tigre, Le Monde,
4 mars 2021.
10

La part infime du « miracle » angolais

Cette déférence hors de l’Afrique francophone vaut essentiellement pour


le Nigéria et l’Angola, où l’odeur de brut et le rôle déterminant dans
certains événements comme le sauvetage de Denis Sassou Nguesso en
1997, à la demande de Jacques Chirac, gomment tout esprit critique.
Illustration d’une politique mouvante suivant les enjeux, Luanda éloigne les
questions qui fâchent avec un naturel déconcertant. Contrairement aux
ordres moraux qui germent un peu partout dans les pays du champ, aucun
locataire de l’Élysée ne s’est aventuré sur ce terrain glissant trop conscient
de l’inefficacité d’une telle démarche et de l’irritabilité que celle-ci ne
manquerait pas de provoquer, et ce d’autant plus pendant la longue
parenthèse Angolagate. Il y a pourtant matière à disserter. Mais les leçons
en bonne gouvernance ont ceci de singulier, c’est qu’elles s’arrêtent au seuil
des potentialités économiques. Et quelles potentialités  ! Véritable baril de
pétrole1, ce pays ayant connu vingt-sept ans de guerre civile est un
partenaire central pour l’approvisionnement énergétique de la France et plus
encore depuis 2007, année au cours de laquelle il devient son second
fournisseur africain derrière le Nigéria. Il est stupéfiant de constater à quel
point l’économie pétrolière s’impose à cette relation alors même que la
perle de l’ancien Empire portugais n’a, jusqu’à récemment, jamais constitué
un modèle de démocratie ou un paradis pour entrepreneurs. Aujourd’hui
encore, le MPLA, mouvement de libération mué en parti unique de sa
naissance en 1975 à 1992 avant de s’ouvrir timidement au pluralisme,
continue d’accaparer la vie publique. Tous les présidents successifs ‒
Antonio Agostinho Neto (1975-1979)  ; José Eduardo Dos Santos (1979-
2017) et Joao Lourenço ‒ en sont issus. Bien que ce dernier, élu en
septembre 2017, ait entrepris un relâchement autoritaire accompagné d’une
retentissante opération «  mains propres  », l’Angola reste difficile
d’appréhension. Gigantesques sont les pesanteurs héritées de l’ère
soviétique. En 2020, ce pays figurait au 177ème rang sur 190 du rapport
Doing Business de la Banque mondiale sur le climat des affaires derrière
l’Afghanistan et juste devant la Guinée Équatoriale2.
Nicolas Sarkozy s’emploie le premier à remuscler la relation,
l’Angolagate pouvant à tout moment faire vaciller les positions tricolores.
Née à la fin des années 90, cette instruction fleuve des juges Philippe
Courroye et Isabelle Prévost-Desprez sur des fraudes fiscales, escroqueries,
abus de biens sociaux et rétro-commissions liés à 800 millions $ de contrats
de livraison d’armements à Luanda3 avait déjà convaincu le chef d’État
angolais d’inquiéter le développement de TotalEnergies, en particulier sur le
champ Pazflor. D’autres groupes comme Bouygues, Air France ou Thalès
sont alors dans le collimateur. Inculpé dans ce dossier avec une quarantaine
d’autres personnes, l’homme d’affaires Pierre Falcone, conseiller de la
Société française d’exportation du ministère français de l’intérieur
(Sofremi) et intime de José Eduardo Dos Santos, est considéré comme le
principal mandataire de ces opérations proscrites par la France. Un procès
se précisant malgré de vaines tentatives du Parquet général de faire capoter
l’instruction, le président Sarkozy cherche à calmer le jeu par tous les
moyens en recourant à d’improbables contorsions. Pendant sa visite éclair à
Luanda le 23  mai 2008, dix ans après celle de Jacques Chirac, il affirme
vouloir faire de ce pays élevé au marxisme «  un partenaire de premier
rang », loin de son credo politique. Mieux : il assure à son homologue, en
lieu et place des juges parisiens, qu’aucun Angolais ne sera impliqué dans
cette affaire. Un argument que Dominique Perben, Garde des Sceaux de
Jacques Chirac, avait déjà songé à utiliser quelques années auparavant sur
les recommandations du «  Monsieur Afrique  » de l’Élysée, Michel de
Bonnecorse. Outre une demande de levée de la plainte pour «  commerce
d’armes illicite  » déposée dans ce dossier en 2001 par Alain Richard,
ministre de la Défense de Lionel Jospin, Dos Santos suspend toute
normalisation à la relaxe de son ami nommé, entre temps, ambassadeur de
la représentation angolaise à l’Unesco en guise d’immunité4.
C’est dire si la condamnation de Pierre Falcone à six ans de prison, fin
2009, frôle le point de non-retour. Avec son gouvernement et son bras-
droits, le puissant chef de la maison militaire Manuel Helder Vieira Dias dit
«  Kopelipa  », le président Dos Santos menace de saisir la Cour
Internationale de Justice (CIJ) et de livrer des informations sur la proximité
de personnalités politiques françaises avec l’Unita, rébellion qui cherche
depuis des années à renverser son régime reconnu par Paris. Si le poids de
TotalEnergies, implanté depuis 1953, le dissuade d’aller jusqu’à la rupture
diplomatique, il n’empêche pas la colère de se répandre au sommet de l’État
angolais. Outre la fermeture du bureau local de l’AFD, l’ambassadeur
Philippe Garnier doit attendre plus de cinq mois après son accréditation, en
2010, pour présenter ses lettres de créances. Nommé ministre des Affaires
étrangères en février 2011, Alain Juppé ne peut poser un pied à Luanda,
malgré des demandes réitérées. Pour couronner le tout, José Eduardo Dos
Santos rechigne à retirer son soutien à Laurent Gbagbo, défenseur constant
du MPLA, durant la crise post-électorale ivoirienne sans une avancée
significative du dossier Falcone5.
Nous sommes bien loin des menaces brandies par François Mitterrand
lors de son voyage à Ouagadougou le 17  novembre 1986, face aux
provocations répétées de Thomas Sankara : « Vous avez besoin de nous  ?
Eh bien ! vous nous le direz. Vous n’avez pas besoin de nous ? Eh bien !
dans ce cas-là, on s’en passera  », avait-il affirmé passablement agacé par
l’impertinence et la fougue du jeune capitaine lors du dîner ponctuant sa
visite au Burkina Faso. L’Angola n’est pas l’ancienne Haute-Volta. Seule la
relaxe de Pierre Falcone en avril 2011, après son procès en appel, éclaircit
l’horizon. La peine d’emprisonnement est ramenée à 30  mois, soit moins
que la détention provisoire déjà effectuée. Plusieurs chefs dont le trafic
illicite d’armes sont abandonnés. Sans preuve avérée d’une interférence,
l’ombre de Nicolas Sarkozy plane néanmoins sur les débats le juge Alain
Guillou, vice-président à la Cour d’Appel, ayant été désigné pour tenir
l’audience à la place de son collègue Christian Pers promu à la Cour de
cassation deux mois avant le procès6.
On doit à François Hollande de saisir la fenêtre d’opportunités offerte par
l’issue heureuse de ce scandale. En 2014, il convainc son austère
homologue de venir à Paris. Une visite facilitée par l’appartenance du
MPLA à l’Internationale socialiste, mais aussi par les tensions entre Luanda
et le Portugal sur fond de dossier Biens Mal Acquis version lisboète. Cette
visite relève tout de même d’une performance au regard de l’aversion du
n°1 Angolais pour les déplacements à l’étranger hormis la Russie, pays de
cœur où il a fait connaissance de sa future épouse. Ministre des Affaires
étrangères du gouvernement Ayrault, Laurent Fabius avait balisé le terrain
en se déplaçant à Luanda quelques semaines plus tôt en compagnie de
plusieurs patrons pressés de croquer une part du gâteau national dopé par
une croissance à deux chiffres. Reçu à son tour au Palais rose en juillet
2015, François Hollande suit strictement cette voie préférant insister sur le
business plutôt que sur les libertés. Et qu’importe si une vingtaine de
membres de la société civile sont arrêtés et jetés en prison sans autre
jugement quinze jours avant sa venue7. Plus chanceux que Joseph Kabila,
José Eduardo Dos Santos n’a droit à aucune remarque désobligeante sur
cette actualité. La présence de tout le staff du Medef International à ses
côtés semble, il est vrai, peu compatible avec l’évocation de cette
répression8.
Ces appels du pied ne suffisent pas. Malgré les politesses intéressées et
une coopération active sur la sécurité régionale9, la France ne parvient pas à
sortir de l’ornière dans ce pays insondable, premier partenaire de la Chine
forte de 240.000 ressortissants. L’Angola illustre toute la complexité de
l’ouverture vers l’Afrique non-francophone tant cette relation semble
coulée dans le tout-pétrole. Avec 5  milliards € en 2016, cette destination
représente la seconde destination du stock d’IDE de la France au sud du
Sahara. Les importations sont quasi exclusivement tirées par le brut et les
exportations par les équipements destinés à l’industrie pétrolière. En dehors
de ce secteur les positions peinent à évoluer en dépit de l’appétence de
plusieurs groupes (Thalès, CMA-CGM, Air France, Razel-Bec, L’Oréal,
Eiffage…). La part de marché se situe sous les 3 %. L’Angola n’est que le
78ème partenaire commercial. De 1,1 milliard € en 2016, le niveau d’échange
tombe à 635 millions € en 2020. Les exportations ne pèsent plus que pour
194 millions € en 2020 contre 605 millions € en 2015, un niveau semblable
à celui de 2004 (220  millions €). Entre 2016 et 2020, les importations
chutent de plus de la moitié (930 milliards € à 440 millions €)10.
Les milieux d’affaires en font néanmoins leur chouchou. En témoigne les
130 patrons réunis au Cercle de l’Union Interallié lors de la visite de Joao
Lourenço à Paris en mai 2018. Bien que fréquentes, les missions sont
rarement fructueuses en raison de freins persistants. Le système financier
angolais s’avère peu performant. Les infrastructures sont insuffisantes et la
main d’œuvre pêche par un manque de qualification. De plus, l’économie
fluctue au gré de la baisse des cours du brut comme en attestent les périodes
post-crise financière de 2008 et celle liée à la pandémie Covid-19.
Emmanuel Macron, qui ne juge pas nécessaire de se rendre en Angola en
2021 alors qu’un déplacement était initialement envisagé parallèlement à
celui effectué en Afrique du Sud, suit la politique engagée depuis plusieurs
années en cherchant à appuyer le plan de diversification lancé par Luanda
en 2017 pour sortir du pétrole et attirer les investissements dans d’autres
secteurs. En 2018, la création à Luanda d’un Club d’entrepreneurs franco-
angolais tout comme la signature de plusieurs conventions (défense,
agriculture…) s’inscrivent dans un contexte de trois années consécutives de
forte récession. Les conséquences de la crise sanitaire mondiale
hypothèquent sérieusement ce léger rafraîchissement dans la relation.

1 Ce secteur représente plus de 98 % des exportations. L’Angola occupe la 146ème place sur 180 dans
l’indice 2019 de perception de la corruption de Transparency International.
2  World Bank Group, Doing Business 2020, Comparing Business Regulations in 190 economies,
2020. Rapport annuel de la Banque Mondiale, le Doing Business classe les économies nationales en
fonction d’une série de critères, réglementations et réformes mises en œuvre pour améliorer
l’environnement des affaires et des opérateurs.
3 Mis en exploitation en 2011 ce champ, le premier dans l’off-shore profond situé à 150 km au large
des côtes, fait de la major française le premier producteur du pays.
4 Karl Laske, L’Élysée pompier de l’affaire Falcone, Libération, 8 juillet 2004.
5 Rare pays à reconnaître la victoire de Laurent Gbagbo, l’Angola est représenté à l’investiture du
président-sortant à Abidjan, le 4 décembre 2010. Au plus fort de la crise, José Eduardo Dos Santos
envoie 130 soldats en soutien au patron du Front Populaire Ivoirien (FPI) contre les forces pro-
Ouattara. Il rappelle ses troupes sous la pression de ses pairs africains.
6 Alain Guillou demande par la suite une mise en disponibilité pour occuper le poste de conseiller
auprès du président gabonais, Ali Bongo Ondimba. Voir Pascale Robert-Diard, Tentative de
conversion d’un magistrat en conseiller du Gabon, Le Monde, 1er août 2012.
7 Hollande en Angola, l’économie plutôt que les sujets qui fâchent, RFI, 3 juillet 2015.
8 Afrique : en tournée Hollande s’offre un billard à trois bandes, La Lettre du Continent, 1er juillet
2015.
9 En 2008, Nicolas Sarkozy propose une alliance stratégique franco-angolaise pour soutenir Joseph
Kabila.
10 Source : MEAE, Direction de la diplomatie économique, septembre 2020.
11

L’inaccessible rêve nigérian

La situation n’est guère plus réjouissante avec le Nigéria, autre puissance


pétrolière entrée en récession au milieu des années 2010 (-1,6 % en 2016)
avant de relever timidement la tête pour mieux replonger. En 2020, le
contexte Covid-19 lui fait perdre plus de 80 % de ses recettes pétrolières sur
fond de terrorisme endémique. Avec un stock d’IDE de 99  milliards $ en
2018 (62  milliards en 2007)1, le géant anglophone fait partie des quatre
priorités africaines du commerce extérieur de la France. Pourtant, malgré
une présence datant du début du XXème siècle, Paris ne réussit pas à percer
le plafond de verre en termes d’activités et d’investissements hors-pétrole.
Parler de projet d’infrastructure lourde développé par ses soins relève du
mirage. Bien qu’il constitue son premier partenaire au sud du Sahara et le
41ème partenaire commercial, le Nigéria ne représente que 3,8 % de part de
marché. Dominante structurelle des importations, le brut en fait également
son plus lourd déficit commercial sur le continent. En 2019, celui-ci
s’établit à 3,3  milliards €, le triple de 2016 (980  millions €). Le volume
d’échanges (4,4 milliards € en 2019) est négatif pour la France, qui exporte
de moins en moins chaque année vers Abuja2. En 2019 les exportations
atteignent 587  millions € (1,2  milliard € en 2015). Les importations
s’établissent sur la même période à 3,8 milliards € (2,9 milliards en 2015).
Ce commerce est dominé à plus de 95  % par le pétrole et ses secteurs
annexes. En 2020, le déficit pour Paris est ramené à 1,2 milliard € mais les
échanges demeurent structurellement négatifs.
Le Nigéria est le révélateur d’une relation complexifiée par les choix
diplomatiques ayant durablement détériorée l’image de la France et le statut
de ses hommes d’affaires. Ceux-ci remontent à l’indépendance. En bon
anglophobe et russophobe convaincu sur les questions africaines, le général
de Gaulle soutient explicitement la sécession biafraise, à la fin des années
60, pour mieux balkaniser ce pays alors composé de 55 millions d’habitants
dans le but inavoué d’en réduire l’hégémonie naissante3. Une prise de
position soufflée par Félix Houphouët-Boigny et Omar Bongo que le
gouvernement central nigérian considérera pendant longtemps légitimement
comme un acte d’hostilité. Avant même cette prise de position, la relation
bilatérale s’avérait déjà exécrable. Dénonçant les essais nucléaires français
pratiqués à Reggane au Sahara, la fédération avait rompu ses relations
diplomatiques avec Paris de 1961 à 19654. Autant dire que ce «  pôle
d’attraction irrésistible  »5 dans un environnement francophone ne répond
alors guère aux critères harmonieux de la confrérie franco-africaine.
Proclamée en mai 1967 par le gouverneur Odumegwu Emeka Ojukwu
pour condamner la persécution du peuple Ibo et l’absence de contrôle sur
les revenus pétroliers, l’indépendance du Biafra offre à Paris l’occasion
idéale pour des menées subversives. Le blocus de cette province orientale
sur ordre du général prosoviétique originaire du nord Yakubu Gowon
précipite les événements. De clandestines, les livraisons d’armes aux
sécessionnistes deviennent officielles après la reconnaissance du Biafra par
De Gaulle à l’été 1968 dans la foulée d’autres pays parmi lesquels la Côte
d’Ivoire, le Gabon ou la Tanzanie de Julius Nyerere. Coordonnée par
Maurice Robert en concertation avec le patron du Sdece, le général Paul
Jacquier, ainsi que le ministre des Armées Pierre Messmer, les séditieux
bénéficient d’un précieux dispositif logistique. Transitant depuis la France
par Abidjan et Libreville, les livraisons d’armes sont directement organisées
par Jean Mauricheau-Beaupré alias «  Monsieur Jean  », l’agent de liaison
détaché auprès de Félix Houphouët-Boigny6. De concert avec les agents
français envoyés auprès d’Ojukwu, ce représentant personnel de Jacques
Foccart à la présidence ivoirienne est chargé d’évaluer tous les besoins.
L’opération dépend également beaucoup d’Omar Bongo convaincu de
l’importance de la cause biafraise dans la préservation des intérêts français,
donc gabonais, par l’ambassadeur à Libreville Maurice Delauney, ex-
administrateur de la France d’Outre-mer et diplomate majeur des réseaux
Foccart. Des mercenaires tels Robert Denard sont sollicités pour
l’acheminement des armements. Pour mieux faire comprendre l’enjeu de ce
soutien et frapper l’opinion publique sur le sort des malheureux Ibos, les
services secrets font en sorte d’infiltrer la presse généraliste pour obtenir la
généralisation du terme « génocide » dans les articles et analyses.
La démission de De Gaulle, le 28  avril 1969, rebat les cartes.
L’enlisement du conflit et l’amoncellement de récriminations d’une
majorité d’États africains envers la France poussent Georges Pompidou à
revenir sur la reconnaissance de la république sécessionniste totalement en
perdition après deux millions de morts7. Mais la France pompidolienne se
compromet au même moment avec les mouvements de libération d’Afrique
lusophone. Elle juge, par exemple, inopportun d’empêcher les livraisons
d’armes du Portugal pour combattre ces mouvements, politique encouragée
par l’ancien ministre des Colonies Marcelo Caetano, successeur du
dictateur Antonio de Oliveira Salazar à partir de septembre 1968. Ces
opérations soutenues par le Sdece braquent l’ensemble des mouvements
indépendantistes regroupés autour de la figure d’Amilcar Cabral, fondateur
du Parti Africain pour l’Indépendance de la Guinée et du Cap-Vert
(PAIGC). A cette période, Paris essuie également des condamnations quasi-
unanimes pour l’étroitesse de ses liens avec le régime ségrégationniste sud-
africain. Majoritairement d’obédience socialiste et désireuses de
s’affranchir du joug occidental, ces «  autres Afriques  » au cheminement
éloigné du bloc francophone pressent de rompre avec toute forme de
néocolonialisme. Au-delà de la question biafraise, ces positions jettent
durablement le trouble au Nigéria. «  Après l’échec de la sécession, les
intérêts français dans ce pays seront compromis pendant un bon moment.
Elf aura énormément de mal à remonter la pente auprès des autorités
nigérianes  », concède Maurice Robert dans son livre-testament8.
L’engagement aux côtés du régime camerounais dans le différend lié à la
souveraineté de la presqu’île de Bakassi, éponge pétrolière de la péninsule
de Calabar revendiquée par Lagos mais contestée par Yaoundé, n’arrange
rien9. Après les premières menaces de Pompidou d’appuyer Amadou
Ahidjo la France monte en 1996 l’opération Aramis de surveillance des
frontières camerounaises. Elle évite cependant de trop s’impliquer dans
cette crise latente pour ne pas fragiliser ses intérêts au sein de la Fédération.
Une stratégie d’autant plus sage qu’en 2002, un arrêt de la Cour
Internationale de Justice (CIJ) basée à La Haye aux Pays-Bas conforte
Yaoundé dans ses droits.
Victime d’une longue « rivalité rampante dans le passé », selon Olusegun
Obasanjo10, Abuja doit attendre la visite de Jacques Chirac, en 1999, pour
replacer la relation sur de nouvelles bases. Celle-ci reste entachée par le
soutien de la France au Cameroun et naturellement au Biafra. Le lien
bilatéral se renforce consécutivement à l’activisme de groupes armés dans
le Delta du Niger au sud et au surgissement du groupe djihadiste Boko
Haram au nord. Parce qu’elles s’en prennent aux intérêts hexagonaux au
Niger, au Tchad et au Cameroun, les actions spectaculaires de ce
mouvement apparu en 2002 représentent une nouvelle porte d’entrée pour
Paris au Nigéria. Exponentiel, l’activisme terroriste permet de renforcer
l’entraide militaire et la coopération dans ce domaine comme en témoigne
la visite du fragile président Umaru Yar’Adua à Paris en juin 2008 et celle
d’Alain Juppé, chef de la diplomatie, dans l’État musulman de Kano, en
2011. Ce processus redouble sous François Hollande après les kidnappings
au nord du Cameroun des sept membres de la famille Moulin-Fournier et du
prêtre Georges Vanderbeusch. L’impact sous-régional de Boko Haram le
convainc d’axer le sommet Afrique-France de 2013 à Paris ‒ rebaptisé
sommet de l’Elysée ‒ sur les questions de paix et de sécurité en présence
d’une cinquantaine de responsables parmi lesquels Goodluck Jonathan.
Cette implication vaut à François Hollande d’être le seul chef d’État non
africain invité quelques semaines plus tard au centenaire de la naissance de
la fédération. Rare honneur. Le président socialiste profite d’une conférence
sur la sécurité, la paix et le développement pour dérouler son leitmotiv
-«  votre combat contre Boko Haram est aussi le nôtre  » ‒ sans oublier
d’animer dans la foulée un forum avec les patrons français.
L’insécurité et le rayon d’action du groupe alors dirigé par Abubakar
Shekau11 justifie l’organisation à Paris en mai de la même année d’un
sommet à l’Élysée consacré au Nigéria puis, deux ans plus tard, en mai
2016, d’une nouvelle invitation de François Hollande à Abuja autour de
Boko Haram. Illustration de cette approche économico-militariste  : peu
avant cette visite le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian,
envoyé en éclaireur, se voit remettre par son homologue une liste
d’équipements (véhicules blindés légers, drones, systèmes d’écoutes et de
surveillance) nécessaires à la lutte antiterroriste conformément aux
demandes du chef de la force conjointe chargée de venir à bout du
mouvement. Des dons que la France entend convertir ultérieurement en
contrats pour ses entreprises. Thalès, Safran ou encore Renault Trucks sont
aux aguets. A Abuja, François Hollande enterre le lointain souvenir du
Biafra en obtenant un accord de coopération militaire (Status of forces
Agreement, Sofa)12. Une première dans ce domaine, laquelle suit la
signature à Lagos, en mai 2011, par le Premier ministre François Fillon
d’un mémorandum sur la coopération bilatérale. Autre signal positif  : le
nouveau président Muhammadu Buhari réserve à la France son premier
voyage à l’étranger à l’automne 2015. Le resserrement est en marche.
Rompu à l’effervescence étouffante des « go-slow » de Lagos après son
stage supervisé par le très françafricain ambassadeur Jean-Marc Simon,
Emmanuel Macron poursuit cette ouverture sur le thème économique. Avec
50  millions d’urbains en 2022, le pays est à même de stimuler les
investissements. Ce message est martelé à Lagos en juillet 2018, puis
auprès de Muhammadu Buhari à Paris à l’occasion du One Planet Summit.
Mais en dépit d’une volonté marquée de nettoyer les écuries d’Augias, le
président nigérian n’est pas en mesure de juguler la corruption et de
modifier le profil de l’armée ravagée par les abus de pouvoirs. Paris, qui
concentre ses efforts sur Barkhane, limite d’ailleurs fortement sa présence
militaire préférant mettre ses entreprises en avant. A titre d’exemple, seuls
quelques éléments des forces spéciales sont dépêchés après l’enlèvement de
276 lycéennes à Chibok en 2014.
Le rythme inédit des visites présidentielles a cependant deux mérites : il
brise la tonalité aphone de cette relation et resitue la France dans les radars
nigérians. Pour autant, ce frémissement n’entraîne aucun résultat tangible
comme le prouvent les contre-performances du commerce extérieur. Il y a
peu de chance qu’il se traduise par une plus grande visibilité des intérêts
français tant les obstacles restent nombreux. Les groupes français sont en
retrait et ce n’est pas la force de frappe institutionnelle qui peut faire la
différence. En 2015, la French Week organisée chaque année, fin novembre,
par la chambre Franco-Nigerian Chamber of Commerce & Industry
(FNCCI) doit écourter ses prestations faute de moyens13. Le lancement
d’un French Nigerian Investment Club (FNIC) annoncé pendant la visite
d’Emmanuel Macron, change les perspectives. A sa tête, le magnat Abdul
Samad Rabiu, PDG du groupe diversifié BUA, développe les partenariats
avec les groupes tricolores. Mais ces derniers se concentrent dans le pétrole.
Cette industrie joue comme le miroir déformant de la vie économique. En
visite à Lagos au printemps 2021, le ministre délégué au Commerce
extérieur et à l’attractivité Franck Riester veut promouvoir un « partenariat
global » avec ce pays placé au 146ème rang sur 180 dans l’index 2019 de la
corruption de Transparency International. Son objectif est d’infléchir la
balance commerciale dont la dégradation est une tendance lourde malgré la
présence de 120 groupes français.
Outre un climat d’affaires dissuasif (carence en infrastructures, déficit
énergétique, fiscalité complexe, justice inefficiente…) et la concurrence de
pays moins à cheval sur les questions de corruption, Paris doit affronter un
capitalisme local ultradynamique symbolisé par l’United Bank of Africa
(UBA) ou les groupes Dangote et Julius Berger. Ce climat explique la
disparition ou la cession de plusieurs fleurons. Implantée à Kaduna depuis
1972, la filiale Peugeot Automobile Nigéria (PAN) tombe entre les mains
du magnat Aliko Dangote. Michelin doit se résoudre à céder son usine de
Port-Harcourt. Paris se retrouve de surcroît au cœur de plusieurs scandales
d’anthologie. L’un d’eux implique la société Safran (ex-Sagem) condamnée
en 2012 à Paris à une amende de 500.000 € pour corruption active liée à un
contrat de confection de documents d’identité. Avant que justice ne passe,
cette affaire vaut une sidérante prise à partie publique du DG de cette
société par Olusegun Obasanjo, en visite en France en 2015, lors d’une
réunion de travail au Medef devant les participants et les journalistes
éberlués.

1 CNUCED, Rapport sur l’investissement dans le monde 2019, Nations Unies, 2019.
2 Source : MEAE, Direction de la diplomatie économique, septembre 2020.
3  Voir BACH Daniel C, «  Le Général de Gaulle et la guerre civile au Nigéria  » in La politique
africaine du Général de Gaulle de 1958 à 1969, Cean/IEP Bordeaux, Pedone, 1981, pp.330-345 et
Michel Arseneault, Quand la France espérait affaiblir le Nigéria en armant le Biafra libre, RFI,
23 mai 2017.
4 La capitale fédérale Abuja est officialisée en décembre 1991.
5 BAULIN Jacques (Jacques Batmanian), « La hantise de l’unité nigériane » in La politique africaine
de Félix Houphouët-Boigny, Editions Eurafor-Press, Paris, 1985, pp.87-126.
6  Le colonel René Bichelot alias «  Ray  » devient par la suite le conseiller de Félix Houphouët-
Boigny chargé de la sécurité et du renseignement.
7 Odumegwu Ojukwu annonce sa reddition le 15 janvier 1970. Il est exfiltré par la France dans un
DC-4 Constellation au terme d’une opération menée par René Bichelot.
8 ROBERT MAURICE, « ministre de l’Afrique », op.cit p.186
9  Voir DE KONING Ruben et MBAGA Jean, «  Conflits pour les ressources naturelles de la
péninsule de Bakassi : du global au local », Presses de Sciences Po, janvier 2007, n°34, pp.93-103
10 Olusegun Obasanjo en visite à Paris, Libération, 19 mars 1999.
11 Il est remplacé par Bakura Modu, lequel annonce la mort du chef terroriste en juin 2021.
12 Nigéria : le général Hollande, VRP du business militaire français, La Lettre du Continent, 11 mai
2016.
13 Nigéria : les patrons français tentent de reprendre la main, La Lettre du Continent, 30 septembre
2015.
12

Modestes performances à l’est

Assez étonnamment la France ne trouve pas dans cette Afrique en


devenir le niveau d’activité souhaité. En dehors du secteur énergétique elle
évolue dans la catégorie poids-plumes. Comme si elle ne parvenait pas à
s’arracher de sa culture, de ses logiques historiques et administratives. Dans
les autres États anglophones les chiffres se passent de tout commentaire. En
2018 la part du marché éthiopien, 76ème partenaire commercial, avoisine
1,5 %. Ce pays est le 24ème client derrière les États-Unis, la Chine ou l’Inde
et le 4ème fournisseur. Un chiffre qui est même un trompe l’œil. La livraison
d’Airbus et d’équipements à Ethiopian Airways suffit à faire bondir les
statistiques. Ce fut le cas en 2017, année de vente de plusieurs appareils.
Avec une croissance proche de 10  % depuis plusieurs années les
perspectives restent néanmoins alléchantes, d’où les ardeurs macroniennes à
vouloir renforcer la présence française dans ce «  symbole de la
Chinafrique  »90 nouvellement rangé dans la liste des Nations à revenu
intermédiaire. Les exportations enregistrent, certes, une hausse de 33  %,
bondissant de 227 millions € à 700 millions € entre 2015 et 2019. En 2003,
le niveau ne s’établissait qu’à 60 millions €. Mais le volume d’importation
décline, passant sur la même période de 48  millions € à 39  millions €
(13 millions € en 2003). En 2019, le solde commercial dégage un excédent
de 661 millions € pour la France bien que ce dernier se replie à 419 millions
€ en 2020. Addis-Abeba représente son second excédent subsaharien.
Les performances sont plus fragiles au Kenya, 98ème partenaire
commercial, même si la présence française est densifiée par les antennes
régionales de plusieurs institutions (AFD, Institut de Recherche pour le
Développement (IRD), Institut français de recherche en Afrique…). Dans
ce pays dépeint sur le site du Quai d’Orsay comme «  un partenaire
commercial marginal » Paris ne capte qu’1,5 % de part de marchés en 2017
contre 5,5 % en 1990. Entre 2016 et 2020 les exportations baissent de 1 %
(153  millions € à 149  millions €). Le Burkina Faso fait mieux avec
250  millions € d’exportation en moyenne. Le volume d’échanges avec le
Kenya se stabilise à 280 millions €. Pas de quoi s’enflammer. En Ouganda,
où la part de marché de la France est de 0,58 % les échanges culminent à
38 millions € en 2019 pour un solde positif de 14 millions €. Ils progressent
à 141 millions € en 2020. Une peccadille. Quant à la Tanzanie, qui a connu
6,4  % de croissance moyenne de 2016 à 2020, les échanges atteignent
101 millions € en 2020, en recul de 14 % par rapport à 2016 (184 millions
€). Un volume à peine plus élevé qu’en 2003 (75  millions €). Le solde
s’effondre à 30  millions € contre 70  millions € cinq ans auparavant. En
2018, la vente d’aéronefs fait bondir les exportations avant que celles-ci ne
replongent l’année suivante.
La Covid-19 n’explique pas tout de ces statistiques moroses. Alors que
les chiffres plaident pour un renforcement de sa visibilité l’Hexagone
semble incapable de se soustraire à l’écrasante domination américaine,
chinoise et indienne dont l’Afrique orientale demeure le bastion. Elle pêche
autant par manque de compréhension que par absence de réseaux. Si l’on
voulait noircir le tableau, il faudrait inclure à cette liste le Ghana où le solde
des échanges dégringole. En 2019, le déficit pour la France est de
198  millions € et de 84  millions € en 2020. Alors que l’administration
Macron drague Nana Akufuo-Addo, reconduit fin 2020 après une première
victoire en 2016, les moyens ne sont pas mobilisés. L’offensive vers cet État
de 30  millions d’habitants n’est pas suivie d’effet alors même que
l’ancienne Gold Coast est montrée en exemple après une succession de
régimes démocratiques depuis l’ère Jerry Rawlings (1981-2001). Avoisinant
600  millions € en 2019, les échanges, bien que baissiers depuis 2014,
restent de très loin supérieurs à ceux de la majorité des pays francophones.
En novembre 2017, la visite d’Emmanuel Macron à Accra, au lendemain de
son discours d’Ouagadougou, est la première d’un président français. Mais
celle-ci se limite à quelques heures. Alors qu’ils figurent parmi les plus
performants d’Afrique, ces États ne justifient pas, aux yeux des
administrations centrales, de figurer parmi les 47 pays désignés comme
prioritaires de l’action extérieure. Une décision incompréhensible sauf à
l’expliquer par une méconnaissance des réalités économiques et la lourdeur
atavique du tissu institutionnel français. Le Quai d’Orsay et le Minéfi ne
croient pas nécessaire d’inscrire l’Éthiopie sur cette liste qui se borne à ne
retenir que quatre pays  : le Kenya, pays deux fois moins peuplé avec un
solde d’échanges vingt fois moins volumineux (17  millions € en 2020
contre 419  millions € pour Addis-Abeba), la Côte d’Ivoire, le Nigéria et
l’Afrique du Sud. Des choix surprenants, dont les conséquences sont mises
en lumière par les députés Noël Mamère et Michel Zumkeller dans un
rapport sur la force d’attraction de la sphère anglophone africaine. «  En
l’état actuel des choses, on peut craindre que la France soit mal partie pour
profiter pleinement du décollage de l’Afrique et qu’elle rate encore plus
particulièrement le redémarrage de l’Afrique anglophone. »91
La réalité est qu’en dépit d’une image moins abîmée dans ces régions,
Paris n’y est pas attendu en dehors de secteurs spécifiques (aéronautique,
produits chimiques…). La présence française au Kenya est à l’image de
celle du Kenya en France. Les lignes de fracture linguistique, culturelle,
historique sont telles qu’elles rendent toute évolution aléatoire. Parmi les
autres freins figurent la faiblesse des représentations diplomatiques et celle
des outils d’accompagnement aux entreprises. Chargé d’informer et de
promouvoir ces marchés auprès des opérateurs, les Services économiques
régionaux (SER) du Trésor rattachés aux ambassades couvrent une dizaine
de pays disparates. Le SER de Nairobi suit le Soudan, le Burundi, les
Comores, l’Ouganda, Madagascar ou encore la Tanzanie. Doté d’une
compétence sur l’Afrique australe, le SER de Pretoria gère une liste allant
de l’Angola au Zimbabwe en passant par le Malawi, le Mozambique ou la
Namibie. Sous prétexte de liens plus distants, la France limite sa
représentation dans ces zones au moment où elle devrait justement corréler
les moyens avec l’offensive qu’elle prétend vouloir impulser. Contrairement
aux pays francophones taillés dans les ex-AOF et AEF, leurs voisins
lusophones et anglophones ne forment pas une zone monolithique
caractérisée par sa similitude historique. Leurs très fortes particularités et
trajectoires mériteraient que ces pays bénéficient de services économiques
dédiés et autonomes sur le modèle de celui d’Abuja. Or, la majorité des
Services Economiques locaux (SE) rattachés chacun à un SER, se
caractérisent par des moyens humains et techniques restreints. Quelle
pertinence y a-t-il à priver le poste de Dar es-Salaam de dispositifs plus
efficaces alors que le volume d’échanges avec la Tanzanie, en progression
de 30  % depuis 2014 (171  millions € en 2018 et 101  millions en 2020),
dépasse d’ores et déjà celui observé dans plusieurs pays du champ (Niger,
Tchad, Congo-Kinshasa…) ? « Le Nigeria et le Kenya sont parmi les plus
prometteurs pour un pays comme le nôtre ayant une vocation exportatrice
puisque la croissance de leur exportation sera parmi les plus fortes de la
décennie. Paradoxalement la stratégie du ministère du commerce extérieur
n’en tire aucune conclusion opérationnelle », affirment les députés Mamère
et Zumkeller92.
La situation est plus dantesque au Mozambique. Malgré la venue de
Jacques Chirac à Maputo à la fin des années 90, la relation bilatérale tombe
à l’eau malgré un positionnement géographique digne d’intérêt et l’embellie
économique réelle depuis 1992, année marquée par la fin de la guerre
civile. De 236 millions € en 2016 les échanges tombent à 59 millions € en
2020. Sur la même période les exportations françaises chutent de 38 %. En
2020, elles ne représentent plus que 21  millions €. Le solde s’inverse à
partir de 2017 au profit de l’ancienne colonie portugaise. Le Mozambique
exporte plus vers la France que l’inverse. C’est en 2013, au moment où
l’armateur Constructions Mécaniques de Normandie (CMN) reçoit du
gouvernement mozambicain une commande de trente navires pour une
valeur de 200 millions €, que Paris décide de fermer sa mission économique
avant de la ressusciter. Le projet d’exploitation de Gaz Naturel Liquéfié
(GNL) porté par TotalEnergies pèse dans ce revirement révélateur de
l’instabilité de la politique franco-africaine.
Une présence renforcée entraine des effets positifs. Le Botswana en
apporte la preuve. Modèle de bonne gouvernance avec le Ghana, ce pays a
longtemps été ignoré. L’ouverture d’une ambassade à Paris en 2019 suivie
de celle de l’ambassade de France à Gaborone dope les statistiques. Partis
au ras du sol, les échanges croissent de 380 % en 2018 puis de 120 % en
2019 pour s’établir à 141 millions €, dégageant un excédent de 71 millions
€. La tendance s’amoindrit en 2020 mais reste positive pour la France avec
un excédent de 35 millions €.
Fort heureusement, les zones non francophones ont leurs fidèles
défenseurs. L’activisme de diplomates swahilistes tels Jean-Christophe
Belliard, ex-ambassadeur en Éthiopie et patron de la DAOI du Quai
d’Orsay ou son collègue, Rémi Maréchaux, conseiller technique de Nicolas
Sarkozy sous la supervision de Bruno Joubert et ex-patron de la stratégie à
la DGSE, tentent de bouger les lignes. L’ombre de Maréchaux,
ambassadeur à Nairobi de 2013 à 2016 avant de succéder à Belliard à la tête
de la DAOI, pèse dans l’infléchissement de la perception française. On lui
doit d’avoir poussé la nomination de plusieurs anglophones au sein du
Conseil Présidentiel pour l’Afrique (CPA) d’Emmanuel Macron parmi
lesqules la scientifique kenyane Yvonne Mburu. Toutefois, cette évolution
repose davantage sur le tropisme de cette poignée de diplomates passionnés
et convaincus qu’à une prise de conscience globale de l’Exécutif et des
administrations. «  Notre présence reste concentrée sur l’Afrique
francophone. 86  % des Français d’Afrique subsaharienne y habitent. Les
moyens humains et financiers y sont plus importants, voire sans proportion
avec ceux déployés en Afrique anglophone et lusophone », constatent Jean-
Marie Bockel et Jeanny Lorgeoux dans leur rapport93. La puissance
publique reposant encore trop sur l’impulsion de quelques personnalités, ce
manque de visibilité nuit considérablement au renforcement des liens avec
ces sphères du continent africain. Le poids des États francophones tranche
avec la modestie de l’action et des représentations dans cette Afrique utile,
où le nombre de ressortissants est quantité négligeable. En 2019, on ne
dénombre que 1.067 Français en Éthiopie  ; 1.550 en Angola  ; 1.229 au
Nigéria ; 1.867 au Kenya et 567 en Tanzanie94.
L’augmentation des visites présidentielle et ministérielle est l’une des
recommandations du rapport Védrine afin de densifier les rapports. Malgré
la venue d’Emmanuel Macron en Éthiopie et au Kenya début 2019 pour y
défendre le savoir-faire tricolore95, force est de constater qu’elles
demeurent rarissimes. A peine sept déplacements bilatéraux sont enregistrés
sur Addis-Abeba entre 2015 et 2020, six à Nairobi et trois en Tanzanie.
Signe de cette négligence : le formidable bouleversement de l’Angola après
l’accession au pouvoir de Joao Lourenço n’entraîne aucune effervescence.
Seul Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d’État es-investitures, assiste à son
intronisation. En interrompant trente-huit ans du règne de José Eduardo Dos
Santos ce général à la retraite tourne pourtant une page capitale dans son
pays depuis 2017. Autosatisfaite de la modernité de sa politique la France
n’estime pas nécessaire de marquer cette date d’une pierre blanche en
envoyant ses plus hauts représentants.
La vérité crue est que ses gouvernants s’intéressent à ces destinations par
nécessité économique, non par engouement. Et encore. Pour marquer le
coup à l’occasion de la venue du président Macron en Éthiopie les
conseillers de l’Élysée, du Quai d’Orsay et du Minéfi se sont démenés pour
rendre public des projets bancables durant ce séjour, stratégie visant à
insister sur les opportunités de l’axe Paris-Addis-Abeba. Un accord est
notamment trouvé entre le groupe Castel et l’Ethiopian Investment
Commission (EIC) pour la construction d’une usine de transformation de
maïs produit localement par le groupe Somdiaa. «  Le Memorandum of
understanding avait été rédigé et signé à la demande de l’ambassade de
France à Addis-Abeba et du gouvernement éthiopien pour symboliser, entre
autres projets, les relations entre les deux pays », se souvient Gil Martignac
chargé de piloter ce dossier chez Castel. «  Mais sa portée était vraiment
symbolique. Il ne constituait aucunement un engagement ferme. »96 L’usine
en question ne verra jamais le jour.
Loin des actions de communications, la tiédeur martiale des pays situés
hors du cercle familial désarçonne plus qu’elle ne facilite la fluidité des
échanges. Faisant du dialogue avec l’ensemble de l’Afrique son sacerdoce,
Jean-Pierre Cot avait décelé ces limites  : «  La relation personnelle est
difficile à établir, à maintenir. Une certaine rudesse d’abord, une complexité
dans le rapport entrave la simplicité du propos. Il manque aussi l’intimité
qui facilite les contacts. »97 La situation n’a pas évolué. D’Addis-Abeba à
Nairobi et de Luanda à Abuja, les pratiques écartent toute comparaison avec
l’espace francophone. La normalité autour de l’accueil des présidents
français frise l’austérité. Aucun traitement de faveur ni grandiloquence.
Aucune place pour les bains de foule. La descente des principales artères
d’une capitale sous le souffle chaud des applaudissements tient du rêve.
«  Ce n’est pas toujours facile d’être ici en Angola pour des Français, pas
plus d’ailleurs que dans d’autres pays de cette région  », concède Jacques
Chirac devant la communauté française de Luanda en juin 1998. Secs, les
discours ne se laissent aller à aucune digression sur les droits de l’homme.
Faute d’une histoire commune, les enjeux sont centrés sur le business. Ces
pays permettent de sortir de la politique de niche dans les anciennes
colonies. Sans plus. Leurs habitants ne considèrent pas la France comme
une destination d’affaires mais plutôt un centre d’intérêt touristique et
culturel. S’agissant des investissements, leur hub naturel se situe à Londres,
Prétoria, Lisbonne, Brasilia, Pékin, Moscou ou Washington. Illustration de
cette discordance  : à son arrivée à l’aéroport du 4  février de Luanda en
juillet 2015, François Hollande est accueilli par le ministre des Affaires
étrangères Georges Rebelo Pinto-Chikoti. Il n’est reçu au palais présidentiel
que le lendemain. La délégation économique (Alstom, Suez-
Environnement, Air France…) et les journalistes couvrant la visite n’ont
droit à aucun visa de courtoisie. Ce protocole tranche avec l’effervescence
joyeuse de l’Exécutif ivoirien agglutiné au-bas de la passerelle de l’Airbus
présidentiel pour le recevoir à Abidjan, en juillet 2014. De par son statut
international et sa capacité à influer sur des négociations avec le FMI, la
France ne laisse pas ces États indifférents. Mais son expertise et ses
prétentions semblent inefficientes. Une concurrence protéiforme complique
les perspectives. Partenaire parmi des dizaines d’autres, elle a peu de prise
sur ces tissus économiques et doit, de surcroît, composer avec des
problématiques très éloignées d’un pays à l’autre (intégration régionale plus
lâche, différence de législation, problèmes de change  ; faiblesse des
« réseaux » locaux…).
Le Medef en fait la désagréable expérience en Angola. Une importante
mission programmée de longue date dans ce pays au mois de juin 2014 est
annulée à la dernière minute, la plupart des responsables angolais ayant
subitement décidé de s’envoler pour le Brésil pour assister au Mondial de
football. Un scénario inimaginable en Afrique francophone. Stupéfaite par
cet inhabituel lapin, l’organisation patronale se plaint aussitôt auprès du
cabinet du chef de la diplomatie Laurent Fabius, lequel l’encourage à
reprogrammer la mission en s’assurant de pouvoir rencontrer au minimum
le vice-président, faute de quoi «  tout travail de prospection serait
compromis ».98
13

Inquiétantes tendances sud-africaines

Les difficultés à peser dans les pays hors champ sont corroborées en
Afrique du Sud premier client de la France au sud du Sahara, mais soumis
aux mêmes lois de la globalisation. Le « partenariat stratégique » voulu par
Emmanuel Macron, qui n’est que la continuité d’un partenariat vu
historiquement comme des plus « fiables » sur le continent1, semble sinon
triste du moins à l’arrêt. Ce n’est pas faute d’essayer de l’entretenir. Mimant
ses prédécesseurs le président français a naturellement fait de la 84ème
économie sur 190 du rapport Doing Business un réservoir de débouchés
pour les entreprises2. Au pouvoir depuis 2018 Cyril Ramaphosa est invité
en août 2019 à se joindre au G7 organisé à Biarritz. La visite officielle
d’Emmanuel Macron en Afrique du Sud, en mai 2021, permet à la France
de se positionner sur les investissements massifs que Pretoria prévoit
d’engager pour lutter contre les effets nocifs de la pandémie Covid. Dans sa
tentative de fidéliser la première place financière africaine, il souhaite tirer
profit de l’initiative Covax lancée conjointement avec son homologue, qui a
alors pris la tête de l’UA, pour permettre la recherche et le préachat de
vaccins destinés aux pays vulnérables. Cette dépense d’initiatives sur l’axe
Paris-Pretoria ne trouve pas l’écho souhaité. Présent au Cap, en novembre
2020, pour l’un de ses rares déplacements sur le continent, le ministre du
Commerce extérieur et de l’attractivité, Franck Riester, annonce vouloir
accompagner les autorités dans leur plan de relance. La France entend y
retirer des bienfaits. Des investissements dans les infrastructures, la santé,
l’agroalimentaire sont prévus. Accompagné d’une douzaine d’hommes
d’affaires, l’envoyé spécial de l’Élysée annonce vouloir franchir la barre de
3  milliards € d’échanges bilatéraux d’ici 2021. Si cet objectif est bien
atteint, il n’y a pas de quoi exulter. Depuis vingt ans la structure des
échanges est défavorable avec une érosion continue des exportations
françaises. A l’image des autres pays anglophones, la concurrence est
vigoureuse et le fait que Nelson Mandela, à peine sorti des griffes de la
prison de Robben Island, ait réservé sa première visite à l’étranger à la
France, en juin 1990, avec tous les honneurs dus à un chef d’État, n’est plus
le gage d’une relation privilégiée. Pas plus que la visite historique que
François Mitterrand effectue au Cap en juillet 1994, trois mois après
l’accession de « Madiba » au pouvoir.
Les chiffres attestent d’un effritement. La perte de vitesse depuis les
années 2000 est nette et profonde. 50ème partenaire commercial, la Nation
Arc-en-ciel ne représente plus que 2,5 % de part de marché contre 4 % en
1976. Les exportations françaises ne pèsent que pour 0,3 % des exportations
globales de l’Afrique du Sud, un chiffre qui tranche avec l’idée que ce pays
remplit les patrons français d’allégresse. Elles étaient deux fois plus
importantes en 2001. En 2015 elles s’établissent en valeur à 1,8 milliard €
puis à 1,6  milliard € en 2019, soit à peine 500  millions € de plus que les
exportations vers la Côte d’Ivoire. Quoique positif, le solde est divisé par
deux sur la même période (de 874 millions € en 2016 à 454 millions € en
2020) après avoir dégringolé à 211 millions € en 20183. Malgré la poussée
de nouveaux groupes comme Decathlon ou Leroy Merlin, Paris n’est plus
que le 11ème fournisseur derrière le Royaume-Uni, les Pays-Bas ou la Chine,
et très loin des scénarios échafaudés depuis le second mandat de François
Mitterrand, au lendemain de l’Apartheid et des premières élections
générales, pour en refaire une destination de référence.
Pays à part du fait de son tissu industriel et de son PIB (370 milliards $
en 2020), l’Afrique du Sud attire les intérêts hexagonaux (400 filiales
présentes) sans réellement garantir une embellie malgré les efforts déployés
par Business France et l’AFD. Si l’amitié nouée entre Nelson Mandela et
François Mitterrand, puis Jacques Chirac a pesé favorablement après un
repli lié à l’embargo onusien du 4  novembre 1977 et les sanctions anti-
Apartheid, l’économie a rapidement réimposé sa loi. «  La demande sud-
africaine est forte en investissements. Sur ce point, la présence française
n’est pas assez vibrante. Il y a une absence de curiosité avec une perte de
substance ces dernières années. Nous avons raté plusieurs marches et il y a
bien longtemps que l’effet Mandela ne joue plus  », estime Henri de
Villeneuve, observateur averti du pays pour y vivre depuis 1976, mais
également sceptique quant à l’intérêt véritable de la France pour l’Afrique4.
«  Elle prend le risque de sortir des écrans-radars. Elle est en télétravail
pendant que les autres pays, l’Inde ou la Chine, sont à l’offensive dans le
cadre de la relance post-Covid », ajoute le fondateur de la société de conseil
Cobasa.
Comme dans les autres sphères anglophones du continent, Paris se
montre moins réactif que ses rivaux et donne le sentiment de faire du
surplace. L’approche macronienne ne se démarque pas de celle de François
Hollande qui reprend elle-même les traits saillants de celle de Nicolas
Sarkozy. La politique franco-africaine ne déborde pas d’une imagination
fertile. En Afrique du Sud encore moins. « La phase que nous devons ouvrir
n’est plus simplement celle de notre combat commun pour les libertés, mais
une période qui doit ouvrir de nouvelles relations économiques et
commerciales  », explique François Hollande à Prétoria en octobre 20135.
La réception de Jacob Zuma à Paris en juillet 2011 entend «  continuer à
développer ce partenariat stratégique global, confiant et responsable »6.
Qu’y a-t-il de fondamentalement différent à l’heure actuelle  ? Le
lancement, en 2019, du French Tech Hub à Johannesburg et au Cap, le plus
vaste campus africain pour start-ups. Ce projet ambitionne de dynamiser le
marché français du digital ou de l’intelligence artificielle, mais il ne
remplace pas les investissements industriels devant accompagner les ventes
de trains, de centrales nucléaires, d’armements ou les nouvelles
implantations de groupes du CAC 40. Bien qu’en hausse de 74  % par
rapport à 2014, le stock d’investissements français représente à peine trois
milliards € en 2019 pour un stock global de 151  milliards €. Il est à des
années lumières de celui du Royaume-Uni (40  milliards €), des Pays-Bas
(26  milliards €) et même de la Belgique (9  milliards €). Alors qu’il
s’exprime devant la communauté française à Prétoria le 27  juin 1998, le
visage de Jacques Chirac laisse percer une déception : « Les relations entre
la France et l’Afrique du Sud, dans tous les domaines, sont bonnes, et
néanmoins elles sont insuffisantes (…) Il y a une coopération qui n’est pas
ce qu’elle devrait être »7. Depuis, la situation s’est ankylosée.

1 Emeline Wuilbercq, L’Ethiopie, symbole de la « Chinafrique », Le Monde, 16 juin 2018.


2 MAMERE Noël et ZUMKELLER Michel, Rapport sur les Emergents de l’Afrique, op.cit, p.117
3 MAMERE Noël et ZUMKELLER Michel, Rapport sur les Emergents de l’Afrique, op.cit, p.125
4 BOCKEL Jean-Marie et LORGEOUX Jeanny, L’Afrique est notre avenir, op.cit, p.232.
5 Source : MEAE
6 Marc Semo, Emmanuel Macron vend la marque France en Afrique de l’Est, Le Monde, 14 mars
2019.
7 Entretien avec l’auteur.
8  COT Jean-Pierre, A l’épreuve du pouvoir, op.cit, p.127. Il est décidé d’inclure une étape non
francophone à chacun de ses voyages. La nouvelle de son premier déplacement au Ghana, en août
1981, est très mal reçue par Félix Houphouët-Boigny auquel la première visite devait, selon un
protocole rôdé, être consacrée en tant que doyen des chefs d’État francophones.
9 Le MAE initie le Medef au mystère Zedu, La Lettre du Continent, 23 juillet 2014.
10  Voir BACH Daniel C (dir), La France et l’Afrique du Sud, Histoire, mythe et enjeux
contemporains, Karthala, Paris, 1990, p.173.
11 Rapport Doing Business 2020, Banque mondiale, Washington, 24 octobre 2019.
12 Source : MEAE, Direction de la diplomatie économique et Minefi, Direction du Trésor.
13 Benjamin Neumann, « La France se désintéresse de l’Afrique », Interview de Henri de Villeneuve,
L’Express, 6 avril 2010.
14 François Hollande, déclaration sur les relations franco-sud-africaines, Prétoria, 14 octobre 2013.
15 Nicolas Sarkozy, déclaration sur les relations entre la France et l’Afrique du Sud, Paris, 2 mars
2011.
16  Jacques Chirac, Allocution sur son estime pour Nelson Mandela, l’implantation d’entreprises
françaises en Afrique du Sud et la poursuite de l’aide à l’Afrique, Newton, 27 juin 1998.
Partie VI

Repli
1

Peur sur Libreville

«  On va nous expulser  ! On va nous expulser  !  » Rendu nerveux en ce


vendredi 16  février 2018 par des informations remontant du Gabon,
Antoine Frérot, le PDG de Veolia, fulmine depuis le siège du groupe à
Aubervilliers, en banlieue parisienne. En début d’après-midi une trentaine
de gendarmes accompagnés de deux notaires ont investi les étages de la
filiale à Libreville, la Société d’Energie et d’Eau du Gabon (SEEG).
Encouragés depuis l’extérieur par une foule fielleuse amenée sur le site par
cars entiers et scandant « Veolia dehors ! » ou « la France, ça suffit ! », les
hommes en armes demandent à chaque salarié croisé sous quel contrat il est
embauché  : «  Contrat SEEG ou Veolia  ? Répondez  !  ». Pressentant une
arrestation imminente, plusieurs cadres français fuient les lieux. Antoine
Boo et Erwan Rouxel, respectivement DG et directeur financier, tentent de
s’opposer à l’opération avant d’être exfiltrés par les sous-sols de
l’immeuble grâce à l’aide du commissaire aux comptes gabonais. Présent
dans le pays depuis 1997 via l’unique concession de distribution d’eau et
d’électricité, la multinationale assiste, stupéfaite, à la rupture de son contrat
et à son « déguerpissement » la veille d’un week-end.
Si les gouvernants africains sont extrêmement friands de ce type d’action
spectaculaire hors de toute base légale, rien ne laissait présager un tel
scénario. Neuf mois auparavant une prolongation de cinq ans de la
concession fut actée. Comment expliquer ce revirement ? Depuis plusieurs
années Veolia était dans le collimateur des populations pour ses tarifs jugés
prohibitifs, mais aussi du pouvoir chargé d’investir dans les infrastructures
du secteur. Plusieurs coupures suspectes pendant le match d’ouverture de la
Coupe d’Afrique des Nations (CAN) de 2015, à Libreville, devant Ali
Bongo, avaient sérieusement entaché la relation de confiance entre ces deux
parties. Parmi les autres griefs figuraient le non-respect du cahier des
charges et la pollution de sites, accusation contestée en bloc par Veolia qui
n’a cessé de souligner, de son côté, la difficulté de respecter son programme
d’investissements en raison du niveau colossal de créances non acquittées
de l’État malgré plusieurs échéanciers dûment acceptés. A la suite de cette
expulsion, une virulente campagne de presse s’engage entre les divorcés.
Réaction inimaginable pour un tel contentieux dans un pays non-Africain le
patron du Medef, le débonnaire Pierre Gattaz, s’enflamme. Dans un courrier
comminatoire au Premier ministre gabonais Emmanuel Issoze Ngondet,
avec ampliation à tous les responsables Afrique de France et de Navarre, il
déplore «  une décision particulièrement inappropriée  ». Et s’agace  : «  Ce
n’est pas la marque de confiance que nous pouvons attendre d’un pays ami
(…) Nous ne pouvons comprendre cette décision unilatérale qui ne repose
manifestement sur aucun fondement juridique et la déplorons car elle porte
préjudice à l’image du Gabon et reflète une pratique de l’État de droit
inquiétante ». Un an plus tôt, le même Pierre Gattaz avait pourtant enjoint
aux patrons réunis à l’Unesco pour les vœux de son organisation d’avancer
en Afrique «  sans arrogance, sans donner des leçons à personne  ». Les
échanges à fleurets démouchetés s’enveniment de telle sorte que l’Exécutif
monte au front  : «  Vous êtes complètement fous  ! Vous êtes en train de
mettre le feu à notre relation diplomatique  !  », s’entendent dire les
représentants de Veolia à l’Élysée et au Quai d’Orsay.
Au sein du groupe cette actualité provoque un schisme sur la stratégie à
tenir entre Antoine Frérot, soutenu par son conseiller spécial Laurent
Obadia, et Patrice Fonlladosa, membre du comité de direction et président
des activités Afrique et Moyen-Orient. Jugeant illégale l’attitude du Gabon,
le PDG se place d’emblée sur le terrain judiciaire en demandant au cabinet
Mayer Brown de porter l’affaire devant le Centre international pour le
règlement des différends relatifs à l’investissement (Cirdi). Plus
pragmatique Patrice Fonlladosa, entre-temps dépossédé de la
communication sur ce dossier, préfère opter pour la négociation. En accord
avec Antoine Frérot il engage un dialogue parallèle pour ramener Libreville
à la raison. Une option à laquelle adhère l’avocat du Gabon, Olivier Cren.
Une première rencontre entre protagonistes organisée en août 2018 dans un
hôtel près du Louvre tourne court. Face à Brice Laccruche Alihanga et à Ike
Ngouoni, respectivement directeur de cabinet d’Ali Bongo et porte-parole
de la présidence gabonaise, Antoine Frérot exige le rachat des 51  % du
capital détenu par Veolia, soit 45 millions €, avant de s’éclipser au bout de
dix minutes. Cinq mois plus tard, une autre réunion à Libreville permet
d’obtenir du Gabon l’engagement ferme et irrévocable d’acquitter cette
somme avec un échéancier d’une année. Un scénario qui sent bon
« l’enfumage » selon certains hauts-cadres du groupe, mais auquel Antoine
Frérot décide finalement de se ranger pour économiser un interminable
arbitrage et éviter des retombées négatives sur la réputation de Veolia.
Formalisé en février 2019, l’accord est finalisé et, fait rarissime, respecté
par Libreville. Il est signé en l’absence de Patrice Fonlladosa. Ce dernier a,
en effet, été remercié du groupe quelques semaines auparavant après de
fortes divergences sur plusieurs aspects de la gestion de Veolia au Moyen
Orient et en Afrique. L’opération manu militari contre le n°1  mondial de
l’eau fait un heureux, du moins dans un premier temps  : Suez. Fin 2019,
l’autre opérateur tricolore du secteur accepte de reprendre le dossier en
marchant sur un panier d’œufs. Il consent un simple contrat de gestion pour
la seule activité eau de la SEEG. De là à dire que le concurrent historique
de Veolia a actionné la chute de son concurrent, il n’y a qu’un pas franchi
par certains observateurs.
En fait, cette expropriation est beaucoup plus symptomatique de la perte
d’influence de la France qu’autre chose. Sous le règne d’Omar Bongo
Ondimba jamais une opération aussi violente aurait pu s’offrir au regard du
public, qui plus est manipulé pour la cause. Le président gabonais, co-
président du conseil d’administration de la Françafrique avec Félix
Houphouët-Boigny, n’aurait pas hésité à actionner sa ligne directe avec
l’Élysée ; à mobiliser ses réseaux pour déminer le problème en amont ou à
le régler directement depuis son bureau du 1er étage du Palais du bord de
mer voire depuis sa suite du Bristol ou du Plazza-Athénée à Paris. Quant à
Suez, l’aventure gabonaise s’achève au bout de quelques mois. Privé de
partenaire technique de référence le Gabon se retrouve en difficulté tandis
que la SEEG accumule les déconvenues et les dettes. Après avoir échoué à
retrouver un repreneur au regard du traitement réservé au concessionnaire
sortant, les équipes d’Ali Bongo approchent Henri Proglio, au printemps
2020, pour lui proposer de poser un diagnostic sur la situation. Consultant
international dans le domaine énergétique à la tête de HP Consulting, l’ex-
dirigeant de EDF mais aussi de Veolia avant de démissionner de son poste
en 2012, boit du petit lait. Le marché gabonais ne l’a jamais laissé
indifférent. Le contrat est conclu à Libreville, début 2021. Le dossier est
directement suivi par le chef de l’État via son fils Noureddin. La feuille de
route est claire : effectuer un audit complet afin de relancer les secteurs eau
et énergie. Pour ce faire, Henri Proglio s’entoure d’une équipe technique
chevronnée. Celle-ci est pilotée par… Patrice Fonlladosa, un autre grand
amateur de lait.
2

Tout doit disparaitre !

L’épisode Veolia est instructif à plus d’un titre. Bien sûr malgré tous ces
aléas la communication ministérielle de la France demeure imperturbable et
toujours aussi dithyrambe. On magnifie, on embellit, on positive sur une
relation « historiquement ancrée dans le paysage économique africain »1 et
sur le volume d’emplois directs et indirects qui en est retiré pour Paris.
Celui-ci n’est pas négligeable. Selon le MEAE, il s’établirait à 470.000
personnes, même si l’on peut s’interroger sur la méthodologie de recueil
d’un tel chiffre. Si les réactions se multiplient pour reprendre l’initiative,
elles ne peuvent toutefois empêcher certains fleurons incapables d’affronter
la bourrasque mondialisée de tomber les uns après les autres, loin de l’appel
enfiévré du ministre de la Coopération, Henri de Raincourt, qui durant la
visite de François Fillon à Libreville, en juillet 2011, intime aux patrons :
« Allez, allez les privés ! On vous ouvre les portes mais il faut ramener du
pognon ! »2.
Outre sa présence dans les industries du sous-sol et le secteur
énergétique, la concurrence s’engouffre dans les tous secteurs porteurs
comme le commerce, l’aérien, les infrastructures ou l’agriculture. La France
est frappé de plein fouet. A partir de 2000, reventes et dépôts de bilan
s’enchaînent, qui témoignent de la difficile adaptation de son tissu
économique. Début 2006, l’État annonce la finalisation de la revente de sa
part majoritaire dans la société Dagris (64  %), symbole de l’industrie
cotonnière dont le chiffre d’affaires est plombé par la chute des cours de
«  l’or blanc  » et l’endettement de ses filiales (Mali, Burkina Faso, Tchad,
Bénin…). Après des mois de négociation, l’ex-Compagnie Française de
Développement du Textile (CFDT) tombe dans l’escarcelle de la Société de
développement africain du coton et des oléagineux (Sodaco) emmenée
paritairement par Sofiprotéol, gestionnaire de fonds dans les secteurs des
oléagineux, et la société de capital-risque IDI. Un bradage. L’opération se
monte à 7,7 millions € pour une entreprise valorisée à 100 millions €. Face
à l’activisme du personnel et au caractère jugé opaque de la cession, le
ministère de l’Économie et des finances annule tout bonnement l’opération.
Début 2008, Bercy annonce la revente au terme d’une procédure de gré à
gré à la société Advens, rivale de Sofiprotéol dirigée par Abbas Jabber.
Pour cette opération, l’homme d’affaires libanais s’est allié au groupe
maritime CMA-CGM. Les deux acteurs déboursent 25 millions € pour une
valorisation ramenée à 24 millions € par la banque d’affaires Rothschild qui
pilote le dossier. Que dire de l’emblématique Compagnie Française de
l’Afrique Occidentale (CFAO), fondée en 1852, et vendue aux intérêts
nippons sans qu’un seul consortium français ou européen ne manifeste une
offre de reprise ?
En 2012, Toyota Tsuho Corp. (TTC) prend le contrôle du groupe de
distribution pour 2,3 milliards €. Bien que le repreneur fût l’actionnaire de
référence, cette vente par Pinault Printemps Redoute (PPR, devenu Kering
en 2013) aurait mérité une mobilisation minimale des pouvoirs publics.
Lorsqu’il revend ses parts pour se recentrer sur le segment du luxe, le
groupe de François Pinault ne trouve aucune autre entité intéressée par ce
rachat. Cette opération permet au groupe japonais, déjà fortement implanté
en Afrique de l’Est, d’étendre son emprise à tout le continent avec une
ouverture sur l’Afrique francophone et le Maghreb.
Les difficultés s’amoncèlent sur d’autres entreprises. Le temps où les
acteurs hexagonaux régnaient en maîtres au Cameroun, en Côte d’Ivoire, au
Gabon et au Sénégal, en contrôlant plus de la moitié de ces marchés avec de
considérables profits appartient aux oubliettes de l’Histoire. Place forte
traditionnelle, les pays francophones subissent une succession de crises et
de soubresauts marquants (Côte d’Ivoire, Centrafrique, Sahel…) de nature à
les fragiliser. Les incertitudes pesant sur les climats d’affaires (corruption,
créances non recouvrées, insécurité juridique) grèvent les stratégies de long
terme. En 2017, une chute d’activité et une créance non recouvrée de
13 millions € pousse Bouygues à interrompre 70 ans de présence au Gabon
avec la fermeture de sa filiale Bouygues Énergies & Services. La cessation
d’activité accompagnée de trois cents licenciements est annoncée aux
personnels locaux par visioconférence juste après le retour du staff dirigeant
en France, par un vol de nuit, en catimini. De quoi redorer le blason de l’ex-
puissance coloniale. Des sociétés comme Veritas ou Sodexo désertent à leur
tour ce pays. Poussé par la concurrence asiatique, les contraintes
logistiques, l’engorgement des ports et plusieurs réformes imposant une
transformation primaire du bois, Rougier Afrique International dépose le
bilan, en 2018, au Cameroun et en Centrafrique. Alors qu’il était présent en
Afrique depuis les années 50, le groupe forestier se débarrasse de ses
filiales dans ces pays3. La même année, le groupe Thanry cède l’ensemble
de ses concessions hormis celles au Gabon.
Plus criant est le mouvement des banques. Pressés par des ratios de plus
en plus draconiens, la baisse des résultats nets et la concurrence de groupes
panafricains (Ecobank, UBA, BGFI…), plusieurs établissements réduisent
la voilure ou mettent la clef sous la porte. Première banque de la zone euro
et premier groupe bancaire français, BNP-Paribas se déleste de ses filiales
commerciales en 2019. Sa condamnation quatre ans plus tôt, par les États-
Unis, à verser 8,5  milliards € pour avoir participé aux financements
d’opérations au Soudan, à Cuba et en Iran sous embargo n’arrange rien.
Avant lui, le Crédit Agricole s’était retiré d’Afrique du Sud en 2011 après
60 ans de présence tout en se séparant des filiales africaines du Crédit
Lyonnais acquises à la fin des années 90. Des établissements comme le
Crédit du Sénégal  ; l’Union gabonaise de Banque (UGB) ou le Crédit du
Congo tombent dans l’escarcelle du marocain Attijariwafa Bank. Autre
exemple avec le groupe Banque Populaire-Caisse d’Epargne (BPCE), qui se
désengage de Maurice (Banque des Mascareignes), de Madagascar
(BMOI), de Tunisie (BTK), du Cameroun (Bicec) et du Congo-Brazzaville
(BCI). Alors que le financement du commerce en Afrique constituait le
cœur historique du métier bancaire français, ces replis menacent le soutien
aux opérateurs hexagonaux et les privent de relais d’accompagnement. « La
faiblesse de la capacité de projection financière française va peser sur la
possibilité d’entretenir une relation profitable avec le continent africain  »,
prédit le rapport Védrine en 20134. Le secteur est aujourd’hui régi par les
établissements africains dominés par le Maroc, le Nigéria et l’Afrique du
Sud. En 2015, les banques françaises ne représentent plus que 15  % des
parts du marché bancaire ouest-africain contre 37  % dix ans auparavant.
Nonobstant ses déboires en Guinée Équatoriale, Société Générale reste le
seul groupe ayant maintenu un ancrage.
Rien ne semble plus du tout garanti en matière de business. Par delà les
environnements difficiles, les acteurs économiques sont confrontés à de
nombreux ressacs. Localement, les écosystèmes juridiques et fiscaux se
compliquent. Les dossiers avancent selon le bon vouloir de tel ou tel
ministre pétrifié à l’idée de prendre une mauvaise décision sans l’aval du
Palais. Le modèle du capitalisme français postcolonial assis sur des rentes
et des économies de comptoirs se désagrège. Le problème se pose même
lorsque des négociations aboutissent à un feu-vert présidentiel. Alstom
l’apprend à ses dépens pour la centrale thermique d’Azito, en banlieue
d’Abidjan, un marché très convoité en raison des besoins en turbines. En
2013, le groupe industriel reçoit l’assurance de l’ambassadeur de France,
Jean-Marc Simon, de l’attribution de ce contrat après confirmation de la
bouche même du président Ouattara. Une décision ferme. « L’ambassadeur
m’a directement prévenu par téléphone. J’ai annoncé moi-même la nouvelle
à Patrick Kron avec qui je me trouvais au Brésil  », se souvient Pascal
Drouhaud, alors directeur Afrique-Amérique Latine du groupe avant de
passer chez Bombardier5. En proposant 182 millions €, Alstom est le moins
disant de l’appel d’offres. Quelques heures plus tard, coup de théâtre ! Le
diplomate préféré d’ADO apprend que le sud-coréen Hyundai emporte
finalement la mise avec une offre étonnamment supérieure. « Le choc a été
rude pour tous, la déception à la hauteur de l’engagement et du projet porté
par l’entreprise pendant des années  », ajoute Pascal Drouhaud. A ces
difficultés s’ajoute l’incertitude dans laquelle les entreprises évoluent.
Chacune est guettée par l’insécurité juridique. Veolia et Necotrans en font
l’amère expérience respectivement au Gabon et en Guinée. Du jour au
lendemain, les contrats peuvent être dénoncés sans aucun respect des
clauses de rupture. Au Togo, Accor est poussé à saisir les tribunaux pour
exiger une indemnité d’éviction à la suite d’une décision, non notifiée par
les autorités de ce pays, de ne pas renouveler le contrat de gestion du
Sarakawa, élégant établissement du front de mer de Lomé. En 2014, le
premier groupe hôtelier européen se voit expulsé sans ménagement de ce
pays. Fort de deux sentences arbitrales de la Cour Commune de Justice et
d’Arbitrage (CCJA) et de la Chambre de Commerce Internationale (CCI)
obtenues par la suite, il réclame plus de 4 millions € au Togo. Accor quitte
par ailleurs la Guinée après l’échec des négociations avec l’État concernant
la réhabilitation du Novotel GHI de Conakry. Même TotalEnergies, las
d’être utilisé comme une variable d’ajustement fiscal et de subir les
habituels petits arrangements en vigueur en Françafrique, se surprend à
vouloir gagner d’autres rives comme le Mozambique ou l’Ouganda. En
2014, la major essuie un redressement de 800  millions € du fisc gabonais
sur fond de contestations sociales. Président du groupe, Christophe De
Margerie tente de s’extirper du piège en intercédant directement auprès
d’Ali Bongo. «  Aujourd’hui plus que jamais, TotalEnergies veut être un
pétrolier international. Il n’est plus disposé à subir les tracasseries des pays
francophones d’Afrique. S’il le pouvait, il se retirerait même volontiers de
cette zone. D’autant qu’il y a de moins en moins d’exploitation », note Loïc
Le Floch-Prigent6. Présent dans ce même pays à travers la Comilog, le
groupe Eramet se voit réclamer 245  millions € dans le cadre du même
redressement. D’autres sociétés perdent d’importants marchés souvent sans
sommation. En 2013, l’État ivoirien met fin au contrat de la société de
vérification Bivac-Véritas sur le Port Autonome d’Abidjan (PAA) avant de
le rétrocéder en gré à gré à Webb Fontaine. Cette société sortie de nulle part
ne dispose pas même d’une filiale locale. Une fois cette entité créée,
Benedic Senger en prend les rênes. Ce dernier n’est autre que l’ex-époux de
Fanta Ouattara, la fille du président ivoirien7.
Les Français se bercent d’illusions  : l’Afrique n’est plus un eldorado
pacifique et doré, mais un terrain sinueux aux aspérités profondes.
« Lorsqu’il a lancé ses activités au Gabon, le singapourien Olam a organisé
une vaste conférence de presse pour présenter ses activités au cours de
laquelle il a surtout insisté sur un objectif : apprendre des Gabonais et les
comprendre. La France n’est plus dans cette dynamique. Elle a abandonné
toute culture de l’écoute  », explique Bruno Delaye. Pire  : dans un geste
bravache, certains patrons n’hésitent pas à convoquer les réflexes du passé
en remontant jusqu’à l’Élysée pour défendre un dossier. Le groupe Vicat
utilise cette méthode pour sortir d’un guêpier au Sénégal face au magnat
nigérian Aliko Dangote. Le cimentier français conteste vigoureusement à
son concurrent Dangote Cement, les conditions d’attribution d’un projet de
construction d’une cimenterie en banlieue de Dakar. Vicat se tourne vers
François Hollande pour tenter de lui soutirer une intervention. Depuis le
début de son mandat le président socialiste assure mordicus que les temps
ont changé. Visiblement pas pour les intermédiations comme à la belle
époque des tractations finalisées sur un bout de guéridon. De manière assez
surprenante, il décide d’aider personnellement ce groupe auquel «  il doit
bien cela  » selon son expression, en référence à l’aide qui lui a apporté
Vicat durant sa campagne électorale. Le dossier est discuté, début 2014, lors
d’une entrevue réunissant le PDG du groupe familial, Jacques Merceron ; le
DG, Guy Sidos et un certain Emmanuel Macron, secrétaire général adjoint
du cabinet du chef de l’État. De façon tout aussi inattendue François
Hollande se joint à l’échange8. L’Élysée décide d’adresser un courrier à
Macky Sall afin de le sensibiliser aux « difficultés » du cimentier. Dans sa
réponse, le président sénégalais estime, au contraire, que l’attribution du
marché n’est entachée d’aucune irrégularité. Dossier classé. Mais une
plainte pour distorsion de concurrence portée par Vicat devant le Cirdi
menace de plomber l’idylle franco-sénégalaise, le magnat nigérian
s’engageant même auprès de Macky Sall à prendre à sa charge tous les frais
de la procédure. Un règlement amiable met fin à ce contentieux en 2016.
Il suffisait autrefois de mobiliser des réseaux ou de passer un simple
appel téléphonique pour débloquer une situation. Ces chemins sont devenus
inopérants. Bien qu’investi sur ce dossier, François Hollande avait averti à
l’ouverture du Forum économique de Paris en décembre 2013 : « être une
entreprise française en Afrique ne donne pas tous les droits ». Il aurait pu
compléter qu’être une entreprise française ne donne « plus » tous les droits.
Ces évolutions rappellent à la France qu’elle n’est plus en mesure d’influer.
Pas même Vincent Bolloré, héraut de l’affairisme franco-africain dont le
seul nom suffit à braquer les ONG et les sociétés civiles. Les quelque
25.000 emplois générés par ses activités ne valent même plus circonstances
atténuantes. En position dominante dans une majorité de ports souvent
obtenue en gré à gré, l’homme d’affaires irrite les cercles intellectuels au
plus haut point. Son hégémonie est contestée, ses pratiques critiquées. A
l’image des transferts d’argent liquide à l’Elysée, celles-ci ne s’imposent
pas à première vue. On les subodore, on les suppute. Puis, la vérité éclate au
grand jour de la bouche même de l’intéressé. En 2018, Vincent Bolloré est
placé en garde à vue et interrogé sur les conditions d’attribution de la
gestion du Port autonome de Lomé (Pal), peu après la réélection de Faure
Gnassingbé en 2010, et de celle du Port autonome de Conakry (Pac) la
même année, quelques semaines après la première victoire d’Alpha Condé.
Piqué aux vifs, l’homme d’affaires se fend d’une tribune dans le Journal du
Dimanche pour savoir s’il ne serait pas plus préférable d’abandonner
l’Afrique devant l’adversité que les entreprises françaises doivent
affronter9. Cette seule interrogation résume les mœurs économiques de
certains opérateurs français. L’industriel breton ferait presque croire que la
corruption serait l’unique point de salut pour décrocher des contrats, et les
pratiques illicites un passage obligé imposé par les autorités africaines, ce
que les juges rechigneraient à ne pas comprendre.

1 Source : MEAE.
2 Initiation afro-économique pour Fillon, La Lettre du Continent, 20 juillet 2011.
3 Société Forestière et Industrielle de la Doumé (SFID), Société Cambois, Société Sud Participation
et, en Centrafrique, la société Rougier Sangha-Mbaéré (RSM).
4 Ibid. p.55
5 Entretien avec l’auteur.
6 Entretien avec l’auteur.
7 Webb Fontaine cadeauté à Abidjan, La Lettre du Continent, 20 mars 2013.
8 Pourquoi Hollande intervient pour Vicat, La Lettre du Continent, 29 janvier 2014.
9 Faut-il abandonner l’Afrique ? Vincent Bolloré, Tribune, Journal du Dimanche, 29 avril 2018.
3

Guerre franco-française sous les tropiques

Déjà prononcées, les difficultés de la France virent à l’ubuesque lorsque


des groupes tricolores en viennent à livrer bataille entre eux sur le continent
africain parfois jusqu’à ce que mort s’ensuive, renvoyant une image
toujours plus détestable de leurs pratiques. Les concurrences asiatiques et
turques ont de beaux jours devant elles. En se demandant s’il ne faut pas
quitter l’Afrique, Vincent Bolloré, passé maître dans l’art du close combat
portuaire, ne fait qu’intensifier la colère de l’opinion africaine par sa
capacité à ranger les États du côté de ses intérêts. Ces reproches se
retrouvent dans les propos de nombreux observateurs, lesquels se
demandent s’il ne serait pas plutôt préférable que l’Afrique abandonne
Vincent Bolloré1. Pour ce dernier, cette zone est un Far-West économique.
Tous les coups y sont permis voire autorisés2. Peut-on être présent dans une
cinquantaine de pays, posséder la gestion de terminaux ou de ports entiers
dans une quarantaine d’entre eux sans emprunter quelques chemins
tortueux  ? L’homme d’affaires admet ses propres turpitudes en plaidant
coupable fin février 2021, à l’audience du Tribunal de Paris initiée après sa
mise en examen pour «  corruption active  » et «  abus de confiance  » dans
l’attribution de la gestion des ports de Conakry et de Lomé. Par cette
procédure courante Outre-Atlantique, il pense pouvoir échapper au procès.
Mais cette perspective est rejetée d’un revers de main par Isabelle Prévost-
Deprez. Dans une décision inattendue « IPD », la juge qui dirigea les débats
de l’Angolagate, estime cette étape nécessaire les faits ayant, selon elle,
« gravement porté atteinte à l’ordre public économique ».
Les cadres et les salariés de Necotrans en savent quelque chose. En 2008,
ce groupe français de logistique et de manutention portuaire crée en 1985 et
présent dans plusieurs pays (Cameroun, Congo-Kinshasa, Sénégal) s’est vu
attribuer la gestion du port de Conakry au nez et à la barbe de l’industriel.
Un crime de lèse-majesté que son fondateur, Richard Talbot, paiera cher. Ce
contrat lui est octroyé alors que Vincent Bolloré a décidé de faire reposer
son expansion sur la gestion et le transport du fret africain, les matières
premières en priiroté. L’embellie des économies africaines conjuguée à la
hausse des investissements garantissent un volume d’affaires considérable.
Le maritime, c’est le jackpot. La gestion de terminaux à conteneurs une
machine à cash ! A fortiori lorsqu’une présence protéiforme dans les ports
complétée par des concessions ferroviaires (Côte d’Ivoire, Congo,
Cameroun…) permet une parfaite maitrise de la politique tarifaire. C’est
dire si l’idée de voir la Guinée sortir de ce dispositif quelques mois après
l’attribution par le Sénégal de la concession du port de Dakar à Dubaï Ports
Word (DP World) est difficilement acceptable. Vincent Bolloré use de tous
les moyens pour faire rebasculer le contrat guinéen dans son escarcelle en
engageant une véritable bataille contre Richard Talbot, tout en notifiant sa
frustration aux plus hauts responsables de ce pays. Président de la transition
initiée après l’assassinat râté de Moussa Dadis Camara, le général Sékouba
Konaté reçoit plusieurs courriers de l’homme d’affaires criant à la
spoliation.
Annonciatrice d’un lourd contentieux franco-français, l’élection d’Alpha
Condé renverse la donne. Il ne faut pas plus de trois mois au nouveau
président, après son élection fin 2010, pour signer le décret dénonçant la
concession du Pac et envoyer les militaires dans l’enceinte portuaire, le
8 mars 2011, pour y déloger les équipes de Necotrans3. Ce déguerpissement
sans ménagement suit un scénario rodé. Vincent Bolloré en a été informé un
mois plus tôt de la bouche même du n°1 guinéen lors d’un dîner à la
Sékhoutoureya, peu après une visite du port sous bonne escorte. Pourquoi le
nouveau président fait-il de ce dossier l’un des tout premiers de sa
mandature alors que de lourds investissements sont déjà engagés par
Necotrans ? Parce que Vincent Bolloré s’est vu promettre la rétrocession du
contrat en contrepartie du financement de sa campagne électorale via Havas
Worldwide (ex-Euro RSCG), filiale de son groupe dirigée par Jean-Philippe
Dorent. Outre 50 millions € déposés sur la table pour moderniser le quai à
conteneurs, Richard Talbot venait de recruter comme conseiller Pierre
André Wiltzer, ancien ministre de la Coopération et ami personnel d’Alpha
Condé. C’est dire s’il se croyait à l’abri. Malheureusement, l’esprit
manœuvrier d’Alpha Condé l’emporte sur toute autre considération. Les
avocats de Necotrans parviennent juste à faire bloquer la décision
d’annulation de la concession qui doit être annoncée, le 11 mars 2011, lors
d’un conseil d’administration extraordinaire du PAC. Un texte flou et
imprécis évoquant la nécessité de lancer un nouvel appel d’offres «  dans
l’intérêt du pays ». Fort de l’assurance de récupérer la concession, Bolloré
envoie ses hommes à Conakry juste avant l’expulsion de son concurrent.
Une fois l’opération réalisée, son groupe est déclaré attributaire de la
gestion portuaire. Tentant de sauver les meubles, Richard Talbot actionne
tous les contacts possibles. Il monte même jusqu’au ministre des Affaires
étrangères, Alain Juppé, pour lui faire part de sa préoccupation dans une
missive du 29  mars. Plusieurs années de contentieux débouchent sur la
condamnation de la Guinée par la CCJA d’Abidjan à verser quelques
40 millions € de dommages et intérêts à Necotrans. Toutefois, les difficultés
managériales et financières du groupe dont le siège social jouxte les
Champs-Élysées accélèrent sa chute indépendamment de cette affaire. Bien
que Bolloré assène un violent coup, il n’est pas à proprement parler le
fossoyeur de Necotrans. Il se contente de porter l’estocade. Car la perte du
PAC survient dans un contexte dégradé4. Investissements inopportuns et
gestion paternaliste ont entamé les comptes de l’opérateur portuaire. Le
décès de Richard Talbot en 2013 précipite la faillite ce qui n’empêche pas
sa fille Sophie Talbot, héritière et unique actionnaire, de porter plainte, en
France, contre l’homme d’affaires breton. «  Necotrans était resté dans
l’ancien monde  », se souvient son directeur-général adjoint Jean-Philippe
Gouyet5. « La gestion au quotidien devait être modifiée en profondeur. Une
grande majorité des agences et filiales africaines n’étaient pas suivies de
manière rigoureuse. Il n’y avait pas de système de reporting, ni d’outils de
gestion permettant d’avoir une vision globale précise, et surtout ni de
dynamique de groupe. La chute des cours du pétrole a aggravé la situation.
A un moment donné, les banques ont pris peur et ont refusé de suivre
condamnant ainsi Necotrans avant de voir les effets des transformations
internes mises en œuvre.  »6 S’il fallait donner un exemple de groupe
familial français n’ayant su anticiper les changements de l’Afrique,
Necotrans se hisserait au premier rang. En 2017, il est placé sous
administration provisoire. Un nouvel opérateur naufragé s’apprête à gagner
le cimetière des éléphants franco-africains et à allonger la liste des
entreprises laminées qui y reposent déjà. La liquidation est prononcée après
des négociations infructueuses avec le Singapourien Olam. 17  millions €
d’actifs (terminaux de manutention, agences, activités Oil & Gas) sont
attribués à un consortium dirigé par… Vincent Bolloré, associé pour cette
opération au groupe Privinvest de l’homme d’affaires libanais Iskandar
Safa7.
Sur le fond le cas guinéen ne diffère pas du togolais. A Lomé, Vincent
Bolloré use des mêmes ficelles pour évincer Jacques Dupuydauby, l’un de
ses anciens associés devenu un virulent adversaire, du Port Autonome de
Lomé (PAL). Alors qu’il gère le quai à conteneur ce chiraquien dans l’âme,
patron de la société Progosa basée à Séville, voit son contrat lui être soutiré
en 2009 la veille de la présidentielle, au profit du groupe Bolloré déjà
gestionnaire du quai conventionnel. Une contrepartie qui comme à Conakry
s’expliquerait par une promesse de Faure Gnassingbé après la prise en
charge de sa campagne électorale par Havas Worldwide. Deux mois après
sa réélection en mars 2010 le président togolais charge Vincent Bolloré de
construire un troisième quai sur le port. A cette époque, les deux hommes
d’affaires sont en contentieux depuis plusieurs années, Bolloré accusant
Dupuydauby d’avoir siphonné les actifs de ses filiales dans ce pays avant de
les transférer au Luxembourg8. Ce différend vaudra au patron de Progosa
une condamnation par la justice espagnole, en 2016, pour « fraude fiscale,
complicité de fraude et escroquerie  ». Cette société est disqualifiée dans
d’autres pays. Elle est évincée au Cameroun de la gestion du quai à
conteneurs du port de Douala avant même l’ouverture des plis. Le contrat
est attribué à Inter Terminal Services (ITS), société contrôlée par Bolloré et
le Danois Maersk. Alors qu’il prétend être le mieux placé de l’opération,
Dupuydauby conteste cette décision auprès des autorités camerounaises. Il
faut dire que son adversaire gère déjà les activités de transit, le chenal du
Wouri et la ligne de chemin de fer via sa filiale Camrail. La fronde entre les
deux hommes va jusqu’à pousser Dupuydauby à demander une protection à
l’ambassade de France à Madrid, car se sentant menacer dans son intégrité
physique. Une procédure non suivie d’effet, ces accusations n’étant pas
étayées.
Partout où il sévit en Afrique francophone, le meilleur ami de Nicolas
Sarkozy suscite l’agacement des milieux d’affaires et associatifs pour les
pratiques dont il entoure ses activités. Vincent Bolloré traîne son ombre en
installant une image foncièrement mauvaise dans le champ de vision
africain. On le voit influer sur les ministres, orienter les procédures,
interférer auprès de juges ou mettre les médias au pas par une frénésie de
plaintes en diffamation à la moindre enquête sur son business. En 2013, en
Côte d’Ivoire cette fois-ci, il soulève l’ire de ses concurrents après avoir été
déclaré adjudicataire avec Bouygues et APMT de la gestion du second
Terminal à Conteneur (TC2) du port d’Abidjan, l’un des plus dynamiques
de la sous-région. Pourquoi cette levée de bouclier  ? Parce que Bolloré
possède déjà la gestion du premier terminal (TC1) et celle de la voie de
chemin de fer Abidjan-Ouagadougou-Kaya exploité par la filiale Siratail.
Suspectant une intervention auprès de la commission chargée d’ouvrir et
d’étudier les plis de cet appel d’offres, les malheureux perdants (CMA-
CGM, Movis, Necotrans…) exigent l’annulation du marché avant de saisir
l’Union Economique et Monétaire Ouest-Africaine (UEMOA) pour « abus
de position dominante  »9. Bien que son comité consultatif valide ces
accusations, l’instance sous-régionale abandonne toute idée de poursuites10.
« La décision est restée dans les tiroirs. Il faut dire que la Côte d’Ivoire est
la première puissance économique et financière de cette organisation  »,
explique, sibyllin, Jean-Louis Billon, le patron du groupe privé Sifca dont
Movis est la filiale11. «  J’étais en désaccord sur le mode opératoire,
notamment sur la Guinée  », se souvient de son côté Dominique Lafont,
directeur général emblématique de Bolloré Africa Logistics (Bal) avant de
quitter le groupe en 2014. «  Je pensais qu’on pouvait faire autrement, en
particulier pour écarter notre concurrent Necotrans tout en évitant de nous
surexposer, mais je n’ai pas été entendu. »12
Autre société française fracassée sur l’autel des lois bolloréennes,
Africarail s’estime carrément volée de ses droits sur un mégaprojet  : la
construction d’un réseau ferroviaire commun à cinq pays devant relier la
Côte d’Ivoire au Togo en passant par le Burkina Faso, le Niger et le Bénin.
D’un montant de 2,5 milliards €, cette « boucle » devant raccrocher la ligne
Abidjan-Ouagadougou-Kaya à celle de Niamey-Cotonou avec un
prolongement sur Lomé procurerait à l’homme d’affaires une mainmise
définitive sur le fret de l’hinterland ouest-africain, zone d’investissements
miniers par excellence. L’évacuation des productions d’or, de zinc ou de
manganèse à partir des trains estampillés Bolloré jusqu’aux ports gérés par
le même opérateur constituerait un modèle d’intégration économique à très
forte valeur ajoutée. Il y a juste un problème  : ce projet existe déjà. Il est
revendiqué depuis plusieurs années par la société d’études Geftarail dirigée
par l’ingénieur français Michel Bosio soutenu dans ses démarches par
Michel Rocard. En 1999, ce chantier connu sous le nom Africarail a reçu le
feu-vert de quatre États pour démarrer les travaux. Au moment de se lancer,
Vincent Bolloré en connait tous les contours pour avoir été approché par
l’ancien Premier ministre français qui souhaite en faire un associé
stratégique. Une réunion s’est notamment tenue le 6  juillet 1999 dans le
bureau de Michel Rocard en compagnie de Vincent Bolloré et Michel
Bosio, mais aussi d’Étienne Giros alors directeur général des Finances de
l’homme d’affaires ; de Georges Cognon, directeur Afrique de Bolloré ; de
Jean-Paul Monpert, directeur chargé des chemins de fer et d’Adama
Diagne, secrétaire général honoraire de l’Union Africaine des Chemins de
fer (UAC). A cette date, Bolloré décide de ne pas entrer sur le projet alors
jugé non prioritaire. Son avis va complètement évoluer à la condition de le
porter seul. Aussi lorsqu’en 2015 il signe une convention avec le Niger et le
Bénin, Geftarail crie à la dépossession de ses droits avant de porter l’affaire
en justice. Trois ans plus tard, la CCJA d’Abidjan reconnaît sa légitimité.
Parallèlement, les espoirs de Bolloré sont douchés au Bénin, où il mord la
poussière judiciaire face à Samuel Dossou Aworet, autre personnalité
revendiquant depuis 2008 la paternité de la gestion de la ligne Cotonou-
Niamey à travers le projet Épine dorsale. Patron de la société Petrolin, il
attaque Vincent Bolloré devant les tribunaux locaux et obtient gain de
cause. Le pourvoi du patron français devant la Cour Suprême est rejeté. Elu
en 2016, le nouveau président béninois Patrice Talon porte le coup de grâce
dans les colonnes de l’hebdomadaire Challenges  : «  Nous avons besoin
d’un équipement moderne. Avec le projet tel qu’il a été conçu par Bolloré
les investissements auraient été datés. »13
La messe vaudou est dite et la cote africaine de la France dévale les
pentes. Même son plus influent ambassadeur économique se voit ringardisé
par un jeune président peu disposé à traiter avec lui. Richissime homme
d’affaires lui-même, Patrice Talon n’est pas du genre achetable. Après avoir
fait les choux gras de la presse, la boucle ferroviaire part à vau l’eau. Les
premiers 140 kilomètres de rails posés pour plus de 140 millions € entre les
villes de Niamey et de Dosso ne transporteront ni fret, ni passagers. Ils
pourront à la rigueur servir de terrain de jeu pour enfants. « Sur le continent
africain l’approche de Vincent Bolloré était souvent davantage tactique que
stratégique  », se remémore Dominique Lafont. «  Ce fut le cas avec la
boucle ferroviaire ouest-africaine, projet contre lequel je freinais là-aussi
des quatre fers. Je ne parvenais pas à en saisir le sens, le ferroviaire n’étant
pas stratégique. Il pouvait même être dangereux comme le démontrera les
conséquences pour le groupe de l’accident de la Camrail au Cameroun  ».
Vincent Bolloré voulait doter l’Afrique d’un vaste réseau de trains, Jean-
Louis Borloo d’un vaste réseau électrique. Les Français ne sont pas à court
d’idées. Pendant qu’ils rêvent sur écran-géant, la Chine inaugure, en 2017,
la ligne Nairobi-Mombasa au Kenya construite par ses soins. Elle s’attèle
également à connecter Addis-Abeba à Djibouti grâce à une ligne
perpendiculaire à celle, tombée en désuétude, que le colonisateur français
avait érigée entre 1897 et 191714.
L’image de l’un de ses plus puissants patrons admettant devant des juges
avoir recouru à des méthodes frauduleuses pour emporter des contrats
africains est hautement radioactive pour Paris. « Elle montre bien la réalité
de l’influence économique qui s’exerce au travers de relations avec des
États profondément antidémocratiques  », note Gilles Yabi. «  Cette
proximité d’affaires qui facilite la présence de tels groupes est déterminante
dans la dégradation de la perception de la France ». Elle est en tous les cas
l’un des multiples facteurs ayant convaincu Vincent Bolloré de se
débarrasser de tous ses actifs logistiques et ferroviaires africains. Révélée
par Le Monde, cette décision dont devrait bénéficier le groupe italo-suisse
Mediterranean Shipping Compagny (MSC) fait l’effet d’une bombe. Elle
représente un véritable recentrage pour préparer le groupe à une gestion par
Cyrille et Yannick Bolloré, deux héritiers beaucoup moins à l’aise sur les
dossiers africains15. «  Il tient réellement à tourner la page pour laisser un
groupe à l’image plus moderne, investi dans les secteurs porteurs. Les
médias, les chaînes à péage, la communication, la culture intéressent
davantage ses fils. Il ne veut pas les entrainer, malgré eux, dans ses activités
sur ce continent. Vivendi a été déterminante dans ce virage  », précise
Dominique Lafont. Preuve de la vitalité des réseaux, l’explication de texte
de ce désengagement auprès des autorités africaines est confiée à Nicolas
Sarkozy.
Fait aggravant pour la France : d’autres fleurons cèdent aux sirènes de la
compromission. Les comportements de Safran au Nigéria ne sont pas
anecdotiques. L’équipementier Marck est inquiété dans un marché gabonais
en relation avec l’homme d’affaires corse Michel Tomi et Maixent
Accrombessi, directeur de cabinet d’Ali Bongo. En juin 2014, les locaux de
cette société basée à Argenteuil, en banlieue parisienne, sont
perquisitionnés. Son directeur, Philippe Belin, est mis en examen après une
éprouvante garde à vue. Le groupe Société Générale se trouve éclaboussé
par le dossier des « BMA ». En 2015, il est placé sous le statut de témoin
assisté, les juges estimant que sa filiale équato-guinéenne nourrit les flux
jugés illicites de l’un de ses plus célèbres clients : Teodoro Nguema Obiang
Mangue16. BNP-Paribas est mis en examen, au printemps 2021, pour
« blanchiment » dans l’enquête sur le patrimoine d’Omar Bongo Ondimba.
Dévoilés par la presse internationale en 2013, les « Panama Papers » et les
«  Paradise Papers  » mettent au jour l’implication de TotalEnergies et le
même groupe BNP-Paribas dans des montages offshores ayant favorisé la
dissimulation, par le Congo, d’une partie de ses recettes pétrolières au
FMI17. Une façon subtile de contourner les exigences de Washington en
matière de transparence financière.

1 Marie-Roger Biloa, Faut-il abandonner Vincent Bolloré ? Tribune, Le Monde Afrique, 2 mai 2018.
2 Une demande d’entretien a été adressée à Vincent Bolloré via son avocat Olivier Baratelli, qui n’a
pas répondu. Voir « Notre méthode, c’est plutôt du commando que de l’armée régulière », Interview
de Vincent Bolloré par Jean-Philippe Rémy, Joan Tilouine et Serge Michel, Le Monde, 11 aout 2015.
3 Bolloré sonne la charge au port, La lettre du Continent, 10 mars 2011.
4 Voir le dossier spécial Necotrans : la descente aux enfers d’un acteur majeur des ports africains, La
Lettre du Continent, 24 janvier 2017.
5 Entretien avec l’auteur.
6 Entretien avec l’auteur.
7  Necotrans, le naufrage d’un empire français en Afrique, Joan Tilouine et Xavier Monnier, Le
Monde, 25 mars 2018. Voir aussi Necotrans aiguise les appétits pétroliers d’Iskandar Safa, La Lettre
du Continent, 27 septembre 2017.
8 Bolloré et Dupuydauby, deux requins dans les ports africains, Renaud Lecadre, Libération, 3 juin
2009.
9 Port d’Abidjan : l’UEMOA met en cause l’abus de position dominante de Bolloré, Jeune Afrique,
8  septembre 2014. Lancée en 1994, l’UEMOA englobe huit pays  : Sénégal, Côte d’Ivoire, Guinée
Bissau, Mali, Niger, Burkina Faso, Togo et Bénin.
10 Maureen Grisot, Le monopole de Bolloré sur le port d’Abidjan est de plus en plus contesté, Le
Monde, 6 septembre 2014.
11 Entretien avec l’auteur.
12 Entretien avec l’auteur.
13  «  Bolloré doit sortir du projet de boucle ferroviaire  », Interview de Patrice Talon par Thierry
Fabre, Challenges, 19 mars 2018.
14 Émeline Wuibercq et Emilienne Malfatto, En Éthiopie, dernier train français pour le désert avant
les convois chinois, Le Monde, 14 octobre 2016.
15  Bolloré a reçu une offre de MSC pour l’achat de Bolloré Africa Logistics et lui a accordé une
exclusivité, Communiqué de presse du 20 décembre 2021, www.bollore-transport-logistics.com
16 Simon Piel et Joan Tilouine, Biens Mal Acquis, les « facilitateurs » français dans le viseur de la
justice, Le Monde, 19 décembre 2019.
17 Jérémie Baruch, Comment Total a aidé le Congo à berner le FMI, Le Monde, 11 avril 2018.
4

Clap de fin à la « Coopé »

Le jour est historique au 20 rue Monsieur, siège du ministère de la


Coopération à Paris. Il est 19h00 ce 18 février 2009. Dans trois heures, le
secrétaire d’État à la Coopération et à la Francophonie Alain Joyandet
actera la disparition définitive de ce lieu, témoin d’un demi-siècle de
relation passionnelle avec l’Afrique. Soucieux de renflouer ses caisses mal
en point, l’État a décidé de se séparer de nombreux lots de son patrimoine
immobilier. A l’instar du Centre de conférences de l’avenue Kléber devenu
le Peninsula Hôtel, l’« Hôtel de Montesquiou » est promis à un changement
de propriétaire. Pour 142 millions € l’homme d’affaires russe Kyrill Pisarev,
patron du groupe PIK, vient de réaliser le rachat. En arrivant depuis la cour,
les murs et ornements de cette bâtisse du XVIIIème siècle conçue par
l’architecte Alexandre-Théodore Brongniart laissent transpirer une Afrique
à l’odeur d’encens. Les masques Fang tapissent les couloirs intérieurs.
Échelles lobi, statuettes de fertilité ashanti, masques senoufo et bibelots
dogons longent les allées menant à une salle attenante au salon principal, où
une multitude de cadres soigneusement rangés dévoilent les portraits noir et
blanc de tous les responsables s’étant succédé à la tête de ce département
depuis sa création en 1959. Jacques Godfrain sort du lot. Loin de la pose
convenue, celui qui fut en poste sous le gouvernement d’Alain Juppé (mai
1995-juin 1997) se tient debout souriant, un enfant africain dans les bras.
Pour marquer cette cérémonie des Adieux, Alain Joyandet a convié
l’ensemble de ses prédécesseurs. Tous ont répondu présent à l’exception de
Charles Josselin, en voyage au Maroc. Rassemblés en cercle dans le bureau
principal en rez-de-jardin les convives passent leurs souvenirs en revue. Il y
a là Robert Galley, Pierre-André Wiltzer, Xavier Darcos, Brigitte Girardin,
Michel Aurillac, Michel Roussin, Jacques Godfrain, mais aussi Jean-Pierre
Cot. Pendant que les maîtres d’hôtels s’affairent, l’audacieux Premier
ministre de la Coopération de François Mitterrand se rappelle à quel point il
voulait imposer une vision novatrice avant de poursuivre, défaitiste : « Rien
n’a changé. Les problématiques sont restées strictement les mêmes ». Plus
terre à terre, Annick Girardin, qui siégeait dans le gouvernement Chirac,
s’étonne de ne pas voir son portrait accroché aux murs. Quant à Robert
Galley, ministre sous De Gaulle et dernier ministre de la Défense et de la
coopération de Valéry Giscard d’Estaing, il se remémore le mitraillage de la
façade du bâtiment extérieur par les membres d’Action Directe1. Avant de
rejoindre le premier étage pour déguster un homard accompagné d’un
Puligny-Montrachet, une préoccupation hante Alain Joyandet : que faire de
la gigantesque carte de l’Afrique ‒ 2,80 mètres de hauteur ‒ qui occupe un
mur entier de son bureau ?
L’idée de devoir la laisser «  faute de hauteur de plafond suffisante  » dans
son nouveau bureau de la rue de la Convention, nouvelle annexe du Quai
d’Orsay, est un crève-cœur. Quelques mois après ce clap de fin, le 20 Rue
Monsieur est finalement revendu à la Chine qui en fait son ambassade à
Paris après avoir songé y installer son département chargé des Affaires
africaines. La relation bilatérale ne pouvait être enterrée si piteusement.
Les soucis cartographiques d’Alain Joyandet, inamovible maire de
Vesoul contraint à la démission, en juillet 2010, après un scandale suscité
par un aller-retour en jet-prié en Martinique, seraient presque anecdotiques
s’ils ne s’inscrivaient pas dans la grande symphonie de la décomposition
franco-africaine. Le dépeçage de ce ministère à partir des années 90,
comme suite logique de la disparition du Secrétariat général aux affaires
africaines et malgaches et de la réforme du dispositif militaire, est la
traduction institutionnelle d’une normalisation par le bas. Certes, ce
ministère à part entière, héritier en 1961 du secrétariat d’État aux relations
avec les États de la communauté, participait de la fragmentation de l’outil
de prise de décision dénoncée par les acteurs économiques. Incarnation du
lien avec l’Afrique dans ce qu’il a de plus charnel et de plus paternaliste, ce
bâtiment situé à quelques encablures de l’Hôtel Masseran, propriété de
Félix Houphouët-Boigny, est durablement associé à un ministère des post-
colonies au pouvoir et au budget autonomes. Dans les faits, ce super-
département géographique où se croisent administrateurs civils issus de
l’Ecole nationale de la France d’Outre-mer (Enfom), médecins tropicaux,
enseignants, coopérants techniques, chercheurs et barbouzes, nuit à la
cohérence de la politique extérieure. Gérant plus de 25.000 coopérants
principalement installés en Afrique francophone, il entretient, de surcroît,
une guerre de services préjudiciable à la diplomatie en installant de facto
une dichotomie d’un ministère à l’autre avec des décisions souvent
contradictoires. Son évolution et sa couverture butent sur celles du
ministère de l’Économie et surtout du Quai d’Orsay chargé, de son côté, de
couvrir les autres pays africains, Maghreb inclus, via sa propre direction de
l’Afrique et de l’Océan Indien. «  La complexité pour ne pas dire le
labyrinthe que représentent les structures de la coopération donne de la
politique française en la matière une impression de confusion et il est
difficile parfois d’en trouver le fil conducteur (…) Aucun changement
radical n’est intervenu dans ce domaine sous la présidence du général de
Gaulle »2, constate la chercheuse Brigitte Nouaille-Degorce.
Ni sous le général De Gaulle, ni après lui. A partir de 1981, le
gouvernement socialiste tente de modifier cette organisation en intégrant
tous les volets de la coopération aux Affaires étrangères. Suivant le mot
d’ordre de Jean-Pierre Cot il convient de « décoloniser » celle-ci. L’idée qui
prévaut alors au Parti socialiste avant même sa victoire est de regrouper, sur
le modèle des agences internationales scandinave ou canadienne, tous les
acteurs de la relation avec les pays du Sud dans un vaste pôle appelé à faire
disparaître toute fragmentation géographique. Alors que cette réforme
évoquée dès les années 1960 par plusieurs rapports mis dans des tiroirs
(Jeanneney, Gorce, Abelin…) peut enfin être mise en œuvre, elle bute
rapidement sur la résistance des corporatismes, des syndicats et l’influence
encore vive des responsables Africains, lesquels refusent la disparition de
ce canal privilégié. En porte-à-faux avec son jeune ministre, François
Mitterrand se range du côté du club des chefs d’États transformés en un
lobby capable d’imposer le moindre desiderata sur les institutions de la
République.
La compétence du ministère sur l’Afrique francophone est réaffirmée lors
du conseil des ministres du 8 juin 1982. Le projet de « mondialisation » de
la rue Monsieur est mort-né. En 1986, la nomination de Jacques Chirac à la
tête du gouvernement permet de revenir à la situation quo ante. Cette
modernisation est reproposée en 1997. Subissant à son tour un régime de
cohabitation avec les socialistes, Jacques Chirac ne s’élève pas, outre
mesure, contre cette normalisation dans l’articulation des pôles ministériels.
Avortée quinze plus tôt, la rationalisation des structures de la coopération
voit enfin le jour. « Comme nous, l’Afrique et les Africains évoluent. Nous
devons par conséquent adapter notre présence, notre influence, notre
assistance à la modernité africaine, tout en restant, bien entendu, fidèle à
nos amis en élargissant notre relation à l’ensemble du continent (…). Cette
évolution ne se fait pas au détriment de la fidélité  », explique Hubert
Védrine, patron de la diplomatie, devant le Sénat, le 1er décembre 1998 à
l’occasion du premier vote d’un budget conjoint Affaires étrangères et
Coopération.
Annoncée en juillet 1997 la réforme prend effet le 4  février 1998, non
sans avoir été confrontée aux mêmes réticences africaines, mais avec un
retentissement plus faible. «  En fait de bouleversement, il s’agit d’une
disparition pure et simple de cet ancien ministère des Colonies qui, en
s’apparentant davantage à une structure vouée et dévouée aux responsables
africains, restait le point focal de la spécificité, parfois contestable et
contestée, de l’ancienne puissance tutélaire  », note Marchés Tropicaux et
Méditerranéens3. Ce passage de la rue Monsieur sous les fourches caudines
du Quai d’Orsay transforme du coup le ministre en un ministre délégué
auprès de celui des Affaires étrangères chargé de la Coopération et du
développement. Ce domaine échoit à la Direction Générale de Coopération
Internationale et du Développement (DGCID), nouvelle structure du MAE
et embryon de la future Direction Générale de la Mondialisation (DGM)
créée en 2009, qui regroupera cinq sous-directions4.
C’est à Charles Josselin que revient le soin d’inaugurer la nouvelle
formule. Il a compétence sur les services centraux (mission de coopération
militaire, service de coopération internationale, mission de coopération et
d’action culturelle…). Plus de mille agents rejoignent la nouvelle annexe de
briques et de verre du MAE située près de l’Imprimerie nationale. Pour sa
part, le ministère de l’Économie est conforté dans son rôle de grand
ordonnateur de l’APD. Le champ lexical évolue. Moins ombrageuse pour
les Africains, la notion de « partenariat » remplace celle de « coopération ».
De nouveaux outils fleurissent. Sous la tutelle du Premier ministre, un
Comité interministériel de la coopération internationale et du
développement (Cicid) doit se réunir une fois par an pour arrêter les
grandes orientations budgétaires et géographiques en matière de
développement. Cet instrument de cadrage englobe tous les ministères
concernés. Orchestrée par l’AFD, une nouvelle Zone de Solidarité
Prioritaire (ZSP) traduit les urgences de l’action géographique. Elle liste les
Pays les Moins Avancés (PMA) vers lesquels les efforts doivent être portés
dans les domaines de l’éducation, de la santé ou des infrastructures de base.
Si tous les pays du champ y figurent, la logique s’étend aux autres pays
africains sans exclusive conformément aux recommandations de nombreux
rapports, dont celui de l’ex-ministre de la Coopération Pierre Abelin,
préconisant une africanisation élargie de l’aide5. Quant au Haut Conseil
pour la Coopération Internationale (HCCI), nouvel organe consultatif doté
d’une soixantaine de membres, il s’ouvre aux nouveaux acteurs appelés à
s’exprimer sur la politique française (chercheurs, sociétés civiles).
Dans les faits se joue une autre musique. Les heures de la rue Monsieur
sont comptées. Le ministre délégué à la Coopération ne résiste pas à cette
nouvelle clef de répartition. Voyant leurs périmètres se renforcer, les
énarques du Quai d’Orsay et les argentiers de Bercy sont prêts à le
dépouiller méthodiquement tout en le dotant de budgets riquiquis6. Témoin
de la versatilité de la politique française et du peu de cas accordé aux
relations avec l’Afrique, ce portefeuille est détricoté sans logique selon
l’épaisseur politique et la stature de son détenteur.
Chaque nomination altère toute forme de continuité. Ministère à part entière
de la Coopération et du développement de sa naissance jusqu’en 1991 sous
Jacques Pelletier (1988-1991), ce département se voit transformé en
ministère délégué avec Marcel Debarge (1992-1993) avant de redevenir un
ministère de la Coopération sous Michel Roussin (1993-1994) et ses
successeurs. La notion de développement disparait avec Charles Josselin
(1997-2002) et Pierre André Wiltzer (2002-2004), avant d’être rétablie sous
le ministère de Xavier Darcos (2004-2005) et de Brigitte Girardin (2005-
2007). Nouveau coup de canif de 2007 à 2010 sous la mandature Sarkozy.
Alors que Brice Hortefeux dirige un département flambant neuf de
l’Immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du co-
développement, il échoit à la rue Monsieur un simple secrétariat d’État à la
Coopération et à la francophonie sous la houlette de Jean-Marie Bockel,
puis d’Alain Joyandet. Une renaissance en ministère délégué à la
Coopération apparait avec Henri de Raincourt (2010-2012). François
Hollande propulse Pascal Canfin au ministère délégué au Développement
tandis que la Francophonie est du ressort de Yamina Benguigui, elle aussi
ministre déléguée auprès du ministre des Affaires étrangères. Succédant à
Pascal Canfin de 2014 à 2016, Annick Girardin redevient une simple
secrétaire d’État au Développement et à la francophonie. Un périmètre
restreint réaffirmé sous les éphémères ministres André Vallini (février-
décembre 2016) et Jean-Marie Le Guen (décembre 2016-mai 2017), que
tout le monde a oublié.
Depuis la victoire d’Emmanuel Macron, ce poste est transformé en un
secrétariat d’État auprès du MEAE aux attributions changeantes. Tantôt
chargé du tourisme, tantôt du commerce extérieur ou de la francophonie, le
scout Jean-Baptiste Lemoyne semble surtout devoir soulager l’agenda du
chef de la diplomatie, son supérieur hiérarchique. Devenu secrétaire d’État
au Tourisme, aux Français de l’étranger et à la francophonie dans le
gouvernement de Jean Castex, en juillet 2020, ce diplômé de l’Essec
Business School et de Science Po Strasbourg est la preuve de l’inexorable
dilution du ministère dans l’organigramme institutionnel tout comme celle
de l’Afrique dans le calendrier des priorités gouvernementales. En dehors
du concept de « solidarité internationale » agité depuis le mandat Hollande,
l’esprit africain est en deuil. En l’espace de vingt-cinq ans, toute notion de
coopération et de développement a disparu. Du temps de sa splendeur, la
rue Monsieur accueillait un ministre porté par un élan, une politique, une
ambition, un personnel. Après sa disparition s’est substitué un mécanisme
complexe de coordination entre plusieurs pôles décisionnaires sans que les
cultures antagonistes des deux ministères régaliens ne s’estompe.
Aujourd’hui encore, les actions de la France pâtissent de ce bicéphalisme
entre, d’un côté, le ministère de l’Économie et des finances, gestionnaire
d’une partie léonine de l’APD et, de l’autre, le ministère de l’Europe et des
Affaires étrangères chargé de gérer l’aide multilatérale.
En 2009, le Cicid avait posé le principe de la nomination d’un ministre
délégué à la Coopération et au développement chargé d’assurer la
coordination entre ces deux mastodontes administratifs de manière à obtenir
une position commune, particulièrement dans les instances de direction de
l’AFD. Or, vidé de ses prérogatives, le ministère de la Coopération s’est
trouvé dans l’incapacité de remplir cette mission d’équilibrage. De fait, la
dualité de pilotage de l’aide publique née de la réforme de 1998 renforcée
par celle de 2004 et de 20097, rend sa gestion encore plus aléatoire. « Il est
regrettable que les efforts successifs semblent n’avoir abouti qu’à la
création d’organismes supplémentaires, tous chargés à un degré ou à un
autre de coordonner l’action de différents acteurs. La multiplication
d’organes de coordination n’est pas le meilleur moyen de simplifier le
paysage institutionnel  », expliquent les députés Bérengère Poletti (LR) et
Rodrigue Kokouendo (LREM) dans un rapport de 20188.
Obsédées par l’idée d’enterrer à tout prix la Françafrique, les politiques
successives sont surtoute parvenues à briser un outil dont il est à déplorer la
disparition tant du point de vue de son rayon d’action que de sa technicité et
de ses savoirs. Voulant jeter le bébé avec l’eau du bain, la réforme de 1997
y a ajouté les savons, les brosses et les peignoirs. La vente de « l’Hôtel de
Montesquiou  » tient lieu d’épitaphe. De nombreuses voix montent au
créneau pour condamner cet épilogue. Entre un « ministère de l’Afrique »
omnipotent chargé de soigner le cordon ombilical avec l’ancien Empire et
un secrétariat d’État rachitique sans aucune marge de manœuvre, une autre
alternative eut-été possible, voire souhaitable. Sans cautionner les réflexes
corporatistes et les dérives conservatrices de la « Coopé », on peut regretter
l’expertise et la mémoire africaines de cette maison. Ses agents avaient une
connaissance approfondie du terrain. Expertise aujourd’hui durement
frappée par la chute des budgets et l’emprise de diplomates négligents.
Quant à la coopération technique, elle semble avoir abandonné le terrain
aux personnels fonctionnarisés rarement au fait de ses évolutions. Pour le
politologue Julien Meimon : « Les pratiques professionnelles des agents du
ministère de la coopération et celle de leur collège du Quai d’Orsay, des
finances ou de l’AFD diffèrent en bien des points, autant que leur formation
initiale, leur mode d’expertise et leur hexis singulier. L’expatriation (…)
représentait une ressource dans les carrières à la coopération, quand elle est
plutôt un handicap au Quai d’Orsay ou aux Finances »9.
Là où les agents de la coopération y consacraient leur vie et leur énergie,
l’Afrique se résume désormais à une demi-ligne sur un CV, point d’étape
sommaire d’une expérience professionnelle. Seuls les militaires conservent
encore une sorte d’attirance juvénile. Mais tout le monde n’a pas forcément
envie d’y faire son voyage de Compostelle en parcourant 6.000 kilomètres
sac au dos à travers cinq pays en bus, en benne ou en taxi-brousse, à
l’exemple du général Didier Castres, 60 ans10. Malgré les propos du
ministre Charles Josselin assurant « la forte identification » que les agents
de la coopération conservent au sein du Quai d’Orsay après leur absorption,
la connaissance s’étiole11. Elle cède à une moindre compréhension et
capacité d’anticipation de la France. Comble de l’ironie  : le MEAE est
actuellement obligé de recourir à des contractuels pour maintenir un niveau
suffisant d’expertise. Ce contexte pousse Emmanuel Macron à engager une
importante réforme en plaçant ce volet au sein d’une agence autonome avec
le rattachement d’Expertise France à l’AFD.
Censé apporter cohérence et fluidité, le dépeçage de la rue Monsieur ne
règle en rien le désordre institutionnel, en particulier du point de vue de la
ventilation de l’aide. « La politique d’APD française se caractérise aussi par
une grande dispersion des centres de décision, due à l’héritage historique, et
par une multiplicité des modes d’intervention, qui rend ardue «  la simple
comptabilisation de l’aide française », relève la députée Henriette Martinez
en 200912. D’où la multiplication rapide de revendications tendant à voir
renaître un ministère de la Coopération de plein droit. «  L’éclatement de
l’action de l’État en matière de coopération française se traduit par une
multiplication des programmes et des lignes budgétaires dont l’architecture
ne répond plus à une logique historique et bureautique qu’à une logique de
gestion  », estiment le duo Bockel-Lorgeoux13. Les deux sénateurs sont
rejoints par le Cian et, plus étonnamment, par l’OCDE. La même année,
cette organisation qui regroupe les pays les plus riches pointe la difficulté
de compréhension des mécanismes mis en œuvre vers les pays pauvres ainsi
que la faiblesse de la coordination interministérielle14. Prenant exemple sur
le Department of International Development, gestionnaire de 75 % de l’aide
britannique, les députés Poletti et Kokouendo aboutissent à la même
conclusion : la nécessité de recréer un département unique pour les grandes
orientations de l’aide  : «  La création d’un ministère de plein exercice
regroupant, en son sein, les principales branches de l’administration en
charge de l’Aide publique au développement s’impose dans le contexte de
la montée en puissance de l’aide française  »15. A la domination des deux
ministères s’ajoute, en effet, la coopération internationale d’une multitude
d’acteurs dont une dizaine de départements-ministériels rarement associés
aux prises de décisions (intérieur, agriculture, éducation nationale,
enseignement supérieur…). A quoi s’ajoutent les intervenants décentralisés
et territoriaux (régions, collectivités municipales…), les structures
techniques (Justice coopération internationale (JCI)  ; France Vétérinaire
International (FVI)  ; Agence française de développement Médias (CFI)  ;
Société française d’exportation de ressources éducatives (SFERE) ou
encore les acteurs de la société civile. « Le dispositif de l’aide publique au
développement en France est unique, de par sa complexité, parmi les pays
membres du CAD », écrit le député Henri Emmanuelli dans son avis sur la
loi de finances 2004. « Plus d’une dizaine de ministères disposent de crédits
de l’APD qui impliquent, dans leur mise en œuvre, toute une série
d’organismes publics. De plus, la nomenclature budgétaire nationale ne
permet pas de distinguer clairement les crédits d’APD des autres crédits de
coopération internationale. »16
Ce constat vaut toujours pour le pilotage de l’aide. Bien que considéré
comme un progrès, il est vite gagné par l’atonie bureaucratique. Le rythme
annuel du Cicid n’est jamais respecté. On dénombre seulement onze
réunions depuis la première, en février 1999, jusqu’à celle de février 2018
avec une absence de suivi dénoncé par le député Hervé Berville dans son
rapport au Premier ministre Édouard Philippe. «  La cohérence entre les
conclusions successives apparait particulièrement insatisfaisante (…)
L’analyse des derniers relevés de conclusions montre que le nombre et
l’intitulé des priorités, surtout sectorielles, varient considérablement d’un
Cicid à l’autre »17. Quant aux avis du HCCI présidé par Jean-Louis Bianco,
ils sont jugés trop tranchés. D’où leur non prise en compte. Rapporteur
spécial de l’APD, le sénateur Michel Charasse suggère même, en 2001, de
supprimer cette instance de consultation18. Une suggestion entérinée, sept
ans plus tard, par François Fillon sans autre alternative pour dialoguer avec
les acteurs de terrain. Il faut attendre 2015 avec la création, après les
Assises du développement et de la solidarité internationale présidées par
François Hollande, du Conseil National du Développement et de la
Solidarité Internationale (CNDSI), instance de concertation de 53 membres
(syndicats, ONG, collectivités territoriales), pour retrouver un semblant de
synergie.
Pour ce qui la concerne, la ZSP telle que définie lors du premier Cicid
échappe à toute logique relativement à la sélection des pays bénéficiaires.
Forte de 55 pays, elle comprend une majorité de pays subsahariens, la
péninsule indochinoise mais aussi le Maghreb, le Liban, la Palestine ainsi
que les Caraïbes et Vanuatu. Alors qu’elle est censée inclure les pays les
plus pauvres, cette liste compte le Maroc, l’Afrique du Sud industrialisée, le
Congo-Brazzaville qui regorge d’hydrocarbures ou des pays fortunés
comme Maurice et les Seychelles. Le Botswana, pays plus déshérité que les
deux îles évoquées précédemment, n’y figure pas. Sur instruction de Bercy
et contre l’avis du Quai d’Orsay, cette zone exclue par ailleurs le Nigéria,
Abuja détenant alors une lourde créance auprès de la Coface. A cette date,
les pays bénéficiaires de l’aide française grossissent donc à vue d’œil tandis
que le volume d’aide décline. Le dispositif d’APD n’est rien d’autre que du
saupoudrage dont l’objectif est de préserver l’influence de la France partout
où cela lui est possible, dusse-t-elle pour cela user de bouts de chandelle.

1 Robert Galley décède le 8 juin 2012.


2  NOUIALLE-DEGORCE Brigitte, «  Les structures et les moyens de la politique de coopération
avec les États africains et malgache au sud du Sahara de 1958 à 1969 » in La politique africaine du
général de Gaulle, Cean/IEP-Bordeaux, Pedone, 1981, pp.75-99.
3  Une réforme institutionnelle et politique, Frédéric Lejeal, Marchés Tropicaux et Méditerranéens
n°2772, Spécial France-Afrique 1998, p.2708-2711.
4 Direction de la Stratégie, de la Programmation et de l’Évaluation ; Direction du développement et
de la coopération technique ; Direction de la coopération culturelle et du Français ; Direction de la
coopération scientifique universitaire et de la recherche : Direction de l’audiovisuel et des techniques
de communication.
5 « Pour une coopération rénovée avec l’Afrique », Pierre Abelin, Tribune, Le Monde, 30 septembre
1974.
6  La ventilation de l’aide ressort de deux principaux programmes budgétaires  : celui de l’Aide
Publique au Développement (programme 110) géré par la Direction Générale du Trésor du ministère
de l’Économie et des finances (Minéfi), et celui de la Solidarité à l’égard des pays en développement
(programme 209) géré par la Direction Générale de la Mondialisation (DGM) du Quai d’Orsay
(MEAE).
7 Le Cicid du 20  juillet 2004 renforce le rôle de l’AFD en en faisant le responsable de la mise en
œuvre opérationnelle de l’aide. Une mission réaffirmée par le Cicid de 2009.
8  POLETTI Bérengère, KOKOUENDO Rodrigue, Rapport d’information n°1057 sur l’Aide
publique au développement, Assemblée nationale, juin 2018, p.47.
9 MEIMON Julien, « Que reste-t-il de la coopération française ? » in France-Afrique, sortir du pacte
colonial, Politique africaine, n°105, mars 2007, Karthala, Paris, pp.27-50.
10  Alain Barluet, «  Au Mali, la paix ne progresse plus  », Interview de Didier Castres, Le Figaro,
23 décembre 2018.
11 Claire Tréan, « L’Afrique rentre dans le champ normal des relations diplomatiques », Interview de
Charles Josselin, Le Monde, 6 février 1998.
12 MARTINEZ Henriette, Aide publique au développement, Avis n°1201, Commission des affaires
étrangères sur le projet de loi de finances 2009, Assemblée nationale, 16 octobre 2008.
13 BOCKEL Jean-Marie et LORGEOUX Jeanny, L’Avenir est notre Afrique, op.cit, p.402.
14  OCDE, Examen par les pairs sur la coopération au développement, France 2013, OCDE, Paris,
133 p.
15  POLETTI Bérangère et KOKOUENDO Rodrigue, Rapport Aide publique au développement,
op.cit. p.49
16  EMMANUELLI Henri, Rapport d’information n°1110 sur le projet de loi de finances 2004,
Affaires étrangères, Coopération et développement, Commission des finances, de l’économie
générale et du plan, Assemblée nationale, Paris, 9 octobre 2003, p.6.
17 BERVILLE Hervé, Un monde commun, un avenir pour chacun, Rapport sur la modernisation de
la politique partenariale de développement et de solidarité internationale, août 2018, Paris, p.29.
18 Missile sur le HCCI, La Lettre du Continent, 4 janvier 2001.
5

L’aide au développement : pour quoi faire ?

«  Nos efforts n’ont pas servi à redresser la situation  », écrit dans les
années 60 René Dumont, père de l’écologie politique, dans son plus
retentissant ouvrage  : «  L’Afrique noire est mal partie  ». Le sont-ils
davantage aujourd’hui  ? Chaque année la France consacre plusieurs
milliards d’euros à son aide internationale dont le plus gros volume est
dirigé vers l’Afrique, principalement sous forme bilatérale. Au-delà de la
notion de modernisation attachée au concept d’aide, l’appui à ces pays est
indissociable de la dimension politique qu’elle sous-tend  : maintenir une
diplomatie d’influence sous couvert d’un soutien aux États et aux sociétés
récipiendaires.
Tout comme les interventions militaires effectuées « à la demande » des
alliés africains, les contributions financières françaises au titre de sa
solidarité internationale ne sont qu’une des multiples variantes de son
clientélisme. « De même que l’aide américaine, l’aide française a toujours
été utilisée à des fins de politique étrangère. De ce point de vue, elle
constitue un investissement plus politique qu’économique  », rappellent
Jacques Adda et Marie-Claude Smouts1. Une assertion confirmée très tôt
par les tenants du gaullisme comme le Premier ministre Maurice Couve de
Murville pour qui la coopération établit une transition entre les anciens
territoires colonisés nouvellement indépendants. «  En cela, elle apparaît
comme un instrument important de la politique extérieure française.  »2
Parce qu’il dessine son ambition et son désir de créer des Africains à son
image, la France assume un niveau d’APD parmi le plus ancien de tous les
pays industrialisés, en dépit de courants hostiles qui en dénoncent
régulièrement le coût et l’inutilité. L’actuel dépérissement avancé du Sahel
donnerait presque raison à ces « cartiéristes » protestataires3.
Malgré les milliards engouffrés depuis des décennies pour chercher à la
faire émerger économiquement, cette région, la plus déshéritée au monde,
cherche toujours le début du commencement de son essor. Il faut une crise
majeure rattachée au terrorisme pour mobiliser un programme global sous
l’égide de l’Alliance G5 Sahel, sans que l’on sache s’il parviendra à
inverser la tendance tant les mécanismes d’opacité jouent à plein régime4.
En 2018, la France est d’ailleurs interpellée par l’OCDE quant à la
clarification nécessaire à apporter à ses actions dans cette région5. Sur le
même registre humaniste utilisé pour justifier ses opérations militaires, les
gouvernants français ont constamment légitimé un niveau de solidarité
soutenu envers les pays africains, tentant au même instant de réduire la voix
des partisans d’un repli nationaliste regroupés sous le mot d’ordre cher au
député-maire de Tulle, Jean Montalat : « La Corrèze avant le Zambèze ! ».
La nécessité et l’utilité de la coopération sont constamment rappelées dans
les discours. En filigrane, cet effort financier est largement déterminé par
l’héritage colonial et la nécessité de soigner une rente économique. En la
résumant par la phrase «  Aider le tiers-monde, c’est s’aider soi-même à
sortir de la crise  », François Mitterrand la justifie aux yeux de l’opinion
publique pour les bénéfices que l’économie nationale pourrait en retirer.
Politique d’influence et rentabilité de l’aide expliquent le consensus dégagé
chaque année du vote des crédits « Aide au développement » de la Loi de
Finances approuvée pour l’exercice à venir. Ce budget est validé sans
accrocs nonobstant des critiques récurrentes. Car, en dépit de son
engagement, Paris a rarement su donner une ligne claire à sa politique. « Où
allons-nous  ? Que cherchons-nous  ? Par quels moyens  ? Il convenait en
somme, d’injecter une dose de lisibilité et de visibilité pour tous. Il
importait aussi de redonner du sens politique à notre coopération, de la
resituer dans le contexte d’aujourd’hui avec une vision globale et à long
terme des défis de notre siècle  », annonce le ministre de la Coopération
Henri de Raincourt lors de la présentation de son rapport « Coopération au
développement, une vision française », en 2011.
Le dispositif n’est pas plus compréhensible de nos jours. A l’image de la
diplomatie, la solidarité internationale est une formidable machine à
produire de l’incohérence tant ses rouages semblent rouillés. En 2018, les
députés Poletti et Kokouendo en sont encore à déplorer que «  la mise en
œuvre de l’aide française n’a jamais pu trouver une organisation pleinement
satisfaisante ». Et de préciser : « Les différentes réformes engagées depuis
la suppression du ministère de la coopération, en 1998, n’ont jamais mis fin
à la dualité ministérielle qui n’est qu’un aspect de l’atomisation
administrative de l’aide française »6. Ce constat est dressé la même année
par Hervé Berville dans son rapport à Édouard Philippe. Dans un diagnostic
peu complaisant le député LREM, ex-économiste à l’AFD, déplore une
architecture budgétaire « peu lisible » qui limite le contrôle du parlement et
la capacité de l’État à encadrer de manière rationnelle les dispositifs
d’attribution de l’aide. Le caractère évanescent du Cicid ajouté à la
disparition progressive de la Conférence d’Orientation Stratégique et de
Programmation (COSP) et à la faiblesse structurelle du secrétaire d’État au
Développement nuisent au pilotage efficace de l’aide. «  Il n’existe plus
d’instance politique formelle décidant de l’allocation annuelle des moyens
budgétaires de l’APD, en particulier pour décider de la répartition des
moyens entre les canaux bilatéraux et multilatéraux  », déplore le député
appuyé par sa collègue Bérengère Polleti  : «  Même avec la meilleure
volonté, en se référant aux documents budgétaires, je ne sais pas si l’un
d’entre nous est capable de dire combien la France souhaite consacrer à son
aide publique au développement. C’est vraiment abominable  !  », lâche-t-
elle en commission7. Cette faiblesse conjuguée à la prédominance de deux
ministères gestionnaires des moyens alloués à la solidarité internationale
aboutit logiquement à la montée en puissance de l’AFD comme acteur
pivot. Or, celle-ci n’est pas forcément la mieux outillée pour cette mission.
Entre le rapport d’Hervé Berville et celui de Jean-Marcel Jeanneney au
début des années 60, les réflexions sur les dysfonctionnements de la
coopération se sont amoncelées, constatant à l’unisson un manque
d’harmonisation, donc d’efficacité, voire de transparence, dans la définition
des politiques et le foisonnement des canaux de diffusion de l’aide. Ces
défauts sont si prégnants qu’ils poussent au début des années 90 chercheurs
et acteurs de la société civile à créer un Observatoire Permanent de la
Coopération Française (OPCF) chargé de se pencher de plus près sur ces
avatars.
Le volume d’aide est le premier écueil. Evolutive, en fonction des
capacités budgétaires, l’APD n’a jamais atteint la norme impérieuse de
0,7 % du Revenu national brut (RNB), jauge de référence définie par l’Onu
dans les années 70 pour espérer obtenir un renversement de tendance dans
les pays nécessiteux. Ce cap est rappelé sans arrête dans le cadre des huit
Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) adoptés par l’Onu,
en 2000, puis des Objectifs de Développement Durable (ODD) au nombre
de dix-sept, approuvés en 2015 dans le cadre du Programme de
développement durable fixé à l’horizon 2030. Or, il n’a jamais été franchi.
D’où la question reprise comme une antienne par de nombreux spécialistes
tels Hervé Gaymard, alors député UMP, qui s’interroge sur la pertinence
«  de continuer d’afficher un objectif que l’on sait inatteignable  »8. La
question n’est pas résiduelle. Tous les présidents font de ce pourcentage un
objectif de leur mandat. Aucun n’a réussi à dépasser 0,55  %. Chaque
examen de la Loi de Finances donne l’occasion de rappeler, sur un ton
alarmiste, la baisse des contributions. Porté à 1  % du RNB au sortir des
indépendances, cet effort s’est imperturbablement perdu dans le mensonge
de promesses électoralistes. Il se situe à 0,44 % en 1972 puis à 0,37 % en
1981 avant de remonter à 0,54  % en 1985 sous l’impulsion du
gouvernement socialiste. Malgré son statut de principal bailleur d’APD de
l’Afrique, le rang de la France reste modeste en volume comparé aux autres
pays de l’OCDE. La crise de confiance des années 90 à l’égard de ce
continent et le balancement vers la construction européenne font
dégringoler les chiffres. L’aide ne représente plus que 0,45  % du RNB en
1997 puis 0,31 % en 2000 et 0,32 % en 2001 correspondant à 4,4 milliards
€. Une chute vertigineuse. Sous le vernis des discours expansifs sur la
nécessité de soutenir les pays pauvres pour que cette pauvreté ne s’enracine
pas un jour chez elle, la France a divisé son aide par trois en quarante ans
même si en valeur le RNB n’a cessé de croître la plaçant parmi les cinq
premiers contributeurs mondiaux.
A l’aune de son second mandat, Jacques Chirac entend modifier la
cadence. A la conférence sur le développement de Monterrey au Mexique
en 2002, il fait la promesse de parvenir à 0,5  % en 2007 avec des
projections à 0,7  % en 2012 afin de réaliser les OMD. Cet engagement
confirmé lors du Cicid de décembre 2002 ne sera pas tenu. Comme
beaucoup d’autres. Certes l’APD remonte à 0,41 % en 2003 (5,5 milliards
€) et à 0,46  % en 2004, soit 6,8  milliards € dont 4, 9  milliards € d’aide
bilatérale. Avec 0,47  % en 2005, l’hémorragie semble stoppée. L’Afrique
capte toujours la majeure partie de l’aide même si celle-ci accuse une
baisse. Pour ce faire, Paris use d’artifices en intégrant dans ce volume ce
qui ne ressort pas des critères internationaux dans l’attribution de l’APD
comme les annulations ou reconversions de dette, les frais d’écolage, les
bourses aux étudiants ou le budget de prise en charge des réfugiés, ce qui
permet de gonfler les statistiques tout en évitant d’accompagner le vrai
développement.
En 2004, les Contrats-Désendettement-Développement (C2D), nouvel
outil de remise de dette permettant aux Pays Pauvres Très Endettés (PPTE)
de convertir leurs remboursements en projets structurants, dépasse les deux
milliards €9. L’organisation Oxfam, qui fédère plusieurs dizaines d’ONG à
travers le monde, tire à boulets rouges  : «  La France est devenue experte
dans l’art de gonfler les chiffres sur la contribution réelle de l’APD. »10 Ces
reconversions représentent alors 34  % de l’aide globale contre 12,1  % en
2000. L’APD est donc établie en trompe-l’œil, ce qui ne manque pas
d’ulcérer les observateurs les plus exigeants. Le sénateur Michel Charasse
est de ceux-là. Non content de déplorer «  un essoufflement  », l’ancien
ministre du budget et rapporteur spécial des crédits de l’APD dénonce un
dispositif peu compréhensible. « Une part importante de l’aide (annulations
de dettes, contributions aux banques multilatérales…) apparaît artificielle,
mal expliquée dans les documents budgétaires ou ne rend pas l’action de la
France suffisamment visible »11. Alors que le seuil des 0,7 % sonne comme
le leitmotiv des gouvernants français, la chute se poursuit inexorablement
avec Nicolas Sarkozy, ce dernier ne se sentant aucunement lié par les
engagements de son prédécesseur. Etablie à 0,39  % à partir de 2007
(9,94 milliards €), la contribution de la France montre de sérieux signes de
faiblesse. Elle s’établissait à 0,47 % l’année précédente (10,6 milliards €).
Pour Oxfam, « l’aide française est aujourd’hui moins prévisible que jamais
(…) et n’offre aucune réelle lisibilité sur les engagements sectoriels ou
géographiques de la France  ». Malgré de timides amorces de rattrapage à
partir de 2010, cette tendance s’explique principalement par la baisse du
volume d’annulations de dette qui fait mécaniquement chuter les
performances globales. Sur fond de crise financière, la descente se confirme
en 2008 à 0,42 % (7,8 milliards €) avec un repli très net de l’aide bilatérale.
Acteurs de terrain par excellence, les ONG ne captent plus que 1 % de ce
budget. Elles manquent de s’étouffer. Pour le député socialiste Henri
Emmanuelli, autre rapporteur spécial du budget coopération et
développement, l’aide au développement n’apparait clairement plus comme
«  une priorité gouvernementale  »12. Analyse des plus pertinentes lorsque
l’on sait que le volume continue de s’affaisser en passant à 0,41 % en 2013
et 0,37 % en 2015 contre 0,45 en 2012. Un recul « d’ampleur historique »
selon Hervé Gaymard, rapporteur de la Loi de finances 2014. En 2016,
l’APD ne correspond plus qu’à 0,38 % du RNB.
Pour combler ce gap, Emmanuel Macron s’engage dans une énième
«  rénovation  » de la politique de développement et de la solidarité
internationale. Définie lors du Cicid de février 2018 et de la présidence du
G7 en 2019, cette réorientation entend relever graduellement la contribution
de la France à 0,55 % à l’horizon 2022, ce qui constitue une inflexion sans
précédent correspondant à une hausse de plus de 3,6  milliards €
(10,5  milliards à 14,2  milliards €). Réaliste, le nouveau chef de l’État n’a
pas fixé pas de date butoir pour parvenir à 0,7 %. Le vote le 2 mars 2021 de
la loi sur le développement solidaire et la lutte contre les inégalités
mondiales inscrit à la demande des députés ‒ hors Rassemblement national
(RN) ‒ impose néanmoins à la France d’atteindre ce cap en 2025. Fait
nouveau, qui garantit un meilleur respect de la parole donnée, cette
ambition vieille de cinquante ans est encadrée par une loi d’orientation et de
programmation. Cette ambition va dans le bon sens, mais il s’agit tout au
plus d’un rattrapage après l’effondrement observé depuis 2000,
particulièrement sur la période 2012-2016 au cours de laquelle l’aide
internationale perd plus d’un milliard €, passant de 0,45 % (10,6 milliards
€) à 0,38  % (9,6  milliards €). «  Il s’agit juste d’une remise à niveau  »,
explique la députée Poletti, qui n’a pas de mots assez durs pour dénoncer
«  une politique opaque et peu compréhensible  »13. A 0,55  % le volume
d’APD rejoint celui de 1985 ou de 1994. Quant au cap de 0,7  %, la crise
Covid 19 risque de modifier la donne. « L’engagement historique est encore
loin d’être honoré par un grand nombre de pays, dont la France », conclut
Oxfam14.

1 ADDA Jacques et SMOUTS Marie-Claude Smouts, « L’aide à contre-usage » in La France face au


Sud, le miroir brisé, Paris, Karthala, 1989, pp.37-60.
2 COUVE DE MURVILLE, Une politique étrangère : 1958-1969, Plon, Paris, 1971.
3  Néologisme lié à Raymond Cartier. Ce dernier, journaliste anticolonialiste à Paris-Match,
développe, dans une série d’articles parus en 1956, l’idée que la France doit prioritairement consacrer
ses finances publiques à sa reconstruction au sortir de la guerre plutôt qu’à l’aide apportée aux pays
du Tiers Monde.
4  Laurence Caramel, Au Sahel, le grand flou de l’aide au développement, Le Monde, 25  février
2020.
5  OCDE (2018), Examens de l’OCDE sur la coopération pour le développement  : France 2018,
Éditions OCDE, Paris, 132 p.
6  POLETTI Bérengère, KOKOUENDO Rodrigue, Rapport d’information n°1057 sur l’Aide
publique au développement, op.cité, p.95.
7 JULIEN-LAFERRIERE Hubert, Avis n°2303 sur le projet de loi de finances 2020, Aide publique
au développement, Commission des affaires étrangères, Assemblée nationale, 10 octobre 2019, p.85.
8  Hervé Gaymard, Avis n°254 sur le projet de loi de finances pour 2013, Aide publique au
développement, Commission des affaires étrangères, Assemblée nationale, 10 octobre 2012, p.5.
9 Mécanisme initié par la France au sommet du G7 de Lyon, en 1996, pour modifier le caractère jugé
insoutenable de la dette des pays pauvres. Il est renforcé au sommet de Cologne en 1999 puis de
Tokyo, début 2000.
10 Le mirage de l’augmentation de l’aide française avant les sommets, Communiqué, 6 avril 2011,
Oxfam.
11  Michel Charasse, L’Aide publique au développement de la France, Essoufflement et mutations,
Communiqué du 19 novembre 2007, Paris, Sénat.
12 Paris revient sur sa promesse, Frédéric Lejeal, Jeune Afrique n°2445, 18-24 novembre 2007.
13 Entretien avec l’auteur.
14 https://www.oxfamfrance.org/financement-du-developpement/
6

Dispersion géographique

L’orientation géographique de l’aide et sa structuration posent également


question. Il ne suffit pas de contribuer à l’effort mondial de lutte contre la
pauvreté. Encore faut-il s’assurer du bon emploi des ressources et de la
finalité éprouvée sur le terrain. Or, le système français génère tout un tas de
distorsions tant du point de vue de la sélection des pays récipiendaires que
de la priorité des secteurs d’affectation et du suivi de l’efficacité des projets
lancés sous l’impulsion de différents acteurs institutionnels. A cet égard, le
nombre de pays récipiendaires détermine la qualité de l’aide. La sélection
des pays d’affectation reste dominée par l’Afrique et englobe l’ensemble les
anciens territoires de l’Empire. Une tendance constante depuis les
indépendances compte tenu de la valeur symbolique de ces actions et de
leur rentabilité. Dans les années 90, la géographe Sylvie Brunel met cet
aspect en lumière dans son brûlot «  Le gaspillage de l’aide publique  »  :
«  Choisir l’Afrique est pour la France une quasi-obligation si elle veut
pouvoir continuer à optimiser son aide. Autant un apport financier
équivalent serait dilué dans d’autres continents autant en Afrique il apporte
à notre pays un retour en terme diplomatique, commerciaux et culturels
sans égal. »1
Pendant des années, la France tient un discours universel en l’appliquant
à ce continent pour donner à sa politique toute pertinence. Mais si cette
zone reste privilégiée, l’aide globale s’étend, en revanche, bien au-delà. Le
continent africain coûte beaucoup, mais rapporte finalement peu face aux
nouveaux émergents. D’où une volonté de redéploiement vers les pays à
croissance rapide. C’est ainsi que la Chine, le Brésil ou la Turquie voit leur
volume d’aide française croître significativement. Contrairement à d’autres
pays européens établissant un tri-sélectif des pays récipiendaires, Paris se
croit obliger de dispenser son aide à l’échelle mondiale conformément à son
message universaliste. 176 États sont listés sur la période 1995-1999.
Bien que ramené à 153 entre 2000 et 2004 puis à 143 en 2005-2006,
parmi lesquels les pays de la ZSP réduite depuis sa création à une vingtaine
de Pays Pauvres Prioritaires (PPP) basés en Afrique sauf Haïti, ce chiffre
demeure élevé. Conformément à sa définition, la mission première de l’aide
est d’aider des populations données ou des États à sortir de la pauvreté par
l’apport de projets financés par le biais de dons ou de prêts à taux
préférentiels. De ce point de vue la France s’éloigne de ces canons
communément admis, ce qui est souligné par l’OCDE  : «  La France doit
renforcer l’adéquation entre les objectifs de sa coopération et les ressources
allouées en veillant notamment à ce que l’extension géographique de sa
coopération ne se fasse pas au détriment de sa capacité d’appui à la lutte
contre la pauvreté dans les pays pauvres et fragiles. »2 La dispersion rend
inéluctable la détérioration de la qualité de l’aide. Parce qu’elle constitue
l’un des fondamentaux de l’aide et un terrain de choix, l’Afrique est la
première victime de ce saupoudrage. Bien que ce continent capte toujours la
part la plus importante des fonds, ceux-ci s’érodent au rythme de
l’accroissement du nombre de partenaires.
De 60  % en 1985, l’aide à l’Afrique ne représente plus que 52,1  % du
volume global en 2010 et seulement 40,7  % en 2016. Les flux vers
l’Afrique Subsaharienne «  ASS  », zone la plus pauvre du Globe, ne
représentent plus que 25 % du total en 2017, soit 1,3 milliard €. L’aide aux
dix-neuf PPP tels que définis par le Cicid de 2018 (18 africains et Haïti),
représente à peine 12 % du volume total3. « La part particulièrement faible
octroyée aux pays prioritaires est l’une des raisons pour laquelle la France
n’a pas atteint l’objectif communément fixé par les pays de l’OCDE de
consacrer 0,20  % de son RNB aux pays les moins avancés  » note Hervé
Berville4. Le Sahel ne compte que pour 5 % de cette aide, loin des annonces
reprises à chaque Cicid tendant à prioriser cette sous-région. Dans le même
temps, les efforts vers les économies émergentes solvables ont été plus
soutenus. En 2010, la Turquie, le Vietnam, le Mexique, la Chine, le Maroc
et la Tunisie figurent parmi les dix principaux bénéficiaires d’aide française.
En 2016, cette liste inclut la Chine, l’Indonésie, le Brésil, la Jordanie ou
encore la Colombie. Parmi les seuls pays africains se trouvent la Côte
d’Ivoire, le Cameroun et l’Afrique du Sud, pays à revenu intermédiaire
(PRI) ayant un meilleur accès aux marchés financiers et pouvant, par
définition, dégager plus de ressources. Selon l’OCDE, les cinq premiers
pays bénéficiaires de l’aide française en 2016 (Maroc, Colombie, Côte
d’Ivoire, Cameroun et Jordanie) représentent 21  % du volume global5.
Quant à l’AFD, elle s’implique dans 115 pays en 2021. La tendance n’est
pas anodine. Elle résulte de l’emprise des prêts aux pays intermédiaires par
rapport aux dons, mécanique qui participe insidieusement au ré-endettement
du continent. En 2016, les prêts représentent 28 % de l’APD brute (45 % de
l’APD brute bilatérale) et 64  % du portefeuille d’aide de l’AFD. Sur la
période 2012-2016, la ventilation d’APD française n’est pas conforme aux
critères de l’OCDE. « La France doit augmenter le volume sous forme de
dons vers les pays prioritaires qui sont tous des Pays moins avancés  »,
estime le Comité aide au développement (Cad) de l’organisation
internationale. En outre, « elle doit veiller à ce que les indicateurs d’effort
financier qu’elle utilise pour orienter ses allocations géographiques reflètent
les priorités de sa coopération, y compris en ce qui concerne les pays
fragiles.  »6 Cette dispersion est dommageable. Elle rend l’efficacité des
projets aléatoire et favorise, à sa façon, la perte d’influence de la France.
«  Nous ne pouvons disperser nos efforts sans distendre les liens qui nous
sont importants. Nous ne pouvons aller plus loin sans compromettre nos
positions en Afrique  », estime Jean-Pierre Cot au début des années 807.
Eclairante vision. La dissémination des actions au profit du développement
de ce continent se fait ressentir par une faible connaissance des réalisations
concrètes, y compris auprès de l’opinion publique française. Plus défiant
que par le passé sur ces questions, le contexte témoigne d’un retour de
cartiérisme. En 2016, 27  % des Français interrogés par Eurobaromètre,
l’institut de sondage de l’Union européenne, se disent favorables à une
réduction des soutiens aux pays en développement. 60  % doutent de
l’efficacité de l’aide. 2  % la jugent très inefficace8. Surtout, Paris se voit
critiquer pour son manque de sélectivité. Il demeure le premier bailleur
bilatéral d’APD vers l’Afrique, mais force est de constater que ses actions
au profit d’un réel développement interrogent sur les traductions pérennes
de cet effort financier dans les pays les plus pauvres. «  Qu’on imagine
qu’elles répercussions auraient, non seulement pour les sociétés africaines,
mais sur les programmes d’aide des autres donateurs, une décision française
de réorienter, ne serait-ce que 20  % de son aide vers la satisfaction des
besoins essentiels des populations africaines  !  », s’interroge le chercheur
Serge Michailof au début des années 909. « Quel exemple donné au monde
que celui d’une France enfin réellement préoccupée de ce développement
africain qu’elle appelle de ses vœux (pieux) depuis tant d’années, une
France (…) donnant l’exemple d’une aide efficace destinée réellement aux
défavorisés ».
Cette vérité est encore plus crue lorsque le décryptage de la répartition
prêts/dons fait apparaître une prépondérance des premiers. Conscient de
l’éparpillement géographiques et du déséquilibrage dans l’utilisation des
différents outils, la feuille de route du Cicid de 2018 procède à un
réajustement géographique de l’aide vers dix-neuf pays prioritaires tout en
redéfinissant cinq secteurs d’intervention  : santé, éducation, égalité
hommes-femmes, climat, lutte contre la fragilité. La ventilation des
engagements de l’AFD et de la forte hausse attendue de l’APD d’ici à
2022 montre une réorientation claire vers l’Afrique, notamment les pays en
crise et les secteurs sociaux prioritaires. Il est toutefois étonnant que
certains aspects comme le rôle du secteur privé soient sous-estimés. Sa
marginalisation est même symptomatique du manque de lisibilité. Alors que
la mobilisation des entreprises est présentée comme un facteur primordial
de lutte contre les défis africains (emploi des jeunes, urbanisation
galopante, lutte contre le réchauffement climatique…), elles restent le
parent pauvre des politiques publiques. L’OCDE en fait pourtant un vecteur
essentiel de la solidarité internationale, en notant que «  le développement
du secteur privé permet de répondre durablement aux défis
socioéconomiques auxquels font face les pays partenaires. »10 Selon Hervé
Berville, il est même le rouage essentiel d’une plus grande efficience
politique. Pourtant, c’est bien le secteur privé qui est exclu du conseil
d’administration de l’AFD, en 2018, alors qu’il disposait de deux sièges.
Trouvez l’erreur.
L’autre grande faiblesse réside dans les moyens accordés à la
gouvernance et à la promotion de l’État de droit. Redresseuse de torts
démocratiques, la France fait peu de cas de ce volet dans la ventilation de
son aide alors que ces domaines sont au cœur de sa coopération et de sa
politique. Paris est interpellé par l’OCDE, en 2013, sur cette question
cruciale : « Il est surprenant qu’elle n’y consacre que peu de moyens : 2 %
de l’APD bilatérale est alloué à la gouvernance en 2010-2011. Ce taux est
certes plus élevé dans les pays en crise (9 %), mais le total rapporté par la
France est de 206  millions $, un montant extrêmement bas au regard des
enjeux et du nombre de pays où elle intervient  »11. La gouvernance
démocratique (renforcement des mécanismes de justice, libertés des médias,
soutiens aux sociétés civiles) est réaffirmée comme une priorité du
quinquennat Macron sans traduction dans les faits. Une contradiction que le
Comité d’aide au développement (Cad) de l’OCDE relève régulièrement.
Au début des années 2000, il appelait déjà Paris à revoir la sélectivité des
pays en fonction de « la mise en place de politiques sociales et économiques
saines, la bonne gouvernance et le respect des droits humains  ». La
priorisation de la coopération vers des pays comme le Tchad, le Togo, le
Burundi, la Guinée, le Congo ou encore Djibouti ne peut qu’interroger
compte tenu de leur profil et de l’enracinement d’une culture par essence
antidémocratique.

1 BRUNEL Sylvie, Le gaspillage de l’aide publique, Seuil, Paris, 1994, p.103.


2  OCDE (2013), Examens de l’OCDE sur la coopération pour le développement  : France 2018,
Éditions OCDE, p.28.
3  Dix-sept pays prioritaires sont listés dans la loi d’Orientation et de programmation relative à la
politique de développement et de solidarité internationale (OLP-DSI)  : Bénin, Burkina Faso,
Burundi, Comores, Djibouti, Ethiopie, Guinée, Haïti, Madagascar, Mali, Mauritanie, Niger,
République centrafricaine, République démocratique du Congo, Sénégal, Tchad et Togo. Le Cicid de
2018 rajoute la Gambie et le Libéria.
4 BERVILLE Hervé, Un monde commun, un avenir pour chacun, op.cit. p.30
5 OCDE (2018), p.11.
6 OCDE (2018), p.22.
7 COT Jean-Pierre, A l’épreuve du pouvoir, op.cit, p.27.
8  Commission européenne, Eurobaromètre spécial 455, Les citoyens de l’UE et l’aide au
développement, Résumé par pays, France, Commission européenne, Bruxelles, 2017.
9 MICHAILOF Serge, La France et l’Afrique, Vade-Mecum pour un nouveau voyage, op.cit. p.321.
10 OCDE (2018), op.cit. p.93.
11 OCDE (2018), op.cit. p.53.
7

La réforme non anticipée et inaboutie du franc


CFA

A un étudiant l’interrogeant à Ouagadougou sur l’avenir du franc CFA


Emmanuel Macron répond du tac-au-tac : « cette monnaie reste un facteur
de stabilité pour les économies africaines  ». La question est battue en
brèche. Un non-sujet. Pour avoir dirigé la citadelle de Bercy, il croit
intimement à ce qu’il expose même s’il reprend à son compte l’argument
imparable ayant justifié, dans la bouche de ceux l’ayant précédé, la défense
entêtante de ce franc depuis son apparition formelle en 1945. Si les portes
restent ouvertes pour une évolution, il n’est pas encore question, au Burkina
Faso, de remettre en cause le système. Encore moins de reconsidérer la
Zone Franc, espace de quinze États subdivisés depuis les années 70 en trois
sous-zones fonctionnant à partir de la monnaie des Colonies françaises
d’Afrique (CFA) devenue Communauté Financière d’Afrique au lendemain
des indépendances. Ce principe est mis en exergue lors des deux premiers
entretiens avec Alassane Ouattara, en 20171. Pendant économique du
militarisme, le franc CFA est le tabou des tabous. La clef tenant tous les
claveaux de l’armature franco-africaine. Tout comme l’existence de bases
militaires, cette monnaie née en pleine période coloniale a été patinée avec
le temps par de simples adaptations.
Jusqu’à présent, ce système intégré reconnu par Bruxelles lors du passage
à l’euro, en 1998, a permis de maintenir une relation unique au monde avec
les partenaires africains. Il établit une parité de change fixe avec le franc
français puis avec la monnaie européenne. Il assure une garantie de
convertibilité illimitée du franc CFA. En contrepartie, la moitié des réserves
de change des pays de la Zone Franc est centralisée auprès de leurs banques
centrales respectives et auprès du Trésor français sur un compte d’opération
rémunéré. Ce dispositif semblait rôdé et défendu depuis des décennies pour
ses atouts (effet stabilisateur, stabilité des prix, maîtrise de l’inflation,
monnaie forte et crédible) jusqu’à ce qu’Emmanuel Macron entérine un
changement. Dans le sillage d’une demande de l’UEMOA, impliquée dans
le projet d’une future monnaie commune aux quinze pays de la Cédéao, il
annonce deux évolutions majeures depuis Abidjan, fin 2019. Sont
concernées la fin de la centralisation des réserves sur le compte d’opération,
mais aussi l’engagement de la France à ne plus siéger dans les instances de
l’UEMOA et à abandonner un droit de regard sur la politique monétaire des
huit États-membres. Il est parallèlement décidé de rebaptiser le franc CFA
ouest-africain du nom d’« Eco ».
Cette décision prend tout le monde de cours. Que s’est-il passé en deux
ans pour bouleverser la doxa élyséenne  ? Comment expliquer le
retournement intellectuel d’Alassane Ouattara, défenseur acharné de la
monnaie franco-africaine dont il vantait encore la « solidité » ; « la bonne
gestion  » et la qualité «  stabilisante  », en février 2019, à Paris  ?2
Officiellement, Emmanuel Macron entend donner le change aux voix
assimilant le franc CFA à un leg colonial obérant l’émergence des pays
francophones. Les critiques sur ce système bâti sur un contrôle des règles de
change entre Paris et ses ex-colonies sont anciennes. Elles remontent aux
origines de la relation franco-africaine et se sont accrues au rythme du
procès de la Françafrique. Cette monnaie imprimée à Chamalières, fief de
Valéry Giscard d’Estaing dans le centre de la France, n’a jamais cessé
d’agacer. Les uns y voient un symbole d’asservissement. Les autres en
contestent les bienfaits économiques. Recevant Georges Pompidou à Lomé,
fin 1972, Gnassingbé Eyadema demande à son homologue de reconsidérer
celle-ci plus favorablement pour les peuples africains. «  La parité ne
correspond pas à la réalité économique, c’est une question d’équité  »,
estime le président togolais. Sèche et improvisée, la réponse de son
homologue laisse peu de place à une évolution  : «  La souveraineté a ses
limites dans la garantie que donne l’État français. (…) Il est évident que le
franc CFA s’effondrerait s’il n’avait pas cette garantie. »3
Cette mise au point ne calme pas les critiques. Le franc africain est
régulièrement attaqué par l’expertise. En 1984, l’économiste gabonais
Albert Ondo Ossa appelle à une réforme4. L’agrégé camerounais, Joseph
Tchungjang Pouemi, dénonce «  un esclavage monétaire  »5. Les nuages
s’accumulent avec la dévaluation. Cette décision visant à stimuler les
échanges et à faire repartir les exportations dans une zone amorphe est un
coup de sabre. Ce n’est pas seulement une monnaie qu’on dévalue, mais les
populations concernées dans leur ensemble. Celles-ci peuvent mesurer le
pouvoir de nuisance que l’ancien colonisateur conserve sur leur quotidien.
Concrètement, leur pouvoir d’achat et leur épargne sont réduits de moitié.
«  Il y a eu la colonisation, la loi-cadre, les indépendances et la
dévaluation », affirme alors le ministre de la Coopération, Michel Roussin,
chargé de faire passer la pilule6. Ajoutée au militarisme ou à l’esprit rogue
de la France, cette mesure provoque un traumatisme. Elle précipite une
pensée critique. « Encore aujourd’hui une écrasante majorité de jeunes qui
n’étaient pas nés en 1994, se disent victimes dans leur éducation et dans
leur attente professionnelle des politiques d’austérité consécutives à cette
dévaluation », explique Martin Ziguélé7.
Pour ne rien arranger, cette décision n’a pas fondamentalement amélioré
les agrégats des pays concernés. De tous les espaces économiques intégrés
d’Afrique, la Zone Franc reste la moins performante avec des niveaux de
croissance modestes comparés aux dragons que sont l’Ethiopie, le Kenya, le
Ghana ou l’Angola8. La moitié des pays francophones, dont tous ceux de la
Cemac, sont les plus mal notés par le rapport Doing Business de Banque
mondiale. «  Du point de vue des progrès économiques, les anciennes
possessions françaises accusent beaucoup de retard dans de nombreux
domaines par rapport aux pays colonisés par d’autres puissances », constate
Cyriaque Paré. «  La comparaison est sans doute schématique, mais elle
s’est installée dans l’esprit des populations francophones. »9
Dans les années 2000, ces performances poussives mobilisent
économistes et intellectuels. Sans aller jusqu’à prôner la disparition du
système, des personnalités comme Serge Michailof en appellent à plus de
souplesse par l’arrimage du franc CFA à un panier de devises. Par définition
clivant, ce débat oppose les tenants de l’orthodoxie rassemblés autour du
banquier franco-béninois Lionel Zinsou, pour qui ces débats relèvent d’un
«  populisme  »10, aux adversaires réunis sous le label «  souverainisme  ».
C’est de l’Afrique même que monte la pression. Établie à rythme semestriel
depuis 1965, chaque réunion des ministres de l’Économie et des finances
des pays de la Zone franc se clôt par une conférence de presse où les
journalistes du continent interrogent l’avenir de cette monnaie de façon
pressante. Le débat remonte jusqu’aux chefs d’État. En 2013, Faure
Gnassingbé adresse un signal en nommant Kako Nubukpo, docteur agrégé
en économie et pourfendeur du franc CFA, comme ministre de la
Prospective. En août 2015, en plein marasme économique, Idriss Déby Itno
lance des fourches pour les 55 ans de l’indépendance du Tchad : « Il faut
maintenant que cette monnaie soit réellement la nôtre (…) Une monnaie qui
permette à tous les pays qui utilisent encore le franc CFA de se
développer ». Même si ce dernier confie par la suite, en privé, avoir servi ce
discours comme une marque de souveraineté pour les Tchadiens, la dague
est dans la plaie. En augmentant les déficits des pays d’Afrique centrale, le
retournement des cours du pétrole fait réapparaître le spectre d’une nouvelle
dévaluation. Ce spectre est brandi lors d’un sommet extraordinaire de la
Cemac, fin 2016. Sur fond de revendications raciales en France, la
contestation gagne du terrain autour de ce qui est perçu comme un symbole
suprême d’asservissement. La rue se rassemble autour de l’agitateur franco-
béninois Stellion Gilles Robert Capo Chichi alias « Kemi Seba » brûlant un
billet de 5.000 francs CFA (7,6 €) sur la place de l’Obélisque, à Dakar. Loin
de cet activiste perçu comme un « afroclown »11, les positions argumentées
viennent des experts. Fer de lance d’une croisade anti-CFA, le Sénégalais
Demba Moussa Dembele et, surtout, Kako Nubukpo partent en campagne
en pourfendant les inconvénients de cette monnaie (poids des politiques
anti-inflationnistes, faiblesse des échanges interafricains, absence de
souveraineté…). Ils dénoncent également la «  servitude volontaire  » dans
laquelle les chefs d’État se complaisent, car préférant déléguer le contrôle
de la gestion de leur monnaie. Perpétuée depuis plus d’un demi-siècle au
gré d’aménagements sporadiques, la Zone franc reflète pour beaucoup le
seigneuriage du Trésor français auprès duquel les États-membres versent
leur dime via le compte d’opérations en échange de la protection de Paris.
Dans son principe, ce mécanisme ne diffère pas au niveau monétaire du
bouclier sécuritaire assuré grâce aux accords de défense ou aux bases
militaires.
Les perspectives d’une distanciation avec Paris glacent certains
gouvernants d’effroi, à commencer les Sénégalais et les Ivoiriens. Partisan
d’une relation forte avec la France, Alassane Ouattara prend constamment
fait et cause pour cette monnaie. « Il y a du n’importe quoi dans le débat sur
le franc CFA. C’est de la démagogie », se défend-il sur France 24, en 2017.
«  Cette monnaie est solide et appropriée. Si elle nous pose un problème
nous prendrons, avec les autres chefs d’État, nos décisions. »12 Les cercles
économistes français s’alignent sur cette analyse, le rapport Védrine allant
jusqu’à prôner un élargissement de la Zone Franc à tous les pays
limitrophes «  de manière à en faire un bloc régional et une instance de
dialogue économique renforcée »13. Pro et anti CFA s’affrontent. Le débat
vient grossir le rang des mécontents. Il va jusqu’à obtenir la tête de Kako
Nubukpo. Après avoir été remercié, sous la pression, de son poste de
ministre, l’économiste se voit barrer la route de l’AFD par le Trésor
français. Il était pourtant recommandé par le très pieux chef économiste de
l’agence, Gaël Giraud14. Fin 2017 il est également éjecté de l’OIF où il
officiait comme directeur de la Francophonie économique et numérique. En
cause  : une tribune dénonçant la vision «  imprécise, caricaturale et
déshonorante pour les chefs d’État africains  » d’Emmanuel Macron à
Ouagadougou15.
Pour l’auteur du réquisitoire «  Sortir l’Afrique de la servitude
monétaire  »16, cette monnaie perpétue une forme de paternalisme
économique en affaiblissant la compétitivité des pays concernés. Sous une
apparente modernité factice, les gouvernants français goutent peu ce type de
sortie. Parce qu’il met les pieds dans le plat, Nubukpo doit être neutralisé.
Cette vendetta a un mérite : elle entraine la création de comités de réflexion
dans une majorité de pays africains. Le débat se déporte même en Europe
lorsque, début 2019, le vice-président du Conseil italien, Luigi Di Maio,
accuse Paris d’utiliser « le franc des colonies » bloqué sur un compte pour
financer sa dette. Si l’argument ne tient pas économiquement, le fait qu’il
soit relayé par un responsable européen fait mouche chez les Africains.
L’annonce d’Emmanuel Macron, à Abidjan, arrive donc à un moment
d’extrême tension sur le sujet. La refonte souhaitée de la relation avec
l’Afrique est incompatible avec la permanence d’un système né sous la
colonisation. Pour autant, cette évolution, loin de l’angélisme du député
LREM Jean-François Mbaye pour qui Paris répond «  naturellement » à la
demande d’émancipation de ses alliés, n’est pas révolutionnaire17. Les
amarres ne sont pas définitivement larguées. Le président français, qui n’a
pas consulté ses partenaires européens pour entériner cette réforme, se
retranche, en réalité, derrière l’agenda africain pour colmater la brèche.
Prise secrètement, sa décision préserve certains atouts du système tout en
permettant aux membres de l’UEMOA de sauvegarder les deux
mécanismes fondamentaux que sont la garantie de la France et la parité fixe
avec l’euro. «  La supercherie d’Emmanuel Macron sur le franc CFA
consiste à déclarer la fin de la tutelle française sur cette monnaie tout en
maintenant des attaches et en préemptant le nom d’Eco pour empêcher la
création d’une monnaie ouest-africaine du même nom. Un vrai chiffon
rouge », estime Marie-Roger Biloa.
Plus que la volonté de ne pas altérer la relation monétaire, cette pseudo
évolution traduit la fuite en avant des pays francophones soucieux de
préserver le dispositif en le lestant des aspects les plus polémiques que sont
le nom ou le dépôt de la moitié des réserves de change. La préservation de
la garantie de la parité fixe et de l’arrimage à l’euro donne raison aux
partisans du statu quo. « Le franc CFA est encore un tabou », constate Kako
Nubukpo. «  Les gens de Bercy restent d’autant plus conservateurs sur le
sujet qu’on assiste à l’élargissement des parties prenantes. Il y a le Fonds
Monétaire International depuis la dévaluation de 1994, mais aussi l’Union
européenne, les sociétés civiles et les émergents comme la Chine ou la
Russie. La France n’a pas forcément envie de céder de la place à ces
nouveaux acteurs. »18
Que les autres pays de la Cédéao aient peu apprécié le projet macronnien
en expliquant ne pas y avoir été associés peut se comprendre.
L’irrédentisme entre pays francophones et anglophones, à commencer par
celui de la Côte d’Ivoire avec le Nigéria, éclate au grand jour. Par la voix de
Muhammadu Buhari, Abuja s’oppose à tout rattachement résiduel à la
France19. Selon Kako Nubukpo : « Les chefs d’États francophones se sont
aménagé un filet de sécurité, car ils savent que le Nigéria n’est pas pressé
d’abandonner le naira  ». Effectivement, ils n’entendent pas lâcher ce qui
forme à leurs yeux la quintessence de leur stabilité. Et à l’ex-ministre de
poursuivre  : «  La garantie de la France reste un outil politique par
excellence et une protection pour l’Afrique francophone, d’où son inertie
pour une réforme plus ambitieuse ».
Ce télescopage explique que l’Eco, censé régir les quinze membres de la
Cédéao20, a toutes les difficultés à voir le jour. Nonobstant un retard de
calendrier imposé par la Covid-19, ce projet renvoyé à 2027 au lieu de 2020
‒  en attendant probablement d’autres reports ‒ se heurte à deux cultures.
Prise dans le piège de ce serpent monétaire, la réforme macronnienne reste
à quai. D’abord, elle ne tient pas compte de l’Afrique centrale et des
Comores. Or, il aurait été judicieux de profiter des avancées ouest-
africaines pour interroger la pérennité des deux autres francs CFA, en
amenant les pays concernés à envisager à leur tour une voix de sortie.
«  C’est la grosse erreur d’Emmanuel Macron à Abidjan  », estime Kako
Nubukpo. « Il n’a pas su saisir l’opportunité de cette réforme pour engager
une réflexion globale sur toute la Zone franc. Pour des raisons
diplomatiques, il ne pouvait pas parler en lieu et place des instances
dirigeantes de la Cemac, mais avant même d’annoncer le remplacement du
franc CFA par l’Eco en Afrique de l’Ouest, il aurait dû engager la remise à
plat de tout le dispositif. Nous disposerions aujourd’hui d’une meilleure
marge de manœuvre pour discuter avec l’Afrique centrale ».
Comme d’habitude, Paris justifie son inaction par les limites imposées
par traités internationaux ou le fait qu’il appartiendrait en premier lieu aux
Africains de manifester leur désir de changement. Position fallacieuse.
Compte tenu de ses leviers de négociation et de ses réseaux, la France
dispose, bien évidemment, des moyens de convaincre ses partenaires sur la
nécessité d’une mutation globale de la Zone franc, voire de sa disparition.
Ne les a-t-elle pas jadis forcés à entériner une dramatique dévaluation  ?
«  La fin du franc CFA, on l’a fait. C’est une réforme qui supprime les
marqueurs symboliques qui concentraient toutes les critiques et les
fantasmes », se réjouit le président français dans le Journal du Dimanche21.
Les marqueurs non symboliques, eux, n’ont pas bougé.
Il en résulte une atmosphère cacophonique. En faisant coexister les francs
d’Afrique centrale et des Comores avec une monnaie ouest-africaine
réformée tout en maintenant deux mécanismes fondamentaux, cette réforme
n’a pas calmé les thuriféraires de la monnaie coloniale. Ces derniers y
voient le prolongement d’effets pervers comme de pénaliser les
importations ou de centrer les politiques économiques sur la sacrosainte
maîtrise de l’inflation. Plus dérangeant : le maintien de la garantie française
et de l’arrimage à l’euro éloigne toute idée d’indépendance réelle. La
satisfaction du député Marc Le Fur estimant, pendant les débats sur
l’évolution du franc CFA à l’Assemblée nationale, qu’il convient de retenir
que «  l’essentiel est préservé  », ne surprend donc pas22. Alors que la
naissance de l’Eco est suspendue à leur abandon, la survie calculée de ces
dispositifs préfigure une houle violente entre deux blocs africains peu
conciliables. Les pays francophones sont-ils prêts à couper le cordon
ombilical pour se rapprocher sereinement de leurs cousins anglophones  ?
«  La réforme du CFA n’a rien changé. Tant que la France restera dans le
projet de l’Eco de quelque manière que ce soit, la monnaie africaine aura
toutes les difficultés à émerger  », affirmait encore le président burkinabè
Roch Marc Christian Kaboré, fin 202123.
Pour l’heure, la «  fin  » du CFA n’est qu’un avatar dont Paris tire
avantage. A titre d’exemple, sa garantie lui permet d’ouvrir des lignes de
crédit pour couvrir les besoins éventuels de la BCEAO en devises24. « C’est
en entendant votre jeunesse que j’ai voulu engager cette réforme  », lance
Emmanuel Macron vers Alassane Ouattara depuis Abidjan. Cet aveu aurait
pu inclure la jeunesse d’Afrique centrale pour élargir la perspective.
Question de cohérence. Ce discours prouve en tous les cas à quel point
l’Élysée n’était pas au diapason des revendications des générations
montantes. Outre des négociations avec les autorités ivoiriennes entourées
d’un halo de secret afin de préserver l’intérêt commun, les changements
annoncés sont avant tout déterminés par le calendrier africain. « Si certains
symboles gênants associés au franc CFA vont disparaitre, les liens de
subordination sur le plan légal et sur le plan de la conduite de la politique
monétaire restent en place  », déplorent Boubacar Boris Diop, Makhily
Gassama et Koulsy Lamko25.
Sans le projet de la Cédéao, il y a tout lieu de penser que ce dossier
n’aurait pas avancé d’un iota. Il n’a absolument pas été abordé à
Ouagadougou. Il a fallu une interpellation estudiantine et la pression d’une
frange d’économistes pour imposer le débat. A ne plus entendre l’Afrique
autrement que par les diasporas interposées, l’Hexagone s’est montré
beaucoup plus réactif que proactif sur un point brûlant de sa relation.

1 Emmanuel Macron et Alassane Ouattara plaident la cause du franc CFA, RFI, 1er septembre 2017.
2 Côte d’Ivoire, Ouattara défend le franc CFA, « une monnaie solide », AFP, 15 février 2019.
3 Franc CFA, Discours du président Pompidou et du Général Eyadema, novembre 1972, www.ina.fr
4  Albert Ondo Ossa, Faut-il réformer la Zone franc  ? La Documentation française, n°1-864, Paris,
mars 1984, pp.19-24.
5  TCHUNGJANG POUEMI Joseph, Monnaie, servitude et liberté, la répression monétaire en
Afrique, Éditions Afro-Canadiennes, 1980.
6 Michael Pauron, Dévaluation du franc CFA, le spectre de 1994, Jeune Afrique, 9 novembre 2016.
7 Entretien avec l’auteur.
8  Alain Faujas, Développement, pourquoi les pays d’Afrique francophone sont à la traîne, Jeune
Afrique, 3 janvier 2012.
9 Entretien avec l’auteur.
10 Benjamin Polle, Franc CFA : Lionel Zinsou tacle les « populistes » en préambule aux rencontres
Africa 2017, Jeune Afrique, 4 septembre 2017.
11  Hamidou Anne, La fin du franc CFA mérite de meilleurs avocats qu’une tribu de farceurs, Le
Monde, 22 aout 2017.
12 Alassane Ouattara, Entretien avec Marc Perelmann, France 24, 27 novembre 2017.
13  VEDRINE Hubert, ZINSOU Lionel, SEVERINO Jean-Michel, EL KAROUI Hakim, Un
partenariat pour l’avenir, op.cit, p.8.
14 Le Trésor français s’oppose à la nomination de Kako Nubukpo, La Lettre du Continent, 23 mars
2016.
15 NUBUKPO Kako, Franc CFA : les propos de M. Macron sont déshonorants pour les dirigeants
africains, Tribune, Le Monde, 29 novembre 2017.
16 NUBUKPO Kako, TINEL Bruno, BELINGA Martial-Ze (dir.), Sortir de la servitude monétaire, A
qui profite le franc CFA ? La Dispute, Paris, 2016.
17  MBAYE Jean-François Mbaye, Rapport n°3602 sur le projet de loi autorisant la ratification de
l’accord de coopération entre le gouvernement de la République française et les gouvernements des
États membres de l’Union monétaire ouest-africaine, Commission des Affaires étrangères,
Assemblée nationale, 27 novembre 2020.
18 Entretien avec l’auteur.
19  Nadoum Coulibaly, Alain Faujas et Nelly Fualdes, La monnaie unique de la Cédéao a-t-elle
encore une chance ? Jeune Afrique, 26 juin 2020.
20 Créée en 1975, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) comprend
quinze pays dont les huit de l’UEMOA auxquels s’ajoutent la Guinée, le Nigéria, le Cap-Vert, le
Ghana, le Libéria, le Sierra Leone, la Gambie. Cette organisation sous-régionale a pour vocation de
promouvoir une union économique entre ses membres. Son siège se situe à Abuja.
21 François Clemenceau, Macron, confidences en Afrique, Journal du Dimanche, 30 mai 2021.
22 MBAYE Jean-François, Rapport n°3602 sur le projet de loi autorisant la ratification de l’accord de
coopération entre le gouvernement de la République française et les gouvernements des États
membres de l’Union monétaire ouest-africaine, op.cit, p.50.
23 Entretien avec l’auteur le 30 septembre 2021 à Ouagadougou.
24 Banque Centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO).
25 Des intellectuels africains réagissent aux réformes du F CFA, Seneplus, 7 janvier 2020.
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Pressions judicaires et médiatiques

La France fait d’une pierre deux coups. Une performance. Elle ne


comprend plus l’Africain de la rue et réussit à braquer les élites. Les huées
essuyées par Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy à Libreville lors de
l’hommage à Omar Bongo marquent un tournant. Attaqués par le feu nourri
des juges, vilipendés par les médias hexagonaux, les présidents et leur
entourage entrent en dissidence. Une profonde lassitude s’empare d’eux.
Tout déplacement dans l’Hexagone est soumis à mûre réflexion. Par son
retentissement et le profil des plaignants l’affaire des Biens Mal Acquis
«  BMA  » diffère de toutes celles qui l’ont précédé. L’arrêt de la Cour de
cassation autorisant une enquête sur l’origine du patrimoine de plusieurs
présidents et celui de leur entourage, en France, est inédit dans les annales
judiciaires. Une inflexion historique. Il porte un coup décisif aux passe-
droits et à l’impunité dont ces derniers se prévalent depuis des décennies
dans le théâtre obscène de leurs luxueuses propriétés, à Paris, ou dans ses
riches banlieues, pendant que leurs populations vivent avec moins de deux
dollars par jour sans accès à l’eau potable et à l’électricité.
Jusqu’ici peu audacieuses ou empêchées de porter le fer, les sociétés
civiles s’étaient claquemurées dans le silence. A Paris, le parquet soumis
aux ordres du politique s’échignait à annuler toute action de nature à
inquiéter la tranquillité de ces amis de la France. Autre temps, autre mœurs.
Au début des années 2000, la vie princière dans des hôtels particuliers au
marbre chatoyant et le shopping frénétique accumulant les boutons de
manchettes en diamants bruts soigneusement rangés entre les costumes de
marque et les montres avoisinant 100.000 € semblent révolus. Avocats,
émissaires et ambassadeurs ne disposent plus du même entregent pour leur
sauver la mise. La possibilité d’interférer s’estompe. Les autorités
françaises se retranchent derrière l’indépendance de l’institution judiciaire,
une notion des plus absconses pour ces personnalités où le seul droit qui
compte est celui du monarque souverain.
C’est la cas de la Guinée Équatoriale, qui remue ciel et terre depuis le
déclenchement de cette affaire pour vicier la procédure et en annuler chaque
étapes. Lettres de protestation, rappel de diplomates, convocation de
l’ambassadeur de France à Malabo, demande d’arbitrage ou saisine de la
Cour Internationale de Justice (CIJ) ne changent rien. Lors d’un entretien
avec Franck Paris, à l’Élysée, début 2020, l’ambassadeur de Guinée
Équatoriale en France, Miguel Oyono Ndong Mifumu, joue son va-tout en
mettant en garde contre les conséquences d’une condamnation du vice-
président équatoguinéen à l’issue du procès en appel. La fermeture de
l’ambassade à Paris et le retrait de l’OIF sont brandis en guise de menaces.
Peine perdue. La Cour d’appel de Paris, puis la Cour de cassation,
confirment la peine de prison et l’amende de Teodoro Nguema Obiang
Mangue, première personnalité à être condamnée dans cette affaire. Comble
de l’humiliation : la Guinée Équatoriale perd tous ses procès en diffamation.
Les tribunaux condamnent même le président Obiang Nguema pour
procédure abusive dans celui intenté au CCFD après avoir peu apprécié
d’être traité de « dictateur ».
En attendant la duplication d’autres procès sur les volets congolais et
gabonais des «  BMA  », les juges ne chôment pas. Les dossiers
s’amoncèlent. A tel point qu’il faudrait créer une cour spéciale pour les
affaires africaines. Leur empressement à fouiner, à recouper, à confisquer
des actifs immobiliers et financiers les mènent vers le cercle familial de
Denis Sassou Nguesso. Si ce dernier apparait peu sur les factures, il est
suspecté de passer par ses proches pour placer ses fonds dans le but de
mieux «  opacifier son patrimoine  »1. En 2015, la célèbre villa Suzette au
Vésinet dans le département des Yvelines, gérée à travers une société
luxembourgeoise dirigée par le juriste Guy Johnson, époux de Julienne
Sassou Nguesso dit «  Joujou  », l’une des filles du président congolais,
tombe entre leurs mains. En avril 2016, deux appartements parisiens de la
première dame Antoinette Sassou Nguesso, dans le 17ème arrondissement,
sont mis sous séquestres. Au total, une vingtaine de propriétés en France
dont quatorze en région parisienne sont ciblées. Des dizaines de voitures de
luxe et cent douze comptes bancaires copieusement abondés au nom de
proches sont par ailleurs identifiés. En 2017, le neveu du chef de l’État
Wilfrid Nguesso est mis en examen pour « blanchiment de détournements
de fonds publics », tout comme Guy Johnson et Julienne Sassou Nguesso2.
Les juges s’interrogent sur l’origine des fonds ayant permis à cette dernière,
agent d’assurance de profession, d’acquérir un hôtel à Neuilly-sur-Seine
avec piscine intérieure pour plus de 3 millions € et de réaliser pour plus de
5  millions € de travaux de rénovation3. Autre neveu du président, Edgard
Nguesso essuie une mise en examen pour des dépenses somptuaires (plus
d’un million € de bijoux chez Arije ; 400.000 € pour 140 costumes chez le
«  tailleur aux doigts d’or  », le sénégalais Ibrahima Pape N’Diaye…).
Acheté 2,3 millions €, son triplex de 400 m² à Neuilly-sur-Seine est saisi à
titre conservatoire.
Au Gabon, cette affaire rend Omar Bongo Ondimba fou de rage, mais ce
dernier décède avant l’enclenchement réel de l’enquête4. Qu’à cela ne
tienne  : les juges se concentrent sur les quelques 52 enfants qu’il a
officiellement reconnus. Flairant les ennuis, Ali Bongo anticipe dès son
entrée en fonction en se débarrassant de plusieurs biens tout en faisant
valoir à qui veut l’entendre qu’il ne se sent nullement concerné par cette
affaire. L’exaspération n’en est pas moins grande. De son vivant, son père,
pris dans le tourbillon de l’affaire Elf, avait promis de sortir des dossiers
compromettants lorsqu’en 1999 les juges suisses et américains avaient
commencé à mettre leur nez dans ses comptes pétroliers5. Aidés par
Tracfin, le service de renseignements travaillant sur les circuits financiers
clandestins qui leur ouvre la caserne d’Ali Bongo, les juges cartographient
des dizaines de biens. En 2019, les premières perquisitions se déroulent à
l’aube dans plusieurs appartements de l’avenue Foch, à Paris. Le volet
gabonais des «  BMA  » s’est pourtant clos en 2017 sans mise en examen,
mais William Bourdon l’a relancé à la faveur de nouveaux éléments. En
retour, les présidents africains et leur entourage n’en finissent pas de pester
contre la France avec la fâcheuse impression de faire les frais d’une justice
à trois vitesses semblant épargner les dignitaires d’autres pays. Un reproche
que l’on retrouve à propos des justiciables de la CPI, juridiction aux relents
«  impérialistes  » menant une «  sorte de chasse raciale  », selon le Premier
ministre éthiopien Hailemariam Desalegn6.
La chape de plomb imposée par cette interminable affaire n’est qu’une
infime partie des tracasseries. Les saisies dans le cadre de litiges
commerciaux deviennent également légion. Les cabinets d’avocats ne
reculent devant rien pour recouvrer les fruits d’une condamnation
définitive. Ils tapent partout où cela est possible. Trackés sur le net à partir
de sites spécialisés (Flightaware, Flightradar24, Radarbox…), les avions
présidentiels sont une proie de premier choix. En février 2015, le Boeing
777 d’Ali Bongo fait l’objet d’une saisie conservatoire à Orly à la demande
de la société suisse Travecon, en litige avec le Gabon à propos d’une facture
non acquittée de 7,2 millions €. Mobilisée à la hâte au chevet de l’appareil,
l’avocate du Gabon, Claude Dumont-Beghi, invoque son caractère
diplomatique. Elle obtient gain de cause. L’avion est relâché. Introduite au
palais du bord de mer par la première dame Sylvia Bongo, cette robe noire
connait son affaire sur le bout des ongles. Avant de travailler pour la
présidence, cette redoutable fiscaliste fut pendant treize ans le conseil d’Air
Gabon. A ce titre, elle n’avait pas hésité à se retourner contre son client en
réclamation de plus de 330.000 € d’honoraires en saisissant, en 2000, un
Boeing 747 de cette compagnie au départ de Paris. Mais la saisie du « 777 »
laisse des traces. Elle provoque un incident avec Paris. L’ambassadeur du
Gabon à Paris, Germain Ngoyo Moussavou, est rappelé pour consultation.
Procédure qu’il connait bien. De son côté, l’ambassadeur de France à
Libreville, Dominique Renaux, est convoqué au ministère gabonais des
Affaires étrangères.
On retrouve ce même type d’incident avec le président Obiang Nguema,
qui se voit privé, en 2016, d’un même Boeing 777 après son atterrissage à
Lyon. L’opération est téléguidée par Orange en réclamation d’une ardoise
de 130 millions €. Les autorités équatoguinéenes prennent immédiatement
contact avec les services du Premier ministre hispanisant Manuel Valls. Son
conseiller Afrique, le Mauritanien Ibrahima Diawadoh N’Jim, se propose de
« gérer » la situation. Efforts inutiles. Le groupe français se rétracte après
une issue amiable7. En juin 2020, un Falcon 7X que Denis Sassou Nguesso
a acquis en 2014 se trouve, lui aussi, subitement bloqué à l’aéroport de
Bordeaux-Mérignac alors qu’il était promis à une visite technique. Le
donneur d’ordre, Mohsen Hojeij, patron de la société de BTP
Commisimpex, fait cauchemarder le Congo depuis des années en
réclamation d’une créance mirifique d’1,2  milliard € reconnue par deux
sentences arbitrales du 3 décembre 2000 et du 21 janvier 2013. Une somme
réclamée pour des chantiers d’infrastructures réalisés au début des années
90, et non payés. Fort d’une exequatur lui permettant de saisir tout tribunal
à l’étranger, l’homme d’affaires libanais tape partout pour recouvrer son
argent allant jusqu’à bloquer les comptes de l’ambassade du Congo en
France, en 2016. Une décision de février 2000 l’autorisant à saisir tous les
actifs du Congo, à l’exception de ceux utilisés ou destinés à être utilisés
dans l’exercice des fonctions de la mission diplomatique de ce pays, il fait
feu de tout bois. Concernant le Falcon, celui-ci est autorisé à être vendu aux
enchères à la suite d’un arrêt du 3 juin 2021 de la Cour d’Appel de Paris.
Alors que les avocats de Brazzaville, dont Kevin Grossman, pointaient le
caractère insaisissable de l’appareil car élément de la flotte présidentielle,
cette juridiction rappelle au contraire que les avions n’entrent pas dans le
périmètre de la convention de Vienne visant à protéger les biens destinés
aux représentations diplomatiques. Et ce d’autant que l’avocat de Mohsen
Hojeij parvient à démontrer que l’aéronef était essentiellement utilisé à des
fins privées par la première dame Antoinette Sassou Nguesso. Rapportés à
la créance globale, les 25  millions $ attendus de la vente du Falcon sont
dérisoires. Mais ce nouveau développement rend la France de plus en plus
dangereuse pour l’élite congolaise. Ses représentants réfléchissent
désormais à deux fois avant de se rendre dans l’Hexagone. D’autant que
d’autres saisies ont visé des appartements parisiens ainsi qu’une villa à
Vaucresson, en banlieue ouest de la capitale.
Les actifs immobiliers des présidents africains attirent les huissiers
comme le pollen les abeilles. Une voie royale. La mainmise de créanciers
privés sur l’hôtel particulier situé au 49/51 rue de l’Université à Paris (8ème
arr.) n’est pas de nature à réchauffer le lien entre Paris et Libreville. Après
avoir longtemps appartenu à la famille italienne Pozzo Di Borgo cette
bâtisse du XVIIIème siècle est rachetée par le Gabon, en 2010, pour
77  millions € afin d’être transformée en chancellerie diplomatique. Hélas,
en 2015, l’homme d’affaires italien Guido Santullo, patron de la société de
BTP Sericom, fait saisir le capital-social des Sociétés civiles immobilières
(SCI) 49/51 rue de l’Université et de Val & Co, propriétaires des lieux.
Cette action est réalisée en réclamation de créances pour des chantiers non
payés sur la base de plusieurs décisions de justice. Le Gabon est redevable
de plus de 160  millions €. Un second opérateur privé, Frédéric Bérenger,
président du groupe Kontinental basé à Tunis, effectue la même opération
en réclamation de l’application d’une condamnation du Gabon à lui verser
près de 5 millions € en réparation d’un contrat non acquitté de construction
de 5.000 logements au nord de Libreville8.
L’arrestation spectaculaire de plusieurs personnalités des milieux
politico-économiques ne va pas non plus sans détériorer profondément
l’image de la France. Considéré comme le vice-président du Gabon en
raison de son influence, Maixent Accrombessi est cueilli, début août 2015,
à l’aéroport de Roissy alors qu’il est sur le point de prendre son avion pour
regagner Libreville. Déféré devant les juges avant d’être libéré après une
intervention de Laurent Fabius, le directeur de cabinet d’Ali Bongo est
néanmoins mis en examen pour «  corruption passive et blanchiment de
corruption passive » à la suite de plusieurs auditions en 2016, puis en 2018,
avec son épouse Evelyne Diatta, sœur de la communicante Nadine Diatta.
Que lui reproche-t-on  ? Des sommes conséquentes reçues dans le cadre
d’un contrat signé avec le groupe français Marck dont il fut le poisson
pilote au Gabon de 2004 à 2009, lorsqu’il officiait auprès d’Ali Bongo alors
ministre de la Défense. Associé à Maixent Accrombessi dans la gestion de
biens immobiliers, l’entrepreneur Seydou Kane connaît le même sort. C’est
d’ailleurs sur le compte de sa société Consortium International des Travaux
Publics (CITP) qu’échoueraient les commissions du contrat Marck. La
curiosité des juges sur son cas a le don d’agacer Libreville. En 2015, cet
entrepreneur d’origine malienne introduit au Palais du bord de mer par
André Mba Obame, ami personnel d’Ali Bongo qui gagnera par la suite
l’opposition, est mis en examen dans le même dossier avant d’être libéré
sous caution.
La Guinée Équatoriale subit la même pression qu’elle assimile à un
mauvais traitement. En avril 2015, huit ingénieurs pétrochimistes,
fonctionnaires du ministère des Hydrocarbures à Malabo sont arrêtés à
Roissy, où ils font escale pour se rendre en formation en Allemagne. Malgré
toutes les conditions requises pour pénétrer le sol français, ils sont conduits
en zone d’attente, les autorités douanières considérant leurs papiers comme
insuffisants. Ils y resteront 96 heures. Fou de rage, Malabo envoie une lettre
de protestation au Quai d’Orsay et convoque l’ambassadeur de France,
François Barateau. Sur ordre de la préfecture de la Seine Saint-Denis, les
malheureux fonctionnaires écopent de huit jours supplémentaires de
détention, le temps d’organiser leur expulsion. Appelé à la rescousse,
l’avocat Jean-Charles Tchikaya obtient la relaxe générale du juge des
libertés et de la détention du TGI de Bobigny. Le ministère de l’Intérieur
fait appel de cette décision. Une procédure sans effet9.
Légitimes en droit et salutaires sur le plan éthique, les moyens utilisés
dans certains cas jettent néanmoins le trouble. L’inflation de procédures
apparaît avoir concomitamment affaibli la capacité de discernement de
certains magistrats grisés par un sentiment d’intouchabilité. Un zèle
incompatible avec des relations diplomatiques apaisées, à plus forte raison
lorsqu’il semble exclusivement s’attarder sur les pays subsahariens. Que
penser du dispositif mobilisé par la juge Sabine Khéris pour arrêter
Guillaume Soro, en délicatesse avec la justice, dans le cadre de la plainte de
Michel Gbagbo pour « torture, traitements humains dégradants et détention
arbitraire  »  ? Après un refus du président de l’Assemblée nationale
ivoirienne de déférer aux convocations, la doyenne des juges d’instruction,
réputée pour son caractère en acier trempé, sort l’artillerie lourde  : un
mandat d’amener. L’intéressé se trouve être le second personnage de la Côte
d’Ivoire, principal partenaire économique de la France en Afrique.
Qu’importe. Appuyés par une vingtaine de membres des forces de l’ordre,
les officiers de police judiciaire se rendent, au petit-matin du 7  décembre
2015, au Plessis-Bouchard au nord-ouest de Paris, où Guillaume Soro
possède une propriété. La magistrate fait choux-blanc. Une seconde
descente est prévue le lendemain au Georges V, lieu de villégiature que
l’ex-chef rebelle apprécie d’autant mieux qu’il paie rarement ses nuitées.
Les notes sont réglées par un bienfaiteur, personnalité centrale de la relation
franco-ivoirienne. Absent des lieux, il sera finalement auditionné par
visioconférence. En France, le président d’un parlement n’est pas couvert
par l’immunité. Cela méritait-il une tentative d’interpellation de celui de
Côte d’Ivoire par un bataillon de CRS pour une simple audition comme s’il
s’agissait d’un vulgaire vendeur de crack ?
Début 2011, Ali Bongo avait déjà été ulcéré par le traitement infligé à son
épouse, Sylvia Bongo, par les douanes françaises. Arrivée du Gabon via
l’aéroport du Bourget, la fille de l’homme d’affaires Edouard-Pierre
Valentin avait dû subir une interminable fouille de ses bagages à sa descente
d’avion. Alerté de l’ulcération de la première dame, le conseiller Afrique de
l’Élysée, André Parant, avait aussitôt fait remonter l’embarras à Claude
Guéant. L’incident avait été évité de justesse, mais cette affaire n’a en rien
contribué à freiner la volonté de détachement des autorités gabonaises10. Le
fait qu’Ali Bongo soit la cible préférée des médias hexagonaux accélère cet
exode11. Après la diffusion d’une enquête de la rédaction de France 3, le
président gabonais boude plusieurs événements organisés dans l’Hexagone.
Paris rattrape la situation en l’invitant à l’Unesco, en juin 2013, à l’occasion
de la remise du prix Félix Houphouët-Boigny pour la paix à l’Unesco remis
à François Hollande. En 2018, la Haute Autorité de la Communication
gabonaise (HAC) va jusqu’à interdire la diffusion de France 2 dans le pays
pendant plus d’un an après un documentaire à charge contre le chef de
l’État.
Aucune étude ne s’est réellement penchée sur la question, mais les
conséquences de cet activisme judiciaire et autres procédures
administratives et médiatiques sont réelles. En 2004, plusieurs présidents
rechignent à se rendre en France pour commémorer le 60ème anniversaire du
débarquement des alliés en Provence12. Sans l’admettre ouvertement
Libreville, Brazzaville et Malabo procèdent à des mesures de rétorsion. Des
entreprises françaises sont écartées de projets. Les climats d’affaires se
durcissent. Du point de vue des échanges, la pente est rude. Avec Malabo,
ils passent de 434 millions € en 2015 à seulement 22 millions € en 202013.
L’agacement du président Obiang Nguema est d’autant plus fort que son
ambassadeur à Paris, Miguel Oyono Ndong Mifumu, n’a pas été reçu par un
seul ministre des Affaires étrangères depuis sa nomination en 2014. Au
Gabon, les échanges passent sur la même période de 712  millions € à
597 millions €. En septembre 2014, le président-délégué du Cian, Étienne
Giros, tire le signal d’alarme auprès du cabinet de Laurent Fabius sur
l’ampleur des arriérés de paiement dus aux entreprises françaises par
Libreville : plus de 160 millions €14. Quant au niveau de commerce avec le
Congo-Brazzaville, il est divisé par deux, passant de 561 millions € en 2016
à 294 millions € en 2020.
Les gestes de mécontentement redoublent également. En 2014,
Dominique Renaux, ambassadeur de France accrédité au Gabon, doit
attendre plusieurs mois avant de présenter ses lettres de créances. Du jamais
vu dans ce pays. Au Congo-Brazzaville, Christian Barros patron des patrons
à la tête de l’organisation Unicongo se plaint auprès du Premier ministre,
Clément Mouamba, du matraquage fiscal que subissent les opérateurs
tricolores. N’importe quel citoyen ou ONG pouvant à tout instant saisir les
tribunaux français, d’autres pays africains s’entourent de la même méfiance.
Fin 2010, le parquet de Paris ouvre une nouvelle enquête préliminaire
contre le président Biya après une plainte pour « recel de détournements de
fonds publics  » de l’association Union pour une diaspora active.
L’inoxydable chef de l’État camerounais est suspecté de posséder un
important patrimoine en France. Cette procédure fait suite à une première
plainte classée sans suite du Conseil des Camerounais de la Diaspora
(CCD). Elle connaît la même issue. Sans doute Paul Biya « Le roué » est-il
plus malin que ses «  frères  » gabonais et congolais. Aux pied-à-terre
parisiens achetés au comptant, il préfère les interminables séjours à
l’Intercontinental de Genève. Pour volumineuses qu’elles soient, les
factures sont moins visibles et moins provocantes qu’un patrimoine
démesuré.
Ces pressions judiciaires entraînent une mise à distance de la France
jusque dans les soins médicaux que les dirigeants africains affectionnaient
tant. Ces derniers réfléchissent désormais à deux fois avant d’emprunter
cette destination. Après son accident vasculaire cérébral en Arabie
Saoudite, Ali Bongo poursuit sa convalescence à Londres, non à Paris.
Victime du même mal, Maixent Accrombessi emprunte la même
destination. Le tropisme anglophone du n°1 gabonais est prononcé. Nommé
coordonnateur au Palais du Bord de mer en 2019, son fils aîné, Noureddin
Bongo-Valentin, a été formé au Royaume-Uni. Son grand-père a boudé la
France à la toute fin de sa vie. Il décède à Barcelone, en Espagne. La
nouvelle destination privilégiée pour les questions médicales alliée à un
esprit de moins en moins francophone pousse le président gabonais à
demander l’adhésion au Commonwealth. Un pas décisif dans la prise de
distance avec Paris. Après le Mozambique en 1995 et le Rwanda en 2009,
le Gabon devient le 3ème pays non anglophone à intégrer l’organisation créée
en 1949. De façon concomitante, cette décision relance étrangement le volet
des «  BMA  » touchant ce pays15. Détournées de l’esprit tour Eiffel, les
élites africaines condamnent une justice à multiples vitesses qui fait peu de
cas d’autres pays déversant des milliards d’euros sans que Tracfin ou le
Parquet National Financier (PNF), créé en 2014, ne s’intéressent à leur
provenance. Princes émiratis, oligarques chinois ou russes, personnalités du
Maghreb, ne sont aucunement menacés alors que leurs avoirs en France
sont sans commune mesure avec ceux des tycoons africains. En pleine
épidémie Covid-19, le Roi du Maroc Mohammed VI n’a-t-il pas fait main
basse sur un hôtel particulier de 2.145 m² avec piscine couverte au pied de
la tour Eiffel ayant appartenu à la famille royale saoudienne ? Montant de la
transaction : 80 millions €.
Pressée par les diplomates du Quai d’Orsay exténués de devoir gérer les
tensions nées de cette inflation procédurale, la France adopte fin 2016 une
loi anticorruption qui accorde une plus grande protection aux États. Portée
par Michel Sapin, ministre de l’Économie et des finances de François
Hollande, cette loi « Sapin 2 »16 comprend des dispositions restreignant les
créanciers privés quant à la saisie de biens d’un pays étranger sur le
territoire national. Elle est notamment invoquée par la Cour de cassation
dans un arrêt du 3  février 2021 constatant l’inviolabilité des comptes de
l’ambassade du Congo en France. L’intervention du ministère français des
Affaires étrangères est motivée par un précédent contentieux en Belgique
opposant d’anciens actionnaires de la major Loukos à Moscou. Dans cette
affaire, plusieurs actifs russes saisis à Bruxelles devaient être revendus
jusqu’à ce que Vladimir Poutine entre en scène, menaçant Bruxelles de
mesures de rétorsion. Une loi anticorruption est adoptée par le parlement
belge en un temps record pour éloigner ces menaces.

1 Violette Lazard, Biens mal acquis, au tour du Congo, Libération, 16 décembre 2013.
2 Simon Piel et Joan Tilouine, « Willy » Nguesso, une histoire ordinaire de prédation congolaise et
de voitures de luxe, Le Monde, 29 mars 2017.
3 Biens mal acquis : la fille et le gendre du président congolais Sassou Nguesso à leur tour mis en
examen, AFP, 25 juin 2017.
4 Pas de vacances pour Bongo ! La Lettre du Continent, 4 septembre 2008.
5  Thomas Hofnung et Xavier Harel, Le scandale des Biens mal acquis, Enquête sur les milliards
volés de la Françafrique, La Découverte, Paris, 2011, p.94 et suiv.
6 Agnès Faivre, La réconciliation est-elle possible entre l’Afrique et la Cour pénale internationale ?
Le Point, 21 janvier 2019.
7 Les vrais dessous de la libération d’Air Obiang, La Lettre du Continent, 19 octobre 2016.
8 L’hôtel Pozzo di Borgo : cible des opposants… et des créanciers privés ! La Lettre du Continent,
24 janvier 2018.
9 Paris frôle l’incident diplomatique avec Obiang, La Lettre du Continent, 15 avril 2015.
10 Guéant démine l’incident du Bourget, La Lettre du Continent, 27 janvier 2011.
11  Voir par exemple Complément d’enquête. Le clan Bongo, une histoire française, France
Télévisions, 29 juin 2017.
12 Renaud Lecadre et Thomas Hofnung, la Justice fait fuir les leaders africains, Libération, 12 août
2004.
13  Source  : MEAE, Direction de la diplomatie économique, septembre 2020 et Minefi, Direction
générale du Trésor.
14 Etienne Giros met les pieds dans le plat gabonais, La Lettre du Continent, 10 septembre 2014.
15 Marceau Ndong Ossa, Au lendemain de la décision du Gabon d’adhérer au Commonwealth, Paris
relance l’affaire des Biens Mal Acquis, La Libreville, 21 mai 2021.
16 Une première loi défendue par Michel Sapin a été adoptée en 1993.
Partie VII

Afrique bouillonnante,

France évanescente
1

Oublieuse mémoire

Mai 2020  : le vent de colère provoqué par la mort de George Floyd


réveille les doléances des Afro-Français1 et de milliers de citoyens
s’identifiant à cet Afro-Américain de Saint-Louis Park dans le Minnesota,
mort étouffé par un policier pendant une intervention. En France, les
manifestations en réaction à cette actualité ne visent pas uniquement les
forces de l’ordre, poussées à remettre à plat leurs pratiques d’intervention
ou de contrôle au faciès. Elles interrogent ce pays dans son rapport à
l’homme Noir et par extension à sa politique africaine passée comme
présente. Que des affiches, pancartes, panneaux agités durant cette période
portent les noms de Ruben Um Nyobe, de Félix Moumié, de Thomas
Sankara ou qu’elles appellent à en finir avec la Françafrique ne doit rien au
hasard.
La relation franco-africaine est soumise à un jeu de miroirs. Elle façonne
une dynamique transafricaine articulée autour de la dénonciation du
racisme, de l’infériorisation, de la balkanisation, de la domination. D’une
rive à l’autre de la Méditerranée, il s’agit du même roman mettant en scène
des populations luttant de concert pour modifier les regards et réhabiliter
leurs aïeuls morts à fond de cale ou sur les champs de batailles européens.
Longtemps, l’erreur d’appréciation des gouvernants français a été de
considérer les Afro-Français comme détachés de leurs racines, de leur
généalogie, du combat en respectabilité de leurs ascendants. Et de croire
parallèlement les Africains déconnectés ou insensibles aux débats qui, en
France, touchent aux questions mémorielles ou raciales. Or, ces deux
communautés de destin agissent à la fois comme réparatrices du passé et
pourfendeurs d’injustices en ce qu’elles se trouvent être les victimes des
mêmes déclassements  : déclassement de l’Histoire de l’Afrique dans la
hiérarchie des savoirs ; déclassement des Afro-Français en tant que minorité
en France  ; déclassement de l’Afrique par les élites françaises  ;
déclassement de l’Afrique dans le monde.
A cet égard, la France ajoute à ses errements une formidable capacité à
s’imposer le silence sur les pages les plus sombres de son passé lorsque
celui-ci ne plaide pas en sa faveur. Dans son calvaire pré-mortem George
Floyd a, bien malgré lui, exacerbé les rancœurs nées de cette «  oublieuse
mémoire  » que Paris s’obstine à ne pas voir en face. Inversement, les
Africains ont « une mémoire intraitable et têtue qui pousse jusque dans la
nuit des temps » pour reprendre le juriste et poète guinéen Camara Sikhé2.
Suggérées par la montée des revendications de nouvelles générations
heurtées par l’indolence blanche à ne pas vouloir regarder objectivement
dans le rétroviseur, les prises de conscience avancent timidement sur les
sujets liés à l’esclavage et à la colonisation nonobstant une loi qui, en 2005,
est à deux doigts de reconnaître le rôle positif de la présence française
durant cette dernière période3. Les premières marches sont gravies par le
pouvoir socialiste. A la rose déposée par François Mitterrand sur la tombe
de Victor Schoelcher au Panthéon, le 21  mai 1981, suit la loi du 30  juin
1983 instituant un jour férié dans les départements d’Outre-mer afin d’y
célébrer l’abolition de l’esclavage, le 27  avril 1848. En 1998, le 150ème
anniversaire de cette décision rassemble plusieurs intellectuels comme les
écrivains Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau lesquels associent, depuis
la Sorbonne à Paris, la traite négrière à un crime contre l’humanité. « Si le
combat de l’abolition est achevé, celui du respect de la liberté et de la
dignité de la personne humaine doit se poursuivre. Il est du devoir de la
France d’être aux avant-postes de ce combat », explique Jacques Chirac4.
L’adoption de la loi ardemment défendue par la députée originaire de
Guyane, Christiane Taubira, représente une étape décisive5. Promulguée le
21  mai 2001, elle arrête le 10  mai sur le calendrier national comme
«  Journée des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leur abolition  ».
L’esclavage est hissé pour la première fois par un pays au rang de crime
contre l’humanité. Bien que partielle, car focalisée sur la seule traite
Occidentale, cette reconnaissance est un précédent. Ce progrès bénéficie du
soutien moral de nombreuses personnalités, Jacques Chirac en tête. Dans
son discours du 10 mai 2006, année d’entrée en vigueur du texte, ce dernier
évoque « une tragédie ». Plus intéressant : il dénonce le Code Noir établi en
1685 par Jean-Baptiste Colbert, ministre et contrôleur général de Louis XI,
qui s’attache à définir comme une simple marchandise l’esclave présent
dans toutes les possessions françaises. Le même discours rapproche
esclavagisme et racisme. « C’est lorsqu’il s’est agi de justifier l’injustifiable
que l’on a échafaudé les théories racistes, c’est-à-dire l’affirmation
révoltante qu’il existerait des « races » par nature inférieures aux autres »6.
Le 10 mai s’enracine dans le travail mémoriel. Cette date donne lieu à une
réflexion dans les établissements scolaires et à des rappels au plus haut
niveau de l’État.
Dénonciation de l’esclavage, lutte contre les discriminations et relation
avec l’Afrique forment un triptyque qui unit, sous la même bannière, les
partisans d’une réhabilitation de ce passé et ceux voulant un changement
radical de la réflexion sur la question noire. Ce réveil de la mémoire
s’accompagne d’innombrables chantiers. A Nantes en 2012, est inauguré un
Mémorial sur l’abolition de l’esclavage. Ancien Premier ministre et maire
de cette ville au passé esclavagiste, Jean-Marc Ayrault passe pour un
précurseur. Le 10 mai 2015, François Hollande inaugure à Pointe-à-Pitre le
Mémorial ACTe, premier centre caribéen sur la traite et l’esclavage. Les
présidents Macky Sall et Ibrahim Boubacar Keita assistent à l’événement.
L’esclavage forme un pont naturel pour aborder la colonisation et les
conditions de réalisation des indépendances. Lancée en 2019, la Fondation
pour la mémoire de l’esclavage présidée par le même Jean-Marc Ayrault
recourt, d’ailleurs, à l’expression « esclavage colonial ». Si l’esclavage est
unanimement condamné, le narratif présidentiel accompagnant la
colonisation est beaucoup plus tiède. Depuis Alger, Nicolas Sarkozy évoque
« des erreurs »7. François Hollande parle de « souffrances » en raison de ce
système « injuste et brutal »8. Pas d’excuses, ni de repentance. Emmanuel
Macron matérialise sa volonté d’aller plus loin en évoquant un «  crime
contre l’humanité  » durant sa campagne électorale de 2017, non sans
soulever une fronde brutale sur sa droite9. Pour la première fois, esclavage
et colonisation siègent dans le même musée des horreurs dans la bouche
d’une haute personnalité politique. Malgré la polémique, cet acte a le mérite
de rénover les débats. Mais pour louable et sincère qu’elle soit, cette
nouveauté manque cruellement d’envergure et d’aboutissement. Pour
reprendre le philosophe-musicologue Vladimir Jankélévitch, elle flotte
«  quelque part dans l’inachevé  ». Le pas en avant d’Emmanuel Macron a
l’effet d’un pas chassé. Empruntant l’idée à Nicolas Sarkozy et à François
Hollande, qui avaient tous deux préconisé un travail d’historiens sur cette
période trouble10, le rapport «  Les questions mémorielles portant sur la
colonisation et la guerre d’Algérie  »11 commandé à Benjamin Stora est
salué. Néanmoins, il ne débouche sur aucune excuse officielle pour cette
période de déchirement allant de 1954 à 1962. Elles ne sont d’ailleurs pas
recommandées. Dans ses conclusions, l’historien natif de Constantine
préfère suggérer «  des travaux pratiques  » sur cette période. Ce rapport
n’entraîne pas de décision concrète, sinon la reconnaissance du meurtre
sous la torture, par l’armée française, du militant Ali Boumendjel, en 1957.
La partie algérienne se montre, au demeurant, peu désireuse de remonter le
cours de sa propre histoire. Contrairement à la promesse que laissait
présager la désignation de l’historien Abdelmadjid Chikhi pour mener le
même travail, elle botte en touche, refusant d’accomplir sa part du chemin
vers la connaissance12.
La question mémorielle avec l’Algérie, pays aux fractures béantes,
avance cahin-caha. Au sud du Sahara, elle s’avère totalement à l’arrêt. Le
caractère de loin le plus problématique de cette repensée collective reste la
relégation définitive de cette partie du monde. Devant le musée du Quai
Branly ‒ Jacques Chirac à Paris trône un monument d’hommage aux
victimes de la colonisation en Algérie ainsi que celles des combats en
Tunisie et au Maroc. L’Afrique noire, elle, peut bien attendre, son « passé
des traumatismes  » également13. Comme si la tragédie algérienne et sa
guerre décoloniale avaient créé un écran opaque empêchant de questionner
le rôle de la France dans ce sous-continent à la même période. Cet espace
demeure un abysse dont il n’apparaît pas nécessaire d’identifier les
blessures. La période coloniale semble y aller de soi. Elle n’appelle aucune
analyse objective de fond. L’Histoire de France est stoppée net aux confins
du Sahel. Aucune commission d’historiens n’est désignée pour plancher sur
la guerre d’indépendance camerounaise, sur les crises malgache ou
sénégalaise, sur les répressions dans ces territoires, sur les assassinats ou les
déportations de ses figures politiques. «  La grandeur d’un pays, c’est
d’assumer, d’assumer son histoire, d’assumer toute son histoire. Avec ses
pages glorieuses, mais aussi avec sa part d’ombre. Regardons-la avec fierté.
Regardons-la, telle qu’elle a été. C’est ainsi qu’un peuple se rassemble,
qu’il devient plus uni, plus fort », estime Jacques Chirac en 200614. Pour ne
pas appliquer ces paroles en deçà du Maghreb, l’Hexagone prend le risque
de provoquer une réaction inverse : le séparatisme d’une partie de plus en
plus désillusionnée d’Afro-Français à force d’incompréhension.
Sur les recommandations de ses invités conviés à l’Élysée, à l’été 2012,
François Hollande entend progresser. «  La question mémorielle a été
longuement évoquée  », se souvient Denise Epoté. Répondant à ces
suggestions, il place les projecteurs sur les tirailleurs froidement exécutés le
1er décembre 1944 au camp de Thiaroye, en périphérie de Dakar. Leur
faute ? Avoir demandé le règlement d’arriérés de solde. Lors de sa visite au
Sénégal, fin 2012, le président français annonce la restitution des archives
sur le sort de ces malheureux ayant combattu pour la France avec bravoure
et abnégation15. Il se recueille dans la foulée sur l’île de Gorée. Idem pour
le Cameroun. En 2015, il promet, depuis Yaoundé, de déclassifier les
archives couvrant la période 1950-1971, après avoir reconnu l’oppression
des mouvements indépendantistes. «  Autour de l’indépendance, il y a eu
une répression particulièrement violente. La France doit regarder toujours
avec lucidité les pages de notre histoire, surtout lorsqu’elle est commune,
ici avec le Cameroun »16. Une centaine de documents classés « très secret »
sont concernés. Lorsque le Quai d’Orsay les ouvre au public fin 2018, il se
borne à évoquer des «  épisodes tragiques de la répression des maquis
indépendantistes ».
L’ouverture d’archives pour atténuer les meurtrissures et calmer les
esprits chagrins est un moindre mal. Un service minimum. Il place entre les
mains des pays victimes le soin de réécrire leur histoire à la lumière des
matériaux que l’ex-colonisateur consent, du haut de sa gentillesse, à
divulguer. Par cet exercice, Paris se dédouane à peu de frais pour éviter un
naufrage définitif. Si la décision d’Emmanuel Macron de déclassifier les
archives de la France durant la période sankariste est saluée par les
Burkinabè, elle évite du même coup à Paris de se pencher de trop près sur
son rôle durant cette période marquée par l’assassinat foudroyant du leader
révolutionnaire. Poussées par des députés du Front de Gauche ou d’Europe-
Ecologie Les Verts (EELV), toutes les demandes d’enquête afin de
s’approcher de la vérité sur cet événement trouvent porte close17. De
Thomas Sankara à Ibni Oumar Mahamat Saleh même cause, même combat,
même omerta. Les progrès se limitent à un effort de transparence minimal
donnant lieu à des opérations sélectives de déclassification. «  Emmanuel
Macron avait promis la levée du secret défense. Aux vues des deux
premiers lots livrés aux autorités burkinabè, et de ce que nous en savons, la
promesse n’a pas été tenue. Ces documents semblent avoir été choisis,
laissant la sensation d’avoir affaire à un marché de dupes », explique Bruno
Jaffré, biographe de Thomas Sankara. « Un troisième lot a depuis été reçu
sur lequel nous n’avons pas d’information, si ce n’est qu’il ne contient pas
d’archives de François Mitterrand, ni de Jacques Chirac, ou de leurs
cabinets. Ce sont pourtant celles de François Mitterrand qui ont permis de
nouvelles révélations sur Rwanda. Il est aujourd’hui acquis que des
Français se trouvaient à Ouagadougou le jour de l’assassinat. Ils ont
notamment nettoyé des écoutes téléphoniques qui auraient pu prouver
l’organisation du complot par Blaise Compaoré. Elles constitueraient la
preuve d’une véritable complicité. Cette information ne vient pas des
archives fournies par la France, mais d’auditions faites à Ouagadougou dans
le cadre de l’enquête judiciaire menée au Burkina Faso.  »18 Prôner la
transparence tout en retenant l’essentiel. Partant de ce principe, les archives
diplomatiques rattachées à l’attaque du camp de Bouaké en Côte d’Ivoire,
en 2004, demeurent invariablement verrouillées. Les familles des neuf
militaires français tués ce jour attendront encore longtemps pour connaître
la vérité sur ces disparitions. Pour le reste, la hiérarchisation pesée du
lexique et l’impossibilité d’apposer les mots « excuses » ou « guerre » sur
des faits établis entrÉtiennent le sentiment de frustration et
d’inaboutissement des Africains. Le cas des tirailleurs sénégalais est
exemplaire. Certains de leurs descendants se démènent encore pour obtenir
la mention « Mort pour la France » sur la sépulture de leurs parents19. La
repentance ne pénètre pas le cœur de l’État français, lequel s’entête à ne pas
se situer à l’avant-garde de la reconnaissance des crimes contemporains
qu’il a produits. Il préfère alterner entre minimisation et négation de sa
responsabilité. Il préfère l’emploi des termes « événement » ou « épisode »
pour décrire les répressions survenues un peu partout dans son Empire. Le
vocable « rébellion » caractérise la guerre d’indépendance camerounaise.
L’existence légale du travail forcé sous la colonisation, cet esclavage des
temps modernes aboli par la loi 11  avril 1946, défendue par Félix
Houphouët-Boigny, n’est pas mieux abordée. 17.000 hommes ont juste péri
sous ce régime, notamment pendant la construction du Chemin de Fer
Congo-Océan (CFCO) reliant Brazzaville à Pointe-Noire, chantier
pharaonique de cette période présenté comme « un grand progrès » par la
propagande coloniale20, et comme le «  déshonneur de la race humaine  »,
sous la plume d’Albert Londres21. Aujourd’hui encore, l’année 1947 à
Madagascar passe inaperçue dans les livres scolaires. Or, selon l’historien
Jacques Tronchon, la répression de l’armée française aidée de tirailleurs
sénégalais a engendré la mort de 80.000 à 100.000 habitants de la Grande
Ile piqués à l’idée d’exprimer leur souhait d’indépendance22. Ce drame
semblable à la guerre au Cameroun, où l’on a tué « en silence » est sorti de
la mémoire nationale23.
L’Hexagone montre beaucoup plus de gêne que ses voisins européens.
Les démarches de plusieurs Mau Mau devant la Haute Cour de Justice de
Londres aboutissent, en 2013, aux excuses de la Grande-Bretagne pour la
répression de ces populations. 23 millions € sont versés à 3.000 victimes au
titre des réparations24. Quelle conséquence  ? Non seulement Big Ben ne
s’est pas effondrée, mais l’axe Londres-Nairobi est toujours au beau fixe.
La même année, François Hollande préfère citer Aimé Césaire dans son
discours de commémoration du 10  mai, et parler de «  l’impossible
réparation  » pour exclure tout dédommagement au nom de l’esclavage ou
de la colonisation. Tout juste se contente-t-il d’appeler à la «  paix des
mémoires réconciliées  ». A Kigali le 27  mai 2021, Emmanuel Macron se
perd dans des circonvolutions sémantiques similaires pour éviter de
prononcer les mots « excuses » ou « pardon » pour l’implication indirecte
de la France dans le génocide des Tutsis et des Hutus démocrates. « Seuls
ceux qui ont traversé la nuit peuvent peut-être nous pardonner, nous faire le
don alors de nous pardonner (…) Bâtissons ensemble de nouveaux
lendemains  », explique-t-il avec emphase. Cette esquive soulève
l’amertume des rescapés de ce drame, fédérés derrière l’association Ibuka
d’Egide Nkuranga25.
Comme le Royaume-Uni, l’Allemagne fait preuve sur ce sujet de lucidité
et d’humilité. Après des années de tergiversations et de négociations avec
les autorités namibiennes, elle restitue, en 2018, des ossements d’Hereros et
de Namas exterminés pendant la colonisation26. Autre pas décisif, deux ans
plus tard, lorsque Berlin reconnaît, pour la première fois, les tueries
perpétrées sur ces deux peuples, entre 1904 et 1908, à raison de 60.000
Héréros et de 10.000 Namas. Un milliard € doit être versé à titre de
dédommagement. Au risque de passer pour méprisante, la France refuse ce
type de contrition, y compris dans le cas rwandais. Emmanuel Macron est
symptomatique du malaise. A Kigali, il évoque «  l’ampleur de (nos)
responsabilités », sans jamais désigner les responsables en question.
Le rapport complexe de la France à son passé ne se résume-t-il pas, en
définitive, au Jardin d’agronomie tropicale du Bois de Vincennes racheté
par la mairie de Paris, en 2003 ? Imaginons une famille en vacances dans
une ville allemande désireuse de lézarder dans un endroit insolite présenté
sur son site internet comme « un jardin atypique et fascinant »27. Un site qui
omettrait toutefois d’évoquer l’existence, à l’intérieur, de plusieurs
enceintes ayant jadis abrité des camps de travail, voire des camps de Juifs
durant la seconde guerre mondiale. C’est bien à ce parcours bucolique que
convie l’Office du Tourisme de la ville de Vincennes en promettant un
dépaysement garanti. La présentation magnifiée de cet endroit sorti de terre
en 1899 omet seulement une précision, trois fois rien  : que les restes
visibles d’enclos, murs, façades, fenêtres à barreaux ont abrité des familles
entières d’autochtones ‒ hommes, femmes et enfants ‒ ramenés des quatre
coins des Colonies pour être soumis à la curiosité de 2,5  millions de
visiteurs durant l’exposition coloniale de 1907.
Bien qu’en piteux état, ces vestiges reverdis par une frondaison
luxuriante font survivre une page sombre. Ces ruines feraient sens si elles
participaient d’un travail d’explication ou de recueillement, ce à quoi ce
jardin n’est pas destiné. Aucune plaque n’informe distinctement sur le
passif des lieux. Sans le savoir, les visiteurs du dimanche déambulent au
milieu des restes d’un zoo humain, théâtre de l’abjection acceptée aux
portes de Paris28. Le site touristique «  Sortir à Paris  » va plus loin  :
«  L’objet de la visite n’est pas de faire le procès du colonialisme, mais
d’aborder les vestiges et les expositions coloniales avec le recul et la
neutralité historique de rigueur. »29 Mansuétude et hauteur de vue sont donc
demandées pour ce que les plus hauts représentants français qualifient, eux-
mêmes, de crime contre l’humanité. Pourquoi ces lambeaux d’enclos ne
sont-ils pas rasés pour ne laisser que la surbrillance de la végétation ? Cela
reste une énigme.
A l’image de cet espace vert, la France attend gentiment qu’une
végétation dense recouvre son passé et ses dérangeants souvenirs pour
mieux cautériser les plaies endolories de son histoire. Il se trouve que la
jeunesse noire en a décidé autrement. De Paris à Dakar  ; de Bordeaux à
Libreville  ; de Nantes à Ouagadougou  ; de Saint-Malo à Porto-Novo, elle
demande des comptes et exige un droit d’inventaire. Coïncidence ? L’ancien
pavillon du Congo situé au centre de ce jardin a flambé dans un incendie
criminel, en 2005.

1 Par Afro-Français, nous entendons les Français descendants d’un ou de deux parents ayant migré
dans l’Hexagone à partir de l’Afrique subsaharienne.
2 CAMARA Sikhé, Clairière dans le ciel, Présence Africaine, Paris, 1973.
3 L’article 4 de la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale
en faveur des Français rapatriés, dispose que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier
le rôle positif de la présence française Outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Il sera abrogé
par décret présidentiel.
4 Jacques Chirac, Discours sur l’histoire de l’abolition de l’esclavage, le rôle de Victor Schoelcher et
contre les formes modernes de l’asservissement, Paris, 23 avril 1998.
5  Pour la genèse voir TAUBIRA-DELANNON Christiane, Rapport n°1378 du 16  février 1999
tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crimes contre l’humanité,
Assemblée nationale, 1999.
6 Jacques Chirac, Déclaration sur la première journée commémorative en métropole du souvenir de
l’esclavage et de son abolition, Paris, 10 mai 2006.
7 « Nous devons regarder en face notre histoire, ses pages de gloire et ses réalisations, mais aussi ses
erreurs et même ses fautes », Nicolas Sarkozy, Déclaration sur les relations franco-algériennes, Alger,
4 décembre 2007.
8 Hollande reconnaît les « souffrances » infligées à l’Algérie par la colonisation, AFP, 19 décembre
2012.
9 Patrick Roger, Colonisation : les propos inédits d’Emmanuel Macron font polémique, Le Monde,
16 février 2017.
10 « Le moment est venu de confier à des historiens algériens et français la tâche d’écrire ensemble
cette page d’histoire tourmentée », Nicolas Sarkozy, Alger, 4 décembre 2007 et « Connaître, établir la
vérité, c’est une obligation, et elle lie les Algériens et les Français. Et c’est pourquoi il est nécessaire
que les historiens aient accès aux archives et qu’une coopération dans ce domaine puisse être
engagée, poursuivie, et que progressivement, cette vérité puisse être connue de tous  », François
Hollande, Alger, 20 décembre 2012.
11 STORA Benjamin, Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie,
Rapport au président de la République, janvier 2021, vie-publique.fr
12 Amine Kadi, France-Algérie : pourquoi le chantier mémoriel incommode Alger, La Croix, 9 avril
2021.
13 Emmanuel Macron, Discours à l’Université d’Ouagadougou, novembre 2017.
14 Jacques Chirac, déclaration sur la première journée commémorative en métropole du souvenir de
l’esclavage et de son abolition, Paris, 10 mai 2006.
15  35 «  mutins  » sont recensés. Il y en aurait en réalité plusieurs centaines selon l’historienne
Armelle Mabon. Voir Elsa Mourgues, Tirailleurs africains : un scandale historique, France Culture,
22 juin 2018.
16 François Hollande, Déclaration sur les relations franco-camerounaises et sur la coopération avec
l’Afrique, Yaoundé, 3 juillet 2015.
17 Notamment celle du 10 juin 2011 et du 5 octobre 2012.
18  Entretien avec l’auteur. «  J’ai pris la décision que tous les documents produits par des
administrations françaises pendant le régime Sankara et après son assassinat couvert par secret
défense nationale soient déclassifiés pour être consultés  », annonce Emmanuel Macron à
Ouagadougou, en 2017.
19 Biram Senghor, Massacre de Thiaroye : « Monsieur Macron, réhabilitez la mémoire des tirailleurs
sénégalais », Tribune, Le Monde, 6 novembre 2018.
20 Voir les actualités du 10 juillet 1934, Gaumont-Pathé, www.youtube.com
21 LONDRES Albert, Terre d’ébène, op.cit., p.247.
22 TRONCHON Jacques, L’insurrection malgache de 1947, Karthala, Paris, 1986.
23  PESNOT Patrick, «  Cameroun, silence on tue  !  » in Les dessous de la Françafrique, Nouveau
monde Poche, Paris, 2010, pp.59-89.
24 Éric Albert, Justice pour les Mau Mau, Le Monde, 10 juin 2013.
25 L’association de rescapés Ibuka regrette l’absence d’excuses de Macron, Ouest-France avec AFP,
27 mai 2021.
26  Génocide des Héréros  : la Namibie attend toujours les excuses de l’Allemagne, Jeune Afrique,
29 août 2018.
27 https://www.vincennes.fr/agenda/un-jardin-dagronomie-tropicale-paris
28 Le Bois de Vincennes abrite les vestiges d’un zoo humain du XXème, Reportage et Interview de
Seph Lawless par Laura Woods, Vice, 2018.
29  https://exploreparis.com/fr/1132-visite-exposition-coloniale-permaculture-jardin-agronomie-
tropicale.html
2

Du racisme ordinaire

Ministre de la Justice et Garde des Sceaux dans le gouvernement de


François Hollande, Christiane Taubira se trouve à Angers en ce vendredi
25 octobre 2013. A son arrivée au Palais de Justice de la ville, l’ancienne
députée de Cayenne est accueillie par des manifestants opposés à la Loi
pour le Mariage pour tous, projet qu’elle défend bec et ongles depuis des
mois. L’ex-candidate à la présidentielle de 2002, et leader du Parti Radical
de Gauche (PRG), est prise à partie sous les quolibets venus de
contempteurs agitant les drapeaux de la «  Manif’ pour Tous  ». Depuis la
foule, des enfants scandent « La Guenon mange ta banane ! ». L’un d’eux
brandit la peau de ce fruit. Quelques jours avant, une membre du Front
national, futur Rassemblement national, Anne Sophie Leclère, avait
comparé Christiane Taubira à un primate en postant une série de photos sur
sa page Facebook prétendant établir une similitude entre les deux. Une
condamnation à neuf mois de prison ferme est prononcée ultérieurement par
le tribunal correctionnel de Cayenne contre cette militante, finalement
relaxée en appel. Cette dernière ne sera condamnée qu’à une amende par le
tribunal correctionnel de Paris.
Député français, Jean-François Mbaye est l’un des nouveaux
parlementaires de La République en Marche (LREM), parti majoritaire
depuis la victoire d’Emmanuel Macron en mai 2017, qui, aux côtés de ses
collègues Patrice Anato, Hervé Berville, Marie Sira Sylla ou encore
Huguette Tiegna, permet une ouverture historique de l’Hémicycle à ce qui
est pompeusement nommé « diversité ». Ce juriste natif de Dakar, 40 ans au
moment des faits, ne saurait se résumer à son africanité. C’est pourtant à
celle-ci qu’une lettre reçue à sa permanence, début 2019, le revoie
violemment. Dans cette correspondance anonyme, le député du Val de
Marne est traité de « Noir de service » et de « Laissé pour compte ». Des
paragraphes tels « Les Africains ont mis les colons dehors mais n’ont pas su
profiter des richesses de leur pays car trop fainéants, tout juste bons à faire
des gosses, à se multiplier comme des rats », accompagnent la missive que
le parlementaire poste sur son compte Twitter. Comme pour Hervé Berville
et Laeticia Avia, il se voit gratifier d’une menace de mort. Une plainte s’en
suit1.
27  juin 2020  : un samedi presque ordinaire dans le quartier du Bois de
Vincennes à Paris, hormis les masques de protection post-déconfinement
que les Parisiens arborent après une période virale d’une exceptionnelle
gravité. Les familles se retrouvent au Parc Floral. D’autres se remettent en
jambe en tapant quelques balles sur les terrains de tennis adjacents.
Cyclistes et joggeurs se déraidissent de plusieurs semaines d’enfermement.
Ce site de 10 km² accueille le bois éponyme et plusieurs infrastructures
sportives : un vaste hippodrome, un club équestre, un vélodrome ainsi que
l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (Insep), où
s’entrainent sportifs de haut niveau et générations montantes. Pour
promouvoir les Jeux Olympiques de Paris en 2024, les grilles cintrant ce
bâtiment construit en 1975 soutiennent les portraits XXL de champions
emblématiques. Trois d’entre eux ont été saccagés dans la nuit et tagés
d’insultes. Double médaillé olympique, le judoka Teddy Riner est traité de
«  singe  » tout comme l’accompagnatrice noire du tennisman en fauteuil
roulant Michael Jérémiasz. Médaillé aux 110 mètres haies des Jeux de Rio
en 2016, le coureur Dimitri Bascou écope d’un « negro ».
Pour sa demande en mariage, Benjamin Kingombe entend mettre les
petits plats dans les grands. Voulant marquer l’événement en ce printemps
2021, ce cuisinier de 25 ans vivant à Brunoy, en banlieue parisienne, décide
de louer un appartement dans le 16ème arrondissement pour deux semaines.
Lui et sa future épouse comptent déambuler sur les avenues du plus chic
quartier de la capitale et profiter de ses monuments. Malgré son contrat
dûment signé en poche, le futur marié est interdit d’accéder à l’appartement
au moment d’en prendre possession. « Vous allez être combien ? Vous allez
ramener toute l’Afrique ! », lui lance la gardienne de l’immeuble. Contacté
par téléphone, le propriétaire le traite de «  sale nègre  » et le menace de
l’écraser comme George Floyd avant de lui asséner : « Non seulement vous
avez pris 400 ans d’esclavage dans le cul, mais en plus cela ne vous a pas
servi de leçon »2.
Le 30 mai 2021 dans la soirée, un chauffeur de couleur de la société Uber
Eats est agressé par un individu auquel il vient de livrer un repas devant le
restaurant Le Brasco à Cergy, près de Paris. Filmé par une habitante Noire
depuis son appartement qui donne au-dessus de la scène, l’homme qui
revendique ses origines algériennes se met à insulter la cinéaste-témoin
sous un flot de haine et d’injures : « Espèce de sale noire, sale négresse (…)
Pendant 800 ans, on vous a vendu comme du bétail, comme du maïs. Bande
de bâtards »3. Trois mois plus tard, le 8 juillet, il est condamné à deux ans
de prison ferme.

1 Anne-Charlotte Dusseaulx, « Tu vas mourir ! » : un député LREM reçoit une lettre raciste qui lui
promet « une balle dans la tête », Journal du Dimanche, 5 janvier 2019.
2 Hugo Septier, A Paris, un homme victime d’insultes racistes après une location pour une demande
en mariage, bfmtv.com, 2 juin 2021.
3  Yassine Bnou Marzouk et Samuel Laurent, Après une agression raciste sur un livreur à Cergy,
chasse à l’homme sur les réseaux sociaux, Le Monde, 2 juin 2021.
3

Occultation des peuples Noirs

Par «  racisme  », nous entendons non la stigmatisation d’une «  race  »,


concept théorisé par l’Occident ne reposant sur aucune réalité scientifique
ou anthropologique de différentiation chez l’Humain, mais la discrimination
envers l’Homme Noir à partir de représentations historique, économique,
culturelle et physio-morphologique. Si l’aversion pour l’Autre est
intrinsèque aux mondes arabes, asiatiques, sud-américains, européens voire
africains, les Noirs restent, plus que toute autre population, exposés à un
refoulement systémique, leur présupposée «  différence  » étant déterminée
par la couleur de peau, par définition visible à l’œil nu. Cet épiderme les
résume, les prédestine. Pour reprendre James Baldwin, il les
« conditionne »1.
Un esprit de communion cimenté par le même ressenti, version noire de
«  L’enfer, c’est les autres  » chère à Jean-Paul Sartre, prévaut entre Afro-
Français et Africains. Celui-ci se diffuse comme une trainée de poudre dans
les ex-territoires colonisés au rythme des débats jugés stigmatisants en
France. Impliqués dans la vie politique nationale, les Afro-Français sont des
relais d’indignation envers les pratiques liberticides qui prospèrent en
Afrique. De leur côté, les Africains francophones se braquent sur un tas de
sujets directement liés à la politique intérieure française. «  Les politiques
migratoires restrictives sont perçues comme une forme de rejet. Les débats
sur l’Islam comme de l’islamophobie  », explique le journaliste Georges
Dougueli. Dès lors, chaque débat dans l’Hexagone autour du racisme, de
l’immigration ou des questions religieuses est, en Afrique, un motif
supplémentaire de ressentiment alimenté par les thèses de partis ou de
médias aux obsessions singulières comme la chaîne C-News. L’emprise du
Rassemblement national ou de personnalités comme Éric Zemmour,
président de parti Reconquête et candidat à la présidentielle de 2022, sur la
vie politique et les débats sur l’immigration est avant tout perçue comme
anti-africaine.
Au-delà de la place assujettie aux Noirs, l’un des sujets les plus sensibles
demeure la permanence du rejet comme continuité de la position subalterne
qui leur est historiquement conférée. La politique africaine de la France
épouse ce principe d’occultation. Désormais connectés au monde à partir de
leurs téléphones portables, internet ou les chaînes satellites, les Africains
ont une vue directe et plongeante sur la France. Ils constatent, décryptent,
analysent, réagissent. Que voient-ils  ? Qu’entendent-ils  ? Une peau de
banane agitée devant une ministre native de Guyane ; des cris de chimpanzé
depuis des tribunes de stades de football quand les ballons sont tenus par
des joueurs de couleur  ; des filmographies douteuses  ; des œuvres d’art
clivantes  ; une littérature négrophobe toujours en vente dans les bonnes
librairies  ; des débats permanents associant l’Afrique à l’immigration et à
l’insécurité. Ne prêtant jamais à conséquence, selon leurs auteurs, ce
racisme imperceptible fait d’ostracisme socio-culturel, de railleries, de
regards dégradés est toujours à l’œuvre2.
Or, ces perceptions ne pourraient continuer de prospérer sans l’influence
du racisme savant théorisé à partir du XVIIème jusqu’à la première moitié du
XXème siècle, et dont les représentants imprègnent toujours la société
française. Chaque jour des millions de personnes empruntent sans le savoir
des avenues et des rues, arpentent des musées, vagabondent innocemment
devant des monuments, effigies et statues glorifiant ces érudits, hérauts
d’une « civilisation » aux certitudes funestes sur le « nègre ». Des décennies
durant, pensées philosophiques et avancées scientifiques s’entremêlent pour
donner corps à cette vision du Noir, ce « déchet d’homme que le destin a
craché  » pour paraphraser Rainer Maria Rilke3. Révolution des savoirs
affranchis du Sacré, le siècle des Lumières est, paradoxalement, le plus
obscurantiste envers cette terra incognita à laquelle renvoie toujours peu ou
prou l’Afrique de nos jours. Ne montrant guère d’intérêt pour ses habitants
arrachés à leurs cultures, peuples qu’ils méconnaissent et qu’ils n’entendent
pas connaître, ces penseurs ont les idées tranchées. Ils ne s’encombrent
d’aucun scepticisme philosophique tant l’esclavage et la traite les ont
persuadés de l’infériorité congénitale du Noir. En imposant, à partir de
1685, un gouvernement, une administration, une police ainsi qu’un
ensemble de règles régissant les questions de « discipline et de commerce »
sur les esclaves dans les îles françaises (Martinique, Guadeloupe, Guyane,
Saint-Domingue, Réunion…), le Code Noir institutionnalise cette pensée
fantasmagorique. Evoquer les Nègres, évoquer ces Noirs de profundis
indissociables du sombre de la vie, de la sauvagerie, du mystère, de la
malédiction, de la mort, justifie leur chosification, par conséquent leur
commercialisation. Les évoquer, c’est évoquer des êtres déshumanisés sans
âme ni pensée que l’Histoire a borné à la couleur et à un enjeu mercantile.
En d’autres termes  : à être ce «  damné de la Terre  », dépeint par Franz
Fanon.4
Nonobstant la dénonciation de l’esclavage et de la traite européenne par
des penseurs comme Charles de Montesquieu, Nicolas de Condorcet,
Diderot ou Mirabeau, suivie de la première abolition en 1794, le début de
l’incompréhension franco-africaine naît de cette période. Portée par la
République des sciences, cette approche dégradante franchit un seuil
critique avec l’essor de l’anatomie et du naturalisme comparé au XVIIIème
siècle. Le Noir devient une construction anthropomorphique. Grâce à des
méthodes nouvelles de mesurabilité, de catégorisation et de classification
ces matières ouvertes sur les règnes animal et végétal s’étendent à l’Homme
au rythme des confrontations aux peuples « indigènes ». Nombre de savants
apportent les premières cautions aux clichés dont Teddy Riner, Christiane
Taubira, Jean-François Mbaye et une majorité d’Afro-Français sont la cible
trois siècles plus tard. De cette époque datent non seulement les premiers
rapprochements entre l’homme et le singe, mais entre le singe et le Noir,
seul représentant de l’espèce humaine à être animalisé. Baignés dans ce
siècle d’exubérance intellectuelle et économique, ces érudits trouvent
rarement la justification de voyager pour élargir leurs connaissances sur la
complexité des sociétés africaines réduites, sous leur plume, au degré zéro
de la civilisation. Ils préfèrent puiser dans les récits d’explorateurs ou de
navigateurs tels François Pyrard de Laval  ; de voyageurs partis à la
découverte du continent comme François Levaillant5  ; les comptes rendus
de voyages compilés par Antoine François Prévost d’Exiles dit l’Abbé
Prévost6 ; les journaux de bords et autres croquis de marchands-négriers de
retour de périples africains, à l’instar de Guillaume Willem Bosman7. Ils se
réfèrent également aux écrits déjà disponibles sur d’autres populations
(chinois, amérindiens) en les comparant, en les confrontant. S’il arrive à ces
lettrés d’étendre leurs analyses, c’est grâce à des séjours plus ou moins
longs dans les îles françaises ou aux expériences empiriques qu’ils
pratiquent sur des squelettes, des organes, des ossements, des cadavres de
« spécimens » ramenés en Europe.
De préférence biologistes ou zoologistes, ces maîtres-savants sont
amenés à travailler « par extension », mais de façon très rudimentaire, sur le
genre africain laissé à la frontière de l’animalité. Vague humain conservant
une dose de mystère, ce dernier ne dépasse pas le stade du primate dans la
marche de l’évolution. De tous les hommes, il est celui qui s’en rapproche
le plus selon les monogénistes. Si son appartenance à la grande famille
humaine n’est pas remise en cause selon les polygénistes, il figure
néanmoins en queue de peloton de l’intelligence. Mi-homme mi-singe, le
Noir tient, en tout cas, une place à part sur la Terre. Se basant sur
l’aplatissement de la boîte crânienne et la forme du visage, les observations
expliquent alors la modestie de son cerveau, à l’origine de ses capacités
proches de celui de l’enfant simplet qu’il restera toute sa vie. Autre élément
déterminant du racisme théorisé, la noirceur de la peau nourrit toutes les
hypothèses et supputations. Le biologiste et zoologiste Pierre Barrère
(1690-1755), l’un des premiers à se pencher sur la question après un séjour
en Guyane, pense établir les premières corrélations entre cette couleur et la
couleur noire du sang dans sa «  Dissertation sur la cause physique de la
couleur des Nègres  », parue en 1741. Dans «  Venus physique  », le
philosophe académicien Pierre Louis Moreau de Maupertuis se penche, de
son côté, sur cette nouvelle race d’hommes «  au nez large et plat  », aux
« grosses lèvres » et portant « de la laine » en guise de cheveux8. Georges-
Louis Leclerc de Buffon alias Comte de Buffon (1707-1788) matérialise les
distinctions physiques et les dominantes de caractère (niaiserie, fainéantise,
odeur, érotisme inné des femmes, disposition naturelle à la fertilité) qui
forgeront les clichés toujours actuels. Passé à la postérité grâce à son
«  Histoire naturelle générale et particulière  », somme de 36 tomes
rassemblant, de 1749 à 1788, les connaissances de son temps dans tous les
domaines scientifiques, ce mathématicien, physicien, ingénieur agronome et
intendant Roi, décrit par le menu les différentes morphologies des peuples
africains qu’il confronte aux climats, à la géographie, à l’alimentation et
aux mœurs locales. De ce «  mix racial  » publié en 1749 dans l’Histoire
naturelle de l’Homme, le Comte de Buffon tire un ensemble de déductions
et d’extrapolations que d’aucuns n’hésiteraient aujourd’hui à classer dans le
registre psychiatrique des bouffées délirantes. Associant les Nègres aux
humains après avoir constaté leur capacité à se reproduire avec des Blancs,
il s’attarde sur les populations du fleuve Sénégal : « Les Maures sont assez
petits, maigres et de mauvaise mine, avec de l’esprit et de la finesse. Les
Nègres au contraire sont gros, bien faits, mais niais et sans génie  ». Et
d’ajouter  : «  Quoique les Nègres aient peu d’esprit, ils ne laissent pas
d’avoir beaucoup de sentiments ; ils sont gais ou mélancoliques, laborieux
ou fainéants, amis ou ennemis selon la manière dont on les traite. Lorsqu’on
les nourrit et qu’on ne les maltraite pas ils sont contents, joyeux, prêts à tout
faire. »9 Concernant les peuples vivant en deçà du fleuve, il évoque « des
Nègres fort noirs, bien proportionnés, et d’une taille avantageuse  ». Les
femmes s’avèrent «  ordinairement très bien faîtes, très gaies, très vives et
très portées à l’amour ». Surtout : « Elles ont du goût pour tous les hommes,
et particulièrement pour les Blancs, qu’elles cherchent avec empressement,
tant pour se satisfaire que pour en obtenir quelques présents.  »10
Poursuivant sur les exsudations : « Leurs peaux ne laisse pas d’avoir aussi
une odeur désagréable lorsqu’elles sont échauffées, quoique l’odeur de ces
Nègres du Sénégal, soit beaucoup moins forte que celle des autres Nègres. »
Le Comte de Buffon rapporte également des témoignages sur les
conséquences, pour une Africaine, de porter un enfant dans le dos en
travaillant  : «  Quelques voyageurs prétendent que c’est pour cette raison
que les Nègres ont communément le ventre gros et le nez aplati. »11 Déjà
source de questionnement à cette époque, la démographie prolifique semble
percer son mystère : « Les Négresses sont fort fécondes et accouchent avec
beaucoup de facilité et sans aucun secours ; les suites de leurs couches ne
sont point fâcheuses, et il ne leur faut qu’un jour ou deux de repos pour se
rétablir. »12 Ces écrits interpellent le présent. Alors qu’il fait du climat l’un
des principaux facteurs de dégénérescence de l’Africain, le compte de
Buffon trône aujourd’hui du haut de son imposante statue face à la Grande
Galerie de l’Évolution du Jardin des Plantes, son Histoire naturelle sous
cloche. C’est cet homme, victime de la vision rétrécie de son temps, que le
site internet du même lieu qualifie de «  précurseur  ». Collaborateurs de
Buffon parmi des dizaines d’autres, Louis Jean-Marie Daubenton (1716-
1799) épouse la même voie.
Évoluant dans le souvenir prégnant de ces «  Grands Hommes  » depuis
leur enfance, les Français connaissent-ils davantage le contenu
apocalyptique des travaux de Georges Cuvier (1769-1832) dont la
renommée lui vaut d’avoir son nom incrusté sur la tour Eiffel aux côtés
d’autres sommités  ? On doit à cet anatomiste, zoologue et paléontologue,
contemporain de Buffon, des avancées notables dans la connaissance du
monde animal. De ce savoir naît une classification faisant autorité  :
«  Tableaux élémentaires de l’histoire naturelle des animaux  » (1797).
Naissent, surtout, les premières différentiations chez l’Humain et la
proximité du Noir avec les primates. Comparée aux races blanche
(Caucacique) et jaune (Mongolique), la race Nègre (Éthiopique) est perçue
comme la plus proche de la brute. Cuvier en identifie les représentants par
«  le crâne comprimé, le nez écrasé, le teint noir et les cheveux crépus, la
saillite du museau et l’épaisseur des lèvres  » données physiques qui les
rapprochent inévitablement des singes. Autre caractéristique de cette race ?
«  Les peuplades dont elle se compose sont demeurées jusqu’ici
barbares. »13
Académicien membre de la Royal Society et professeur au Collège de
France, Georges Cuvier joint ses théories à la pratique en travaillant sur la
dépouille de Saartjie, de son vrai nom Sarah «  swatche  » Baartman alias
« Venus Hottentote », esclave de la colonie du Cap ramenée en Europe, en
1810, pour y être exhibée dans les foires et les zoos humains en raison de sa
morphologie. Lorsqu’en 1817 il présente les résultats de ses
expérimentations devant l’Académie nationale de médecine après avoir
disséqué le cerveau de cette femme morte dans la promiscuité la plus totale,
le naturaliste conclut «  à la loi cruelle qui semble avoir condamné à une
éternelle infériorité les races à crâne déprimé et comprimé  ». Sont décrits
« un museau encore plus saillant que celui du Nègre, la face la plus élargie
que le calmouque (Kalmouck), et les os du nez plus plats que l’un et que
l’autre ». Conclusion sans appel : « Je n’ai jamais vu de tête humaine plus
semblable aux singes que la sienne. »
Après avoir erré de musée en musée, les restes de Saartjie Baartman ne
sont rendus à l’Afrique du Sud qu’en 2002, sur insistance des autorités post-
apartheid après le vote, par la France, d’une loi annonciatrice d’une
évolution sur la question de la restitution des «  biens culturels  ». Cette
ancienne esclave animalisée par une science aussi conquérante qu’ignorante
repose dans une sépulture digne de ce nom près de son village natal de
Hankey, dans la Province du Cap Oriental. Pour sa part, Georges Cuvier a
donné son nom à des dizaines de rues en France (Orléans, Champs-sur-
Marne, Mantes-la-Jolie…). En plus d’une station de métro, une fontaine lui
est dédiée à Paris en face du Jardin des Plantes. Un établissement
d’enseignement public de sa ville natale de Montbéliard porte son
patronyme. Ses contemporains sont de la même engeance. Leurs travaux
contribuent à installer une représentation simiesque du Noir, association
naturelle reprise jusqu’à Nicolas Sarkozy14. En s’imposant comme vérité
absolue, leurs travaux convainquent au-delà de la communauté scientifique.
Le descriptif des traits physiques, les mœurs des Africains et leurs
capacités mentales limitées, sédimentent la mémoire collective française
que l’épopée coloniale ne fait que conforter. En distinguant le Noir par ses
sous-capacités, la science naturelle naissante donne corps à la conquête
européenne menée au nom de la civilisation. En Allemagne, des
scientifiques comme Ernst Haeckel propagent ces théories annonciatrices
du génocide des Héréros, lesquelles apporteront de l’eau au moulin nazi.
Encouragée par les milieux militaro-politiques, l’expansion coloniale
devient ce bras-armé des Lumières chargé de grandir l’Africain et de le
porter à maturité. Sous la IIIème République, cette cause nationale fédère à
droite comme à gauche. En témoigne le fameux discours sur les fondements
de la politique coloniale que Jules Ferry prononce devant la représentation
nationale, le 28 juillet 1885, au moment où la France tente de s’emparer de
Madagascar. « Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce
qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races
inférieures  », lance le père de l’école laïque15. La même tonalité est
employée, quarante ans plus tard, le 9 juillet 1925, par Léon Blum, député
et futur président du gouvernement provisoire de la République française :
« Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d’attirer
à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de les
appeler aux progrès réalisés grâce aux efforts de la science et de
l’industrie ».
La dimension normative du Noir figé dans sa sauvagerie ou ses capacités
restreintes s’invite dans les manuels scolaires de la fin du XIXème siècle
jusqu’aux années 1930. Lorsqu’ils ne passent pas leur temps dans les zoos
humains jubilatoires, des générations d’enfants grandissent convaincus de
l’infériorité atavique de cet Être et de sa nécessaire éducation, vague
lumineuse du savoir qui sonne comme la version ancestrale de l’impératif
démocratique des années 90. Couplés à d’autres «  supports  » comme les
bandes-dessinées ou les expositions coloniales, ces livres, ambassadeurs de
l’idéologie expansionniste, inondent les classes. La référence en la matière
est « La Géographie Vivante » d’Onésime Reclus (1837-1916). Cet ardent
avocat de l’Afrique considère alors ce «  vaste monde qui peut (nous)
consoler du passé et nous dédommager du présent » comme le vecteur du
redimensionnement de la puissance française dans un contexte de
concurrence entre nations européennes. Consacrée aux «  Nègres et aux
Bronzés en Afrique », la 35ème leçon de son manuel lancé à partir de 1926,
et promu durant plusieurs années par le ministère de l’Éducation nationale,
explique aux élèves de primaire que «  Les Nègres ne se ressemblent pas
tous (…) Ils sont plus ou moins Noirs, plus ou moins sauvages, plus ou
moins grands ». Et de préciser : « Le Nègre est donc à peu près un homme
comme les autres. Mais il lui faudra de longues années d’efforts pour qu’il
arrive à valoir les peuples blancs qui se sont emparés de sa patrie. »16
Pour ce géographe passé par le métier militaire, la langue représente l’un
des meilleurs moyens de domination, thèse qu’il défend avec force dans
« Lâchons l’Asie, prenons l’Afrique : Où renaître ? et comment durer ? »17.
Ce livre exalte l’avenir radieux promis par ce continent à la France18.
Importance développée par François Mitterrand près de cinquante ans plus
tard dans « Aux frontières de l’Union française ». Auteur d’un Atlas de la
plus grande France glorifiant l’entreprise coloniale, Onesime Reclus réserve
aux écoliers un étalage ébouriffant des stéréotypes associés aux Africains,
l’image du singe en moins. Enseignée pendant des décennies, cette
représentation déculturée et servile peine à s’effacer définitivement de nos
jours. Même si les littératures d’un Daubenton ou d’un Cuvier ne sont fort
heureusement plus étudiées, la célébrité de ces hommes est toujours écrite
en lettres d’or dans les espaces publics sans que l’observateur averti n’ait
forcément conscience de l’étendue des zones d’ombre qu’ils ont laissées.
Surtout, l’effacement de leurs contributions à force de découvertes ou
d’avancées scientifiques ultérieures n’est pas contrebalancé par l’émergence
d’une approche différenciée des questions noires. Les connaissances de
l’Afrique, de ses peuples et de ses cultures demeurant minimalistes, les
représentations n’évoluent que lentement et de façon marginale.

1 BALDWIN James, La prochaine fois, le feu, Folio/Gallimard, Paris, 2018, p.47


2 Pour un aperçu voir YAMGNANE Kofi, Mémoire d’outre-haine, Locus Solus, 2021.
3 Les cahiers de Malte Laurids Brigge, Rainer Maria Rilke, Seuil, 1995.
4 FANON Franz, Les Damnés de la Terre, Préface de Jean-Paul Sartre, La Découverte, Paris, 2002.
5 LE VAILLANT François, Voyage de Monsieur Le Vaillant dans l’intérieur de l’Afrique par le cap
de Bonne espérance, Dans les années 1780, 81, 82, 83, 84 et 85, Leroy, Paris, 1790.
6 PREVOST Abbé, Histoire générale des Voyages, Didot, Paris, 1745-1759.
7 BOSMAN Guillaume, Voyage de Guinée, Schouten, Paris, 1705.
8  MOREAU DE MAUPERTUIS Pierre Louis, «  Dissertation sur l’origine des Noirs  » in Venus
Physique, Une dissertation sur l’origine des hommes et des animaux, Paris, 1745.
9  LECLERC Georges Louis, Histoire naturelle de l’Homme, Imprimerie royale, 1749, p.296,
www.galica.bnf.fr
10 Ibid, p.296
11 Ibid, p.297
12  Georges Cuvier, Tableaux élémentaires de l’histoire naturelle des animaux, Paris, 1797,
www.galica.bnf.fr, p.297
13 Ibid, p.476.
14  Océane Segura, Racisme  : Nicolas Sarkozy déclenche une polémique en associant les mots
« singes » et « nègres », Les Inrokuptibles, 11 septembre 2020.
15  https://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/histoire/grands-discours-
parlementaires
16 RECLUS, Onesime, La géographie vivante, Librairie Motteroz et Martinet, Paris.
17  RECLUS Onésime, Lâchons l’Asie, prenons l’Afrique  : Où renaître  ? et comment durer  ?
Librairie Universelle, 1904.
18  «  A reprendre la comparaison physique des Noirs, même des Noirs «  cirage  » avec les Jaunes,
même les plus agréables à voir, il y a chez le Nègre, quelque chose de puéril, d’enfantin qui nous
charme et chez le Jaune quelque chose de vieillot qui répugne au premier contact », Onésime Reclus,
Lâchons l’Asie, prenons l’Afrique, op.cit, p.32
4

Multiculturalisme

Comme pour les ruines du zoo humain de Vincennes, effigies,


monuments, appellations de rues imposent aux Afro-Français une
douloureuse remontée dans le temps. Les personnalités glorifiées dans
l’espace public sont précisément celles qui ont réduit leurs aïeuls à des
objets d’études et à d’ineptes réflexions. Chacun de ces descendants peut
voir dans les crânes d’adultes ou d’enfants ayant motivé des expériences au
nom d’une prétendue science, un ancêtre ou un membre de sa lignée. Rien
d’étonnant à ce que ces célébrités figées dans le marbre blanc ou le bronze
soient aujourd’hui associées à d’insupportables symboles justifiant la
désintoxication du récit français. Après lecture de leurs travaux, il n’est
guère difficile de comprendre qu’une statue de Buffon ou de Daubenton
trônant au milieu du jardin d’Acclimatation, autre ancien zoo humain en
lisière de Paris, frise pour beaucoup la provocation. «  Des générations de
français ont été exposés à cette pédagogie de l’accoutumance au racisme.
Pour l’essentiel, elle repose sur le principe selon lequel le rapport au Nègre
est un rapport de non-réciprocité », souligne Achille Mbembé1.
Contrairement à ces générations de français non-Noirs véhiculant un
racisme ordinaire sans s’en rendre compte, les Afro-Français sont, par
essence, sensibilisés aux grands textes et aux réflexions sur la Négritude ou
sur la place des Noirs dans les sociétés contemporaines. Baignés par les
lectures de William Edward Burghardt alias W.E.B Du Bois, Aimé Césaire
ou Franz Fanon, ils se sont penchés par extension sur les thèses et ces
« misères » intellectuelles des penseurs des Lumières omniprésents dans la
conscience nationale2. Ils en connaissent les œuvres et ont souvent lu leurs
travaux en se frottant les yeux. Sans doute ces hommes ont-ils incarné la
France zemourienne des XVIIIème et XIXème siècles. Ils inspirent un bilan
éminemment plus nuancé au XXIème. La remise en question de leur
rémanence n’est pas récente. En 1960, une statue du général Marchand
située près du Musée des Colonies à Paris (aujourd’hui musée de l’Histoire
de l’Immigration) fut détruite par des militants. Toutefois, ces
revendications prennent une ampleur sans précédent à mesure que la France
se perd dans sa relation militaire et diplomatique avec l’Afrique. Le dédain
perceptible de son message renvoie à une supériorité de moins en moins
supportée.
Dans une parfaite schizophrénie dont il est coutumier, l’État français est
d’ailleurs acculé à régler la contradiction flagrante consistant à qualifier
l’esclavage et la colonisation de «  crime contre l’humanité  » tout en
continuant à honorer des hommes ayant justifié, voire profité de ces crimes.
En réponse, la volonté de certaines voix ou mouvements « décoloniaux » de
s’attaquer à cette survivance en décapitant des statues ou en débaptisant des
rues ouvrirait une boîte de Pandore dont le souffle n’épargnerait aucune de
ces célébrités. Montesquieu, Diderot, Louis XIV, Jules Ferry, Saint-Simon,
Cuvier, Gallieni, Colbert, Napoléon, Hugo, Jaurès, Blum, De Gaulle et tant
d’autres seraient directement visés, la période considérée s’étalant sur plus
de trois siècles d’essor économique et culturel de la France. Le plan du
métro parisien et le plan de Paris tout court n’y survivraient pas. Bien
qu’Emmanuel Macron batte en brèche toute argumentation favorable au
déboulonnage de statues3, il ne serait pas inutile que ce même État français
procède à une relecture dépassionnée de son passé en faisant preuve de
pédagogie pour expliquer, entre autres, qu’un Voltaire porta toute sa vie un
regard des plus méprisants sur les peuples exogènes, au-delà de son œuvre
laissée à la postérité. Ajouté à son antisémitisme fleuri, l’auteur du « Traité
sur la Tolérance » peut affirmer entre deux sagesses : « Je vois des hommes
qui me paraissent supérieurs à ces nègres, comme ces nègres le sont aux
singes et comme les singes le sont aux huitres et aux autres animaux de
cette espèce. »4 Sans pour autant jeter les mêmes statues dans la Seine ou la
Gironde pour répondre favorablement à la « cancel culture » dogmatiste, il
n’est pas, non plus, inconcevable de rendre aux Noirs ayant marqué
l’Histoire de France ou l’histoire de l’art en France, la place dont ils ont été
refoulés. Or, les célébrations publiques de ces personnalités demeurent
encore trop délimitées à leur seule région d’origine.
Père de l’indépendance haïtienne en 1704, Toussaint Louverture, premier
général Noir de l’armée française, possède sa rue à Paris, son square à
Bordeaux, sa statue à La Rochelle confectionnée par Ousmane Sow. Un
Quai Aimé Césaire à Paris et plusieurs autres rues (Vénissieux, Marseille,
Surgères…) ont fait sortir l’auteur du « Cahier d’un retour au pays natal »
(1939) de sa Martinique originelle. De même, une rue près du quartier de la
Madeleine à Paris attribuée au général Antoine Richepanse qui rétablit
l’esclavage en Guadeloupe, a été rétrocédée en 2001 au Chevalier de Saint-
Georges, de son vrai nom Joseph Bologne de Saint-Georges dit le « Mozart
Noir » (1745-1799), personnage en tout point fascinant ayant alterné entre
haut niveau musical, escrime et art de la guerre5. Ces gestes restent
néanmoins très timorés. Les premiers Noirs remarqués pour leurs travaux,
leur esprit, leur engagement dans une France hostile sont invisibles.
Alors que l’esclavage et la colonisation sont rangés dans le registre de
l’« inhumanité », peu de pionniers, héros ou résistants s’étant levés contre
ces deux systèmes d’oppression et de dépossession, sont honorés. Malgré
une plaque commémorative au Panthéon, l’antiesclavagiste Louis Delgrès
(1766-1802) est connu des Guadeloupéens, beaucoup moins en Métropole.
Prix Goncourt 1921 pour son roman anticolonialiste « Batouala », l’écrivain
René Maran (1887-1960) est surtout célébré dans sa ville natale Fort-de-
France. Le nom de Blaise Diagne (1872-1934), premier Afro-Français élu à
la chambre des députés et premier ministre Noir à siéger dans le
gouvernement de Georges Clémenceau, est répandu à Dakar. Rarement
ailleurs. L’Afro-américaine Anna Julia Cooper (1858-1964) passe
inaperçue. Écrivaine-philosophe et historienne, cette ancienne esclave
originaire de Californie du Nord fut la première doctorante Noire de la
Sorbonne, après avoir soutenu une thèse sur la France esclavagiste.
D’autres personnalités comme l’officier de l’armée républicaine Joseph
Ignace (1772-1802), qui résista jusqu’au suicide contre le rétablissement de
l’esclavage en Guadeloupe en 1802  ; l’antiesclavagiste Louisy Mathieu
(1817-1874), député de l’Assemblée nationale constituante  ; Félix
Houphouët-Boigny (1905-1993), ministre de la Santé sous la présidence
René Coty et ministre d’État sous celle du général de Gaulle, voire les
modèles Noirs «  Joseph  » ou «  Laure  » chers à Théodore Géricault et à
Edouard Manet mériteraient de sortir de la pénombre. La liste est longue.
Certains pays ont un temps d’avance. En 2020 le conseil municipal de
Rome décide de consacrer une station du métro de cette ville à Giorgio
Marincola, un Italien d’origine somalienne et membre de la résistance tué à
21 ans. La Belgique entame un travail de réflexion sur la colonisation dans
ses anciennes possessions d’Afrique en créant une commission chargée de
réfléchir sur cette période. Cette même séquence historique imposerait à la
France d’affronter ces événements avec objectivité. Plus qu’une
désintoxication, cet exercice serait de nature à désaccoutumer les Français
de leur perception déséquilibrée des peuples noirs. Ces nouveaux héros
seraient à même de rééquilibrer voire de rehausser, ne serait-ce que
symboliquement, le récit national.
Un progrès voit le jour en 2020. Pour la première fois un président
s’engage à «  multiculturaliser  » les espaces publics. Emmanuel Macron
utilise les commémorations du 75ème anniversaire du débarquement de
Provence, le 15  août 2019 à Saint-Raphaël, pour demander aux maires de
nommer des lieux en hommage aux combattants africains ayant participé à
la libération de la France. Il précise sa pensée, le 4  décembre 2020, dans
une interview au média Brut en souhaitant que 300 à 500 noms de
personnalités exemplaires «  issus des quartiers ou de l’immigration  »
puissent donner leurs noms à des rues, à des parcs ou à des écoles. « Il y a
toute une part de notre histoire collective qui n’est pas représentée  »,
observe-t-il. «  Toute une partie de la jeunesse Noire ou Maghrébine a ses
héros, simplement, on ne les a pas reconnus, on ne leur a pas donné une
place. »6
Bien qu’elle ne vise pas exclusivement les Afro-Français, cette volonté
est un premier pas vers la cicatrisation des mémoires. Une commission est
mise sur pied pour proposer des noms de personnalités nées à l’étranger ou
originaires des départements ultramarins s’étant faites remarquées depuis la
Révolution française. Sous la houlette de l’historien Pascal Blanchard,
chercheur au CNRS et spécialiste reconnu du fait colonial, ce conseil de
dix-neuf membres baptisé « Portraits de France » sélectionne 318 noms sur
2.500 initialement retenus avant de les soumettre, en mars 2021, aux
autorités publiques afin de traduire la République française telle qu’elle
existe aujourd’hui7. Ce travail défendu par le ministère délégué chargé de la
Cohésion des territoires prend la bonne direction, mais il mérite sans
conteste une suite. D’une part, il aurait pu faire l’économie de personnalités
noires qui, à l’image de Joséphine Baker, de Félix Éboué, entré au Panthéon
avec Victor Schoelcher le 20  mai 1949, ou de Gaston Monnerville,
président du conseil (1947-1958) et du Sénat (1948-1958), occupent déjà
abondamment l’espace public. D’autre part, on peut regretter le faible
nombre de subsahariens.
A vrai dire, les statistiques ne décollent pas. On en dénombre seulement
vingt-huit, soit à peine 9 % de la liste qui reste fondamentalement dominée
par les figures non-noires. Comme d’habitude, ce sous-continent passe par
pertes et profits. Certes, le sculpteur Ousmane Sow, le photographe Malick
Sidibe, le danseur Féral Benga, les écrivains Ousmane Sembène, Amadou
Hampaté Bâ, Ahmadou Kourouma, les résistants Georges Koudoukou et
Charles N’Tchoréré sont proposés aux côtés d’autres visages historiques
(François Dominique Tousaint Louverture, Bologne de Saint-Georges
Joseph…). Mais ces derniers ploient sous le nombre écrasant de célébrités
connues et reconnues pour leurs racines étrangères. Qu’est-ce que Romain
Gary, Eugène Ionesco, Jacques Brel, Yves Montand, Marie Curie, Salvador
Dali, Alberto Giacometti, Emile Zola apportent réellement à la volonté
présidentielle de voir une plus grande variété de patronymes issus «  des
quartiers ou de l’immigration » s’installer dans la mémoire collective ? Et
pourquoi, dans ces conditions, retenir Yves Montand, né en Italie, et ignorer
superbement Simone Signoret née Simone Kaminker, en Allemagne, dans
cette sélection dramatiquement sous-féminisée ? Pour quelle raison ne pas
avoir proposé les héroïnes de la révolution haïtienne comme Suzanne
« Sanité » Belair, Cécile Attiman Coidavid ou Catherine Flon ?
Bien que cette dimension ne figure pas dans sa feuille de route, ce conseil
aurait pu étirer ses suggestions aux leaders politiques. Si Léopold Sédar
Senghor apparaît parmi les 318 personnalités proposées, Félix Houphouët-
Boigny est, en revanche, absent tout comme les « pères » des autres nations
africaines ou Kwame Nkrumah, incarnation du panafricanisme. Les rues de
France ne manquent pourtant pas de noms de chefs d’État étrangers. A
Paris, une allée Ahmad Chah Massoud est judicieusement inaugurée en
février 2021. Les avenues Giuseppe Garibaldi, Franklin Delano Roosevelt,
Woodrow Wilson, John Fitzgerald Kennedy ou Dwigth D. Eisenhower
quadrillent des quartiers entiers de la capitale. En Afrique, Charles de
Gaulle inonde les villes de son patronyme. Valéry Giscard d’Estaing
possède même son pont à Abidjan. L’inverse n’est pas vérifié. Nelson
Mandela ne donne son nom qu’à un modeste jardin public de la capitale
française. Les Africains ne parviennent toujours pas à pénétrer le
patrimoine historique national.
Autre limite à laquelle se heurte «  Portraits de France  »  : ce rendu n’a
aucune force réglementaire ou légale. Aucun texte n’impose de recourir à
un nom spécifique pour baptiser une voie, une rue ou une façade. Depuis
1790, ce travail est à la discrétion des maires et, depuis 1884, des conseils
municipaux. « Le recueil s’adresse aux élus des communes et aux riverains,
qui sont consultés le plus souvent pour la désignation d’un lieu. Il facilite
leur choix en leur faisant découvrir la richesse de l’histoire française et la
diversité de ses acteurs  », précise la mission8. Ce travail ne représente,
hélas, qu’une force de proposition pour les élus de la représentation
nationale en mal d’inspiration. Il n’est pas certain que cette avancée
rencontre leur adhésion massive. A la manière de la reconnaissance tardive
des tirailleurs sénégalais, lenteur et mollesse s’emparent de la Nation
française dans la valorisation de ces figures Noires.

1 MBEMBE Achille, Critique de la raison Nègre, La Découverte, Paris, 2013, p.90.


2 SALA-MOLLINS Louis, Les misères des Lumières, Homnisphères, Paris, 2008.
3  Louise Couvelaire, Emmanuel Macron veut lutter contre les discriminations, mais refuse de
« déboulonner » les statues, Le Monde, 15 juin 2020.
4 AROUET François-Marie « Voltaire », Traité de métaphysique, GmbH, Allemagne, 2020, p.28.
5  Figure de la Révolution française, ce violoniste virtuose et compositeur fut le surintendant de
musique de Louis-Philippe Duc d’Orléans. Il dirigea la Garde nationale de Lille et le 13ème Régiment
de chasseurs à cheval créé en décembre 1792 (Légion des Américains ou Légion de Saint-Georges).
6 Interview consultable sur le site YouTube
7 Portraits de France, ministère de la Cohésion des territoires et des relations avec les collectivités
territoriales, mars 2021.
8 Portraits de France, op.cit, p.13.
5

Déshumanisation

Qualifier un pays et l’ensemble de ses composantes de raciste serait


totalement absurde à moins d’avoir érigé un système sur le modèle
ségrégationniste sud-africain. La France reste et restera à mille lieux de
cela. Il n’empêche : stigmatisations, intimidations, infériorisation, violences
symboliques, insultes envers ces populations perdurent. Politiques, sportifs,
artistes, visages médiatiques en font régulièrement les frais. Parce qu’ils
sont des personnalités publiques, Teddy Riner, Jean-François Mbaye et
Christiane Taubira ne sont que les aspects visibles d’un malaise plus
profond qui n’en finit pas de se manifester. Trois siècles d’esclavagisme et
d’entreprise coloniale ont installé une image du «  genre africain  »
indissociable de la sujétion. Bati dans l’ignorance, ce racisme s’est propagé
sous des formes diverses à tout le pays. Recourir à des références
simiesques pour insulter ou constater dans un discours officiel que l’homme
Africain n’est pas assez entré dans l’Histoire participe du même ressort sur
une échelle visant à assujettir, à dénigrer tout en confortant sa suprématie.
Bref  : à ne pas parler à hauteur d’homme. Ces séquences peu glorieuses
sont d’autant plus difficiles à être bousculées qu’elles sont associées à des
périodes d’exaltation nationale.
«  Cela ne devraient plus exister au XXIème siècle  », réagit Teddy Riner
face aux insultes proférées à son encontre «  pour la première fois de sa
vie »1. Et pourtant. Comme pour tout Noir, ils renvoient au même constat :
celle d’une France n’ayant pas digéré les clichés avilissants qu’elle traine
depuis des siècles. Un changement de la perception négative que les Afro-
Français et la jeunesse africaine se font de son rapport à l’Afrique suppose
de la France qu’elle s’attaque plus énergiquement aux champs d’expression
de ce racisme quel que soit le canal utilisé (historique, scientifique, sociétal,
culturel). Une tâche titanesque. Car les insultes racisées ne sont pas
l’apanage de doux imbéciles, de militants extrémistes ou d’huluberlus
traditionnalistes. Répandues sur toutes les strates et catégories socio-
professionnelles, elles sont imperceptiblement entretenues par un ensemble
de représentations dominantes du Noir et par les puissants relais que sont
les médias, les réseaux sociaux ou certains milieux économico-culturels.
Qu’il s’agisse de production cinématographique, de peinture, de
littérature, ces secteurs demeurent les vecteurs de cette perpétuation sans
qu’un travail d’introspection n’ait été réellement engagé pour sensibiliser la
population par des avertissements, des mises en garde ou des modifications
attachées à des productions artistiques gênantes ou dégradantes. De nos
jours, spectateurs, lecteurs, visiteurs de musée peuvent encore s’extasier
devant des œuvres restées dans leur jus et dans le contexte condamnable
ayant entouré leur création. En 2021, peu d’éditeurs, patrons de chaînes
télévisées, conservateurs ou responsables culturels tant soit peu réveillés ne
semblaient encore prêts à une introspection. Ce travail est pourtant
fondamental dans la compréhension, la rééducation pour ne pas dire
l’éducation du public. L’absence de facteurs explicatifs à l’image
prédestinée du Noir nuit à toute possibilité de changer les regards. Malgré
les actions d’associations comme SOS Racisme ou le Cran, les
représentations au racisme suggéré ne parviennent pas à être gommées.
En 2022 jeunes et moins jeunes, en sortie scolaire ou en famille
continuent ainsi de déambuler sur les parquets lustrés de musées en
contemplant des toiles et des sculptures mettant en scène des modèles
campant, à de rares exceptions, des esclaves, des domestiques, des servants,
des prostituées, des bonnes à tout faire2. Dans tous les cas des subalternes
anonymes au service de Blancs  : négriers, maîtres dominateurs, colons.
Cette mise en situation transparait quelle que soit l’époque avec une
accentuation graduée dès le XVIIIème siècle à mesure de l’intensification de
l’esclavagisme et de la progression des sciences naturalistes. Le Noir n’est
plus esthétisé à l’exemple du « Jeune Nègre tenant un arc » de Hyacinthe
Rigaud (1697). Il est scénarisé, racialisé, tourné en ridicule. L’abolition
temporaire de l’esclavage de 1794 à 1802 puis définitivement à partir de
1815 impose cette évolution. Devenu affranchi, l’esclave alimente la notion
d’homme racialisé sans ressources, sans destinée, sans avenir. Objet
d’inspiration pour les courants orientalistes, il devient ce Noir
économiquement dominé. Outre les représentations en situation
d’infériorité, au premier rang desquelles la nudité des modèles qui marque
la rencontre entre exotisme et érotisme3, le titre des œuvres capte cette
époque. Le buste en onyx et en bronze «  La Câpresse des colonies  » de
Charles Henri Joseph Cordier (1861) exposé au musée d’Orsay4 ou «  La
Négresse aux pivoines » de Frédéric Bazille (1870), visible à Montpellier,
figurent parmi les œuvres les plus symptomatiques.
Des initiatives relancent régulièrement l’idée de rebaptiser ces œuvres
offertes aux visiteurs dans leur écrin originel. On doit à l’exposition «  Le
Modèle noir, de Géricault à Matisse  » organisée, en 2018-2019, à la
Wallach Art Gallery de New York, puis au Musée d’Orsay de Paris avant de
gagner Pointe-à-Pitre, d’avoir fait avancer cette cause en présentant des
œuvres aux titres expurgés de toute référence raciale. Des évolutions se font
jour. On évoque désormais «  La Femme des colonies  » et non plus «  La
Câpresse des colonies  ». Le titre «  La Femme aux pivoines  » tend à
s’imposer sur l’intitulé original. Exposée au musée Ingres Bourdelle de
Montauban, «  Étude de Nègre  » (1838), la toile commandée à Théodore
Chassériau par Jean-Auguste-Dominique-Ingres censée représenter Satan,
est devenue «  Étude de Noir  ». La toile «  Joseph le Nègre  » d’Adolphe
Brune exposée au musée de Cahors représentant l’un des plus célèbres
modèles de couleur de cette période a été rebaptisée tout simplement
« Joseph ». Modèle de prédilection de Théodore Géricault, ce dominicain,
rare modèle professionnel de cette époque venu de l’École des Beaux-Arts,
inspira les trois personnages Noirs du « Radeau de la Méduse », exposé au
Louvre.
Parmi ses autres créations, Géricault produisit «  l’Étude de torse de
nègre  » (1818) visible au musée Ingres de Montauban. «  Le Nègre
Scipion » (1866-1868) de Paul Cézanne a été rebaptisé « Le Noir Scipion ».
Le terme « nègre » du pastel d’Eugène Delacroix « Jeune nègre vu en buste,
la tête coiffée d’un turban rouge  » (1862) a été remplacé par «  jeune
homme ». L’huile « Portrait d’une Négresse » (1800) de Marie-Guillemine
Benoist, mettant en scène la domestique d’Auguste Benoist-Cavet, beau-
frère de la peintre, a été rebaptisée «  Portrait de Madeleine  ». Au registre
des progrès rendus possibles figurent également les importants travaux
d’experts-universitaires ayant permis de remonter la vie, la biographie et
l’âme de ces hommes et femmes déshumanisés sous le même générique
négroïde. De nombreuses recherches dans les calepins personnels
d’Édouard Manet ont permis d’identifier sous le nom de Laure, la modèle
Noire reproduite à trois reprises par l’artiste dans « L’Enfant aux Tuileries »
(1861-1962), « La Négresse » (1862) et « Olympia » (1863), œuvre majeure
du courant impressionniste.
Malgré ces modifications au moment où plusieurs pays européens
procèdent au retrait de tous les intitulés jugés problématiques5, la France se
complet dans l’équivoque. Les changements observés demeurent à la
discrétion de chaque musée alors qu’ils devraient faire l’objet de décisions
applicables à toutes les structures muséelles afin d’éviter tout marqueur
racial discriminant. Ce consensus n’est pas à l’ordre du jour. Bien que
dénonçant l’esclavagisme, l’œuvre «  La Négresse captive  » de Jean-
Baptiste Carpeaux (1868), buste d’une femme Noire, la poitrine nue
entravée par des cordes, conserve son nom au musée des Beaux-Arts de
Valenciennes. Surtout, l’appellation modernisée des œuvres dans les salles
d’exposition ne pourra entraîner de véritable inflexion de la perception
collective tant que les ouvrages d’Art et les moteurs de recherche sur
Internet n’adopteront pas la même ligne de conduite. Il suffit de taper sur
Google « Portrait d’une Négresse » ou « La Négresse captive » pour voir
défiler sous ce titre les œuvres respectives de Marie-Guillemine Benoist et
de Jean-Baptiste Carpeaux. La peinture d’Adolphe Brune «  Joseph le
Nègre  » apparaît sous son titre original sur le site du musée de Cahors
Henri-Martin dépendant des Musées d’Occitanie6. Plus globalement,
l’encyclopédie universelle numérique Wikipedia accessible à un large
public ne s’entoure d’aucune précaution. En 2022, si «  La Négresse aux
pivoines » est désormais titrée « Jeune femme aux pivoines »7, la peinture
«  Jeune Nègre tenant un arc  » n’est pas amendée8. Idem pour «  La
Négresse » d’Édouard Manet et de nombreuses autres œuvres consultables
en ligne9.

1 Tags racistes à l’Insep : « On est au XXIème siècle, ce n’est pas normal que des choses comme ça
arrive », s’insurge Teddy Riner, France Info Sport, 10 juillet 2020.
2 Par leur influence sur l’histoire de France, certaines figures échappent à l’enfermement stylistique
du Noir. C’est le cas de Jean-Baptiste Belley, député de Saint-Domingue à la Convention (1747-
1805) et premier député noir, peint par Anne-Louis Girodet en 1798.
3 Cette représentation se retrouve dans la photographie naissante à cette époque. Contrairement à son
cliché « Nu Debout » (1855) où le modèle blanc se barre le visage avec le bras, Félix Nadar tirera des
clichés dénudés et le visage parfaitement reconnaissable de son modèle antillais, Maria, entre 1856 et
1859.
4 Femme des Antilles françaises née d’un homme noir et d’une « mulâtre ».
5 Fin 2015, le Musée Royal d’Amsterdam, aux Pays-Bas, a renommé l’ensemble des œuvres jugées
offensantes en relation avec les périodes esclavagiste et coloniale.
6 www.musees-occitanie.fr
7 https://fr.wikipedia.org/wiki/Jeune_Femme_aux_pivoines
8 https://fr.wikipedia.org/wiki/Jeune_N%C3%A8gre_tenant_un_arc
9 https://fr.wikipedia.org/wiki/La_N%C3%A9gresse_(Manet)
6

La survivance des clichés

La permanence d’une représentation accablée et accablante des Africains


reste omniprésente au travers d’autres expressions artistiques lesquelles,
contrairement à la peinture ou à la sculpture, tardent à enclencher leur
révolution. La littérature ou la bande-dessinée charrient imperturbablement
leurs clichés sans qu’aucun avertissement préalable ne vienne bouleverser
leur agencement. L’exemple le plus représentatif est celui de «  Tintin au
Congo  », album de Georges Remi alias Hergé. L’impossibilité d’arracher
aux éditions Casterman et à la société bruxelloise Moulinsart, détentrice des
droits de l’œuvre du dessinateur belge, ne serait-ce qu’un avertissement ou
une mise en garde en introduction de cet album de 1931, afin de
recontextualiser les propos du célèbre reporter évoluant dans une Afrique
décivilisée et traitant ses habitants de «  fainéants  », relève, au mieux, de
l’incompréhension. Exonérer ce racisme latent en le mettant sur le compte
d’une époque qui aurait influé sur son créateur serait trop facile. Nombre de
contemporains d’Hergé dénoncèrent à la même période la colonisation tout
en célébrant l’homme africain. Le «  Voyage au Congo  » d’André Gide
(1927) ou «  Terre d’Ébène  » d’Albert Londres (1929) sont les marques
évidentes de cet humanisme. Le contexte de la genèse d’une œuvre ne peut
donc constituer un argument pour tout justifier.
Dans le cas d’Hergé, qui croque durant la seconde guerre mondiale pour
le quotidien Le Soir contrôlé par l’occupant nazi, ce qui s’applique aux
Africains est transposable aux Asiatiques. Son amitié pour le Chinois
Tchang Tchong-Jen rencontré en 1934 ne lui interdit pas de mépriser cette
communauté. Dans « Le Lotus bleu » sorti en 1935, un européen traite des
tireurs de pousse-pousse de «  Chink  » ou de «  sales Jaunes  », tout en
s’arrogeant le droit de « civiliser un peu ces barbares ». Jusqu’à présent, les
actions d’ONG ou de ressortissants africains visant à obtenir de la justice
qu’elle contraigne à alerter le public sur certains aspects de l’œuvre
d’Hergé, écoulée à plus de 250 millions d’exemplaires, ont échoué.
Ce qui vaut pour le dessinateur francophone vaut pour de nombreux
romanciers et essayistes contemporains. Écrivain central du XXème siècle,
Louis-Ferdinand Céline se gausse dans « Voyage au bout de la nuit » de « la
lenteur hilare » et « les gestes trop longs » des Nègres1. Il peste également
contre les Indigènes, lesquels « ne fonctionnent guère en somme qu’à coup
de trique  ». En 2021 en France, la moindre ligne d’un obscur livre d’un
obscur Gabriel Matzneff, assimilée à une apologie de pédophilie, pousse un
éditeur à retirer tous les ouvrages de cet auteur sous le coup d’une enquête
pour viol sans même attendre une décision de justice. En revanche, les
passages d’un roman majuscule des Lettres françaises étudié dans le
secondaire tels «  la négrerie pue sa misère, ses vanités interminables, ses
résignations immondes  ; en somme tout comme les pauvres de chez nous
mais avec plus d’enfants encore et moins de linge sale et moins de vin
rouge autour », n’entraîne aucune réaction2.
La déclassification du Noir venant d’auteurs figurant dans la catégorie
tiers-mondistes, humanistes et ouvertement «  décoloniaux  » surprend
davantage. Dans ses « Carnets de voyage », le chantre de la liberté qu’est
Albert Camus, de passage au Brésil en 1938, se lâche après avoir traîné
dans un dancing de Rio de Janeiro : « J’aime les Noirs a priori et suis tenté
de leur trouver les qualités qu’ils n’ont pas. Je voulais trouver beaux ceux-ci
mais j’imagine que leur peau est blanche et je trouve alors une assez jolie
collection de calicots et d’employés dyspeptiques  ». L’auteur de
«  L’Étranger  » précise  : «  La race est laide. Cependant parmi les
mulâtresses qui viennent boire aussitôt à notre table non parce qu’elle est la
nôtre mais parce qu’on y boit, une ou deux sont jolies. »3 De la nécessité de
civiliser les Négresses à Plateaux dans « Les Racines du Ciel » de Romain
Gary4 aux descriptions d’Africaines animalisées sous le regard de Michel
Leiris5, les exemples littéraires abondent sans que les éditeurs, ou une
quelconque autorité académique ne trouvent matière à révision ou à
sensibiliser le public. L’infériorité de l’Africain s’installe dans le temps sans
rupture majeure, si ce n’est la disparition officielle, en 2017, du terme
«  nègre-littéraire  » pour être remplacé par «  prête-plume  ». Pas de quoi
pavoiser.
Malgré de nombreuses initiatives pédagogiques comme celle de
l’Unesco6, la permanence de ces représentations est encore plus perceptible
dans le 7ème Art où les acteurs noirs peinent à sortir des sentiers battus.
Insultes, senteurs de noix de coco et effluves vahinés forment une galaxie
de représentations toujours bien visibles à la télévision française. Le 28 juin
2020, en pleine actualité mondiale sur les mouvements nés de la disparition
de George Floyd aux États-Unis et en plein débat sur le racisme en France,
la chaîne C8 de Vincent Bolloré, n’a d’autres idées que de programmer
« L’Auberge Rouge ».
Que nous dit cette comédie criminelle de Claude Autant-Lara (1951) tirée
par les acteurs Fernandel, Julien Carette et François Rosay  ? Malgré son
caractère humoristique ‒ des aubergistes tuent leurs clients de passage après
les avoir rançonnés ‒ elle accumule les poncifs. «  Fétiche  », le serviteur
noir des deux tenanciers, est traité en permanence de «  moricaud  » ou de
«  brute de Nègre  » sans que cela ne choque outre mesure. 87  % des
utilisateurs de Google affirment avoir aimé ce film, selon les statistiques du
moteur de recherche. Le racisme ordinaire, c’est installer ce type de
remarque dans une telle normalité que leur incongruité n’interpelle même
plus. A supposer qu’ils les aient vus ou entendus, les programmeurs et
autres directeurs de chaîne ne jugent pas nécessaire de signaler les passages
incriminables. Serait-il possible de diffuser aujourd’hui des longs métrages
dans lesquels « sale brute de Juif » ou « sale brute d’Arabe » auraient valeur
de répliques  ? Toute sa vie Lud Germain, acteur d’origine haïtienne, a
endossé ces rôles « noircisés ». Il joue un commis dans « Mon frangin du
Sénégal  » de Guy Lacourt (1953) et un domestique dans plusieurs films
dont « La Môme vert de gris » de Bernard Borderie (1953) ; « Maxime »
d’Henri Verneuil (1958) et « J’irai cracher sur vos tombes » de Michel Gast
(1959).
Cette prédestination le poursuit jusque dans ses travaux de doublage. Il
est la voix française de l’acteur américain Everett Brown qui interprète
Grand Sam dans « Autant en emporte le vent » de Victor Fleming (1939).
D’un bout à l’autre de la France, peu d’acteurs et actrices noirs échappent
alors à ces interprétations sur mesure suivant la place qui leur est assignée
dans la société. Ces images de valets, domestiques, indigènes de service les
cantonnent dans une posture, admise du grand public, d’êtres socialement
inférieurs. Cet ADN même du Noir que la France rappelle tout au long de
son Histoire et qu’une frange de sa population continue secrètement de
penser. Le cas de Lud Germain n’est pas isolé. Loin sans faut. Jusqu’à la
percée d’une génération montante de comédiens et comédiennes emmenée
par Omar Sy ou Aïssa Maïga, l’industrie cinématographique française sert
les clichés les plus grossiers à l’opposé d’acteurs américains, qui comme
Paul LeRoy Bustill Robeson ou Sydney Poitier parviennent à quitter ce
registre dès les années 1940 en servant de vrais rôles.
Les comédies populaires des années 70 accentuent le caractère soumis
des Noirs, acteurs imperceptibles aux apparitions aussi courtes que
connotées. Dans «  Le cave de rebiffe  » de Gilles Grangier dialogué par
Michel Audiard (1961), Jean Gabin propose tout à fait naturellement à un
ami de «  bloquer  » sa domestique pour la sieste, ce dernier la trouvant
« plutôt gironde ». Cliché encore lorsque Louis De Funès se trouve grimé
en Africain après qu’un pot d’échappement lui explose à la figure dans
«  Rabbi Jacob  » (1973), l’une des comédies les plus populaires du
réalisateur Gérard Oury. Que dire de Pierre Richard qui voulant se faire
passer pour le fils d’un chef d’État africain adopte tous les phénotypes du
noir (cirage sur le visage, cheveux crépus…) dans «  Je sais rien, mais je
dirai tout » (1973). Image plus dégradée lorsque Patrick Dewaere, héros de
« Coup de Tête » de Jean-Jacques Annaud (1979) affirme avoir découvert
l’Afrique au contact des éboueurs de Paris. Si cette période marque la
percée des acteurs à dominante antillaise sur les écrans, ces derniers ne
parviennent pas à s’arracher des rôles de servants et de soubrettes. Valet de
chambre au service du marchand d’art Félicien Mézeray campé par Louis
de Funès dans «  Le Tatoué  » de Denys de La Patellière (1968), Ibrahim
Seck, acteur natif de Thiès, sauve les meubles en apparaissant dans une
scène où il exige de son patron des excuses après que ce dernier lui a
marché sur les pieds.
Malheureusement, le temps ne refoule pas ces images. Chaque
rediffusion les autoentretient. En témoigne «  Le Gendarme et les
Gendarmettes  », dernier volet de l’épopée tropézienne ronflante de Jean
Girault. Ce film met en scène Yo Macumba, fille d’un président africain
interprétée par l’actrice guadeloupéenne Nicaise Jean-Louis, laquelle doit
suivre une formation dans la célèbre brigade avec trois autres recrues. Dans
une des séquences, elle apparaît affublée de mille et unes parures tout en se
déhanchant en maillot de bain dans une jungle épaisse au son des tams-
tams. Deux os s’entrecroisent dans ses cheveux. Fumée, musique entêtante,
érotisme épicé, tête de lion nichée au cœur de la végétalisation rythment
cette cérémonie vaudou qui envoûte le lieutenant de gendarmerie Cruchot
incarné par Louis de Funès. Ce volet de 1982 ‒ et non 1932 ‒ sera le dernier
de la série. Le réalisateur décède durant le tournage. L’acteur comique
quelques mois plus tard. De tous les épisodes de cette comédie démarrée en
1964, celui-ci est le plus poussif, qui va jusqu’à prononcer «  petite
négresse » dans la bouche de Michel Galabru pour évoquer cette stagiaire.
4ème du box-office lors de sa sortie en 1982, ce long-métrage attire plus de
4,2  millions de personnes en salle. Sa parfaite médiocrité n’empêche
nullement sa rediffusion sur les chaînes à des heures de grand public sans
que programmateurs, parents et enfants hilares, n’y voient d’objection.
Trente et un ans séparent le «  sale moricaud  » de Claude Autant-Lara de
« la petite négresse » de Jean Girault, mais les spectateurs en redemandent.
Notée 3,5/5 par le site Allociné et 3/5 par l’exigeant hebdomadaire
Télérama la première comédie est appréciée par 87  % des utilisateurs de
Google. La seconde par 92  %. De tels propos ou scènes seraient-ils
possibles dans des longs-métrages réalisés de nos jours  ? Certes, ils
résisteraient moins à la vigilance de certains professionnels du secteur, des
acteurs eux-mêmes et du public devenu plus sourcilleux. Reste que la
rediffusion régulière en prime time de dizaines de films, pièces de théâtre,
sketches charriant ces images préfabriquées du Noir ne contribuent
aucunement à renouveler la représentation que s’en font les esprits
embrumés.
On croyait les enfantillages d’un Pierre Richard isolés. D’autres films
plus contemporains perpétuent les clichés. C’est le cas de « Agathe Cléry »
d’Étienne Chatiliez (2008) campée par Valérie Lemercier. La trame de cette
comédie est aussi simpliste que grotesque  : une femme Blanche raciste,
cadre dans une société de cosmétique chargée de la vente de produits
éclaircissants, voit sa vie se transformer en cauchemar après être devenue
Noire en contractant la maladie d’Addison. Le réalisateur de « La vie est un
long fleuve tranquille » (1988) le savait-il ou non ? Outre de recourir à une
maladie grave comme angle d’attaque avant de dérouler « tous les gags et
les situations les plus rocambolesques  », selon le site Pure People7, ce
réalisateur sert une tradition de grimage qui, pour être moins évidente que
l’emploi de terminologies négroïdes, n’en constitue pas moins une
connotation raciste. Cette tradition du Blackface de travestissement en Noir
a longtemps été pratiquée aux États-Unis à partir du XIXème pour incarner
un rôle ou pour caricaturer, moquer et ridiculiser ce genre humain en
pointant ses prétendues différences physiques et caractéristiques
psychologiques  : fainéantise, naïveté, nonchalance. Comme le note le
sociologue normalien Éric Fassin  : «  La logique même du Blackface
consiste à faire de la domination raciale un jeu alors que les Noirs en font
l’expérience brutale. (…) Être Noir ce n’est pas pour rire  : c’est une
condition prise dans une histoire raciale. A l’inverse, on peut s’interroger :
pourquoi est-ce drôle pour celui qui joue de se grimer en Noir ? De qui rit-
on ? De qui se moque-t-on ? »8
D’autres situations sont intemporelles dans l’affront. Lui-même grimé en
Noir dans son spectacle « Ténor » en 1988, Michel Leeb se surpasse avec
«  L’épicerie africaine  », florilège de grossièretés relatant les difficultés de
deux frères africains à apprendre le métier de vendeur après avoir hérité
d’un commerce. Dans ce numéro du début des années 80, l’humoriste
rapproche constamment l’attitude d’un des deux protagonistes aux
gesticulations d’un singe agitant les bras en l’air tout en hurlant. Les accents
poussifs font s’esclaffer le public. Il reprend toute cette panoplie dans
L’Africain, autre sketch dont la vulgarité n’a d’égale que le racisme étalé
sur trois minutes. Cannibalisme, candeur enfantine, sourire radieux, jeux
douteux sur les couleurs, gris-gris, maraboutage. Jusqu’à cette réplique
après qu’un douanier demande au personnage principal de retirer ses
lunettes de soleil pour lui parler. « Ce ne sont pas mes lunettes, ce sont mes
narines  », répond l’intéressé. On aurait pu croire ce sketch rangé aux
oubliettes après une prise de conscience de son interprète, mais il se trouve
encore programmé dans « Michel Leeb 40 ans ! », spectacle monté en 2017
au Casino de Paris à l’occasion des 40 ans de carrière du pitre pathétique.
Le 4  novembre de la même année, Michel Leeb nie l’existence «  d’une
once de racisme  » dans ses numéros dans l’émission Salut les Terriens
animé par Thierry Ardisson. Les Africains, leurs narines, leur gestuelle de
chimpanzé apprécieront. Le racisme ordinaire, c’est aussi cette capacité à
s’installer confortablement dans le déni.
En 2019, Michel Leeb fait son mea culpa sur France Inter en admettant
« avoir pu faire du mal et de la peine ». Une sortie essentiellement destinée
à rééquilibrer son image malmenée. Le naturel n’est d’ailleurs jamais loin.
Dans les coulisses d’une émission télévisée il avait entre-temps traité le
chanteur Soprano de «  Kirikou  »9. Que cette copie ratée de Jerry Lewis
continue ou non de jouer sur ce registre importe finalement peu. Plus
problématiques sont les centaines de milliers de vues de ces sketches sur les
réseaux sociaux. Une archive de « L’Epicerie Africaine » mise en ligne sur
YouTube en 2011 a été vue près de 900.000 fois avec une majorité de likes.
Une version de L’Africain émanant de l’Institut National de l’Audiovisuel
(INA) publiée sur le même site en 2013 a été visionnée plus d’un million de
fois. De l’humoriste Muriel Robin incarnant dans son sketch Le Noir, une
mère proche de l’apoplexie après que sa fille lui ait annoncé son mariage
avec un « nègre de Bouaké Madoua »10 aux « ngolo ngolo dans la case » de
l’acteur antillais Pascal Légitimus dans le sketch «  Télé-Magouilles  » des
Inconnus (1989), en passant par l’international de football Antoine
Griezmann se grimant en basketteur Noir-Américain en 2017, la petite
musique du racisme normé sonne imperturbablement aux oreilles de
nombreux français, même si certaines séquences de second degré entendent
le dénoncer. Hélas, une situation de précarité pousse souvent les acteurs de
couleur à servir cette image en prêtant leur concours à des comédies
tropicalisées. Panthéonisée en 2021, l’Afro-américaine Joséphine Baker
montre la voie dès les années 1930. Fantasme colonial de la femme noire
érotisée, elle s’exhibe fièrement dans la revue Nègre en dansant un
charleston endiablé ceinturée par une jupe de bananes. Décédé en 1997,
l’acteur Ibrahim Seck, élève de l’École de la rue Blanche et du
Conservatoire d’Art dramatique de Paris, ironise sur ces clichés dans
plusieurs livres dont «  Les meilleures histoires de l’humour cannibale  »
paru en 197911, comme pour mieux les déconstruire.
Les années 90  marquent un tournant dans l’évolution de cette visibilité
grâce à plusieurs comédies contribuant à réinventer le genre telles « Black
Mic-Mac  » de Thomas Gilou (1986) ou «  Métisse  » (1993) du jeune
Mathieu Kassovitz, signataire deux ans plus tard de «  La Haine  », film
iconique d’une génération. Les Noirs parviennent à s’extirper de leur
chambre de bonne pour incarner de nouveaux genres  : des immigrés, des
dealers ou les racailles de banlieues agitées. Sans être transcendants, ces
changements permettent une meilleure représentation avec une plus grande
consécration. Contrairement à leurs aînés dominés et complexés, ces
nouveaux réalisateurs et acteurs œuvrent à une plus grande présence tout en
objectivant le passé. Le signe de ce progrès vient de «  Indigènes  » de
Rachid Bouchareb (2006). Ce film qui aurait eu toutes les difficultés à
trouver des financements ou un producteur dans les années 80 propose au
grand public une plongée dans l’histoire coloniale. En l’occurrence,
l’enrôlement de 230.000 soldats de l’Empire pour participer à la libération
de la France durant la seconde guerre mondiale. «  Vénus noire  »
d’Abdellatif Kechiche (2009) porte la vie de Saartjie Baartman à l’écran.
Des personnages oubliés sont remis en selle. En interprétant le clown
Chocolat dans le film éponyme de Roschdy Zem (2016), Omar Sy
réhabilite l’artiste cubain Rafael qui, avec son comparse Tony Grice alias
« Foottit », forme le duo comique des années 20. Cédric Klapisch fait voler
les codes. Dans « Au bout des doigts » (2018) Karidja Touré joue Anna, une
jeune violoncelliste. Dans «  Ce qui nous lie  » (2017) la même actrice
incarne une vendangeuse vivant en Bourgogne. Impensable il y a trente ans,
un film comme « Bandes de filles » de Cécile Sciamma (2014) est dominé
par des acteurs de couleur.
Plus inimaginables étaient les gratifications. Elles se multiplient. En
1987, le franco-ivoirien Isaac de Bankolé est récompensé par l’Académie
des Césars dans la catégorie Meilleur espoir masculin pour son rôle dans
« Black Mic-Mac ». Le franco-béninois Hubert Koundé est nominé dans la
même catégorie pour « La Haine » lors de la 21ème cérémonie organisée en
1996. Omar Sy, qui se refuse à être «  un Noir à la mode  »12, décroche le
prix du Meilleur Acteur lors de la 37ème édition, en 2012, pour son
interprétation dans «  Intouchables  » d’Eric Toledano et Olivier Nakache,
second succès du box-office français avec près de 20  millions d’entrées.
Quant à Ladj Ly, il gravit une autre étape en remportant, en 2019, le Prix du
jury du Festival de Cannes pour « Les Misérables ». Ces précurseurs usent
de leur notoriété pour projeter d’autres perceptions dans une France de plus
en plus fracturée sur les questions raciales. L’actrice native de Dakar, Aïssa
Maiga perce l’écran par ses nombreux rôles non typés indépendants de sa
couleur de peau. Protégée de Cédric Klapisch, elle se révèle dans «  Les
Poupées russes  » (2005) et brille auprès de grands cinéastes comme
Michael Aneke ou Claude Berri. Elle aligne plusieurs succès  : «  Je vais
bien, ne t’en fais pas » de Philippe Lioret (2006), « Diamant 13 » de Gilles
Béat (2009) et « L’Écume des jours » de Michel Gondy (2016).
Cette visibilité n’étouffe pas les prises de position tranchées pour plus de
diversité. Car si la représentation du Noir tend à moins se confondre avec
celle du subalterne d’antan, l’envers du décor (castings, scénarios, rôles)
n’évolue pas. Les actrices semblent subir une double peine en raison de leur
couleur et de leur sexualisation. Constatant le poids encore lourd des
« traditions » des industries cinématographique et télévisuelle, Aïssa Maïga
prend la tête d’un collectif composé de seize d’entre elles pour dénoncer
leur cantonnement dans des rôles genrés. « Pourquoi autant de femmes et de
jeunes filles talentueuses issues d’Afrique et d’Outre-mer, qui maîtrisent
leur art (…) semblent rester irrémédiablement invisibles, ignorées  ?  »,
s’interroge-t-elle en introduction de l’opuscule «  Noire n’est pas mon
métier »13.
Les témoignages contenus dans ce livre militant donnent un aperçu
détaillé des puissants écueils que ces personnalités ayant baigné dans
Mirabeau, Corneille, Molière ou Hugo doivent encore affronter. «  Je joue
toutes les déclinaisons possibles de la mama et de la putain africaine ; des
personnages hauts en couleur sans capital intellectuel ou économique (…)
A l’écran, j’ai la sensation d’avoir du mal à exister en dehors d’un
imaginaire occidental qui me stigmatise ou me récupère  », explique
notamment Sabine Pakora14. Fléchées en prostituée, en nounou, en
migrante ou en cas social, ces femmes évoluent parallèlement dans un
milieu aux remarques déplacées et aux blagues douteuses. Si des stratégies
de contournement et de résistance se mettent en place, l’impératif
économique justifie souvent l’acceptation de ces rôles. La rétrogradation
n’en est pas moins forte. Lors de la 45ème cérémonie des Césars en février
2020, Aïssa Maïga persiste et signe en affirmant avoir «  toujours pu
compter sur les doigts d’une main le nombre de non-Blancs » pendant les
réunions des milieux cinématographiques français.

1 CELINE Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, op.cit, p.139


2 CELINE, Louis-Ferdinand, op.cit, p.142
3 CAMUS, Albert, Journaux de voyage, Folio Gallimard, Paris, p.81.
4 GARY, Romain, Les Racines du ciel, Folio Gallimard, Paris, p.319.
5 « Deux, qui paraissent âgées de 30 à 35 ans, sont les deux filles : l’une couchée sur une natte à l’air
très méchant : l’autre est affalée sur le lit de sa mère, à côté de celle-ci qui est assise, et me regarde
ou regarde dans le vide, aussi belle, à la lettre, qu’une belle vache (il n’y a pas de quoi rire). Il y a
aussi une jeune fille toucouleur qui entre et sort de temps en temps, s’assied, elle aussi sur le lit, aussi
jolie celle-là qu’une vulgaire gazelle à la lettre, et sans qu’il y ait non plus de quoi rire », L’Afrique
fantôme, op.cit., p.95
6 L’organisation parraine l’exposition Nous et les Autres, Des préjugés au racisme. Celle-ci se tient
au musée de l’Homme de Paris en 2017 et 2018. Voir nousetlesautres.museedelhomme.fr/ En 2021,
l’Unesco soutient également, en partenariat avec la Ligue pour l’enseignement et le muséum national
d’histoire naturelle, l’album édité chez Casterman Comment devient-on raciste ? réalisé par Ismaël
Méziane, Carole Reynaud-Paligot, Evelyne Héyer.
7 Valérie Lermercier, elle est Blanche, elle est raciste, elle devient… Noire ! Regardez ! Pure People,
31 octobre 2008.
8  Émeline Amétis, Le fait de se grimer en Noir est raciste en France aussi, slate.fr, 23  novembre
2016.
9  Michel Leeb insulte Soprano  : le chanteur à deux doigts de lui mettre «  une patate  », Public,
23 avril 2020.
10 2,1 millions de vues sur YouTube.
11 SECK Ibrahim, Les meilleures histoires de l’humour cannibale, Mengès, Paris, 1978.
12 Christophe Carrière, Omar Sy : « je ne veux pas être le noir à la mode », Interview, L’Express,
22 février 2012.
13 Noire n’est pas mon métier, Collectif, préface d’Aïssa Maïga, Le Seuil, 2018, 128p.
14 Noire n’est pas mon métier, op.cit p.78 et 79.
7

Restitution des œuvres d’art : une obole

Pays de domination, la France ne soigne pas seulement ce lien de


subordination par son arrogance ou la reconnaissance archaïque de pouvoirs
antidémocratiques. Elle s’est octroyée, grâce au pillage de milliers de pièces
dans les territoires conquis, un droit absolu sur la mémoire vive, les
croyances et la spiritualité des populations des espaces considérés. Un droit
dont l’inaliénabilité a été érigée en principe imprescriptible. Ce dernier est
rappelé par la loi du 4 janvier 2002 et inscrit dans le droit, plus précisément
dans le code du patrimoine en son article 451-5 : « Les biens constituant les
collections des musées de France appartenant à une personne publique font
partie de leur domaine public et sont, à ce titre, inaliénables ». Résultat : les
Africains, qui n’en sont pas à une avanie près, apprennent davantage de leur
histoire, de leurs rites ancestraux ou des expressions artistiques de leurs
civilisations en se rendant au Louvre ou au Quai Branly ‒ Jacques Chirac à
Paris que dans un musée situé dans leur propre pays.
La restitution des œuvres dérobées comme des trophées durant la
colonisation, ou à la faveur de fouilles, aurait dû faire partie intégrante du
kit de l’humanisme français une fois les indépendances décrétées. Ce geste
aurait permis aux populations fraîchement souveraines de se réapproprier
leur passé pour mieux projeter leur futur. Il n’en a rien été. Sertis de textes
réglementaires, fauteuils et trônes royaux, statuettes songhaï, masques
zoomorphes baoulés, sceptres, figures ancestrales dogon et autres sépultures
sont à jamais promis à la curiosité de populations et de touristes heureux
«  de voir l’Afrique d’il y a 500 ans ou 1000 ans  », comme le note
Emmanuel Macron, à Ouagadougou. Pour s’imprégner de leurs cultures
prolifiques les Africains ont toujours le loisir de s’acheter un billet d’avion.
Ils pourront en prime contempler la tour Eiffel. Pour la France, il est bien
plus acceptable de rendre au Nigéria une statuette de la civilisation Nok
saisie par les douanes de l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle comme le
fait François Hollande lors de sa visite à Abuja, en février 2014, que de
restituer les fruits d’une extorsion de force à grande échelle.
Aussi ancienne que les indépendances africaines, la question de la
restitution est posée sans jamais percée le plafond de verre du droit et de la
sacro-sainte notion de bien public. Appuyés par de nombreux intellectuels,
plusieurs États attendent depuis les années 70 le voyage retour d’œuvres
sans jamais avoir pu obtenir satisfaction, ni même avoir été entendus. Aux
méfaits de la colonisation s’ajoute la dépossession culturelle pour bien
signifier le degré zéro de l’âme Noire. «  En France, alors qu’après les
indépendances l’État se mobilise à tous les niveaux pour assurer sa présence
économique, militaire, industrielle, monétaire et même scolaire, la question
des milliers d’œuvres transférées des colonies dans les musées français ne
semble guère se poser  », constatent les experts Felwine Sarr, professeur à
l’Université Gaston-Berger de Saint-Louis au Sénégal, et Bénédicte Savoy,
titulaire d’une chaire au Collège de France, professeure à la Technische
Universität de Berlin, dans le rapport qu’il remettent à Emmanuel Macron
fin 20181. Une indifférence dont l’écrivain et journaliste dahoméen Paulin
Joachim Branco de Souza se plaignait déjà, en octobre 1965, dans
«  Rendez-nous l’Art Nègre  », retentissant éditorial paru dans le magazine
Bingo. «  Nous avons longtemps été présentés comme un peuple sans
culture, ni passé. Nous n’avons jamais rien inventé ni rien su chanter. La
récupération légitime de nos arts plastiques pourra bouter le feu à ce
mensonge historique et nous donner un peu de l’orgueil de la Grèce, mère
des Arts, elle aussi spoliée comme nous ».
Le principe d’inaliénation connait de rares entorses. Comme le souligne
un rapport du haut-fonctionnaire Jacques Rigaud de 2008, la loi de 2002,
sans pour autant remettre en cause l’inaliénabilité, prévoit la possibilité de
déclasser une œuvre dans des conditions très encadrées, après l’avis motivé
d’une commission scientifique2. Les rares avancées obtenues découlent plus
de l’internationalisation des musées, symbolisée par la création du Musée
du Louvre Abu Dhabi et de la revendication pressante d’États ou de
groupes « décoloniaux », que du réveil de la conscience française. En 1997,
cette dernière ratifie certes la convention de l’Unesco de 1970 sur
l’exportation illicite de biens culturels, mais ce texte est non-rétroactif.
Outre la dépouille de la Venus Hottetote en 2002, Paris redonne également à
l’Égypte, en 2009, des fragments de la tombe d’un prince de la XVIIIème
dynastie. Ces gestes revêtent un caractère exceptionnel et contraint, Le
Caire conditionnant désormais la restitution d’œuvres avant d’accorder à
une mission étrangère scientifique l’autorisation de creuser son sol. Pour
l’Afrique noire, la problématique est plus terre-à-terre  : à en croire les
spécialistes, il n’y aurait quasiment plus rien à dénicher in situ.
Des décennies durant, administrateurs coloniaux, soldats, explorateurs
mercantiles, ethnologues tropicalisés et bigots cupides se sont chargés de
tout rafler au nom des traditions militaires, de la science et d’un amour
irrésolu pour « l’art primitif ». Une razzia culturelle qualifiée de « rapt » par
Michel Leiris, lui-même partie prenante de cette prédation comme il s’en
confie dans le journal de bord qu’il tient durant la mission ethnographique
Dakar-Djibouti mise sur pied par Marcel Griaule de 1931 à 19333. Cette
seule expédition ramène plus de 3.500 objets en recourant à des méthodes
d’extorsion et d’achat forcé que l’écrivain-ethnologue dénoncera après
coup, sans relâche. Selon les conclusions du rapport Sarr-Savoy, 90 % des
objets présents dans les colonies françaises ont été soutirés à leur
propriétaire. Bien que contesté par certains experts4, ce chiffre donne
malgré tout une idée de l’ampleur du processus d’annihilation. A moins de
dérober un pan de mur entier des grandes mosquées de Mopti ou de Bobo-
Dioulasso, dénicher des pièces d’époque en Afrique francophone relève du
miracle. Déjà exposée en raison de sa politique africaine, la France se voit
également épinglée pour ces pratiques, violations impunies du sacré sur
lesquelles elle peine à poser un regard neutre. Dans leur stratégie
d’expansion, les pays-concurrents sans passé colonial comme la Chine ou la
Russie s’engouffrent dans la brèche pour condamner ce lourd passif. Un
combat relayé par les Afro-Français, les diasporas et des structures comme
le Cran.
Emmanuel Macron entend calmer cette polémique grandissante en
rapprochant l’Afrique de son Histoire. «  Je ne peux pas accepter qu’une
large part du patrimoine culturel de plusieurs pays africains soit en France
(…) Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des
restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique »,
déclare-t-il à Ouagadougou. De cet engagement naît le rapport Sarr/Savoy.
«  La période coloniale a correspondu pour la France à un moment
d’extrême désinhibition en matière d’approvisionnement patrimonial dans
ses propres colonies, de boulimie d’objets », constatent les deux experts qui
préconisent, dans un premier temps, la restitution de pièces hautement
symboliques dérobées lors d’une conquête militaire et, à ce titre, acquises
«  de manière inéquitable  »5, ou bien collectées lors de missions
scientifiques, «  à moins que n’existe des témoignages explicites du plein
consentement de leur propriétaire ou des gardiens de ces objets »6.
Le trésor dérobé en 1892 après la mise à sac, par le commandant Alfred
Amédée Dodds, du palais du roi Béhanzin à Abomey, la capitale du
Dahomey, a valeur de priorité7. La raison est simple : avec l’Éthiopie et le
Nigéria, le Bénin est le pays le plus offensif sur le principe d’une
restitution. Les demandes n’ont même jamais cessé depuis son
indépendance. En août 2016, le ministre des Affaires étrangères Aurélien
Agbénonci adressait encore une missive aux autorités françaises pour leur
rappeler combien les pièces en question, « supports vivants de la mémoire
collective », restaient « irremplaçables » aux yeux de ses compatriotes8.
Hélas, la restitution exceptionnelle de la Venus Hottetote à l’Afrique du
Sud, pour ne pas mettre à mal la relation diplomatique avec Pretoria n’a pas
d’équivalent béninois. Le dossier Béhanzin bute immanquablement sur le
concept d’inaliénabilité. L’arrachement de ces pièces à leur destin ne
souffre pourtant d’aucune contestation possible. Le sort réservé à Béhanzin
lui-même, après le pillage de son palais, est d’ailleurs parfaitement
illustratif du fait colonial. Personnalité centrale de l’histoire dahoméenne, il
a offert une forte résistance à l’occupant jusqu’à sa reddition en 1894.
Déporté en Martinique, puis en Algérie, il meurt dans le dénuement, en
1906, sans avoir revu sa terre natale. La stature de ce monarque est signalée
dans le Bénin actuel par un monument commémoratif sur la place Goho, à
Abomey. Au moment où la France cherche à montrer sa volonté d’avancer
sur la question de la restitution, l’imprégnation de ce roi dans le récit
national rend délicat tout refus à cette procédure. De fait, Emmanuel
Macron ne peut que s’en remettre aux recommandations des deux experts
favorables à restituer « sans attendre » vingt-six pièces de ce trésor dont la
plupart (siège royal, portes du palais, statues zoomorphes, étoffes) sont
entreposées au Musée du Quai Branly-Jacques Chirac. Le sabre présenté
comme ayant appartenu au chef de guerre et chef religieux El Hadj Omar
Tall, patron de la congrégation soufie de la Tijaniyya, décédé en 1864 au
moment d’engager la conquête de l’Empire peul du Massina, ainsi que la
couronne du dais de la reine malgache Ranavalona III, viennent compléter
la liste.
Aucun texte n’encadrant ces procédures, une loi est élaborée et votée
dans l’urgence pour aliéner les objets en question9. Au cours des débats,
l’Exécutif rappelle avec empressement par la voix du ministre délégué au
Commerce extérieur et à l’attractivité Franck Riester, que ce texte adopté
par l’Assemblée nationale le 6 octobre 2020, revêt un caractère ponctuel. Il
ne remet nullement en cause le principe général d’inaliénabilité. Lors de
son passage devant le Sénat en décembre 2020, la loi est corsetée. La
chambre propose qu’une instance scientifique encadre à l’avenir d’autres
opérations similaires. Elle rejette par ailleurs le terme «  restitution  »,
lexique connoté assimilé à un vol, pour lui préférer le mot « retour ». Les
biens de Béhanzin sont rendus au Bénin fin 2021, tandis que le sabre d’El
Hadj Oumar Tall avait été solennellement remis au président Macky Sall
par le Premier ministre Édouard Philippe en novembre 2019, à l’occasion
de l’inauguration du Musée des civilisations noires construit par… la Chine.
« Ces opérations restent symboliques, mais elles changent tout », souligne
l’historienne de l’art Marie-Cécile Zinsou, présidente de la Fondation
Zinsou à Cotonou. «  Elles contribuent à ouvrir le dialogue et à construire
l’avenir. Le droit des Africains, notamment les jeunes, à accéder à leur
culture est enfin reconnu et le droit de propriété peut être remis en cause, ce
qui était impensable par le passé. »10
Toutefois, ces restitutions ne vont pas sans poser quelques soucis.
Premièrement, le sabre et son fourreau forgés en Alsace n’ont jamais
appartenu à El Hadj Omar Tall, mais plutôt à l’un de ses fils, Ahmadou,
selon plusieurs spécialistes dont des historiens sénégalais11. Deuxièmement,
les pièces restituées au Bénin ne sont pas transcendantes. Hormis les statues
zoomorphes de la cérémonie Ato ou les trônes, elles sont essentiellement
constituées de lots jugés mineurs comme un sac de cuir et un pantalon. Plus
décevant : la France interdit la sortie de son territoire du « Dieu Gou »12. Si
cette œuvre exceptionnelle n’est pas officiellement réclamée, sa renommée
est telle que la décision de la retenir suffit à créer la polémique. Mélange de
fer et de bois, cette création du forgeron yoruba Akati Ekplékendo a été
ramenée par les troupes coloniales avant de rallier le patrimoine français, en
1894, à la suite d’une donation du colonel d’infanterie Eugène Jean-Marie
Fonssagrives. Entreposée au Louvre après avoir rejoint de nombreuses
expositions dont une au Museum of Modern Art de New-York (MoMA),
cette œuvre à la dimension mystique est alors adulée du tout-Paris
artistique. Vénérée des Dahoméens qui venaient se prosterner à ses pieds en
invoquant le dieu de la guerre, elle symbolise le renouveau du musée de
l’Homme. Michel Leiris, Guillaume Apollinaire ou encore Alberto
Giacometti lui vouent une véritable fascination. Paris oppose néanmoins
une fin de non-recevoir à un retour, d’où un brin d’amertume perceptible
chez Patrice Talon. « Il est regrettable que cet acte ne soit pas de portée à
nous donner entièrement satisfaction  », déplore le président béninois au
moment de récupérer les vingt-six autres œuvres13. La France devrait être
de nouveau sollicitée concernant le « Dieu Gou » à la faveur de nouvelles
demandes officielles du Bénin. Son président entend même soumettre une
demande de « restitution globale » portant sur l’ensemble des lots détenus
par l’ex-colonisateur. Parmi ses autres propositions, le rapport Sarr/Savoy
suggère de rendre des pièces à d’autres États en tête desquels le Nigéria, le
Mali, le Cameroun mais aussi l’Éthiopie. Ce dernier pays attache une
importance capitale aux peintures sacrées exposées au Quai Branly
provenant des murs de l’Église Saint-Antoine de Gondär et ramenées
frauduleusement par la mission Dakar-Djibouti.
Malgré leurs agacements, les pays africains peuvent encore attendre
longtemps. Même si la Côte d’Ivoire a reçu une réponse favorable pour
récupérer le tambour Djidji Ayokwe des Bidjans-Ebrié, premier peuple de
la lagune Ebrié, la France ne se montre absolument pas disposée à voter une
loi ad hoc chaque fois qu’elle se sentira contrainte de restituer une œuvre, et
encore moins une loi générale libératoire de l’inaliénabilité sur l’ensemble
des objets en sa possession. Si précurseur soit-il, le travail du duettiste se
heurte à la fronde du monde muséal, des conservateurs, des mécènes et des
hauts-fonctionnaires du ministère de la Culture14. Leur rapport est traité de
«  cri de haine  » contre le concept même de musée par Stéphane Martin,
ancien patron du Quai Branly15. Autre signe de cette suprématie si
française  : les mauvaises conditions de préservation proposées par les
musées africains sont agitées comme un argument irréfutable par les tenants
du statu quo exigeant le maintien des pièces en Occident16. Si la France
procédait à la restitution de plus de 45.000 œuvres prises à l’Afrique sur les
90.000 dont elle dispose comme le préconisent les deux experts, ses musées
seraient, il est vrai, totalement vidés. D’où l’angoisse des professionnels. En
dehors du Sénégal et du Bénin, trois autres États francophones ‒
Madagascar, le Mali et le Tchad ‒ réclament officiellement des pièces. La
seule demande de N’Djaména, qui souhaite le retour de toutes des pièces
exposées au musée Quai Branly-Jacques Chirac, concerne plus de 10.000
objets. Une demande impossible à honorer, d’autant que la satisfaction
d’une telle requête ne manquerait pas d’inspirer les pays autres qu’Africains
pour réclamer, à leur tour, à en bénéficier. Cette perspective irréaliste est
balayée par la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, à l’Assemblée
nationale  : «  Ce texte n’a aucune portée générale. Il ne vaut que pour les
objets énumérés. Il n’institue aucun droit général à la restitution (…) Il n’est
en rien une remise en cause du rôle des musées qui ont accueilli ces
œuvres. »17
Comme pour le franc CFA, la question de la restitution d’œuvres
soustraites aux peuples africains représente une piètre évolution. Emmanuel
Macron souhaite encourager une politique du patrimoine à partir
d’échanges, de prêts temporaires et de restitution définitive. Qu’en ressort-il
au bout du compte ? Un bilan famélique. Les vingt-neuf pièces restituées, si
l’on tient compte du tambour des Bidjans-Ebriés, ne représentent que
0,0002  % du patrimoine africain gardé en France. Le sabre attribué à El
Hadj Omar Tall n’a jamais appartenu à son propriétaire. Quant aux œuvres
béninoises, l’accord entre les deux pays concerne des pièces
majoritairement secondaires18. Une entourloupe. Une fois de plus, Paris n’a
pas l’audace de ses ambitions en matière culturelle. Ses actions ne sont pas
associées à une obligation de moyens, encore moins de résultat. Son
implication tourne à la stratégie diplomatique matinée de sentiments
humanistes dans le but ultime de faire redescendre la tension chez les
opinions publiques et les diasporas. La prétendue aliénation d’œuvres
ressemble à s’y méprendre à une duperie.
«  Une grande partie de l’argent qui est dans notre porte-monnaie vient
précisément de l’exploitation, depuis des siècles, de l’Afrique. Pas
uniquement. Mais beaucoup vient de l’exploitation de l’Afrique. Alors, il
faut avoir un petit peu de bon sens. Je ne dis pas de générosité. De bon sens,
de justice, pour rendre aux Africains ce qu’on leur a pris », prétend Jacques
Chirac au terme de son ultime mandat, en 200719. La France reste très
éloignée du compte. Elle consent à rendre une trentaine de pièces lorsque
ses musées et leurs fonds-dormants en détiennent plusieurs dizaines de
milliers. Une obole. Avec moins d’états d’âme, la Belgique s’est engagée à
rendre à la RDC, avant 2024, les œuvres dérobées sous le règne de Léopold
II. Cette décision concerne près de 40.000 pièces entreposées au Muséum
Royal de l’Afrique centrale à Tervuren20.

1 SARR Felwine et SAVOYE Bénédicte, Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain,
Vers une nouvelle éthique relationnelle, novembre 2018.
2  www.culture.gouv.fr/Espace-documentation/Missions/Reflexion-sur-la-possibilite-pour-les-
operateurs-publics-d-aliener-des-œuvres-de-leurs-collections-Jacques-Rigaud.
3 LEIRIS Michel, l’Afrique fantôme, Gallimard, Paris, 1996, p.105 et suiv.
4 Julien Volper, Patrimoine africain, le mythe des 90 %, La tribune de l’Art, 20 janvier 2020.
5 SARR Felwine et SAVOYE Bénédicte, Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain,
p.41
6 SARR Felwine et SAVOYE Bénédicte Savoye, op.cit p.50
7  Général français né à Saint-Louis du Sénégal et commandant des troupes françaises du Sénégal,
Alfred Amédée Dodds (1842-1922) est chargé de la conquête du Dahomey. Celle-ci s’effectue de
1892 à 1894.
8 SARR Felwine et SAVOYE Bénédicte, op.cit, p.11. Voir aussi « Nos biens culturels ont une valeur
spirituelle importante », Interview d’Aurélien Abbénonci, RFI, 4 avril 2017.
9 Loi n°2020-1673 du 24 décembre 2020 relative à la restitution de biens culturels à la République
du Bénin et la République du Sénégal, www.legifrance.gouv.fr
10 Entretien avec l’auteur.
11  La première œuvre qui est «  restituée  » à l’Afrique est un objet européen, Tribune Francis
Simonis, Le Monde, 24 novembre 2019.
12 Bénin, le dieu manquant à l’appel, Vincent Noce, La Gazette Drouot, 15 avril 2021.
13  Restitutions  : Face à Emmanuel Macron l’enthousiasme mitigé de Patrice Talon, Matthieu
Millecamps, Jeune Afrique, 9 novembre 2021.
14  Martine Robert, La restitution d’œuvres d’art africaines affole le marché des arts premiers, Les
Echos, 4 novembre 2020.
15  L’ex-patron du Quai Branly dénonce un rapport prônant des restitutions massives d’œuvres à
l’Afrique, AFP, 20 février 2020.
16 Philippe Baqué, Polémique sur la restitution des objets d’art africains, Le Monde diplomatique,
août 2020, p.14-15.
17  Restitution de biens culturels au Bénin et au Sénégal (procédure accélérée), Compte rendu
analytique officiel, Assemblée nationale, 4 novembre 2020.
18  Restitution de 26 objets au Bénin, la France conserve la statue du Dieu Gou, Le Quotidien,
11 septembre 2020.
19 Martin Mateso, Jacques Chirac : « Nous avons saigné l’Afrique pendant quatre siècles et demi »,
France Info Afrique, 26 septembre 2019.
20  Restitution d’objets spoliés en Afrique  : la Belgique dévoile sa méthode, Le Monde avec AFP,
7 juillet 2021.
8

Le péril migratoire, ce mythe tenace

Soyons juste : les Français réservent aussi à l’Afrique un regard altruiste


et bienveillant. Pour preuve : ils désignent depuis plusieurs années l’acteur
d’origine sénégalaise, Omar Sy, comme leur personnalité préférée1. En
2019, 79 % d’entre eux se disent également favorables à l’appui financier
aux pays en développement après avoir affiché leur opposition2.
Apparences trompeuses. Abordez des thématiques plus clivantes comme
l’immigration et les visages, soudain, se crispent. Pour une majorité d’entre
eux, Afrique et menace migratoire vont de pair. Ces mots raisonnent comme
les deux versants de la même montagne. L’immigration est inéluctablement
reliée à la démographie de ce continent, le seul à voir sa population croître
dans de telles proportions avec un doublement attendu d’ici trois décades.
Selon les Nations Unies, l’Afrique accueillera 2,5  milliards d’habitants en
2050 contre 1,2  milliard en 2017. Ce niveau devrait dépasser quatre
milliards en 2100. En regardant de telles statistiques, la tentation est grande
de projeter à coup de tableaux apocalyptiques l’image d’une Europe
submergée3.
Dans le cas d’Emmanuel Macron, elle se trouve confortée par son
expérience au Nigéria, pays de 200  millions d’âmes appelé à en abriter
440  millions en 2050, à partir duquel la troïka sous-développement,
surpopulation, émigration semble avoir été échafaudée. Après s’être arrogé
« le droit légitime » de parler de la migration des Africains, légale comme
illicite, à Ouagadougou4, le chef de l’État français laisse libre court à ce
penchant alarmiste à la moindre interview. Faisant référence aux
innombrables boat-people tentant une traversée de la Méditerranée depuis
la Libye, la Tunisie ou le Maroc, il fait état d’un « phénomène migratoire
qui est là, et qui va durer  » devant les journalistes Edwy Plenel et Jean-
Jacques Bourdin, le 15  avril 2018, sur la chaîne BFM-TV. Cette réflexion
est de nouveau évoquée sur France 24 pendant son déplacement à Lagos en
juillet 2018, face à l’animateur Claudy Siarr : « Une écrasante majorité de
celles et ceux qui prennent la mer après des mois, voire des années
d’errances et de souffrance, ils viennent d’où  ? Nigéria, Sénégal, Côte
d’Ivoire, Guinée (…) Nous avons donc une jeunesse qui considère qu’il n’y
a plus d’espoir dans son pays, et qui n’est pas la jeunesse pauvre »5. Même
angoisse perlée dans un entretien au Journal du Dimanche, le 30 mai 2021 :
« Si on est complice de l’échec de l’Afrique, on aura des comptes à rendre
mais on le paiera cher aussi, notamment sur le plan migratoire ». En faisant
peser sur ce continent la proportion écrasante des flux de population, la
vision macronienne entretient une approche anxiogène qui s’inscrit dans la
continuité stigmatisante des discours délivrés depuis des années à des fins
de politique intérieure. Forgée par un séjour de six mois passés entre Lagos
et Abuja, cette approche puise également son inspiration dans les thèses du
journaliste-essayiste Stephen Smith, lequel prédit dans son ouvrage «  La
ruée vers l’Europe », paru en 2018, un raz-de-marée présenté comme « l’un
des plus grands défis du XXIème siècle ».
Le regard du président Macron est biaisé et réducteur. Tout comme est
douteuse sa plaisanterie sur les Kwassa-Kwassa, ces embarcations
traditionnelles utilisées selon lui, non pour la pêche, mais pour « amener du
Comorien » sur l’archipel de Mayotte déclaré 101ème département français,
en 20116. Ce rabaissement des habitants des Comores à des ballots de foin
et à des boîtes de conserve ne fait qu’entretenir un mythe populiste : celui
du caractère intrinsèquement invasif de l’immigration africaine, lui-même
facteur de l’ostracisation de ces populations par bon nombre de Français ou
de leur catégorisation dans le registre « menace ». Parce qu’ils prennent leur
source dans les pays les plus pauvres de la planète, ces mouvements de
populations considérées comme sous-éduquées et non qualifiées s’avèrent
consubstantiellement dangereux. Synonymes d’ensauvagement, ils
nécessitent d’être canalisés, maîtrisés. Immigration et Afrique deviennent
les inconnues d’une équation dont le résultat chemine avec la peur. Peur que
ce continent vu par le même Stephen Smith, dans un précédent livre,
comme «  un paquebot démographique à la dérive  »7, vienne échouer ses
fonds de cale sur les paisibles plages grecques, italiennes, françaises ou
espagnoles. Peur d’un déferlement d’Africains si nombreux qu’on ne
pourrait plus en contenir le volume. Par la reprise de ces arguments
populationnistes, le successeur de François Hollande sert à bon compte le
registre éculé de la classe politique française.
Jacques Chirac se fait le premier l’écho du danger potentiel induit par
l’absence de perspectives pour ces populations bouillonnantes. «  Si cette
jeunesse, qui attend qu’on réponde à ses besoins, qui ne doute pas à son âge
qu’on répondra à ses besoins, venait à être déçue, alors cette chance
deviendrait un lourd défi à relever et serait porteuse de beaucoup de drames
pour demain », lance-t-il depuis le Niger le 23 octobre 2003, après avoir pu
apprécier les hordes d’enfants venues l’accueillir sur des kilomètres entiers
entre l’Aéroport international Diori Hamani de Niamey et l’hôtel Gaweye
de la capitale, où il doit passer une nuit. Autre avertissement sans frais le
lendemain au Mali  : «  Si cette jeunesse est rejetée, et çà c’est la
responsabilité de la communauté internationale, alors elle sera
excessivement dangereuse. »8 Le discours prononcé deux ans plus tard dans
le même pays pour le 23ème sommet Afrique-France de Bamako précisément
consacré à la jeunesse africaine, enfonce le clou  : «  Rien ne serait plus
dangereux que de laisser les jeunes Africains sur le bord de la route. S’ils
devaient prendre la voie sans issue de la contestation violente ou des idéaux
extrémistes, l’Afrique serait en grand péril et le monde en danger certain de
déséquilibre. » En ce début de XXIème siècle la vision effrayante accolée à
ces populations désillusionnées devient tellement à la mode qu’une porte-
parole, la Camerounaise Marie Tamoigo Nkom, est chargée de délivrer un
message aux cinquante-trois présidents et chefs de gouvernements présents
dans la capitale malienne. Devant le parterre de dignitaires, elle croit utile
d’avertir  : «  Si les politiques ne s’occupent pas de la jeunesse, le vent du
changement en contexte démocratique conduira la jeunesse à s’occuper des
politiques ».
Emmanuel Macron adopte ce registre sans grande originalité. Cauchemar
potentiel à venir, les jeunes africains représentent l’antienne du moment.
Immigration et Afrique semblent si imbriquées que Nicolas Sarkozy va
jusqu’à les regrouper dans un même méga-ministère de l’Immigration, de
l’intégration, de l’identité nationale et du co-développement. Objectif : faire
en sorte que les actions et les budgets consacrés au développement puissent
dissuader les Africains de quitter leur pays tout en facilitant les procédures
de retour ou de renvoi des ressortissants illégaux. De cette politique naît un
ensemble de textes législatifs sur la «  gestion concertée des flux
migratoires » approuvés par plusieurs États, y compris les plus improbables
qui, comme le Gabon, ne posent aucun problème au regard du nombre
insignifiant ‒ à peine 10.000 en 2018 ‒ de ses concitoyens en France9.
Thème central du débat politique hexagonal, l’immigration subsaharienne
laisse entrevoir l’inquiétude de François Hollande à Dakar en 2012 : « Vous
avez une jeunesse qui, je le sais, attend beaucoup et parfois attend trop
longtemps. Nous avons le devoir, les uns et les autres, de lui répondre. »10
Les discours empruntent le même fil rouge calqué sur les statistiques
onusiennes. Avec 2,2 milliards d’habitants, en 2050, l’Afrique fournira plus
de 22  % de la population mondiale, contre 17  % actuellement, avec une
supposée irrépressible envie de bouger. Stephen Smith n’affirme-t-il pas
que l’Europe sera peuplée, à la même date, de 25 % de subsahariens ? La
boussole migratoire s’affole. Fidèle à son image, ce continent effraie autant
qu’il rebute. Pourtant, à y regarder de plus près, les projections les plus
sérieuses s’avèrent peu en phase avec un tel scenario. Pendant que les partis
politiques huilent les gons de la machine à fantasmes, la réalité des
migrations subsahariennes est très éloignée des représentations que l’on
peut s’en faire. A rebours des argumentaires sur un débordement, les
meilleurs spécialistes de la question opposent une lecture réaliste éloignée
de celle des exégètes d’une Afrique des ténèbres. Pour François Héran,
professeur de la chaire « Migrations et sociétés » au Collège de France, la
proportion d’Africains dans la population européenne sera «  cinq fois
moindre » au milieu du XXIème siècle que les 25 % annoncés11.
Le système de vases-communicants entre une Afrique en surchauffe et
une Europe vieillissante peine à convaincre. Plusieurs raisons sont
avancées. D’une part, les subsahariens émigrent peu par rapport aux autres
populations du Globe en raison même de leurs capacités financières
limitées, y compris dans une Afrique « émergente ». Ceux qui émigrent le
font prioritairement en Afrique. Les projections des Nations Unies
établissent la part de cette population, par rapport à la population
européenne, à 4 %. « Il ne suffit pas d’aspirer à émigrer. Il faut en avoir les
moyens. Or, le capital humain reste trop faible en Afrique subsaharienne
pour que l’émigration hors de la région prenne son essor. Les diasporas du
Niger, du Tchad ou du Mali ne dépassent pas 2 % de la population française
(…) A peine 1  % de la population nigériane vit à l’étranger  », explique
François Héran.
Si l’on s’en tient aux projections de la Banque mondiale, du FMI et de
l’OCDE, les poids des subsahariens augmenterait en Europe, «  mais dans
des proportions qui n’ont rien de bouleversant », selon le démographe. Ces
populations ne représenteraient que 2,9  % de la population française en
2050 contre 1,5  % actuellement. Ce constat est corroboré par l’Institut
Montaigne : « Les Africains émigrent relativement peu. L’Afrique est ainsi
le continent qui comprend les flux migratoires les moins élevés en
proportion de la population totale  », écrit le think-tank en 2018. «  La
proportion d’Africains vivant à l’étranger était de 1,1  % en 1990 et de
1,4  % en 2015. Les Africains représentent 16,6  % de la population
mondiale mais seulement 14,1  % des immigrés dans le monde, soit
36,3  millions de personnes. Lorsqu’ils émigrent, c’est d’abord vers leur
voisinage. »
Bonne nouvelle : les Africains ne devraient donc pas envahir l’Europe !
Toutefois, la vérité rétablie par François Héran et consorts imprègne bien
moins le grand public que les productions irrationnelles de l’esprit suscitées
par la vue des assauts de quelques centaines d’Africains sur les barbelés des
enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, au Maroc. Cela ne signifie
évidemment pas qu’il faille escamoter le facteur démographique au regard
des tendances annonciatrices de crises profondes sur le continent africain.
Outre le Nigéria, cinq autres États dépasseront 100 millions d’habitants en
2050  : l’Ethiopie, la République démocratique du Congo, la Tanzanie,
l’Ouganda et l’Égypte. Avec des projections à 240 millions d’habitants, les
pays du G5 Sahel (Mauritanie, Niger, Mali, Burkina Faso et Tchad) font
figure de «  bombe démographique »12. Ces nouvelles populations devront
trouver à s’éduquer, à se nourrir, à se soigner, à s’employer sous peine de
former des vagues migratoires sans précédent en Afrique même. Mais pour
préoccupantes que puissent être ces perspectives, l’Europe sera
« impactée » à la marge, loin du catastrophisme ambiant.
Immigration rime avec déraison. Le regard sur les subsahariens vivant en
France n’est pas moins dénaturé. En 2019, les immigrés représentent
6,6  millions de personnes13, soit à peine à 10  % de ses 67  millions
d’habitants14. 46,5  % de ces immigrés (3,1  millions) sont originaires
d’Afrique dont 2,2  millions d’Afrique noire15, soit 3  % de la population
française. Les Nigérians, les Ivoiriens, les Guinéens évoqués par Emmanuel
Macron forment une somme infime, y compris du point de vue de
l’immigration illégale. « Si les effectifs des immigrés originaires du sud du
Sahara ont notablement progressé en France, c’est qu’ils étaient très peu
nombreux dans les années 60 », note l’Ined. « Malgré cette progression, ils
demeurent une minorité à la fois dans les flux et dans les stocks de
population, y compris lorsque l’on prend en compte les personnes en
situation irrégulière. »16
Ce constat se confirme lorsqu’on élargit l’observation aux trente-sept
membres de l’OCDE. Le nombre de migrants africains de plus de quinze
ans dans cet ensemble a progressé entre 2000 et 2016, passant de 7,2 à
12,5 millions, soit 10,4 % des 121 millions de migrants dans le monde. Les
corridors étant déterminés par la langue, la France reste le principal pays
récipiendaire de cette immigration en raison des flux en provenance du
Maghreb, mais son poids décline. «  La France reste le principal pays de
destination de la diaspora africaine, mais sa part s’est considérablement
réduite, passant de 30  % des migrants africains installés dans les pays de
l’OCDE en 2015/16 contre 38  % en 2000/01  », souligne une étude de
l’organisation économique publiée en 2019, en partenariat avec l’AFD17.
Avec l’Espagne, les États-Unis enregistrent la plus forte progression sur la
même période. L’Allemagne, l’Italie ou encore les pays scandinaves attirent
de plus en plus. La France de moins en moins. Hormis le Maghreb, les plus
forts mouvements migratoires d’Afrique dans cet espace économique
proviennent des pays anglophones et lusophones. En 2016, le nombre de
migrants subsahariens dans les pays de l’OCDE s’établit à 710.000
Nigérians  ; 635.000 Sud-africains  ; 425.000 Éthiopiens  ; 409.000
Ghanéens ; 357.000 Somaliens ; 280.000 Congolais ; 219.000 Angolais ou
encore 191.000 Zimbabwéens. Conclusion : plutôt que de choisir la France,
les migrants vont prioritairement vers les pays où l’anglais est le plus
couramment parlé.
Toujours en 2016, les populations originaires d’Afrique francophone dans
les mêmes pays-membres de l’OCDE sont dominées par les maghrébins
avec une écrasante proportion de Marocains (2,9  millions) et d’Algériens
(1,5 million) suivis par les Tunisiens (626.000). Viennent ensuite le Sénégal
(311.000), le Cameroun (202.000) et la Côte d’Ivoire (184.000). Confirmant
la littérature sur le rapport migration/niveau de vie, les pays sahéliens
produisent très peu de migrations, selon l’OCDE. En 2016 vivaient en
Europe  : 103.000  Maliens  ; 36.000  mauritaniens  ; 27.000 burkinabè  ;
15.000 Nigériens et 14.000 Tchadiens. Quant aux Guinéens chers au
président Macron, ils ne sont que 89.000, dont une part limitée sur le sol
français. «  La croissance démographique africaine est encore loin de se
traduire par un accroissement équivalent de la migration vers les pays de
l’OCDE », conclut l’étude.
Aggravées par les adeptes de la théorie du «  grand remplacement  » qui
bouleverserait à jamais le contrat social français, les visions rétrécies
portent une lourde responsabilité sur le regard plaqué sur ces populations. Il
en résulte deux effets immédiats. D’une part, celles-ci sont raccrochées à
des phénomènes toxiques comme l’insécurité, les trafics de drogue ou le
terrorisme. Il suffit qu’une coupure de presse fasse le rapprochement entre
trafics de crack à Paris et les « modous » du Sénégal pour que l’ensemble
des ressortissants de ce pays y soient associés18. D’autres part, ces clichés
forgent chez les Africains une image de plus en plus altérée de la France,
«  terre d’inaccueil  » et patrie de plus en plus virtuelle des Droits de
l’homme. Les statistiques ne trichent pas : si ce pays reste une destination
de l’immigration africaine, le niveau de celle-ci chute significativement.
Malgré le partage commun de la langue, les francophones privilégient
d’autres destinations. « Dans un monde interconnecté, ils suivent tout ce qui
se passe en France et cela ne va pas sans désillusion  », commente Gilles
Yabi. « Lorsque les sujets sur l’immigration dominent les débats, lorsqu’une
loi sur l’immigration est adoptée quasiment chaque année, lorsque
immigration et insécurité sont étroitement associées par les états-majors
politiques, cela n’améliore absolument pas la perception qu’ils se font de ce
pays. Ils y voient surtout du mépris »19. D’une année à l’autre, les politiques
dissuasives éloignent l’idée même de tenter sa chance pour venir étudier ou
travailler dans l’Hexagone. «  Vue d’Afrique, la France semble stigmatiser
les communautés noires et musulmanes  », estime le journaliste Issoufou
Apollo Boube. «  Les politiques migratoires de la France ont des
conséquences désastreuses sur sa perception, qui plus est au regard du
sacrifice consenti par nos aînés dans l’effort de guerre. Les Africains
aspirent à être mieux considérés ».
D’autant qu’il est établi que ces immigrés rencontrent les plus grandes
difficultés dans leur condition de vie, une fois établis en France. Il en est de
même pour leurs descendants. En plus du contexte d’insécurité ressenti20,
leur relégation est une réalité admise par tous les instituts nationaux
d’observation. En 2008, l’Insee note déjà que « les descendants d’immigrés
d’origine européenne ont un niveau de vie proche de celui des Français de
parents nés français tandis que les descendants d’immigrés originaires
d’Afrique ont un niveau inférieur en moyenne de 30  %  »21. La même
année, 21,1  % des descendants d’immigrés, dont une partie majoritaire
d’Africains, vivent sous le seuil de pauvreté. L’insécurité économique
s’impose22. L’accès à l’emploi est particulièrement discriminant.
Une autre étude de l’Insee datée de 2012  montre que 82  % des enfants
issus de parents immigrés européens ont un emploi stable cinq ans après la
fin de leurs études contre 61 % pour les descendants d’immigrés africains.
Seulement 14 % de ces derniers atteignent le statut de cadre. Et à l’étude de
faire référence aux freins socioculturels qui font l’intersectionnalité dont ces
populations sont les victimes. «  Leurs parents sont plus souvent d’origine
modeste, ils sont plus souvent sans emploi, et résident beaucoup plus
souvent que les autres dans des quartiers défavorisés. Le parcours scolaire
des descendants d’immigrés d’Afrique est plus chaotique et les conduit en
plus grand nombre vers les niveaux de qualification les plus bas et les plus
exposés au chômage et à la précarité.  »23 Cette analyse persiste dans le
temps. «  A l’instar des Beurs, les Blacks connaissent de plus en plus une
marginalisation produite par un double handicap  : la non-insertion
professionnelle et l’origine étrangère qui les rendent, aux yeux de certains,
réfractaires aux normes locales de comportement  », note le sociologue
Mahamat Timera dans la revue Politique Africaine24.
Ce contexte est mis en évidence au sein de nombreuses municipalités
françaises. Pour mettre en place sa stratégie de lutte contre les
discriminations à l’horizon 2023, la ville d’Évry-Courcouronnes dans le
département de l’Essonne s’appuie sur une vaste enquête réalisée sur son
territoire en 2020, en partenariat avec le laboratoire de sociologie de
l’Université d’Évry. Durant plusieurs mois, des centaines de personnes ont
été amenées à s’exprimer à travers une série de questionnaires et
d’entretiens. Il ressort de cette étude que les faits discriminatoires sont
omniprésents et banalisés. Selon le format de réponse, 75 à 100  % des
répondants affirment en avoir été victimes ou témoins, 35  % en ont vécu
souvent ou très souvent, 43  % de temps en temps et 19  % rarement. Les
discriminations liées aux origines font apparaître un lien très fort avec la
couleur de peau (langue, culture, nom, accent), ce qui renvoie à
l’impossibilité de se sentir réellement français, mais également avec le
logement (question des origines, refus de location ou de vendre d’un bien
immobilier), avec la rue (contrôle au faciès) ou encore avec le milieu
scolaire (relégation, moqueries). Selon la même étude, il découle de ce
phénomène un sentiment de vulnérabilité, une montée du repli sur soi, voire
de la défiance.
Ces fragilités sont également soulignées par les décomptes macabres de
la Covid-19 en France. Entre les bulletins quotidiens du ministre de la Santé
Olivier Véran et la verbosité du corps médical durant cette période, le
phénomène est passé inaperçu  : si les Africains vivant en Afrique ont été
relativement plus épargnés par la pandémie que le reste du monde, ceux qui
vivent en France ont été, en revanche, les premières victimes. Alors que le
nombre global de décès a cru dans le pays de 9  % en 2020 par rapport à
2019 (669.000 cas pour 613.000 un an plus tôt), ce taux a atteint 17 % chez
les populations immigrées. Il s’établit à 21  % pour les Maghrébins et à
36  % pour les subsahariens25. Une tendance particulièrement remarquée
lors de la première vague en mars-avril 2020. Le nombre de morts
maghrébins est multiplié par plus de deux par rapport à 2019 (8.300 décès
contre 5.400 en mars-avril 2019). Pour les subsahariens, la situation est
encore plus dégradée  : 2.000 d’entre eux décèdent au cours de ces deux
mêmes mois contre 900 un an auparavant à la même période, soit une
hausse de 114 % de décès. L’Insee, qui base ses statistiques sur l’état-civil,
ne fait pas forcément le rapprochement avec les conditions de vie.
Toutefois, la relation est difficilement récusable. Exclusion, racisme,
chômage, précarité : la quadrature du cercle.
Le sort réservé aux étudiants noirs n’est pas plus motivant. « La France
n’est plus du tout attendue. Pire, elle ne fait plus rêver. La jeunesse africaine
a compris que la politique des visas obérait toute perspective. Elle va se
former au Canada, en Allemagne, aux Émirats Arabes Unis, aux États-Unis
ou en Chine. Il s’agit d’un vrai désamour  », estime Denise Epoté26. Paris
demeure un pôle d’attraction pour les étudiants étrangers27, mais son rang
s’étiole face aux autres grands pays d’accueil devenus plus dynamiques. En
2020, la France se situe en sixième position des pays plébiscités, en recul de
trois places par rapport à 2012. A l’image des chiffres du commerce
extérieur, l’Allemagne et la Russie la devancent dorénavant dans ce
classement. Le trio de tête dominé par les États-Unis, le Royaume-Uni et
l’Australie ne bouge pas. Comme pour l’immigration, l’Afrique
subsaharienne affiche une certaine modestie concernant les mouvements de
sa population estudiantine. En 2018, celle-ci ne représente que 9  millions
des 222  millions de personnes au niveau mondial. Sa part augmente
néanmoins plus vite que toutes les autres zones. 46  % des étudiants
étrangers présents en France sont originaires d’Afrique. Sur le terrain, leur
gestion relève des ambassades, puis du réseau Campus France. Fort de 260
antennes dans 127 pays, cet Établissement public industriel et commercial
(Épic) est chargé depuis sa création, en 2010, de promouvoir
l’enseignement supérieur à l’extérieur, et d’accueillir les étudiants et
chercheurs étrangers sur le sol national. En 2018, le nombre d’étudiants
subsahariens dans l’Hexagone s’établit à 50.000, en hausse de 20  % par
rapport à 201228. Ils représentent seulement 14  % des 358.005 étudiants
enregistrés contre plus de 25  % pour les maghrébins. Ils proviennent
essentiellement du Sénégal, de Côte d’Ivoire, du Cameroun, du Congo, de
Madagascar et de Guinée29. La plus forte poussée d’étudiants subsahariens
ces dernières années s’est située aux États-Unis (+ 33 % de 2012 à 2017).
«  Plusieurs pays comme la Chine, l’Arabie saoudite ou la Turquie se sont
récemment distingués par une croissance rapide d’étudiants africains
accueillis », note Campus France.
Les statistiques des doctorants sont plus alarmantes. Avec un nombre de
25.000 en 2019-2020, la France se positionne au troisième rang du
classement de l’OCDE. Sur les dix premières destinations internationales,
elle est le seul pays à enregistrer une baisse entre 2013 et 2018 (-9 %). Sur
la même période l’Allemagne enregistre une hausse de 57  %. C’est
précisément au moment où le volume d’étudiants subsahariens croît au
niveau mondial que Paris décide de restreindre leur nombre par une
explosion des frais universitaires au terme d’une nouvelle «  stratégie
d’attractivité  » soutenue, fin 2018, par le Premier ministre Édouard
Philippe. Cette initiative connue sous le vocable paradoxal « Bienvenue en
France ‒ Choose France  » frappe au porte-monnaie. Elle instaure un tarif
d’inscription prohibitif pour les étudiants non-Européens. Ces derniers
doivent débourser jusqu’à seize fois plus que les Européens30. Les premiers
paient moins de 300 € pour un master alors que les seconds doivent
désormais acquitter 4.000 €. Les Africains sont principalement visés. Sur le
même schéma que la formation des militaires en France, la logique se veut
dissuasive. Elle doit inciter les étudiants à rester en Afrique. Des
programmes de renforcement des capacités des enseignements supérieurs
locaux à l’image du Partenariat avec l’Enseignement supérieur Africain
(PEA) appuient cette stratégie. Dix-huit pays subsahariens sont éligibles à
ce projet qui associe l’AFD, Campus France et l’Agence Nationale de la
Recherche (ANR). Malheureusement, ces programmes sont trop aléatoires
pour améliorer la situation. «  Cette offre nouvelle va fonder des
coopérations durables, mais elle n’atténuera que de façon marginale la
demande des étudiants africains d’effectuer une partie de leurs études à
l’étranger  », estime le député Vincent Ledoux du groupe Agir Ensemble
rapporteur en 2021, au nom de la commission des finances de l’Assemblé
nationale, des crédits du programme Action extérieure de l’État sur ces
questions31.
Des décennies s’écouleront avant que la finalité de ces nouveaux
dispositifs ‒ Offrir aux étudiants africains la possibilité de trouver dans leur
pays ou leur région des formations de qualité, dès la licence ‒ se réalise32.
La raison se trouve dans le sous-investissement chronique de
l’enseignement supérieur africain. Faiblement équipées, les universités
trainent en queue de peloton des classements mondiaux et s’avèrent
impuissantes à accompagner la hausse attendue de la demande. La première
université africaine répertoriée dans l’édition 2021 du QS World University
Ranking ne figure qu’en 220ème position. Il s’agit de l’Université de Cape
Town. La second, l’Université du Witwatersrand à Johannesburg, est au
403ème rang. Si les étudiants subsahariens sont naturellement tentés de
quitter leur pays pour s’instruire, la restriction de leurs conditions d’accueil
en France les déroute sur d’autres pays. La chute des inscriptions n’en est
que plus forte33. «  La mission a été régulièrement alertée sur le fait qu’y
compris en Afrique francophone, les élites locales préfèrent de plus en plus
effectuer leurs études supérieures dans le système universitaire anglo-saxon
plutôt qu’en France », constate le rapport Gaymard34.

1  Guillaume Descours, Omar Sy devient la personnalité préférée des Français, Le Figaro, 14  août
2016.
2  Agence française de développement, Les Français et la politique d’aide au développement, CSA
Research, Paris, 10 avril 2019. 28 p.
3 LAULAN Yves-Marie, Afrique, cauchemar démographique, Actes du colloque du 21 mai 2015 de
l’Institut de géopolitique des populations, Paris, L’AEncre, 2015.
4 « Parce que le sujet des migrations en Afrique me concerne, parce qu’il finit aussi en Europe, et
donc ça concerne mes concitoyens donc j’ai le droit d’en parler  », Emmanuel Macron, Discours à
l’Université d’Ouagadougou, 28 novembre 2017.
5 Vidéo consultable sur YouTube.
6  Une plaisanterie de Macron sur les Comoriens suscite l’indignation, Le Figaro avec AFP, 3  juin
2017.
7 SMITH Stephen, Négrologie, pourquoi l’Afrique meurt, Fayard, Paris, 2004.
8  Point de presse conjoint de Jacques Chirac et Amadou Toumani Touré sur la démocratisation du
Mali, le développement des ressources en eau, le nouveau partenariat pour le développement de
l’Afrique (Nepad) et le meurtre du journaliste Jean Hélène, Tombouctou, 24 octobre 2003.
9 Loi n°2008-569 du 19 juin 2008 autorisant l’approbation de l’accord entre le gouvernement de la
République française et le gouvernement de la République gabonaise relatif à la gestion concertée
des flux migratoires et au développement, www.legifrance.gouv.fr
10 François Hollande, Déclaration sur les relations entre la France et l’Afrique, Dakar, le 12 octobre
2012.
11  HERAN François, «  l’Europe et le spectre des migrations subsahariennes  », Population &
Sociétés, n°558, Institut national d’études démographiques (Ined), septembre 2018.
12 Laurence Caramel, « Le Sahel est une bombe démographique », Entretien avec Michel Garenne,
Le Monde, 16 janvier 2017.
13  Selon le Haut Conseil à l’Intégration (HCI), est considérée comme immigrée une personne née
étrangère à l’étranger et résidant en France.
14  A raison de 4,2  millions d’immigrés de nationalité étrangère et 2,5  millions d’immigrés
naturalisés français.
15 Source : Ined.
16  En 1962, les immigrés subsahariens en France n’étaient que 20.000 contre 570.000 en 2004.
LESSAULT David et BEAUCHEMIN Cris, Les migrations d’Afrique subsaharienne en Europe, un
essor encore limité, Population et Sociétés, n°452, Ined, janvier 2009.
17 OCDE/Agence française de développement, Quelles évolutions des migrations africaines vers les
pays de l’OCDE, Note d’information sur les données migratoires, n°5, juin 2019.
18  Trafic de crack à Paris  : sur la piste des «  modous  » à Stalingrad, Stéphane Johany, Journal du
Dimanche, 22 décembre 2020.
19 Entretien avec l’auteur.
20  Fadwa Islah, «  Les hommes noirs et les arabes ne sont pas en sécurité en France  », Interview
d’Assa Traoré, Jeune Afrique, 5 février 2021.
21 LOMBARDO Philippe et PUJOL Jérôme, « Le niveau de vie des descendants d’immigrés » in Le
revenu et le patrimoine des ménages, Edition 2011, mai 2011, Insee, p.73-81.
22  GOSSELIN Anne, DESGREES DU LOU Annabel, LELIEVRE Eva, LERT France, DRAY-
SPIRA Rosemary, LYDIE Nathalie, Migrants subsahariens  : combien de temps leur faut-il pour
s’installer en France  ? Institut national des études démographiques (Ined), Population & Sociétés,
n°533, mai 2016.
23  JUGNOT Stéphane, «  L’accès à l’emploi à la sortie du système éducatif des descendants
d’immigrés » in Dossier, Immigrés et descendants d’immigrés, Edition 2012, Insee, pp.61-71
24 TIMERA Mahamet, « La migration africaine en France » in La France et les migrants africains,
Politique Africaine, n°67, Karthala, juillet 2013, pp.41-47.
25 Décès en 2020 : hausse plus forte pour les personnes nées à l’étranger que celles nées en France,
surtout en mars-avril, Insee Focus n°231, avril 2021. Voir aussi : Une hausse des décès deux fois plus
forte pour les personnes nées à l’étranger que pour celles nées en France en mars-avril 2020, Insee
Focus n°198, juillet 2020.
26 Entretien avec l’auteur.
27  Tel que défini par l’Unesco et l’OCDE, un étudiant en mobilité internationale a traversé une
frontière afin de poursuivre ses études ou s’inscrire à un programme d’enseignement en dehors de
son pays d’origine.
28 CAMPUS FRANCE, La mobilité des étudiants dans le monde, Étude, février 2020.
29 En 2018-2019, étudiaient sur le sol français 12.415 Sénégalais, soit 3 % des étudiants étrangers,
8.418 Ivoiriens (2  %), 7.445 Camerounais (2  %), 5.546 Congolais (2  %), 4.970 Gabonais (1  %),
4.383 Malgaches (1 %) et 4.199 Guinéens (1 %).
30  Mélany Procolam, Hausse des frais universitaires en France  : quel impact sur les étudiants
africains ? Jeune Afrique, 30 juillet 2020.
31 Vincent Ledoux, « Nous devons assumer une large part d’Afrique ! », Tribune, Le Point, 2 juin
2021.
32  La présentation de ce programme est consultable sur le site de l’Agence Nationale de la
Recherche (ANR), www.anr.fr
33 Amaëlle Brignoli, Avec la hausse des frais universitaires, les étudiants africains moins attirés par
la France, Le Monde, 7 juin 2019.
34 GAYMARD Hervé, Relancer la présence économique, op.cit. p.157.
9

Méconnaissance des mondes Noirs

Casser les préjugés raciaux et donner la possibilité aux Français


d’acquérir une connaissance plus pointue de l’Afrique, tel est le double
enjeu de la saison Africa2020 lancée par Emmanuel Macron sous la
direction de l’architecte N’Goné Fall. Partant du principe que ses
concitoyens ne connaissent ce continent qu’à travers les arts premiers ou
«  les visions d’archéologues  », le chef de l’État entend profiter du 60ème
anniversaire des indépendances pour changer les regards réciproques. Une
volonté inspirée de François Hollande1. Annoncé à Ouagadougou puis
officialisé depuis Lagos, cet événement veut ouvrir les savoirs en
multipliant les performances culturelles dans l’Hexagone. «  La jeunesse
française connaît très mal l’Afrique, elle commence à en connaître la
littérature, mais elle en connaît mal la peinture, la vitalité théâtrale,
cinématographique, sculpturale, la richesse de toute la création artistique »2.
L’épidémie de Covid-19 a raison de cet événement. Prévu de juin à
décembre 2020, il est reporté de juillet à décembre 2021 avec une résonance
contrariée. D’autres priorités accaparent les Français à peine sortis de
plusieurs mois de confinement et de tension sanitaire. Le respect scrupuleux
du calendrier n’aurait, de toute façon, pas fondamentalement changé la
donne.
En voulant s’attaquer aux stéréotypes, Emmanuel Macron et ses
conseillers plongent dedans à pied-joints. Sous prétexte de vouloir
moderniser l’image du continent, il est proposé de mobiliser musiciens,
écrivains, sportifs et danseurs, histoire de montrer que l’Afrique produit du
talent. Comme s’il y avait des doutes. Comme s’il fallait encore apporter la
preuve que rien ne la distingue, sur ce plan, du reste du monde. Africa2020,
c’est l’expression ultime d’une exposition post-coloniale. Montrer aux
Français que les Africains sont leurs égaux. Qu’ils sont tout aussi capables
d’inventivité et de créativité. Qu’ils pratiquent le sport, le théâtre, le cirque
ou qu’ils donnent corps à des courants littéraires. Cette occasion aurait pu
être utilisée aux exposés d’historiens, de philosophes, de linguistes, de
politologues pouvant expliquer, à l’occasion de conférences-débats, le
fonctionnement de l’État africain ou la géopolitique de ce continent. On
leur préfère les folklores bigarrés et souriants insuffisants à combler le
déficit de connaissance.
Plutôt que de mettre cette Afrique enchantée en avant, des initiatives
gagneraient à s’attaquer avec force aux racines du mal en rappelant les
réalités que sont, entre autres, les vrais chiffres de l’immigration
subsaharienne  ; en contextualisant les œuvres au racisme affleurant  ; en
éclairant plus largement le passé français en Afrique sur le modèle des
travaux de la commission Duclert. Paris dispose d’un musée sur la Shoah.
Un lieu similaire permanent sur l’esclavage qui, au-delà d’une simple
fondation, présenterait cette période de façon objective, didactique et
documentée ne serait pas superflu. Grands et petits auraient la possibilité de
s’imprégner de cette autre tragédie. De la même manière, les autorités
françaises pourraient travailler plus vigoureusement à réhabiliter les
mémoires noires tout en assainissant l’espace public. La réorientation
volontariste de noms de rues ou de bâtiments en est un des moyens. En finir
avec les traces de zoos humains ou la perpétuation d’emblèmes coloniaux
en représente un autre. Pendant que des artistes défilent sur les scènes
hexagonales, la stèle érigée à Paris à la gloire de la colonne Marchand, face
au musée de l’Histoire de l’Immigration, est toujours bien debout. Qu’elle
ne soit pas remisée dans un grenier relève d’une bien étrange survivance.
En 2022, un monument glorifiant l’image gravée de Jean-Baptiste
Marchand, capitaine-explorateur réputé pour sa brutalité entouré de porteurs
dénudés, continue de célébrer au vu et au su de tous l’expédition qui, de
1896 à 1899, aboutit à la défaite de Fachoda. De telles traces ne peuvent
que bousculer la morale. Le défilé de talents artistiques pour porter la bonne
parole africaine ne suffit pas à la radoucir.
Au-delà d’Africa2020, l’éducation nationale reste la clef d’une
progression. La structuration d’une nouvelle pensée repose sur une refonte
de la perception de l’Afrique dans ses dimensions historique et
sociologique. Or cette initiation passe d’abord par le plus jeune public. Ce
continent est mal-perçu et incompris car très mal-enseigné. Sorti des écrans-
radars des savoirs il demeure indéchiffrable, y compris des élites qui ne le
connaissent qu’à travers les innombrables reportages de journalistes eux-
mêmes assaillis de visions prémâchées. «  La perception de l’Afrique est
l’otage de la construction intellectuelle qu’en ont faites les puissances
européennes  », rappelle l’historien sénégalais Mamadou Diouf3. Si les
sciences sociales et politiques ont réussi à se renouveler sur la question dans
les années 80 grâce à une génération flamboyante de nouveaux chercheurs
(Jean-François Bayart, Christian Coulon, Daniel C. Bach…), tel n’est pas le
cas du reste de la population française.
Le système scolaire esquive cet apprentissage. L’Afrique se présente
comme un parent pauvre écrasé sous le poids des grands ensembles
géopolitiques mondiaux. Elle est aux programmes d’histoire et de
géographie ce que les maladies tropicales sont au cursus en médecine : une
quantité négligeable. Et lorsque l’histoire africaine est abordée, c’est dans
les limites fixées par son télescopage avec le monde Occidental  : traite,
esclavagisme, colonisation, décolonisation. L’Afrique médiévale ou
précoloniale, ses systèmes politiques, ses doctrines philosophiques
longtemps cachés aux Occidentaux et son passé «  extraordinairement
fertile », comme le rappelle Claude Lévi-Strauss, sont ignorés4. Les élèves
français et leurs parents connaissent les empires Égyptiens, Incas, Aztèques,
mais ignorent tout du royaume du Kongo fondé par Lukeni lua Nimi  ; de
celui du Bénin, du Ghana, du Grand Zimbabwe ou de l’Empire Songhaï.
Abreuvés de retranscriptions misérabilistes délivrées en boucle par les
médias, ils savent finalement mieux comment les Africains meurent que
comment ils vivent. Et lorsqu’ils entendent un Marc Menant, journaliste de
la chaîne conservatrice C-News, glorifier l’épopée esclavago-coloniale
française en prime time, ils prennent cela pour argent comptant5.
En imposant un autre message dans la durée, l’Education nationale a la
possibilité d’abattre les cloisons des idées préconçues. Si la loi Taubira
permet d’approfondir les enseignements sur ces questions, ce chantier reste
en construction6. Depuis cette législation, l’élan est même retombé selon la
Fondation pour la Mémoire de l’esclavage qui se base sur une analyse de
plusieurs programmes7. Bien que l’esclavage et ses abolitions gagnent en
densité au collège depuis la reformulation des programmes de la classe de
4ème en 2016, ils demeurent encore trop marginaux dans les autres niveaux.
Ils régressent dans les cycles primaires et ne semblent abordés correctement
au lycée que dans les établissements professionnels et d’Outre-mer. «  Ce
n’est ainsi pas la même Histoire de France qui est enseignée à tous les
élèves de France lorsqu’il est question de l’esclavage  », précise la
Fondation. De plus, l’esclavage est abordé par le prisme économique
rapporté à l’essor commercial et au négoce au détriment de la dimension
sociologique (conditions de vie des esclaves, mouvements de résistance). Si
la traite Atlantique est convenablement abordée dans les manuels de
référence, celle-ci n’accorde que peu d’empathie pour les esclaves. Le
lecteur ignore tout de leurs vies et de leurs supplices. Concernant la période
contemporaine l’Afrique est passée sous silence.
Dans le chapitre du manuel Histoire et Géographie de 3ème publié chez
Nathan consacré au Régime de Vichy, à la collaboration et à la résistance, le
ralliement de l’Empire à la France libre est souligné par une simple photo
montrant Félix Eboué avec Charles de Gaulle8. Avec 33.000 hommes, les
soldats coloniaux ont pourtant représenté les plus forts contingents des
forces françaises libres. L’Afrique noire est quasiment exclue des chapitres
relatifs à la décolonisation décrite comme « pacifique » dans cette région du
monde. Aucune ligne sur les révoltes au Sénégal ou à Madagascar. La
guerre camerounaise figure aux abonnés absents. Alors que des évolutions
positives concernant l’esclavage apparaissent au lycée, cette période reste
principalement évoquée sous l’angle des progrès accomplis sous et par la
République, notamment dès qu’il s’agit d’évoquer les différentes abolitions.
L’Afrique reste quasiment inexistante dans les programmes de seconde,
établis en 2019, exception faite de la quesitoni de la traite négrière dans les
ports français9. Ceux de 1ère datés de la même année10 abordent cette
question avec les insurrections à Saint-Domingue (1791-1793) ainsi que les
abolitions de 1794 et de 184811. Malgré ce meilleur positionnement,
l’enseignement de l’esclavage et des traites demeure des plus fragiles et
encourage la paresse12. «  Tout s’est passé comme si après le moment
Taubira, une vague de reflux de la thématique s’était installée dans les
programmes scolaires dans le premier degré comme au lycée (voie
générale)  », conclut la Fondation. Les caractéristiques de domination, les
descriptions des sociétés coloniales et les résistances des peuples assiégés
sont abordées plus longuement dans un chapitre du même ouvrage consacré
à l’empire colonial français.
C’est un paradoxe des plus curieux  : les Français affichent un savoir
rudimentaire sur les questions africaines alors que leur pays dispose de
fonds documentaires parmi les plus denses au monde en dépit de la
disparition de plusieurs bases de données d’une richesse sans pareille.
Ainsi, le centre de documentation du ministère de la Coopération, autrefois
situé rue Oudinot, à Paris, est disséminé lors de l’absorption par les Affaires
étrangères. Cette opération ne reçoit aucune forme de publicité. Pas plus
que la liquidation de l’inestimable réseau francophone de coopération
documentaire Nord-Sud porté par l’association Ibiscus dont seul Denis
Pryen, le fondateur des éditions L’Harmattan, se soucie de l’avenir13. Ce
tarissement des sources est accentué par la suppression en 2000, pour des
raisons budgétaires, du Centre des hautes études sur l’Afrique et l’Asie
moderne (Cheam). A l’instar de feu le ministère de la Coopération, le fonds
de cette structure rattachée au Premier ministre vient enrichir le fonds
Afrique Outre-mer de la Documentation française lequel, avec plus de
70.000 ouvrages et périodiques, concentre la plus grande connaissance
pluridisciplinaire sur l’Afrique depuis 1830. Mais cet ensemble est sous-
valorisé et mal entretenu. «  Les collections du Cheam sont actuellement
entreposées dans une cave poussiéreuse et saturée d’humidité, dans l’attente
d’être traitées  », déplorait un rapport en 200214. D’autres bibliothèques
offrent une base de données fournie sur l’Afrique (Bibliothèque nationale,
Académie des Sciences d’Outre-mer, bibliothèque du musée de l’Homme,
bibliothèque de l’Institut national des langues et civilisations orientales
(Inalco)  ; bibliothèque administrative de la Ville de Paris…), ce qui
n’empêche pas l’appauvrissement des formations africanistes.
Fondé sous le Front Populaire par le sociologue et professeur au Collège
de France Robert Montagne, le Cheam ambitionne alors d’encadrer les
hauts fonctionnaires et les agents civils. Par la suite, il devient un centre de
référence pour les diplomates ou les investisseurs désireux de s’imprégner
des réalités du terrain. Philippe Decraene, l’un de ses directeurs
emblématiques décédé en 2000, qui fut marié à la secrétaire particulière de
François Mitterrand, Paulette Decraene, occupe cette fonction après presque
trois décennies passées au Monde comme responsable Afrique. Il dirige par
ailleurs la chaire d’histoire de la civilisation de l’Afrique moderne et
contemporaine de l’Inalco tout en enseignant aux Écoles spéciales militaires
de Saint-Cyr Coëtquidan. Le Cheam et avant lui l’École nationale de la
France d’Outre-mer (Enfom), ex-école nationales des Colonies, ont pour
but d’apporter aux élites un bagage intellectuel et pratique suffisamment
solide en matière d’études africaines. Leur disparition est le syndrome de la
chute dramatique de l’offre et de l’expertise françaises en la matière
observée depuis des années. Malgré son intégration à l’Ena en 2002 via
l’Institut International d’Administration Publique (IIAP), l’ex-Enfom ne
forme plus d’experts aguerris dans ce domaine. La modestie de la formation
des diplomates est soulignée par de nombreux responsables africains. La
disparition programmée de l’Ena devrait aggraver cette situation.

1 François Hollande : « le regard français sur l’Afrique doit changer », Entretien avec le candidat du
parti socialiste à la présidentielle de 2012, Afrik.com, 27 mars 2012.
2 Emmanuel Macron, discours à l’Université d’Ouagadougou, 28 novembre 2017.
3  Olivia Gesbert, Soustraire l’Afrique de la pensée coloniale, La grande table des idées, Entretien
avec Eric Fottorino et Mamadou Diouf, France Culture, 27  mai 2021.
www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-idees/soustraire-lafrique-de-la-pensee-coloniale
4 LEVI-STRAUSS Claude, Race et Histoire, Folio, Essais, Paris, 1991.
5 « Historiquement, de tous les peuples conquérants, nous avons été les plus dignes. Nous sommes
ceux qui avons le moins maltraités les populations devant lesquelles on arrivait. Les Anglais se
comportaient de façon immonde (…) Les Belges avec Léopold II de façon ignominieuse. Donc, il
faut arrêter. Des gens ont été beaucoup plus atroces dans leurs comportements », Face à l’Info, C-
News, 27 mai 2021.
6  L’article 2 de la loi du 21  mai 2001 dispose  : «  les programmes scolaires et les programmes de
recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place
conséquence qu’ils méritent ».
7  Fondation pour la Mémoire de l’esclavage, L’esclavage dans les manuels et les programmes
scolaires : 7 propositions, n°1, septembre 2020.
8 COTE Sébastien (dir), Histoire/Géographie, 3ème, Nouveau programme 2016, Nathan. p.82
9 COTE Sébastien (dir), Histoire/géographie 2nde, Nouveau programme 2019, Nathan, pp.214-215.
10 COTE Sébastien (dir), Histoire 1re (dir), pp.222-247
11 COTE Sébastien, Histoire 1re, (dir) Sébastien Cote, pp.42-43 et 92-93.
12 Valérie Le houx, L’esclavage, un déni français, Télérama, 10 mai 2021.
13  L’Harmattan va-t-elle récupérer la documentation de la coopération française  ? La Lettre du
Continent, 26 juillet 2011.
14 CARRIER Cécile, Le Fonds Afrique Outre-mer de la bibliothèque de la Documentation française,
École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèque, 2002, p.18.
10

Les diasporas, ce faux masque africain

Pris entre deux feux, indexé par les opinions africaines et afro-françaises,
le pouvoir macronien croit utile de se tourner vers les diasporas pour donner
du sens à son action. Ce virage doit offrir une meilleure perception du
continent et coller au plus près des aspirations de ses populations.
L’approche se veut innovante. Ces acteurs forment une passerelle utile au
rapprochement des cultures. «  Elles amplifient l’aspiration des peuples
africains à une relation plus respectueuse de la dignité et de leurs intérêts »1,
estime Pascal Affi Nguessan. Outre la présence de milliers de binationaux
parmi les 123.000 ressortissants français vivant en Afrique qui, par leur
activisme, agissent comme autant de porte-voix pour réduire le fossé des
incompréhensions et des démarquages culturels, les Africains de l’extérieur
représentent également un formidable enjeu économique. En 2019, ils
envoient l’équivalent de 48  milliards $ de fonds vers le continent, chiffre
qui dépasse le niveau d’APD et celui des investissements directs. «  Sur
cette question Emmanuel Macron agit avec une certaine habileté », estime
Ousmane Ndiaye. « Contrairement à ses prédécesseurs il n’est pas dans le
déni. Il comprend ce qu’il se passe. Mais faute de moyens, il reste dans le
champ du symbolique pour tenter de marquer les esprits car il ne peut faire
autrement. Le rapprochement avec les diasporas en fait partie. Il existe aussi
une dimension purement électoraliste derrière tout cela. »2
Le Conseil Présidentiel pour l’Afrique (CPA) est censé répondre à la
nécessité d’une compréhension objective de ce continent et de ses
dynamiques. Alors qu’il n’existe en France aucun organe spécifique lié aux
diasporas asiatiques, latino-américaine ou arabes, une nouvelle structure
singularise de nouveau cette région du Globe au sommet de l’État français.
Le sous-continent subsaharien demeure le laboratoire intemporel des
curiosités. A telle enseigne que l’Exécutif pousse à la création d’une chaire
spécialisée sur les diasporas africaines au sein de L’Afrique dans le monde
(LAM, ex-Centre d’études de l’Afrique noire) de Science Po Bordeaux et
de l’Université Bordeaux Montaigne. Lancé en août 2017, le CPA est
investi d’une mission de conseil et d’aide à la décision auprès de la
présidence de la République. Listés au Journal Officiel, ses onze membres
posent fièrement sur la photo de famille à l’issue de leur première rencontre
avec le chef de l’État. Alors que l’Élysée dit vouloir installer « le renouveau
des relations » entre Paris et les capitales africaines grâce à cette structure,
la toute première décision de ce conseil emprunte des schémas éculés de
cooptation à partir de réseaux existants. La désignation du franco-béninois
Jules Armand Aniambossou dit « J2A » comme coordinateur répond même
au copinage. Le CPA n’est pas un fan-club de courtisans  », affirme ce
dernier, en 20183. Il en est pourtant le vibrant exemple. Loin de se résoudre
à la neutralité attendue d’un haut-fonctionnaire au service de son pays ‒ à
supposer de savoir lequel ‒ cet ancien élève de l’Ena est issu de la même
promotion 2002-2004 dont sont sortis Emmanuel Macron, Franck Paris et
Aurélien Lechevallier, conseiller diplomatique à l’Élysée. Sa nomination
doit à son intense lobbying ainsi qu’à plusieurs entretiens impromptus avec
le président français dont un à Bamako, en mai 2017. Alors salarié du
groupe immobilier Duval, Jules-Armand Aniambossou n’hésite pas à
approcher son ex-condisciple de passage au Mali.
Depuis l’accession du candidat de LREM au pouvoir en mai 2017,
« J2A », soucieux de soigner son plan de carrière, vise un poste prestigieux
comme celui de conseiller Afrique à la présidence de la République4. Que
récupère-t-il ? La tête du CPA, une fonction éloignée de ses ambitions. Le
parcours singulier de cet ingénieur issu de l’École nationale supérieure des
mines de Douai dans le nord de la France, ne laisse deviner aucun penchant
pour la diplomatie, encore moins pour la relation franco-africaine. Après
son cursus, ce natif de Cotonou intègre la fonction publique au sein du
département du Loir-et-Cher, puis du ministère de l’Industrie. Une fois
énarque, il officie comme secrétaire général adjoint de la préfecture du nord
avant d’évoluer dans le corps préfectoral. Il bascule par la suite dans le
privé pour le compte des opérateurs Poweo ou Eoles-Res, spécialisés dans
les énergies renouvelables. En 2013, ses réseaux autour du président
Thomas Boni Yayi facilitent sa nomination comme ambassadeur du Bénin
en France. Une position originale, mais exposée. En poste jusqu’en 2016,
« J2A » déclenche la fronde du personnel de la chancellerie en réaction à un
management jugé brutal. Ces salariés vont même jusqu’à se rendre en
délégation dans les locaux de La Lettre du Continent, publication sur
l’Afrique basée dans le quartier de la Bourse, à Paris, pour se plaindre de
leur traitement. Aniambossou, pour qui son pays d’origine est tout sauf une
sinécure, se trouve par la suite accusé de mener une croisade en faveur de
Lionel Zinsou. Dernier Premier ministre de Thomas Boni Yayi, le banquier
d’affaires est candidat à la présidentielle organisée au Bénin au printemps
2016. Un positionnement que le diplomate paiera chèrement. Après avoir
misé sur le mauvais cheval, il est le premier ambassadeur à être débarqué de
son poste par Patrice Talon, vainqueur du scrutin haut la main. Il retourne
ensuite dans le privé comme directeur Afrique-Outre-mer du groupe Duval
avant d’être nommé auprès d’Emmanuel Macron. Toutefois, les signes de
lassitude à la tête du CPA se manifestent rapidement. Se plaignant
fréquemment, en privé, d’un manque de moyens, visé par la presse pour de
pseudo accointances élyséennes, se sentant trop à l’étroit dans son costume,
l’ex-directeur de cabinet du préfet de la région Champagne-Ardenne réussit
à se faire nommer ambassadeur de France en Ouganda au printemps 2019.
Abonné aux navettes public/privé, un jour ambassadeur d’un pays étranger,
le lendemain ambassadeur de France, Jules Armand Aniambossou
s’accommode à toutes les sauces. En Afrique, ce type de personnalité porte
un nom  : un «  cube Maggie  ». Il prouve en tous les cas le caractère bien
huilé et la vivacité des logiques françafricaines. Moins de dix-huit mois à la
tête de ce conseil, puis s’en va après une nomination parfaitement fléchée.
Cette décision, énième fait du Prince, ne va pas sans tumultes. Au Quai
d’Orsay, les antécédents de l’intéressé soulèvent l’incrédulité. Le nouveau
représentant de la France à Kampala a servi les intérêts d’un pays tiers.
Bien que le Bénin appartienne à la sphère francophone, n’y a-t-il pas là une
tentation de jouer sur plusieurs tableaux ?5
La composition même de ce conseil laisse dubitatif. S’il doit, comme le
suggère sa brochure de présentation, apporter « un éclairage de la relation
entre la France et l’Afrique  » au chef de l’État et «  formuler des
propositions concrètes d’actions »6, on comprend mal la quasi-absence de
personnalités vivant pleinement en Afrique, au plus près des réalités des
populations « en bas, d’en bas ». Bien qu’il se présente en contradicteur le
plus crédible d’Ali Bongo Ondimba, un Marc Ona Essangui, lauréat du
Goldman Environnemental Prize en 2009, l’équivalent du Prix Nobel pour
la défense de l’environnement, n’y avait-il pas toute sa place tout comme le
Nigérien Moussa Tchangari, secrétaire général remarqué de l’association
Alternatives Espaces Citoyens (AEC) ou l’artiste burkinabè Martin
« Smockey » Bambara, le mieux à même de s’exprimer sur les attentes de la
jeunesse africaine  ? Aucun membre de ce conseil hétéroclite ne peut
revendiquer son appartenance réelle à la société civile africaine
contrairement à ce qu’avance la forte publicité autour de cette
caractéristique7. Le CPA ne compte aucun leader d’opinion ou fondateurs
d’ONG thématiques (défense du droit des femmes, des libertés, protection
de l’environnement) reconnus pour leurs projets, leurs actions, leur
influence ou leur impact bénéfique sur les populations locales. Selon Martin
Ziguélé  : «  Ce conseil s’apparente à un club feutré. Or, il faut concevoir
l’Afrique avec des hommes et des femmes qui vivent et travaillent sur ce
continent à la fois en zone rurale, en brousse et dans les centres urbains, et
qui sont les mieux placés pour proposer les voies et moyens d’améliorer les
contextes locaux. Etre Noir et intellectuellement brillant ne suffit
absolument pas pour parler des problématiques africaines. Il faut être noir,
brillant et en prise constante avec ce continent.  »8 Les profils issus des
secteurs privés et publics dominent beaucoup plus nettement cette structure.
Un agencement non modifié depuis son apparition. Sous la coordination de
«  J2A  » et de son successeur à partir de juillet 2019, le franco-béninois
Wilfrid Lauriano do Rego, elle se répartit pour l’essentiel entre journalistes
(Liz Gomis, Florelle Manda, Patrick Fandio…), entrepreneurs (Karim Sy,
Sarah Toumi, Jean-Marc Adjovi-Boco, Nomaza Nongqunga Coupez, Aché
Ahmat Moustapha, Bourry Ndao…) et membres d’institutions à l’image de
la franco-tchadienne Vanessa Moungar, directrice du département Femmes,
genres et société civile de la Banque africaine de développement (Bad).
Quant à Wilfrid Lauriano do Rego, coopté par Aniambossou, il a accompli
sa carrière dans l’audit au sein du cabinet KPMG France. Les représentants
des diasporas économiques n’y siègent pas plus.
La désignation des membres non africains répond également à une
logique de réseaux. L’économiste Jérémy Hadjenberg est le DGA
d’Investisseurs & Partenaires (I&P), société de gestion de fonds dédiée à
l’Afrique subsaharienne créée par l’ancien patron de l’AFD Jean-Michel
Severino, expert écouté d’Emmanuel Macron. Diane Binder dirige
Regenopolis, société encourageant l’émergence de villes durables. Moins
connues sont les relations à la ville de cette ancienne secrétaire générale de
l’Institut IPEMed, think tank présidé par Jean-Louis Guigou, le mari de
l’ex-ministre Elizabeth Guigou. Or, elle se trouve être la compagne du
banquier d’affaires Cyril Benoit, ex-membre du cabinet de Laurent Fabius
et fils de Jean-Paul Benoit, l’avocat d’Alassane Ouattara et l’illustration
parfaite de la survivance des réseaux. Avant d’intégrer le CPA, tous ses
membres ont signé une charte de déontologie tant la question des conflits
d’intérêts se posait. Dans ce panel choisi, seul le professeur d’Université
franco-sénégalais Mbaye Fall Diallo sort du lot. Prônée dès la création du
conseil, l’ouverture aux autres Afriques est un autre engagement non
respecté. Une anomalie. Après son départ, la sud-africaine Nomaza
Nongqunga Coupez n’est pas remplacée par une ressortissante d’Afrique
anglophone ou lusophone, de sorte que cette structure est redevenue grosso
modo une caisse de résonance franco-africaine. La diversité géographique
ne se résume plus qu’à la présence de la chercheuse kényane Yvonne
Mburu.
Cinq ans après son lancement, cette instance de consultation fonctionnant
sur la base du bénévolat a bien du mal à s’imposer dans le paysage
institutionnel. Français et Africains ignorent son existence, ses objectifs, ses
projets. «  Le nouveau monde qu’Emmanuel Macron a prétendument
insufflé à la relation franco-africaine n’est en fait composé que d’anciens
réseaux qui n’ont pas changé hormis son Conseil Présidentiel pour
l’Afrique dont on compte les actions », estime l’homme politique tchadien
Abakar Tollimi, chef du Conseil National de la Résistance pour la
Démocratie (CNRD)9.
La présentation du bilan de la première année d’action est un catalogue
de généralités et de bonnes intentions. Le conseil se targue, entre autres,
d’avoir participé à des événements «  structurants  » (One Planet Summit,
Vivatech…)  ; de «  démultiplier le discours du renouveau  » ou de
«  multiplier les rencontres avec les diasporas  »10. Il se vante également
d’avoir accompagné le lancement d’entités emblématiques de la rupture
dans la relation franco-africaine telle Digital Africa. On sait ce qu’il est
advenu de ce projet-phare de la Macronie chargé de mobiliser les start-ups
africaines. Miné par les problèmes d’égos et de gouvernance, il implose au
printemps 202111. Emmanuel Macron le sauve in extremis en raccrochant
ce dispositif à Proparco, filiale de l’AFD pour le secteur privé. Derrière les
murs lisses de ses bureaux logés dans la même agence faute de moyens, le
CPA n’est pas à l’abri de tels dysfonctionnements. Une des premières
personnalités devant y siéger, l’avocat Yves-Justice Djimi, est discrètement
mis sur la touche dès les premières semaines d’activité. Ce membre du
cabinet sud-africain Webber Wentzel est tenu à l’écart de plusieurs réunions
et de la délégation qui accompagne Emmanuel Macron, à Ouagadougou.
Un évincement prêté à Jules Armand Aniambossou12 lequel trouve le
moyen, lors de son départ pour Kampala, de laisser une ardoise en
souffrance auprès du think tank Land of African Business (LAB) fondé par
Eric Bazin, recruté pour des actions de communication13.
Comme hier avec le Haut Conseil pour la Coopération Internationale
(HCCI), la politique macronienne croit judicieux de se jeter à corps perdu
vers les acteurs diasporiques ou issus de soit-disant « sociétés civiles » sans
réellement cerner leur influence ou leur envergure. Cooptés et suggérés par
des réseaux de connaissances ‒ pourquoi les deux coordinateurs successifs
sont-ils franco-béninois  ? ‒ les membres de ce conseil ne reflètent que
partiellement ces mondes œuvrant au rapprochement des peuples et à
l’instauration d’une démarche didactique sur l’Afrique. Il existe mille et une
diasporas afro-françaises. Entre le franco-béninois Kémi Seba, fondateur du
groupuscule Tribu Ka dissout en France, et le franco-camerounais Elie
Nkamgueu, président-fondateur du club élitiste Efficience, des centaines de
personnalités revendiquent cette double-culture en réponse à une mode
ultra-tendance. « Les Africains de France ayant du mal à trouver leur place
ou s’estimant marginalisés de différentes manières, on voit remonter une
revendication à occuper ce créneau de la relation entre la France et leur
continent originel  », explique Marie-Roger Biloa14. De cette prétention à
s’ériger en porte-parolat de l’Afrique, en lieu et place des Africains eux-
mêmes, un constat s’impose  : les figures de cette planisphère ne sont pas
forcément, paradoxalement, les plus légitimes à restituer fidèlement les
revendications des populations du continent. Situés entre deux cultures,
redécouvrant l’Afrique de leur enfance au gré de séjours temporaires ou de
retours sporadiques, elles se trouvent souvent éloignées de réalités qu’elles
interprètent plus qu’elles ne les vivent. «  Il convient de relativiser leur
capacité à penser la relation future avec la France  », estime Francis
Laloupo. «  Les diasporas constituent une sociologie spécifique et sont
perçues comme tel dans les pays d’origine. En Afrique, elles sont vues
comme une part de France éloignée des réalités. »
Les Africains d’Afrique se représentent le monde très différemment que
les Afro-Français. Ils affichent une moindre sensibilité sur tout un tas de
sujets, en tête desquels les questions mémorielles ou la restitution d’œuvres
d’art. Enferrés dans un quotidien rugueux et pesant, ils attendent surtout de
Paris un assouplissement de la politique migratoire ou une remise à plat
ambitieuse de sa présence miliaire. « La France s’appuie sur les diasporas
pour amortir sa disgrâce. Mais si ses représentants ont l’Afrique dans le
sang, il existe une grande différence d’approche avec les Africains qui ont
décidé de regagner leur continent pour y construire des démocraties  »,
estime, pour sa part, Succès Masra. « Ayant longtemps côtoyé les diasporas
africaines depuis mon arrivée en France, je reste persuadé qu’il est tout
autant primordial de nouer le dialogue avec leurs élites qu’avec les
associations de travailleurs migrants qui sont beaucoup plus
pragmatiques. », explique l’écrivain franco-burundais, David Gakunzi15 Un
avis partagé  : «  Les diasporas forment la sixième région naturelle de
l’Union Africaine. Elles sont autant d’ambassadeurs appelés à plaider la
cause du continent et pouvant apporter leur pierre à une refondation de la
relation bilatérale  », estime Francis Kpatindé. «  Mais les figures
intellectuelles ne peuvent pas avoir, seules, le monopole de cette mission.
En France, ces dernières vivent bien souvent en vase clos, dans une coterie
philosophique fort éloignée des réalités concrètes de l’Afrique. Les
diasporas ouvrières sont bien plus conscientes des vrais besoins des
populations africaines. Leurs actions en direction du continent sont
mesurables en termes d’apports financiers et d’investissements. Elles
pourraient donc servir d’inspiration dans la recherche des voies et moyens
d’améliorer la relation avec la France. »16
Cultivant à l’envi leur statut privilégié, revendiquant leur africanité tout
en se délectant des plaisirs d’une vie occidentale, les diasporas africaines de
l’Hexagone ne se résume-t-elle pas finalement à la personnalité d’Arthur
Banga  ? Retenu, avec d’autres condisciples, pour échanger et porter la
contradiction à Emmanuel Macron lors du «  nouveau  » sommet Afrique-
France organisé à Montpellier, le 8  octobre 2021, ce franco-ivoirien poste
des photos de lui sur son compte LinkedIN, trois jours avant cet événement.
On le voit, tout sourire, depuis une salle de l’Élysée avec, en toile de fond,
le président français et Achille Mbembe en train de régler les derniers
détails de la rencontre. Se présentant comme docteur en philosophie, Arthur
Banga se trouve surtout rattaché au ministère français des Armées depuis
bientôt dix ans. Un curriculum vitae et un profil qui ne pouvaient mieux
définir l’état d’esprit dans lequel ce rendez-vous a été pensé.

1 Entretien avec l’auteur.


2 Entretien avec l’auteur.
3  Marie-France Reveillard, «  Le Conseil Présidentiel pour l’Afrique n’est pas un fan-club de
courtisans », Interview de Jules-Armand Aniambossou, La Tribune, 10 décembre 2018.
4 Aniambossou colle à son ami Macron à Bamako, La Lettre du Continent, 12 juillet 2017.
5  Peut-on être ambassadeur de France après l’avoir été pour le Bénin  ? Marc Semo, Le Monde,
6 avril 2019.
6  Conseil Présidentiel pour l’Afrique, Un nouveau visage pour la relation entre l’Afrique et la
France, Dossier de presse, décembre 2017.
7  Le Conseil Présidentiel pour l’Afrique, outil controversé du «  soft-power d’Emmanuel Macron,
Laurence Caramel, Le Monde, 29 novembre 2018.
8 Entretien avec l’auteur.
9 Entretien avec l’auteur.
10 Conseil Présidentiel pour l’Afrique, Un bilan d’actions : bilans et perspectives, 27 août 2018.
11  Mustapha Kessous, Digital Africa, l’échec d’un projet censé «  réinventer les relations entre
l’Afrique et la France », Le Monde Afrique, 23 mai 2021.
12 Premier clash au sein du Conseil Présidentiel pour l’Afrique de Macron, La Lettre du Continent,
20 décembre 2017.
13  Le Conseil Présidentiel pour l’Afrique de Macron à l’étroit, La Lettre du Continent, 30 janvier
2019.
14 Entretien avec l’auteur.
15 Entretien avec l’auteur.
16 Entretien avec l’auteur.
Conclusion

La France évolue nettement moins vite que l’Afrique. Elle est, en tout
cas, loin du rendez-vous que lui fixent les attentes de ce continent et de sa
jeunesse. «  L’Afrique doit être une ambition nationale, mais les Français
sont-ils prêts à cela ? », s’interroge Étienne Giros1. A défaut, Paris choisit
de se déporter sur le terrain de l’affect. «  Entre la France et l’Afrique, ce
doit être une histoire d’amour  », prétend Emmanuel Macron dans les
colonnes de Jeune Afrique2. Louable attention, qui omet l’essentiel  :
l’Afrique, cette épouse morganatique, veut-elle encore de cet amour-là ? A
force de réprimandes, de mauvais traitements, de discours répétitifs
humiliants, de fausses étreintes, d’attentat à sa dignité et d’incalculables
fossés entre les déclamations et les actions, elle cède à d’autres sirènes.
Celles-ci sont allemandes, russes, qataries, brésiliennes, indiennes,
chinoises, turques. Il n’y a pas d’amour, mais des preuves d’amour. Tel un
couple essoufflé, cette relation arrive au bout d’un cycle funéraire alors
qu’un nouveau contrat moral tarde à se préciser du côté français. Pour
Charles Bowao  : «  Il n’est absolument pas dans l’intérêt de la France de
poursuivre dans cette voie et de raffermir le sentiment diffus de rejet. Il est
grand temps qu’elle décloisonne l’universel. Elle doit promouvoir, sans
esprit hypocrite, ce qui compte le plus pour l’humanité : la démocratie, la
liberté, le développement. Il lui faut déconstruire la raison d’État qui
l’oblige à cautionner des régimes détestés. L’éthique impose une realpolitik
qui puisse satisfaire les attentes des peuples. »
Malgré l’influence linguistique qui s’y exerce encore, l’Afrique
francophone, cette guetteuse mélancolique ayant trop attendu les signes
d’une remise à plat de sa relation, se refaçonne loin de l’ancien
colonisateur. A la recherche d’un électrochoc, Paris tente de forcer le destin
en organisant un sommet Afrique-France sous un nouveau format. Fin
2021, cet événement dépoussiéré accueille 3.000 jeunes artistes, sportifs,
entrepreneurs et acteurs du monde diasporique. Gardant à l’esprit la
continuelle réinvention de la politique franco-africaine, Emmanuel Macron
écoute leurs doléances. Exit donc la photo de famille ronflante des chefs
d’État africains, alignés en rang parfait autour de leur hôte depuis 1973. Sur
le fond comme sur la forme, ce rendez-vous ressemble à s’y méprendre à
celui d’Ouagadougou lorsque le même hôte s’adressa à la jeunesse
burkinabè enfiévrée. La réitération de ce type d’événement quasiment à
l’identique, à quatre ans d’intervalle, permet de mesurer la non-évolution,
voire l’échec cuisant de la France au sud du Sahara. « Emmanuel Macron
maîtrise parfaitement la communication politique. Il ponctue son mandat,
comme il l’a débuté, par le même exercice de style. Aucun africain
vraiment engagé, comme ceux du Balai Citoyen au Burkina Faso ou du
mouvement Y’en a marre au Sénégal, n’a été associé à cet événement, qui
s’est contenté de mettre en lumière une société civile cosmétique  », note
Marc Ona.
Qualifié de «  terriblement ringard  » par le politologue Jean-François
Bayart3, ce sommet faussement rajeuni est le énième syndrome d’un Titanic
idéologique que Paris essaie de renflouer vaille que vaille. Outre de
ménager les présidents africains, le fait d’avoir pensé cette rencontre en
ignorant superbement les opposants traduit la perpétuation d’un
paternalisme dont les Africains veulent plus que jamais se départir. « Réunir
des milliers de jeunes en France pour parler de l’avenir de tout un continent
a quelque chose de profondément anachronique, de dépasser, voire de
grotesque. Un réel changement aurait consisté en l’organisation de ce
sommet en terre africaine, là où celles et ceux qui y sont retournés luttent
pour la démocratie et l’État de droit », explique le tchadien Succès Masra
qui, quelques jours avant ce raout, avait déploré des dizaines de blessés
chez ses partisans après la répression d’une manifestation de l’opposition, à
N’Djaména. Un événement passé sous silence à Paris. En quoi a consisté la
«  rupture  » promise dans la capitale de l’Hérault  ? En la création d’un
«  fonds d’innovation pour la démocratie  » abondé de 30  millions € pour
soutenir la bonne gouvernance. Cette mesure est l’une des treize
propositions d’Achille Mbembe, chargé de préparer l’événement. Le
principe de la création d’une «  Maison des mondes africains et des
diasporas  » est également arrêté tout comme le changement de nom de
l’Agence Française de Développement, l’actuel étant jugé dévalorisant. Une
bien maigre moisson.
Sur les autres points, la France en déshérence n’entend pas abandonner ce
qui fonde le «  pacte colonial  » en vogue depuis les indépendances. Pas
question, comme le demande la jeunesse africaine, de revoir son maillage
militaire unique en son genre. Sur le plan monétaire, elle ne compte pas
davantage délaisser définitivement son attachement au franc CFA, malgré le
faux-semblant d’une réforme entérinée fin 2019. Emmanuel Macron
continue également d’assumer son soutien à un ensemble de régimes
notoirement antirépublicains. Face à l’incapacité de faire bouger les lignes,
notamment en cessant de nourrir ces autocraties utiles, que reste-t-il  ? Un
travail mémoriel des plus modestes, la panthéonisation de Joséphine Baker,
une déclassification timide d’archives, des changements de sigles ou la
restitution d’une trentaine d’œuvres d’art, lorsque la Belgique s’engage à en
retourner 40.000. Il faudra beaucoup plus pour changer les perceptions.
Un renouveau africain suppose une normalisation sous la forme
paradoxale d’une banalisation constructive. Un soft-power discret, policé,
libéré de tout engagement symptomatique de l’esprit néocolonial, de ses
familiarités, de ses dévoiements. Cette « dépaternalisation » va de pair avec
la dilution de la politique française dans une approche plus européanisée et
multilatéralisée qu’elle ne l’est. Il doit s’accompagner d’un dépoussiérage
urgent du personnel diplomatique et de l’expurgation des motifs ‒
économique, militaire, monétaire, mémoriel, culturel ‒ qui valident le
ressentiment africain.
Ce nouveau chapitre impose, par-dessus tout, de renoncer aux prises de
positions bipolaires, vecteur de discrédit chez les populations africaines,
tendant à exiger le respect de libertés fondamentales dans un pays pour
mieux les oublier dans un autre. En révolutionnant l’affirmation de sa
puissance par une nouvelle doctrine reposant concrètement sur le reflux de
son militarisme ou sur la sélectivité rigoureuse de ses partenaires, en
fonction de principes imprescriptibles et quelques soient les intérêts du
moment, la France pourrait tirer un tout autre parti de son histoire avec
l’Afrique. Elle serait enfin perçue comme neutre. Cela requiert lucidité,
courage dans le renoncement, humilité et créativité afin de réadapter tous
ces mécanismes aux réalités actuelles, sans pour autant empiéter sur le
devenir d’États qu’elle tente toujours, assez désespérément, de maintenir
sous sa coupe. Il lui appartient d’apporter la preuve de cette audace sans
oublier cette maxime de Georges Balandier : « Une ceinture de feu flambe
tout au long des Tropiques et, dans ce feu, l’Afrique se forge un avenir
original. »4

1 Entretien avec l’auteur.


2 Emmanuel Macron, « Entre la France et l’Afrique, ce doit être une histoire d’amour », Interview
par Benjamin Roger et Marwane Ben Yahmed, 20 novembre 2020.
3  https://information.tv5monde.com/video/sommet-afrique-france-le-president-francais-qui-s-
adresse-la-jeunesse-africaine-c-est
4 BALANDIER Georges, l’Afrique ambiguë, Presses Pocket, Paris, 1957.
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Tous les extraits de discours et allocations des chefs d’État français sont tirés du site www.elysee.fr
Table des matières

Introduction

Partie I - Ce qu’il reste de l’Empire


1. « France, dégage ! »
2. Ressentiments
3. Rayonnement international
4. Dernières opérations avant liquidation ?
5. Ingérences
6. Le militarisme comme culture
7. Ensablement durable
8. La cérémonie du faux départ
9. Déflation des effectifs
10. Une coopération coupable
11. Le piège des bases prépositionnées
12. Repli à Djibouti
13. L’illusion de forces africaines opérationnelles
14. Isolement
15. La force de l’abandon

Partie II - Condescendance
1. Décoloniser le discours et les postures
2. L’Afrique rétive à la démocratie
3. Une Afrique sans Histoire
4. Grands écarts de François Hollande
5. Submersion démographique
6. Dédain
7. Servilités africaines
8. Bévues protocolaires

Partie III - Le discours puis la méthode


1. Mirage à La Baule
2. Au Tchad : Paris intervient, le chef de l’opposition disparaît…
3. Au Congo : des simulacres de réélections cautionnés
4. Au Gabon : une dynastie protégée depuis plus d’un demi-siècle
5. Au Togo : un président enjambe les cadavres, Paris renforce sa relation
6. Au Burkina Faso : le « beau Blaise » exfiltré pour services rendus
7. En RDC : satisfaction après une farce électorale
8. Au Rwanda : le soutien compassé à un autocrate sur fond de repentance
9. A Djibouti : un allié très stable dans la durée
10. En Guinée : la France s’éloigne des forces démocratiques
11. En Côte d’Ivoire : Paris tire sur des civils et délégitime le Conseil
constitutionnel

Partie IV - Françafrique revival


1. Les « réseaux » regénérés
2. Lobbyistes tout feu, tout flamme
3. Sarkozy « l’Africain »
4. Diplomatie-business
5. Pax africana chez les militaires
6. Chers communicants
7. Marabouts blancs en robes noires

Partie V - La fin de l’âge d’or


1. « Notre temps est passé »
2. Le pré carré mondialisé : Paris out of Africa
3. La décennie perdue
4. État d’alerte
5. Le temps des incertitudes
6. Investissements chahutés
7. L’impossible sortie de l’imaginaire néocolonial
8. L’ouverture fragile aux « autres » Afriques
9. Le canal privilégié des sommets France-Afrique
10. La part infime du « miracle » angolais
11. L’inaccessible rêve nigérian
12. Modestes performances à l’est
13. Inquiétantes tendances sud-africaines

Partie VI - Repli
1. Peur sur Libreville
2. Tout doit disparaitre !
3. Guerre franco-française sous les tropiques
4. Clap de fin à la « Coopé »
5. L’aide au développement : pour quoi faire ?
6. Dispersion géographique
7. La réforme non anticipée et inaboutie du franc CFA
8. Pressions judicaires et médiatiques

Partie VII - Afrique bouillonnante, France évanescente


1. Oublieuse mémoire
2. Du racisme ordinaire
3. Occultation des peuples Noirs
4. Multiculturalisme
5. Déshumanisation
6. La survivance des clichés
7. Restitution des œuvres d’art : une obole
8. Le péril migratoire, ce mythe tenace
9. Méconnaissance des mondes Noirs
10. Les diasporas, ce faux masque africain
Conclusion
Bibiographie
Remerciements

Ma gratitude va aux personnalités rencontrées dans le cadre de ce projet


pour le temps, parfois long, qu’elles ont pu me consacrer en acceptant de
livrer leur sentiment et leur vérité. Plusieurs officiers supérieurs en
opération ou en poste au ministère des Armées ainsi que de hauts
diplomates, responsables passés et actuels de la politique africaine de la
France, au ministère de l’Europe et des affaires étrangères, ont accepté de
braver leur droit de réserve pour s’exprimer à visage découvert ou non. Je
leur en suis reconnaissant.
Je remercie les responsables politiques, intellectuels, journalistes,
enseignants, acteurs de la société civile ou plus généralement
« influenceurs » qui, par leur parole et leur analyse, m’ont permis de mieux
cerner la sensibilité africaine en réaction à la politique française. Il s’agit,
entre autres, de Jean-Louis Billon, Marie-Roger Biloa, Issoufou Apollo
Boube, Charles Bowao, Cellou Dalein Diallo, Georges Dougueli, Denise
Epoté, Martin Fayulu, David Gakunzi, Francis Kpatindé, Francis Laloupo,
Rodrigue Feneon Massala, Ousmane Ndiaye, Pascal Affi Nguessan, Kako
Nubukpo, Marc Ona Essangui, Cyriaque Paré, Marie-France Reveillard,
Guillaume Soro, Abakar Tollimi, Gilles Yabi, Martin Ziguélé ou encore
Marie-Cécile Zinsou.
Ma reconnaissance pour celles et ceux qui m’ont conseillé dans le cadre
de ce projet, en particulier Paul Deutschmann, Eric Bazin et Peer De Jong.
Mes souvenirs vont à Jean Audibert, exceptionnel marabout qui m’a
relaté tant de fois l’Afrique réelle autour d’un whisky dans son appartement
bucolique du boulevard Balard, à Paris.
Mon amour définitif à mon irremplaçable ‒ et très patiente ‒ famille. En
premier lieu à « Lu », épouse si extraordinaire, et à toute la tribu : Cassie,
Marie-Lou, Max. Je leur dédie ce livre ainsi qu’à ma mère et à Stéphane,
dont le rire jamais ne me quitte.
A la mémoire de mon père.

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