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Méditerranée

Alger 1830-1930 ou une certaine idée de la construction de la


France
Jean-Jacques Jordi

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Jordi Jean-Jacques. Alger 1830-1930 ou une certaine idée de la construction de la France. In: Méditerranée, tome 89, 2-3-
1998. La ville et ses territoires en Méditerranée septentrionale. pp. 29-34;

doi : https://doi.org/10.3406/medit.1998.3045

https://www.persee.fr/doc/medit_0025-8296_1998_num_89_2_3045

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Abstract
If Algier owes its nickname -«white town»- to its flat and terracing buildings (the kasbach) all over the
hill overhanging the Mediterranean sea, the city owes its architecture to french attendance from 1830
to 1962. More than everywhere else in others french colonial areas, Paris wants, as far back as the
«Conquest», to change Algier into an european city, an french city, an «city-lights». French political
intervention is determining because governments want to provide Algier with all the attributes of a
french capital outside mother country. All of this is accompanied by the french will of not to see, and not
to consider, «ancient people», or as we said «native element». If he's present in the city, this is to say
that two areas are living together, sometimes they fit in, but without mix for all that.

Résumé
Si Alger doit son surnom, la «ville blanche», aux constructions plates et étagées sur la colline qui
surplombe la mer, la ville doit son architecture à la présence française entre 1830 et 1962. Plus que
dans aucune autre des colonies françaises, Paris a voulu, dès la «conquête», transformer Alger en une
ville européenne, en une ville française, en une ville-phare. L'intervention du politique est ici
déterminante en ce sens que les gouvernements français vont doter la ville blanche de tous les
attributs d'une capitale française hors de la métropole, en en faisant le point de convergence des
colonies. Cela s'accompagne inévitablement de la volonté de ne pas voir «l'ancien habitant», ou
comme on le disait alors «l'élément indigène». S'il est bien présent, il n'en est pas moins vrai que,
même à Alger, deux espaces cohabitent, s'imbriquent parfois sans se mélanger pour autant.
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Méditerranée N° 2.3 - 1998

Alger 1830 - 1930 ou une certaine idée de la

construction de la France

Jean-Jacques JORDI

Résumé - Si Alger doit son surnom, la «ville blanche», Abstract - If Algier owes its nickname -«white town»- to
aux constructions plates et étagées sur la colline qui its flat and terracing buildings (the kasbach) all over the
surplombe la mer, la ville doit son architecture à la hill overhanging the Mediterranean sea, the city owes its
présence française entre 1830 et 1962. Plus que dans architecture to french attendance from 1830 to 1962.
aucune autre des colonies françaises, Paris a voulu, dès More than everywhere else in others french colonial
la «conquête», transformer Alger en une ville européenne, areas, Paris wants, as far back as the «Conquest», to
en une ville française, en une ville-phare. L'intervention change Algier into an european city, an french city, an
du politique est ici déterminante en ce sens que les «city-lights». French political intervention is determining
gouvernements français vont doter la ville blanche de because governments want to provide Algier with all the
tous les attributs d'une capitale française hors de la attributes of a french capital outside mother country. All
métropole, en en faisant le point de convergence des of this is accompanied by the french will of not to see, and
colonies. Cela s'accompagne inévitablement de la volonté not to consider, «ancient people», or as we said «native
de ne pas voir «l'ancien habitant», ou comme on le disait element». If he's present in the city, this is to say that two
alors «l'élément indigène». S'il est bien présent, il n'en areas are living together, sometimes they fit in, but without
est pas moins vrai que, même à Alger, deux espaces mix for all that.
cohabitent, s'imbriquent parfois sans se mélanger pour
autant.

Lorsqu'en 1930, la France fête le centenaire son corollaire, le trafic d'esclaves, sont davantage
de l'Algérie, on peut se demander légitimement si, une affaire «turque» qu'une affaire locale et si la
en réalité, elle ne donne pas un lustre bien plus mer est utilisée, elle l'est aussi par le biais des
important à Alger qu'au reste du pays. D'ailleurs, et comptoirs aux mains des puissances étrangères. En
de manière bien significative, Alger va devenir 1716, la ville est détruite par un tremblement de
«Porte de France», laissant à Marseille le titre de terre et la reconstruction se fait avec les moyens du
«Porte de l'Orient». Une double rupture explique bord... La ville ne retrouve pas son lustre d'avant et
cette transformation : la première reste sans doute la voit même sa population baisser... Cependant, les
conquête de l'Algérie et la colonisation, mais c'est représentations qu'en ont les puissances européennes
la préparation du centenaire qui va modifier, plus en font encore une ville de tout premier plan. En
qu'auparavant, l'espace «algérois», qui devient plus 1830, Alger -siège du pouvoir de la régence turque-
que par le passé la ville-capitale de l'Algérie. De ne compte plus qu'une trentaine de milliers
1830 à 1930, les lignes principales du développement d'habitants (dont quelques milliers de Juifs)
urbain d'Alger tendent à faire de la «ville blanche» regroupés dans une enceinte fortifiée. En revanche,
une ville européenne et ce n'est pas par hasard que il faut bien voir que l'espace «algérien» est centré
la ville accueille en 1933 puis en 1936 les expositions sur l'intérieur et non sur le littoral. Les grandes
de la «Cité Moderne». villes, celles qui commercent et qui trafiquent aussi
bien avec l'Europe qu'avec l'Afrique, malgré
l'installation du pouvoir turc à Alger, celles qui
Alger avant la conquête française n'est plus détiennent le pouvoir culturel et religieux, sont
cette ville importante des XVIe et XVIIe siècles qui davantage Constantine et Tlemcen, et à un degré
marque encore notre imagination. La «course» et moindre Médéa et Mascara, qu'Alger. Ce point nous
* UMR TELEMME, Université de Provence, Aix-en-Provence.
30
apparaît très important pour saisir l'histoire de Si la prise d'Alger est rapide, il faut aussi savoir,
l'Algérie et de l'Alger colonial. En prenant Alger dans cette ville qui s'est largement vidée de ses
en 1830, les Français s'imaginent prendre toute habitants, se loger, se reconnaître et se déplacer. Les
l'Algérie, et en changeant Alger par la suite, en premiers travaux se situent près du port, au plus près
faisant de cette ville l'archétype de la ville française de la mer, car la structure de la ville, rues étroites et
hors de France (ce qui est différent de la ville maisons accolées les unes aux autres, rend difficile
coloniale), ils pensent modifier l'Algérie. Dès lors, la circulation et les déplacements des troupes. Dans
le contexte colonial donne à Alger un statut plus ce premier espace, le ministère de la Guerre finance
important que par le passé, un véritable pouvoir l'élargissement et l'alignement des rues et des
politique dont il faut bien déterminer les attributs, et places principales. En août 1832, les premières
la dote des lieux du savoir intellectuel et du destructions permettent aux chariots à 2 et 4 roues
rayonnement religieux. En une phrase, c'est la présence d'accéder au port par les portes de Bab el Oued et de
française qui fait d'Alger la capitale de l'Algérie et Bab Azoun, par les rues du même nom et la rue de la
une capitale méditerranéenne! Et il a bien fallu Marine..., et une place d'armes permettant aux
s'organiser en ce sens et réorganiser l'espace. troupes de manœuvrer est créée par la démolition
de beaucoup de mauvaises boutiques et de plusieurs
maisons2. Dans le même temps, on s'efforce de
L'intervention du politique dans les retaper au mieux et de construire au plus près de la
transformations urbaines d'Alger n'est cependant pas le mer hors des servitudes militaires. En quelques
fruit délibéré d'une politique à long terme. Il s'agit années, les premières opérations donnent à la ville,
davantage d'interventions parfois complémentaires, quand on arrive par la mer, une image européenne et
souvent parallèles, rarement concurrentes car elles quelques caractères de monumentalité.
ne visent toutes qu'un seul objectif : faire d'Alger Parallèlement à ces travaux, l'afflux d'Européens, Français
une grande ville française, une fois vaincues les mais aussi Espagnols, Italiens, Anglo-Maltais,
hésitations des premières années. provoque un développement de la ville autour du
noyau de l'ancienne implantation des Turcs,
s'allongeant vers le nord et vers le sud par ses
Une chronologie peut être tentée faubourgs de Bab el Oued et Bab Azoun (602
1. 1830-1870, la vision militaire de l'espace, Européens en 1830 hors les militaires, 21 000 en 1840,
la bipolarité urbaine coloniale y compris sous le 30 000 en 1850, après avoir été 42 000 en 1845 !)3.
Second Empire. En 1 840, une nouvelle enceinte élargit encore
2. La Troisième République avec l'inscription l'espace approprié par les Européens avec le quartier
dans le site des lignes du développement d'Alger. de Mustapha. La ville se construit donc parallèlement
On espère ainsi se débarrasser de cette bipolarité à la mer. La partie haute de la ville, la Kasbah n'est
coloniale de l'Algérie grâce à Alger, cité française touchée que pour créer et délimiter un espace de
et capitale méditerranéenne. transition, un espace dégagé entre les quartiers
européens et le quartier indigène. Espace intermédiaire,
Et, tout au long de son développement, Alger pivot symbolique de la colonisation qu'on lance
va être l'objet de comparaison avec les grandes depuis Paris, «au dessus de la mer, au pied de la ville
villes françaises, Marseille surtout (et l'on comprend mauresque, il est un large espace qu'on appelle
pourquoi : nécessité d'un port de même ampleur de place du gouvernement» (Carette, 1850). Ici, la
part et d'autre de la Méditerranée pour répondre colonisation marque, délimite son espace et celui de
avant tout à une intensification des échanges l'autre. Elle le différencie de l'espace autochtone
commerciaux). Mais comparaison ne signifie pas pour qu'elle ne touche pas. Et Carette de conclure : «par
autant modèle. Les modèles d'Alger sont au nombre une disposition fortuite, l'horizon de la place du
de trois entre 1830 et 1930 : Paris (modèle culturel gouvernement réunit, échelonne à différents plans
universel), Alger devenant la fille «parisienne» sur quelques traits expressifs de cette physionomie
le continent africain ; Rome, pour justifier une double. D'un côté c'est la mer devenue enfin
présence française et chrétienne ; enfin, la combinaison domaine de l'Europe, en face, c'est la ville
des deux premiers modèles permet à Alger de devenir mauresque qui s'élève en gradins...». Un point cependant
une capitale méditerranéenne en qui Le Corbusier qui n'est pas anecdotique : les militaires, puis les
et autres urbanistes entrevoient dans les années Européens font l'expérience de l'espace vécu de la
1930 un destin «new-yorkais», évoquant ici le Kasbah, qui abrite dans un premier temps tel bureau
dynamisme et l'esprit de «frontière», la grande ville militaire ou telle officine administrative, certains
qui ouvre sur un continent à s'approprier. mêmes y habitant, mais tous en sont déroutés.
Comment se retrouver dans ce labyrinthe obscur où
En débarquant en 1830, les militaires français la topographie est uniquement orale ?
éprouvent une première difficulté dans Manifestement, ils s'y égarent, leurs repères habituels ne leur
l'appropriation de l'espace. Pour les généraux français, Alger permettant pas de s'approprier la Kasbah. Une des
est un labyrinthe fait pour désorienter l'étranger '. premières dispositions militaires fut alors de nommer
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les rues et d'apposer sur les portes des
numéros pour s'y retrouver 4. En Rempart 1830
renommant, par écrit cette fois, on s'approprie ALGER EN 1830
aussi l'espace et on dénie à l'autre
l'ancienne identité des rues du vieil Alger ALGER EN 1930
par rapport à celui qui se crée, le nouvel EXTENTION DU
PORT APRÈS 1880
Alger ! Un nouveau projet dessine
l'espace public et met en place les lieux de
représentation de la nouvelle puissance
(les rues bordées d'arcades soutenant
des immeubles de 2 étages percés de
fenêtres donnant sur les rues de Bab
Azoun et Bab el Oued sont pratiquement
terminées en 1840). Ces rues viennent
renforcer le style militaire, premier
urbanisme européen de la ville, fondé
sur le principe d'accessibilité. Alger est
donc appelé à devenir un «Toulon
méridional»5, une ville-citadelle, et lorsqu'en
1839, on décide d'agrandir la ville,
l'armée se réservera les terrains les plus
plats et le bord de mer (55 ha).
Mais si deux villes désormais se
côtoient, elles ne se pénètrent pas pour
autant : au symbolisme de la Kasbah
répond le fonctionnalisme de la ville
européenne, à l'espace fermé, un espace
ouvert, à la ligne courbe, la ligne droite
comme l'a souligné M. Côte 6. On aurait
pu en rester là, il y a sans doute d'autres
témoignages de villes en ce sens, ou la
bipolarité est fortement accentuée. Dans
un premier temps d'ailleurs, c'est ce
que l'on constate alors qu'une
spéculation enfièvre Alger dont la population
européenne se stabilise pendant une FIG. 1 - ALGER : ÉVOLUTION DE 1830 À 1930
vingtaine d'années (32 000 en 1858,
31 500 en 1872 !).

C'est pourtant le Second Empire qui va de ville... C'est pourtant Napoléon III qui, visitant
permettre à la ville d'Alger de se moderniser à Alger en 1860, va mettre un frein aux destructions
l'instar des autres villes françaises, Paris et Marseille en de la ville haute stoppant la destruction complète de
l'occurrence. D'une part, le plan d'alignement de la la Kasbah. Et, posant la première pierre du
ville, fermement demandé par les militaires depuis boulevard du Front de mer, boulevard de l'Impératrice
1836, est approuvé en 1855 et mis en pratique Eugénie (ici, les analogies sont assez grandes avec
immédiatement selon les études des architectes Marseille et son port qui se construit au devant de la
Guiauchain et Delaroche de 1848. Ce plan vise à rue Impériale devenue boulevard de la République),
unifier la vieille ville et la ville européenne par une il rétablit ainsi la bipolarité coloniale. Désormais, la
façade unique visible depuis la mer, première vision ville française va s'organiser autour de ce boulevard,
univoque d'Alger7. La Kasbah est appelée à large artère de 2 km de long surplombant la mer
disparaître et d'ailleurs les premières destructions d'une hauteur de 18 mètres. Dans le même temps,
commencent à grignoter la partie basse de la vieille Napoléon va inaugurer la première ligne de chemins
ville obligeant leurs occupants à s'entasser dans ce de fer entre Alger et Blida. Une originalité tout de
qu'il reste de la ville haute. Le consensus semble même dans cet Alger : le maire rétrocède, comme la
général et aucune protestation ne s'élève pour loi l'y autorise, la construction de ce boulevard, de
dénoncer les premières destructions. La l'établissement des magasins et des rampes d'accès
municipalité conserve le contrôle de l'espace public, et l'État vers les quais à une société anglaise dirigée par Sir
n'intervient que pour impulser les grandes Morton Peto pour 99 ans8 ! La municipalité n'avait
orientations urbaines autour d'équipements publics : le pas les moyens de sa politique.
Lycée, le Palais de justice, la Bibliothèque, l'Hôtel
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Avec la Troisième République, la couvrir la ville, de Bab el Oued à Saint-Eugène...
colonisation prend une autre tournure. On a assez dit qu'il Alger est un immense chantier dans lequel
s'agissait là du triomphe du civil sur le militaire9 et l'immobilier devient l'un des investissements les plus sûrs
qu'après avoir été nommée et déclarée «française», et les plus rentables non seulement de la colonie
l'Algérie devait se doter de tous les attributs qui mais de France11. Désormais, ce sont de véritables
feraient d'elle non plus une colonie mais une immeubles de 5 à 6 étages, constructions dues à
prolongation du territoire français. Alger est donc l'initiative privée, qui bordent les boulevards aux
appelée par les gouvernements français au rang de tracés réguliers et de largeur supérieure à 12 mètres !
capitale africaine d'autant que l'ouverture du canal Enfin, le ton donné à Alger provoque un déplacement
de Suez (1869) donne un nouvel essor au port. La du centre de la ville vers le sud s'organisant autour
forte relance de la colonisation appelle Français et des immeubles de la Préfecture, de l'Hôtel des Postes
Européens en Algérie en nombre considérable de style néo-mauresque... Tout autour, on spécule,
(Alger intra-muros passe de 42 000 habitants -soit on densifie, on rénove, on voit apparaître des
31 500 Européens et 10 500 Indigènes- en 1872 à bow-win dows ; atlantes et cariatides soutiennent de
82 000 en 1891 : 60 500 Européens et 21 500 beaux balcons... En 1896, la population atteint
Indigènes) mais l'annonce est claire : la Troisième 1 15 000 personnes dont 85 000 Européens, 130 000
République veut franciser l'Algérie et Alger est son en 1906 dont 100 000 Européens, et en 1926, la
fer de lance. Quelques éléments permettent de mieux population d'Alger atteint 226 000 personnes dont
cerner cette politique volontariste : désormais, pour 170 000 Français, ce qui équivaut à une ville comme
obtenir une concession, il faut être Français ou en Toulouse, Reims ou Saint-Etienne ! Dix ans plus
instance de naturalisation ; ensuite, le rapport aux tard, la ville s'étend sur 12 km et accueille 367 000
populations qui habitent l'Algérie se hiérarchise ; habitants, y compris les Musulmans, ce qui la place
on naturalise les Juifs d'Algérie en 1 870 et on invite au quatrième rang des villes françaises12. C'est à
les autres Européens à demander leur naturalisation, cette expansion que l'on doit la formation de la ville
puis on les y oblige en 1889 avec les lois sur la française proprement dite.
naturalisation automatique... L'élément indigène,
hors juif, jusqu'alors peu présent à Alger (3 à 6 000
entre 1830 et 1871 dans la Kasbah), représente Mais plus que le nombre, ce qui fait d'Alger
désormais près du tiers de la population de la ville, une ville française à l'époque du Centenaire (1930),
mais il n'est pas question d'envisager pour eux un et une capitale, peut se résumer en quelques points :
possible rapprochement vers la citoyenneté - La volonté des gouvernements de doter la
française. Il s'agit là, en grande partie, de Kabyles ville d'un théâtre, d'écoles supérieures, d'Écoles
expropriés à la suite de l'insurrection de 1871, à Normales, d'une Université, d'un Institut Pasteur,
l'occasion de la relance coloniale, et qui viennent d'un Musée National des Beaux-Arts et d'une
louer leurs bras sur les quais et dans les chantiers. Bibliothèque Nationale entre autres, d'affirmer par les
Pendant cette période, le boulevard du Front lieux du savoir la toute puissance de la France sans
de Mer est achevé (1874), ouvrant de nouveaux contrainte comme par le passé (il n'y a plus de
espaces dans lesquels des quartiers se créent ou se conflits entre les militaires et le pouvoir civil,
développent beaucoup plus que par le passé. Parmi gouverneur général ou maire). Aucune autre ville
eux, celui de Mustapha est emblématique : son française (sauf Strasbourg peut-être après la Première
développement est tel que Mustapha sera érigé en Guerre mondiale et sa Bibliothèque Nationale, mais
commune en 1871 et que la nouvelle ville attirera là aussi Strasbourg reste la ville qui ouvre sur
Français et Européens trop à l'étroit dans Alger l'Allemagne) ne peut se prévaloir d'une quelconque
(Mustapha compte 1 2 000 Européens en 1 88 1 , 22 000 structure dite nationale à cette époque (en réalité,
en 1891, 40 000 en 1906 !)10. Désormais, le site jusqu'à une date récente, tout ce qui était «national»
d'Alger est bicéphale bien que rien ne différencie était strictement parisien).
véritablement les deux communes. Il faudra attendre - Faire en sorte que l'expression monumentale
1 904 pour qu'Alger ne fasse qu'un, voit sa population du pouvoir, le siège du Gouvernement Général,
réunie et que s'accroisse le mouvement devienne le point de convergence de tous les
d'investissement immobilier. Entre temps (en 1891), les regards, aussi bien des quartiers étrangers (quartier
derniers espaces militaires sont vendus à la ville, et les italien de la Marine, quartiers espagnols de Bab el
fortifications qui enserraient Alger sont détruites, Oued ou de Belcourt), que de la Kasbah comme le
permettant la construction d'un boulevard remarque justement M. Kaddache13: «La plupart
perpendiculaire cette fois à la mer, d'une largeur des rues de la Kasbah ont un tracé tortueux et l'esprit
impressionnante pour l'époque, (72 mètres y compris les humain se perd à vouloir expliquer leurs multiples
jardins qui le bordaient) ! Une fièvre de détours. Il peut paraître difficile de s'y reconnaître,
constructions change considérablement l'aspect de la ville mais si tous les chemins mènent à Rome, l'on peut
enrichie par la viticulture et où les capitaux affluent. dire ici que toutes les rues qui descendent mènent à
Le port est considérablement agrandi, deux gares la Place du Gouvernement». Après Paris, Alger est
ferroviaires sont construites, les voies du tramway, animée par le centralisme.
lancé en 1876, se multiplient et commencent à
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- C'est aussi, exprimée par le Comité du vieil 1928 et 1931 -// y a encore des Paradis, Images
Alger14 (animé par des Français et appuyé par le d'Alger- et nous ne somme pas très éloignés du film
gouverneur Jonnart), la volonté de préserver la de Duvivier, Pépé le Moko). Les étrangers, en
richesse des rares monuments de la période turque et revanche, s'attendent à retrouver en Alger une ville
de faire de la Kasbah une sorte de ville-musée. Ne «orientale» avec ses attributs comme le souligne
nous y trompons pas : si le Comité est un véritable encore en février 1928 le National Geographic
groupe de pression face aux spéculateurs qui Magazine dont le journaliste américain écrit : «Tout
veulent récupérer l'espace de la Kasbah, il ne s'agit là n'est que tranquillité, paix, exotisme jusqu'aux
que de défendre une façade «maure» et de charmeurs de serpent et aux tapis magiques» (sic !),
réaménager l'intérieur «à l'européenne». Le Comité avant de conclure avec emphase : «la tâche est
soutiendra dans le même temps les architectes qui achevée, le bel Alger s'est développé pour donner
lancent le style «mauresque» dont la Nouvelle Poste un département de France, riche, fertile et
d'Alger et l'Hôtel de la Dépêche algérienne restent prospère... La ville Blanche d'Alger vit entre la mer
les éléments les plus remarquables. bleue et la montagne verte comme un écrin dans
- Ensuite, le modèle ou la référence qui lequel on trouve des saphirs et des émeraudes, joyau
domine alors n'est pas l'Alsace ou le Languedoc mais de la couronne de France». Malheureusement pour
Rome. Les fouilles autour d'Alger et plus loin eux, point d'exotisme, et beaucoup, attirés sans
permettent la tenue d'un discours qui sous-tend le bon doute par cette publicité «mensongère», la quittent
droit de la présence française en Algérie. Etonnant déçus, comme cette Elisabeth Ayer qui trouvait déjà
raccord de près de 15 siècles ! Alger à l'extrême fin du XIXe siècle : disapointingly
frenchl
- Enfin, avec la célébration du centenaire,
c'est l'entrée définitive dans la modernité, pas tant
française qu'américaine. Rotival, l'urbaniste en En forme de conclusion très ouverte, on peut
vogue à cette époque déclare, alors que naissent les croire, en ne regardant qu'Alger que la greffe française a
premiers bidonvilles15 : «Nous plaçons le centre des pris en Algérie. Rien n'est moins vrai. Même à Alger, on
affaires de la cité à l'emplacement du nouveau remarque deux sociétés, deux espaces qui cohabitent, qui
terre-plein, qui, comme à New- York, se trouve face s'imbriquent mais qui ne se mélangent pas pour
à la mer... étroit, comme à New-York, ce quartier autant. Cependant, en Algérie, c'est l'espace
doit nécessairement recevoir des gratte-ciel... Du algérois qui montre plus que partout ailleurs les marques
large, apparaîtront quatre tours de 150 mètres de d'une volonté politique de francisation (ne dit-on
hauteur... Plus tard, il y en aura dix...». On parle pas d'Oran qu'elle est la ville espagnole ?). Le mot
alors de zoning... de la fin pourrait revenir au professeur M. Soualah
- Un dernier point à étudier serait la vision de qui écrit en 195016 : «Avec ses larges boulevards, ses
ceux qui vont à Alger, Français comme étrangers, et immeubles modernes, son Université célèbre dans
nous avons là deux perceptions. Les Français le monde entier, ses grands magasins, Alger s'est
viennent à Alger, qu'ils savent ville française, avec le européanisée ou plus exactement, elle s'est si
désir de «s'encanailler» et d'éprouver des frayeurs complètement francisée que, dépouillée de son
-réelles ou supposées- dans la Kasbah (Henry de aspect originel, elle est devenue une véritable capitale
Montherlant en est sans doute l'archétype entre plus occidentale qu'africaine».

Notes
1- S. D'Estry, Histoire d'Alger, Paris, 1831. Ce thème 6- Marc Côte, L'Algérie ou l'espace retourné, Paris,
sera repris par les écrivains et en particulier par 1988.
H. Dumont, Alger, ville d'hiver, Paris, 1878, qui écrit : 7- Guiauchain était l'architecte de la province d'Alger
«la ville arabe est un labyrinthe... De temps en temps une depuis 1841.
ombre, un fantôme qui passe silencieux... Ici, les Arabes 8- ANOM Aix-en-Provence, GGA 1N5.
nous ont laissé à penser mais rien à voir». 9- C.-A. Julien et C.-R. Ageron, Histoire de l'Algérie
2- M. Rozet, Voyage dans la Régence d'Alger, Paris, contemporaine Paris, T.I en 1961, T.II en 1979.
1833 et voir surtout, ANOM Aix-en-Provence, Arch, du 10- R. Lespès op. cité
G. G. Algérie, Mémoire sur la Place d'Alger par le chef de 11- La spéculation a commencé tôt à Alger. Le Café
bataillon Collas, 1830. d'Apollon, sur la place du Gouvernement, était en 1 840 le
3- On verra pour toute cette période, R. Lespès, Alger, tripot des spéculateurs et nombre d'accrochages injurieux
étude de géographie et d'histoire urbaines, Paris, 1930. eurent lieu entre militaires et civils, banqueroutiers pour
4- On verra : Alger, une ville et ses discours, Actes du les uns, vandales pour les autres, et autres fricoteurs.
colloque de Montpellier, avril 1996, Naget Khadda et Alexandre Dumas évoque d'ailleurs cette spéculation
Paul Siblot, dir. effrénée dans ses notes de voyage.
5- Un voyageur français, M. Beaulard, écrivait en 1835 12- ANOM Aix-en-Provence, A 1001.
qu'Alger, «place forte française inexpugnable, presque 13- M. Kaddache, La vie politique à Alger de 1919 à
en parallèle de Toulon, nous rendrait [les Français] les 1939, Alger, 1970.
arbitres de la Méditerranée».
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14- Henri Klein en sera le principal animateur. On 15- Selon la conférence donnée par lui en 1930 aux «Amis
retiendra de cet auteur, Feuillets d'El Djezaïr, Alger, d'Alger».
1910, Le Comité du Vieil Alger, Alger, 1910, Le vieil 16- M. Soualah et le Commandant Lehureaux, De la
Alger et sa banlieue, Alger, 1912. Djenina au Dar-el-Askri, Alger, 1950.

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