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Alternatives
pédagogiques du Sud
L’UNESCO : chef de file pour l’éducation L’agenda mondial Éducation 2030
L’éducation est la priorité absolue de l’UNESCO car En tant qu’institution des Nations Unies spécialisée
c’est un droit humain fondamental qui constitue la pour l’éducation, l’UNESCO est chargée de diriger et de
pierre angulaire de la paix et du développement coordonner l’agenda Éducation 2030, qui fait partie
durable. L’UNESCO est l’agence des Nations Unies d’un mouvement mondial visant à éradiquer la
spécialisée pour l’éducation. Elle assure un rôle pauvreté, d’ici à 2030, à travers 17 Objectifs de
moteur aux niveaux mondial et régional pour développement durable. Essentielle pour atteindre
renforcer le développement, la résilience et la chacun de ces objectifs, l’éducation est au coeur de
capacité des systèmes nationaux d’éducation au l’Objectif 4 qui vise à « assurer l’accès de tous à une
service de tous les apprenants. L’UNESCO dirige éducation de qualité, sur un pied d’égalité, et
également les efforts pour répondre aux défis promouvoir les possibilités d’apprentissage tout au
mondiaux actuels par le biais de l’apprentissage long de la vie ». Le Cadre d’action Éducation 2030
transformateur, en mettant particulièrement définit des orientations pour la mise en œuvre de cet
l’accent dans toutes ses actions sur l’égalité des objectif et de ces engagements ambitieux.
genres et l’Afrique.
Publié en 2021 par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture
7, place de Fontenoy, 75352 Paris 07 SP, France
© UNESCO 2021
ISBN 978-92-3-200234-1
Œuvre publiée en libre accès sous la licence Attribution-ShareAlike 3.0 IGO (CC-BY-SA 3.0 IGO) (http://creativecommons.
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quant au tracé de leurs frontières ou limites.
Les idées et les opinions exprimées dans cette publication sont celles des auteurs ; elles ne reflètent pas nécessairement les
points de vue de l’UNESCO et n’engagent en aucune façon l’Organisation.
Cette publication a été préparée au sein de l’équipe pour Les futurs de l’éducation et
l’innovation. Elle a été coordonnée par Aïda Alhabshi sous la direction de Sobhi Tawil. L’équipe
souhaite remercier Abdel Rahmane Baba-Moussa (Conférence des ministres de l’Éducation
des États et Gouvernements de la Francophonie) et Pierre Guidi (Institut de recherche pour
le développement) pour la relecture du manuscrit. Merci également à Hilaire Mputu (Bureau
UNESCO, Yaoundé), Bernard Combes (Section de l’éducation pour le développement durable),
Anna Maria Majlöf (Section de l’inclusion et des droits de l’homme), Nigel Thomas Crawhall
(Section sur les petites îles et les savoirs autochtones) à l’UNESCO Paris pour leurs commentaires
et contributions et Nadine Touzet pour la révision de l’ouvrage.
Avant-propos
À l’heure où le monde de l’éducation fait face à l’impact de la crise sans précédent que représente
la pandémie de COVID-19, le défi de repenser le modèle scolaire, les espaces éducatifs, le contenu
et les méthodes pédagogiques se pose avec d’autant plus d’acuité.
Même avant l’apparition de la pandémie actuelle, et de ses conséquences économiques et
sociales, l’institution scolaire traversait une crise multidimensionnelle. Celle-ci se manifeste au
travers des inégalités persistantes d’accès et de participation sur la base de multiples facteurs de
discrimination liés au niveau de revenu, au lieu de résidence, et à l’appartenance à des groupes
politiquement minoritaires. C’est également une crise de qualité en dépit de l’élargissement de
l’accès à l’école ces dernières décennies, avec plus de la moitié des enfants, d’adolescents et de
jeunes ne maitrisant pas les compétences de base en lecture et en mathématiques. Au-delà de
paramètres connus de « la crise de l’apprentissage » au niveau mondial, la crise du modèle scolaire
se manifeste également par la faible pertinence des contenus et des méthodes d’apprentissage
perçue par de nombreux jeunes par rapport à leurs réalités surtout à l’ère où les technologies
numériques transforment notre rapport aux savoirs, au travail et à la culture.
Cet ouvrage offre donc une source d’inspiration et des pistes pour repenser la forme scolaire sur la
base de la richesse et la diversité des philosophies et des pratiques pédagogiques. En partant de
l’émergence et la diffusion de la forme scolaire, l’ouvrage examine la pertinence d’une sélection
de pensées éducatives du Sud, de savoirs autochtones, et de pédagogies dans la transmission des
savoirs et la socialisation.
Les savoirs autochtones, comme les traditions éducatives africaines, coraniques, ou bouddhistes,
ainsi que les visions de penseurs tels que Cheikh Anta Diop, Cheikh Hamidou Kane, Joseph Ki-
Zerbo, Julius Nyerere, Paulo Freire, ou encore Jiddu Krishnamurti, représentent autant d’alternatives
pédagogiques du Sud. La reconnaissance de la pluralité des visions du monde, des conceptions
du bien-être, et la diversité des systèmes de savoirs découle d’une approche humaniste du
développement et de l’éducation, approche qui a toujours été portée par l’UNESCO, et qui est à la
base de l’initiative actuelle sur Les futurs de l’éducation. Ces alternatives pédagogiques du Sud ne
sont que le reflet de la diversité des savoirs qui composent notre humanité commune.
Si les sciences de l’éducation prétendent à l’universalité, elles se doivent d’intégrer le patrimoine
pédagogique de toutes les régions et cultures du monde. Il va de notre engagement collectif en
vue d’assurer des opportunités éducatives inclusives et pertinentes pour tous. Cet ouvrage est une
contribution à cet effort.
Stefania Giannini
Sous-Directrice générale de l’UNESCO pour l’éducation
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3
Partie I
Chapitre 1 Caractéristiques de la forme scolaire et alternatives pédagogiques du Sud. . . . . . 16
Partie II
Chapitre 6 Krishnamurti et sa philosophie éducative : le bien-être de l’individu en tant que
valeur centrale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 92
Vidéographie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161
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Liste des tableaux, figures et graphique
Tableau 1 : Les savoirs qui ont précédé la forme scolaire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
Tableau 2 : Caractéristiques contrastées des propositions cosmopolitiques du bien vivir /
buen vivir et du développement durable. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41
Graphique 1 : Pourcentage des enfants en âge d’être scolarisés dans l’enseignement primaire,
selon leur situation éducative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77
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Introduction générale : un nouveau point de vue sur la pédagogie
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Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
L’objet du présent ouvrage est d’offrir aux spécialistes de l’éducation un aperçu synthétique
de pédagogies et de pédagogues du Sud afin de les amener à prendre leurs distances avec
la littérature habituelle sur l’éducation ou la pédagogie, son histoire, et avec les auteurs qui
animent régulièrement les débats sur l’éducation. Si les sciences de l’éducation souhaitent
prétendre à l’universalité, elles ont l’obligation d’intégrer le patrimoine pédagogique de toutes
les régions et cultures du monde et de s’éloigner de leur ethnocentrisme historique (Akkari,
2000). Comme le suggère De Sousa Santos (2014), les épistémologies du Sud nous permettent
de porter un regard différent sur le monde conduisant à une décentration salutaire :
Entre 1993 et 2006, le Bureau International d’Éducation (UNESCO) a publié une série de
monographies sur 100 personnalités réputées qui ont été des penseurs de l’éducation2
(philosophes, hommes d’État, politiciens, journalistes, psychologues, poètes, hommes de
religion) issus de différentes régions du monde et qui ont laissé l’empreinte de leur réflexion
pédagogique sur la pensée éducative. Cet ambitieux projet a permis de décloisonner la pensée
pédagogique internationale en l’ouvrant à toutes les régions du monde, même si l’on note dans
cette série une sous-représentation des pédagogues femmes, des Africains, des Asiatiques et
des Latino-américains puisque l’on n’y retrouve que 30 pédagogues du « Sud »3, sans parler du
fait que les pédagogies des peuples autochtones sont absentes des 100 monographies. Il existe
donc une relative hégémonie eurocentrique et occidentale dans les cadres de pensée mobilisés
autour de l’éducation, de l’école et des politiques éducatives.
De par son objectif de faire connaître et de diffuser les pédagogies du Sud, le présent ouvrage
rejoint d’autres publications récentes (De Sousa Santos, 2011 ; Sanogo, 2002 ; Bin Mussallam
& Jobin, 2018 ; Akkari & Dasen, 2004 ; Reagan, 2004 ; Dasen & Akkari, 2008 ; Zhao et al., 2010 ;
Nsamenang & Tchombé, 2011 ; Paris & Alim, 2017 ; Baba-Moussa, Moussa & Rakotozafy, 2014 ;
De Ketele, 2018) qui proposent des pistes nouvelles aux éducateurs, aux chercheurs et aux
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Introduction générale : un nouveau point de vue sur la pédagogie
La première dimension de cette crise concerne la désillusion que suscite une institution qui,
ayant promis l’égalité des opportunités éducatives pour tous, a le plus souvent reproduit les
inégalités tenant à l’origine socioculturelle des apprenants (Niang, 2014 ; Duru-Bellat & Kieffer,
2000). Effectivement, il n’y a pas eu de réduction des écarts entre les différentes catégories
sociales car l’amélioration de l’accès et la massification scolaire ne sont pas synonymes d’une
véritable démocratisation de la forme scolaire (Caplan, 2018). Selon Dubet, la tension issue de
la rencontre d’une forme scolaire forgée voici plus d’un siècle avec une massification scolaire
et avec les changements socioculturels et technologiques engendre un sentiment de crise
perpétuelle. Cette tension se manifeste à plusieurs niveaux : résultats de l’apprentissage des
élèves, discipline, violence, baisse de respect à l’égard de l’école, inflation des diplômes et
incapacité de ceux-ci à assurer une insertion professionnelle et sociale. Elle est aussi à l’origine
d’une déception permanente puisque « la large ouverture de l’école n’a guère réduit les
inégalités scolaires et laisse de côté une part non négligeable des élèves » (Dubet, 2003).
Alors même que nous avons assisté ces dernières décennies au développement de l’accès à
l’école dans de nombreux pays du Nord comme du Sud, la recherche suggère que la qualité de
l’éducation n’a pas suivi. Malgré la hausse notable du nombre d’années de scolarisation à travers
le monde, il existe toujours un très large fossé en matière d’apprentissage entre pays riches et
pays pauvres, et entre enfants riches et enfants pauvres dans un même pays (Draselants, 2019 ;
Gertz & Khar, 2019).
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Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
uniquement un obstacle à l’apprentissage, nous perpétuerons une école qui discrimine, qui
agresse et qui limite les potentialités de nombreux apprenants. Lorsque nous examinons
les pratiques d’enseignement et de formation dans nos écoles, nous devons toujours nous
demander si elles accueillent de façon positive la diversité culturelle ou si elles donnent la
priorité à la conformité aux normes culturelles eurocentriques. Ces questions portent non
seulement sur les curricula que nous choisissons, mais aussi sur les processus pédagogiques, les
politiques scolaires et les intentions cachées auxquels nos apprenants sont confrontés.
Qui plus est, le changement climatique et les impératifs du développement durable exigent
l’avènement d’une « autre école » qui peine tout autant à émerger. Cette « autre école »
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Introduction générale : un nouveau point de vue sur la pédagogie
capable de s’engager dans la socialisation des élèves aux enjeux du développement durable
est indispensable. La jeune activiste suédoise Greta Thunberg en est un excellent exemple :
les jeunes sont de plus en plus nombreux à vouloir s’engager dans une action concrète
pour conserver et préserver la planète. Greta Thunberg milite pour un changement radical
de notre société et elle soulève cette question majeure : « Pourquoi se former lorsqu’il n’y
a plus d’avenir ? ». Force est de constater que l’école, qui devrait être le lieu privilégié pour
traiter et débattre de ces questions de manière approfondie et transversale, ne propose
pas encore d’espace fécond pour traiter les problématiques complexes liées aux questions
environnementales.
En somme, deux évolutions majeures poussent à la remise en cause de la forme scolaire. D’une
part, la mondialisation remet en question la raison d’être historique de l’école, c’est-à-dire la
formation des citoyens de la nation ; d’autre part, l’explosion des technologies numériques
entraîne la fin du monopole des institutions scolaires sur la transmission des savoirs, par la
mondialisation et la circulation facilitée des informations et des connaissances (Durpaire &
Mabilon-Bonfils, 2014).
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Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Salaün (2013) estime à juste titre que la périphérie pédagogique permet de repenser le centre :
Nous avons beaucoup à apprendre des marges, ne serait-ce que parce qu’elles
permettent, en miroir, de reconsidérer le centre. La prise en compte des langues
et cultures autochtones, considérée tant du point de vue de l’histoire dont elle est
l’aboutissement que des difficultés contemporaines de sa mise en œuvre, me paraît être
un angle intéressant pour interroger ce moment postcolonial, parce l’école est de fait
un lieu privilégié de compréhension de l’hétérogénéité des référents contemporains qui
inspirent les modèles éducatifs.
Il ne fait guère de doute que la prise en compte des cultures pédagogiques alternatives dans les
systèmes éducatifs formels demeure une question marginale car si leur plus-value en matière
d’éducation n’est plus à démontrer, il nous reste encore à repenser la manière d’en faire des
axes essentiels du domaine des sciences de l’éducation. À cet égard, Comaroff et Comaroff
(2015) plaident en faveur d’un changement de perspective. Au lieu de regarder le monde à
travers le prisme d’un eurocentrisme omniprésent, il serait temps de réfléchir aux questions qui
préoccupent nos sociétés contemporaines, notamment éducatives, à partir de nouveaux points
de vue situés dans le Sud. L’expression « pays du Sud » a remplacé des qualificatifs plus péjoratifs
comme « pays pauvres », « pays sous-développés », « pays en développement » ou encore
« pays émergents ». Elle est inspirée du nécessaire détour par le « monde majoritaire » (Dasen
et Akkari, 2008) par sa démographie, pour repenser la transformation de la forme scolaire et des
savoirs (Jankowski & Lewandowski, 2017 ; Farrell et al., 2017).
Le changement de point de vue sur la pédagogie, qui est l’objet du présent ouvrage, constitue
une modeste contribution au projet plus ambitieux d’une « pédagogie culturellement
pertinente » (ou « durable » – de l’anglais : Culturally Sustaining Pedagogy). Proposé par Paris
et Alim (2017), ce concept fécond renvoie à une pédagogie alternative crédible, face à la
violence symbolique de la forme scolaire. Dans de nombreuses situations, l’école décrit la
culture de certains élèves comme éloignée des standards de la civilisation et de la modernité.
L’enseignement développé par l’État-nation visait à faire avancer le projet impérial blanc,
principalement assimilationniste et souvent violent, qui exigeait que les élèves et les familles
perdent ou renient leur langue, leur littérature, leur culture et leur histoire pour obtenir de bons
résultats scolaires. Aux États-Unis, mais ailleurs aussi, cet assaut culturel et linguistique a eu et
continue d’avoir, selon Paris et Alim (2017), des effets dévastateurs sur l’accès, les performances
scolaires et le bien-être des élèves de culture différente. La pédagogie culturellement pertinente
s’efforce de perpétuer et d’encourager le maintien du pluralisme linguistique et culturel en
tant qu’élément de scolarisation, dans un but de transformation sociale positive. Elle considère
la dextérité culturelle dynamique comme un bien nécessaire et estime que le résultat des
apprentissages est additif plutôt que soustractif, demeurant holistique plutôt que structuré et
fracturé, enrichissant par une critique constructive plutôt que remplaçant un déficit. On trouvera
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Introduction générale : un nouveau point de vue sur la pédagogie
L’analyse qu’a effectuée Deng (2011) sur la modernisation de l’éducation en Chine est
révélatrice du dialogue et des tensions qui existent entre différentes traditions pédagogiques
à travers le monde, même dans un contexte de développement économique et scolaire
semble réussi. Deng (2011) suggère l’existence d’une contestation vieille d’un siècle et demi
et qui se perpétue entre la modernité pédagogique occidentale et la tradition chinoise
(confucéenne). Dans le cadre de ce processus, les théories et les valeurs occidentales ont été
sélectionnées, interprétées et adaptées à la situation et au contexte de la Chine et elles ont été
nécessairement transformées par le mode de pensée éducatif traditionnel chinois. De même,
la tradition confucéenne a été interprétée, transformée et réinventée dans le cadre de ses
interactions avec la culture moderne occidentale. Plus la Chine s’impose comme le moteur de
l’économie mondiale, plus ce débat prend un nouveau sens, car le pays continue d’importer
différentes théories et techniques éducatives occidentales. Cela étant, les éducateurs chinois
contemporains s’interrogent sur la légitimité et la pertinence de la théorie pédagogique
occidentale, puisque leur pays possède sa propre culture et des traditions uniques. Ils appellent
donc au développement de théories éducatives alternatives spécifiquement chinoises
(Deng, 2011). La résurgence du confucianisme pédagogique se poursuivra au 21ème siècle,
accompagnée d’un vif intérêt pour la redécouverte de la tradition et de l’histoire de la Chine.
Comme le suggère l’UNESCO (2015), les changements qui surviennent dans le monde actuel,
interconnecté et interdépendant, créent des niveaux inédits de complexité, de tension et de
paradoxe et, dans le domaine du savoir, ils ouvrent de nouveaux horizons que nous devons
prendre en compte. En somme, le nouveau projet éducatif, scolaire et pédagogique du
21ème siècle sera le résultat des orientations pédagogiques qu’adopteront toutes les parties
prenantes de l’école, des décideurs politiques jusqu’aux enseignants dans les classes : un projet
pédagogique de « domestication » basé uniquement sur des tests standardisés, au service d’une
mondialisation sauvage, ou un projet d’humanisation et d’émancipation construit autour de
récits et de synergies interculturelles pour un monde plus éduqué et alphabétisé, plus solidaire,
plus juste et moins inégalitaire. Bien que la circulation des idées pédagogiques dans le monde
ne soit pas un phénomène nouveau (Alexander, 2001, 2013), elle continue de s’effectuer
essentiellement entre le Nord et le Sud. Le présent ouvrage vise à rééquilibrer ce flux par
l’exploration des pédagogies et des réflexions des pédagogues du Sud.
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Introduction générale : un nouveau point de vue sur la pédagogie
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Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Chapitre 1
Caractéristiques de
la forme scolaire
et alternatives
pédagogiques du Sud
16
Chapitre 1 - Caractéristiques de la forme scolaire et alternatives pédagogiques du Sud
On peut également affirmer que les apprentissages étaient le plus souvent informels et
quotidiens, en lien avec les savoirs et les activités communautaires qui déterminaient la survie et
la reproduction des premières collectivités humaines, d’où l’absence de séparation nette ou de
hiérarchisation entre « faire », « travailler », « savoir », « apprendre » et « transmettre ».
Pour schématiser, deux formes de savoirs et de rapports aux savoirs se distinguent dans les
sociétés traditionnelles, c’est-à-dire avant la révolution industrielle : (1) les savoirs informels et
quotidiens et (2) les savoirs spirituels et sacrés. Le Tableau 1 ci-dessous fournit une comparaison
de ces deux formes bien distinctes.
4 L’histoire économique fait remonter la première révolution industrielle à l’invention de la machine à vapeur à la fin
du 18ème siècle, point de départ de l’ère de la mécanisation. C’est le début de l’industrialisation car la puissance
des machines à vapeur n’était plus limitée par la force musculaire animale ou humaine. Les moyens de transport de
masse (chemins de fers, bateaux à vapeur) font ensuite leur apparition et révolutionnent les échanges économiques
et humains.
17
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Apprentissage informel par imitation, essais et Mobilisés à des moments spécifiques : rites,
erreurs, confirmation récoltes, cérémonies, changements de saison, etc.
Tradition orale de transmission des savoirs Émergence progressive d’une tradition écrite de
transmission des savoirs
L’éducation informelle a fait l’objet de nombreux travaux de recherche portant sur les enfants
de sociétés traditionnelles. C’est un apprentissage dit « informel » car il a lieu dans le cadre
d’activités quotidiennes, auxquelles les adultes, les jeunes et les enfants participent en fonction
de leur âge et de leurs capacités. Aucune activité spécifique n’est destinée uniquement à la
transmission du savoir. Les processus sociaux et les institutions sont structurés de manière
à permettre à l’enfant d’acquérir les compétences de base, les valeurs, les attitudes et les
coutumes qui définissent le comportement approprié des adultes dans sa culture (Scribner &
Cole, 1973). L’accent est donc mis sur la valeur sociale, utilitaire et pratique des savoirs et des
compétences transmises.
Pour Ngakoutou (2004), l’éducation originelle et informelle africaine possède les quatre
spécificités suivantes :
1. Une empreinte fondamentalement collective et sociale
2. Un lien intime avec la vie sociale
3. Un caractère polyvalent
4. Une grande flexibilité
De ce fait, « le champ pédagogique n’est pas l’institution scolaire, c’est la société, les lieux de
production (les champs, les forges, la forêt, la rivière, etc.). Le matériel didactique, ce sont les
instruments traditionnels faisant partie de la culture matérielle du peuple africain. » (Gouda,
1986, p. 300). Il s’agit d’une éducation autochtone qui se fait dans le cadre de structures
communautaires et sociales. Le proverbe africain « pour qu’un enfant grandisse, il faut tout un
village » le dit très clairement : l’éducation est une responsabilité collective de tous.
18
Chapitre 1 - Caractéristiques de la forme scolaire et alternatives pédagogiques du Sud
Il est donc incontestable que la forme scolaire contemporaine a marqué l’avènement d’un
monde intellectuel et cognitif différent, car dominé par l’écrit. Thành Khôi (1995) a parfaitement
mis en exergue les différences entre l’oral et l’écrit, ainsi que les avantages qu’offre ce dernier :
Selon Garnier (2008), les ressorts des apprentissages informels sont devenus incontournables
dans la conception des parcours de formation actuellement, et cela de la petite enfance à l’âge
scolaire et tout au long de la vie. L’appréhension de la complexité des savoirs indispensables pour
comprendre le monde contemporain paraît de moins en moins à la portée exclusive de la forme
scolaire et de l’éducation formelle. Les apprentissages et la socialisation se font de plus en plus au
travers d’expérimentations entre pairs, par l’utilisation de l’internet et des réseaux sociaux,
c’est-à-dire par une éducation informelle brouillant les frontières entre espace privé et
professionnel. Dès lors, se pose la question de savoir si le salut de la forme scolaire, aujourd’hui en
crise mais toujours dominatrice en termes d’enjeux et de financement, ne reposerait pas sur une
meilleure prise en compte des apprentissages non formels ou informels (Garnier, 2018). Partout
dans le monde, les jeunes générations apprennent à l’école mais aussi en dehors, souvent dans le
cadre de relations sociales complexes et avec l’aide des paires et des réseaux sociaux.
19
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
La forme scolaire se caractérise historiquement par une double séparation : (a) une séparation
entre « socialisation familiale » et « instruction scolaire » et (b) une séparation entre le monde
de l’enseignement et celui de la production (économie), avec un renforcement progressif de
l’impératif d’obtenir les qualifications du premier pour prétendre accéder au second. Les enfants
et les jeunes sont séparés de leur famille, ils sont disciplinés dans des institutions spécialement
conçues, au sein de groupes d’âge définis. Le curriculum et l’évaluation, bien que variables,
structurent le jour et l’année scolaire et stratifient les futurs emplois. La pédagogie scolaire
oscille entre un modèle transmissif et un autre plus progressif (Baker, 2014). Pour autant, la
forme scolaire s’est efforcée au cours du siècle dernier de réduire cette double séparation. D’une
part, elle a mis en place la pédagogie de l’alternance illustrée par l’expérience des maisons
familiales rurales en France ou de l’apprentissage professionnel dual en Suisse. D’autre part, la
place des parents à l’école a gagné en légitimité à travers les nombreux projets de partenariat
école-famille.
À son avènement, la forme scolaire a donc représenté une évolution spécifique des sociétés
européennes (Europe de l’Ouest et du Nord, en particulier dans les régions conquises par le
protestantisme). Mais elle allait connaître rapidement une diffusion mondiale (Ramirez & Boli,
1987), par un engouement qui a d’abord touché l’Amérique du Nord et du Sud, puis l’Asie et
enfin l’Afrique, en particulier depuis les Indépendances. Comme l’ont montré Meyer, Ramirez et
Soysal (1992), la construction mondiale de l’éducation de masse s’est fortement accélérée dans
la deuxième moitié du 20ème siècle.
La diffusion mondiale de la forme scolaire est aussi liée à l’expansion coloniale de l’Europe
occidentale et à sa supériorité technologique et militaire consolidée aux 18ème, 19ème et 20ème
siècles. Les autres régions du monde ont adopté le même modèle scolaire afin de rattraper leur
retard technologique par rapport à l’Occident. Par exemple, le Japon a fortement investi dans la
20
Chapitre 1 - Caractéristiques de la forme scolaire et alternatives pédagogiques du Sud
scolarisation de masse durant l’ère Meiji pour se développer rapidement sur le plan économique
L’essor de la forme scolaire s’insère donc également dans le cadre de l’expansion capitaliste
et de l’industrialisation du monde. Assurément, l’école est devenue la principale source de
main-d’œuvre qualifiée.
Selon Vincent, Lahire et Thin (1994), la forme scolaire est un ensemble cohérent de
caractéristiques, au premier rang desquelles figurent la constitution d’un univers séparé pour
l’enfance, l’importance des règles dans l’apprentissage, l’organisation rationnelle du temps,
la multiplication et la répétition d’exercices n’ayant d’autres fonctions que d’apprendre et
d’apprendre selon les règles ou, autrement dit, ayant pour finalité leur propre finalité. Ce
nouveau mode de socialisation, le mode scolaire, n’a cessé de s’étendre et de se généraliser
pour en devenir le mode dominant. Il est vrai que la forme scolaire contemporaine, notamment
sous l’influence des théories socioconstructivistes, a connu des changements par rapport à ce
modèle de référence.
Les caractéristiques de la forme scolaire des relations sociales peuvent être résumées en cinq
points :
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Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
4. L’école, en tant qu’institution où se jouent des formes de relations sociales, repose sur
un énorme travail d’objectivisation et de codification. Elle est le lieu d’apprentissage
des formes d’exercice du pouvoir.
Il est également important de souligner deux avantages majeurs de la forme scolaire. Tout
d’abord, sa standardisation (durée, organisation de l’espace scolaire, curriculum, formation des
enseignants, diplômes) rend possible sa généralisation sur l’ensemble d’un territoire national et
son usage au service de l’État-nation pour façonner les futurs citoyens dans un même moule
culturel et politique. Ensuite, grâce aux savoirs diffusés à l’école, il est possible d’envisager
des changements sociaux, technologiques et scientifiques majeurs. Par exemple, la transition
démographique et l’amélioration de l’hygiène sont des phénomènes sociaux en lien étroit avec
la scolarisation. Ainsi, l’école est l’une des institutions clefs nécessaires à l’amélioration du
niveau de vie et au développement socioéconomique.
Cependant, il est utile d’observer que des savoirs peuvent s’acquérir en dehors de la forme
scolaire, dans des contextes très variés. Nunes, Schliemann et Carraher (1993) ont par exemple
observé que des petits vendeurs de fruits sur les marchés du Brésil avaient plus de facilité
à résoudre des problèmes de calcul (du type : combien coûtent dix ananas à 35 cruzeiros)
dans une situation naturelle qu’au sein de la forme scolaire plus artificielle. Alors que 98 % des
calculs des enfants étaient justes au marché, ils ne réussissaient qu’à 73 % quand les calculs
étaient présentés sous forme de problème à résoudre, et seulement à 37 % quand ils devaient
faire l’opération hors contexte, dans le modèle scolaire traditionnel. Il est donc salutaire de
s’interroger sur l’efficacité pédagogique de la forme scolaire et de reconnaître la légitimité des
savoirs acquis à l’école et en dehors (Resnick, 1987).
La construction figée du modèle scolaire de socialisation de l’enfant avec ses cinq éléments
(univers séparé, pédagogisation des relations sociales d’apprentissage, codification des
pratiques pédagogiques, exercice du pouvoir, langue écrite) constitue un puissant frein aux
transformations actuelles de notre société :
22
Chapitre 1 - Caractéristiques de la forme scolaire et alternatives pédagogiques du Sud
La forme scolaire se caractérise par « la création d’un espace-temps spécifiquement consacré à
l’apprentissage, séparé des pratiques sociales auxquelles il est censé préparer ». Sous cet angle,
l’école représente un mode artificiel qui distingue le moment de l’action « authentique » et celui
de la « formation ». Comme le mentionnent (Maulini & Perrenoud, 2005) « la forme scolaire
anticipe, codifie et planifie les apprentissages visés tout en imposant des contraintes et des
règles de fonctionnement basées sur l’asymétrie entre l’instructeur et l’instruit » (Maulini &
Perrenoud, 2005, p. 147). Par ailleurs, dans ce mode d’enseignement, l’apprentissage devient un
élément d’une organisation méthodique, créant un rapport de force car il confère à l’enseignant
une autorité de contrôle et de sanction qui transforment l’éducation en un « jeu conflictuel »
(Maulini & Perrenoud, 2005). Dans bien des cas, la forme scolaire protège également certains
enfants soumis dans leur milieu familial à des conditions de vie difficiles.
23
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
S’il est indispensable de reconnaître les multiples bienfaits de la forme scolaire, qui découlent
entre autres de l’universalisation de son caractère obligatoire dans le monde, il n’en demeure
pas moins utile de chercher à la rénover et à la repenser à la lumière des pédagogies et des
pédagogues du Sud qui ont été longtemps passés sous silence par les sciences de l’éducation.
L’anthropologie montre ainsi depuis longtemps que chaque société humaine met en œuvre ses
propres processus locaux de production de la personne éduquée. Elle distingue les individus
selon leur maîtrise des différents savoirs jugés utiles pour la communauté. Le développement
de la forme scolaire et son institutionnalisation ont cependant placé l’apprenant face à une
série de contradictions et d’ambiguïtés. D’une part, l’école est utilisée par l’État et par les classes
dominantes comme moyen de domestiquer les esprits et de produire des effets désirables
chez les citoyens. D’autre part, l’apprenant peut se trouver tiraillé entre les valeurs, les finalités
et les instruments promus par l’école, et ceux de son milieu familial et socioculturel d’origine
(Levinson, 1996). Il est par conséquent important de réfléchir sur les alternatives pédagogiques
externes et parallèles à la forme scolaire historique et occidentale.
Contrairement à Paulo Freire (Freire, 1969) qui estime que toute forme scolaire a pour objectif
une domestication ou une émancipation, il semble important de souligner qu’alors même que
l’intention des promoteurs de la forme scolaire dans un contexte colonial était de domestiquer
les apprenants locaux et de les dominer, ce projet n’a pas toujours été couronné de succès. Si
l’on se réfère au continent africain et aux auteurs présentés dans cet ouvrage, des personnalités
engagées qui ont joué un rôle important dans le processus des Indépendances (par exemple :
Julius Nyerere, Cheik Anta Diop, Joseph Ki-Zerbo) avaient été exposées à la fois à une éducation
autochtone familiale et coutumière, et à une éducation dispensée par l’ancienne puissance
coloniale. C’est cette dernière qui leur a permis, dans une certaine mesure, d’accéder à une sorte
d’émancipation sitôt qu’ils ont été à même de se l’approprier.
24
Chapitre 1 - Caractéristiques de la forme scolaire et alternatives pédagogiques du Sud
Aussi bien au Nord qu’au Sud, la pédagogie peut se définir comme étant l’acte d’éduquer
et d’enseigner un discours, mais aussi les connaissances, les idées et les valeurs qui
l’accompagnent. L’analyse de ce discours nécessite à la fois que l’on s’intéresse à la culture, aux
valeurs et aux idées aux niveaux de la classe, de l’école et du système (Alexander, 2009). L’idée
qu’il est temps de s’intéresser sérieusement aux pédagogies du Sud se fonde sur le constat que
les cultures influencent nos orientations éducatives et pédagogiques. Houssaye (1988) estime
ainsi que :
5 Tout en reconnaissant l’intérêt des pédagogies non directives et alternatives expérimentées essentiellement
dans les pays du Nord, les auteurs de cet ouvrage ne les abordent pas et renvoient le lecteur aux nombreuses
publications qui leur ont été consacrées (Avanzini, 1975 ; Fournier, 2007 ; Ottavi, 2007 ; Reuter, 2007)
25
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
La culture est au cœur de ces trois éléments constitutifs de toute situation pédagogique. En
effet, le savoir, de la même manière que l’apprenant ou l’éducateur, est ancré dans un héritage
culturel. La manière d’organiser les processus « d’enseignement », « d’apprentissage » et
« de formation » est également culturellement située. C’est une approche intraculturelle de la
pédagogie qui permet non seulement de mieux comprendre sa propre histoire culturelle et
pédagogique, mais aussi de « dévoiler sa propre dette envers les autres cultures et civilisations »
(Bin Mussallam &. Jobin, 2018). Comparativement à la forme scolaire qui isole l’enfant de sa
famille et de sa communauté pour le placer dans un espace scolaire fermé sur l’extérieur,
les pédagogies du Sud peuvent être considérées comme des pédagogies privilégiant des
contextes authentiques d’apprentissage où la cognition est située dans le cadre de relations
sociales et interculturelles.
3 Les individus de différentes cultures peuvent penser les concepts et les problèmes de
différentes manières.
26
Chapitre 1 - Caractéristiques de la forme scolaire et alternatives pédagogiques du Sud
3 Les élèves réussissent mieux les évaluations lorsque le matériel servant à leur
évaluation leur est familier et porteur de sens.
Enfin, il est important de clarifier notre positionnement par rapport à la forme scolaire analysée
dans ce chapitre. Notre critique de la forme scolaire ne signifie pas que nous la rejetons ou que
nous appelons à son abolition. Au contraire, nous estimons qu’elle a globalement fait progresser
la plupart des habitants de la planète en termes de littératie, de citoyenneté, d’ouverture
d’esprit et de compétences utiles pour le monde de travail. Nous ne nous situons pas dans la
mouvance d’auteurs tels qu’Illich ou même Freire, pour affirmer qu’elle ne sert à rien ou qu’elle
n’est que le reflet d’une société inégalitaire. La critique de la forme scolaire vise à la rendre plus
pertinente, par l’incorporation d’alternatives pédagogiques différentes de la pédagogie scolaire
habituelle. Les alternatives pédagogiques du Sud ne sont pas mises en valeur dans cet ouvrage,
dans le but d’en faire une alternative totale et radicale à la forme scolaire, mais pour permettre
à cette dernière de réfléchir sur le rôle qu’elle a joué dans la colonisation de certains peuples,
de se rénover sur le plan pédagogique, de repenser ses certitudes et de proposer une aventure
intellectuelle attractive pour les nouvelles générations de jeunes attirés par d’autres activités
significatives.
27
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Chapitre 2
Savoirs autochtones :
sagesses ancestrales
et actualité
28
Chapitre 2 - Savoirs autochtones : sagesses ancestrales et actualité
Il convient de préciser que dans certains contextes, notamment en Afrique, la notion de savoirs
traditionnels est porteuse d’une connotation négative et que certains spécialistes de l’éducation
proposent comme alternative la notion de savoirs endogènes (Devisch, 2003). Hountondji (1994)
les définit comme « une connaissance vécue par une société comme partie intégrante de son
héritage, par opposition aux savoirs exogènes qui sont encore perçus, à ce stade au moins,
comme des éléments d’un autre système de valeurs » (p. 15).
29
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
En Australie, c’est le terme savoirs aborigènes qui est le plus connu. En Amérique du Nord et
plus particulièrement au Canada, le terme savoirs autochtones est le plus utilisé. Ces savoirs
englobent les connaissances, les savoir-faire et les philosophies développés par des sociétés
ayant une interaction de longue date avec leur environnement naturel et une connaissance
approfondie de leur espace territorial. L’utilisation de termes tels que peuples premiers ou
Premières Nations nous rappelle qu’à l’origine, nous avons tous été (quel que soit le niveau
d’avancement technique ou scientifique actuel) des peuples autochtones et animistes.
Afin d’utiliser un terme susceptible d’être recevable dans différentes régions du monde, nous
optons dans ce chapitre pour le terme « savoirs autochtones » même si nous reconnaissons
que dans le contexte de l’Amérique Latine, les peuples indignes réclament l’usage intensif du
mot indigène dans le cadre de leur combat pour retrouver le respect, la dignité et leur identité
nationale.
Les savoirs autochtones sont donc à l’origine des savoirs marqués et façonnés par l’expérience
ancestrale et la proximité avec la terre et la nature. Les communautés qui ont enduré la
colonisation et l’oppression ont une relation particulière avec leur environnement naturel et
social (McCoy, Tuck & McKenzie, 2017). Ce sont aussi des savoirs qui sont portés à la fois par les
individus et par la communauté, cette dernière mettant généralement en œuvre une pédagogie
fondée sur le partage de pratiques communautaires autour de savoirs porteurs de sens qui
assurent la survie et la prospérité du groupe. L’idée d’un individu pédagogue ou d’un maître
détenteur de savoirs n’est pas réellement présente chez les peuples autochtones et c’est pour
cette raison qu’il faut plutôt parler de pédagogies autochtones que de pédagogues autochtones.
Ce point illustré par des exemples dans le développement de ce chapitre.
Les aspects clés des épistémologies autochtones sont (1) la relationnalité, (2) l’interconnexion
entre le sacré et le profane et (3) l’holisme.
La relationnalité est le concept selon lequel nous sommes tous liés les uns aux autres, à notre
milieu naturel et au monde spirituel dans le cadre de relations génératrices d’interdépendances.
Les concepteurs de programmes éducatifs peuvent appliquer le concept de relationnalité en
créant des opportunités d’apprentissage qui mettent l’accent sur un apprentissage s’effectuant
sur un mode relationnel avec les autres apprenants, les enseignants, les familles, les membres
de la communauté et les terres locales. Les pédagogies autochtones sont avant tout des
pédagogies de la relation et de l’action concrète :
30
Chapitre 2 - Savoirs autochtones : sagesses ancestrales et actualité
En tant que concept majeur des savoirs autochtones, la relationnalité a nécessairement des
conséquences concrètes sur le rapport pédagogique. C’est ainsi que dans l’organisation des
dispositifs d’apprentissage, la concurrence entre les individus est remplacée par la collaboration.
La forme scolaire inclut aussi des relations, mais celles-ci ne possèdent pas le même statut que
dans la pédagogie autochtone. En effet, à l’école, ce sont les notes et la concurrence entre les
individus qui sont déterminantes, les relations n’ayant qu’une valeur transitionnelle.
Par ailleurs, les épistémologies autochtones sont enracinées dans des visions du monde qui
intègrent le sacré et le profane. Dans cette conception, le monde existe dans une réalité
composée d’un maillage indissociable de dimensions profanes et sacrées (Hoffman, 2013).
Dans les approches éducatives occidentales, la spiritualité est souvent considérée comme
un sujet tabou en classe, ou relevant de la sphère privée. Dans une approche autochtone, les
dimensions spirituelles ne peuvent être séparées des dimensions séculières et la spiritualité est
une composante nécessaire de l’apprentissage (Asma-na-hi, Mason, Palahicky & Rodriguez de
France, 2018).
Selon Asma-na-hi et al. (2018), les pédagogies autochtones présentent les caractéristiques
suivantes : personnelles et holistiques, expérientielles, situées et intergénérationnelles. À
son tour, Tunison (2007) estime que l’esprit d’apprentissage est un concept qui émerge de
l’exploration des relations complexes existant entre l’apprenant et son parcours d’apprentissage.
Par conséquent, le manque d’identité, l’absence de possibilité de s’exprimer et la faible estime
de soi peuvent nuire à l’esprit d’apprentissage. Dans le cas des pédagogies autochtones,
31
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
celles-ci utilisent des savoirs provenant de sources multiples : savoir personnel, savoir collectif
(communautaire), savoir oral, savoir artistique, savoir mystique etc. favorisant ainsi un esprit
d’apprentissage positif.
Il a donc été tenté d’identifier les caractéristiques des savoirs autochtones, lesquels peuvent
être considérés comme relevant d’un système relationnel intégré dans la vie sociale et la nature.
Leur transmission s’effectue entre les générations, sur un mode oral. C’est ainsi que les adultes
détenteurs des savoirs les partagent avec les jeunes générations, par le biais du tutorat et d’un
accompagnement. Ces savoirs contribuent à la résilience des sociétés autochtones et des
communautés locales partout dans le monde (UNESCO, 2014).
En premier lieu, il est intéressant d’opérer une décentration par rapport aux savoirs qui nous
sont familiers. Nos savoirs dits modernes, scientifiques, rationnels, cartésiens ou logiques
se distinguent des savoirs autochtones selon les axes de contrastes mis en évidence par
Peat (1996). A l’expérimentation, la causalité et l’uniformité omniprésentes dans l’approche
occidentale de la science, les peuples autochtones proposent la spiritualité, le rôle de l’humain
et l’importance des esprits visibles et invisibles. :
La science (ou la connaissance) peut ainsi être considérée comme représentant le travail
d’élaboration, de conceptualisation, de diffusion et de construction des savoirs qu’une société
(communauté) met en œuvre pour trouver des solutions à ses problèmes économiques et
socioculturels.
En second lieu, malgré le dédain dont ils ont fait l’objet jusqu’à ces dernières décennies, les
savoirs autochtones de différents domaines intéressent maintenant de nombreux acteurs
et ils sont désormais respectés dans des secteurs aussi divers que la médecine, l’écologie, la
botanique, l’agriculture et bien d’autres (Koocheki, 2003 ; Nyong et al., 2007 ; Sheng-Ji, 2001 ;
Mihale et al., 2009). Il n’y a qu’en matière de pédagogie et d’éducation qu’ils restent relativement
marginalisés. Chez les peuples autochtones, les usages des plantes et des animaux ont des
niveaux élevés de sophistication fondés sur des siècles d’observation et de systématisation. Il est
intéressant de contraster l’ampleur de ces savoirs écologiques avec les connaissances limitées
de leur environnement naturel que possèdent les jeunes générations d’aujourd’hui.
Dans son livre La Pensée sauvage, l’anthropologue Lévi-Strauss (1962) parle des savoirs indigènes
qu’il qualifie également de pensée mythique. Il met en évidence l’étendue du savoir local :
32
Chapitre 2 - Savoirs autochtones : sagesses ancestrales et actualité
En matière de santé, Jared Diamond (2016) observe que la plupart des décès enregistrés en
Occident sont maintenant dus à des maladies non transmissibles telles que le diabète, le cancer,
la maladie d’Alzheimer ou les maladies cardio-vasculaires, des pathologies dont la prévalence
est extrêmement faible en Nouvelle-Guinée, un phénomène qu’il attribue au mode de vie
local. Pour ce qui est d’Alzheimer, son attention a été attirée par la publication d’une étude
canadienne « affirmant que l’apparition des symptômes de cette pathologie neurodégénérative
est retardée de cinq ans chez les bilingues. En effet, la Nouvelle-Guinée est riche de plusieurs
milliers de langues et du fait de leurs interactions sociales, les habitants de ces sociétés
traditionnelles parlent de cinq à 15 langues ». Pour Jared Diamond, « les processus cérébraux
à l’œuvre dans un contexte multilingue équivaudraient à un renforcement neurologique »
capable de prévenir des maladies comme Alzheimer. Dans nos modes de vie modernes, il existe
probablement d’autres mécanismes de renforcement neurologique.
En troisième lieu, la crise des institutions scolaires contemporaines et les rapports distanciés
qu’ont les jeunes générations avec l’école doivent nous inciter à explorer d’autres manières
d’apprendre et de transmettre. Il ne s’agit pas de plaider en faveur d’une adoption intégrale
de la philosophie des savoirs autochtones dans la transmission de nos savoirs scolaires
ou universitaires, mais de nous inspirer de certaines de leurs caractéristiques, tels que la
relationnalité, les liens entre savoirs et apprenants, les liens entre l’affectif et le cognitif, le
partage des savoirs, pour repenser les curricula et les systèmes éducatifs contemporains (Michie,
1999). En somme, il s’agit de réfléchir à propos des savoirs autochtones, et de concert avec eux,
pour poser un regard neuf sur nos institutions éducatives contemporaines.
Nakata (2007) nous met cependant en garde contre la tentation de présenter les savoirs
autochtones d’une manière qui les désincarne et les dissocie des individus qui en sont porteurs.
33
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Lorsque les « connaisseurs » de ces savoirs sont dissociés de ce qui devient « le savoir », les
savoirs autochtones se trouvent coupés de leur environnement et des institutions sociales qui
sous-tendent leur autorité. Les savoirs autochtones et leurs significations sont ancrés dans l’ici et
maintenant, ce qui en fait un savoir contextuel par excellence.
La même tension entre la connaissance occidentale et les savoirs locaux a pu être constatée en
Afrique. En particulier avec la venue de l’école coloniale, l’éducation autochtone s’est doublée en
Afrique d’une autre source de savoir qui présente l’avantage supplémentaire de s’appuyer sur la
puissance de la culture de l’écrit. C’est ainsi que sont apparus au sein des sociétés africaines des
rapports antagonistes qui opposent l’éducation « ancienne » et la scolarisation et la formation
« modernes », qui perdurent jusqu’à ce jour (Moumouni, 1964 ; Sawadogo, 2003).
Ganeri (2017) analyse la structure de la connaissance produite dans les sociétés européennes
et propose une alternative originale amenant à un pluralisme épistémique. Dans les sociétés
européennes, la connaissance est souvent représentée comme un arbre avec seul tronc (le
centre) avec des branches se déployant vers l’extérieur, vers des périphéries éloignées. L’image
de cet arbre de la connaissance est profondément ancrée dans les schémas de pensée
européens et a pour conséquence que chaque forme de savoir a été organisée en un modèle
« centre-périphérie ». Ganeri (2017) propose une métaphore alternative. Plutôt que l’arbre
fruitier européen avec son tronc unique, la connaissance devrait être représentée comme un
figuier des banians, dans lequel une multiplicité de racines aériennes soutient un système
organique sans centre. L’arbre de la connaissance a une pluralité de racines et les structures de
la connaissance sont multipliées par la terre. Le corps de la connaissance est un tout organique
unique, dont aucune partie n’est plus ou moins dispensable que toute autre. L’image de la
connaissance comme « banian » encourage un modèle épistémique alternatif et pluriel.
34
Chapitre 2 - Savoirs autochtones : sagesses ancestrales et actualité
Au Pérou, l’élaboration et la mise en place par les enseignants d’un calendrier communal
(Calendario Communal) a permis d’établir un lien entre les activités et les célébrations des
communautés Quechua, et les apprentissages réalisés en classe, rendant ainsi possible un
enseignement culturellement adapté (Valdiviezo, 2010). Dans une optique plus engagée,
Trinidad (2014) préconise une pédagogie autochtone, critique et située, autour de trois
composantes : (a) la communauté, qui permet de bâtir des relations sociales et de constituer
un capital social pour la mise en œuvre d’un partenariat, d’assurer la sécurité et la durabilité, (b)
l’individu, pour faciliter l’engagement avec des personnes diverses et la volonté d’améliorer sa
propre vie et (c) la famille (ohana), assurant les liens intergénérationnels.
35
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
4. École de la
2. École axée sur
communauté en
l’élève
développement
(apprentissage
(apprendre en résolvant
individuel à l’intérieur
des problèmes essentiels
de l’école)
de la communauté
Source : Adapté de Engeström et Suntio (2002), pp.318-324
Il est capital de choisir l’école culturellement adaptée aux peuples autochtones, notamment
en ce qui concerne la langue, les méthodes pédagogiques, les curricula et les savoirs transmis.
L’identité culturelle des enseignants est également essentielle, dans la mesure où ceux-ci
peuvent jouer un rôle de passerelle entre les cultures autochtones et la culture nationale
et scolaire. L’histoire de la pénétration de l’école dans les communautés autochtones va
déterminer leur rapport à l’école, à la classe, aux méthodes pédagogiques, mais il ne faudrait
pas non plus négliger l’indépendance économique et l’autonomie politique des peuples
autochtones. En effet, plus ils disposeront de droits garantis dans ces domaines, plus ils seront
aptes à choisir les savoirs et le type d’école les plus appropriés à leur situation. Il est remarquable
d’observer que dans de nombreux contextes, malgré l’ancienneté de la forme scolaire dans
leur pays, les peuples autochtones continuent de l’appeler « l’école des blancs », « l’école des
colons » et qu’ils l’identifient rarement comme étant leur propre institution.
Revenons maintenant au deuxième cas de figure, celui où les savoirs autochtones sont
enseignés sans que des élèves autochtones soient présents, une solution qui semble malgré
tout réalisable grâce à la créativité de l’enseignant, car les pédagogies autochtones ont leur
utilité dans toutes les écoles (Restoule & Chaw-win-is, 2017). On peut en effet envisager un
projet interdisciplinaire qui mobilise les savoirs locaux. Ce projet d’école peut se combiner
à la visite d’un musée d’arts autochtones ou à la préparation d’un voyage d’étude dans une
communauté autochtone ou ayant les mêmes caractéristiques.
36
Chapitre 2 - Savoirs autochtones : sagesses ancestrales et actualité
Pour aller plus loin, les enseignants peuvent adapter la salle de classe à un mode de
Comme l’a mis en évidence Kim (2015), en dépit de la volonté affichée dans les politiques
publiques, les savoirs autochtones peinent à apparaître dans le curriculum scolaire en Ontario
(Canada). Sur ce plan, Kim (2015) propose que l’on distingue 5 stades pour la prise en compte
de ces savoirs :
1. Colonisation : les savoirs autochtones ne sont pas reconnus comme étant des
connaissances valables.
2. Décolonisation : la prise de conscience de la valeur des connaissances autochtones
commence à prendre place dans les débats sur les choix curriculaires.
3. Néo-colonisation : les savoirs autochtones sont intégrés dans les contenus, mais
selon un processus qui mine les valeurs culturelles autochtones (par exemple en
étayant la science occidentale par des savoirs autochtones considérés comme une
ressource).
4. Renaissance : les chercheurs et les éducateurs interrogent les objectifs pour lesquels
les savoirs autochtones sont communiqués, plaident en faveur de leur inclusion et
remettent en question le choix des savoirs autochtones qui ont été inclus ou intégrés
à l’école.
Kim (2015) démontre que la situation en Ontario relève du stade 3) Néo-colonisation. Nous
avons donc un long chemin à parcourir avant de parvenir à une véritable reconnaissance
des savoirs autochtones. À ce propos, Acton, Salter, Lenoy et Stevenson (2017) proposent de
valoriser ces savoirs de manière à :
6 La vidéo suivante présente la manière dont un enseignant utilise le comte oral comme outil pédagogique dans sa
classe en France : https://videotheque.cnrs.fr/doc=4095
37
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
3 Reconnaître qu’il existe des différences, des similitudes et des tensions entre les
cadres de connaissance, les valeurs et les philosophies occidentales et autochtones.
La mise en avant des savoirs autochtones et leur prise en compte dans les systèmes éducatifs
contemporains, allant des politiques publiques à la salle de classe, permettra d’améliorer
la qualité de l’éducation. Cela ne sera possible que si nous faisons en sorte de prendre en
compte les questions sociales, économiques et environnementales locales pour concevoir
des approches pédagogiques appropriées. L’un des fondements premiers d’une éducation de
qualité est son ancrage local et sa capacité à générer un fort sentiment d’appartenance chez les
apprenants. Il est donc essentiel d’associer à ce processus la communauté, les enseignants, les
parents, les leadeurs locaux, c’est-à-dire toutes les parties prenantes.
Chaque culture autochtone apporte sa propre nuance sémantique. Dans le quechua du Nord
du Pérou et de l’Équateur, on s’appelle Allin Kghaway (bien vivir) ou Allin Kghawana (buena
manera de vivir). Dans le quechua du sud de la Bolivie, c’est le Sumac Kawsay (buen vivir) (Quijano,
2012). Le concept est connu sous le nom de Suma Qamaña en aymara et de ñandereqo en
guarani. (Huanacuni, 2010). Le concept du bien vivir donne lieu à des interrogations sur les
alternatives politiques, économiques ou encore éducatives qui permettraient de former la
base d’une société multiculturelle plus juste et plus équitable, dans laquelle la différence
culturelle serait vécue sur un pied d’égalité et dans la dignité (Villagomez et Campos, 2014).
La philosophie du bien vivir est basée sur la conception autochtone de la vie, dans laquelle
38
Chapitre 2 - Savoirs autochtones : sagesses ancestrales et actualité
la nature, la communauté et les individus partagent tous la même matière et les mêmes
Dans le paradigme du bien vivir, la nature (Terre-mère ou Pachamama) est vue comme un tout
dans lequel les êtres humains et l’environnement sont indissociables, ce qui signifie que tout
dommage fait à l’environnement a un impact négatif sur la vie humaine. La nature a des droits
et une valeur intrinsèque, indépendamment des avantages qu’elle peut procurer aux êtres
humains (Guardiola & García-Quero, 2014 ; Huanacuni, 2010).
Dans cette conception autochtone du monde, ce sont les humains qui appartiennent à la
nature et non l’inverse. Une conception de l’avenir de l’humanité vue comme conforme au bien
vivir implique une révision radicale de nos conceptions de civilisation, de développement et de
modernité. Toute réflexion sur ce concept revient à méditer sur toutes les facettes de la vie :
L’analyse de la racine du concept de vie en guarani, teko, est éclairante. Tekove est la
vie biologique. Le territoire se dit tekoha : le lieu où la vie se réalise. La notion de territoire
est intimement liée à celle de vie. Tekohàra signifie la maison, le lieu où la vie naît, le lieu
où la vie est. De même, pour l’égalité, tekoja, littéralement, la vie qui est égale ; pour la
justice : tekojoja, la vie qui s’égalise, l’absence d’asymétrie. Enfin, le concept de « bien vivre
» se dit teko pora. Cette sémantique est assez semblable chez les Guarani,
les Quechua et les Sumakaori. Ce concept de vie idéale renvoie à une relation complexe
au tout, mais aussi à l’idée de dignité.
Les conquêtes coloniales ont déterminé de façon extrêmement puissante l’accès aux
ressources et à l’espace en Amérique latine. Dans les sociétés autochtones qui ont précédé
la colonisation, la terre constituait « un espace collectif inaliénable, composé non seulement
de parcelles défrichées pour l’agriculture, mais aussi d’un terroir indivisible dont les membres
de la communauté tiraient leur subsistance » (Pinton & Grenand, 2007, p. 176). Étant donné
que le modèle colonial ne reconnaissait pas la propriété collective et que toute terre était
susceptible d’être privatisée, le processus colonial a eu concrètement pour effet de déposséder
les autochtones de leur territoire, ainsi que de leur spiritualité et de l’esprit de leurs ancêtres.
L’adoption récente par certains pays d’Amérique latine de Constitutions reconnaissant le
caractère pluriethnique de leur population (Brésil, Colombie, Mexique, Bolivie, Équateur)
constitue une avancée importante dans le sens d’une décolonisation, même si la réalité de
terrain est toujours porteuse de modernité postcoloniale et d’archaïsmes destructeurs de
l’environnement autochtone (Pinton & Grenand, 2007).
Au 21ème siècle, le bien vivir se réfère à l’équité et à l’égalité aussi bien dans les relations
sociales que dans la distribution des ressources, mais c’est aussi la confrontation du critère
d’accumulation capitaliste à celui de distribution, avec une focalisation sur le bien-être et le
bien-agir entre les individus, et sur leurs relations avec la nature (Tapia, 2013). En effet, selon le
39
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
bien vivir, les humains ne sont pas propriétaires de la terre et de ses ressources, ils n’en sont que
des administrateurs provisoires et c’est la raison pour laquelle le bien vivir prône la consommation
collaborative et l’économie de partage fondée sur la solidarité.
La philosophie qui le sous-tend a une double fonction : elle critique la modernité et le
développement, mais elle propose aussi une refondation éthique sur la base des principes
de respect, de réciprocité, de solidarité et de complémentarité entre les individus et les
communautés et avec la « Terre-mère » ou la « Terre nourricière », un concept connu aussi sous
son nom andin de Pachamama, qui peut se définir comme une vie harmonieuse entre les êtres
humains d’une part et d’autre part entre ces derniers et la nature (Audubert, 2017). La défense
de l’environnement est au cœur du concept du bien vivir, l’idée centrale étant de concevoir la
vie de manière : « complémentaire et partager sans concurrence, vivre en harmonie avec les
personnes et avec la nature. C’est la base pour la défense de la nature, de la vie même et de
toute l’humanité. » (Huanacuni Mamani, 2010, p. 21).
Le bien vivir est la revanche des peuples autochtones et la possibilité d’une voie qu’ils ont
ouverte afin de retrouver leurs racines culturelles ancestrales :
Vivre bien, c’est retrouver le vécu de nos peuples, retrouver la Culture de la Vie et
retrouver notre vie en parfaite harmonie et dans un respect mutuel avec notre terre
mère, avec Pachamama, où tout est VIE, où nous sommes tous uywas, serviteurs de la
nature et du cosmos, où nous faisons tous partie de la nature et il n’y a rien de séparé, où
le vent, les étoiles, les plantes, la pierre, la rosée, les collines, les oiseaux, le puma, sont nos
frères, où la terre est la vie elle-même et la demeure de tous les êtres vivants. 7
40
Chapitre 2 - Savoirs autochtones : sagesses ancestrales et actualité
41
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
La pédagogie du bien vivir peut trouver un ancrage dans différents courants pédagogiques
comme l’éducation interculturelle, les pédagogies visant la transformation sociale, les
pédagogies de la pertinence culturelle et de l’autonomie, ou encore de l’autonomisation, de
la résistance ou de la libération. Comme le mentionnent Villagomez et Campos (2014), ces
pédagogies alternatives nécessitent des pratiques éducatives créatives et innovantes, avec
comme condition indispensable la participation active de toute la communauté éducative, de
la sphère familiale à la sphère politique, en passant par les communautés.
Dans la mesure où le bien vivir souhaite l’émergence et la construction d’une société nouvelle,
le rôle de l’éducation revêt une importance déterminante caractérisée par la centralité de
l’aspect interculturel de l’éducation. D’après Luna (2012), l’éducation basée sur le bien vivir doit
se focaliser sur l’acceptation et la valorisation de la diversité, la pluriculturalité, la multinationalité
et la pratique de l’interculturalité.
L’interculturalité implique un dialogue, un échange et une interaction entre les cultures qui
forment une société donnée, ces cultures se reconnaissant et s’influençant mutuellement tout
en conservant leur autonomie, leur assise et leur légitimité (Tapia, 2010). D’après Bardonnet
(2009), l’interculturalité en éducation répond à une logique de négociation interne entre ce
qui est culturellement endogène et ce qui demeure exogène. L’interculturalité est toujours une
tentative d’articulation sous tension.
C’est ainsi que l’éducation et le bien vivir peuvent agir de manière interdépendante. D’une
part, le droit à l’éducation est une composante essentielle du bien vivir, car elle autorise le
développement des potentialités de chaque individu et favorise l’égalité des chances. D’autre
part, le bien vivir doit constituer un axe central du processus éducatif dans la préparation de
citoyens soucieux de créer une société plus juste fondée sur ses principes (Villagomez et
Campos, 2014).
En somme, cette philosophie ne conçoit pas les programmes d’éducation comme des formes
d’investissement dans le capital humain mais plutôt comme un moyen d’encourager chez les
individus la capacité d’autodétermination, d’émancipation et donc l’accès à la liberté. Nous
montrerons dans la suite de cet ouvrage que cela atteste d’un lien avec la pensée pédagogique
de Paulo Freire.
42
Chapitre 2 - Savoirs autochtones : sagesses ancestrales et actualité
Le bien vivir décrit par conséquent un mode de vie et une forme de développement
Certains pays introduisent dans leurs systèmes éducatifs les concepts prônés par la philosophie
du bien vivir. La Bolivie, par exemple, a voulu appliquer ce concept dans le cadre d’une réforme
éducative ambitieuse, par la promulgation en 2010 de la loi Avelino Siñani et Elizardo Perez
(loi n° 70, 2010) qui porte le nom des fondateurs de la « première » école autochtone du pays
à Warisata (1931-1939). Cette école prône l’ouverture « sur la communauté avec laquelle les
décisions sont prises en consensus dans un parlement de sages » (Lewandowski, 2015).
Selon Lewandowski, cette loi inspirée du modèle du bien vivir, propose une refonte complète
du système éducatif et du curriculum bolivien. Cependant, une étude réalisée en milieu urbain
a montré que tout le personnel enseignant ne partageait pas uniformément les paradigmes du
bien vivir et de la Pachamama qui sous-tendent les curricula. « Certains y adhèrent pleinement,
d’autres se disent heurtés dans leurs convictions (scientifiques, religieuses ou écologiques)
et beaucoup les comprennent de façon partielle et hybridée. Reste ainsi à savoir si les
rapports de force, le degré d’application et la longévité de la réforme orienteront à terme ces
métissages dans le sens d’un rapprochement ou d’un éloignement des curricula mondialisés »
(Lewandowski, 2015, p. 85).
À l’instar de la Bolivie, l’Équateur a mis en place en 2008 un « Plan national du bien vivir »,
dans la mesure où la Constitution reconnaît les idées de cette philosophie comme pouvant
favoriser les changements sociaux. Le contenu est fortement influencé par les différentes luttes
et résistances sociales qui expriment la volonté de différents groupes tels que les peuples
autochtones, les enseignants, les paysans, les femmes, les jeunes, les anciens (Acosta, 2010).
Comme le soulignent Acosta et Gudynas (2011), on y retrouve la revendication de plusieurs
droits, tels que les droits collectifs et individuels, les droits à la nature et le droit à l’éducation. À
ce sujet, Villagomez et Campos (2014) affirment qu’il n’est pas possible de concevoir une société
fondée sur le bien vivir sans remettre en question les phénomènes actuels d’exclusion et de
racisme que l’on observe dans la société, ainsi que « le rôle joué par le système éducatif dans la
légitimation de cette exclusion » 9 (p. 38). Ajoutons par ailleurs le nombre important d’enfants et
de jeunes qui abandonnent l’école ou ne reçoivent qu’une éducation « au rabais ». De ce fait, les
revendications qui questionnent l’ordre établi sont de plus en plus pressantes.
43
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
En Équateur, plusieurs formes d’éducation s’inspirent du concept du bien vivir. Par exemple, le
système d’écoles autochtones de Cotopaxi qui implique fortement les parents, les enfants et les
chefs des communautés et des provinces dans les projets éducatifs qui leur sont destinés, dans
le but de définir la finalité poursuivie par l’école (Ramirez, 2007). Le Programme académique
Cotopaxi forme le personnel éducatif affecté aux programmes d’éducation bilingue
interculturelle (Granda & Iza, 2012), ainsi que les leaders issus des communautés autochtones
qui sont ensuite intégrés dans les gouvernements locaux (Farfan, 2008) pour favoriser
l’autonomisation des communautés autochtones. L’Université interculturelle des nationalités
et des peuples autochtones place la philosophie du Sumak Kawsay au cœur de son action,
proposant des cursus de niveau Licence en Agroécologie, Architecture ancestrale, Sciences de
l’éducation axées sur la pédagogie interculturelle, et Tourisme communautaire. Les formations
de niveau Master portent quant à elles sur la recherche interculturelle et les Droits des peuples
autochtones. L’objectif et la philosophie de l’université Amawtay Wasi est de « contribuer à la
formation de talents humains qui privilégient une relation harmonieuse entre la Mère Nature
et les êtres humains, privilégiant le bien-être de la communauté en tant que fondement de la
construction de l’État plurinational et de la société interculturelle » (Sarango, 2004, p. 193). Au
travers de l’université se construit peu à peu un espace académique interculturel, issu de la
vision autochtone et destiné à l’ensemble de la société équatorienne. Son impact est de taille,
car il en émergera une nouvelle génération d’enseignants et d’étudiants engagés dans le bien
vivir et pour en faire profiter la société.
Toutefois, Tapia-Aviles (2013) observe que bien que l’Équateur se soit doté d’un cadre
respectueux du bien vivir, le pays ne dispose pas des ressources et des moyens nécessaires pour
accomplir ses objectifs et parvenir à une société du bien vivir.
10 https://www.cec-epn.edu.ec/wp-content/uploads/2016/03/Constitucion.pdf
44
Chapitre 2 - Savoirs autochtones : sagesses ancestrales et actualité
l’éducation à une coexistence harmonieuse qui accepte et reconnaisse les différentes cultures,
L’héritage pédagogique des peuples autochtones d’Amérique latine représente une composante
à part entière du patrimoine de l’humanité, qu’il est indispensable de découvrir et d’utiliser :
Les politiques engagées au 20ème siècle par les États d’Amérique latine ont échoué dans leurs
tentatives de désindianiser l’Indien, de façonner l’Indien à l’image du métis européanisé, d’en
faire un sujet à incorporer, à intégrer et à assimiler à la culture occidentale. Cet échec démontre
la force et la vitalité des cultures autochtones qui, à travers leurs résistances ethniques, ont non
seulement empêché la concrétisation des politiques d’ethnocide culturel, mais ont également
renforcé leurs propres projets ethniques, y compris la lutte pour leurs droits en tant que peuples
autochtones (Sandoval-Forero, 2009). En tant que concept pédagogique, le bien vivir offre la
possibilité de repenser notre modèle de développement capitaliste destructeur de la planète,
de mettre en œuvre une éducation respectueuse de l’environnement et de renouer avec notre
héritage autochtone commun des origines.
Afin d’assurer une présence durable dans l’éducation en Amérique Latine, le concept de
bien vivir, en tant que projet social et culturel autochtone, doit s’engager dans un dialogue
interculturel avec la pensée occidentale dominante et son projet culturel basé sur la conviction
de sa supériorité par rapport à « l’Autre indigène ou noir » et sa longue histoire de réticence à
s’engager en dehors de ses propres règles. En outre, ce concept intègre la Terre Mère comme
sujet des droits alors que modernité occidentale a toujours considéré la nature comme
ressources à exploiter au profit de certains groupes. Historiquement, Les systèmes juridiques
45
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
occidentaux n’ont jamais considéré la nature comme un système sacré et vivant (Dolhare &
Rojas-Lizana, 2018). Néanmoins, les reculs démocratiques constatés récemment en Amérique
Latine, en particulier au Brésil et en Bolivie, par rapport au droit des peuples autochtones
incitent à la vigilance et à la mobilisation.
Les Kogis
Les Kogis sont les descendants directs des Tayronas qui ont été l’une des plus grandes sociétés
précolombiennes du continent sud-américain. Ils vivent dans la Sierra Nevada, au nord de
la Colombie, sur le plus haut massif côtier du monde (il culmine à 5 800 mètres d’altitude, à
42 kilomètres de distance de la mer des Caraïbes). Cette zone géographique offre une variété
unique de climats et d’écosystèmes. Le massif recouvre 2 % du territoire colombien, mais il
abrite 35 % des espèces d’oiseaux du pays et 7 % des espèces de la planète. À l’arrivée des
Conquistadors au 16ème siècle, quatre peuples, dont on estime à 500 000 le nombre d’individus,
vivaient sur les terres de la Sierra Nevada. Aujourd’hui les Kogis ne sont plus que 12 000 environ.
La communauté a mis en place un système social qui a résisté à l’adversité et aux agressions,
depuis l’époque des colons jusqu’à l’époque moderne où ils sont confrontés à d’autres défis
comme les guérillas, le narcotrafic ou le tourisme de masse (Julien & Fifils, 2009).
Les Kogis ont une conception du temps très spécifique qui nous éclaire sur leur philosophie
éducative, car ils distinguent trois types de temps :
3 Le temps que l’on passe : le père passe du temps avec son fils, la mère avec sa fille,
les parents avec leurs enfants, les anciens avec les plus jeunes et tous se retrouvent
régulièrement à l’occasion de moments festifs de partage.
3 Le temps circulaire : un temps circulaire que connaissent bien ceux qui vivent
de et par la nature, moins axé sur l’avenir et plus orienté vers le perpétuel
recommencement des cycles, des saisons et des chemins de conscience (Julien &
Fifils, 2009).
46
Chapitre 2 - Savoirs autochtones : sagesses ancestrales et actualité
3 De 0 à 4 ans : éducation par l’exemple (adultes et enfants plus âgés), pas de punition
durant cette période.
L’éducation des Indiens kogis n’est pas envisagée comme un processus linéaire qui partirait d’un
point pour tendre vers un autre, mais plutôt de façon circulaire : on apprend à être père pour
être enfant et enfant pour être père. Éduquer, c’est entretenir et faire vivre un système collectif
qui permet à chaque membre de la communauté d’y trouver sa juste place. Un tel système
doit toujours être en mesure de comparer un événement donné avec un événement similaire
inscrit dans la mémoire collective du groupe pour en déduire collectivement la réponse la
plus juste, et d’établir des liens entre les conséquences de cet événement et la façon dont la
communauté est à même de les assumer (Julien, 2014).
Dans le cadre d’un tel processus, il n’y a pas de maître ni d’école, au sens de nos sociétés
modernes. L’éducation se fait au travers des temps individuels et des expériences partagées
avec les parents, les enfants plus âgés, les membres de la communauté, les mamus12 et
la nature.
Il n’y a pas de maître chez nous, ce sont les parents qui sont en charge de
l’éducation. Un jeune va apprendre à bâtir une maison, un autre va être formé à l’entretien
des chemins, un autre sera formé à la protection des rivières et des animaux…
Mamu Kogi
Selon Julien (2014), les savoirs sont acquis par les Kogis de différentes manières :
3 Au sein de la famille : au travers de la transmission des codes et des valeurs afin que
l’individu s’intègre à la communauté.
3 À travers les Mamus : ils transmettent les savoirs religieux en lien avec la cosmogonie,
la sagesse, la mythologie, les légendes et les contes autochtones.
12 Guide spirituel
47
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
3 Par la Nikuma : l’autorité civile de la communauté qui enseigne les lois et les normes
qui orientent le vivre-ensemble pacifique et harmonieux avec la nature.
3 À travers la Nature : porteuse de tous les savoirs.
Bien que situés sur le territoire des Kogis, les dispensaires et les écoles sont considérés comme
des territoires étrangers. On sait que les Kogis envoient deux à trois enfants de la communauté
à l’école pour qu’ils y apprennent à lire et à écrire en espagnol et servent ensuite de médiateurs
avec le reste des Colombiens. L’école n’est d’ailleurs pas vue comme un lieu approprié pour
enseigner la langue kogi d’après la tradition kogi : « l’écriture rend la tête paresseuse » et « celui
qui écrit, perd la mémoire ». De ce fait, les enfants kogis sont parfois tiraillés entre l’école qui
valorise l’espagnol et la communauté qui valorise la langue kogi (Julien, 2014).
Cette situation suscite une tension entre la résistance des Kogis depuis des millénaires et la
dévalorisation de leur langue et de leur culture au sein de l’école contemporaine en Colombie.
Cet ouvrage s’interroge sur la possibilité de renouer ce lien.
Selon Wax (2000), quand la maîtresse d’école appelait un élève pour qu’il récite une leçon et que
celui-ci était tenté de répondre, ses camarades le menaçaient dans sa langue maternelle pour le
dissuader de participer au bon déroulement de la classe. Ils pouvaient faire des commentaires
désobligeants et obscènes à propos de sa famille ou encore le menacer de représailles physiques
dans la cour de récréation. Comme ces remarques étaient prononcées en lakota ou dans la
langue des signes propre aux Sioux, l’enseignante ne comprenait pas la situation. Menacés, la
48
Chapitre 2 - Savoirs autochtones : sagesses ancestrales et actualité
plupart des élèves feignaient l’idiotie ou la distraction pour éviter d’être interrogés. Par le biais des
Pour certains élèves, la scolarisation obligatoire continue aujourd’hui d’être vécue comme une
agression et un emprisonnement. Contraindre les enfants à rester sagement assis et exiger qu’ils
acceptent d’être gavés – comme des oies – de connaissances auxquelles ils ne reconnaissent
aucune utilité, est le meilleur moyen d’engendrer des difficultés, en particulier chaque fois que
les enseignants ne savent rien de leurs élèves et n’imaginent pas ce qui pourrait réellement les
aider à mener une existence plus satisfaisante. La réponse des élèves est alors la fuite chaque
fois qu’ils le peuvent ou des tentatives pour s’organiser et prendre le contrôle de la vie scolaire
ou encore des violences (Willis, 1977).
Peuple animé par l’esprit de liberté et le respect de l’autonomie d’autrui, y compris des enfants,
les Sioux ont vécu l’arrivée de l’école comme une agression et comme une menace culturelle.
Ils ont développé de multiples stratégies de résistance pour préserver autant que possible leur
héritage culturel.
Cette ambivalence vis-à-vis de la forme scolaire se traduit dans la localisation des écoles dans les
communautés kanak (Wadrawane, 2008). L’école occupe généralement une position excentrée
ou isolée par rapport à la communauté ou à la tribu. Une forêt peut ainsi séparer l’espace scolaire
de l’espace communautaire. Un cimetière séparant l’école de la communauté peut signifier
que la communauté se protège de l’école. Dans d’autres cas, l’école sera située dans un espace
conflictuel séparant les communautés religieuses protestante et catholique. Cette analyse
territoriale permet de comprendre la pratique kanake vis-à-vis de cet objet culturel appelé
« école », qui apparaît dans un milieu déjà saturé de culture et d’histoire (Wadrawane, 2008).
Un siècle plus tard, ce rapport ambigu aux savoirs occidentaux et à leur mode de diffusion pèse
encore lourdement. Il se reflète dans l’échec scolaire des élèves kanaks, car personne ne prend
pas la peine de s’informer sur la façon dont les savoirs occidentaux sont perçus et mis en place
par les acteurs du système éducatif (Wadrawane, 2008).
Ce chapitre a mis en évidence la pertinence actuelle des savoirs autochtones dans différents
domaines scientifiques. Selon Goldfarb (2018), les scientifiques manifestent un intérêt, partout
49
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
dans le monde, pour une collaboration avec les peuples autochtones. Ils se sont ainsi « associés
aux Aborigènes australiens pour étudier les populations de tortues marines ; ils ont fait
confiance aux chasseurs kaxinawá d’Amazonie pour analyser l’abondance des espèces animales
chassées, comme les singes et les cervidés ; enfin ils se sont informés auprès des Yupiks de
l’Alaska sur la migration des morses ».
Il reste aux sciences de l’éducation à tirer parti elles aussi de la sagesse des peuples
autochtones : « le pouvoir des pédagogies indigènes et la reconnaissance du fait que l›on se
nourrit de son esprit est ce qui les rend attrayantes pour les élèves et les enseignants qui ont la
chance d›y être exposés dans toute leur plénitude » (Restoule & Chaw-win-is., 2017, p.7).
Marginalisés pendant plusieurs siècles et exclus des grands projets modernisateurs du 20ème siècle,
les savoirs autochtones sont maintenant emportés dans les processus d’intégration aux objectifs du
développement durable. On leur assigne de potentielles solutions à la famine, aux changements
climatiques et à la pollution. L’analyse de ces processus d’intégration […] révèle leurs effets sur les
acteurs et met au jour la construction de nouvelles normes : […] tandis que d’un côté les savoirs
experts requalifient les savoirs autochtones, de l’autre les premiers se voient relocalisés par les
seconds. Les savoirs autochtones se révèlent alors comme des visions plurielles des savoirs légitimes
dans un monde contemporain de plus en plus complexe et instable (Kleiche Dray et al., 2017).
Pour conclure ce chapitre consacré aux savoirs autochtones, il est important de souligner qu’ils
ont une pertinence particulière dans un monde marqué par la globalisation, la complexité et
l’incertitude. En effet, les fondements de ces savoirs peuvent contribuer de façon essentielle
à l’éducation et au bien-vivre ensemble et, s’ils requièrent une éducation communautaire, ils
impliquent aussi l’application de pédagogies autochtones, soucieuses d’un développement
holistique des individus et intégrant à la fois le contexte local et mondial. Le fait que les
pédagogies autochtones soient reconnues à l’échelle mondiale est la parfaite illustration de la
contribution de ces peuples à l’éducation mondiale (Sumida Huaman & Valdiviezo, 2012).
Les pédagogies autochtones sont intimement liées à la terre, le lieu et l’espace. L’éducation
basée sur la terre, en ressuscitant et en préservant la vie et le savoir autochtones, constitue
une contestation directe du colonialisme et de sa volonté d’éliminer le mode de vie des
autochtones et de négation de leurs revendications territoriales (Wildcat, McDonald, Irlbacher-
Fox & Coulthard, 2014). Les cultures, les langues et les croyances autochtones ont pour origine
le lieu/place. Les cosmologies autochtones reconnaissent un univers vivant, où tout a un esprit.
Décoloniser les programmes scolaires implique de se reconnecter avec la terre et d’apprendre
des lieux de vie et de partage (Fellner, 2018, Johnston & Aftandilian, 2018).
Quel bilan pouvons-nous faire aujourd’hui de la scolarisation des peuples autochtones. Les
recherches effectuées à ce propos montrent que le bilan est mitigé et la forme scolaire autochtone
demeure une aventure ambigüe même si elle ouvre des possibilités de revitalisation culturelle.
Macedo (2016) montre comment la scolarisation constitue pour les amérindiens wayãpi
50
Chapitre 2 - Savoirs autochtones : sagesses ancestrales et actualité
d’Amazonie comme l’a déclaré à l’auteure un enseignant wayãpi « deux façons » d’exister, deux
Corntassel et Hardbarger (2019) estiment que les jeunes autochtones se trouvent aujourd’hui
dans une situation difficile. Les aînés qui avaient guidé leurs parents et grands-parents ont
souvent souffert d’un racisme systématique et d’un éloignement de leurs pratiques culturelles,
territoires, systèmes de guérison, langues, connaissances et modes de vie traditionnels. Les
réseaux familiaux et de parenté communautaire, garants d’un soutien émotionnel, spirituel
et physique, ont été brutalement et systématiquement démantelés. La préservation des
connaissances autochtones s’accomplit souvent sous forme d’actions effectuées dans des
cadres intimes tels que foyers, cérémonies et communautés. L’examen des actes quotidiens de
renaissance autochtone déplace l’analyse des manifestations coloniales de pouvoir centrées sur
l’État vers la nature relationnelle, expérientielle et dynamique de l’héritage culturel autochtone.
En définitive, l’intérêt des sciences de l’éducation pour les savoirs autochtones est un acte qui
rend justice à des peuples dont le contact avec les peuples colonisateurs de la planète a été une
expérience traumatisante. Ces savoirs pédagogiques nous font également prendre conscience
de la nécessité de replacer la pédagogie et l’éducation dans un cadre plus global, celui du mode
de développement et de vie contemporain qui fait peser des menaces sans précédent sur
l’avenir de l’humanité.
51
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Chapitre 3
Les éducations
autochtones africaines
collectives et
créatrices de lien social
52
Chapitre 3 - Les éducations autochtones africaines : collectives et créatrices de lien social
Il convient de préciser qu’il existe dans la littérature différentes manières de se référer aux
éducations autochtones africaines : éducation coutumière, communautaire, informelle ou encore
authentique. Nous n’utilisons pas le terme « éducation autochtone » dans le but d’opposer
frontalement la tradition et la modernité. La tradition englobe « un ensemble d’idées, de
doctrines, de mœurs, de pratiques, de connaissances, de techniques, d’habitudes et d’attitudes,
transmis de génération en génération aux membres d’une communauté humaine » (Mungala,
1982). La notion de tradition renvoie au maintien d’un ensemble de valeurs à la fois religieuses,
culturelles et sociales, qui demeurent encore aujourd’hui très ancrées (Balandier, 1985).
53
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Dans cet ouvrage, nous nous référerons donc à une éducation autochtone fondée sur le socle
des cultures purement africaines, fortement enracinées dans les croyances animistes que l’on
peut qualifier à la fois de philosophie de vie et de religion. En effet, les cultures africaines sont
marquées dans une large mesure par la croyance en deux mondes, le visible et l’invisible. Le
culte des forces divines que les humains portent en eux, la croyance en la réincarnation, la
pratique de sacrifices ou de rites de transe et de possession sont caractéristiques de ce type
de religion (Beier, 1962) et c’est ainsi que les croyances dans les ancêtres, les esprits, la force de
la nature et la magie sont largement répandues et exercent une influence indubitable sur les
modes de transmission et d’utilisation des savoirs. Le terreau africain possède en abondance
des richesses pédagogiques qui méritent d’être mises à profit dans l’éducation des jeunes
générations et qui, malgré les hostilités, perdurent jusqu’à aujourd’hui dans l’éducation familiale
informelle et la socialisation des enfants africains (Marah, 2006).
Nous nous intéresserons d’abord aux conceptions et aux ethnothéories de l’enfance en Afrique.
Nous examinerons ensuite les principales caractéristiques des éducations africaines et nous
expliciterons quelques-unes des techniques autochtones utilisées pour transmettre le savoir. En
dernier lieu, nous illustrerons notre propos en prenant le cas des Massaï au Kenya ou encore des
Kabyès au Togo.
54
Chapitre 3 - Les éducations autochtones africaines : collectives et créatrices de lien social
les amis de passage, les frères aînés, contribuant à l’éducation des plus jeunes. Cela signifie que
3 L’entrée dans la vie adulte : la transition doit se faire par l’endurcissement des
jeunes et l’accomplissement de certaines épreuves dont ils doivent faire l’expérience
pour pouvoir accéder au statut d’adulte. Comme l’expose Mungala (1982), « les jeux
et les cérémonies initiatiques (...) créent des liens d’amitié et de solidarité aussi bien
avec les pairs, les initiés et les aînés qu’avec les autres membres du groupe » (p. 67).
Ce sont des moments qui permettent de créer et de solidifier les liens sociaux intra-
groupe et qui donnent aux jeunes une vision claire de ce que la société attend d’eux.
55
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
L’éducation est un « processus continu qui se déroule tout au long de la vie, un continuum qui
va de l’enfance à l’âge adulte, et qui est assuré de manière collective par les acteurs sociaux »
(Baba-Moussa et al., 2014, p. 61)
Orales
Le premier aspect constitutif est l’oralité qui confère à l’éducation autochtone un attribut
d’informalité. À ce titre, l’éducation n’est pas institutionnalisée, c’est-à-dire qu’elle n’est pas
systématisée car elle se réalise de manière occasionnelle (Mungala, 1982). C’est ce que certains
peuvent qualifier d’éducation sur mesure qui s’adapte à chaque apprenant (Bâ et al., 2016).
L’individu se définit principalement par rapport à la collectivité et c’est donc dans le groupe
social que l’enfant réalise ses apprentissages, en se pliant à la discipline collective. Alors qu’il est
exposé à une multitude d’influences, c’est la cohésion du groupe qui assure la convergence
des résultats. La cohésion est par conséquent l’une des valeurs fondamentales, si ce n’est la
plus essentielle, de l’éducation autochtone africaine. Chaque individu joue un rôle social très
important dans le groupe et l’éducation doit lui permettre de trouver sa place par rapport à son
56
Chapitre 3 - Les éducations autochtones africaines : collectives et créatrices de lien social
groupe, d’apprendre à en respecter les règles et les valeurs, le but final étant d’assurer la sécurité
Holistiques et pragmatiques
L’éducation autochtone n’a pas de limites strictes : elle est présente en tous lieux et en
toutes occasions dans le contexte habituel du travail et des loisirs, ce qui signifie que les
enseignements ne sont pas dissociés de la vie quotidienne. Seule l’initiation échappe à cette
règle, puisqu’elle intervient généralement dans un lieu sacré et concentre dans un temps
déterminé toutes les connaissances qui permettent aux jeunes d’assumer leurs responsabilités
dans la société (Kasongo, 2013).
L’éducation autochtones est parfaitement adaptée au milieu. L’un des buts étant d’intégrer
rapidement l’enfant dans le circuit de production, sa participation répond à un double objectif,
d’une part d’offrir une valeur didactique théorique et d’autre part, d’assurer le bien-être de la
famille et de la communauté. L’éducation autochtone africaine est une formation holistique
de l’individu qui intègre les plans physique, moral, intellectuel et esthétique (Lê Thành Khôi,
1995). Ainsi que l’a explicité Mungala (1982) : « l’action éducative est continue et graduelle,
c’est-à-dire sans fossé ni coupures entre les différentes étapes du développement de l’enfant,
entre la famille, le clan et la société, entre la théorie et la pratique » (p. 55). Le niveau de difficulté
des enseignements est progressif, du plus simple au plus complexe, en passant par des paliers
adaptés à chaque catégorie d’âge. Permettre la participation du jeune enfant aux activités et à la
vie du groupe, en fonction de ses possibilités, autorise son enculturation sociale et culturelle.
Selon les principes d’adaptation, d’intégration et de cohésion, l’enfant intègre progressivement
les valeurs culturelles de son groupe en se conformant aux manières d’agir et d’être qui y sont
valorisées. L’intention suprême de l’éducation autochtone est de permettre à l’individu de
trouver sa place dans la société et d’être ainsi un membre intégré et accepté par le groupe.
Actives et démocratiques
On dit de l’éducation autochtone africaine qu’elle est active, dans ce sens qu’elle ne fait pas de
séparation entre la théorie et la pratique : l’acquisition des savoirs s’effectue par l’expérimentation
de la vie concrète et l’exemple des anciens et des personnes plus expérimentées représente un
facteur central dans la transmission des savoirs. Le processus éducatif est ainsi très fortement
marqué par l’expérience vécue, l’apprentissage informel, l’apprentissage sur le tas, par imitation,
ou encore l’apprentissage expérientiel (Baba-Moussa et al., 2014).
Par ailleurs, cette éducation est démocratique car elle est gratuite et populaire. En effet, elle ne
connaît pas de déperditions puisque c’est la langue de tous les jours qui est employée (et non une
langue académique ou étrangère) et elle est fondée sur l’observation et l’imitation qui sont, en
principe, accessibles à tous. De même, les modalités souvent ludiques permettent de s’instruire
57
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
en s’amusant, ce qui permet à toutes les catégories d’âge de participer aux apprentissages et ainsi
de nouer des liens intergénérationnels. Il convient de rappeler que les savoirs de type ésotérique
ou spirituel ne sont pas transmis à tous. Ils sont détenus par le marabout (autorité religieuse de la
communauté) et sont parfois transmis dans un même lignage.
Mystiques
Croyance spirituelle largement répandue en Afrique, l’animisme est caractérisé par le culte des
ancêtres, la croyance en la réincarnation, un aspect initiatique ou encore le totémisme. En règle
générale, les Africains épousent la pensée et la sagesse axées sur la spiritualité. Cette spiritualité
est d’ailleurs un concept assez vaste, porteur de significations diverses y compris au sein d’un
même groupe culturel. Elle englobe les relations entre les âmes vivantes et les morts-vivants,
l’autonomisation de soi et de la collectivité, l’humilité, les pouvoirs métaphysiques et psychiques,
la guérison et l’intégrité. La spiritualité définit les interactions entre le corps, l’esprit et l’âme, en
relation avec « les valeurs, les croyances et les idées d’intégrité et de dignité qui façonnent la
conscience individuelle et collective en une existence unifiée » (Dei, 2002 ; Asante,1987).
L’éducation autochtone est profondément ancrée dans la conception animiste et les croyances
religieuses africaines. Ces croyances sont marquées par des interdits qui déterminent dans
une large mesure les relations que l’homme établit avec la nature, la communauté humaine
et le monde de l’invisible. Par ailleurs, les relations avec le monde de l’invisible se caractérisent
par des échanges entre les vivants et les morts, les derniers jouant le rôle d’intermédiaires
entre les divinités et les hommes. Ceci explique que la famille africaine ne soit pas composée
uniquement de vivants, « elle s’étend jusqu’aux morts, aux invisibles » (Mungala, 1982, p. 58).
Dans cette vision du monde, il faut respecter et craindre la nature et les forces naturelles, telles
que la foudre, le fleuve, les animaux ou les arbres sacrés, qui protègent le clan, font l’objet
d’une profonde vénération. La crainte des forces naturelles, de leur puissance face à l’homme
inoffensif, favorise les interactions et une cohabitation harmonieuse avec l’environnement.
Homogènes
À l’origine, l’éducation autochtone africaine soumettait tous les enfants à un même type
d’éducation qui poursuivait le même idéal :
58
Chapitre 3 - Les éducations autochtones africaines : collectives et créatrices de lien social
Les tâches sont donc divisées selon le genre : le petit garçon suit l’exemple des hommes et la
Caractéristique Explication
Caractère méritocratique La connaissance ne se transmet pas à tous. Plus elle est profonde, plus
il est important de mettre le candidat à l’épreuve pour savoir s’il est
capable de recevoir les enseignements sans les déformer, s’il maîtrise la
parole, ou encore s’il sait garder un secret.
La motivation de l’élève et son engagement dans les apprentissages se
mesurent à l’effort qu’il est prêt à fournir : « la peine ne doit pas lui être
ménagée » (Erny, 2001, p. 286)
C’est à l’apprenant de rechercher son maître et non le contraire.
L’enseignement doit être la réponse à une quête, une demande à
laquelle l’apprenant a déjà cherché à répondre par lui-même.
Source : Essai sur l’éducation en afrique noire, Pierre Erny, Collection Études africaines, © Editions l’Harmattan, 2001
Ainsi que nous l’avons mentionné, l’éducation autochtone africaine a pour but principal
l’insertion et l’intégration de l’individu dans sa société, ce qui confère une importance majeure
aux devoirs et responsabilités de chacun vis-à-vis de sa communauté. Le sens du respect pour
les anciens, l’esprit d’entraide, la solidarité, l’hospitalité sont des valeurs fondamentales qu’il est
nécessaire que chaque membre possède et maîtrise (Mungala, 1982).
59
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Dans l’éducation autochtone africaine, l’entraide est illustrée par l’importance du confiage
d’enfants à d’autres membres de la famille élargie pour assurer leur éducation. Bien que cette
pratique ne soit pas généralisée dans toutes les sociétés africaines, elle est particulièrement
répandue en Afrique de l’Ouest (Fall & Cissé, 2018). On observe ainsi des stratégies
contemporaines de scolarisation qui utilisent le confiage pour permettre à certains enfants
d’aller à l’école (Pilon, 2005).
En dépit des formes multiples et très diverses qu’elle peut prendre, l’éducation autochtone
africaine présente, ainsi que nous l’avons évoqué, certaines caractéristiques inaltérables, l’aspect
le plus prégnant étant l’adéquation des savoirs transmis au contexte dans lequel ils s’insèrent.
C’est principalement au travers de la culture orale, suivant des règles rigoureuses, que les savoirs
sont transmis. Les récits éveillent à l’observation et à la connaissance du monde environnant. Ils
deviennent des supports à l’enseignement de la morale sociale (Erny, 2001).
60
Chapitre 3 - Les éducations autochtones africaines : collectives et créatrices de lien social
Rôle didactique : forment l’enfant en lui inculquant une ligne de conduite telle
qu’attendue par la société (prudence, méfiance, modestie).
Rôle juridique : les anciens s’en servent pour trancher lors de débats ou de
palabres.
Les rites d’initiation L’action éducative se poursuit par des rites à l’âge de la puberté. Valeur et
force des rites d’initiation et de passage, en tant que facteur d’intégration,
d’insertion sociale, d’institution à la culture, garants de la santé morale
et physique. Ces rites sont des facteurs puissants contre la déviance et la
délinquance sociale par leur pouvoir d’explicitation des références et des
repères socioculturels. (Erny, 2001, p. 34).
61
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Pour prendre l’exemple du conte, c’est à travers celui-ci que l’enfant sera amené à apprendre :
C’est donc un type d’éducation qui, dans la majorité des situations, emploie des méthodes
d’éducation attractives, naturelles et non contraignantes (Mungala, 1982)
Les devinettes peuvent être décrites comme un jeu de l’esprit qui suscite une compétition
entre celui qui pose la question et celui qui doit trouver la réponse. Bon nombre d’entre elles
n’ont de sens que dans la culture qui leur a donné naissance. Comme le mentionne Erny (2001),
ce sont des activités ludico-pédagogiques codifiées et régies par des règles strictes et dont le
contenu et les règles reflètent les valeurs morales du groupe social. Elles exigent par ailleurs une
bonne connaissance du milieu naturel ainsi que la maîtrise des difficultés inhérentes à la langue,
permettant ainsi de stimuler l’exercice de la mémoire et les facultés de compréhension. Une
autre compétence développée par ce type d’exercice est la prise de parole devant un groupe,
lorsque le répondant exprime et justifie son point de vue et son raisonnement. Les devinettes
ont également un rôle socialisateur, car elles mettent l’enfant « en situation de communication
et lui demandent de se tailler une place au sein du groupe » (Erny, 2001, p. 312). Finalement, leur
fonction symbolique est également majeure car elles se nourrissent de symboles propres à une
société et contribuent à la perpétuer (Erny, 2001).
En passant en revue les multiples techniques utilisées pour la transmission du savoir, nous avons
pu démontrer que l’éducation autochtone africaine est parfaitement adaptée à son milieu et
répond aux besoins spécifiques des communautés. Les modes préférés sont de type ludico-
pédagogique et tous les enfants du groupe sont encouragés à y participer. La pertinence des
savoirs favorise l’engagement des apprenants qui sont alors fortement mobilisés et engagés
dans leur apprentissage, en particulier par le puissant sentiment d’appartenance que ce type
d’éducation éveille en eux. Par ailleurs, l’analyse des caractéristiques des éducations autochtones
africaines fait ressortir leur similitude avec la dynamique des savoirs autochtones abordés dans
le précédent chapitre.
62
Chapitre 3 - Les éducations autochtones africaines : collectives et créatrices de lien social
1. Une rupture
5. Un retour des jeunes au sein du groupe en tant que porteurs d’un nouveau statut
Parmi les rites de passage, ceux qui officialisent le passage de l’état culturel de l’enfance à l’état
culturel de l’adulte sont très importants, car ils s’accompagnent de l’acquisition de nouveaux
pouvoirs sociaux et de nouvelles responsabilités. En effet :
Le but est d’amener le jeune à prendre conscience, d’une part de la rupture avec
la période de l’enfance ou de la jeunesse insouciante et heureuse dans la famille ou le
village, et d’autre part de l’honneur qui va lui être fait d’entrer dans l’âge adulte.
(Baba-Moussa et al., 2014, p. 61)
Ces rites de puberté ou d’initiation sont en effet des formes particulières de rites de passage.
Dans beaucoup de sociétés préindustrielles africaines, l’initiation à l’âge de la puberté et les rites
de passage associés jouaient un rôle social majeur et la participation collective à ces rites de
passage était obligatoire pour tous les jeunes.
Par exemple, dans le cas de la circoncision réalisée dans les communautés Massaï du Kenya,
le caractère irréversible de ce rite mutilant induit de facto (1) l’état de séparation du novice
vis-à-vis du groupe social indifférencié des femmes et des enfants et (2) son incorporation
automatique dans le groupe des sujets circoncis. Il s’agit d’un état de différenciation permanent,
acquis et collectif, qui peut être accompagné de marques de différenciation temporaires
(masques, peintures corporelles, sistres, etc.). On constate que partout où elle est de coutume,
la circoncision est réclamée par les jeunes parce qu’ils ne veulent pas être ridicules aux yeux
de leurs camarades et des filles, et plus profondément parce qu’elle représente pour eux une
occasion de prouver qu’ils sont capables de surmonter sans faiblesse la douleur physique. Elle
demeure donc une étape capitale de l’intégration sociale.
Les évolutions contemporaines conduisent les initiations africaines à se modifier par rapport à
leur forme ancienne, mais on retrouve leur esprit et leur inspiration profonde à d’autres niveaux
et dans d’autres institutions (Erny, 2001). Nous pouvons par exemple citer le cas de l’excision
au Kenya, qui tend à diminuer, voire à disparaître, dans certaines communautés. En effet, à la
suite d’un travail de sensibilisation mené par des femmes issues de communautés Massaï, de
nouveaux rites de passage de substitution sont en train d’apparaître ; notamment, des cours
63
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
sur la féminité suivis auprès d’anciennes par les jeunes filles des communautés remplacent
les rites impliquant des mutilations par une bénédiction donnée par les chefs de village. Il
convient d’attirer l’attention du lecteur sur le fait que la pratique de l’excision reste cependant
un problème majeur dans certains contextes et que la mobilisation de tous les acteurs est
nécessaire pour son éradication (Sylla & Palmieri, 2010).
Un autre exemple de rite de passage a lieu au Togo dans les communautés kabyè. Au cours
du rite appelé Evala, les jeunes hommes de la communauté s’affrontent dans des combats de
lutte, puis ils partent seuls à la chasse. Le rite d’initiation des jeunes filles est appelé Akpema.
Celles-ci doivent d’abord sacrifier une chèvre, puis leurs cheveux sont rasés pour symboliser une
renaissance. Elles reçoivent ensuite la bénédiction du chef du village et trouvent leur place au
sein de la communauté en tant qu’adultes respectées.
Il convient de préciser que l’initiation et le passage d’un statut à un autre est commun à toutes
les sociétés. Comme l’indique Mircea Eliade, citée par Erny :
Nous avons montré tout au long de ce chapitre que la pédagogie autochtone africaine se
caractérise à la fois par la ritualisation, mais aussi par la vertu de la parole. Les cérémonies de
sortie de l’enfance, la circoncision, l’entrée et la sortie du couvent (hundidé et hundéton), le
mariage, les cérémonies mortuaires, etc. Chacune de ces cérémonies constitue une occasion
de manifester la forme éducative que l’Africain veut imprimer à la génération montante.
L’enrichissement de l’être éducable se fait par la parole que la société lui transmet, « les
vestiges du passé et les secrets de la société mouvante. La parole sert donc à transmettre le
message de l’éducation. Elle tient lieu de moyen par lequel les incitations, la stimulation, les
conseils, les explications, les propositions ouvertes de modèles, les sanctions sont données »
(Gbechoevi, 2018).
En définitive, sans pour autant viser à l’exhaustivité, nous avons présenté un bref aperçu des
principales caractéristiques et techniques utilisées dans les éducations autochtones africaines,
fondées essentiellement sur les croyances animistes. Nous observons des similitudes avec les
peuples autochtones, en particulier la responsabilité collective de l’éducation et l’amalgame
entre savoirs sacrés et profanes. Il serait donc intéressant de prendre en compte ces éléments
et de les valoriser davantage dans les systèmes d’éducation formels africains qui peinent bien
souvent à intéresser les apprenants aux apprentissages, parce que, trop souvent exogènes,
64
Chapitre 3 - Les éducations autochtones africaines : collectives et créatrices de lien social
les enseignements sont éloignés de leur réalité locale. Comme l’affirme très justement Ng’asike
Il est dès lors essentiel de développer en Afrique « une pédagogie de la fierté par laquelle on
permet aux jeunes d’un pays d’apprécier dans toutes ses composantes et à sa juste valeur
la culture dans laquelle ils grandissent, et pour cela de la connaître aussi dans ce qu’elle a
de particulier et d’unique. » (Erny, 2001, p. 289). En somme, le meilleur moyen de préserver
l’éducation autochtone serait probablement de l’intégrer dans les programmes scolaires. Dans
la plupart des sociétés africaines, les peuples autochtones ont accumulé au cours des siècles
d’énormes masses de connaissances sur différents sujets. C’est un système holistique, dans
lequel récits, proverbes et mythes jouent un rôle central (Omolewa, 2007).
Serpell et Adamson-Holley (2015) ont procédé à une intéressante comparaison entre certaines
pratiques éducatives en Afrique et ce que l’on appelle maintenant les compétences du 21ème
siècle. La pratique africaine ancienne qui consiste à assigner une responsabilité sociale aux
jeunes, dès leur plus jeune âge, est parfaitement compatible avec les objectifs actuels de
l’éducation en Afrique et ailleurs. Cela peut former le contexte de l’acquisition de connaissances
en matière de santé ou de nutrition, ainsi que pour la promotion des valeurs de coopération et
de soutien aux autres, contribuant ainsi à l’avènement de sociétés pacifiques. La participation
précoce des enfants au travail familial est interprétée dans de nombreuses sociétés africaines
comme un élément fondamental de la responsabilité sociale et une dimension importante de la
conception africaine de l’intelligence.
L’Afrique peut aussi puiser dans un héritage pédagogique susceptible d’intéresser le reste du
monde. Nous pensons en particulier au concept d’Ubuntu selon lequel « une personne existe
en tant que personne à travers ses relations avec les autres et son respect pour eux. C’est une
philosophie du vivre-ensemble sur la base de l’attention et du respect, qui se construit grâce à
la conviction que les actions d’un individu ont un impact sur les autres, et inversement, ce qui
conduit à la notion de responsabilité mutuelle » (UNESCO, 2018, p. 3).
65
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Selon Oviawe :
Bien que le terme spécifique d’Ubuntu trouve son origine en Afrique australe, il
appartient aux traditions humanistes et plus largement aux systèmes de croyances
africains. Ubuntu est une philosophie de l’être qui situe l’identité et la création de sens
dans une approche collective, par opposition à une approche individualiste. Il s’ensuit
que l’individu n’est pas indépendant du collectif ; la relation entre la personne et sa
communauté est plutôt de nature réciproque, interdépendante et mutuellement
bénéfique.
(Oviawe, 2016, p. 3)
La manière dont cette approche est utilisée aujourd’hui constitue une piste intéressante pour
l’éducation, suggérant une perspective moins instrumentale, positiviste, euro-centrique et
individualiste. Dans le contexte africain, il ne s’agit pas d’argumenter en faveur de l’élimination
du modèle éducatif occidental en tant que tel, mais plutôt de suggérer que la combinaison
d’attributs utiles des systèmes de connaissances organiques positivistes et des systèmes
non linéaires pourrait créer un cadre approprié pour une expérience éducative holistique,
transformatrice et émancipatrice pour tous (Oviawe, 2016).
Enfin, les éducations africaines autochtones permettent de créer des liens entre les Africains
et leur histoire, dans le but de mieux préparer le présent et le futur. Étant donné l’urbanisation
accélérée du continent, de nombreux jeunes ne sont plus en contact avec les pratiques
éducatives autochtones, alors qu’il est important de les sensibiliser à la sagesse traditionnelle et
à ses multiples facettes.
Pour conclure ce chapitre, nous réaffirmons qu’il paraît capital de prendre en considération
l’apport des éducations autochtones africaines dans les systèmes éducatifs formels. Cette
orientation permettra ainsi d’adapter l’école formelle aux réalités socioculturelles africaines.
Comme l’écrivait déjà en 1954 Cheik Anta Diop, cela suppose que « l’Afrique se débarrasse du
complexe d’infériorité généré par sa longue domination et qui conduit à penser son avenir à
travers des modèles exogènes empruntés d’Occident ». Il ne s’agit pas d’une attitude passéiste
considérant avec naïveté que l’Afrique animiste ne connaît que le calme et la sérénité. Mais c’est
un effort nécessaire pour permettre aux Africains de s’approprier la forme scolaire.
66
Chapitre 3 - Les éducations autochtones africaines : collectives et créatrices de lien social
Les réflexions à mener dans ce domaine doivent composer avec les tensions induites par
67
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Chapitre 4
L’école coranique :
entre permanence
et transformations
68
Chapitre 4 - L’école coranique entre permanence et transformations
69
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
La première caractéristique de l’école coranique concerne son accès ouvert à tous, puisque
la seule condition à remplir par l’enfant est d’être de père musulman. Il n’y a pas de restrictions
liées à l’âge, au genre, au niveau intellectuel, à l’origine sociale ou à un handicap physique.
L’école coranique offre une socialisation-instruction religieuse à tous les enfants, quelle que
soit leur origine sociale. Cette ouverture ne permet pas à l’école coranique de jouer un rôle
important dans la différentiation, la distinction et la stratification sociale.
70
Chapitre 4 - L’école coranique entre permanence et transformations
En ce qui concerne la gestion de l’espace–classe, l’école coranique peut fonctionner dans une
Quant à la gestion du temps-classe, l’organisation du temps ne coupe pas l’enfant des activités
économiques et sociales de la communauté, car le calendrier de l’école coranique s’adapte le
plus souvent à la vie sociale et économique locale, ce qui signifie que son rythme s’adapte à
celui de la communauté, et non l’inverse.
Dans certains contextes, l’école coranique est mixte (filles et garçons). Dans d’autres, on
trouve des écoles coraniques séparées pour les filles et les garçons. Mais, comme le montre le
Tableau 5 ci-dessous, et contrairement à une idée reçue, les filles ne sont pas systématiquement
sous-représentées dans les écoles coraniques comparativement aux écoles formelles.
% de filles Côte Tchad Comores Mauritanie Nigéria Somalie Burkina Gambie* Sénégal*
d’Ivoire (2004) (2004) (2011) (2012) (2011) Faso* (2013) (2011)
(2008) (2009)
Absence de
structures 44 58 57 53 49 53 51 49 49
éducatives
Uniquement
éducation
arabo- 48 28 46 46 64 49
islamique
non-formelle
Éducation
arabo-
50 26 50 34 42 59
islamique
formelle
Autres
structures
42 38 47 52 45 45 48 51 51
éducatives
formelles
71
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Pour ce qui est des langues utilisées, l’arabe standard est en principe la langue d’enseignement
des écoles coraniques. Les langues locales sont toutefois utilisées en combinant subtilement
l’oral et l’écrit.
L’école coranique réussit en général la symbiose avec le système culturel d’accueil et permet
une articulation entre le local (langues locales, patrimoine local) et le mondial lié à l’islam
(religion universelle, langue arabe, mobilité des enseignants-maîtres, participation à une
religion transnationale). Toutefois, du fait de ses finalités spécifiques et de son curriculum axé
sur le religieux, l’école coranique s’insère difficilement dans un système national d’éducation.
Elle représente en effet une forme pédagogique décentralisée et le maître coranique est
habituellement recruté et payé par les communautés locales (Akkari, 2005).
2. Avantages et limites
Contrairement à l’école moderne ou étatique qui est le plus souvent située à la lisière des
villages, notamment en Afrique, l’école coranique est généralement implantée au cœur des
communautés locales, en symbiose avec elles, habituellement dans un lieu central attenant à la
mosquée ou proche de celle-ci. L’importance de la formation spirituelle motive les parents à y
amener spontanément leurs enfants.
Un autre avantage majeur de l’école coranique est son faible coût, qui est généralement
supporté par l’ensemble des membres de la communauté en fonction de leurs possibilités.
L’école coranique propose un enseignement gratuit, individualisé et basé sur le volontariat
(Ould Mouloud, 2017). Ces caractéristiques autorisent son expansion rapide et même des
possibilités de généralisation. Contrairement au Christianisme, l’absence de clergé hiérarchisé
dans l’Islam offre une grande souplesse dans la nomination des maîtres coraniques, déterminée
essentiellement par la communauté locale et en fonction de la disponibilité et de la réputation
de ces maîtres.
Il convient cependant de noter que les écoles coraniques présentent des nombreuses
limitations, liées en particulier au fait que certaines peuvent être utilisées par des mouvements
intégristes pour mettre en œuvre des stratégies d’embrigadement, d’enfermement et
d’endoctrinement religieux. Waghid (2011) affirme toutefois que l’éducation islamique ne
peut pas être tenue pour seule responsable de la montée de l’extrémisme religieux, car elle
a de multiples facettes et elle tend vers trois objectifs : tarbiyyah – qui vise à éduquer les
enfants, ta’lim – plus lié à l’instruction formelle et structurée et ta’dib qui met l’accent sur la
bonne conduite.
L’étude de Nazar, Österman & Björkqvist (2017) a exploré les différences entre des élèves
pakistanais fréquentant trois types d’école différents (écoles de langue anglaise, écoles
publiques, écoles coraniques (appelées madrassas au Pakistan), sur les critères de la tolérance
religieuse, du point de vue sur l’égalité des sexes et de l’attitude belliqueuse à l’égard de
l’Inde. Des différences significatives ont été constatées : les élèves fréquentant les écoles
de langue anglaise se sont plus distingués que les autres élèves, obtenant les scores les plus
72
Chapitre 4 - L’école coranique entre permanence et transformations
élevés en matière de tolérance religieuse et d’égalité des sexes, et les plus faibles en termes
La place de l’éducation des filles dans les écoles coraniques est souvent remise en question
par certains religieux radicaux. Au Sénégal, l’éducation arabo-islamique a pu s’ouvrir
progressivement et s’adapter à un public féminin de plus en plus nombreux. Cette ouverture
est néanmoins ambiguë, car elle est prise en étau entre le conservatisme religieux et le désir des
femmes d’être actives au sein de l’élite (Sène, 2016). Par ailleurs, malgré l’ouverture de certaines
écoles coraniques à des apprentissages non-religieux (soutien scolaire, langues étrangères,
mathématiques, etc.), la surreprésentation de l’enseignement religieux interpelle à un moment
où les sociétés dans lesquelles l’école coranique a trouvé une place ont besoin de savoirs
scientifiques et technologiques pour apporter des solutions concrètes à leurs problèmes
aigus de sous-développement socioéconomique et aux défis environnementaux.
En outre, certaines écoles coraniques, en particulier en Afrique de l’Ouest, sont utilisées pour
enrôler de jeunes enfants dans des circuits de mendicité. Les talibés sont ainsi confiés par leurs
familles à un marabout qui les oblige à arpenter les rues des grandes villes pour demander
l’aumône. Sévices et châtiments corporels sont monnaie courante dans ce contexte (Boutin,
2019 ; Ballet et al, 2019).
Il faut cependant garder à l’esprit le fait que les écoles coraniques sont traversées par des
courants spirituels extrêmement diversifiés. Elles peuvent donc jouer un rôle très contrasté dans
l’apaisement ou l’exacerbation des tensions entre l’Islam et les cultures locales (Zainal Arifin,
2010 ; Charlier et al., 2017).
1. Distinction par rapport à l’école publique : il s’agit de fournir une offre spécifique
axée sur le développement des compétences et la connaissance de la religion. Cette
logique émerge dans des pays où le système scolaire étatique est fort et généralisé
(Indonésie, Tunisie, Turquie). Le système coranique répond à des besoins spécifiques
dans un contexte marqué par un renouveau du sentiment religieux et par l’activisme
de la société civile.
73
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
2. Complémentarité avec l’école publique : l’école coranique peut prospérer dans les
contextes où il est nécessaire de répondre aux besoins de groupes socioculturels
marginalisés comme les populations pauvres, nomades et rurales (Gambie, Kenya, Mali,
Nigéria, Sénégal). Ainsi, lorsqu’ils ne sont pas en mesure d’offrir l’accès au préscolaire
à la plupart des enfants pauvres, de nombreux pays d’Afrique délèguent à l’école
coranique cette tâche jugée importante par les spécialistes de la petite enfance.
3. Incorporation dans le système public : l’école coranique peut dans certains contextes
trouver une place dans le système étatique, avec le financement de l’État (Égypte,
Ghana, Indonésie, Iran, Maroc, Pakistan, etc.).
4. Substitution à l’école publique : lorsque le système scolaire étatique est défaillant
ou quasiment absent (Afghanistan, Somalie), l’école coranique peut être la seule
alternative locale offrant une instruction religieuse et profane.
Notons qu’un même pays peut faire cohabiter ces quatre logiques et que se pose partout la
question du contrôle et de la supervision de l’école coranique par les autorités publiques. Il est
courant d’observer dans certains pays un manque de connaissance statistique flagrant à propos
de l’école coranique et de son fonctionnement.
Dans une étude réalisée au Ghana par USAID, Boyle, Seebaway, Lansah et Abdenour Boukamhi
(2006) mettent en évidence le processus d’évolution continue des écoles coraniques, passant
du modèle traditionnel à un modèle intégré au système éducatif national (cf. Figure 2 ci-
dessous). Alors que de nombreuses structures débutent en tant que makaranta ou école
coranique traditionnelle, certaines évoluent vers des écoles arabes intégrant l’apprentissage
de la langue arabe en plus du Coran, tandis que d’autres se transforment en écoles anglo-
arabes utilisant à la fois l’arabe et l’anglais et intégrant des contenus non religieux comme les
mathématiques et les sciences. La dernière étape pour certaines écoles consiste à fonctionner
sous l’auspice des pouvoirs publics. Ces processus de transformation se reflètent également
dans la diversité des sources de financement des écoles coraniques qui sont financées par l’État
pour 62,5 %, par les frais d’écolage payés par les parents pour 31,25 % et par des fonds venant
de l’étranger pour les 6,25 % restants.
Écoles publiques
Écoles arabes
intégrées
Modèle Modèle
traditionnel intégré
Source : Adapté de Boyle, Seebaway, Lansah & Abdenour Boukamhi (2006), p.22
74
Chapitre 4 - L’école coranique entre permanence et transformations
En Afrique de l’Est, les recherches démontrent l’effet bénéfique de la fréquentation des écoles
coraniques préscolaires de type Madrasa Resource Center sur les gains cognitifs des enfants, en
comparaison avec des types d’écoles préscolaires ne prenant pas en compte le facteur culturel
et religieux, ou encore avec l’absence de préscolarisation (Mwaura, Sylva & Malmberg, 2008 ;
Malmberg, Mwaura & Sylva, 2011). Ce type d’enseignement préscolaire se situe dans un modèle
de type anglo-arabe (cf. Figure 2 ci-dessus).
Lozneanu et Humeau (2014) suggèrent une typologie des écoles coraniques proche de celle
du Ghana, objet de l’analyse déjà mentionnée. Qu’elles soient traditionnelles ou modernes, les
écoles coraniques axent leur enseignement sur la mémorisation du Coran et sur l’acquisition
des rudiments de sciences islamiques. Les écoles dites modernes proposent souvent un cadre
d’accueil plus formel, ainsi que des horaires d’enseignement le matin et l’après-midi, adaptés à la
fréquentation de l’école conventionnelle durant la journée. Les écoles franco-arabes13, publiques
ou privées, sont des écoles « mixtes » où la langue arabe, le Coran et les sciences islamiques
sont enseignés aux côtés de matières scolaires en français, depuis le cycle fondamental jusqu’au
secondaire. Il existe également des médersas « arabo-islamiques », souvent portées par le
courant « réformiste » de l’islam, qui privilégient les sciences islamiques et la langue arabe. Elles
peuvent parfois être rapprochées de la catégorie des écoles franco-arabes car certaines d’entre
elles tendent peu à peu à intégrer quelques enseignements non-religieux.
La forme d’apprentissage proposée par l’école coranique cadre difficilement avec les catégories
habituellement utilisées pour définir les formes alternatives d’éducation. Garnier (2018)
propose une clarification conceptuelle permettant de distinguer entre éducation informelle,
Le terme « école franco-arabe » apparaît sous l’impulsion du Français Louis Machuel (1848-1922) qui fut le premier
13
Directeur de l’Enseignement public en Tunisie (1883-1908) sous le Protectorat. Le principe de cette école bilingue
(français et arabe) était de développer la francisation des Tunisiens tout en assurant le maintien de leur langue
(arabe) et de leur culture (musulmane). Ce modèle d’école a été par la suite transféré en Afrique (Noriyuki, 2006 ;
Sugiyama, 2003).
75
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
enseignement formel et éducation non formelle. L’éducation informelle est un processus par
lequel une personne acquiert et accumule durant sa vie des connaissances, des compétences,
des attitudes et des notions, par l’expérience quotidienne et dans le cadre de ses relations
sociales avec son milieu. À l’opposé, l’enseignement formel (forme scolaire) est un système
d’enseignement institutionnalisé, chronologiquement gradué et hiérarchiquement structuré
qui va de l’enseignement pré-primaire à l’enseignement supérieur. L’éducation non formelle
représente toute activité éducative et systématique conduite en dehors du système formel,
destinée à fournir différents types d’apprentissage à des groupes particuliers de la population,
adultes aussi bien qu’enfants. Si l’on se réfère à la typologie de Garnier (2018), l’école coranique
relève de l’éducation non formelle. Toutefois, quand l’État prend en charge l’école coranique,
elle peut alors représenter un maillon du système éducatif formel, comme c’est le cas des écoles
franco-arabes dans certains pays d’Afrique de l’Ouest.
Le visiteur d’un village ouest-africain est souvent frappé par l’omniprésence de l’école coranique
et par l’adhésion manifeste qu’elle emporte auprès des communautés locales. Initialement
de nature exogène au même titre que l’école moderne introduite par la colonisation,
l’école coranique a réussi le tour de force de s’intégrer dans le paysage culturel, tout en
fondant principalement son enseignement sur l’usage d’une langue étrangère (arabe). Cet
engouement s’explique par plusieurs raisons, en tout premier lieu par le fait que de nombreuses
communautés pauvres ont été délaissées par l’État et l’école coranique représente pour elles
le seul moyen d’alphabétiser leurs enfants, puisque les frais encourus sont pris en charge par
la communauté. Ensuite, il ne faut pas sous-estimer les flux financiers internes et externes
qui permettent à de multiples ONG d’ouvrir des écoles coraniques. Ces flux proviennent de
commerçants et de notables locaux soucieux d’aider les populations les plus défavorisées.
Les fonds peuvent aussi provenir des riches monarchies du Golfe arabo-persique cherchant à
développer leur influence religieuse en Afrique. Par ailleurs, la malléabilité de l’école coranique,
mentionnée précédemment dans ce chapitre, a fait ses preuves dans la région (Bah-Lalya,
2015). Il suffit de mentionner le cas des écoles franco-arabes, qui allient instruction religieuse,
apprentissage de l’arabe et du français et disciplines scolaires. Autrement dit, l’engouement
pour l’école coranique profite du développement de la privatisation de l’enseignement et de la
prise en compte des stratégies familiales en matière de scolarisation.
76
Chapitre 4 - L’école coranique entre permanence et transformations
Comme le montre le Graphique 1 ci-dessous, les enquêtes auprès des ménages fournissent un
ordre d’idée du pourcentage des enfants en âge d’être scolarisés dans l’enseignement primaire,
pris en charge exclusivement dans des écoles coraniques : faible en Côte d’Ivoire (1,5 %) et au
Nigeria (3,5 %), il est plus important au Tchad (6,8 %), aux Comores (15,4 %), en Mauritanie (23,1
%) et en Somalie (33,5 %) (d’Aiglepierre et Bauer, 2017).
Graphique 1 : Pourcentage des enfants en âge d’être scolarisés dans l’enseignement primaire,
selon leur situation éducative
100%
90%
27,9
39,4 58,8
80%
44,8
69,8 53,9 53,1
70% 6,8
91,6
60%
74,3 1,8
50%
3,4
0,4 10,9
40% 33,5
30% 0,5 23,2
3,5 53,1
20%
26,2 65,3
26,9 15,4 35,1 43,5
10% 1,7
1,5 17,6
10,3
0% 5,2
Nigéria Côte Somalie Mauritanie Tchad Comores Burkina Gambie* Sénégal*
(2012) d’Ivoire (2011) (2011) (2004) (2004) Faso* (2013) (2011)
(2008) (2009)
*l’enquête ne collecte que l’éducation arabo-islamique formelle.
� Autre éducation formelle � Education arabo-islamique formelle
� Éducation arabo-islamique nonformelle � Absence de structures éducatives uniquement
Source : D’Aiglepierre R, Hamidou D., Hugon C. (2017), « Peut-on ignorer l’éducation arabo-islamique en Afrique
subsaharienne ? », Question de développement no 36, Agence française de développement.
77
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Dans de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest, trois types de scolarisation arabo-islamique sont
proposés aux enfants, chaque type possédant ses caractéristiques propres.
78
Chapitre 4 - L’école coranique entre permanence et transformations
Dans le contexte de Djibouti, bien que l’école publique apparaisse suspecte à certains, de bien
Au Niger, l’enseignement général public demeure une référence pour la plupart des familles
qui espèrent assurer une ascension sociale à leurs enfants, mais il est aussi critiqué pour son
inefficacité. Quant à l’enseignement coranique et arabo-islamique, il a largement profité de la
transformation de la sphère islamique dans les années 1990 pour se développer. Les méthodes
pédagogiques traditionnelles font l’objet de réformes qui émanent d’abord des acteurs religieux
dits réformistes prônant un enseignement islamique plus élaboré et de l’État qui tente de faire
entrer certaines écoles coraniques dans le giron de l’enseignement formel (Malam Sani, 2017).
Il est difficile de faire perdurer la dichotomie traditionnelle entre l’école « moderne » héritée
de la colonisation et l’école coranique, dans la mesure où celle-ci évolue en intégrant certains
instruments de la modernité pédagogique, sans oublier que les évolutions de la forme
coranique varient en fonction de son contexte national africain, en particulier lorsqu’elle est
régulée ou récupérée par l’État (Launay, 2016). La possibilité de concilier les deux formes
d’éducation présentes en Afrique (école coranique et école moderne) fait l’objet de réflexions et
des actions sont entreprises par les acteurs occidentaux et ouest-africains de l’éducation, mais
les États se trouvent dans une situation ambiguë car, fondés sur des Constitutions laïques, ils
gouvernent des populations profondément religieuses. Par ailleurs, des différences importantes
distinguent les objectifs éducatifs islamiques de ceux de l’instruction laïque, d’où les difficultés
de rapprochement entre les deux secteurs (Lozneanu & Humeau, 2014). En somme, la
construction d’une politique publique de l’éducation arabo-islamique fait face, en Afrique
comme ailleurs dans le monde, à une diversité de modèles d’interprétation qui placent l’État au
cœur des tensions. Sous l’influence extérieure des organisations internationales, l’État est poussé
à proposer un nouveau modèle, alliant dans le même temps des éléments religieux et une
éducation intégrant les compétences de base en lecture, écriture et mathématiques
(Dia et al., 2016).
En conclusion de ce chapitre, nous pouvons affirmer que l’école coranique représente dans de
nombreux pays du monde arabo-musulman un élément majeur du système éducatif, obligeant
de ce fait le planificateur de l’éducation à s’atteler à la tâche essentielle d’envisager la possibilité
d’une complémentarité entre les deux types d’éducation (Bah-Lalya, 2015), complémentarité
qui peut être pensée à la fois en termes de niveaux d’enseignement, mais aussi de publics
spécifiques. Ainsi, l’incapacité de nombreux pays à offrir une éducation préscolaire accessible
79
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
à un plus grand nombre d’enfants pauvres rend le recours à l’école coranique incontournable
pour répondre à la volonté de préscolarisation de ces familles. Il est également crucial d’analyser
le fonctionnement pédagogique des écoles coraniques et de garantir leur régulation par
les pouvoirs publics, afin de s’assurer que ces écoles respectent les normes nationales et
internationales en matière de protection de la petite enfance. Par ailleurs, il est indispensable
d’explorer de nouvelles formes d’école coranique, intégrant à la fois l’héritage religieux islamique
et des éléments de la forme scolaire. Le renouveau de l’école coranique bénéficie d’un courant
plus vaste, celui de la privatisation et de la marchandisation de l’école en Afrique et ailleurs dans
le monde.
80
Chapitre 5 - L’éducation bouddhiste : la méditation en tant que principe pédagogique
81
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
1. L’éducation bouddhiste
L’éducation bouddhiste repose essentiellement sur le dharma, l’ensemble des grands
enseignements de Bouddha qui est considéré comme l’éducateur des hommes et des
Dieux. Cette éducation repose sur les trois grands piliers suivants : (1) éviter les actions non
vertueuses ; (2) accomplir les actions vertueuses et (3) dompter l’esprit. Elle est profondément
ancrée dans le contexte où elle naît et auquel elle est adaptée. Axée sur le développement
personnel et spirituel de l’individu, l’éducation bouddhiste est particulièrement soucieuse de
la non-dualité de l’être humain et elle estime indispensable de considérer l’être humain dans
sa globalité. Ce caractère holistique rappelle les caractéristiques des éducations autochtones
africaines, en particulier Ubuntu. En effet, la croyance bouddhiste affirme que l’univers tout
entier est constitué d’éléments et d’êtres interdépendants. Dans sa cosmologie, les êtres sont
tous reliés les uns aux autres, car ils font tous partie de la même force cosmique.
Devenir plus humain implique de travailler sur la totalité de notre être, c’est-à-dire à la
fois sur notre ouverture aux autres et sur notre emprisonnement dans les concepts et les
comportements que nous utilisons pour éviter la douleur et le mal. La psychologie bouddhiste
affirme que même si nous sommes tous conditionnés par notre société et notre culture, la
nature fondamentale de l’humain le dote d’une compassion inconditionnelle, d’une intelligence
curieuse et d’une ouverture d’esprit à la réalité (Beck, 1993).
82
Chapitre 5 - L’éducation bouddhiste : la méditation en tant que principe pédagogique
Il est donc intéressant de se rapporter à l’analyse de Ricard (2013), car il met en lien la vertu
La spiritualité et les enseignements bouddhistes accordent une valeur très importante à
l’altruisme. Ainsi que l’enseigne Matthieu Ricard, si nous cultivons cette valeur au sein de
l’éducation et plus largement au sein de la société, nous pouvons aboutir à des changements
importants qui auront un impact bénéfique sur le bien-être de tous les êtres humains et de la
planète.
Contrairement à ce que l’on croit être une activité purement spéculative, la méditation implique
de faire taire le mental et d’enraciner l’esprit dans le corps. Le silence intérieur devient la
condition sine qua non de la connaissance propre à la méditation (Filliot, 2010).
83
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
On en déduit qu’il est possible d’identifier dans la psychologie bouddhiste des éléments qui
pourraient inspirer l’élaboration de stratégies d’enseignement et d’apprentissage propres à
faciliter chez les apprenants la prise de conscience de leurs processus mentaux. Thibert (2001) a
recensé quelques-unes de ces stratégies :
84
Chapitre 5 - L’éducation bouddhiste : la méditation en tant que principe pédagogique
La méditation peut aider les élèves et les enseignants à prendre du recul par rapport à leur
Plusieurs études, réalisées principalement dans des pays anglo-saxons, se sont penchées sur les
bienfaits de la méditation, de la pratique de la pleine conscience et du yoga en milieu éducatif,
notamment pour la gestion du stress et l’adaptation sociale des enfants et des jeunes exposés
à ce type de pratique (Schonert-Reichl & Roeser, 2016 ; Chadwick & Gelbar, 2016). Theurel et al.
(2018) évoquent les effets positifs de la pleine conscience et de la pratique du yoga sur plusieurs
aspects, notamment :
« Les capacités des enfants et adolescents à réguler leurs émotions et leur capacité à éviter
l’utilisation de stratégies de coping inadaptées. Les stratégies de coping renvoient aux stratégies
cognitives ou comportementales utilisées par les individus pour faire face à des évènements
négatifs et/ou stressants. » (Theurel, Gimbert & Gentaz, 2018, p. 9)
Dans une autre étude, conduite dans la région de Baltimore par Dariotis et al. (2016) et portant
sur l’analyse des effets de la pratique du yoga et de la pleine conscience en milieu scolaire
urbain, les adolescents qui ont participé à ce programme affirment avoir acquis une meilleure
gestion du stress. En effet, ils apprennent à diriger et maintenir leur attention et à relativiser
ainsi leurs émotions négatives. Ce programme s’est également avéré avoir un impact positif sur
les comportements prosociaux des jeunes qui y ont participé : ceux-ci se sentent davantage
en mesure de se désengager de situations tendues sans avoir recours à des actes violents,
notamment par des stratégies d’apaisement passant par la respiration et favorisant un « étant
calme » lors de situations conflictuelles. Des effets sur les capacités attentionnelles et sur
les fonctions exécutives telles que la flexibilité ou l’inhibition ont également été démontrés
(Theurel et al., 2018). Toujours dans la ville de Baltimore, une école primaire a mis en place un
85
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
programme de pleine conscience visant à remplacer les retenues et punitions par des moments
de pratique du yoga et de la méditation14. Les enfants ayant des problèmes de comportement
doivent se rendre dans cette « salle de présence attentive » (Mindful Moment Room), où ils
sont encouragés à participer à des exercices de respiration et de méditation qui les aident à
se calmer et à se recentrer. Les effets positifs suivants ont été constatés : réduction du stress,
amélioration de la santé, meilleure autodiscipline et autorégulation.
Ces types de pratique ont apporté la preuve de leur impact positif et bénéfique sur plusieurs
dimensions : bien-être des élèves et relations apaisées entre les élèves, mais aussi d’un effet
sur leurs résultats scolaires. Nous avons donc tout intérêt à envisager d’inclure sérieusement et
de façon systématique ce type de programme dans tous les degrés du système éducatif, du
préscolaire jusqu’au niveau universitaire.
À partir de la fin des années 1950, en optant pour une entrée rapide dans la modernité, le
Bhoutan a mis en œuvre une politique volontariste d’expansion de la scolarisation. Ainsi, le
taux d’alphabétisation des adultes est passé de 17 % en 1959 à 58 % en 2000 et le taux de
scolarisation est passé de 5 % en 1959 à 74 % en 2000 (Phuntsho, 2000). Ce changement radical
n’a pas estompé les divergences entre l’éducation autochtone bouddhiste et l’école moderne,
ainsi que l’illustre le tableau 7 ci-après qui rend compte des visions contrastées véhiculées par
ces deux types d’éducation :
86
Chapitre 5 - L’éducation bouddhiste : la méditation en tant que principe pédagogique
Penjore (2005) a analysé les livres utilisés par l’école formelle au Bhoutan pour transmettre aux
élèves les valeurs de l’éducation de base. Il a identifié de nombreuses valeurs, telles que l’amour
pour la famille, les amis et les animaux, l’obéissance, la gratitude, la convivialité, la ponctualité,
la responsabilité, l’honnêteté et la loyauté, l’hygiène personnelle (propreté), l’obéissance aux
parents et aux enseignants, la reconnaissance envers les parents et les enseignants, l’amour des
plantes, le respect des enseignants, la gentillesse, la générosité. Il est apparu que sur la liste des
20 contes choisis pour « montrer le vrai mode de vie bhoutanais » et enseigner les valeurs, ne
figurait aucun conte folklorique bhoutanais : tous les contes ou récits étaient soit en provenance
de l’Occident, soit dans une moindre mesure, de l’Inde. Les fables et les histoires choisies se
référaient au lion, à la tortue et à l’hippopotame, animaux que les petits enfants bhoutanais
n’ont jamais vus. Du point de vue pédagogique, il aurait été plus efficace de montrer des
animaux communs au Bhoutan et il existe de nombreux contes bhoutanais représentant des
animaux familiers.
87
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Préconisé par le roi du Bhoutan, Jigme Singye Wangchuck, au début des années 1970, cet indice
a pour objectif de guider la définition des plans économiques et de développement nationaux,
dans le respect des valeurs spirituelles autochtones bouddhistes. En dzongkha, la langue du
Bhoutan, le BNB signifie « le bonheur tous ensemble ». Avant d’être un indicateur, c’est une
vision de la société ancrée dans les traditions, les valeurs et la culture du pays. En d’autres
termes, le BNB donne une lisibilité à une philosophie de vie destinée à se substituer à celle qui
est exclusivement basée sur le développement et la croissance économique. À la fin des années
1990, ce concept a été transformé en indicateur pour en faire un outil de planification de
l’action du gouvernement. En 2008, il est repris dans la Constitution (Whitaker, 2018).
L’indicateur du BNB est construit à partir d’enquêtes de terrain réalisées sur des échantillons
représentatifs de la population des différentes régions du Bhoutan. Le bonheur y est envisagé
à la fois dans sa dimension collective et personnelle, le but étant de créer les conditions d’un
bien-être national améliorant la situation des moins bien lotis. Selon cette enquête, 41 % des
Bhoutanais se disent « heureux » (Viveret et al., 2012). Il est toutefois important de signaler que
le BNB a fait l’objet de critiques, notamment lorsque plus de 80 000 Lhotsampa ont été poussés
à l’exil dans les années 1990, sur décision de l’ancien roi du Bhoutan qui a été le promoteur de
cet indice.
L’expression « bonheur national brut » prend sa source dans les enseignements bouddhistes
selon lesquels le mérite se gagne par la prière et l’action juste. Dans la mesure où il s’agit
d’un principe fondamental de la philosophie du développement au Bhoutan, toute activité
gouvernementale (sociale, économique, politique ou religieuse) est conçue de manière à
maximiser le bonheur de la population en renforçant la résilience, en garantissant l’équité et
la durabilité. Le principe clé du développement durable vise une utilisation des ressources
disponibles pour le bénéfice et le bien-être des générations futures. À l’inverse d’une vision
anthropocentrique qui fait de la nature notre « environnement » et la met à notre service, elle
est considérée à travers le prisme de l’effet de l’action humaine (problèmes urbains, conscience
écologique et responsabilité envers l’environnement, problèmes environnementaux). La science
nous permet de « nous [en] rendre maîtres et possesseurs », mais le bouddhisme, à l’instar de la
philosophie amérindienne du bien vivir, offre une vision alternative du monde où l’homme fait
partie intégrante de la nature sans en être le centre ou le bénéficiaire (Whitaker, 2018).
Il convient toutefois de s’interroger quant à l’intérêt de créer un indicateur basé sur le BNB qui
est un vaste concept multidimensionnel. Est-il réellement possible de quantifier le bonheur
et de lui appliquer une échelle de mesure ? Néanmoins la prise en compte du concept dans
le cadre du système éducatif s’avère très intéressante. Le Bhoutan a un riche héritage culturel
de contes folkloriques et de danses masquées qui peuvent servir de base à la promotion du «
bonheur national brut » et d’une éducation appropriée, fondée sur les traditions ancestrales de
la communication orale (Evans, 2006).
Les valeurs et les principes du « bonheur national brut » ont été introduits dans le système
éducatif bhoutanais dans le but de promouvoir l’idée de durabilité. Depuis lors, les écoles ont
été invitées à intégrer explicitement ces valeurs et ces principes aussi bien dans le curriculum
88
Chapitre 5 - L’éducation bouddhiste : la méditation en tant que principe pédagogique
que dans les activités parascolaires. Le ministère de l’Éducation du Bhoutan vise à réformer
En dépit de son profond ancrage religieux, l’éducation bouddhiste intéresse les politiques
éducatives contemporaines, notamment par la place importante qu’elle accorde à la méditation.
Pour de nombreuses écoles à travers le monde confrontées à la violence, au stress des élèves
et des enseignants, la méditation peut constituer une pratique utile, propice à l’instauration
d’un contexte scolaire plus serein et plus sain. Ma Rhea (2018) plaide pour que l’on repense
l’éducation et la pédagogie en s’appuyant sur la philosophie bouddhiste et ce, en appliquant
une multitude d’approches différentes. Dans l’ancien royaume de Siam, aujourd’hui la Thaïlande,
il existe une approche pédagogique bouddhiste (pavīėaupāya) capable de conduire à la culture
de la sagesse. Les moines et les moniales l’ont appliquée comme un moyen habile de guider
les apprenants dans le développement de trois domaines : la moralité, la concentration et la
compréhension interne (siinsamaadipanjaa).
89
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
90
Chapitre 5 - L’éducation bouddhiste : la méditation en tant que principe pédagogique
91
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Chapitre 6
Krishnamurti et sa
philosophie éducative :
le bien-être de
l’individu en tant
que valeur centrale
92
Chapitre 6 - Krishnamurti et sa philosophie éducative : le bien-être de l’individu en tant que valeur centrale
Pédagogies
I : Pédagogies
principes de la vision philosophique de Krishnamurti. Il évoque
ensuite les principales critiques que Krishnamurti a adressées
PARTIE II :
PARTIE
à la forme scolaire originale et décrit la vision éducative et
pédagogique prônée par ce « philosophe-pédagogue ».
Comme il l’a déclaré lors de ses nombreuses conférences à travers le monde, Krishnamurti
(1965) était convaincu que « si nous voulons changer les conditions existantes, nous devons
15 La Société Théosophique se présente comme une organisation non sectaire, non politique et non dogmatique.
Elle se fixe les trois buts suivants : (1) Former un noyau de la Fraternité universelle de l’Humanité, sans distinction
de race, de credo, de sexe, de caste ou de couleur. (2) Encourager l’étude comparée des Religions, des Philosophies
et des Sciences. (3) Étudier les lois inexpliquées de la Nature et les pouvoirs latents dans l’Homme. Pour plus
d’informations, consulter : https://theosophiesuisse.org/
93
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
d’abord nous transformer nous-mêmes, c’est-à-dire devenir conscients de nos actions, de nos
pensées et de nos sentiments dans notre vie quotidienne » (p. 86). Sa philosophie accorde
un rôle central à l’individu en tant qu’agent du changement, ce qui constitue un contraste
saisissant avec la pensée de Paulo Freire pour qui le pouvoir des opprimés est essentiellement
collectif. Krishnamurti croit en l’individu et il se focalise sur la capacité de celui-ci à se libérer de
ses conditionnements pour permettre une modification du système, tandis que d’après Freire,
cette transformation du système ne peut se faire qu’à travers des changements collectifs.
L’un des conditionnements majeurs que subissent les individus est le concept de peur qui est
très présent dans les réflexions conduites par Krishnamurti à propos de l’éducation. Selon sa
vision de l’homme, il ne peut pas y avoir d’épanouissement et d’apprentissage s’il existe de la
peur. Il affirme d’ailleurs que « l’un des traits majeurs de la peur provient de la non-acceptation
de ce que nous sommes, l’inaptitude à faire face à soi-même » (Lutyens, 1984, p. 172). Par
ailleurs, Krishnamurti est très critique face à la figure de l’autorité ; de son point de vue, personne
ne peut se prévaloir d’être le dépositaire de quelque vérité que ce soit. Pour lui, le rapport
maître/disciple perpétue les rapports de dépendance, le maître devient une béquille qui
« même si elle apporte une aide certaine (…), génère de la dépendance, dans la mesure où l’on
s’accoutume, comme si elle était devenue une seconde nature » (Trouvé, 2014, p. 260). Ici, nous
pouvons amorcer un rapprochement entre la conception de l’éducateur-facilitateur prônée par
Freire et la vision de l’éducateur-médiateur défendue par Krishnamurti. Sur ce point, les deux
penseurs s’accordent.
En somme, Krishnamurti critique la forme scolaire qui conditionne les individus par différents
moyens. Il la qualifie d’instrument de domination assimilationniste dont le but est de faire entrer
les jeunes générations dans un cadre rigide, immuable et malsain. Nous verrons dans la section
suivante quels sont les éléments constitutifs de l’éducation dite « moderne », ou de la forme
scolaire, que condamne Krishnamurti. Le philosophe, comme le dit Carl Rogers, devient plus
compréhensible lorsque qu’on aborde son œuvre sous l’angle du sens de l’éducation et des
finalités de la vie humaine (Barbier & de Peretti, 1999 ; Bianu, 2015).
94
Chapitre 6 - Krishnamurti et sa philosophie éducative : le bien-être de l’individu en tant que valeur centrale
compétition féroce aux meilleures notes ? Est-ce que le but ultime est d’obtenir un diplôme,
Pédagogies
I : Pédagogies
puis un emploi ? À aucun moment de sa vie, Krishnamurti n’a épousé de système de pensée,
de religion et il n’a suggéré aucune pratique indispensable pour atteindre l’Illumination.
PARTIE II :
Néanmoins, il évoquait souvent le conditionnement des individus et la nécessité de prendre
PARTIE
conscience de ce conditionnement (McAuley, 2018).
Il était convaincu que dans notre civilisation actuelle la vie est séparée en une infinité de
compartiments et que l’instruction n’a pas beaucoup de sens, si ce n’est celui d’enseigner une
technique particulière ou une profession (Krishnamurti, 1965). Dans sa réflexion, l’éducation ne
devrait pas uniquement nous préparer à aborder une partie spécifique de la vie ni se réduire au
choix d’une profession et à l’acquisition d’une position sociale. Il écrivait :
L’éducation, de nos jours, est une faillite complète parce qu’elle accorde la primauté
à la technique. En lui accordant cette importance excessive, nous détruisons l’homme.
Cultiver la capacité et l’efficience sans comprendre la vie, sans avoir une perception
compréhensive des démarches de la pensée et des désirs, c’est développer notre
brutalité, provoquer des guerres, et, en fin de compte, mettre en péril notre sécurité
physique (…) Notre progrès matériel est prodigieux, mais il n’a fait qu’augmenter le
pouvoir de nous détruire l’un l’autre, et la famine et la misère existent sur toutes les terres
du monde.
95
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Un autre aspect de la forme scolaire, vivement décrié par Krishnamurti, est l’esprit de
compétition généralisé : « dans une société établie sur l’esprit de compétition, il ne peut
y avoir de fraternité ; et aucune réforme, aucune dictature, aucune méthode éducative ne
l’engendrera » (Krishnamurti, 1965, p. 95). La compétition est ici conçue comme une source
de souffrance et elle ne fait qu’accroître les rapports malsains et nocifs entre les individus.
L’éducation basée sur la compétition ne peut espérer aboutir à la création d’une société
bienveillante et pacifique. Par ailleurs, avec une telle orientation, elle sera nécessairement au
service d’une vision politique particulière. Par ailleurs, Krishnamurti qualifiait de calamité le
contrôle de l’enseignement par l’État, allant jusqu’à affirmer qu’il « n’y a aucun espoir d’établir
la paix et l’ordre dans le monde » tant que l’éducation est au service des États et des Églises
(Krishnamurti, 1965, p. 95). Il s’opposait ainsi à l’instruction de masse car, dans sa conception,
elle ne permet pas « d’étudier et de comprendre les difficultés, les tendances et les capacités
de chaque enfant » (Krishnamurti, 1965, p.110). Il prônait donc une éducation sur mesure pour
chaque enfant. Cette idée qui paraîtrait utopique ne l’était pas dans l’esprit de son auteur, qui
surprend parfois son lecteur lorsqu’il émet des idées qui lui semblent tout à fait réalisables, mais
qui peuvent être complexes à mettre en place à large échelle, par exemple lorsqu’il écrit :
« Si les parents aimaient réellement leurs enfants, ils s’emploieraient à obtenir une législation
leur permettant de fonder de petites écoles ayant un personnel adéquat ; et ils ne se laisseront
pas décourager par le fait que les petites écoles sont chères et les vrais éducateurs difficiles à
trouver. Ils devront toutefois savoir d’avance qu’ils rencontreront une forte opposition provenant
des puissances d’argent, des États et des Églises, car de telles écoles ne manqueront pas d’être
profondément révolutionnaires. » (Krishnamurti, 1965, p.110)
Dans cette affirmation, il fait peser une lourde responsabilité sur les épaules des parents qui
n’ont pas forcément les outils et les capacités, quand bien même en auraient-ils la volonté, de
créer ce type de petites institutions alternatives.
96
Chapitre 6 - Krishnamurti et sa philosophie éducative : le bien-être de l’individu en tant que valeur centrale
qu’il confère à l’éducation un objectif holistique unique : l’émergence d’un homme nouveau. De
Pédagogies
I : Pédagogies
son point de vue, l’éducation ne doit pas être un processus purement mécanique et adaptatif,
elle doit aussi solliciter l’intériorité de l’individu. Krishnamurti (1965) écrivait à propos de la
véritable éducation : « le but de l’éducation n’est pas de produire des érudits, (…) des quêteurs
PARTIE II :
PARTIE
d’emplois, mais des hommes et des femmes intégrés et libérés de la peur, car ce n’est qu’entre
de tels êtres que la paix pourra s’instaurer » (p. 15). L’éducation n’est pas conçue ici comme
ayant une visée utilitaire et mercantile, mais plutôt comme un processus de développement
intérieur permettant d’aboutir à une relation apaisée de l’individu à soi-même et aux autres.
Pour Krishnamurti, l’éducation « ne consiste pas simplement à passer des examens, à obtenir
une situation (…) mais encore à savoir comment écouter les oiseaux, comment voir le ciel,
l’étonnante beauté d’un arbre, le dessin des collines, comment les sentir, comment vraiment
être en contact avec toutes ces choses » (Krishnamurti, 1965, p. 39).
Il est évident que les enfants doivent acquérir les notions d’écriture, de lecture et de calcul, mais
Krishnamurti considère qu’il est plus important de mettre l’accent sur la liberté psychologique
que sur l’acquisition du savoir. L’éducation doit aider l’enfant à découvrir ce qu’il aime faire,
de sorte qu’il puisse consacrer sa vie à un domaine qu’il estime digne d’intérêt et qui ait une
valeur profonde à ses yeux. Dans le cas contraire, il sera malheureux pour le restant de ses jours.
D’après lui, dans l’ignorance de ce que nous aimons vraiment faire, notre esprit tombe dans une
routine où règnent l’ennui, le pourrissement et la mort.
97
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Dans cette philosophie, il faut moins se soucier de l’extérieur que de l’intérieur. L’éducation
doit susciter une harmonie entre l’extérieur et l’intérieur et « cela ne peut se faire si nous
tenons uniquement nos yeux fixés sur l’extérieur » (Krishnamurti, 2006, p. 156). Lorsque que
Krishnamurti se réfère à « l’intérieur », il se rapporte à tout mouvement de la pensée, à nos
sentiments, à ce que nous imaginons, à nos croyances et à nos attachements, nos désirs, nos
contradictions, nos expériences, etc. D’après lui, l’éducation doit viser :
3 La liberté individuelle
3 La connaissance de soi
Pour synthétiser la réflexion de Krishnamurti sur l’éducation, il est essentiel de noter qu’elle
se fonde sur le fait que l’individu, et non le système ou les institutions, doit en être le cœur et
que c’est en prenant conscience de leurs propres conditionnements (personnels, héréditaires,
sociaux, religieux, politiques, etc.) que les individus feront émerger un homme nouveau,
libéré de la peur par laquelle il est tenu en esclave. Ainsi que nous l’avons déjà mentionné,
Krishnamurti critiquait « l’éducation de masse » parce que l’unicité de chaque enfant fait
qu’il faut du temps et de la patience pour le comprendre dans sa globalité et lui proposer un
enseignement sur mesure qui tienne compte de son être global. C’est pour cela que se pose la
question centrale du rôle joué par le maître et par sa propre formation.
Comme le relève Trouvé (2014), n’est-il pas contradictoire de proposer un enseignement sans
pédagogie et sans maître ? Krishnamurti estimait qu’il faut reconsidérer la conception de
l’enseignement fondée sur la dyade maître/disciple. Pour le philosophe, l’enseignement est un
échange, une recherche, une progression commune entre deux êtres humains (Trouvé, 2014).
Il affirme que le concept enseignant/enseigné est fondamentalement erroné, car l’objectif est
de partager plutôt que de recevoir un enseignement, de participer plutôt que de donner et
recevoir (Jayakar, 2010). Ainsi, le meilleur maître :
3 Encourage l’observation
98
Chapitre 6 - Krishnamurti et sa philosophie éducative : le bien-être de l’individu en tant que valeur centrale
3 Tient compte des besoins spécifiques de l’enfant et lui propose des méthodes
Pédagogies
I : Pédagogies
adaptées (Krishnamurti, 1965, p. 136).
Nous constatons dans son propos que le bon maître ne doit pas porter de jugement, qu’il doit
PARTIE II :
manifester l’acceptation et un amour inconditionnel pour réussir sa mission. L’enseignement
PARTIE
n’est donc plus vu comme une technique, mais comme un mode de vie. Dans cette optique,
les enseignants, plutôt que d’être des professionnels, sont être avant tout des êtres humains
qui voient dans l’éducation un moyen réel d’aider l’être humain à accéder à un esprit de vision
globale (Krishnamurti, 1965). Par ailleurs, l’éducateur assume un rôle d’une immense portée et
d’un poids exceptionnel, car « la tâche de donner naissance à une société pacifique et éclairée
repose principalement sur lui » ((Krishnamurti, 1965, p. 123).
Il est également important que l’éducateur soit à l’écoute de l’ambiance de sa classe. Est-
elle tendue ou détendue ? L’enseignant doit s’attacher à créer un environnement calme et
serein pour encourager les échanges et les apprentissages mutuels. Selon Krishnamurti, cette
ambiance est la qualité essentielle, nécessaire, pour enseigner et pour apprendre dans un esprit
de liberté et de coopération. Dans la conception éducative qu’il préconise, ce ne sont pas les
savoirs et les idéaux en tant que tels qui stimulent la curiosité et motivent l’apprentissage,
mais plutôt l’esprit d’ouverture et de tolérance dans lequel ils s’inscrivent. Comme nous l’avons
vu, il recommande vivement de bannir la comparaison et la compétition, dont l’effet est
particulièrement néfaste pour les apprentissages.
Le rôle de l’éducateur est donc d’établir avec son élève une relation constructive qui ne soit
pas de nature hiérarchique ou autoritaire, mais plutôt une relation mutuelle d’investigation, de
recherche, d’étude, de communication. Pour ce faire, il est nécessaire de faire disparaître l’aspect
autoritaire de la relation, de faire régner un sentiment de parfaite égalité entre toutes les parties
prenantes car il ne peut y avoir de réelle coopération tant qu’existe un sentiment de supériorité
et d’infériorité : « s’il y a confiance réciproque, les difficultés et les malentendus ne seront
pas étouffés mais affrontés, et l’entente rétablie » (Krishnamurti, 1965, p. 113).
Barbier (2010a) met en évidence la dimension holistique et émancipatrice de Krishnamurti.
Pour résumer, la pensée éducative de Krishnamurti est basée sur les éléments suivants :
3 Altérité (Otherness)
3 Imprévu
3 Refus de tout enfermement institué (proximité avec I. Illich)
3 Reconnaissance d’une sensibilité naturelle de chaque être humain
3 Prise de conscience de notre existence
« L’otherness », cet « état autre », considéré non comme une illusion mais comme un fait
absolu par Krishnamurti et qui nous baigne dès que nous savons nous rendre réceptifs par
un processus de méditation sans contrainte et sans effort, de chaque instant, dont il est
99
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
l’aboutissement, est un état de bénédiction consciente. L’altérité apparaît par surprise, au détour
d’un sentier, d’une rue, d’un paysage, d’une rencontre humaine, d’une présence animale ou
végétale. On ne peut la contrôler, ni la faire apparaître par la volonté, ni désirer sa permanence,
elle disparaît comme elle était venue. Nous n’avons aucune maîtrise sur ce « Sans-Fond ». On
ne saurait la nommer, ni même s’unifier avec elle totalement. L’imprévu (nouveauté, destin,
hasard) comme donnée fondamentale de l’existence nous émerveille. L’altérité débouche selon
Krishnamurti sur l›imprévu, le radicalement neuf et l›étonnement permanent d›être en vie. Les
apprentissages se réalisent donc à la fois avec l’altérité et l’imprévu.
Au fond, ce sont l’individu et son bien-être qui sont au cœur de cette conception éducative.
La méditation, l’instrument pédagogique par excellence, doit être pratiquée et maîtrisée. Par
ailleurs, l’environnement est une composante essentielle car l’apprenant doit baigner dans un
climat serein et apaisé propice à ses apprentissages qui doivent surgir de lui-même, l’enseignant
se concevant comme un médiateur bienveillant. Tous ces aspects peuvent apporter un
avantage dans des cadres d’apprentissage scolaire où parfois règne une ambiance lourde et
pesante tant pour les apprenants que pour les enseignants.
À titre d’exemple, la Brockwood Park School16 a été fondée en Angleterre en 1969. Outre les
disciplines académiques, cette institution dispense un enseignement imprégné des valeurs
défendues par Krishnamurti. Une douzaine d’élèves se sont inscrits lors de sa création et dix ans
plus tard, elle en comptait près de soixante. Au moment de son ouverture, tout le personnel
de l’école, quel que soit le poste occupé (enseignement, entretien, intendance…), percevait le
même salaire et 20 % des places étaient réservés à des élèves dispensés des frais de scolarité.
Krishnamurti avait également pour ambition de fonder sur ce même site un centre pour adultes
qui serait consacré à l’étude de son enseignement.
Aujourd’hui, cette école secondaire compte environ 70 élèves âgés de 14 ans et plus. Elle se
définit comme une grande famille multiculturelle plutôt que comme un pensionnat. Il règne
en son sein une ambiance d’« égalité amiable » : jeunes et adultes sont parties prenantes
aux décisions et ils s’assurent au quotidien du bon état des terrains et des bâtiments. Le but
recherché par ce mode de travail en collaboration est de cultiver l’esprit de responsabilité, de
100
Chapitre 6 - Krishnamurti et sa philosophie éducative : le bien-être de l’individu en tant que valeur centrale
coopération et d’affection. L’apprentissage de soi et des autres est favorisé par le fait que sont
Pédagogies
I : Pédagogies
réunis des élèves venant de près de 25 pays différents qui constituent un cocktail interculturel
générateur d’une culture commune, sans qu’une perspective nationale ou ethnique particulière
prenne le pas sur les autres. Les élèves ont ainsi la possibilité d’apprendre d’autres langues et
PARTIE II :
PARTIE
de se faire des amis dans le monde entier. Le faible ratio élèves/enseignant voulu par l’école de
Brockwood permet d’optimiser la relation, l’attention, la communication et l’apprentissage. De
surcroît, les élèves sont invités à définir, en coopération avec les enseignants, le planning de
leur programme d’étude individualisé et ils créent parfois leurs propres cours, ce qui favorise
leur implication dans le processus d’apprentissage. Il n’en demeure pas moins que l’école
de Brockwood est un établissement privé qui n’est pas à la portée de tous (coût des études :
environ 21 000 livres sterling / an), mais il est possible de faire une demande de bourse.
Malgré tout, il est regrettable que ces écoles restent élitistes car elles sont inaccessibles à un
grand nombre d’élèves, ce qui rend inévitable le niveau élevé des coûts, notamment en ce
qui concerne le personnel. D’une part, le ratio élèves/enseignant est très faible. D’autre part,
les enseignants ont l’obligation d’être formés aux principes pédagogiques de la pensée de
Krishnamurti. Qui plus est, les programmes sont souvent construits sur mesure pour chaque
élève, ce qui constitue une difficulté supplémentaire si l’on souhaite généraliser ce type d’école.
Dans un monde où tout défile à une vitesse alarmante, Krishnamurti nous appelle à prendre le
temps de nous émerveiller chaque jour, à chaque instant, et à prendre conscience des petites
choses de la vie, celles qui sont en réalité infinies, colossales et perpétuelles, mais que nous
tenons souvent pour acquises. Krishnamurti tire le signal d’alarme afin que nous ralentissions,
emportés dans le train à grande vitesse qu’est devenue notre société, pour nous centrer sur l’ici
et maintenant. Dans la pensée de Krishnamurti, le véritable apprentissage se fait tout au long
de la vie, au travers d’expériences, sans être l’élève d’aucun maître en particulier. D’après cette
philosophie éducative, tout est prétexte à apprendre : une feuille morte, un oiseau en vol, une
odeur, une larme, une rencontre, les pauvres et les riches, le sourire. Ainsi le véritable Maître, c’est
la vie elle-même. Krishnamurti était un penseur radical sur l’humanité, l’éducation holistique et
la diversité (Thapan, 2018).
101
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Chapitre 7
Penseurs africains de
l’éducation :
la remise en question
de l’école postcoloniale
en Afrique
102
Chapitre 7 - Penseurs africains de l’éducation : la remise en question de l’école postcoloniale
La première renvoie au recyclage du modèle éducatif colonial dans les pays africains au
lendemain des Indépendances. En effet, le plus souvent la langue d’instruction coloniale a été
maintenue, ainsi que les structures et l’organisation du système éducatif. Il est par exemple
étonnant que plus de 60 ans après leur indépendance, les pays d’Afrique de l’Ouest continuent
d’utiliser la désignation française des degrés de l’enseignement primaire et secondaire (Cours
préparatoire, Cours élémentaire, Cours moyen, etc.) alors qu’il existe déjà depuis longtemps
une autre nomenclature internationale. Selon Mbonda (2015), « il est important de mettre
l’accent sur la profondeur de la déchéance africaine engendrée par les péripéties tragiques
de son histoire « esclavage – colonisation – néocolonialisme », pour un peuple qui a subi
sa négation à travers la violence de l’esclavage et de la colonisation, et qui perpétue cette
négation de soi, selon une logique plus ou moins inédite, à cause de la violence postcoloniale. ».
Comme le signale à juste titre Elamé (2016), le fait colonial a produit « le stéréotype du Noir,
sauvage, primitif, arriéré, inférieur et celui de l’homme blanc » (p.6). Les études postcoloniales
constituent un changement fondamental dans la posture du colonisé pour faire émerger en lui
une attitude décomplexée vis -à-vis de la civilisation occidentale. Or, cette dernière passe par
l’école et la pédagogie. Donc, sans un regard critique et lucide sur l’école que permet les études
postcoloniales, il n’est pas possible d’africaniser l’éducation.
103
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
d’observer la mise en place aveugle de l’approche par compétences (APC) ou les orientations
exogènes des plans sectoriels de l’éducation pour se rendre compte de l’omnipotence de la
coopération internationale dans l’orientation des politiques éducatives africaines (Lauwerier &
Akkari, 2013).
La mondialisation revitalise le rôle des agences internationales dans l’élaboration des politiques
éducatives nationales dans le Sud Gobal, notamment dans les pays les plus dépendant de
l’aide internationale. Des organisations gouvernementales (OI) ayant l’éducation comme
mandat explicite ou implicite, comme la Banque mondiale, l’UNICEF ou l’UNESCO, façonnent
les orientations éducatives et pédagogiques dans de nombreux pays africains. Mais, la
mondialisation fait également entrer de nouveaux acteurs internationaux, notamment les
organisations non gouvernementales et les fondations privées, dans l’élaboration des politiques
éducatives (Verger et al., 2018). Les programmes d’ajustement structurel (PAS) parrainés par
la Banque mondiale et le FMI et mis en œuvre dans les pays africains dans les années 80 et
Années 90 illustrent la façon dont la mondialisation a modifié les conditions structurelles
de la gouvernance de l’éducation. Les PAS ont eu de graves répercussions sur l’éducation
non seulement en abaissant le financement public nécessaire pour financer l’expansion de
l’éducation mais aussi en rendant le coût de la scolarisation plus difficile à assumer pour les
populations pauvres (Verger et al., 2018).
La troisième raison est liée au fait que la modernité postcoloniale a été essentiellement
pensée en Afrique en prenant l’Occident pour référence, comme si tout ce qui n’est pas
d’origine occidentale ou européenne ne pouvait pas contribuer au développement et à la
modernité. Il est important de se demander alors si ce mécanisme d’aliénation culturelle est
spécifique à l’Afrique. Prenant le cas de pays d’Asie comme le Cambodge ou le Vietnam qui
ont connu la colonisation et la dépendance par rapport à l’Occident après leur indépendance,
nous constatons que ces États ont mieux répondu aux besoins éducatifs et sociaux de leurs
populations, faisant un succès de la reculturation et de la renationalisation de leur système
éducatif (Abdi, 2011 ; Kwapong, 1994). Un enracinement national et local des politiques
éducatives n’est pas suffisant.
La quatrième raison renvoie aux différentes influences culturelles qui s’exercent sur
l’éducation africaine. Mazrui (1986) a mis en évidence le triple héritage de la société africaine
contemporaine : les traditions autochtones africaines, les contributions religieuses et culturelles
islamiques et les civilisations religieuses et laïques occidentales. La répartition de ces trois
traditions en Afrique n’a pas été uniforme, le patrimoine religieux et culturel autochtone étant le
plus universellement présent et néanmoins le moins mobilisé dans le secteur éducatif.
104
Chapitre 7 - Penseurs africains de l’éducation : la remise en question de l’école postcoloniale
ce qui l’empêche de s’affirmer face au rouleau compresseur transnational des deux autres
Pédagogies
I : Pédagogies
influences culturelles. Malgré cela, Senghor affirmait déjà en 1956 que l’équilibre des trois
influences est possible : « Ce sont les civilisations qui m’ont formé, la civilisation négro-africaine,
la civilisation arabo-musulmane, la civilisation européenne… J’ai pris mon bien partout où je
PARTIE II :
PARTIE
l’ai trouvé, je respecte la religion, la culture, l’ethnie de l’Autre autant que les miennes et je le
proclame publiquement » (Senghor, 1956, p. 120).
La cinquième raison renvoie à la soif d’école de l’Afrique par rapport à d’autres régions du
monde. Rappelons que ce n’est qu’après 2000, après une course de rattrapage sans précédent,
que l’Afrique a atteint un niveau de scolarisation correspondant à celui atteint par la plupart
des pays d’Amérique latine et d’Asie orientale dans les années 1950 (Morrison 2003). L’Afrique
est envoûtée par le savoir scolaire et elle n’a pas encore pris le temps de rechercher du côté de
ses sources internes de savoir et de sagesse. En effet, les langues et les cultures de la majorité
de la population sont plus ou moins exclues des écoles et des universités. Outre les défis que
met en évidence ce constat dans le domaine de l’apprentissage, cet état de fait a un impact
sur l’assurance et l’estime de soi des apprenants africains et l’exclusion des savoirs autochtones
et des cultures et langues locales a des implications majeures sur la répartition du pouvoir en
Afrique. La priorisation des savoirs exogènes entraîne une sous-utilisation des ressources de
connaissances locales dans le développement du continent (Breidlid, 2009). Au lendemain de
l’accession à l’indépendance des États postcoloniaux, la diversité culturelle et linguistique a été
étouffée car elle représentait, aux yeux des nouveaux pouvoirs, un risque de déstabilisation :
« C’est ainsi que la construction de l’unité nationale est devenue un mythe fondateur créant de
véritables frustrations et d’interminables conflits » (Sy, 2009, p. 92).
En dépit des difficultés spécifiques qui entravent l’ancrage culturel et local de la pédagogie en
Afrique, nous présenterons dans les prochaines sections une synthèse des quelques auteurs
africains qui ont tenté une réflexion pédagogique ancrée dans le local et le culturel.
L’œuvre de Diop nous permet de « remonter le fil de cette histoire tragique de l’Afrique jusqu’au
moment où l’on rejoint le temps de la noblesse, de la dignité et de la respectabilité. C’est ce
temps de la noblesse et de la dignité, avec l’Égypte des pharaons et les autres grands empires
et grandes civilisations de l’Afrique qu’il s’agit de retrouver. C’est ce paradis perdu qu’il faut
remettre en pleine lumière, comme quelque chose qui fut, qui appartient à l’histoire de l’Afrique,
105
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
comme témoignage de ce que l’Afrique a pu être, de ce que l’Afrique a perdu par la force des
événements, et de ce que l’Afrique peut être de nouveau » (Mbonda, 2015).
La portée symbolique de l’œuvre de Cheick Anta Diop est d’autant plus importante que
les peuples africains ont un besoin vital de se réapproprier leur histoire, de la valoriser et
de la penser sur un mode positif et autonome, car l’éducation coloniale et occidentale a
abouti à l’aliénation culturelle des Africains. Les penseurs européens, même les plus brillants,
ne contribuent guère à la renaissance africaine. Hegel (1965), l’un des penseurs européens
les plus connus, n’hésitait pas à affirmer que l’Afrique se trouve dans un état de barbarie et
de sauvagerie qui l’empêche de faire partie de la civilisation, allant jusqu’à déclarer que le
continent est resté fermé, sans lien avec le reste du monde, une affirmation que les recherches
archéologiques et anthropologiques ont démentie depuis longtemps de façon incontestable.
Bien que lançant un appel à une renaissance africaine ancrée dans l’histoire de l’Afrique, Cheikh
Anta Diop (1981) portait un jugement mitigé sur le communautarisme des sociétés africaines :
On retrouve dans l’œuvre de Cheikh Hamidou Kane (1928-), écrivain et haut fonctionnaire,
les dilemmes éducatifs que connaît l’Afrique depuis la colonisation jusqu’à l’époque actuelle.
L’Aventure ambiguë est son livre fondateur, dans lequel il expose les tensions entre les différents
héritages de l’Afrique contemporaine : héritages socio-culturels liés à l’importance des clans et
des familles, héritages spirituels catholiques ou musulmans et apports scientifiques, techniques,
politiques des traditions occidentales.
L’éducation et la formation de Samba Diallo (le héros du roman) sont doubles : autochtones
d’abord, sous la férule religieuse du Maître des Diallobé et sous l’autorité de la Grande Royale,
véritable cheffe de famille ; occidentales ensuite, par la fréquentation de « l’école étrangère » et
les « études supérieures parisiennes ».
Comment conjuguer l’identité peule, toute cette mémoire de sagesse et de rigueur héritée de
générations de Diallobé, avec l’efficacité cartésienne de la civilisation des colons ? Est-ce même
possible ? Samba Diallo peut-il faire bénéficier son peuple de son déchirement intérieur ? Peut-il
même en profiter lui-même ? Le livre de Cheikh Hamidou Kane résume les contradictions d’une
société africaine durement bousculée par la colonisation et par la nouvelle forme de pensée
qu’elle introduit. Cheikh Hamidou Kane a voulu penser cet écart ou cette articulation : chaque
106
Chapitre 7 - Penseurs africains de l’éducation : la remise en question de l’école postcoloniale
culture, occidentale et africaine, est à la fois riche de sa propre philosophie, et handicapée par ce
Pédagogies
I : Pédagogies
qui lui manque, mais que l’autre lui apporte.
Au fil du roman, l’écrivain se montre dubitatif, irrésolu et même sceptique sur la possibilité
PARTIE II :
de synthèse. Quand, par exemple, Samba Diallo éprouve des difficultés à réciter ses versets
PARTIE
coraniques, il est violemment réprimandé par son maître :
Sois précis en répétant la parole de ton Seigneur… Il t’a fait la grâce de descendre
son verbe jusqu’à toi. Ces paroles, le Maître du Monde les a véritablement prononcées. Et
toi, misérable moisissure de la terre, quand tu as l’honneur de les répéter après Lui, tu le
négliges au point de les profaner. Tu mérites qu’on te coupe mille fois la langue…
La première partie de L’Aventure ambiguë décrit les réactions conflictuelles déclenchées par la
présence de l’Occident au sein de cette cité culturelle ; elle montre aussi les effets négatifs de
l’occupation coloniale sur les Diallobé en général et sur la vie de Samba Diallo en particulier. La
deuxième partie de la narration relate l’appauvrissement ultime de la vie spirituelle du héros
du roman à Paris. Cette difficulté est accentuée par l’angoisse de tout le peuple Diallobé face
au dilemme et au souci qu’ils ressentent quand ils cherchent à savoir s’ils doivent envoyer
leurs enfants à l’école des étrangers. En écoutant le chef des Diallobé, on entend d’emblée
l’incertitude qui se déploie dans le roman :
Si je leur dis d’aller à l’école nouvelle, ils iront en masse. Ils y apprendront toutes les
façons de lier le bois au bois que nous ne savons pas. Mais, apprenants, ils oublieront
aussi. Ce qu’ils apprendront vaut-il ce qu’ils oublieront ? (…) peut-on apprendre (…) sans
oublier ? (…) Et puis, l’école européenne débouche sur quoi ?
On découvre ainsi la violence de ce choc de deux cultures : « L’école où je pousse nos enfants
tuera en eux ce qu’aujourd’hui nous aimons et conservons avec soin à juste titre… » (Kane, 1961,
p. 60-61). L’Aventure ambiguë est le récit du déchirement ressenti par l’Africain scolarisé à l’école
des blancs. En somme, ce roman est le récit de l’affrontement de valeurs culturelles opposées.
L’altercation avec le fou qui poignarde Samba Diallo met fin non seulement à l’ambiguïté
de son aventure, mais aussi à l’affrontement identitaire. Le héros n’a donc pas su conjuguer
l’identité peule et l’efficacité cartésienne de la civilisation occidentale. Il a, certes, beaucoup
appris au contact de l’Europe, mais aux yeux du fou, ce qu’il a appris ne vaut pas ce qu’il a oublié,
c’est-à-dire Dieu. L’acte du fou qui tue Samba Diallo est l’acte réparateur qui préserve la tradition
et marque l’échec de la modernisation.
107
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
La mort de Samba Diallo dans L’Aventure ambiguë est la preuve de l’existence d’un véritable
conflit. S’il n’y avait pas eu au préalable une civilisation première dans laquelle Samba Diallo
était enraciné, il n’y aurait pas eu de problème lors de son entrée dans le circuit de la civilisation
occidentale ; il s’y serait épanoui. Sa mort oblige donc à réfléchir. Elle signifie : (1) que nous
sommes porteurs de valeurs culturelles irréductibles, il nous faut donc les cultiver, aller à
leur recherche si elles sont en train de disparaître ; (2) qu’à défaut de reconnaître cela, nous
aboutissons à la négation de nous-mêmes, de nos valeurs culturelles spécifiques, ce qui finira
par nous tuer. Autrement dit, les valeurs occidentales inculquées sans discernement peuvent
provoquer la destruction de l’homme africain incapable d’en faire une synthèse interculturelle
qui lui soit propre.
108
Chapitre 7 - Penseurs africains de l’éducation : la remise en question de l’école postcoloniale
3. Julius Nyerere
Pédagogies
I : Pédagogies
Julius Nyerere, enseignant de profession, a été le premier Président de la République du
Tanganyika. Il a laissé une forte empreinte sur les politiques éducatives en Tanzanie et plus
PARTIE II :
PARTIE
généralement en Afrique. Son œuvre est riche et originale (Kassam, 1994).
(Nyerere, 1976, p. 7)
18
Traduction de l’anglais par les auteurs.
19
Traduction de l’anglais par les auteurs.
109
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Selon Nyerere, l’éducation coloniale, fondée sur les principes de la société capitaliste et
colonialiste, avait pour objectif de transmettre les valeurs de la puissance coloniale et de
préparer l’individu à servir celle-ci. Elle favorisait la soumission, l’inégalité entre les hommes
et l’individualisme et son but était avant tout de former une classe de fonctionnaires. Son
contenu était pour l’essentiel inadapté et tout le système éducatif reposait sur le principe de la
ségrégation raciale (Kassam, 1994).
3 La nature du curriculum utilisé dans les écoles a aliéné les élèves par rapport à la
société
Comme le suggère Philippson (1970), Nyerere qui écrivait et publiait en langue arabo-africaine
(swahili) a conduit une expérience unique en Afrique, en rapprochant la politique éducative au
plus près des plus larges couches de la population.
110
Chapitre 7 - Penseurs africains de l’éducation : la remise en question de l’école postcoloniale
Pédagogies
I : Pédagogies
de l’éducation pour l’autosuffisance (Education for Self Reliance – ESR) imaginée par Nyerere
(Nyerere, 1967). Les écoles des villages communautaires (Ujamaa), qui étaient les piliers du
socialisme tanzanien et du développement économique dont l’agriculture formait le cœur,
PARTIE II :
PARTIE
devaient servir les intérêts de la communauté et de la nation avant ceux des élèves et de leur
famille. Le vocabulaire de l’Ujamaa (unité nationale, solidarité, effort collectif ) demeure au centre
des débats publics et politiques, dans le domaine de l’éducation comme dans les sphères
économique, politique ou morale (Bonini, 2017).
Le concept d’Ujamaa, qui constitue la clef de voûte de la philosophie de l’éducation telle que
formulée par Nyerere, repose sur huit principes :
111
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
4. Joseph Ki-Zerbo
Joseph Ki-Zerbo (1922-2006) est né dans un village du nord-ouest du Burkina Faso, au cœur
même de l’empire colonial français d’Afrique de l’Ouest. L’essentiel de sa relation avec la matrice
africaine est lié à son enfance, aussi bien dans la relation avec sa grande famille qu’avec la
nature. De ses parents, il reçoit en héritage la sensibilité paysanne et la foi chrétienne. Pour
l’enfant qui naît autochtone, la réussite scolaire dans l’établissement des missionnaires est le seul
espoir d’avancement. À Paris, il rencontre notamment Frantz Fanon, Aimé Césaire, Alioune Diop
et Cheik Anta Diop qui deviendra avec Ki-Zerbo le premier grand historien africain de l’Afrique.
(Abdelmadjid, 2007).
Se distinguant tout d’abord comme l’un des premiers historiens africains de l’Afrique, Ki-Zerbo
s’est intéressé dès le début de sa trajectoire intellectuelle aux problèmes de l’enseignement et
de l’éducation (Ki-Zerbo, 1961, 1972). Ainsi, dans un texte intitulé « Enseignement et culture
africaine », il affirme (1961) que « l’éducation, c’était la colonisation continuée par d’autres
moyens que ceux de l’exploitation économique et de la domination politique » (p. 45). Il
propose alors de bâtir l’éducation sur les acquis culturels africains en s’attaquant au statut de
la langue française en Afrique. Il estime qu’il y a abus de langage lorsque l’on parle de pays
africains de langue française ou de langue anglaise. En effet, une infime partie de la population
parle ces langues européennes, même s’il est vrai qu’il s’agit de la fraction dirigeante. Au Mali,
le nombre des bambaraphones, même au sein de l’élite dirigeante, est incomparablement
plus élevé que celui des francophones. Il en va de même au Burkina Faso pour ce qui est
des mossiphones. Au Sénégal, seulement 26 % de la population parlent le français, la langue
officielle (ISU-Unesco, 2015). Ki-Zerbo observe à juste titre que lorsque plus de cent langues
africaines sont parlées dans un État, c’est une représentation erronée de la réalité, car parmi
toutes ces langues il y en a toujours une, deux ou trois qui sont largement prépondérantes,
les autres leur étant plus ou moins affiliées ou n’étant parlées que par une partie infime de la
population. De nos jours, ce phénomène est accentué par la forte urbanisation des sociétés
africaines, comme le souligne Wolff (2011) : « l’insertion urbaine s’accompagnerait d’un abandon
des langues d’origine au profit d’une ou plusieurs langues véhiculaires urbaines » (p. 40), comme
c’est le cas par exemple du wolof au Sénégal.
Ki-Zerbo (1961) établit un lien étroit entre le non-usage des langues maternelles dans
l’enseignement en Afrique et l’archaïsme des méthodes pédagogiques utilisées. D’après son
analyse, la soi-disant propension des Africains à recourir uniquement à la mémoire et leur
inaptitude à la spontanéité créatrice de l’intelligence s’expliquaient en grande partie par la
méthode dogmatique de l’enseignement dispensé, elle-même due au caractère abstrait et
étranger de cet enseignement :
112
Chapitre 7 - Penseurs africains de l’éducation : la remise en question de l’école postcoloniale
Pédagogies
I : Pédagogies
Lorsqu’on nous demandait à l’école un commentaire sur la description du
hêtre par un auteur français du dix-neuvième siècle, n’ayant jamais vu de hêtre, nous
n’avions d’autre ressource que de nous raccrocher par la mémoire aux termes mêmes
PARTIE II :
employés par le maître lors de l’explication en classe. D’où le développement d’un
PARTIE
certain verbalisme sans substance. L’africanisation des programmes placera le travail
pédagogique à son niveau le plus juste pour la formation des élèves, parce que leur
intelligence, leurs facultés d’observation et d’invention seront directement sollicitées.
Aussi, la description du baobab aurait bien mieux inspiré les meilleurs d’entre nous.
Cette citation met en évidence la nécessité de repenser les langues d’enseignement, les savoirs
scolaires et les curricula contemporains en Afrique (Makalela, 2018 ; Shizha, 2014). Pour ce faire,
il faudra obligatoirement accorder dans l’instruction un rôle central aux langues africaines,
selon des modalités et des dosages déterminés par le contexte spécifique et la nécessaire mise
en condition. Il sera donc capital de valoriser les langues africaines aux yeux de la population
elle-même, l’État ayant pour devoir d’informer les parents sur les statuts, la place et le rôle des
langues au sein de l’école, mais aussi de fournir aux enseignants une formation de qualité et
des manuels appropriés pour ce type d’enseignement (Fuentes & Akkari, 2018). Une école
qui reconnaît et valorise la culture et les savoirs des communautés favorise l’inclusion et
l’implication des parents afin d’éliminer la barrière linguistique entre la vie scolaire et la vie en
dehors de l’école (Oaune et Glanz, 2011). Une éducation bilingue fondée sur l’utilisation de
la langue maternelle ou familière « favorisera une meilleure équité tout en permettant une
amélioration des résultats d’apprentissage ainsi qu’une diminution des taux de redoublement et
d’abandon scolaire » (Fuentes & Akkari, 2018, p. 23).
Toutefois, hormis sa pertinence, il ne faut pas sous-estimer non plus les difficultés inhérentes
à la valorisation du plurilinguisme africain dans l’enseignement et l’apprentissage. D’une part,
la diversité linguistique est telle que dans certains pays il est difficile ou même impossible de
trouver 3 ou 4 langues nationales susceptibles de servir de base aux programmes d’enseignement
bilingue. Dans un pays comme le Cameroun, par exemple, la multiplicité linguistique et les
tensions interethniques déjà existantes (ces dernières s’ajoutant à la présence de deux langues
coloniales) risquent d’être encore exacerbées par tout changement apporté aux politiques
linguistiques. D’autre part, il ne suffit pas d’instituer l’usage des langues africaines dans
l’enseignement, encore faut-il aussi encourager une production écrite significative dans ces
langues (littérature, presse, manuels scolaires), or cette perspective exige des moyens et du temps.
113
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Dans La natte des autres, Ki-Zerbo (1992) reprend un dicton africain : « dormir sur la natte des
autres, c’est comme si on dormait par terre » (Baldini, 2016). Ki-Zerbo plaide en faveur d’un
« développement endogène » en déconstruisant le concept du développement. D›une part,
il estime que tout développement est un auto-développement. D’autre part, il soutient que
ce concept est le fruit de l’européocentrisme. Le développement serait l’auto-développement
des pays du Nord, conforme à leurs réalités et à leurs valeurs. Le développement doit donc être
redéfini comme étant nécessairement endogène et Ki-Zerbo suggère pour cela « le paradigme
de l›arbre ». L›arbre est enraciné, mais puisant dans les profondeurs de la culture sous-jacente, s’il
n’est pas emmuré, il est ouvert à des échanges multiformes.
Pour Ki-Zerbo, l’Afrique devra se développer en trouvant sa propre solution à la crise scolaire.
L’école, en tant qu’élément exogène transplanté, participe au sous-développement
de l›Afrique, car elle participe à la désintégration de son substrat culturel et de l’« acquis
culturel africain ». Néanmoins, cette posture de Ki-Zerbo n’est pas synonyme de repli
et d’enfermement, mais plutôt de la recherche d’une ouverture à l’altérité à partir d’un socle
culturel solidement arrimé (Soro, 2006).
Ce chapitre a mis en évidence la richesse des penseurs africains de l’éducation qui se sont
attelés à la tâche de réfléchir sur une éducation adaptée au contexte africain puisant dans la
matrice historique et culturelle du continent. Il nous paraît important de mobiliser les concepts
forgés par ces penseurs dans toute tentative de renaissance pédagogique et intellectuelle du
continent (Tounkara & Mbonda, 2015 ; Mbembe, 2013).
114
Chapitre 7 - Penseurs africains de l’éducation : la remise en question de l’école postcoloniale
Pédagogies
I : Pédagogies
africaine, Sall (2008) suggère que le défi de l’Afrique contemporaine consiste à mobiliser ses
intellectuels et construire une intelligentsia africaine qui pense la Renaissance africaine et
tous les autres problèmes liés à une présence de l’Afrique dans un monde. Néanmoins, deux
PARTIE II :
PARTIE
obstacles majeures se dresse pour neutraliser la Renaissance africaine : l’appauvrissement
des sociétés africaines, et le traitement des langues nationales. Cette réflexion de Sall
s’applique parfaitement à la pédagogie puisque la renaissance de la pensée pédagogique
africaine est conditionnée, d’une part, à des politiques éducatives nationales indépendantes
et orientées par les africains et d’autre part, à l’usage des langues africaines dans la
conceptualisation pédagogique.
Des travaux actuels tentent également de susciter en Afrique une nouvelle réflexion
pédagogique. Ainsi, Nsamenang et Tchombé (2011) observent que dans la plupart des pays
africains, l’école est mieux adaptée au marché du travail étranger que national parce qu’elle
enseigne surtout des fragments incohérents de savoirs et de compétences occidentales. Il
manque à l’école la sagesse africaine et l’intelligence locale dont les économies et les sociétés
rurales de l’Afrique ont le plus besoin. Nsamenang et Tchombé (2011) ont édité un manuel
original dont l’objectif est de rompre avec l’organisation extravertie et étrangère de l’école. Ils
proposent un modèle de curriculum « génératif » qui, loin de la recherche d’une universalité
pédagogique, célèbre la diversité des idées et des pratiques pédagogiques. En réunissant trois
traditions pédagogiques présentes en Afrique (occidentales, arabo-musulmanes et africaines),
ce modèle ouvre la porte à une compréhension culturelle des idées et des pratiques éducatives,
des besoins éducatifs des populations africaines et de l’écologie sociale des enfants africains.
Le modèle du curriculum génératif est une approche susceptible d’ajouter de la pertinence,
de renouveler les connaissances de l’Afrique et de repenser le modèle de formation
des enseignants.
115
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Chapitre 8
Paulo Freire :
l’éducation au service
de la transformation
sociale et de
l’émancipation
116
Chapitre 8 - Paulo Freire : l’éducation au service de la transformation sociale et de l’émancipation
Freire est né dans la ville de Recife, dans la région du Nordeste et il est décédé en 1997 à São
Paulo, la ville où il s’était installé après son retour d’exil. Si l’on excepte la période de la dictature
militaire, il aura ainsi passé toute sa vie dans son pays. Il était issu d’une famille de la moyenne
bourgeoisie urbaine de Recife, une ville historique importante qui résume bien le défi hérité
de l’époque coloniale : comment réduire les écarts entre une majorité de déshérités et de
travailleurs ruraux et une minorité de nantis. Freire a fait des études universitaires de droit, de
sciences du langage et de philosophie, une formation à l’origine de son engagement politique,
de sa curiosité intellectuelle, le portant à s’intéresser à l’existentialisme et au marxisme.
20 Parmi les nombreuses distinctions reçues par Freire, citons en particulier le Prix UNESCO de l’éducation pour la paix
qui lui a été décerné en 1986.
117
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Homme d’action sur le terrain pédagogique, Freire s’investit dès le début des années 1960 dans le
vaste mouvement d’éducation populaire qui traverse le Brésil. Il fonde le Mouvement de culture
populaire (MCP), l’un des plus actifs et des plus innovants dans le secteur de l’alphabétisation.
118
Chapitre 8 - Paulo Freire : l’éducation au service de la transformation sociale et de l’émancipation
depuis les années 1960, Freire a vécu dans une solidarité indéfectible avec ceux qu’il appelle
Pédagogies
I : Pédagogies
les opprimés.
Puis est venu son engagement politique marxiste qui l’a contraint à l’exil, où son expérience
PARTIE II :
intellectuelle a pu s’internationaliser et s’ancrer plus fortement dans le marxisme et le
PARTIE
tiers-mondisme. Le gouvernement Allende ayant officiellement adopté sa méthode
d’alphabétisation, Freire perfectionnera sa pédagogie auprès des paysans chiliens et c’est à
l’issue de cette deuxième expérience de terrain (1964 -1969) qu’il rédige son livre le plus connu,
Pédagogie des opprimés.
Alors que le continent sud-américain se trouve sous le joug de dictatures militaires, Freire publie
en français son œuvre centrale, Pédagogie des opprimés, dont le retentissement mondial doit
beaucoup à l’effervescence de l’après-68 et au rejet de toute pédagogie autoritaire et apolitique.
Les apprenants revendiquent un statut actif dans l’apprentissage. Dans de nombreuses régions
du monde, des militants-pédagogues, en particulier ceux qui œuvrent dans le domaine
de l’alphabétisation, s’emparent des thèses développées par Freire pour renouveler en
profondeur leurs pratiques pédagogiques et politiques. L’approche de Freire ne considère pas
l’alphabétisation prioritairement dans sa dimension instrumentale (lire, écrire et compter), mais
au contraire dans sa dimension sociopolitique d’outil de conscientisation et de libération des
individus et surtout des groupes.
Par la suite, Paulo Freire sera marqué notamment par ses expériences de coopération en Afrique
lusophone (Guinée-Bissau, Cap-Vert) où il s’est engagé dans le cadre de projets éducatifs pour
construire une éducation anticoloniale et postcoloniale. Par son action au sein du Conseil
œcuménique des Églises, Freire a accompagné les processus d’éducation des adultes dans
des pays qui venaient d’obtenir leur indépendance et leur libération de la colonisation comme
l’Angola, la Guinée-Bissau, le Cap Vert, São Tomé-et-Principe.
En 1980, après la restauration progressive de la démocratie, Freire a pu retourner dans son pays
natal. Membre-fondateur du Parti des Travailleurs, il devient Secrétaire de l’éducation dans la
ville de São Paulo.
119
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Bien que ne partageant pas le scepticisme radical d’Illich (1971) concernant l’inutilité de l’école
et des institutions, Freire est entré en contact avec lui pour échanger autour de leurs approches
respectives de l’émancipation par l’éducation. Pour Freire (1971), il n’y a pas d’éducation
socialement neutre. Les finalités de l’éducation sont la reproduction de la société actuelle avec
ses inégalités et une adaptation aux changements, ou la transformation radicale de la société
selon les principes de la justice sociale et de l’égalité.
À l’inverse, la pédagogie des opprimés n’est pas une pédagogie « pour les opprimés » mais une
pédagogie à construire « avec les opprimés » qui ne sont pas des objets du processus éducatif,
mais des sujets actifs prenant leur destin en main. Il ne s’agit pas d’une recette pour partir à la
conquête du peuple dans le but de l’éduquer selon un programme préétabli et en suivant une
méthodologie figée. C’est une démarche de conscientisation des opprimés et une éducation
révolutionnaire et émancipatrice où l’éducateur apprend tout autant des élèves qu’il ne leur
apporte. Le chemin vers la connaissance se fait ensemble, dans l’expérience de la rencontre
entre deux consciences et le monde.
C’est une éducation où les opprimés deviennent leurs propres pédagogues, pour eux-mêmes
et pour ceux qui leur « enseignent ». C’est une pédagogie qui fait de l’oppression (inégalités,
discrimination) et de ses causes un objet de réflexion de la part des opprimés, qui les entraînera
nécessairement à s’engager politiquement dans une lutte pour leur libération, dans le cadre de
laquelle cette pédagogie s’exercera et se renouvellera.
Le projet pédagogique de Freire est en rupture totale avec tout ce qui s’est fait jusque-là, que
Freire appelle la conception bancaire et instrumentale de l’éducation. Il n’y a plus celui qui sait
et celui qui ne sait pas : « personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes
s’éduquent ensemble, par l’intermédiaire du monde » (Freire, 1971, p. 62). Comme il l’a affirmé à
plusieurs reprises, sa philosophie de l’éducation a connu plusieurs évolutions résumées dans le
Tableau 8 ci-après.
120
Chapitre 8 - Paulo Freire : l’éducation au service de la transformation sociale et de l’émancipation
Pédagogies
I : Pédagogies
Tableau 8 : Évolution de la réflexion pédagogique de Paulo Freire
PARTIE II :
de la période et institutions
PARTIE
1955-1964 • L’éducation, pratique de la • Projets socioéducatifs • État de Pernambouc
liberté (Freire, 1959)
• Démocratisation • Brésil
• Plan national
d’alphabétisation
121
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
La pensée de Paulo Freire se développe au fur et à mesure des péripéties de sa vie au Brésil,
puis avec l’exil et le retour au pays. Dans L’Éducation, pratique de la liberté, Freire élabore une
proposition pédagogique pour le Brésil du début des années 1960 où la société agraire et
coloniale est en train de se transformer en une nation indépendante et industrialisée. Dans
Pédagogie des opprimés, il prône la nécessité d’une pédagogie révolutionnaire dont l’objectif est
l’action et la réflexion consciente et créatrice des masses opprimées en vue de leur libération.
Conscientisation et révolution est parti d’un entretien avec un groupe de militants de l’IDAC de
Genève, pendant lequel Freire a déclaré que le dialogue avec le peuple, l’action culturelle pour
sa libération, sont des conditions indispensables de l’action révolutionnaire (Goffinet, 2008). On
note une constante dans sa pensée, car il considère que l’éducation est un processus politico-
pédagogique : politique dans son essence et pédagogique dans ses caractéristiques. Après
son retour au Brésil en 1980, Freire produit des œuvres plus pédagogiques et plus proches
des préoccupations des enseignants et des éducateurs, comme l’illustre son livre Pédagogie de
l’autonomie.
Aussi bien dans ses écrits que lors de ses nombreuses conférences, Freire n’a cessé de rappeler
la nécessité de critiquer sa pensée, l’éducateur et le pédagogue devant s’adapter à leur
contexte :
La seule manière qu’une personne a d’appliquer, dans le contexte qui est le sien,
une des propositions que j’ai faites, c’est précisément de refaire ce que j’ai fait, autrement
dit, ne pas me suivre. Pour me suivre, il est essentiel de ne pas me suivre.
Dans son œuvre, l’alphabétisation suppose non pas une accumulation dans la mémoire de
phrases, de mots et de syllabes détachés de la vie […] mais une attitude de création et de re-
création. Elle nécessite une autoformation susceptible d’amener l’homme à intervenir sur son
environnement. Aussi le rôle de l’éducateur est-il avant tout de dialoguer avec l’analphabète,
sur des cas concrets, en lui proposant simplement les instruments avec lesquels il s’alphabétise
(Freire, 1996b).
122
Chapitre 8 - Paulo Freire : l’éducation au service de la transformation sociale et de l’émancipation
L’alphabétisation ne peut être administrée d’en haut, comme un cadeau ou une règle
Pédagogies
I : Pédagogies
imposée, mais elle doit progresser de l’intérieur de l’apprenant vers l’extérieur, grâce à l’effort
de l’analphabète lui-même, avec la simple collaboration de l’éducateur (facilitateur). C’est
pourquoi Freire voulait une méthode qui soit aussi l’instrument de l’élève et non pas seulement
PARTIE II :
PARTIE
de l’éducateur et qui identifie le contenu de l’apprentissage avec le processus même de
l’apprentissage (Freire, 1996b).
La langue est importante pour l’alphabétisé : la lecture des mots doit aboutir à la
compréhension du monde social. Il n’existe aucune séparation entre la pensée-langage et la
réalité, la lecture d’un texte exige la « lecture » du contexte social auquel il se réfère. Il ne suffit
pas de savoir lire, mécaniquement, « Ève a vu la vigne ». Il est nécessaire de comprendre quelle
position occupe Ève dans son contexte social, qui est la personne qui cultive la vigne et à qui
profite le travail.
3 Création de fiches qui aident les organisateurs des débats dans leur travail
d’animation (fiche de découverte)
Chaque situation abordée par le groupe d’alphabétisation est visualisée, puis décrite et analysée.
Le mot générateur permet d’aborder les problèmes de logement, de travail, d’alimentation,
d’habillement, de santé, etc. On passe ensuite à la visualisation du mot lui-même, en indiquant
son contenu sémantique. Le mot est ensuite découpé en syllabes, puis en familles phonétiques.
123
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Les thèmes générateurs de Freire font un lien entre les représentations ou concepts quotidiens
et les concepts scientifiques, situations pédagogiques, didactiques, etc. Ils permettent
l’animation pédagogique du cercle de culture, un autre concept central de la méthode
d’alphabétisation de Paulo Freire. Le cercle de culture est basé sur le dialogue, l’autonomie, la
découverte. Il permet aux apprenants et à l’animateur de construire une lecture partagée du
monde et de mettre en œuvre une production et une reconstruction des savoirs.
Selon Lenoir et Lizardi, « il n’est pas possible de comprendre le concept de situation
pédagogique chez Freire sans le replacer dans le contexte de la pensée de son auteur, sinon
au risque de le réduire à un ensemble de procédures et de techniques d’apprentissage… [Il
s’agit d’une] pédagogie critique qui vise la transformation sociale, pour tous les êtres humains,
dominés comme dominants, des rapports sociaux, incluant au premier chef les processus
d’enseignement-apprentissage, et qui s’appuie sur un ensemble de paramètres qui reposent sur
la dialectique à la fois comme philosophie, comme axiologie et comme praxéologie » (Lenoir et
Ornelas Lizardi, 2012).
MONDE
4
Sujet Objet du
Processus de
apprenant savoir
conscientisation
Situation
Sujet Sujet existentielle
oppresseur opprimé
2
1
Rapport Sujet
domination éduquant
Source : Lenoir, Y. (2017). Les médiations au cœur des pratiques d’enseignement-apprentissage : une approche
dialectique. Des fondements à leur actualisation en classe. Éléments pour une théorie de l’intervention éducative
(2e édition), Saint-Lambert (Québec, Canada) : Éditions Cursus universitaire (1re éd.2014), p. 437 (Figure n° 25), avec
l’autorisation d’Yves Lenoir, son auteur.
124
Chapitre 8 - Paulo Freire : l’éducation au service de la transformation sociale et de l’émancipation
Alors que Freire était Secrétaire à l’éducation de la ville de São Paulo (1989-91), un ambitieux
Pédagogies
I : Pédagogies
projet interdisciplinaire a été vu le jour sous son impulsion, composé de quatre phases de
développement interdisciplinaire et démocratique du curriculum, fondé sur le concept des
thèmes générateurs. La première phase a nécessité l’engagement du personnel scolaire dans un
PARTIE II :
PARTIE
processus délibéré et éclairé de participation au projet interdisciplinaire. La deuxième phase a
porté sur l’étude de la réalité (Estudo da Realidade) donnant lieu au choix du thème générateur
de l’école. Durant la troisième phase, les enseignants ont organisé le contenu et les méthodes
de leurs différentes disciplines autour du thème générateur identifié. Cette phase était intitulée
« organisation du savoir » (Organizagao do Conhecimento). Au cours de la quatrième phase,
les enseignants ont conçu des exercices, des activités et des projets permettant aux élèves
d’appliquer leurs connaissances. Il s’agit de l’application de la connaissance (Aplicagao do
Conhecimento). L’innovation pédagogique introduite par Freire dans le système scolaire montre
qu’il a toujours gardé une méfiance constructive envers la forme scolaire et sa capacité à se
transformer. La forme scolaire sépare les domaines du savoir sans établir de liens entre eux et
avec le monde. C’est pour cette raison que les savoirs et les savoir-faire transmis à l’école sont
devenus inopérants pour former le lien social et pour donner accès à la compréhension d’un
monde de plus en plus complexe (Morin, 2000, p. 44).
125
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Les classes marginalisées qui constituent dans de nombreux pays les « cultures du silence »,
ont trouvé dans l’œuvre de Freire une piste pour une action éducative. Dans un monde où plus
de la moitié de la population souffre de malnutrition et où bon nombre de gens n’ont pas de
logement ou d’emploi et ne bénéficient pas d’une éducation de qualité, Paulo Freire estime que
les « opprimés » sont néanmoins capables de surmonter leur sentiment d’impuissance et d’agir
eux-mêmes pour transformer socialement leur existence (Loiola et Borges, 2005).
En Europe, c’est essentiellement dans les cours d’alphabétisation des adultes (notamment
destinés aux migrants, aux réfugiés et aux personnes peu qualifiées) que l’impact de la méthode
Freire a été important. Aux États-Unis, l’héritage de Freire est surtout perceptible dans sa
contribution à la pédagogie critique et émancipatrice. En Amérique latine, Freire demeure une
référence incontournable de la réflexion pédagogique des mouvements d’éducation populaire.
Dans les pays du Sud, Freire est mobilisé dans l’éducation rurale, l’alphabétisation et la formation
des adultes. C’est ainsi que l’ONG britannique Action Aid applique la pédagogie de Freire avec la
méthode REFLECT (Regenerated Freirean Literacy through Empowering Community Technique).
Dans le domaine du développement communautaire et de la transformation sociale, l’approche
REFLECT compte parmi les plus répandues à travers le monde (Chambers, 1997).
Aujourd’hui, l’œuvre de Paulo Freire est appliquée partout dans le monde aussi bien par des
universitaires que par des praticiens et elle reste porteuse d’espoir d’émancipation pour les
opprimés (Yu, 2018 ; de Lima Marco & Rodrigues Dias, 2018)). Mais dans son pays d’origine,
elle est contestée par les franges les plus conservatrices de l’extrême-droite (Miguel, 2018). Le
nouveau Président brésilien et son entourage d’extrême-droite en charge de l’éducation veulent
faire disparaître l’héritage pédagogique de Freire de l’école brésilienne. Ils envisagent même
de présenter au Congrès national brésilien un projet de loi pour révoquer le titre de patron de
l’éducation brésilienne attribué à Freire il y a quelques années.
126
Chapitre 8 - Paulo Freire : l’éducation au service de la transformation sociale et de l’émancipation
127
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Ayant ainsi parcouru une partie du « monde majoritaire » et ses multiples traditions
pédagogiques, en allant des Amériques à l’Afrique et à l’Asie, nous avons acquis la conviction
que ces traditions ne sont pas contradictoires et que chaque professionnel de l’éducation
aurait tout intérêt à se demander de quelle manière il pourrait enrichir ses propres pratiques
pédagogiques en se référant à ces nombreuses traditions et façons de concevoir l’éducation,
la pédagogie, leurs caractéristiques et leurs objectifs. De surcroît, la nécessaire adaptation
des savoirs scientifiques aux pays du Sud dépasse de loin les confins de la problématique
strictement pédagogique des sciences de l’éducation pour englober d’autres savoirs
scientifiques largement inadaptés pour repenser l’école et l’enfance dans les pays du Sud, par
exemple la littérature du domaine de la psychologie (Abubakar & Van De Vijver, 2017) ou de la
petite enfance (Pérez & Saavedra, 2017 ; Liebel, 2017). De manière générale, il serait intéressant
que les cultures s’enrichissent mutuellement en apprenant les unes des autres et « l’orgueilleuse
culture occidentale, qui s’est posée en culture enseignante, doit devenir aussi une culture
apprenante » (Morin, 2000, p. 125).
Dans la première partie du chapitre, nous reviendrons sur notre critique de la forme scolaire.
La deuxième partie décrira la nécessité pour tous les acteurs de l’éducation de faire le
détour par l’altérité pédagogique. La troisième partie abordera le défi lié à la décolonisation
de la pensée pédagogique. La quatrième partie proposera quelques réflexions sur la
pédagogie culturellement et localement adaptée. Enfin, la cinquième partie proposera des
recommandations pour planifier et donner une impulsion à des transformations des politiques
éducatives afin d’y intégrer les alternatives pédagogiques du Sud.
128
Chapitre 9 - Perspectives : la portée universelle et métisse des pédagogies du Sud
Le collectif est d’ailleurs la clef de voûte des nouvelles formes d’apprentissage qui ont recours
aux réseaux sociaux, aux TIC, à l’apprentissage situé ou à l’apprentissage informel. Erstad (2018)
rappelle à ce propos que le modèle d’apprentissage formel adopté dans les écoles au cours du
siècle dernier est le fruit des besoins sociétaux spécifiques concernant l’éducation de masse
dans une société industrielle. Les jeunes ont besoin de nouveaux modèles d’apprentissage et de
création des connaissances pour se préparer au monde du travail de demain et à la conception
contemporaine de la citoyenneté.
129
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
petit espace dédié à la transmission de savoirs désintéressés, mais ceux-ci risquent de ne plus
faire sens pour les apprenants saisis par l’instrumentalisation de la formation et de l’éducation
et elle risque de plus en plus de délivrer des qualifications qui n’iront pas dans le sens de la
justice sociale. Dans le domaine de l’accès à la connaissance comme dans celui des ressources
économiques, l’écart entre les plus favorisés et les plus démunis ne cesse de se creuser. À
moins de lancer une mobilisation sociale planétaire, nous nous acheminons, comme l’a affirmé
Augé (2017), « vers une planète à trois classes sociales : les puissants, les consommateurs et
les exclus ».
De Haan (2018) plaide même en faveur de la dé-pédagogisation des sociétés complexes, non
pas dans le sens où nous devrions retourner à des habitudes d’apprentissage plus « naturelles
», mais pour inventer des formes pédagogiques plus flexibles et diversifiées, plus en phase
avec la création de moyens d’observation et de participation à des pratiques authentiques
d’apprentissage, reposant moins sur des règles strictes encadrant l’activité d’apprentissage. Il
semble que la raison pour laquelle le registre de l’enseignement est notre principal scénario, le
plus important dans nos pratiques d’apprentissage, n’est pas que nous disposons de preuves en
nombre suffisant de son efficacité supérieure, mais plutôt parce que depuis l’instauration de la
forme scolaire obligatoire, ce registre est devenu le paradigme dominant de la préparation des
nouvelles générations à l’insertion socio-économique.
L’éducation alternative doit promouvoir une « intelligence générale » capable « de se référer
au complexe, au contexte de façon multidimensionnelle et au global » (Morin, 2000, p. 43).
Les technologies impulsent un changement sans précédent et bouleversent notre rapport à
l’espace, au temps, à la vie. À l’époque de l’ubiquité et de l’instantanéité, l’homme risque d’être
victime des puissants instruments qu’il a lui-même mis au point et qui menacent de subvertir la
relation de chaque individu avec les autres (Augé, 2017), d’où l’importance de s’interroger sur la
notion de compréhension comme le suggère Edgar Morin. Il est vrai que la situation planétaire
est paradoxale : d’une part, la communication triomphe (réseaux, connexions, Internet, etc.) et
130
Chapitre 9 - Perspectives : la portée universelle et métisse des pédagogies du Sud
d’autre part les conflits, l’incompréhension et l’absence de dialogue entre les humains demeure
Pédagogies
I : Pédagogies
générale. Ce problème est capital pour les humains et sa résolution doit être l’une des finalités
centrales de l’éducation (Morin, 2000). En effet :
PARTIE II :
PARTIE
Éduquer pour comprendre les mathématiques ou telle discipline est une chose ;
éduquer pour la compréhension humaine en est une autre. L’on retrouve ici la mission
proprement spirituelle de l’éducation : enseigner la compréhension entre les personnes
comme condition et garant de la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité.
Souza Santos, Meneses & Nunes (2006) suggèrent la notion féconde d’« écologie des savoirs »
pour nous aider à s’ouvrir à l’altérité pédagogique. Ils estiment que malgré la reconnaissance
croissante de la diversité culturelle dans le monde, il n’y a pas de véritable reconnaissance de la
diversité épistémologique. Ces auteurs estiment que l’une des conditions indispensables pour
un monde socialement juste est la reconnaissance et l’appréciation d’une écologie des savoirs
qui rendent possible la rupture avec la tradition moculturelle du savoir scientifique occidental.
L’écologie des savoir est basée sur le développement d’un dialogue non relativiste entre les
savoirs et l’assurance d’égalité des chances entre différents types de connaissances.
Nous devons repenser une école qui privilégie à la fois les acquis de l’apprentissage et en
particulier la culture de l’écrit et l’alphabétisation digitale, mais aussi, et sur le même pied
d’égalité, les compétences et les sensibilités des élèves à vivre et à travailler ensemble, en
s’accommodant de leurs différences culturelles. Par ailleurs, en renforçant dès leur plus jeune
âge l’estime de soi culturelle des élèves et en stimulant leur créativité, l’école gagnerait une
dimension plus profonde, au lieu de se concentrer uniquement sur les savoirs dits « scolaires »
ou standardisés. Les domaines tels que l’art, la musique, l’intelligence affective et relationnelle
peinent à se faire une place au sein de l’éducation publique, or des compétences telles que la
reconnaissance de soi et d’autrui, la capacité à exprimer ses ressentis et ses opinions ou encore à
découvrir sa richesse intérieure, ses talents, à coopérer avec les autres sont fondamentales pour
bâtir la société de demain. Comme le mentionne à juste titre Barbier (2010b), la construction
d’un rapport positif à l’autre et à l’altérité est la base de toute pédagogie que se veut sensible.
En somme, nous devons tendre vers une école qui amène les élèves à s’engager pour un
monde plus juste et plus solidaire, localement et globalement, et donc vers une école qui
contribue au changement de paradigme sociétal. C’est le chemin de la compréhension entre les
cultures, les peuples et les nations qui mènera à ce nouveau paradigme sociétal qui passe par la
généralisation de sociétés démocratiques et ouvertes (Morin, 2000). En effet « il ne peut y avoir
progrès dans les relations entre individus, nations, cultures sans compréhensions mutuelles (…)
et pour comprendre l’importance vitale de la compréhension, il faut réformer les mentalités, ce
qui nécessite de façon réciproque une réforme de l’éducation » (Morin, 2000).
131
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Aujourd’hui plus que jamais, il importe d’écouter les autres manières de concevoir la vie, la
transmission des savoirs et l’apprentissage. Comme le suggère Mestre :
Nos théories doivent se régénérer à plusieurs sources pour aborder notre monde
multiculturel où nous devons, nous, professionnels et parents, prendre en compte
que nos enfants sont des êtres biologiques, doués d’un psychisme et voués à s’affilier
à différentes cultures. Cela concerne les enfants nés de parents étrangers, les enfants
qui ont eux-mêmes migré, ou bien encore les enfants de couples mixtes, ou tout
simplement les enfants curieux et avides de notre monde globalisé.
S’aventurer dans les alternatives pédagogiques du Sud Global permet de mettre en évidence
leurs caractéristiques pertinentes (vision holistique de l’apprenant et du savoir, proximité avec la
nature et reconnaissance de celle-ci en tant que sujet et non objet, prise en compte de toutes
les facettes de l’apprenant, aussi bien cognitives qu’affectives ou spirituelles, utilisation de
l’oralité et du patrimoine artistique et culturel, etc.) :
Les indigènes vivent quatre liens fondamentaux que nous pouvons retrouver : le
lien à soi-même et à ses racines, le lien à l’autre, la relation dialogique à la nature et enfin
la relation avec le cosmos, avec Dieu. Leur vie en communauté et les liens qui existent
en son sein questionnent notre individualisme. Chaque Yanomami possède un alter
ego dans la nature : s’il chasse plus que ce qui lui est nécessaire pour manger, il risque
de se tuer lui-même en tuant son alter ego. Il ne peut ni exploiter les ressources d’un
autre village ni voler l’autre au risque de se voler lui-même. Une autre anecdote illustre
l’importance de ce lien à la nature. Un jour, les Yanomami se rendent à une réunion
dans la ville de Manaus. Les participants se plaignent parce qu’il fait trop chaud, et les
Yanomami de leur répondre : « Vous faites vos maisons en coupant tous les arbres et vous
vous plaignez qu’il fait chaud ! Nous, pour nos maisons, nous coupons le moins d’arbres
possible et il fait bon ! » Ces indigènes ont une vision du cosmos qui pose une limite à la
logique de prédation, alors que dans nos sociétés de consommation, l’environnement
devient un bien comme un autre.
132
Chapitre 9 - Perspectives : la portée universelle et métisse des pédagogies du Sud
Les systèmes de savoirs autochtones ont gagné en crédibilité grâce à l’exploration faites par
Pédagogies
I : Pédagogies
les chercheurs sur les savoirs écologiques autochtones, reconnaissant la relation étroite entre
les peuples autochtones et leur environnement. Ce type de savoir peut nous aider à relever les
principaux défis environnementaux de la planète (Sumida Huaman & Valdiviezo, 2012).
PARTIE II :
PARTIE
Tout bien considéré, les alternatives pédagogiques du Sud replacent à juste titre les processus
collectifs (politiques, sociaux, culturels, spirituels) au centre des dynamiques d’apprentissage.
Si, pendant le dernier siècle, l’apprentissage a surtout été considéré comme un processus
cognitif individuel, le plus souvent en lien avec l’apprentissage formel grâce à la forme scolaire,
les pédagogies du Sud illustrent parfaitement le proverbe africain qui affirme « qu’il faut tout un
village pour éduquer un enfant ». Dans la perspective des savoirs et des éducations autochtones
africaines ou asiatiques, le savoir et la connaissance sont contextualisés dans l’ici et maintenant.
Ils sont généralement transmis au cours d’étapes précises de la vie de l’individu, marquées le
plus souvent par des rites d’initiation.
Il est donc nécessaire d’initier une réflexion sous l’angle des communautés éducatives, en
adoptant la forme d’un modèle systémique et situé. L’implication de tous les acteurs de
l’éducation – enfants, parents, familles élargies, communautés – joue un rôle central dans
cette démarche. Le processus éducatif doit être élargi à l’ensemble du système qui gravite
autour de l’enfant et ne pas être axé exclusivement sur l’enfant dans l’école. Des pratiques
pédagogiques coopératives seraient donc à privilégier, dans le but d’encourager les valeurs
et les comportements de paix par la mise en avant des capacités suivantes : la participation,
la solidarité, l’inclusion, l’entraide, le partage des connaissances, l’autonomisation ou encore
l’encouragement mutuel.
Cette nouvelle société de la connaissance doit accorder autant d’importance au loisir qu’au
travail et considérer que l’éducation se produit toute la journée, partout dans la société, quelles
que soient les activités pratiquées. Elle doit appréhender l’humain en tant qu’être aux facettes
multiples, formé de personnalités physiques, vitales, émotionnelles, mentales, psychiques
et spirituelles. Par exemple, l’éducation telle qu’elle est conçue à Auroville se fonde sur une
compréhension profonde de la personnalité humaine, de la place de l›homme dans le monde
et du monde lui-même, prônant en somme une vision holistique. Robinson-Morris (2018)
préconise même une transmutation profonde de la subjectivité occidentale et une nouvelle
définition du soi. La convergence du bouddhisme d’Orient et d’Ubuntu d’Afrique engendrerait
une nouvelle façon de penser le sujet occidental, métamorphosé et reconceptualisé. La
mémoire collective de l’humanité proposée par ces philosophies du Sud rappelle notre
interdépendance, notre humanité partagée (Mukandi, 2018).
L’intérêt d’un passage par les concepts pédagogiques proposés par les peuples du Sud est
salutaire et peut nous aider à faire une analyse lucide de la forme scolaire. Dans cet ouvrage
nous avons tenté présenter d’une manière détaillé le concept de bien viver. D’autres concepts
pédagogiques du Sud méritent notre attention également. Par exemple, le concept autochtone
ancestral Āta de la Nouvelle Zélande. Ce concept d’Āta peut se traduire, selon Forsyth (2017),
par « agir avec soin et délibération ». La notion de respect est au cœur de cette approche
133
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
pédagogique. La philosophie d’Ata est fondée sur le principe de réciprocité et se concentre sur
le développement de relations respectueuses. Āta permet d’établir, de maintenir et de sortir
d›une relation sans nuire à l›identité et à l›intégrité de l›autre personne.
Dans la forme scolaire actuelle, les apprenants ont l’obligation de se mouler dans un cadre très
normatif : respect des programmes, réussite à des examens, c’est-à-dire dans un système qui
encourage une compétition acharnée et qui engendre chez de nombreux enfants la peur et
l’angoisse d’aller à l’école et de répondre aux exigences multiples qu’elle implique. Au-delà de
la rhétorique de l’enseignement axé sur l’élève, le système éducatif tel qu’il est actuellement
conçu place très souvent le savoir au centre et ce sont les élèves qui sont tenus de s’adapter
à ce savoir afin de l’acquérir. Verdiani (2017) explique que dans ce contexte, la joie et le plaisir
d’apprendre, ce don inné de l’être humain, disparaît, ce qui est très nocif pour la réalisation des
apprentissages, car lorsque nous apprenons avec enthousiasme, nous apprenons mieux et sans
devoir fournir d’efforts colossaux.
Par ailleurs, l’enfant a une prédisposition naturelle pour le jeu. Selon Hüther (2011), cette
prédisposition constitue même le mécanisme d’apprentissage le plus sophistiqué qui soit.
En effet, jouer et apprendre sont synonymes pour l’enfant et placer cet enfant dans la forme
scolaire rigide revient à lui donner l’injonction contradictoire d’arrêter de jouer pour apprendre
(Stern, 2017). Si l’on prend en compte les facultés innées de l’enfant, sa disposition à apprendre
par le jeu et l’enthousiasme qu’il en retire, les possibilités d’apprentissage deviennent infinies.
À l’instar des pédagogies dites actives, les pédagogies du Sud placent l’apprenant au
cœur du processus, ce qui signifie que les savoirs sont principalement acquis sur le fondement
de relations sociales. Cette approche permet de privilégier d’autres formes d’intelligence,
notamment les dimensions inhérentes à la créativité : arts plastiques, mouvement, capacité
d’empathie, etc. Cet apprentissage met l’accent sur la confiance et la coopération, le savoir-
être et la joie d’apprendre, plutôt que sur la compétition. Contrairement à ce qui se passe dans
le système classique, l’enfant devient acteur à part entière de son apprentissage. La posture
de l’enseignant devient centrale : il découvre en même temps que l’élève et il met en place
les conditions pour que le savoir jaillisse au sens de la maïeutique. De nombreuses initiatives
prônent les bienfaits de la pédagogie active, qui présente de multiples points de convergence
avec les pédagogies du Sud que nous venons de dépeindre.
L’intérêt de découvrir et d’appréhender les pédagogies du Sud et les pédagogies actives est une
composante de la culture générale de tout éducateur, enseignant ou chercheur en sciences de
l’éducation. C’est un exercice salutaire de décentration, car la plupart des individus passent trop
de temps à l’école et finissent par perdre la capacité de s’en distancer réellement.
134
Chapitre 9 - Perspectives : la portée universelle et métisse des pédagogies du Sud
Pédagogies
I : Pédagogies
À première vue, naviguer dans les méandres des pédagogies du Sud nous amène à interroger
les processus de colonialité, de domestication, de décolonisation et de renaissance africaine
PARTIE II :
PARTIE
ou autochtone. Nous devons collectivement reconnaître l’apport intellectuel et pédagogique
des peuples qui ont été maltraités par la conquête coloniale et la modernité contemporaine.
Dans de nombreuses régions du monde, l’école demeure un corps étranger qui peine à prendre
racine et à être pertinente (Lauwerier, 2016).
...la décolonialité désigne les efforts visant à réhumaniser le monde, à briser les
hiérarchies de différence qui déshumanisent les individus et les communautés et qui
détruisent la nature, mais également à produire des contre-discours, des contre-savoirs,
des actes contre-créatifs et contre-pratiques qui cherchent à démanteler la colonialité et
à ouvrir de multiples autres formes d’être dans le monde21.
Dans la même perspective, Fujino et al. (2018) considèrent qu’une pédagogie pour un
monde décolonial est un système épistémologique qui considère les connaissances dans
leur multiplicité. Certaines ont été développées par des experts ou des scientifiques; d’autres
apprises à travers des expériences et des engagements quotidiens sur le lieu de travail, dans
les communautés et dans les mouvements sociaux ou transmis par les ancêtres. Le concept
zapatiste de « preguntando caminamos » (c’est par questionnement qu’on fait notre chemin)
permet d’élargir la participation démocratique, cherchant la sagesse de nos ancêtres, et ouvrant
un espace de devenir, un espace d’amour radical, d’espoir, de générosité, de courage, de pardon
et, peut-être, surtout, la dignité.
Pour les jeunes Africains en particulier, il n’existe pas de passerelle cognitive entre l’école
ou l’université qu’ils fréquentent aujourd’hui et leur histoire culturelle. Or, ces passerelles
sont absolument indispensables pour que l’école ne reste pas une institution exogène ou
une aventure ambiguë, pour reprendre l’expression de Kane. En Europe, l’élève a souvent la
possibilité de découvrir les liens qui existent entre les philosophes de l’antiquité grecque, Saint
Augustin, les penseurs des Lumières, et l’école ou son curriculum d’aujourd’hui. Ces passerelles,
qui par ailleurs font souvent l’impasse sur l’apport des autres civilisations à la Renaissance
européenne, permettent à l’apprenant européen de s’approprier son école. Nous avons besoin
de passerelles similaires pour les apprenants africains ou autochtones, qui relient la civilisation
égyptienne antique, les grands empires africains, les savoirs anciens à l’école du 21ème siècle.
135
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
De surcroit, Il est important de contester les représentations habituelles sur les savoirs et les
pédagogies autochtones africaines confinés exclusivement dans le supranaturel (Emeagwali &
Shizha, 2016).
La greffe de la forme scolaire en Afrique n’a pas vraiment pris et l’école n’a toujours guère de
pertinence pour la majorité des apprenants. Comme l’a affirmé à juste titre il y a longtemps
Thành Khôi : « un hiatus encore plus profond existe dans les pays dits sous-développés où le
système d’éducation n’est pas, comme dans les nations industrialisées, le produit d’une longue
évolution nationale, mais a été transplanté de l’extérieur à l’époque du colonialisme » (Thành
Koï, 1965, p.336).
Même si l’éducation autochtone africaine accorde dans l’ensemble une place centrale à
la communauté, Kamuzinzi (2018) rappelle à juste titre qu’il est essentiel de considérer que
l’Afrique est un espace pluriel, afin de ne pas s’acharner à la considérer comme un bloc
monolithique. En outre, l’éducation coloniale s’est essentiellement fondée sur une démarche
d’extériorité. Kamuzini (2018) estime que l’éducation africaine contemporaine manque de
modèles pertinents pour se régénérer dans le contexte incertain de la mondialisation.
136
Chapitre 9 - Perspectives : la portée universelle et métisse des pédagogies du Sud
de la société civile, à savoir les Églises, façonnent les « services éducatifs publics » et donnent
Pédagogies
I : Pédagogies
naissance à de nouvelles formes de concession négociées avec les pouvoirs publics.
Pour en finir avec la dépendance coloniale en Afrique, Diop (2010) estime à juste titre que
PARTIE II :
« toute contribution significative et durable au processus d’émancipation des peuples
PARTIE
africains nécessite non pas seulement persévérance et ténacité, mais aussi un certain degré
d’abnégation individuelle, qui implique souvent de renoncer à tout plan de carrière personnelle.
L’observation de cet esprit de sacrifice vaut pour le front culturel comme pour les autres
domaines de la vie professionnelle et sociale » (Diop, 2010, p. 140).
En ce qui concerne les peuples autochtones, l’OCDE (2018) observe à juste titre que les peuples
autochtones ont connu la colonisation qui a limité l’accès des jeunes autochtones à leur
identité, leur langue et leur culture. Par ailleurs, les enfants autochtones n’ont bien souvent
pas accès à une éducation de qualité comparable à celle dont peuvent bénéficier les autres
enfants. La combinaison de ces facteurs a eu pour conséquence de limiter les opportunités
et les résultats éducatifs de plusieurs générations d’enfants et de jeunes autochtones (OCDE,
2018). Il ne faut pas non plus oublier les ravages des placements forcés d’enfants autochtones
dans les internats. L’OCDE (2018) a identifié les nouvelles stratégies, politiques, pratiques et
programmes susceptibles d’améliorer l’apprentissage et les acquis des élèves autochtones au
Canada, en Nouvelle-Zélande et en Australie. Quatre domaines de l’éducation qui se renforcent
mutuellement semblent les plus aptes à soutenir les élèves autochtones et à mieux satisfaire
leurs aspirations et leurs besoins éducatifs : le bien-être, la présence, l’engagement et la réussite.
Une étude récente de l’UNESCO (2019) en Amérique latine a mis en évidence le fait que les
savoirs des peuples autochtones continuent d’être traités dans une perspective folklorique et
muséographique. Les savoirs autochtones sont considérés comme étant ancrés dans le passé
et, par conséquent, peu pratiques et utiles pour le présent et le futur, ce qui va dans le sens
des structures sociales inégalitaires qui restent en vigueur. D’où les défis que rencontrent les
peuples autochtones dans le nécessaire repositionnement de leurs connaissances, dans leur
valorisation et leur protection par les sociétés et les États. Les savoirs autochtones devraient être
élargis à des domaines aussi divers que la linguistique, l’écologie ou l’agriculture durable. Il est
nécessaire de transformer les processus d’infériorisation et d’invisibilité pour mettre en évidence
la pluralité et la densité qui caractérisent ces peuples et leurs savoirs. Comme le signale à juste
titre Joseph (2017) « la décolonisation consiste à changer dans le même temps la façon dont les
peuples autochtones se voient et la manière dont les non-autochtones perçoivent les peuples
autochtones » (p. 1).
Pour les peuples autochtones d’Amérique du Sud et d’ailleurs, c’est par leur rapport singulier avec la
nature et la Terre-mère qu’il leur sera possible de s’approprier la forme scolaire. En effet, les menaces
existentielles qui pèsent sur la planète feront entrer, de gré ou de force, la sagesse autochtone dans
l’école contemporaine. Cette revanche des peuples colonisés qui ont failli disparaître sous le rouleau
compresseur de la civilisation est une bonne nouvelle pour la connaissance scientifique au 21ème
siècle et en particulier pour la pédagogie (Barou & Crossman, 2001).
137
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
De Sousa Santos (2009) définit le Sud comme un champ de défis épistémiques qui s’efforce de
réparer les dommages et les impacts historiques du capitalisme et de sa relation coloniale avec
le monde. Cette conception du Sud prend l’hypothèse d’un Sud géographique, c’est-à-dire
l’ensemble des pays et régions du monde soumis au colonialisme, mais elle se réfère aussi à un
« Sud » situé à l’intérieur du « Nord » géographique, composé de vastes groupes (travailleurs,
femmes, minorités ethniques, migrants) soumis à la domination capitaliste et coloniale.
Les pédagogies du Sud sont une innovation de rupture, puisqu’elles encouragent les apprenants
à identifier et à remettre en question les catégories de domination au sein de la société
contemporaine. Elles favorisent les pratiques pédagogiques qui s’efforcent de transformer les
relations de pouvoir et les savoirs existant dans les institutions éducatives (Mills, 1997).
Au niveau local, la pédagogie doit aussi être à l’écoute des apprenants et de leurs cultures pour
éviter de plaquer des approches pédagogiques neutralisant tout désir d’apprentissage. Bien
que le numérique offre un accès illimité à la connaissance, la reconnaissance des savoirs ne
sera effective que dans le cadre d’une relation culturellement déterminée entre apprenants et
enseignants (Gastinel, 2019).
138
Chapitre 9 - Perspectives : la portée universelle et métisse des pédagogies du Sud
Pédagogies
I : Pédagogies
d’interculturalisme unilatéral faute de conditions propices pour l’instauration d’interculturalisme
bilatéral pourtant nécessaire. D’une part, les groupes subordonnés et marginalisés sont
autorisés à enseigner leur propre langue, connaissances et cultures, tout en étant tenus
PARTIE II :
PARTIE
d’apprendre les langues, connaissances et cultures du ou des groupes dominants. D’autre
part, on n’attend aucun changement majeur des systèmes politiques, éducatifs et scientifiques
hégémoniques qui gardent toute latitude pour rester en grande partie imperméables à
l’influence transformationnelle des savoirs, des pratiques, des cultures et des institutions des
peuples autochtones. Il est indispensable de dépasser ce multiculturalisme décoratif ou cet
interculturalisme unilatéral, par le biais d’un engagement critique, proactif et fertile qui interroge
les relations de pouvoir, les injustices historiques et rend possibles la réciprocité épistémique et
un véritable interculturalisme bilatéral. Nous assisterons à l’émergence de cet interculturalisme
le jour où les écoles destinées aux élites urbaines au Mexique, au Pérou, au Chili en Bolivie et
dans bien d’autres pays donneraient la priorité aux langues autochtones avant de dispenser un
enseignement de l’anglais.
Selon Reyes (2019), une pédagogie de et vers la décolonialité est un processus qui se
déroule parallèlement à la colonialité. Tant que la colonialité existera, il aura un espace de
la décolonialité. En éducation, la colonialité se manifeste dans les relations de pouvoir, la
connaissance et le contrôle des apprenants. Néanmoins, les mouvements et les acteurs de
l’éducation démontrent la possibilité de refuser, rejeter, repenser, réinventer et recréer. Une
pédagogie de et vers la décolonialité dans l’éducation doit libérer l’esprit, le corps et contester le
projet moderniste d’homogénéisation et de standardisation.
Le métissage pédagogique que nous appelons de nos vœux dans cet ouvrage est en lien
direct avec le métissage culturel de notre époque inadaptée au culte de l’origine, de la pureté
ou de la stabilité identitaire. Dans la perspective métisse et créole, l’identité ne suppose pas de
n’être que soi-même et de ne rien devoir aux autres (Glissant, 1999). Cependant l’ouverture à
l’altérité n’est possible que si l’on est tout d’abord bien ancré dans sa propre culture (Laplantine
& Nouss, 1997 ; Laplantine, 2015). Comme le souligne à juste titre Cuche (1994), le métissage
s’interdit toute soumission ou tout rejet et s’ouvre vers l’imprévisible qui, souvent, effraie ceux
qui refusent le partage et la compréhension. Les identités culturelles ne peuvent plus être
considérées comme statiques et relevant d’un concept d’enfermement, elles sont au contraire
créées dans les espaces sans territoire qui caractérisent nos avenirs cosmopolites (Dolby & Rizvi,
2008). Il est plus que jamais utile en pédagogie de se rappeler de ce que nous a dit Salman
Rushdi : un homme n’a pas de racines, il a des pieds.
C’est par la reconnaissance de la diversité culturelle que peuvent se construire les alternatives
pédagogiques de demain. Le dialogue interculturel permet le développement de capacités
humaines nouvelles, susceptibles de constituer :
« Une alternative pour résoudre les conflits et construire des modèles de vie pacifiques (culture
de la paix) dans lesquels les diverses possibilités éducatives jouent un rôle très important, tant
dans l’éducation formelle que dans l’apprentissage tout au long de la vie » (Gónzalez, 2018, p.10).
139
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
Les alternatives pédagogiques du Sud sont inextricablement liées à des confrontations et des
compétitions entre la pensée éducative occidentale et les traditions éducatives du Sud, qui
devront l’une et l’autre subir un processus de modification, d’adaptation et de transformation
dans un contexte socioculturel particulier, pour déboucher sur une pédagogie hybride et
contextualisée (Deng, 2011). À cet égard, les pédagogies du Sud peuvent jouer un rôle capital
dans l’opérationnalisation de l’éducation à la citoyenneté mondiale, l’un des concepts les plus
novateurs de l’Agenda international Éducation 2030. Selon l’UNESCO (2018), il existe dans de
nombreux pays et sociétés du Sud des concepts nationaux/locaux/traditionnels qui ont déjà
pour but de promouvoir des idées similaires à celles de l’éducation à la citoyenneté mondiale (à
titre d’exemple, Ubuntu en Afrique du Sud, Charte du Mandén au Mali, Bonheur national brut
au Bhoutan, Buen Vivir en Bolivie, Sumak kawsay en Équateur, Shura (Consultation) à Oman).
Ces concepts locaux reflètent les trois notions qui différencient l’éducation à la citoyenneté
mondiale des autres approches éducatives : le respect de la diversité, la solidarité et un
sentiment d’humanité partagée.
Il convient de rappeler que les pédagogies scolaires existantes pourraient être enrichies par
une pédagogie prenant en compte la dimension culturelle. Il n’est pas question en effet de
remplacer totalement les méthodes d’enseignement et d’apprentissage dites modernes
par des formes autochtones ou des alternatives pédagogiques du Sud. L’essence d’une
pédagogie sensible à la dimension culturelle serait d’incorporer les meilleures idées et pratiques
pédagogiques issues de tous les types d’apprentissage tout en garantissant la place essentielle
du contexte culturel (Thomas, 1997).
140
Chapitre 9 - Perspectives : la portée universelle et métisse des pédagogies du Sud
Pédagogies
I : Pédagogies
Tradition
Savoirs autochtones, informels, non
PARTIE II :
formels et quotidiens
PARTIE
Langues maternelles
Rapport avec la nature (environnement)
et la terre
Liens de l’école avec les communautés
locales
Institutions traditionnelles de transmission
des savoirs
Pédagogues et pédagogies locales
Concepts issus de la tradition locale
(bien vivir, ubuntu, etc...)
Ethnothéories et croyances
Processus et contexte
pédagogiques
d’apprentissage
Systèmes de valeurs
Rapport historique avec la forme scolaire Pédagogie
culturellement Spiritualité et croyances religieuses
Styles d’apprentissage
appropriée Croyances pédagogiques (mérite,
Langues d’instruction
équité, justice, égalité etc...)
Accueil et utilisation de la diversité culturelle
Conceptions autochtones de
et linguistique des élèves
l’apprentissage et de la pédagogie
Source : Auteurs
En premier lieu, une décentration et une réflexion critique sur la forme scolaire seront
indispensables. Il ne s’agit pas là de nier ses apports, mais plutôt et surtout de ne pas nier les
autres apports à l’apprentissage. En second lieu, nous proposons une diversité de modalités
d’apprentissage. Certains s’inscrivent dans la tradition de la forme scolaire, comme par exemple
les apprentissages liés à des disciplines d’enseignement et à des didactiques. Mais il y a d’autres
modalités, comme l’apprentissage par la résolution des problèmes de la communauté. Les
élèves sont ainsi amenés à sortir de l’école et à solliciter les savoirs et les actions de différentes
sources. La pédagogie culturellement appropriée se veut inclusive de toutes les sources du
savoir. Pour illustrer notre propos, nous souhaitons présenter un exemple issu de nos notes
de recherche prises sur le terrain à Madagascar. En arrivant dans une classe de fin de primaire
dans une école rurale isolée, nous avons été interpellés par le fait que l’enseignant avait pris
141
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
la peine de décorer la salle de classe avec des images d’horloges, d’animaux et de plantes,
même si les enfants en connaissaient très peu. Nous avons observé que l’accent avait été mis
en particulier sur la mesure du temps. Des dessins d’horloges étaient présents partout dans
la classe. Nous avons sollicité l’enseignant pour demander aux élèves de lire l’heure indiquée
sur certains dessins. Aucun élève, même parmi les meilleurs, n’y est parvenu. Ni l’enseignant ni
l’élève ne portaient d’ailleurs de montre. Nous avons alors demandé à certains élèves de nous
dire combien de temps il leur fallait pour venir de chez eux à l’école. Des réponses inattendues
ont fusé de toutes parts : le temps que prend une marmite de riz pour cuire, 2 fois le temps
que prend une marmite de riz pour cuire, etc. Cet exemple montre que la transposition de la
forme scolaire dans sa version strictement cognitive n’est pas pertinente si elle n’a pas recours à
l’intelligence et à la tradition locale.
En premier lieu, il est important que les décideurs en matière de politiques éducatives veillent
à emprunter des innovations éducatives qui ont apporté la démonstration de leur plus-
value au niveau international, mais aussi et surtout, qu’ils ne perdent pas de vue le fait que ces
innovations seront amenées à s’implanter sur un terrain porteur d’une tradition pédagogique
et culturelle particulière qu’il s’agit d’analyser, de valoriser et de consolider. Préparer des ponts
entre ces deux traditions pédagogiques (international et locale) aussi légitimes l’une que l’autre
est primordial.
142
Chapitre 9 - Perspectives : la portée universelle et métisse des pédagogies du Sud
en éducation autochtone, dans le but de promouvoir des approches scientifiques axées sur
Pédagogies
I : Pédagogies
les populations autochtones dans les études comparatives et internationales. Dans cette
perspective, les peuples et les communautés autochtones définissent eux-mêmes les priorités
de la recherche, localisent les sites de recherche qui posent des questions d’intérêt local et
PARTIE II :
PARTIE
mondial et amorcent des réponses communautaires pertinentes aux niveaux local et mondial,
applicables au-delà des frontières entre les États-nations.
Dans une recherche action dans une université canadienne visant à valoriser la pédagogie des
peuples premiers et à la construction consciente d’alliés dans la formation à l’enseignement,
Morcom et Freeman (2018) mettent en évidence le chemin pour passer de niinwi « nous mais
pas vous », et kiinwa « vous mais pas nous », à kiinwi « vous et nous (ensemble) ». L’éducation
réconciliatrice exige le respect et l’amour, ainsi qu’un engagement inébranlable à honorer
les peuples autochtones, à dire la vérité. La réconciliation véritable exige la renonciation aux
privilèges historiques, raciaux et socio-économiques de la majorité euro-canadienne afin de
construire une société plus juste et plus équitable qui profite à tous.
Quatrièmement, les pédagogies du Sud peuvent inspirer dans les classes des
projets pédagogiques innovants axés en particulier sur des thèmes en rapport avec le
développement durable et la proximité avec la nature, par exemple en encourageant les
élèves à sortir de la salle de classe, qui est cloisonnée et repliée sur elle-même, pour aller vers
le monde extérieur porteur d’une infinité de savoirs, et susciter ainsi la capacité de l’élève à se
déplacer en toute liberté, à être en mouvement et à manipuler des objets naturels. Plutôt que
d’être dispensée dans le cadre de leçons théoriques, l’éducation au développement durable
doit être encouragée par une pratique quotidienne de « la vie durable » et par l’écoute attentive
et la solidarité avec les peuples autochtones (Fleuri & Fleuri, 2018; Rahmani & Dozier, 2019).
L’éducation à l’alimentation et à la consommation saines et durables, également peu présente
dans les classes, doit être mise en avant dans les projets éducatifs car elle constitue un enjeu
mondial de haute importance.
Les écoles démocratiques sont également des initiatives intéressantes pour responsabiliser,
impliquer les élèves et leur donner la capacité d’influer sur leur institution scolaire. Ici, l’enjeu
est de leur permettre de développer leur sens critique et de les inciter à adopter un esprit
coopératif et citoyen. À ce propos, des activités de « parrainage » permettant à des pairs plus
expérimentés d’accueillir et de transmettre des savoirs à des enfants plus jeunes ou primo-
arrivants peuvent s’avérer très féconds en créant des liens forts au sein de la communauté
scolaire. Une autre piste peu explorée est la présence d’animaux dans les écoles et les
classes : le rôle de l’animal est alors de faciliter l’apprentissage par son influence positive sur le
143
Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
comportement des apprenants. Par exemple, il peut aider l’enfant très timide à acquérir de la
confiance en soi ou avoir un effet calmant sur les enfants très agités.
144
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Repenser l’éducation : alternatives pédagogiques du Sud
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Vidéographie
Vidéographie
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pays Kabyè [Vidéo en ligne]. Vue sur https://www.youtube.com/watch?v=m4Qs7BXlQQc
161
Repenser l’éducation
Alternatives
pédagogiques du Sud
A l’heure où le monde de l’éducation fait face à l’impact de la crise sans
précédent que représente la pandémie de COVID-19, le défi de repenser le
modèle scolaire, les espaces éducatifs, le contenu ainsi que les méthodes
pédagogiques se pose avec d’autant plus d’acuité.
Cet ouvrage offre donc une source d’inspiration et des pistes pour repenser
l’éducation sur la base de la richesse et la diversité des philosophies et des
pratiques pédagogiques du Sud.
9 789232 002341