Vous êtes sur la page 1sur 9

ÉCONOMIE

Comment la Côte
d’Ivoire a creusé l’écart
avec le Cameroun
Selon le FMI, l’écart entre les PIB des deux
pays devrait dépasser 24 milliards de
dollars fin 2022, soit l’équivalent de
l’économie du Sénégal. Que s’est-il passé ?
Réservé aux abonnés
10 janvier 2023 à 08:12
Par Joël Té-Léssia Assoko et Omer Mbadi
Mis à jour le 10 janvier 2023 à 10:54

L’échangeur du pont Henri Konan Bédié, à Abidjan, construit lors du premier


quinquennat du président ivoirien Alassane Ouattara. © Guillaume
Binet/MYOP pour JA
Côte d’Ivoire-Cameroun, la grande divergence
(1/3) – Qu’a-t-il donc vu dans les chiffres de la
comptabilité nationale ? Qu’est-ce qui a pu l’alarmer
dans la progression économique du pays ? À 81 ans,
dont douze années passées à la tête de la Côte
d’Ivoire, Alassane Ouattara compte moult raisons de se
réjouir de son bilan économique. Dans la très vieille
querelle de bons élèves entre Abidjan et Douala pour le
leadership en Afrique subsaharienne francophone, la
Côte d’Ivoire a retrouvé son assurance des années
1970-1980, et pris une avance décisive depuis 2011 et
la fin d’une décennie de crise politico-militaire.

Sous son égide, le PIB ivoirien a crû de 35 milliards de


dollars en monnaie courante entre 2010 et 2021. Soit
l’évolution du PIB camerounais durant les quarante
années d’exercice de Paul Biya (38 milliards de dollars).
Selon le FMI, l’écart entre les PIB des deux pays devrait
dépasser 24 milliards de dollars fin 2022, soit
l’équivalent de l’économie du Sénégal. En une
décennie, l’avance d’Abidjan sur Douala a quadruplé.
De 250 dollars internationaux (qui mesurent la parité
de pouvoir d’achat), la différence de PIB par habitant
entre les locomotives de l’Uemoa et de la Cemac a été
multipliée par sept, à 1700 dollars internationaux, en
dix ans. Au rythme actuel, l’économie ivoirienne devrait
passer le cap des 100 milliards de dollars à l’horizon
2027, soit 40 % de plus que le Cameroun. Qu’est-ce
qui peut donc perturber l’exécutif ivoirien ?
Accélération qualitative de la
croissance

« Si la Côte d’Ivoire et le Cameroun étaient côte à côte


durant les années 2000, c’est que la première était en
crise et que le second continuait de croître à un rythme
sous-optimal mais régulier. La question est plutôt
“Qu’est-ce que la Côte d’Ivoire a fait de différent ?” »
s’interroge David Cowan, économiste en chef pour
l’Afrique au sein de Citigroup. « Le taux de croissance
réel moyen de la Côte d’Ivoire n’a été que de 0,4 %
pendant les crises politiques successives qui se sont
déroulées entre le coup d’État de 1999 et la courte
guerre civile du début de 2011 », rappellent Aurélien
Mali et ses collègues de l’agence de notation
Moody’s, qui attribuent à l’État ivoirien la note de crédit
de Ba3, avec des perspectives positives – deux crans
au-dessus de celle du Cameroun. « Depuis l’arrivée au
pouvoir d’Alassane Ouattara, en 2011, ses
administrations ont permis une accélération
quantitative et qualitative de la croissance, notamment
dans les secteurs de l’industrie manufacturière, de la
construction et des services. Le PIB a gagné 7,4 % en
moyenne entre 2012 et 2021 », poursuivent-ils.

À LIRECôte d’Ivoire : impôts, green bonds… Comment


Patrick Achi va financer un budget ambitieux

« Il y a eu un effet de rattrapage après la crise, certes,


mais il y a aussi un effet endogène de croissance forte
et une diversification de l’économie ivoirienne qui
permet de créer un facteur d’accélération », analyse
Paul-Harry Aithnard, directeur d’Ecobank en Côte
d’Ivoire et pour la zone Afrique de l’Ouest francophone.
Selon l’économiste Denis Cogneau, qui a longtemps
suivi les deux pays, « en Côte d’Ivoire, les sources de
croissance sont beaucoup plus fortes, depuis 2012 ». Et
de citer, pêle-mêle : le désenclavement et l’explosion
de la production, notamment d’anacarde dans le Nord,
ainsi que la reprise d’une économie de services
régionale. Le retour de l’aide internationale a soutenu
cette croissance, note l’économiste français. Le stock de
crédits du FMI et d’allocations de droits de tirage
spéciaux en faveur de la Côte d’Ivoire a bondi de 1,1
milliard de dollars en 2011 à 3,65 milliards en 2021,
contre 1,78 milliard au Cameroun.

Serge N’Guessan, directeur du bureau Afrique centrale


de la BAD, voit trois facteurs déterminants dans cette
différence de trajectoire. Premièrement, la
diversification accrue de l’économie ivoirienne, y
compris dans l’agriculture, où « l’ensemble des
spéculations – cacao, anacarde, huile de palme,
bananes – se sont modernisées ». Deuxièmement, le
recul des cours du pétrole et la crise sécuritaire, qui ont
durement affecté le Cameroun, alors que « la crise des
années 2000 avait pour l’essentiel épargné les bastions
du cacao » en Côte d’Ivoire. Enfin et surtout, il existe
« une différence dans l’efficacité des investissements, la
rigueur et la performance dans l’application des
réformes ».
Investissements peu productifs

Une analyse qui rejoint celle de l’avocat d’affaires


Jacques Jonathan Nyemb. « Le Cameroun pâtit
structurellement de la persistance d’investissements
peu productifs en raison de la faible maturation des
projets et d’un environnement des affaires délétère.
Sans oublier un déficit d’appropriation par le secteur
privé de l’agenda de transformation du pays. Il est
urgent de réformer le cadre du dialogue État-secteur
privé au Cameroun, pour plus d’inclusion, de
concertation et de consensus dans la conception,
l’adoption et le suivi ainsi que l’évaluation des politiques
publiques », assure l’avocat, par ailleurs administrateur
et porte-parole du Groupement inter-patronal du
Cameroun (Gicam).

L’un de ses compatriotes, ancien fonctionnaire à la


Banque mondiale, ajoute : « Le barrage ivoirien de
Soubré [275 MW] a été livré en 43 mois, soit une
année en avance. En revanche, celui de Mewvele’e, au
Cameroun, dont la première pierre a été posée en
2011, commence à peine à livrer ses premiers
mégawatts. » Si, comme le répète Akinwumi Adesina,
le patron de la BAD, « l’électricité, c’est le sang de
l’économie« , depuis 2011, chaque nouvel habitant de
la Côte d’Ivoire a reçu en partage assez de kWh
supplémentaires pour alimenter une voiture électrique
pendant six mois. Tandis que son homologue
camerounais a livré à peine de quoi alimenter un lave-
vaisselle (sauf le week-end).
À LIREBAD : Akinwumi Adesina, un président pressé

Cette faiblesse dans le développement des projets


d’infrastructures se traduit par un encours de dette
contractée mais non décaissée – sur laquelle le pays
doit payer des frais – estimé à 3 673 milliards de F CFA
(5,6 milliards d’euros) à la fin de 2021, par le FMI, soit
14,6 % du PIB (+500 milliards de F CFA sur un an).
« La non-complétion des grands projets
d’infrastructures contribue à cette croissance sous-
optimale au Cameroun. Le fait qu’il n’y ait toujours pas
d’autoroute à quatre voies entre les deux principales
villes du pays, dont son principal port, est
incompréhensible », complète David Cowan. « Les
ministres du Cameroun ont les aptitudes techniques
nécessaires. Ce qui manque, c’est la prise de
décision », constate l’économiste britannique.

« Durant les huit prochaines années, nous allons


intensifier l’appui à l’industrialisation, poussée par le
secteur privé. Je suis confiant. Quand on voit les
indicateurs macroéconomiques et le potentiel du pays,
les perspectives sont favorables. Il faudra renforcer la
résilience face aux chocs extérieurs. Et bien produire,
non seulement pour consommer aussi ce qui se produit
sur place mais aussi pour positionner le Cameroun sur
les grandes chaînes de valeurs internationales », assure
pour sa part Serge N’Guessan de la BAD.

Facteurs de production
Devant ce tableau plutôt flatteur – et prometteur –
pour Abidjan, comment comprendre la trépidation
ressentie du côté des autorités ivoiriennes ? L’exécutif,
malgré une décennie de croissance remarquable, a
pourtant pris les devants. Et la Côte d’Ivoire est le
premier pays africain à avoir requis de la Banque
mondiale une analyse approfondie de son « diagnostic
de croissance » dans le cadre de la nouvelle stratégie
régionale « Soutenir la transformation de l’Afrique ». Ce
que révèle ce passage au scanner de l’économie
ivoirienne, c’est qu’en dépit des progrès importants
réalisés depuis une douzaine d’années, la croissance du
PIB réel a « commencé à ralentir en 2015, atteignant
un taux annuel moyen de 7,3 % en 2016 et 2017, et de
6,9 % en 2018 et 2019 » – avant la pandémie de
Covid-19 et la crise en Ukraine.

LA CAPACITÉ D’UN PAYS À


AMÉLIORER SON NIVEAU DE
VIE DÉPEND PRESQUE
ENTIÈREMENT DE SA
CAPACITÉ À AUGMENTER SA
PRODUCTION PAR
TRAVAILLEUR
Une donnée en particulier a dû retenir l’attention du
gouvernement : la productivité globale de l’économie.
Pour la comprendre, une image est particulièrement
efficace : avec les mêmes ingrédients – œufs, vinaigre,
moutarde, huile –, un cuisinier lambda réalisera à
grand-peine des œufs frits quand son concurrent, lui,
fera des œufs mayonnaise qui seront vendus plus cher
aux clients du restaurant. Une différence d’efficacité
que les économistes appellent la productivité globale
des facteurs de production. « La productivité n’est pas
tout, mais, à long terme, elle représente presque tout.
La capacité d’un pays à améliorer son niveau de vie au
fil du temps dépend presque entièrement de sa
capacité à augmenter sa production par travailleur »,
selon le Prix Nobel d’économie Paul Krugman.

Capital humain

Ce que l’étude de la Banque mondiale montre, c’est


qu’après une très forte progression entre 2011 et 2014,
la croissance de la productivité réelle par travailleur en
Côte d’Ivoire s’est essoufflée. Et, au demeurant, elle ne
représente qu’environ 8,4 % de celle d’un travailleur
américain sur la période 2012-2017, contre 28 % en
Asie de l’Est. « La Côte d’Ivoire devra veiller à ce que
les nouveaux investissements soient productifs. Des
mesures doivent être prises non seulement pour
enrayer le déclin actuel de la productivité totale des
facteurs, mais aussi pour accélérer son rythme de
croissance », plaide l’institution multilatérale.
LA CROISSANCE ÉCONOMIQUE
A UNE DIMENSION POLITIQUE
Transformer définitivement la Côte d’Ivoire en une
économie à revenu intermédiaire demandera une
poursuite des réformes engagées durant la décennie
écoulée et plus d’investissements productifs dans les
infrastructures physiques et – surtout – le capital
humain du pays.

« Il est possible que le développement ne “parle” pas


aux gens, politiquement. Cela demande de s’intéresser
à des choses comme le taux de rétention, par les
étudiants, de ce qu’ils ont appris en cours. Mais la
croissance économique a une dimension politique.
Certains pays et responsables politiques prennent ces
questions au sérieux, d’autres, non », résume David
Cowan. Cette attention des pouvoirs publics aux
« détails » tout comme l’aptitude à voir loin, juste et
clair expliquent, en toute probabilité, la différence
fondamentale de dynamique observée entre Abidjan et
Douala sur la décennie écoulée. Et peut-être
celles à venir.

Vous aimerez peut-être aussi