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AGRONOMIE, ENVIRONNEMENT & SOCIÉTÉS
Revue éditée par l’Association française d’agronomie (Afa), enregistrée sous le numéro ISSN 1775-4240
Siège : CAMPUS AGRO PARIS SACLAY-UMR Agronomie-INRAE-AGROPARISTECH 22 place de l'Agronomie
CS80022 91120 Palaiseau Cedex
Contact : revue_aes@agronomie.asso.fr
Site Internet : agronomie.asso.fr

Objectif
AE&S est une revue en ligne à comité de lecture et en accès libre destinée à alimenter les débats sur des thèmes clefs
pour l’agriculture et l’agronomie. AE&S publie différents types d’articles (scientifiques sur des états des connaissances,
des lieux, des études de cas, etc.) mais aussi des contributions plus en prise avec un contexte immédiat (débats,
entretiens, témoignages, points de vue, controverses) ainsi que des actualités sur la discipline agronomique.

Contenu sous licence Creative Commons


Les articles sont publiés sous la licence Creative Commons 2.0. La citation ou la reproduction de
tout article doit mentionner son titre, le nom de tous les auteurs, la mention de sa publication dans
la revue AE&S et de son URL, ainsi que la date de publication.

Directeur de la publication
Antoine MESSÉAN, vice-président de l’Afa, Ingénieur de recherches, Inrae

Rédacteur en chef
Philippe PRÉVOST, Chargé des coopérations numériques à Agreenium

Membres du bureau éditorial


Adeline MICHEL, présidente de l’Afa, responsable du pôle ARAD² chez CER Normandie-Maine
Christine RAWSKI, Rédactrice en chef Cahiers Agriculture, Cirad
François KOCKMANN, retraité, ex-directeur de la chambre d’agriculture de Saône et Loire
Olivier RÉCHAUCHÈRE, chargé d’études Direction de l’Expertise, Prospective & Etudes, Inrae
Thierry PAPILLON, enseignant d’agronomie au LEGTA Laval
Jérôme BUSNEL, animateur Afa
Marine DESCAMPS, animatrice Afa

Comité de rédaction
- Marion CASAGRANDE, chargée de mission Inrae
- Yves FRANCOIS, agriculteur
- Clément GESTIN, chargé de projets au Centre d’Ecodéveloppement de Villarceaux
- Laurence GUICHARD, paysanne-boulangère
- Laure HOSSARD, ingénieure de recherche Inrae
- Marie-Hélène JEUFFROY, directrice de recherche Inrae et agricultrice
- Marianne LE BAIL, professeure d’agronomie AgroParisTech
- Antoine MESSEAN, ingénieur de recherches, Inrae
- Adeline MICHEL, ingénieure du service agronomie du Centre d’économie rurale de la Manche
- Jean-Robert MORONVAL, inspecteur d’agronomie de l’enseignement technique agricole
- Christophe NAUDIN, enseignant chercheur en agronomie à l’ESA Angers
- Bertrand OMON, conseiller à la chambre d’agriculture de Normandie
- Thierry PAPILLON, enseignant au lycée agricole de Laval
- Elise PELZER, chargée de mission Innovation à la chambre d’agriculture des Hauts de France
- Philippe POINTEREAU, directeur du pôle agro-environnement à Solagro
- Philippe PRÉVOST, chargé des coopérations numériques à Agreenium
- Bruno RAPIDEL, directeur UMR AbSys, Cirad
- Aude RIPOCHE, chercheuse et modélisatrice systèmes de cultures plurispécifiques Cirad
- Jean-Marie SERONIE, consultant
- Jean-Guy VALETTE, ex-directeur du syndicat des négoces agricoles
- Jacques WERY, chef du projet stratégique de l’Institut Agro

Assistants éditoriaux
Jérôme BUSNEL & Marine DESCAMPS

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Conditions d’abonnement
Les numéros d’AE&S sont principalement diffusés en ligne. La diffusion papier n’est réalisée qu’en direction des
adhérents de l’Afa ayant acquitté un supplément (voir conditions sur agronomie.asso.fr/adhesion)

Périodicité
Semestrielle, numéros paraissant en juin et décembre

Archivage
Tous les numéros sont accessibles à l’adresse agronomie.asso.fr/aes

Soutien à la revue
- En adhérant à l’Afa via le site Internet de l’association (http://www.agronomie.asso.fr/espace-adherent/devenir-
adherent/). Les adhérents peuvent être invités pour la relecture d’articles.
- En informant votre entourage au sujet de la revue AE&S, en disséminant son URL auprès de vos collègues et
étudiants.
- En contactant la bibliothèque de votre institution pour vous assurer que la revue AE&S y est connue.
- Si vous avez produit un texte intéressant traitant de l’agronomie, en le soumettant à la revue. En pensant aussi
à la revue AE&S pour la publication d’un numéro spécial suite à une conférence agronomique dans laquelle vous
êtes impliqué.

Instructions aux auteurs


Si vous êtes intéressé(e) par la soumission d’un manuscrit à la revue AE&S, les recommandations aux auteurs sont
disponibles à l’adresse suivante : agronomie.asso.fr/aes-presentation

À propos de l’Afa
L’Afa a été créée pour faire en sorte que se constitue en France une véritable communauté scientifique et technique
autour de cette discipline, par-delà la diversité des métiers et appartenances professionnelles des agronomes ou
personnes s’intéressant à l’agronomie. Pour l’Afa, le terme agronomie désigne une discipline scientifique et
technologique dont le champ est bien délimité, comme l’illustre cette définition courante : « Etude scientifique des
relations entre les plantes cultivées, le milieu [envisagé sous ses aspects physiques, chimiques et biologiques] et les
techniques agricoles ». Ainsi considérée, l’agronomie est l’une des disciplines concourant à l’étude des questions en
rapport avec l’agriculture (dont l’ensemble correspond à l’agronomie au sens large). Plus qu’une société savante, l’Afa
veut être avant tout un carrefour interprofessionnel, lieu d’échanges et de débats. Elle se donne deux finalités principales
: (i) développer le recours aux concepts, méthodes et techniques de l’agronomie pour appréhender et résoudre les
problèmes d’alimentation, d’environnement et de développement durable, aux différentes échelles où ils se posent, de
la parcelle à la planète ; (ii) contribuer à ce que l’agronomie évolue en prenant en compte les nouveaux enjeux sociétaux,
en intégrant les acquis scientifiques et technologiques, et en s’adaptant à l’évolution des métiers d’agronomes.

LISEZ ET FAITES LIRE AE&S !

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Sommaire
AVANT-PROPOS
P7 Avant-propos
Philippe PRÉVOST, Rédacteur en chef, et Antoine MESSÉAN, Directeur de publication

P9 Éditorial
Philippe PRÉVOST, Antoine MESSÉAN, Mathieu CAPITAINE, Marianne LE BAIL, Jean-Marie SERONIE, Bertrand
OMON, Thierry PAPILLON

PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

P15 Enjeux et impacts de la transition globale


Michel COLOMBIER et Antoine MESSÉAN

P25 La dimension sociale de l’orientation des pratiques des agriculteurs ; Autorités, déférences et conflits
épistémiques ?
Claude COMPAGNONE

P37 Agriculture low tech : comment innover par les usages ?


Morgan MEYER

DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES


COMPÉTENCES DES AGRONOMES

P47 Etre agronome en contexte de transitions : enjeux et impacts de la transition écologique


Guillaume MARTIN

P55 Etre agronome dans un contexte de transition agroécologique


Laurette PARAVANO, Marie-Sophie PETIT, Raymond REAU, Lorène PROST

P65 Enjeux et impacts de la transition énergétique pour les métiers d’agronomes


Jérôme MOUSSET

P73 Les effets de la transition énergétique sur les métiers et les compétences des agronomes, à partir de
l’exemple de la méthanisation
Lys AFFRE, Thomas COUDON, Alice CHAUVEL et Hugo REMY

P85 Enjeux et impacts de la transition numérique pour les métiers d’agronomes


Gérard MEMMI et Delphine BOUTTET

P91 Etre agronome en contexte de transition numérique


Pietro BARBIERI, Jérôme STEFFE, Clara REICHERT, Loïse VERGNAUD

P99 Une écologie de l’alimentation (Nicolas Bricas, Damien Conaré et Marie Walser, Ed. Quae) – Note de
lecture
Guy TREBUIL

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P103 Enjeux et impacts de la transition alimentaire pour les métiers d’agronomes
Philippe POINTEREAU

P113 Les effets de la transition alimentaire sur les métiers et les compétences des agronomes : une lecture
à partir des enjeux des processus de reterritorialisation alimentaire
Samya LOUDYE et Mathieu CAPITAINE

TROISIÈME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES


FORMATIONS

P123 Conception des systèmes techniques agroécologiques : quels métiers, entre diagnostic,
évaluation/conception et accompagnement ?
Sylvaine SIMON, Pierre CLERC, Dominique JONVILLE, Olivier RECHAUCHERE, Antoine MESSÉAN

P131 L’accompagnement des transitions transforme le métier de conseiller agronome


Jean-Marie SERONIE, Bertrand OMON

P137 Participer à des collectifs multi-acteurs : rôle et place des agronomes en contexte de transitions
agricoles
Marianne LE BAIL, Richard BONNIN

P145 La formation initiale des ingénieurs agronomes : nouveaux enjeux, nouvelles pratiques
Isabelle MICHEL, Mathieu CAPITAINE et Gilles TRYSTRAM

P149 Comment les formations des agronomes peuvent-elles répondre à l’évolution des besoins en
compétences des agriculteurs et agronomes d’aujourd’hui et de demain ?
Emmanuel BON, Thierry PAPILLON

P161 La formation continue des enseignants et formateurs au service des nouveaux enjeux de
l’enseignement agricole en matière de transitions
Fanny CHRETIEN, Anne PUJOS, Christian CANDALH

CONCLUSIONS : LE CHALLENGE D’ÊTRE AGRONOME EN CONTEXTE DE TRANSITIONS

P171 Des compétences individuelles à la compétence collective des agronomes pour accompagner la
transformation de l’agriculture
Philippe PREVOST, Antoine MESSEAN, Mathieu CAPITAINE, Jérôme BUSNEL, Adeline MICHEL

D’AUTRES REGARDS SUR L’ÉVOLUTION DES MÉTIERS ET DES COMPÉTENCES

P185 Une autre approche des diplômes et des compétences : l’exemple de l’ordre des agronomes du Québec
- Canada
Philippe PREVOST et Pascal THEURIAULT

NOTES DE LECTURE
P195 Dynamique agricole : quelles compétences ? – Note de lecture
Philippe PREVOST (d’après Yves LE MORVAN et Bernard VALLUIS – Agridées)
P201 La fabrique de l’agronomie Ed. Quae
Olivier RÉCHAUCHÈRE et Marianne LE BAIL

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Avant - propos
Philippe Prévost*, Antoine Messéan**et Adeline Michel***
* Alliance Agreenium, rédacteur en chef
** Inrae, vice-président de l’Afa
***CerFrance Normandie Maine, présidente de l’Afa

Lors de la 10ème édition des Entretiens agronomiques Olivier de Serres1, en 2019, intitulé « Quel
théâtre d’agriculture et mesnage des champs aujourd’hui ? »2, nous avions conclu le numéro de
notre revue dédié aux travaux de cette édition par un texte de synthèse portant le titre « Vers une
agronomie des transitions34 ». Car les différentes thématiques traitées dans ces Entretiens
(« Agricultures et agriculteurs : quelle conception de la ferme pour demain ? » ; « L’innovation en
agronomie : perspectives historiques et horizons d’avenir » ; « Ressources naturelles et agriculture :
comment évoluent leurs relations ? » ; « La diversité de l’activité agricole dans l’espace : qu’en font
les agronomes ? ») amenaient toutes au même constat : « l’agriculture se retrouve au cœur de tous
les enjeux du 21ème siècle ». Depuis lors, la pandémie planétaire a mis en évidence la fragilisation
extrême de nos écosystèmes et de nos sociétés et les conséquences du changement climatique
sont désormais perceptibles sur tous les continents. Comme il n’y a pas de planète de substitution,
il est maintenant admis que seules des transitions rapides dans nos façons d’agir pourront réduire
les risques pour la vie humaine.

L’agriculture, par son rôle de préservation de ressources naturelles (sols, air, eau, biodiversité,…),
de pilotage de systèmes vivants (cultures, élevages, paysages), de production de biens et services
répondant à de nombreux besoins humains, dont certains primaires (alimentation, énergie,…), est
en effet concernée par les différents défis à relever : atténuation et adaptation face aux
changements globaux, résilience des écosystèmes et des sociétés face aux risques (sanitaires,
alimentaires, technologiques, …), couverture des besoins d’une démographie mondiale en forte
hausse,… Ainsi, de l’organisation des systèmes productifs à la destination des produits agricoles,
l’ensemble des systèmes agroalimentaires est concerné par ces défis et ce, à toutes les échelles. A
l’échelle mondiale, les 17 objectifs du développement durable des Nations Unies (ODD5) concernent
de près ou de loin l’activité agricole. Et à l’échelle locale, nous ne pouvons que constater les
changements en cours, liés à l’évolution des demandes sociétales : écologisation des pratiques
agricoles, consentement d’achat d’une nourriture de qualité (ie santé, sécurité, à impact réduit
pour l’environnement) et de proximité, réduction de l’empreinte carbone, utilisation raisonnée des
technologies émergentes… Le contexte sociétal est donc propice aux changements, et pas
seulement en agriculture. A titre d’exemple, l’Agence française de développement (AFD) a
construit récemment sa stratégie pour couvrir six transitions6 : (i) énergétique, (ii) numérique et
technologique, (iii) économique et financière, (iv) politique et citoyenne, (v) démographique et
sociale, (vi) territoriale et écologique.

Cette question des transitions à opérer dans l’activité humaine représente donc aujourd’hui une
priorité pour l’agriculture. Et l’agronomie, à la fois science d’interface entre sciences de la nature et
sciences humaines, et ingénierie technique reliant les savoirs et la pratique agricole, est ainsi

1 Lors de la 10ème édition des Entretiens du Pradel, l’Afa a convenu de nommer désormais cet évènement les Entretiens agronomiques Olivier de Serres.
2 Le thème de cette édition s’inscrivait dans l’année de commémoration de la mort d’Olivier de Serres (1539-1619) et les travaux ont été valorisés dans le
volume 10 numéro 2 de notre revue (https://agronomie.asso.fr/aes-10-2).
3
Messéan et al., 2020. https://agronomie.asso.fr/aes-10-2-22
4 La transition est à la fois un processus et un produit. Dans la théorie des systèmes, la transition est le processus de transformation au cours duquel un

système passe d’un régime d’équilibre dynamique à un autre. Dans le contexte écologique et social, la transition est aussi le produit d’une trajectoire
passant d’une situation insoutenable des sociétés à une situation de sociétés caractérisées par la soutenabilité et l’équité (d’après Renouard et al., 2020,
Le manuel de la grande transition, LLL, p.22).
5 https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/
6 https://www.afd.fr/sites/afd/files/2018-09-04-32-32/strategie-afd-2018-2022-synthese.pdf

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fortement questionnée par les multiples transitions qui concernent l’activité agricole.
Nous avons ainsi choisi d’organiser la 11ème édition des Entretiens Olivier de Serres sur la thématique
« Etre agronome en contexte de transitions », avec l’objectif d’appréhender de manière
systémique les impacts des transitions sur les métiers, les activités et les compétences des
agronomes.
Les travaux de ces Entretiens se sont déroulés en trois étapes :
- Une série de cinq webinaires7 a permis de poser les enjeux et les impacts de différents types
de transitions socio-techniques pour l’activité agricole et les conséquences pour les
agronomes. Quatre types de transition ont été analysés : la transition agroécologique pour
assurer la préservation des ressources naturelles, favoriser la résilience des
agroécosystèmes, et contribuer à la santé globale ; la transition énergétique, pour réduire
l’empreinte carbone et contribuer au mix énergétique à base d’énergies renouvelables ; la
transition alimentaire, pour diversifier les systèmes de production agricole favorables à une
plus grande végétalisation de l’alimentation et rapprocher la production de la
consommation alimentaire ; la transition numérique, devant être mieux appréhendée
quant à ses impacts et raisonnée dans ses usages.
- Une série d’ateliers d’une journée dans différentes régions a permis ensuite d’analyser, à
partir d’une situation agricole emblématique d’un type de transition socio-technique
(écologique, numérique, énergétique, ou alimentaire), les changements dans les activités
et les compétences des agronomes.
- Et enfin, lors d’un séminaire de synthèse, le questionnement et l’analyse se sont prolongés
sur la transformation des fonctions des agronomes pour répondre aux besoins de
diversification des modèles de production et d’entreprises agricoles, et sur les besoins en
formation pour anticiper les transitions socio-techniques.
Car, même si, du fait de l’histoire de l’agronomie en France, les agronomes peuvent revendiquer
une palette de compétences qui leur permet de s’adapter aux évolutions en cours8, il apparaît
aujourd’hui indispensable de s’interroger sur le futur des métiers d’agronomes dans la société,
l’évolution de leurs fonctions, et donc par conséquent les besoins de compétences à maîtriser pour
une action future efficace.
Ce numéro rend ainsi compte de tout le travail réalisé lors des différentes étapes de ces Entretiens.
La richesse et la diversité des situations d’agriculteurs ou d’agronomes qui ont servi d’exemples
aux analyses, mais également la diversité des participants lors des différentes étapes (plus de 300
personnes ont contribué aux échanges et aux débats) et leur engagement dans les productions
écrites nous permettent de proposer aujourd’hui un panorama de ce que devront être les
agronomes en contexte de transitions.

Nous vous souhaitons une bonne lecture !

Philippe Prévost, Antoine Messéan et Adeline Michel


Remerciements :
Aux membres du comité de numéro : Mathieu Capitaine, Marianne Le Bail, Antoine Messéan,
Bertrand Omon, Thierry Papillon, Philippe Prévost, Jean-Marie Seronie.
Aux relecteurs et relectrices : Jean Boiffin, Laurence Guichard, François Kockmann, Marianne Le
Bail, Antoine Messéan, Adeline Michel, Christophe Naudin, Bertrand Omon, Thierry Papillon,
Philippe Pointereau, Philippe Prévost, Olivier Réchauchère, Jean-Marie Seronie, Jérôme Steffe, Guy
Trébuil, Jacques Wery
A l’équipe de suivi et réalisation de la chaîne éditoriale : Philippe Prévost et Jérôme Busnel

7 Accessibles en replay vidéo via le lien https://agronomie.asso.fr/entretiens2021-2022


8 Les 8 compétences identifiées par l’UNESCO pour atteindre les ODD sont : l’analyse systémique, la réflexion critique, la résolution intégrée de problèmes,
la construction de normes, l’anticipation, la collaboration, la stratégie, la connaissance de soi. La formation agronomique actuelle, en particulier des
ingénieurs, répond à ces objectifs d’apprentissage.

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Être agronome en contexte de transitions
Philippe Prévost1, Antoine Messéan2, Mathieu Capitaine3, Marianne Le Bail4,
Bertrand Omon5, Jean-Marie Seronie6, Thierry Papillon7
1
Alliance Agreenium, 2Inrae, 3VetAgro Sup, 4AgroParisTech, 5Chambre d’agriculture de l’Eure,
6
Consultant indépendant, 7Lycée agricole de Laval

Ce numéro d’Agronomie, environnement & sociétés rend compte des travaux de la 11ème édition des
Entretiens agronomiques Olivier de Serres.
Cet évènement, qui s’est déroulé en trois étapes successives, entre octobre 2021 et juillet 2022, a
permis d’analyser de manière progressive et systémique les changements dans les activités, les
métiers, et les compétences des agronomes en cette période de forte injonction aux transitions.
L’objectif était double : analyser les trajectoires actuelles et tracer les chemins d’évolution à venir.
Si les agronomes ont toujours su s’adapter aux demandes des professions agricoles et de la société
civile, la période actuelle interroge fortement le raisonnement agronomique. Celui-ci, déjà
complexe du fait de la conciliation nécessaire entre l’objectif de production agricole et l’objectif de
préservation des ressources naturelles, doit désormais se construire en tenant compte des
incertitudes du climat et des marchés, et dans des conditions où les savoirs ne sont pas toujours
disponibles, et où les techniques et leur assemblage cohérent doivent désormais s’adapter au cas
par cas à la diversité des situations agricoles.
Les travaux menés lors de ces Entretiens, la plus grande part sous forme d’ateliers participatifs
s’appuyant sur des témoignages de praticiens des différents métiers d’agronomes, ont ainsi permis
d’analyser les impacts des transitions sur les activités, d’identifier les changements en cours dans
les métiers des agronomes, et d’envisager les trajectoires d’évolutions auxquelles la communauté
des agronomes doit se préparer pour accompagner au mieux l’agriculture dans sa fonction
sociétale dans les décennies à venir.

Les travaux ont ainsi été regroupés en trois parties principales.

La première partie aborde de manière générale la notion de transition, en renvoyant d’une part
aux mouvements globaux dans la société pour faire face aux risques créés par ce qu’il est désormais
commun d’appeler l’ère de l’Anthropocène, et d’autre part aux changements dans les pratiques ou
dans les technologies qui résultent de ruptures ou d’adaptation.
Michel Colombier et Antoine Messéan introduisent ce numéro en donnant une vision globale de
cette période de transitions, depuis l’injonction aux transitions, à la nécessité de penser les chemins
de transitions puis de s’engager dans des changements de postures et de pratiques. Les transitions
requièrent une véritable rupture dans notre appréhension du monde réel et sa gouvernance en
dépassant la simple hiérarchisation d’objectifs nouveaux pour prioriser la recherche de solutions
nouvelles, disruptives, non encore explorées. Pour l’agronome, l’enjeu est donc de dépasser
l’ancrage indispensable dans le réel, avec des démarches incrémentales d’évolution des pratiques
agricoles, pour s’engager auprès des agriculteurs dans des transformations radicales des manières
de produire et construire des espaces de solution effectifs qui articulent le global et le local.
Puis Claude Compagnone nous rappelle combien la dimension sociale est importante à considérer
dans le changement de pratiques dans un contexte de transition. Car il peut y avoir conflit d’autorité
épistémique, entre les savoirs de la recherche et les discours portés par les groupes professionnels,
ceux-ci pouvant évoluer au cours du temps selon la réputation qu’ils développent, que ce soit via la
performance technique et l’acceptabilité sociale, ou via les médias.
Morgan Meyer, de son côté, nous propose une réflexion sur la dimension politique des innovations.
Dans une période où des innovations de rupture apparaissent indispensables, il invite à nous

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interroger sur les choix technologiques (high tech vs low tech) à partir de l’expérience
d’innovations par les usages qu’expérimentent certains collectifs agricoles.

La deuxième partie analyse de manière distincte les enjeux et les impacts de quatre types de
transitions sociotechniques : la transition écologique pour assurer la préservation des ressources
naturelles, favoriser la résilience des agroécosystèmes, et contribuer à la santé globale ; la
transition énergétique, pour réduire l’empreinte carbone et contribuer au mix énergétique à base
d’énergies renouvelables ; la transition numérique, devant être mieux appréhendée quant à ses
impacts et raisonnée dans ses usages ; la transition alimentaire, pour imaginer des systèmes de
production agricole favorables à une plus grande végétalisation de l’alimentation et rapprocher la
production de la consommation alimentaire. Pour chacune de ces transitions sociotechniques, un
premier texte fait le point sur leurs enjeux et leurs impacts, et un second texte rend compte d’un
travail de groupe dans des ateliers d’une journée, dans lesquels ont été analysés les changements
en cours et à venir dans les activités et les compétences des agronomes.
La transition écologique est celle pour laquelle les agronomes sont déjà à l’œuvre pour la majorité
d’entre eux, mais elle n’en est malgré tout qu’aux prémices d’une généralisation attendue.
Guillaume Martin explique pourquoi l’agriculture et la transition écologique représentent un
« mariage de raison ». La productivité par unité de surface ne pouvant plus être le seul objectif,
d’autres services (écosystémiques) sont à considérer. Les agronomes se trouvent ainsi face à une
forte diversification de leurs objets de travail (de la parcelle au territoire, du produit agricole aux
services environnementaux voire culturels) et de leurs relations avec les acteurs, et pas seulement
agricoles. Et ils doivent par ailleurs penser les transitions dans le long terme et faire reconnaître la
diversité des agroécosystèmes et des pratiques dans les politiques publiques. Laurette Paravano et
al. rendent compte d’un atelier réalisé dans une exploitation agricole de l’Yonne, où une trentaine
d’agronomes de différents métiers ont pu échanger sur les activités et les compétences d’un
agronome qui accompagne la transition agroécologique de groupes d’agriculteurs. Un des
principaux constats de l’atelier est que la transition doit d’abord passer par l’évolution des
représentations des acteurs, car une parcelle « sale » ou une couleur de blé en fin d’hiver « belle »
sont très liées à des normes professionnelles qui ne correspondent pas toujours à la triple
performance écologique, économique et sociale recherchée. L’agronome devient « traducteur et
outilleur », avec l’agriculteur, mais également avec tous les autres acteurs du territoire.
La transition énergétique prend une importance considérable avec l’accélération des politiques de
décarbonation de l’activité humaine. Jérôme Mousset, après avoir rappelé le rôle que peut et doit
jouer l’agriculture, tant dans la réduction des usages des énergies fossiles que dans sa contribution
à la production d’énergies renouvelables (méthanisation, biomasse-énergie, agrivoltaïsme), invite
les agronomes à accompagner les agriculteurs dans de nouveaux systèmes agricoles à énergie
positive, en mettant un accent particulier sur le rôle de l’agriculture dans l’autonomie énergétique
des territoires. Lys Affre et al., quant à eux, analysent l’évolution des activités et des compétences
des agronomes dans le cas où la production énergétique s’intègre dans un système de production
agricole, en l’occurrence ici l’exemple d’une ferme avec activité de méthanisation en Ariège. La
mise en place d’un atelier de production d’énergie au sein d’une exploitation agricole fait fortement
évoluer les activités de l’agriculteur et de l’agronome conseil. Pour l’exemple de la méthanisation,
l’installation et la gestion d’un méthaniseur relèvent plutôt de compétences de responsable
d’usine. Et la gestion des intrants et du digestat mobilise des compétences extrêmement variées,
de la logistique dans l’approvisionnement du digesteur, à la microbiologie pour la qualité du
digestat et son épandage. L’agronome doit ici développer de nouvelles compétences ou s’associer
des compétences spécifiques s’il veut accompagner des agriculteurs ou des collectifs agricoles
dans des projets de production d’énergie.
La transition numérique, traversant toutes les activités humaines, concerne à la fois la gestion des
cultures et la gestion de l’entreprise, par l’accès à l’information, la captation de données
d’observation du milieu et des peuplements cultivés, l’aide à la décision, les usages d’outils
automatisés, et l’accès facilité aux marchés. Gérard Memmi et Delphine Bouttet nous informent sur

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l’ambition des technologies numériques dans la transformation de l’activité agricole, tout en
analysant les limites actuelles et les risques de certains usages. Pietro Barbieri et al. analysent
l’évolution des activités et des compétences des agriculteurs et de leurs salariés, et des agronomes
du conseil et de la formation, à partir d’un atelier participatif qui a pris pour appui l’expérience d’un
agriculteur des Landes. S’il en ressort que la capacité à utiliser les outils et applications numériques
est reconnu de tous comme un facteur clé de performance dans les activités des agriculteurs et des
agronomes du conseil et de la formation, il existe encore un manque d’appétence et de culture
numérique chez beaucoup des professionnels de l’agriculture, voire une peur de l’éloignement du
terrain qui est à la base des métiers d’agronomes.
Enfin, la transition alimentaire, qui ne concerne plus seulement les géographes (et la transition
alimentaire des pays en développement qui se caractérise notamment par une augmentation des
produits animaux dans l’alimentation), est devenue en quelques années, particulièrement en
France, une question agricole et agronomique. Guy Trébuil, en présentant l’ouvrage « L’écologie de
l’alimentation » de Bricas et al., montre comment l’alimentation est devenue un enjeu écologique,
économique, social et culturel, l’ouvrage proposant de « promouvoir l’émergence de la « nutrition
bio-sociale » agro-écosystémique durable ». Philippe Pointereau insiste particulièrement sur le lien
entre alimentation, santé, changement climatique et érosion de la biodiversité, pour argumenter
sur la nécessité d’une généralisation de l’agroécologie et d’une forte réduction des productions
animales et de la part des protéines animales dans l’alimentation. Mathieu Capitaine et al.
mobilisent deux entrées différentes pour analyser l’évolution des métiers des agronomes dans le
cadre de la transition alimentaire. La première, à partir de l’exemple d’une association de
producteurs de légumes, questionne la place de l’agronomie à l’échelle d’un territoire autour de la
définition d’une demande alimentaire. La seconde concerne les dispositifs permettant de favoriser
l’entrée en agriculture dans une logique d’approvisionnement local. Elle s’appuie sur l’exemple
d’une ferme coopérative multi-acteurs récemment créée. De cet atelier transparait clairement que
la transition alimentaire ne peut relever seulement de l’initiative des producteurs. La dimension
agroécologique de l’acte de production, si elle est importante n’est pas suffisante. Parler de
transition nécessite forcément de dépasser l’échelle des fermes pour réfléchir à d’autres niveaux
d’organisation. L’agronome doit être en mesure d’accompagner ces changements de conception
et d’organisation de systèmes à des échelles plus vastes.

La troisième partie de ce numéro s’intéresse à la façon dont évoluent les métiers, les activités, les
compétences et la formation des agronomes, non plus dans le contexte particulier d’un type de
transition sociotechnique, mais dans le contexte plus général d’évolution des demandes de la
société et du monde professionnel agricole.
Parmi les métiers et les activités des agronomes, certaines fonctions ont ainsi fait l’objet d’une
analyse particulière.
Dans la fonction de conception de systèmes techniques agroécologiques, Sylvaine Simon et al.
montrent comment la diversification et l’adaptation « sur mesure » des systèmes de production,
ainsi que les incertitudes accrues, engagent les agriculteurs et les agronomes de la recherche-
développement dans la conception de systèmes innovants qui mobilisent à la fois beaucoup de
connaissances, mais aussi une part d’inventivité et des « pas de côté » pour s’associer des
compétences d’acteurs divers et des expériences extérieures. Les compétences mobilisées ne
peuvent être le fait d’une seule personne. Cette fonction de conception est de plus en plus le
résultat d’un travail collectif et d’apprentissages en continu, avec l’agriculteur au centre de la
démarche.
Dans la fonction d’accompagnement des agriculteurs aux transitions, Jean-Marie Seronie et al.
mettent en évidence la diversité des activités et des compétences des agronomes du conseil, avec
des spécificités selon le type de transition sociotechnique et selon le type d’accompagnement,
individuel ou collectif. Mais quelles que soient les situations, les auteurs insistent sur la
transformation du métier de conseiller, où la posture d’accompagnement est à substituer
définitivement à celle de prescripteur, et où la collaboration avec une diversité d’acteurs demande

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au conseiller des capacités d’animation, de médiation et de co-construction.
Dans la fonction de participation à des collectifs multi-acteurs, Richard Bonin et Marianne Le Bail
analysent la place et le rôle de l’agronome, ainsi que les compétences à mobiliser, lorsqu’il participe
à un projet où sont présents d’autres acteurs que ceux de la sphère agricole (plan alimentaire
territorial, gestion agricole des espaces protégés…). Si l’agronome est seulement participant, son
rôle sera d’autant plus efficient qu’il saura identifier les postures et expertises des différents
acteurs qui lui sont complémentaires, contribuer à la formulation du diagnostic et être force de
proposition pour l’objectif global. Étant formé aux analyses systémiques et pluridisciplinaires, il
pourra apporter au collectif une compétence dans la problématisation du questionnement des
acteurs. Et s’il anime le collectif, la mobilisation d’outils de médiation et la capacité de synthèse des
travaux de groupe seront des compétences clés.
Les derniers textes portent sur l’évolution des systèmes de formation pour mieux prendre en
compte le contexte des transitions.
Ainsi, dans la formation initiale des ingénieurs agronomes, Isabelle Michel et al. abordent la
question au travers d’une approche spécifique des compétences visées pour les jeunes diplômés,
des formes pédagogiques à mobiliser ainsi que des contenus. Ils soulignent que les transformations
de la formation des ingénieurs peuvent se réaliser à l’échelle unitaire du dispositif pédagogique (le
cours, le module, l’unité d’enseignement…) ou de façon coordonnée à l’échelle du cursus de
formation dans sa globalité. L’enjeu de la formation d’ingénieur est de former des jeunes en
capacité de s’investir face aux questions actuelles mais également apte à prendre en charge demain
des questions qui sont inconnues aujourd’hui.
Dans la formation initiale des agriculteurs, Emmanuel Bon et Thierry Papillon expliquent la façon
dont la politique nationale de transition écologique et l’évolution des métiers sont prises en compte
dans la conception et la rénovation des référentiels de formation des diplômes préparant à
l’installation en agriculture. Et la façon de prendre en compte les transitions de manière plus globale
se situe plutôt dans le développement de capacités à apprendre tout au long de la vie
professionnelle.
Et enfin, dans la formation continue des enseignants et formateurs en agronomie de
l’enseignement secondaire, Fanny Chrétien et al. montrent comment tout le système de formation
continue des enseignants et formateurs de la formation professionnelle est fortement engagé, à
tous les niveaux, par le plan national « Enseigner à produire autrement », qui a débuté en 2016 et
qui a été renouvelé en 2020, et qui consiste à conférer à l’ensemble de la communauté éducative
les capacités à former les nouvelles générations d’apprenants à la transition agroécologique. Mais
en dehors de cette prescription nationale, la formation continue des enseignants d’agronomie est
du ressort des choix personnels des enseignants et formateurs, et par exemple la question des
transitions globales en lien avec le changement climatique, si elle peut être abordée dans les
différentes missions de l’enseignement agricole, ne fait pas l’objet de démarche de requalification
des enseignants comme cela est le cas sur la transition écologique.

Ces trois parties du numéro offrent une restitution de l’ensemble des travaux menés pendant cette
édition des Entretiens agronomiques Olivier de Serres. Les différents textes permettent de porter
différents regards sur le même sujet, mais aussi de donner à chacun des métiers d’agronomes des
informations et des analyses issues d’expériences proches de leurs préoccupations. Pour clore ces
travaux, Philippe Prévost et al. proposent une synthèse et une mise en perspective, et suggèrent
un certain nombre de pistes d’action, à destination de la communauté des agronomes mais aussi
des employeurs et des institutions de formation.

Enfin, deux derniers textes permettront aux lecteurs d’avoir connaissance d’autres expériences de
travaux portant sur les compétences des agronomes. Philippe Prévost, en s’appuyant sur une
communication orale de Pascal Theuriault (vice-président de l’Ordre des agronomes du Québec),
après avoir décrit la façon dont l’Ordre des agronomes du Québec prend en compte la formation
et les compétences des candidats lors de leur demande d’inscription et pour leur maintien dans

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l’ordre, analyse l’intérêt qu’aurait la mise en place d’une profession réglementée pour les
agronomes du conseil, sans dire que ce serait la voie à suivre compte tenu de l’histoire très
différente du conseil agricole au Québec et en France. Un autre texte de Philippe Prévost présente,
sous forme de note de lecture, la note bleue « Dynamique agricole : quelles compétences ? » du
think tank AgrIdées, qui analyse les besoins de compétences dans les entreprises agricoles et fait
des propositions pour l’avenir des ressources humaines de l’agriculture.

Et pour terminer ce numéro, nous avons ajouté une note de lecture de la fabrique de l’agronomie,
notre dernier ouvrage collectif, paru en 2022, qui raconte la façon dont les agronomes de tous
métiers ont construit la discipline qui nous réunit. Rédigée par Marianne Le Bail et Olivier
Réchauchère, deux des relecteurs exigeants de l’ouvrage avant publication, cette note devrait vous
donner envie d’aller plus loin dans la lecture de cet ouvrage de référence.

Nous vous souhaitons une bonne lecture !

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PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

Enjeux et impacts de la transition globale


Michel Colombier* et Antoine Messéan**
*IDDRI, michel.colombier@sciencespo.fr
**INRAE, antoine.messean@inrae.fr

Résumé
Depuis les années 1970, la mise à l’agenda des questions environnementales et tout
particulièrement de questions transnationales et globales par les communautés scientifiques, la
société civile et le monde politique ont contribué à l’émergence de questions structurantes de
remises en cause profondes de nos modèles de développement. L’injonction de transitions qui en
résulte, ne vise pas à placer des sociétés qui seraient immobiles sur une trajectoire de changement,
mais à donner une direction, un (ou des) objectifs normatifs à ces changements, objectifs construits
par la rencontre des connaissances scientifiques et de choix politiques. Ces transitions soulèvent
des défis nouveaux qui requièrent une véritable rupture dans notre appréhension du monde réel
et sa gouvernance en dépassant la simple hiérarchisation d’objectifs nouveaux pour prioriser la
recherche de solutions nouvelles, disruptives, non encore explorées. Il faut enfin proposer un
cadre d’action cohérent et incitatif pour que les acteurs puissent les engager et les piloter avec
confiance. L’agriculture et l’alimentation se retrouvent évidemment au coeur de ces enjeux, en
particulier par sa contribution potentielle à l’atténuation du changement climatique et à la
protection des ressources naturelles et de la biodiversité.
Dans ce contexte, les agronomes ont un rôle important à jouer pour à la fois répondre à l’urgence
du moment tout en contribuant à comprendre, anticiper, accompagner et/ou orienter les
transitions. Cela suppose une évolution de leur posture, un changement dans leurs activités ainsi
qu’une adaptation de leurs compétences. Il s’agit notamment de (i) poursuivre la compréhension
du fonctionnement d’agro-écosystèmes, désormais plus diversifiés et dans des contextes instables,
(ii) de développer des méthodes et outils afin d’accompagner les acteurs à piloter leurs transitions
en fonction d’objectifs et contraintes sans cesse renouvelés, et (iii) de s’engager sans états d’âme
dans la réflexion prospective pour construire des espaces de solution effectifs qui articulent le
global et le local et rendent cohérents les objectifs à court et long terme et ainsi éclairer le débat
public.

Abstract
Since the 1970s, environmental issues have been addressed by the scientific community, the civil
society and the political world at large. Our current economic models are being challenged and new
priorities and objectives have been defined at a global level. The resulting request for transitions
does not mean that societies were immobile but instead intend to give a new direction as well as
one or several normative objectives to these changes. These transitions raise new challenges that
require a real break in our vision of the world and its governance by going beyond the simple
prioritization of several objectives by exploring new and disruptive solutions. We need a coherent
framework for action that is both coherent and motivating, so that actors can commit to it and
manage it with confidence. Agriculture and food are obviously at the heart of such issues, in
particular through their potential contribution to climate change mitigation and the protection of
natural resources and biodiversity.
In this context, agronomists have an important role to play in responding to the urgency of the

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PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

moment while helping to understand, anticipate, support and/or guide the necessary transitions.
This implies an evolution of their posture, a change in their activities and an adaptation of their
skills. As far as agronomists are concerned, they have to adapt their posture, approaches and
methods to address the new challenges. Among others, they would have (i) to continue to
understand the functioning of agro-ecosystems, which are now more diversified and embedded
within unstable contexts, (ii) to develop designing and assessment methods and tools in order to
help stakeholders steer their transitions according to constantly renewed objectives and
constraints instead of developping prescriptive systems, and (iii) to engage in forward-looking
thinking to better to create room for effective solutions articulating global and local challenges
and making short- and long-term objectives coherent, so as to support the public debate and
decision.
Mots clés : transition, développement durable, agronomie, prospective.

Introduction
Parmi les transitions qui s’annoncent dans nos sociétés (climatique, agroécologique, énergétique,
numérique, alimentaire, démographique…), qu’elles soient choisies ou subies, l’agriculture et
l’alimentation se retrouvent au cœur des enjeux du 21ème siècle : contribuer à l’atténuation du
changement climatique, protéger durablement les ressources naturelles, restaurer la biodiversité,
produire mieux sans dégrader les sols et un climat déréglé, nourrir en quantité et qualité une
population plus nombreuse avec une vision tant locale que globale, gérer les innovations
technologiques et organisationnelles avec responsabilité… La prise de conscience de ces enjeux
n’est pas nouvelle mais elle s’est accélérée avec la pandémie récente, le dérèglement climatique
que tout un chacun ressent désormais dans sa vie quotidienne, le renchérissement durable de
l’énergie et la déstabilisation des marchés alimentaires mondiaux. L’urgence à agir s’impose à tous
et les modes de production agricole, nos régimes alimentaires ainsi que nos modes de vie doivent
changer de manière beaucoup plus profonde que ce tout un chacun imaginait ou est prêt à accepter
(Dubuisson-Quellier, 2022). Comment répondre à l’urgence d’une crise climatique, énergétique,
écologique et sociale tout en maîtrisant durablement les transitions dans un contexte où les
différents niveaux de gouvernance qui devraient agir de manière coordonnée sont en pleine
recomposition, notamment du fait de la guerre en Ukraine ? Comment articuler la transformation
en profondeur de nos modèles et des régimes sociotechniques qui les supportent avec des
trajectoires de changement individuel nécessairement incrémentales pour être socialement
acceptable ?
Sur tous ces sujets, les agronomes ont un rôle à jouer pour à la fois répondre à l’urgence du moment
tout en contribuant à comprendre, anticiper, accompagner et/ou orienter les transitions
nécessaires. Pour cela, au préalable, il est nécessaire (i) de prendre conscience de ce qui est
réellement en jeu derrière l’injonction des transitions à l’échelle globale, de ce qu’elle recouvre au-
delà des discours, notamment en termes de déclinaison à l’échelle locale et au sein de territoires
en transition, des objectifs de développement durable institués à l’échelle mondiale, tout en tenant
compte des inégalités socio-économiques et d’intérêts souvent divergents ? (ii) de penser ces
transitions qui soulèvent des défis nouveaux et requièrent une véritable rupture dans notre
appréhension du monde réel et de sa gouvernance et (iii) de proposer un cadre d’action global,
cohérent et incitatif pour que les acteurs puissent les engager et les piloter. Ces enjeux impliquent
une évolution de la posture des agronomes, un changement dans leurs activités ainsi qu’une
adaptation de leurs compétences, que cette contribution se propose d’éclairer.

L’injonction des transitions


La première interrogation qui vient à l’esprit est celle de « l’injonction des transitions » tant le
concept est omniprésent dans le débat public, mobilisé à tout propos par la classe politique et le
secteur privé, la société civile et les scientifiques : depuis quelques années, dans tous les secteurs,

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PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

les transitions (énergétique, écologique, agricole, voire numérique, etc) semblent


incontournables : y aurait-il comme on l’entend trop souvent un « avant », un monde figé et
conservateur, et aujourd’hui une exigence nouvelle de mouvement, de changement ? Ce n’est
évidemment pas le cas, et nos sociétés sont en perpétuelle évolution, sous la pression des
connaissances nouvelles, de l’innovation technique, de l’échange, de la demande sociale, ce que
certains ont bien décrit dans le concept de « trajectoires socio-techniques » (Geels & Schot, 2007).
Ces évolutions s’observent au niveau le plus macro mais également au niveau local, et
singulièrement dans les pratiques agricoles et les organisations qui les produisent.
L’injonction des transitions ne vise donc pas à placer des sociétés immobiles sur une trajectoire de
changement, mais bien plutôt à donner une direction, un (ou des) objectifs normatifs à ces
changements, objectifs construits par la rencontre des connaissances scientifiques et de choix
politiques. Ce qui est en jeu, c’est la conduite d’un changement normatif. Depuis les années 1970,
en effet, la mise à l’agenda des questions environnementales et tout particulièrement de questions
transnationales et globales par les communautés scientifiques, la société civile et le monde
politique ont contribué à l’émergence de questions structurantes, de remises en cause profondes
de nos modèles de développement, dont l’ampleur, la radicalité et l’urgence ne peuvent être
comprises localement sans un détour plus global et systémique, bien que leur origine, et leur
conséquences, soient in fine profondément ancrées dans le local.
La communauté scientifique a joué un rôle majeur en s’organisant sous diverses formes (GIEC9 pour
le climat, IPBES10 pour la biodiversité, grands « assessment » sur divers domaines) pour construire
des messages combinant le diagnostic (notamment, la responsabilité anthropique des
changements globaux et la non soutenabilité des modèles de développement), la mesure des
risques et des impacts et la formulation de possibles réponses aux questions soulevées : ce sont,
typiquement, les troi groupes du GIEC (Colombier & Torre-Schaub, 2022). Elle a contribué à faire
émerger des concepts nouveaux, parfois contestés mais mobilisateurs, comme la question des
« limites de la planète » ou celle de la « neutralité climatique ».
Le second étage de cette « injonction » mobilise simultanément le diagnostic scientifique, la
demande de la société civile, et la responsabilité politique dans des processus onusiens parfois
décriés pour leur lenteur, leur lourdeur, mais qui se sont finalement révélés incontournables pour
créer et renvoyer « top down » des agendas de réponse politiques aux questions constituées
« bottom-up ». Si la force du Droit International demeure limitée dans une vision strictement
judiciaire, sa portée normative et politique demeure incontournable pour changer les rapports de
force entre acteurs au niveau international mais aussi au niveau domestique, au sein des Etats.
Aujourd’hui un scientifique français peut s’appuyer sur l’Accord de Paris lorsqu’il désire interpeller
la société, une Organisation Non Gouvernementale (ONG) se référer au GIEC ou à l’IPBES pour
appuyer ses demandes, un parlementaire mobiliser ces différentes injonctions pour interpeller un
gouvernement. Ainsi, les référentiels scientifiques se transforment-ils en injonction d’action.
Ces injonctions de transition se traduisent comme autant d’objectifs (par exemple objectifs de
l’accord de Paris confirmés par la Stratégie Nationale Bas Carbone) qui doivent désormais servir de
cadre des transformations de nos organisations sociotechniques, ce qui implique que l’on sache
introduire une intention, une gouvernance de ces transformations. Ceci suppose aussi que l’on soit
capable de piloter simultanément plusieurs ensembles d’objectifs, objectifs environnementaux
(parfois potentiellement contradictoires) mais également objectifs socioéconomiques (lutte
contre les inégalités par exemple). C’est le sens du cadre proposé par les Objectifs Mondiaux de
Développement, adoptés également en 2015 et qui proposent un agenda commun à tous les
peuples de la planète (mais une mise en œuvre adaptée à chaque contexte) sur un ensemble
d’objectifs économiques, sociaux et environnementaux étroitement imbriqués.

9
Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.
10 Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques

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PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

À cette conception par objectif des transitions (climat, biodiversité, inégalités, droits humains, etc)
se superpose aussi, dans les discours et les agendas, une approche plus sectorielle par les grands
systèmes concernés : transition agricole, énergétique, chimique… Ces transitions peuvent
également trouver leur source dans le progrès technique (numérique, énergie, sciences du vivant)
quand l’innovation bouleverse radicalement les organisations en place et que les possibles
conséquences d’une transition non maitrisée sur des questions sociales, éthiques ou économiques
justifient la constitution d’un agenda politique. On aborde déjà ici le « comment » des transitions et
non seulement le « pourquoi », en ciblant les activités, les institutions et les pratiques qu’il s’agit de
questionner en profondeur pour répondre aux enjeux révélés par les scientifiques.

Comment penser les transitions ?


La notion de « transition » peut sembler bien faible, trop incrémentale au regard des enjeux révélés
par les diagnostics mentionnés plus haut et de la radicalité sans concession des changements que
la poursuite de ces objectifs suppose dans la transformation des systèmes socio-techniques qui ont
caractérisé le développement de nos sociétés depuis la révolution industrielle. Pourtant, cette
radicalité même impose de penser aussi ces changements à partir de l’existant, de tracer un chemin
qui permette à l’ensemble des acteurs de se mettre en mouvement en saisissant les opportunités,
en limitant les difficultés, en s’attelant à accompagner les acteurs les plus fragiles. Mais penser la
radicalité, et engager une action pertinente et effective à la hauteur des enjeux révélés suppose
également de concevoir ces transitions à partir du long terme, des espaces de solution possibles et
des transformations que leur mise en œuvre exige dès aujourd’hui (Waisman et al., 2019). Peut-on
se contenter de rationnaliser l’usage des pesticides ou des engrais chimiques ou devra-t-on changer
plus radicalement les systèmes agraires et les pratiques ? Et dans ce dernier cas, engager les
agriculteurs aujourd’hui sur des trajectoires de changement incrémentales mais néanmoins
exigeantes pourrait constituer un frein à une remise en question ultérieure… de la même façon,
remplacer massivement nos centrales à charbon par des centrales à gaz permettrait, en Europe, de
baisser sensiblement les émissions de la prochaine décennie, mais nous ferait hériter d’un parc
industriel totalement inadapté à l’objectif de neutralité vingt ans plus tard.
Penser à partir du long terme, ce n’est pas deviner le futur ni remettre le GOSPLAN au goût du jour.
Bien évidemment, l’innovation se poursuit, certaines options se révéleront peu praticables ou au
contraire plus attractives que prévu. Mais nous avons la responsabilité, dans une optique de
précaution, de chercher à mettre en œuvre des espaces de solution que nous pouvons concevoir
aujourd’hui sans pari à l’aveugle sur des solutions « à advenir ». Fort heureusement et compte tenu
de l’inertie des grands systèmes énergétiques, urbains, agricoles, nous pouvons de façon assez
robuste anticiper les possibles innovations qui pourront s’exprimer à l’échelle d’ici trente ou
quarante ans, comprendre leur portée (et leurs insuffisances) potentielles, et construire des visions
systémiques permettant de construire un référentiel pour l’action d’aujourd’hui (Waisman et al.,
2019). C’est par exemple la logique adoptée en France pour la Stratégie nationale bas carbone
(SNBC, https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/2020-03-25_MTES_SNBC2.pdf) et les
stratégies sectorielles qui s’y rattachent : imaginer un cadre de solution possible, définir un jeu
d’action politique nécessaire à horizon 10 / 15 ans, et réviser l’ensemble (objectifs et cadre d’action)
tous les 5 ans sur la base des connaissances nouvelles et des retours d’expérience. À chaque fois la
question est « sommes-nous en train de construire les éléments constitutifs d’une organisation
nouvelle permettant de répondre aux enjeux » et pas seulement « sommes-nous en train de réduire
nos émissions de GES, de limiter notre impact sur la biodiversité, ou de réduire les inégalités » par
exemple.

Deux dimensions apparaissent essentielles dans cette exploration de l’action possible et


nécessaire :

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PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

• Comprendre que le changement technique et les organisations de la société ne sont pas


des espaces de solution alternatifs, mais deux faces d’une même médaille : la promesse
d’un changement technique qui nous éviterait de revoir nos objectifs économiques, nos
modes de production et de consommation, nos « modes de vie » est illusoire : jamais, dans
l’histoire de l’humanité, aucune innovation majeure ne s’est faite sans une recomposition
en profondeur des sociétés et de leurs organisations ; inversement, rejeter l’innovation (au
sens large) ne permet pas de construire des espaces de solution effectifs. En revanche, les
formes d’innovation ne sont pas neutres et doivent être pensées en fonction des formes
d’organisation désirables. Ainsi faire évoluer les systèmes agraires oblige de facto à
envisager parallèlement la transformation des systèmes alimentaires, et partant des
organisations de collecte, de transformation, de commerce et de distribution, avec des
impacts différenciés sur le revenu des agriculteurs, les emplois intermédiaires, l’accès à une
alimentation saine pour tous, etc.
• Accepter que la poursuite de plusieurs objectifs (par exemple, la lutte contre le
changement climatique et la perte de biodiversité, ou entre objectifs environnementaux,
économiques et sociaux) doit évidemment nous inviter à dépasser la position du simple
« compromis » ou de la hiérarchie des objectifs pour prioriser la recherche de solutions
nouvelles, disruptives, non encore explorées précisément parce que nous n’avons pas
encore suffisamment tenté de tenir ensemble plusieurs agendas. C’est une des limites des
exercices top down, des outils classiques de modélisation, d’être souvent par construction
contraints par des options conservatrices. Les combinaisons nouvelles de technologie,
d’organisations humaines, de critères organisateurs, permettant de prendre en compte
simultanément plusieurs objectifs sont parfois mieux explorées sur le terrain, par
l’expérience et la confrontation aux acteurs. Il semble illusoire de penser que les cadres
comme la Stratégie Nationale Bas Carbone ou encore moins un accord onusien puissent, et
doivent, à eux seuls répondre à ces défis, il faut aussi s’inspirer des solutions émergentes
pour faire évoluer les approches globales.

Engager les transitions


Face aux défis que nous identifions, il n’existe certainement pas une trajectoire possible (ou
optimale) de changement, mais bien toujours plusieurs, qui combineront différentes options avec
pour conséquence des impacts différenciés sur nombre d’indicateurs (autres indicateurs
environnementaux, indicateurs économiques, sociaux, etc.). In fine, il s’agit aussi de choix
éminemment politiques qui doivent être proposés et instruits comme tels : c’est une condition
nécessaire à leur légitimité politique et donc à notre capacité collective à conduire ces transitions.
Le rôle de l’expertise technique est ici essentiel, puisqu’il ne doit pas conduire à fermer l’espace des
options pertinentes, mais au contraire ouvrir le champ des possibles, alimenter le débat sur ces
options et leurs implications multidimensionnelles.
Un autre écueil consisterait à imaginer une gouvernance descendante, strictement législative et
juridique, partant des accords internationaux (que les pays doivent respecter) pour induire la mise
en place de législations nationales qui, à leur tour, s’imposeraient aux acteurs économiques et aux
citoyens. Processus nécessaire bien évidemment mais également hasardeux compte tenu de la
faiblesse du droit international, des oppositions politiques et économiques qui s’exprimeront au
moment de construire la loi, du temps nécessaire à sa mise en œuvre… Ce schéma vertical de mise
en œuvre souffre également de deux défauts : il permet mal de mobiliser l’innovation bottom-up
dont nous avons besoin ; et il maximise les conflits d’intérêt sans favoriser l’émergence d’acteurs
pro-actifs, contrepoids politiques aux intérêts qui, naturellement, plaideront pour des formes de
status quo.
Les cadres de gouvernance qui émergent aujourd’hui, comme celui de l’accord de Paris, proposent
des outils pouvant permettre d’engager simultanément, à différentes échelles, les processus de

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PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

transition (Torre-Schaub Lormeteau, 2021). Dans le schéma précédent de Kyoto, on proposait par
exemple un objectif à 2020 de réduction de 20% des émissions de GES en Europe : difficile pour un
industriel, un agriculteur ou une collectivité territoriale de « penser » sa propre transition dans ce
cadre, dans l’attente de législations encadrant les contributions attendues de chaque secteur. Avec
l’objectif de « neutralité carbone », chacun peut se projeter dans une réflexion sur ce que cela
signifie pour lui et son environnement : l’État bien entendu, mais dans le même temps les
entreprises, les villes, les organisations citoyennes peuvent penser leur transition, construire leurs
propositions, et prendre des décisions motivées par un jugement sur la crédibilité politique,
l’inéluctabilité des changements annoncés. Ce cadre ne se substitue pas à la nécessaire
construction d’un arsenal réglementaire mais il permet à certains acteurs d’anticiper sur celle-ci, de
construire de nouveaux groupes d’intérêt économique et d’expression politique qui, à leur tour,
peuvent faciliter le travail législatif de l’État. Il permet également aux acteurs de terrain de révéler
tout ce qui, dans les organisations de marché, les règlementations, les méthodes d’ingénierie, etc,
doit évoluer pour prendre effectivement en compte de nouveaux objectifs, et d’engager sans
attendre la réflexion sur ces questions. Et s’il est vrai que certains détournent le concept au profit
de formes de « green washing », d’autres (on le voit aujourd’hui dans le domaine de la finance, de
la labellisation) travaillent dans le même temps à construire des normes plus robustes permettant
de valoriser les actions qu’ils engagent.
Car, in fine, la capacité de nombreux acteurs à s’engager dans la voie des transitions tient beaucoup
au jugement qu’ils peuvent faire des risques encourus : à quoi bon réduire nos émissions s’il ne se
passe rien dans le reste du monde ? Pourquoi changer mon mode de production si je ne vois pas
évoluer ma rémunération, que mes produits ne bénéficient pas d’un meilleur accès sur les
marchés ? Les cadres politiques, de l’international au local, doivent apporter trois garanties
fondamentales aux acteurs de la transition : celle que, autour d’eux (dans leur secteur, dans
d’autres secteurs, localement et globalement), la transition s’engage également et que leur action
fait sens ; celle que les acteurs souhaitant s’engager dans les transitions, mais potentiellement
fragiles, pourront bénéficier d’un accompagnement ; et celle que progressivement l’évolution des
règles du jeu (faites jusqu’ici pour optimiser le fonctionnement des anciennes organisations, en
fonction des anciens objectifs, et donc par nature conservatrices) pourra contribuer à réduire le
risque pour ceux qui innovent et s’engagent dans la transition, condition essentielle pour une mise
en œuvre à l’échelle et l’émergence d’une « nouvelle normalité ».
En ce qui concerne l’agriculture, le pacte vert et la stratégie « De la fourche à la fourchette,
récemment adoptés par la Commission Européenne (https://food.ec.europa.eu/system/files/2020-
05/f2f_action-plan_2020_strategy-info_en.pdf), constituent une première déclinaison d’objectifs
plus globaux mais dont la mise en œuvre suppose une révision profonde et une coordination accrue
de l’ensemble des politiques sectorielles, et en particulier de la Politique Agricole Commune, qui
restent très marquées par la phase d’industrialisation de l’agriculture qui prévaut encore
aujourd’hui.

Quels impacts des transitions pour l’activité des agronomes ?


L’agronomie, science pour l’action par excellence, à la fois discipline scientifique désormais
reconnue sur le plan académique et discipline technique apportant des solutions aux problèmes du
moment, est évidemment au cœur des enjeux et des défis décrits plus haut. Elle a, au cours des
dernières décennies, à la fois construit son propre corpus de concepts, d’objets et de méthodes en
tant que science tout en démontrant sa capacité à s’adapter en permanence aux évolutions de
l’agriculture, des sciences et des demandes sociétales (Boiffin et al., 2022).
Cet ancrage dans le réel et cette capacité d’aider les agriculteurs à s’adapter à leur contexte local,
qu’il soit pédoclimatique ou socio-économique, donnent à l’agronomie un élan incontestable pour
relever le défi de la transition globale mais peuvent aussi l’amener, de par son approche
transformatrice par nature incrémentale et ses cibles locales, à se situer de fait du côté des forces

20
PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

conservatrices évoquées précédemment. Ainsi, par le passé, l’agronomie a accompagné la phase


de modernisation productiviste de l’agriculture, qui a permis de relever le défi d’une production
suffisante mais aussi engendrer des impacts négatifs, ce qui lui a été reproché. Répondre aux
nouveaux besoins comme les agronomes ont pu le faire par le passé, même s’ils font consensus,
ne suffira pas, sans une prise de recul et une anticipation plus aiguës.

La nécessaire diversification des objets et l’approche système


Les injonctions aux transitions évoquées ci-dessus imposent en effet à l’agriculture de revoir en
profondeur ses objectifs et ses modèles de production. Face à la crise climatique, énergétique et
sociale actuelle, nos modes de production agricole, nos régimes alimentaires et nos modes de vie
doivent changer de manière beaucoup plus profonde que ce tout un chacun imaginait ou est prêt
à accepter. C’est l’enjeu du cadre global défini plus haut, de son agenda politique et des cibles
ambitieuses qui y sont associées que de donner une perspective et un chemin possible pour une
rupture radicale. Car cette rupture se traduira nécessairement par des changements exercés sur les
modèles existants. L’agronomie illustre bien cette tension aiguë entre transformation des modèles
existants à l’échelle locale et l’atteinte d’objectifs globaux en rupture forte. Concilier ces deux
impératifs est-il possible ? Suffit-il de traduire les objectifs globaux en cibles locales ? Ce n’est pas si
simple.
Ainsi, améliorer le raisonnement de la fertilisation azotée à l’échelle de la culture peut permettre
une réduction significative des besoins en engrais de synthèse et, par conséquent, des risques de
pollution diffuse ainsi que des émissions de gaz à effet de serre. Néanmoins, cette amélioration de
l’efficience locale n’est probablement pas à la hauteur des réductions d’émissions nécessaires qui
passent par une reconception profonde des systèmes de culture. L’atteinte de cibles « locales » a
priori vertueuses ne signifie pas non plus qu’elles permettront d’atteindre plus facilement des
objectifs à l’échelle globale. Elle risque même de rendre plus difficile les changements plus profonds
par l’effet de dépendance au chemin et de verrouillage sociotechnique qui caractérise l’évolution
des systèmes agrialimentaires depuis plusieurs décennies. L’ensemble des composantes du régime
sociotechnique s’est en effet progressivement organisé autour d’un modèle de production
agricole, spécialisé et centré sur quelques cultures majeures, afin de le rendre cohérent et efficient
par rapport aux objectifs assignés.
Ce verrouillage sociotechnique est un processus non intentionnel comme l’illustre l’émergence du
paquet technologique autour de la culture du blé (Lamine et al, 2011) : l’arrivée des régulateurs de
croissance a permis d’accroître la fertilisation azotée sans risque de verse, celle des fongicides de
contrôler le risque accru de maladies, permettant ainsi à la sélection variétale de libérer le potentiel
de rendement. Dans un contexte économique de soutien à la production, c’est la conjonction de
plusieurs innovations qui opère l’émergence d’un nouveau « paquet technologique » qu’il est
ensuite difficile de faire évoluer. Meynard et al. (2018) montrent ainsi que la diversification des
systèmes de culture est limitée par toute une série de verrous techniques, économiques,
organisationnels et institutionnels, tout au long des chaînes de valeur et du système sociotechnique
(politiques publiques, réglementation, éducation, recherche, conseil). Mettre au point des
systèmes de culture agroécologiques alternatifs est nécessaire mais, sans modifier le cadre
institutionnel (les « règles du jeu », notamment les modes de rémunération des agriculteurs) qui
s’est peu à peu construit pour « optimiser » les performances du système conventionnel, reste
inopérant. Inversement, changer le cadre d’action publique sans rénover les processus
d’innovation mobilisant à la fois objets technologiques (nouvelles variétés adaptées à des systèmes
de culture agroécologiques) et objets de nature (régulations biologiques, mosaïque paysagère) est
insuffisant.
Cette tension entre l’impératif de transformer de manière radicale l’agriculture d’une part et
l’accompagnement, par nature incrémental, des trajectoires des agriculteurs d’autre part n’est pas
nouvelle chez les agronomes. Elle était déjà exprimée par René Dumont dans l’utopie ou la mort

21
PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

(Dumont, 1972). Même si certains de ses diagnostics ne se sont pas vérifiés et que certaines
solutions étaient marquées par les idéologies de l’époque, le discours sur l’approche globale, les
interdépendances avec les autres secteurs économiques, la nécessaire gouvernance mondiale et la
dimension politique de la transition sont d’une actualité frappante. Dans les années 80, Jean-Marc
Meynard et Philippe Girardin appelaient à un nouveau paradigme et à prendre en compte les
impacts environnementaux dans « Produire autrement » (Meynard et Girardin, 1991).
D’abord essentiellement centrée sur la parcelle agricole et la finalité de production agricole,
l’agronomie a progressivement pris en charge la dimension technique de nouveaux objets, comme
l’exploitation agricole ou l’organisation des filières, intégré les enjeux environnementaux et élargi
les échelles spatiales au territoire. Elle a su intégrer les apports d’autres disciplines, comme
l’écologie, et se positionner comme science d’intégration en même temps qu’elle renforçait son
propre corpus théorique. De prescripteurs de solutions techniques aux agriculteurs qu’ils étaient,
les agronomes ont de plus en plus un rôle d’accompagnement dans la conception de nouvelles
solutions et de facilitateurs dans les négociations entre acteurs des territoires et d’appui à
l’élaboration des politiques publiques. Ils s’appuient pour cela sur le développement de démarches
d’évaluation multicritère et multi-échelles et promeuvent les démarches de conception innovante
où les scénarios ou points d’arrivée ne sont pas écrits d’avance mais résultent du processus de co-
innovation. De plus, comme souligné ci-dessus, la transformation radicale des systèmes agri-
alimentaires va au-delà de la mise au point des systèmes alternatifs. Pour toutes ces raisons,
l’agronomie vit en régime d’instabilité chronique et est amenée à toujours diversifier ses objets
(système agri-alimentaire, changement climatique, santé globale, régime sociotechnique) et ses
approches (médiation, conception, évaluation).
Compte tenu de l’urgence, cette adaptation de la posture des agronomes doit s’accélérer. Les
critères pris en compte dans les démarches de conception-évaluation sont encore très marqués par
le paradigme qui a longtemps prévalu et ne sont pas nécessairement compatibles avec la rupture
radicale qui s’impose. Par ailleurs, les impacts indirects à d’autres échelles de temps et d’espace
(effet-rebond) de changement de pratiques sont le plus souvent supérieurs aux effets directs
observables. Si des progrès ont été faits dans ce sens (Messéan et al., 2012), les démarches et outils
d’évaluation multicritère et multi-échelles permettant d’articuler le « Que se passe-t-il au niveau
global lorsque je mets en œuvre une action locale ? » avec le « Que faut-il faire localement pour
s’inscrire sur une trajectoire permettant d’atteindre les cibles globales ? » restent largement à
développer. Le cadre d’action décrit précédemment devrait y aider.

Élargir le champ des possibles


Le changement de paradigme évoqué précédemment, passer de la logique d’industrialisation qui
prévaut encore dans le modèle agricole dominant actuel à une transition agroécologique plus
décentralisée et donnant lieu à des modèles coconstruits à l’échelle des territoires soulève la
question de la coexistence de modèles, de leur caractère plus ou moins prescriptif et de leur
compétitivité relative. Or, il a été démontré que les règles du jeu actuelles (régime sociotechnique)
et les stratégies des acteurs (en particulier en termes de recherche) favorisent encore les systèmes
en place et rend plus difficile l’émergence de systèmes alternatifs (Meynard et al., 2018).
A titre d’exemple, malgré ses indéniables avantages agronomiques (Pelzer et al., 2012) le
développement des associations d’espèces (par exemple le pois et le blé) se heurte au manque de
sélection de ces espèces pour leur aptitude à l’association, au manque de statut de ces associations
au niveau de la politique agricole commune ainsi qu’à la nécessité de séparer les récoltes car les
filières restent le plus souvent monospécifiques. Ainsi, la démarche proposée dans un projet
multiacteur comme DiverIMPACTS (https://www.diverimpacts.net/) consiste à appuyer les niches
au plus près du terrain (au travers de cas d’étude associant agriculteurs, conseillers, chercheurs,
filières) tout en identifiant les modalités et instruments pour faire évoluer le régime sociotechnique
actuel (politiques, réglementation, recherche, éducation).

22
PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

Ainsi, au-delà de comprendre le fonctionnement d’agro-écosystèmes plus complexes, de


considérer leur articulation avec les chaînes de valeur et les systèmes alimentaires qui évoluent
également sous l’effet d’une diversité d’innovations (agronomiques, technologiques,
organisationnelles, économiques, institutionnelles) et de développer des méthodes et outils afin
d’aider à leur pilotage en fonction d’objectifs diversifiés et sans cesse renouvelés, les agronomes
doivent s’engager sans états d’âme dans une réflexion prospective pour construire des espaces de
solution effectifs qui articulent le global et le local et rendent cohérents les objectifs à court et long
terme et ainsi éclairer le débat public.
• Porter un diagnostic des situations de terrain et comprendre le fonctionnement
d’agroécosystèmes en pleine évolution, toujours centré sur la relation entre pratiques et
production de services écosystémiques en tenant compte des logiques d’action des
agriculteurs, mais en intégrant explicitement des échelles plus large comme le territoire, et
en analysant avec d’autres les différents freins aux transitions présents dans les systèmes
sociotechniques (filière, réglementation, recherche, politiques, marchés) ;
• Explorer le champ des possibles et proposer des scénarios en lien avec les acteurs, sans
préjugé quant aux leviers à mobiliser et à assembler (combinaison d’objets de nature et
technologies éprouvées ou innovantes) comme souligné plus haut ; l’exploration des
conséquences de la mise au point de systèmes de culture sans pesticides et/ou à neutralité
carbone et de leur faisabilité en fait partie ;
• Évaluer et donner à voir aux différents acteurs, agriculteurs mais aussi décideurs privés et
publics, la diversité des impacts directs et indirects, dans le temps et l’espace des différents
scénarios et trajectoires et éclairer la nature des compromis possibles, exerçant ainsi une
fonction de vigie ou d’alerte, mais aussi de sensibilisation ;
• Identifier par « ingénierie réverse » les conditions sociotechniques (réglementation,
politiques publiques, recherche) qui favoriseraient les scénarios qui seraient considérés les
plus vertueux et pertinents pour accompagner les transitions nécessaires ;
• Proposer, en lien étroit avec les économistes, des trajectoires de levée coordonnée des
verrous de toute nature identifiés ;
• Cartographier les arguments des parties prenantes lorsque les savoirs ne sont pas
suffisamment stabilisés dans des situations de controverses socio-techniques afin de
nourrir les espaces de négociation et établir les pistes de recherche à explorer,
• Outiller et accompagner les différents acteurs pour concevoir et piloter en fonction de leurs
environnements et de leurs préférences.

Au total, pour assumer leur responsabilité dans la transition globale en cours, les agronomes
auront à relever quatre défis :

• Faire vivre le dialogue entre agronomes et avec les autres acteurs, c’est-à-dire rassembler
et faire dialoguer les différents métiers où les agronomes s’investissent et croiser les
regards disciplinaires pour faire face à l’urgence, notamment avec une collaboration étroite
avec l’économie. Ils doivent aussi clarifier leur posture collective. S’ils partagent des valeurs
communes, cela ne signifie pas qu’il y ait accord sur les orientations de développement
agricole à favoriser. La diversité des métiers, des parcours et des convictions fait des
agronomes plutôt des militants de la diversité des situations à instruire au mieux et des
solutions à mettre en œuvre plutôt que des militants d’un type d’agriculture. Dans tous les
cas, ils doivent tous résolument s’engager dans la transition globale.
• Comprendre le fonctionnement des agro-écosystèmes dans leur diversité et leur
instabilité accrues. La transition agroécologique renforce la complexité et la variabilité des
réponses du système agro-pédo-climatique aux actions techniques. L’exigence de tirer des

23
PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

enseignements génériques et extrapolables à partir d’expériences toujours plus singulières


s’en trouve renforcée. Les références ne se produisent plus, ou plus seulement, dans des
expérimentations normalisées multi-locales dans lesquelles l’approche statistique
permettait de tirer des conclusions génériques diffusables. Leur validité est aussi remise en
cause par l’accélération des changements globaux qui requièrent une adaptation
permamente. De ce fait, elles sont de plus en plus produites par les acteurs eux-mêmes
dans un processus de co-innovation ou co-construction des connaissances où l’hybridation
des savoirs joue un rôle moteur.
• Explorer les futurs possibles. Il ne s’agit plus tant de produire des prescriptions de
pratiques, fussent-elles à l’échelle des systèmes de culture mais d’outiller les acteurs afin
qu’ils pilotent leurs systèmes. Face à l’imprévisibilité croissante des conditions
environnementales et à l’élargissement des critères d’évaluation des « performances » des
systèmes de culture, la notion d’optimalité ou de bonnes pratiques, encore très présente
aujourd’hui, doit laisser place à la notion de viabilité de solutions en milieu incertain et à la
proposition d’un éventail large de solutions suboptimales acceptables et résilientes à adapter
dans le temps et l’espace. La recherche de compromis entre des critères multiples et des
trajectoires imprévisibles réinterroge les approches méthodologiques et appellent à
explorer la variabilité et la diversité et privilégier la robustesse des solutions plutôt que
d’optimiser des systèmes sous contraintes.
• Mieux éclairer le débat public. Il s’agit notamment de proposer une lecture agronomique
des politiques publiques, de leurs attendus et de leurs conséquences doit contribuer à
l’élaboration de ces politiques (e.g., instruments d’évaluation ex-ante et ex-post d’impact
des systèmes) et à la construction de la perception de la société par un regard spécifique
sur l’agriculture et sa complexité (par exemple, complémentarité animal/végétal,
dépendance des systèmes de culture au glyphosate, etc.) tout en proposant des voies de
transition ambitieuses et réalistes.

Cette approche à la fois réflexive et prospective doit se décliner selon les situations dans lesquelles
se trouvent les agronomes mais la diversification des objets à considérer, la nécessité d’articuler
des échelles de temps et d’espace élargies et l’incertitude accrue des déterminants externes (climat
ou marchés) appellent à une évolution des postures et activités des agronomes qui sont abordés
de manière plus spécifique aux différentes transitions considérées dans la suite de ce numéro.

Références
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Boiffin J., Doré T., Kockmann F., Papy F., Prévost P., 2022. La fabrique de l’Agronomie. Editions QUAE, 497p.
Colombier M. et Torre Schaub M.,2022. Gouvernance climatique. In Dictionnaire juridique du changement climatique, Mare et Martin (Collection de l'Institut
des Sciences Juridiques et Philosophiques de la Sorbonne), Paris 2022
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des changements techniques, et après ? Effets de verrouillage et voies d’évolution à l’échelle du système agri-alimentaire. Innovations Agronomiques, 8,
pp.121-134. hal-02667368
Pelzer E., Bazot M., Makowski D., Corre-Hellou G., Naudin C., et al., 2012. Pea-wheat intercrops in low-input conditions combine high economic performances
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Lormeteau, B. (dir.), 2021. Les Dynamiques du contentieux climatique - Usages et mobilisations du droit. Éditions Mare & Martin, Collection de l'ISJPS, vol. 60.
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PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

La dimension sociale de l’orientation des pratiques des agriculteurs


Autorités, déférences et conflits épistémiques
Claude Compagnone*
* L’Institut Agro Dijon, UMR Cesaer
Email : claude.compagnone@institut-agro.fr

Résumé
Le but de cet article est de montrer comment une rationalité sociale est à l’œuvre dans la manière
dont les agriculteurs orientent leurs pratiques, et comment cette rationalité sociale leur permet de
s’appuyer sur des autorités épistémique ou sociale. Il précise la manière dont la notion « d’autorité »
peut être entendue, et comment les concepts de déférence et de réputation viennent l’étayer. La
nécessité pour un agriculteur, pour pouvoir agir, de s’insérer dans un ou des collectifs
professionnels de référence est soulignée. Il est ainsi parlé « d’épistémologie du témoignage » ou
« d’épistémologie de la réputation » des autorités, ces témoignages et ces réputations permettant
de filtrer les informations et connaissances pour accéder à celles techniquement ET socialement
pertinentes. Il est montré comment la structure des collectifs de référence est elle-même
dynamique, conduisant au cours du temps à un repositionnement des personnes et à des
changements à la fois des cadres épistémiques et des autorités qui les portent et les défendent.
Introduisant la notion de conflits épistémiques, il est observé comment à un niveau macrosocial ces
conflits sont générés par des transformations propres à la société post-moderne, à la place de la
recherche et à l’usage de médias socionumériques.

Mots clefs : Rationalité sociale, autorités épistémiques, réseaux sociaux, déférences, conseil
agricole, recherche, médias socionumériques

Abstract
The purpose of this paper is to show how social rationality can guide the way farmers change
practices, and how this social rationality allows them to rely on epistemic or social authorities. It
clarifies how the notion of "authority" can be understood, and how the concepts of deference and
reputation support it. The need for a farmer, in order to be able to act, to be part of one or more
professional reference groups is specified. We thus speak of the "epistemology of testimony" or
the "epistemology of the reputation" of authorities, as these testimonies and reputations make it
possible to filter information and knowledge in order to access those that are technically AND
socially relevant. It is shown how the structure of reference collectives is itself dynamic, leading
over time to a repositioning of people and to changes in both the epistemic frameworks and the
authorities that carry and defend them. Introducing the notion of epistemic conflicts, it is observed
how at a macrosocial level these conflicts are generated by transformations specific to the post-
modern society, to the place of research and to the use of socionumeric media.

Keywords: Social rationality, epistemic authorities, social networks, deferences, agricultural advice,
research, socionumeric media

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PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

Introduction
Le but de cet article11 est de montrer comment la rationalité sociale12 mise en œuvre par les
agriculteurs joue dans la manière dont ils orientent leurs pratiques, et de faire apparaître comment
cette rationalité sociale les conduit à se référer, dans l’orientation de ces pratiques, à des personnes
ou organisations qui possèdent une autorité épistémique13.
En effet, pour développer des pratiques agricoles qui conviennent, les agriculteurs sont amenés à
apprécier précisément la situation à laquelle ils sont confrontés, cette situation étant
inextricablement de nature matérielle et sociale. Les agronomes et agroéconomistes, dans leur
approche des pratiques des agriculteurs, vont s’intéresser aux raisonnements techniques ou
économiques déployés pour évaluer les situations par les agriculteurs afin de mettre en œuvre des
pratiques techniquement ou économiquement pertinentes. Ils soulignent ainsi comment les
agriculteurs développent un jugement de la pertinence technico-économique de leurs actions. Mais
ces actions ne se déroulent pas dans un espace déconnecté du monde social, lui-même fait de liens
et de règles, mais se trouvent enchâssées dans ce monde social, lieu de ressources et de contraintes
(Granovetter, 1985 ; Grossetti, 2015). Dans ce sens, ces agriculteurs s’appuient dans leurs pratiques
à la fois sur une rationalité sociale et une rationalité technico-économique ou, dit autrement,
mettent à la fois en œuvre une intelligence du social et une intelligence du technique et de
l’économique. Cet enchâssement de leurs pratiques dans le social va conduire les agriculteurs à se
référer à d’autres acteurs pour savoir ce qu’ils doivent faire, à la fois, pour mener leur pratique à
bien, accéder aux connaissances pertinentes pour pouvoir le faire, s’inscrire socialement dans des
collectifs qui vont contribuer à définir le sens de leur action et à structurer leur identité
professionnelle.
Quels processus sociaux sont alors à l’œuvre dans l’établissement du jugement de pertinence
sociale des pratiques des agriculteurs ? Comment dans ce processus en viennent-ils à se référer à
certaines personnes ou organisations agricoles qui ont le statut d’autorité plutôt qu’à d’autres dans
l’orientation de leurs pratiques ? Quel rôle jouent ces personnes ou organisations dans l’outillage
épistémique des agriculteurs ? Comment résolvent-elles les conflits épistémiques qui peuvent
émerger ?
Pour répondre à ces questions nous conduirons une réflexion théorique et conceptuelle illustrée
par des résultats de travaux empiriques que nous avons pu, en particulier, menés et qui fondent
notre réflexion. Après avoir différencié deux types d’autorité (épistémique et sociale), nous
décrirons le processus de déférence qui, à partir de la réputation d’une personne, conduit à se fier
à son autorité pour orienter ses pratiques. Nous verrons ensuite, dans une perspective plus
dynamique, comment des conflits épistémiques et normatifs peuvent exister et être résolus, et
comment les structures sociales, lieux de ces conflits, se transforment au cours du temps. Nous
terminerons enfin sur des transformations plus macrosociales, sociétales et techniques, pour
comprendre les nouvelles formes de conflictualité entre autorités épistémiques.

Autorités, déférences et réputations

Autorités épistémiques et autorités sociales


Qu’entend-on par « autorité » ? Pour R. Boudon et F. Bourricaud (1982, p. 24), « On parle de
l’autorité d’une personne, d’une institution, d’un message, pour signifier qu’on leur fait confiance,
qu’on accueille leur avis, leur suggestion ou leur injonction, avec respect, faveur, ou du moins sans

11
Cet article fait suite à deux présentations orales, l’une aux Entretiens agronomiques Olivier de Serres en 2022, l’autre à un
Colloque de Cerisy en 2019 (Compagnone, 2022), sur ce thème des autorités épistémiques en agriculture.
12 La rationalité sociale est une rationalité qui s’appuie sur une connaissance des règles qui régissent les relations et rapports

sociaux entre les individus.


13
Est « épistémique » ce qui se rattache à une épistémè, c’est-à-dire à un cadre de connaissances particulier. Une autorité qui est
épistémique repose sur la maitrise d’un ensemble de connaissances pertinentes.

26
PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

hostilité ni résistance, et qu’on est disposé à y déférer ». Par exemple, on dira qu’une science fait
autorité lorsqu’on a affaire à une parole concordante des scientifiques qui se trouve être acceptée
dans la société sans contestation notable (Israel-Jost, 2015). Il en va ainsi aujourd’hui de la
climatologie largement mise sur le devant de la scène par les rapports du GIEC et les alertes
répétées de ses experts dans les médias.
L’autorité est donc un pouvoir légitimé qui non seulement échappe à la contestation mais est aussi
l’objet d’une reconnaissance, d’une considération respectueuse. Par extension, on qualifie
« d’autorités » les personnes ou les organisations qui possèdent ce pouvoir « d’autorité ». Dans ce
sens, comme dans le langage courant, on peut, à la fois, avoir une autorité, c’est-à-dire avoir le
pouvoir d’orienter l’action des autres du fait de l’usage d’arguments d’autorité, et être une autorité,
c’est-à-dire être reconnu par les autres comme ayant ce pouvoir.
La littérature fait apparaître deux principaux types d’autorité bien que leur différenciation
analytique ne dise pas précisément la manière dont ils s’agencent concrètement. Par exemple, J.
Coenen-Huther (2005) va distinguer deux figures de la modernité politique - confrontées selon lui
aujourd’hui à une érosion de la légitimité du pouvoir - : l’homme politique comme expert, qui se
prévaut de l’autorité du savoir, et l’homme politique comme leader, qui se prévaut du pouvoir de
la décision. É. Broudoux (2017) parle, quant à elle, dans le champ scientifique, d’« autorité
épistémique » et d’« autorité scientifique », la première concernant l’expertise des savoirs alors que
la seconde est liée aux personnes et relève donc d’un « pouvoir social ». Ou encore, E. Lazega (2011),
dans son analyse - sur laquelle nous nous appuyons ici - sur la façon dont des acteurs élaborent des
jugements de pertinence sociale de leurs actions, va différencier des arguments d’autorité
hiérarchique et des arguments d’autorité d’expert.
On retrouve donc bien, chez les uns et les autres, une autorité qui tient au pilotage du savoir et une
autre qui tient au pilotage du social. Dans le premier cas, les arguments d’autorité portent sur les
connaissances utiles que peut apporter une personne à une autre sur ce que sont les choses ; dans
le deuxième cas, ils portent sur ce qu’il faut faire au regard des règles ou des normes qui animent
le collectif dans lequel une personne inscrit ses pratiques. Dans le cadre d’une organisation formelle
hiérarchisée, la possession de cette autorité sociale est ainsi liée à l’occupation d’une place
prédéfinie dans l’organigramme qui spécifie des rapports de subordination de supérieur
hiérarchique à subordonné. Mais si autorité épistémique et autorité sociale peuvent se cumuler en
une seule et même personne dans des structures sociales très hiérarchisées, elles peuvent aussi
être relativement distribuées dans des structures sociales plus égalitaires, comme nous avons pu le
constater dans des réseaux de viticulteurs, céréaliers ou éleveurs (Compagnone, 2019).
Toutefois, la dimension épistémique et la dimension sociale de l’autorité ne sont jamais
déconnectées l’une de l’autre. D’une part parce qu’une personne qui incarne l’autorité sociale est
toujours dotée, elle-aussi, d’une certaine autorité épistémique, au moins dans sa maîtrise du cadre
épistémique global qui étaye les pratiques du collectif qu’elle représente. D’autre part, parce que
la ou les autorités épistémiques d’un collectif développent leur expertise de manière cohérente
avec la norme pratique qui permet aux uns et aux autres de se reconnaitre comme membres du
même collectif.
Cette position singulière de certains acteurs a été identifiée très tôt dans les études de diffusion
des innovations, en particulier en agriculture, que ce soit chez E. Rogers (1983[1962]), principal
théoricien de la théorie sociologique de la diffusion des innovations, ou chez H. Mendras (1967), qui
a développé ces mêmes analyses en France sur la diffusion du maïs hybride. L’un et l’autre
identifient nettement deux catégories de premiers adoptants des innovations : il y a tout d’abord
les « innovateurs » qui, à l’affût des innovations, vont les repérer et les tester rapidement, et les
« premiers utilisateurs » qui ne les adoptent que dans un deuxième temps, après le travail de la
première catégorie d’acteurs. Si les premiers ont des caractéristiques socio-économiques proches
de la moyenne, les seconds ont un statut social plus élevé. L’analyse des réseaux sociaux (Degenne
et Forsé, 2004) a fait ensuite apparaître comment cette diffusion des innovations dans un espace
social donné tenait à la forme de la structure sociale créée par tous les liens qui lient ensemble les
individus dans cet espace et aux positions que pouvaient occuper les porteurs d’innovations dans

27
PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

cette structure. Si les « innovateurs » sont identifiés comme ayant des positions périphériques au
sein de telles structures, les « premiers utilisateurs » occupent des positions centrales et ont un
statut d’autorité sociale.

Déférence épistémique, sémantique ou sociale


Il n’y a pas d’autorité sans processus de déférence par lequel celui qui est orienté dans ses pratiques
émet envers l’autorité qui l’oriente un certain nombre de signes de reconnaissance. Traiter de cette
question de la déférence - dans ses dimensions épistémique, sémantique14 et sociale - et de la
réputation permet de mieux préciser la notion d’autorité.
Pour L. Kaufman (2006), la déférence, dans un sens restreint, est un acte délibéré et justifiable –
c’est-à-dire que l’on peut expliquer avec des raisons socialement acceptables - d’allégeance à un
statut ou à une compétence détenue par certains membres influents de la communauté. La
déférence repose donc sur le prestige ou la réputation que détiennent ceux dont le jugement fait
autorité. La déférence devient un élément de la transaction dans la relation avec une autorité : des
marques de reconnaissance sont rationnellement échangées contre des informations, qui peuvent
alors aussi bien porter sur ce que sont les choses que sur les règles à suivre. La déférence sociale
marque à la fois l’appartenance à un collectif dont on accepte de suivre les règles et à la fois la
distance sociale qui sépare le membre ordinaire de l’autorité sociale.
Selon L. Kaufman (2006), la déférence épistémique correspond au fait de suivre délibérément le
jugement d’une autorité supérieure en renonçant à sa capacité propre de jugement sur les choses.
Ainsi, quand une autorité épistémique d’un collectif de céréaliers dit, « il y a de la fusariose sur le
blé », l’agriculteur « déférant » ne va pas vérifier s’il y a de la fusariose. Il sait qu’il y en a. Dans le
cadre des travaux que nous avons conduits en viticulture (Compagnone, 2004 ; 2014), nous avons
ainsi repéré des viticulteurs qui délèguent la décision du moment de traitement, soit explicitement
en demandant conseil à des pairs considérés comme experts, soit en les observant et en les imitant,
c’est-à-dire en procédant comme eux. Il est alors plus rationnel pour eux de se fier à l’avis de ce pair
considéré comme expert, et donc de lui déléguer le jugement, plutôt que de s’appuyer sur leurs
propres intuitions ou connaissances.
Cette question de la déférence épistémique est la question centrale de « l’épistémologie15 du
témoignage » qui cherche à savoir « à quelles conditions, et en vertu de quoi, un sujet est
rationnellement autorisé, et donc justifié, à croire une proposition qui lui est transmise par autrui,
sans la vérifier par ses propres moyens » (Worms, 2015, p 22). Cette épistémologie fait apparaître
que la déférence épistémique peut se doubler d’une déférence sémantique. Cette dernière survient
quand, non seulement un acteur ne peut pas vérifier par lui-même la véracité d’une proposition,
mais qu’il n’en maîtrise pas entièrement la signification. Pour reprendre l’exemple du traitement
des vignes, ce n’est pas la même chose de ne pas pouvoir identifier le bon moment de traitement
que de ne pas savoir exactement pourquoi il faut traiter. C’est du fait de cette déférence
sémantique que, pour L. Kaufman, un acteur « déférant » acceptera une croyance ou une
orientation pratique proposée par une autorité envers laquelle il a confiance.
Ce processus de déférence sémantique est observé dans un certain nombre de relations de conseil
entre agriculteurs et conseillers agricoles, lorsque les agriculteurs ne possèdent pas les
compétences suffisantes pour la réalisation de certaines tâches techniques, économiques ou
administratives (Compagnone et al., 2009). Avec l’usage plus massif des outils d’aide à la décision,
cette déférence sémantique peut d’ailleurs ne plus concerner le conseiller mais l’algorithme qui
évalue la situation et propose un type d’action de manière impersonnelle (Di Bianco et al., 2022). Si
elle est aussi relevée dans le cadre de collectifs d’agriculteurs animés par la construction de
connaissances complexes (Compagnone, 2019), elle joue alors d’une toute autre manière. Dans ce
dernier cas, la confiance épistémique sous-tend le travail collectif d’agriculteurs ayant des

14 Est dit sémantique ce qui se rattache au sens ou la signification des choses. La sémantique porte en linguistique sur l’étude du
sens des mots.
15 L’épistémologie doit être entendue ici au sens anglo-saxon de théorie de la connaissance générale.

28
PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

compétences propres différentes. Cette confiance n’est alors guère différente de celle qui anime
des chercheurs de domaines différents dans le travail de la science contemporaine (Worms, 2015).
La déférence sociale peut aussi être dénuée de toute déférence épistémique. Ainsi, comme nous
avons pu l’observer dans des réseaux de viticulteurs, un déférant peut accepter de mettre en œuvre
la confusion sexuelle des papillons des vers de la grappe sur son exploitation alors qu’il sait que
cette technique n’est pas efficace chez lui (Compagnone, 2014). Il consent à le faire par déférence
sociale envers celui ou ceux qui détiennent l’autorité sociale dans son collectif et pour rester inséré
dans ce collectif. Cette déférence assure, par là-même, le maintien de l’ordre établi. Comme le dit
L. Kaufman (2006, p 112) « l’individu s’incline devant les êtres étranges que reconnaît sa
communauté en se reconnaissant comme la partie d’une totalité qui le dépasse ». Il endosse « le
point de vue impersonnel et anonyme de [son] groupe d’appartenance ».

Une épistémologie de la réputation


Pour s’orienter et agir dans un milieu social, créer des liens et bénéficier de l’appui des autres, et
enrichir ou déplacer leur identité sociale, les agriculteurs sont amenés à identifier les individus les
plus centraux dans les échanges, c’est-à-dire à repérer les autorités épistémiques, qui l’informeront
sur les choses et les autres, et les autorités sociales, qui défendront la norme. Ils s’appuient donc
sur la réputation que ces personnes ont dans leur espace social.
G. Origgi (2013, p. 102) définit la réputation comme « une trace informationnelle que laisse notre
conduite dans les opinions des autres », c’est-à-dire « une étiquette qui nous accompagne dans
notre vie sociale, qui stabilise notre identité et favorise ou défavorise nos interactions futures ». La
réputation n’est pas à proprement parler une qualité individuelle mais plutôt le résultat d’une
interaction entre acteurs. Le repérage de la réputation des individus d’un espace social a, pour un
individu qui s’inscrit dans cet espace, une visée épistémique. En effet, comme l’indique G. Origgi
(2006), dans une société caractérisée, non pas par un manque d’informations, mais par son
foisonnement, il nous faut être en capacité d’opérer un filtrage pour identifier celles qui nous sont
pertinentes pour pouvoir agir. Une des manières d’opérer ce filtrage est de passer par le biais
« d’autorités » représentantes d’un collectif dans lequel on se reconnait, et donc de s’appuyer sur
des critères indirects qui portent sur l’aptitude des personnes à filtrer l’information qui compte. Le
collectif prioritaire dans lequel un agriculteur se reconnait joue le rôle de système principal de
sélection et de récupération de l’information.
L’accès à la connaissance ou l’information pertinente passe donc, de manière indirecte, par l’accès
à la réputation de ceux capables de définir qu’elle est l’information ou la connaissance pertinente.
Il y a ainsi une « épistémologie de la réputation » car « la réputation est un critère rationnel
d'extraction de l'information de n'importe quel corpus de savoirs, scientifique ou pas » (Origgi,
2013, p. 106). C’est donc en s’appuyant sur les jugements et les évaluations des autorités
épistémiques de leur collectif de référence que les agriculteurs arrivent à extraire de l'information
pertinente d'un corpus de savoirs. Accéder au bon filtrage leur demande une intelligence du social
car ils doivent évaluer la réputation de l’autorité, son plus ou moins haut statut épistémique, et en
quoi sa position est la meilleure en tant qu’autorité. Il s’ensuit, comme nous l’avons vu avec le
processus de déférence, une forme de dépendance épistémique (Origgi, 2013) ou informationnelle
(Mugny et al., 2006).

Conflits des normes et dynamiques des structures sociales

Appartenance et multi-appartenance à des collectifs


En suivant E. Lazega (2011), on peut ainsi dire que dans leur pratique ordinaire, pour savoir quoi
faire, les agriculteurs prennent appui sur un ou des groupes de référence, identifient les autorités
qui représentent ces groupes et suivent la règle ou norme qui a cours dans ces groupes. En effet,
quand un agriculteur contextualise socialement son action, il la positionne dans une structure
d’interactions et d’interdépendances entre acteurs que constituent ces groupes. Comme dans

29
PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

d’autres groupes professionnels, certains agriculteurs ont, dans ces groupes de référence, un
statut social supérieur aux autres, sont mieux écoutés et apparaissent comme des représentants
du collectif de référence. Ce sont ces agriculteurs que l’on va qualifier de manière traditionnelle de
leaders d’opinion. D’une certaine façon, l’adhésion à leur personne se confond avec l’adhésion aux
objectifs, règles ou normes qu’ils défendent au nom du collectif. Cette adhésion se matérialise par
la centralité qu’occupent ces représentants dans la structure des relations du groupe.
Toutefois, les agriculteurs, comme d’autres professions, gravitent souvent, comme nous le
montrent les enquêtes effectuées sur leurs dynamiques de changements, dans différents collectifs
professionnels, groupes ou réseaux (Compagnone, 2014 ; Compagnone et Hellec, 2015), les
agriculteurs pouvant selon les thèmes ou les objets se situer par rapport à plusieurs groupes. En
cela, ils développent une multi-appartenance faite avec certains de liens faibles et avec d’autres de
liens forts (Degenne et Forsé, 2004). Cette multi-appartenance les expose à des façons de faire et
de penser différentes d’un espace social à un autre. Si cette exposition est à l’origine de
l’introduction d’innovations d’un espace social à un autre, elle oblige aussi les agriculteurs à arbitrer
pour déterminer quel est leur collectif de référence, c’est-à-dire leur collectif principal, au sein
duquel ils pourront bénéficier, en particulier de la part des autorités représentantes de ces
collectifs, d’appuis pour l’orientation de leur pratique.
Un tel mécanisme permet de comprendre que la mise en œuvre ou non d’une pratique par un
agriculteur ne découle pas purement d’un processus cognitif, conduit individuellement ou
collectivement, sur la compréhension et la portée de la pratique, mais aussi d’un processus social
d’arbitrage de l’agriculteur entre des collectifs et des normes ou règles que ces collectifs défendent
respectivement. Ainsi un groupe Dephy d’Ecophyto, au sein duquel de nouvelles pratiques
économes en usage de produits phytosanitaires sont élaborées ou partagées, peut, en bout de
course, quand un agriculteur membre de ce groupe hiérarchise ses collectifs de référence, être
déclassé par rapport à d’autres collectifs où la norme pratique ne correspond pas à celle qui se
stabilise dans le collectif Ecophyto. Ce type de situation peut conduire à ce que les
psychosociologues qualifient de dissonance cognitive, c’est-à-dire à l’observation d’un écart entre
ce que les personnes pensent et ce qu’elles font. L’attention aux structures sociales dans lesquelles
ces personnes se trouvent insérées amènera plutôt à interpréter cette situation comme le résultat
d’une tension entre des normes différentes du fait d’une multi-appartenance de la personne
(Compagnone, 2014).
Dans des enquêtes que nous avons pu ainsi conduire auprès de réseaux de viticulteurs ou de
céréaliers (Compagnone, 2019), il apparait clairement que certains acteurs ne mettent pas en
œuvre des techniques qu’ils jugent pourtant techniquement intéressantes pour ne pas enfreindre
la norme pratique de leur groupe professionnel de référence et ne pas prendre le risque de voir les
liens entretenus avec les autres acteurs de ce groupe se distendre ou se rompre. Inversement,
d’autres agriculteurs peuvent mettre en œuvre des pratiques qu’ils considèrent comme
techniquement ou économiquement moins appropriées pour eux pour les mêmes raisons. D’une
certaine manière, ils répondent à une pression sociale à la norme pour éviter des sanctions sociales.
Parler de « pression sociale » signifie qu’ils sont l’objet d’un contrôle de la part des autorités de leur
collectif, contrôle qui permet à ces dernières d’apprécier l’alignement des pratiques de l’agriculteur
avec les normes qui ont cours dans le collectif.
Certaines études de réseaux nous ont permis d’observer que si des agriculteurs pouvaient
développer une multi-appartenance d’autres pouvaient être socialement faiblement intégrés, voire
isolés, en ce qui concerne les échanges qu’ils peuvent entretenir avec d’autres sur leurs pratiques.
Ce faible degré d’intégration sociale et la sollicitation d’une plus grande diversité de conseillers
agricoles que pour les autres agriculteurs apparaissent souvent positivement corrélés. Des types
de déférence variés peuvent alors être relevés avec ces conseillers : déférence sémantique dans le
cas où, par manque de compréhension des choses, l’agriculteur exécute simplement ce que lui dit
de faire le conseiller ; déférence épistémique dans le cas où il manque simplement à l’agriculteur
l’information pertinente pour apprécier la situation ; déférence sociale dans le cas où il s’avère que
le collectif de référence de l’agriculteur se trouve être constitué des techniciens d’une structure

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PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

(par exemple, d’une Chambre d’agriculture pour un responsables professionnel).


L’appel à des conseillers de structures différentes (Chambres d’agriculture, coopératives, négoces,
cabinets de conseil…) apparaît souvent comme une stratégie des agriculteurs socialement
faiblement intégrés pour avoir accès à une diversité d’informations et limiter une trop forte
dépendance épistémique à un seul d’entre eux. Toutefois une telle stratégie, les contraint aussi à
arbitrer entre des conseils potentiellement divergents (par exemple, en matière d’usage de
produits phytosanitaires, sur les seuils de traitement) (Compagnone et Golé, 2011).

Transformation des structures sociales et conflits épistémiques


Si une rationalité sociale est mise en œuvre dans l’orientation des pratiques, pour autant, tout n’est
pas figé : il y a une dimension temporelle et dynamique dans le jugement de pertinence sociale de
l’action. En effet, les structures sociales se transforment, des personnes antérieurement présentes
peuvent disparaitre, d’autres arriver, des outsiders peuvent devenir des insiders et les normes se
modifient au cours du temps. Le suivi longitudinal de réseaux, c’est-à-dire l’identification de la
structure des liens entre acteurs à des pas de temps différents, ou le récit des acteurs de ces
réseaux sur leur position au cours du temps permettent de rendre compte de cette dynamique.
Ainsi dans le cas d’un réseau de viticulteurs que nous avons pu étudier (Compagnone, 2004, 2014),
nous avons relevé le passage au cours du temps d’un viticulteur de la périphérie au centre du
réseau. Possédant une ressource rare, celle de la maitrise du désherbage mécanique du sol qui avait
été déclassé par l’usage des herbicides, il devient, dans son réseau de référence, une autorité
épistémique sur la question quand ce désherbage mécanique se trouve promu par l’encadrement
technique alors que les autres membres du réseau n’ont pas ou plus la compétence pour maitriser
sa mise en œuvre.
La forme des structures sociales d’interrelations se modifient donc au cours du temps ainsi que le
statut des acteurs. Des acteurs peuvent revendiquer une forme d’autorité afin d’acquérir un statut
plus élevé et faire valoir leurs conceptions. Ces revendications vont conduire à des conflits
épistémiques et normatifs sur la définition de ce que sont les choses et sur ce qu’il est possible de
faire dans le collectif social dans le lequel ces acteurs s’inscrivent. On peut ainsi observer comment,
dans des collectifs d’agriculteurs en agriculture conventionnelle, le passage de certains agriculteurs
à d’autres modèles d’agriculture, comme l’agriculture biologique ou l’agriculture de conservation,
peut mener localement à ce type de conflits. Cette concurrence entre sous-communautés, leaders
et cadres épistémiques peut aboutir localement au remplacement d’une élite par une autre
porteuse d’un nouveau jugement de pertinence.

Concurrence et conflits entre formes macrosociales d’autorités

Si des autorités épistémiques émergent dans les collectifs professionnels agricoles, une question
se pose, d’une part sur l’étendue sociale de ces collectifs et, d’autre part, sur la place de l’autorité
épistémique institutionnellement constituée qu’est la recherche. La première question amène à se
demander si le processus d’émergence d’autorités épistémiques dans des collectifs professionnels
agricoles ne vaut que pour des réseaux d’interdépendances locaux, c’est-à-dire géographiquement
positionnés et numériquement calibrés pour permettre l’interconnaissance. La deuxième question
conduit à s’interroger sur la spécificité de la recherche en matière d’exposition du processus de
production de la connaissance scientifique aux contingences et jeux sociaux. Le traitement de ces
deux questions devrait nous permettre d’entrevoir comment l’émergence de l’usage des outils
numériques et des médias socionumériques et les transformations sociétales peuvent conduire à
donner à la question des conflits épistémiques une envergure bien plus large que celle esquissée
jusqu’à présent.

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PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

Autorité épistémique de la recherche


Commençons par la question de l’exposition du processus de la recherche aux contingences et jeux
sociaux. La réflexion de V. Israel-Jost (2015) autour d’une conception de la science néopoppérienne
– c’est-à-dire d’une conception poppérienne renouvelée - nous permet d’étayer ce point. En effet,
dans la conception poppérienne, le critère de réfutabilité (ou falsifiabilité) permet de démarquer la
science des autres formes de connaissance. Pour K. Popper (1985 [1963]), la science est constituée
de théories qui ne sont jamais absolument certaines et auxquelles les faits peuvent donner tort et
conduire ainsi à la révision des théories. Ces dernières sont réfutables (ou falsifiables) dans le sens
où les faits peuvent les contredire. Pour être qualifiée de scientifique, toute hypothèse doit donc
pouvoir être réfutable, c’est-à-dire pouvoir être mise à l’épreuve des faits.
Toutefois, comme nous le montre V. Israel-Jost, cette approche poppérienne de la science s’est
tout d’abord trouvée critiquée sur le lien équivoque existant entre théorie et fait observé. D’une
part, parce que toute observation se trouve elle-même conditionnée par le cadre épistémique qui
structure le regard de celui qui observe (charge théorique de l’observation). D’autre part, parce
que des théories concurrentes peuvent exister pour des mêmes faits (la théorie n’est pas
totalement déterminée par l’expérience). Finalement, c’est une dimension sociale du travail de la
science qui réhabilite la place de l’observation dans la conception néopoppérienne. C’est « la
reproductibilité d’un résultat par une autre équipe, en un lieu différent et sur un autre dispositif
expérimental, [qui] confère une autorité beaucoup plus grande à ce résultat. C’est la robustesse
d’un résultat expérimental qui lui donne le statut d’observation et lui confère l’autorité qui rend
rationnel de lui accorder la priorité par rapport à la théorie » (V. Israel-Jost, 2015, p. 66). La
reproductibilité des résultats et leur acceptation par différentes équipes de chercheurs contribuent
donc à assoir l’autorité de l’observation.
Si d’un côté cette dimension sociale sauve la ligne de démarcation posée par K. Popper, d’un autre
côté et simultanément, elle l’érode. Le processus même du travail scientifique contemporain,
conduit en effet de plus en plus les chercheurs de différentes disciplines ou ayant des compétences
variées à œuvrer ensemble dans des collectifs de recherche qui les obligent pour produire à se
soumettre à une déférence sémantique et à une confiance épistémique mutuelles. La dimension
sociale implique donc, contrôle par les pairs de la même discipline (reproductibilité des résultats)
et confiance en leurs compétences dans des agencements interdisciplinaires originaux. De plus,
comme le fait apparaître G. Origgi (2006), les processus de déférence épistémique ou sociale, liés
à des choix de collectifs de référence et à l’identification des personnes représentantes de ces
collectifs, sont présents dans la recherche comme dans d’autres communautés professionnelles,
les chercheurs étant confrontés aux mêmes difficultés d’inscription sociale dans leur communauté
professionnelle.
Mais de manière plus profonde c’est la forme même de l’orientation, consciente ou inconsciente,
de la recherche par des contraintes sociales qui lui sont externes qui affectent sa production. Elle
dépend ainsi de plus en plus des agendas politiques et de l’orientation des plans de financement,
et elle est impactée par des biais culturels. Mais l’élément que V. Israel-Jost met le plus en avant est
la vulnérabilité intrinsèque de la recherche du fait même de sa logique de la découverte. C’est parce
qu’elle est par nature caractérisée par son ouverture à la critique et à la remise en question, qu’elle
s’expose aussi à des formes de manipulation. Des « marchands de doutes » (Oreskes et Conway,
2012) peuvent ainsi intentionnellement introduire des hypothèses réfutables dans le débat
scientifique, non pas pour élargir la connaissance mais pour retarder le moment où une proposition
stable sur les faits pourra être formulée. Au-delà de l’examen critique de toute hypothèse, c’est
donc la question de l’identification de « la bonne hypothèse », c’est-à-dire de l’hypothèse qu’il est
pertinent d’explorer au regard des enjeux du moment, qui se pose.
Ces éléments de mieux en mieux documentés de la marche de la science affectent sa supposée
neutralité, et donc son autorité et celle de ses représentants. Ils contribuent au relativisme cognitif
et moral (Coenen-Huther, 2009 ; Valendier, 1988) propre aux sociétés pluralistes post-modernes
qui admettent une diversité de normes et de valeurs, portées par des collectifs variés. Les conflits

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PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

épistémiques, comme nous l’avons vu précédemment, naissent alors de l’émergence d’une


multiplicité d’autorités épistémiques propres à une multiplicité de collectifs. Aucune institution
surplombante n’étant là pour centraliser cette autorité, ce sont des mécanismes de coordination
intégrant l’ensemble des acteurs, et donc l’ensemble des compétences disponibles, qu’il reste à
mettre en place pour évaluer et contrôler les différents types de savoirs (Lazega, 2011).

Usage des médias socionumériques comme dispositif réputationnel


En agriculture, l’usage des médias socionumériques va, dans un contexte d’isolement
géographique des agriculteurs, élargir les espaces sociaux dans lequel des autorités épistémiques
peuvent émerger tout en reconfigurant ces espaces. En effet, par le biais de ces outils numériques,
les agriculteurs peuvent échanger sans forcément être physiquement présents sur le même lieu.
Des collectifs translocaux et potentiellement transprofessionnels apparaissent, que les interactions
entre leurs membres soient exclusivement entretenues par le biais des outils numériques ou qu’ils
soient aussi associés à des rencontres en présence (Goulet et al., 2008 ; Rénier et al., 2022 ; Thareau
et Daniel, 2019). L’usage des médias socionumériques tient à la fois de la création de collectifs « pas
déjà-là » autour de certaines questions techniques précises (la lutte contre certaines maladies des
végétaux, par exemple), de l’inscription dans un type de collectif présent ailleurs mais pas
localement (pour le développement de l’agriculture de conservation ou de la permaculture, par
exemple), d’élargissement de collectifs constitués ou de mise en relation de collectifs différents
(par exemple, entre CUMA ou GIEE), voire de publicisation de l’activité agricole ordinaire auprès du
grand public. Ces collectifs donnent accès à des ressources, cognitives ou sociales, et à des formes
d’appui, dont certains tiennent au partage d’émotions (Prost et al., 2014), autrement inaccessibles,
sur un mode de proximité cognitive, sociale ou émotionnelle choisie (Prost et al., 2017 ; Rénier et al,
2022).
L’usage de ces médias socionumériques dans la constitution ou l’élargissement des collectifs va
jouer de plusieurs façons dans le processus d’émergence d’autorités et de déférences
épistémiques. Tout d’abord, il augmente la possibilité des agriculteurs à accéder à des collectifs
divers, et donc leur multi-appartenance. Cette augmentation les amène donc potentiellement, pour
pouvoir agir en s’inscrivant dans un collectif qui filtre l’information pertinente, à devoir arbitrer
entre un plus grand nombre de collectifs pour déterminer le ou les collectifs de référence. Mais
l’articulation entre des collectifs formés à distance et d’autres en présence facilite aussi une forme
d’ubiquité sociale peu tenable dans des groupes fréquentés physiquement (Colonomos, 1995).
Un autre point porte sur une position d’autorité épistémique qui se trouve plus fermement assise.
Les agriculteurs engagés dans le cadre de collectifs à visée épistémique sont placés soit dans un
processus d’apprentissage instructionnel (relation expert-novice), soit dans un processus
d’apprentissage collaboratif (co-construction entre pairs de connaissances nouvelles). Selon, B.
Conein, (2007), la nature socionumérique de ces réseaux joue sur l’apprentissage instructionnel en
élargissant l’accès des novices aux experts, et donc la centralité des autorités épistémiques, et
impacte l’apprentissage collaboratif en favorisant une organisation collégiale entre experts, et
donc la collaboration entre autorités épistémiques.
Enfin, ces médias vont jouer le rôle de dispositifs numériques réputationnels qui vont permettre
aux agriculteurs identifiés comme des autorités épistémiques non seulement d’être suivis par un
grand nombre de personnes mais aussi de quantifier ce suivi et de s’en faire valoir. L. Rénier et al.
(2022) montrent ainsi comment certains agriculteurs youtubeurs captent durablement des dizaines
de milliers d’abonnés en formant eux-mêmes communauté entre eux. Ces agriculteurs concentrent
donc, par l’usage de l’outil numérique, un grand nombre de liens et promeuvent, au-delà de la
simple présentation de ce qu’ils font, le cadre épistémique qui anime leurs pratiques. Le processus
apparait analogue à celui des dispositifs numériques citationnels dans la recherche scientifique. Ces
dispositifs ont une valeur épistémique dans le sens où, en permettant de repérer les acteurs les
plus cités, et donc les plus centraux, ils donnent en même temps accès aux cadres épistémiques
valorisés par ces acteurs.

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PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

Cette situation singulière rend bien compte de la façon dont l’autorité scientifique se trouve
concurrencée par d’autres formes d’autorité dont la légitimité épistémique est assurée par un
dispositif réputationnel. Elle montre comment le pluralisme des idées fait rentrer en concurrence,
si ce n’est en conflit, des cadres épistémiques dont la légitimité n’est pas assise de la même façon.

Conclusion
Le but de cet article était de mettre en avant la rationalité sociale des agriculteurs à l’œuvre pour
orienter leurs pratiques. Notre position n’est donc pas ici cognitiviste dans le sens où nous ne
mettons pas à jour les processus de raisonnement individuels ou collectifs. Le parti pris est plutôt
de rendre compte spécifiquement de la dimension sociale de l’orientation des pratiques et de
montrer que cette prise en compte du social par les agriculteurs est profondément rationnelle. Si
la question de la déférence de la décision à une autre personne peut être perçue comme une forme
d’abandon de son autonomie décisionnelle, elle prend une toute autre coloration lorsqu’elle est
replacée dans son cadre social. Or cette dimension sociale, si elle est perçue par les agronomes,
reste traditionnellement méconnue ou largement sous-estimée. Cette méconnaissance ou sous-
estimation, qui amène à des formes d’incompréhension des échecs de l’intervention technique ou
du rôle de la recherche, peut bloquer la capacité d’action propre à cette intervention. Face à la
nécessité d’une transition écologique, il paraît impératif de mieux articuler rationalité technique et
rationalité sociale dans la compréhension des pratiques des agriculteurs.

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Agriculture low tech : comment innover par les usages ?


Morgan Meyer*
* Mines Paris, PSL, CNRS
Email : morgan.meyer@minesparis.psl.eu

Résumé
Comment aller au-delà de la vision économique et productiviste de l’innovation, qui voit
l’innovation comme étant uniquement incarnée dans des produits high-tech ? Afin de répondre à
cette question, cet article se focalise sur l’innovation par les usages et le low tech en agriculture. Il
propose un tour d’horizon du sujet dans la littérature académique, présentera quelques exemples
de low tech dans l’agriculture, tout en se concentrant sur un cas d’étude : la coopérative d’auto-
construction l’Atelier Paysan. L’article montre que les low tech ne se réduisent pas à leur matérialité
et à leur technicité. Il faut, au contraire, les considérer comme des objets culturels et sociaux, qui
existent à travers des pratiques, des sensibilités, des valeurs, des choix éthiques. Pouvoir réparer
soi-même, s’entraider, s’organiser en tant que coopérative, diffuser des plans sous licence libre,
lutter contre le complexe agro-industriel, critiquer la robotisation et le numérique : les pratiques
autour du low tech sont indéniablement des pratiques politiques.
Mots-clés : Innovation – agriculture – low tech – atelier paysan

Abstract
How can we move beyond an economic and productivist vision of innovation, a vision that sees
innovation embodied solely in high-tech products? In order to answer this question, this article
focuses on user innovation and low tech in agriculture. It provides an overview of the topic in the
academic literature, presents some examples of low tech in agriculture, while focusing on a case
study: the cooperative L’Atelier Paysan. The article shows that low tech cannot be reduced to its
materiality and technicality. On the contrary, it must be considered as an ensemble of cultural and
social objects, which exist through practices, sensibilities, values and ethical choices. Being able to
repair, helping each other, organizing oneself via cooperatives, distributing construction plans
under free licenses, fighting against the agro-industrial complex, criticizing robotization and digital
technology: the practices concerned with low tech are undeniably political practices.
Keywords : Innovation – agriculture – low tech – farmer’s factory

Introduction
Fermes connectées, drones, applications pour smartphones, robots, big data : quand on parle
d’innovation dans le monde agricole, on pense généralement à toute une panoplie de dispositifs
techniques. Le numérique et la robotique sont censés résoudre, du moins en partie, les défis actuels
de l’agriculture, mais aussi, plus largement, les problèmes énergétiques et écologiques. Il y a
cependant des voix qui critiquent cette façon de penser l’innovation. Tout d’abord, l’innovation
n’est pas uniquement une pratique technique. Elle se réalise aussi à d’autres niveaux : par de
nouvelles professions, de nouvelles compétences, de nouvelles expertises, ou de nouvelles
pratiques. Rappelons, au passage, que le Manuel d’Oslo de l’OCDE (1992) parle d’innovation de
produit, de procédé, de commercialisation, et d’organisation. En un mot, l’innovation n’est jamais
que « technique ».
Ensuite, une innovation ne se présente jamais seule. Toute innovation est liée à une infrastructure
de maintenance, à des programmes informatiques, à des contrats avec des fournisseurs, à des

37
PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

engagements avec des experts, à un système de normes et de règlementations. Tout dispositif


technique peut tomber en panne un jour ou l’autre et il faut en prévoir la maintenance. Cette
dépendance entre les agriculteurs et le monde industriel mérite réflexion et montre qu’il faut saisir
l’innovation technologique dans son contexte social, légal et politique plus large. Les exemples
qu’on rencontrera dans cet article, tout en portant sur la technologie, seront aussi des lieux où la
question de l’autonomie sera soulevée et des critiques du modèle agricole seront faites.
Il est important de garder une distance critique par rapport à l’innovation : l’innovation n’est jamais
neutre, ni uniquement bénéfique (voir Akrich, 1989 ; Winner, 1986). Toute innovation est un choix,
une question politique. Cet article problématise la notion d’innovation dans le monde agricole. Tout
en décentrant le regard sur l’innovation en tant que dispositif purement technique (et forcément
« high tech »), la focale sera mise sur les usages et le low tech. Les low tech, ou « basses
technologies », peuvent être définies dans un premier temps comme des technologies plus simples,
plus durables, plus accessibles et moins chères que les technologies « high tech ». En d’autres
termes, ce sont les principes de l’ouverture, de l’accessibilité, du partage et de la participation qui
sont recherchés. Plutôt que de miser sur la commercialisation de systèmes techniques de façon
descendante, l’idée est donc de faire ce qu’on appelle de l’innovation par le « bas », par les
« usages », ou encore innovation « ascendante » (voir, entre autres, Akrich, 1998 ; von Hippel, 2005 ;
Cardon, 2006).
L’article est organisé comme suit. Il fera tout d’abord un tour d’horizon du low tech dans la
littérature académique. Ensuite, il présentera quelques exemples du low tech dans l’agriculture,
tout en se concentrant sur un cas d’étude : la coopérative d’auto-construction l’Atelier Paysan.

Les low tech dans la littérature académique


Les low tech ont été examinées dans divers contextes et domaines d’application (industrie,
architecture, médecine, habitat, etc.) et selon une variété de perspectives, allant de l’économie à
la philosophie et à l’anthropologie (voir Meyer, 2022a). La majeure partie de la littérature
académique s’est concentrée sur les capacités de recherche et d’innovation dans les industries low
tech16 - notamment en comparaison avec les industries high tech (voir notamment Zouaghi et al.,
2018 ; Czarnitzki et Thorwarth, 2012). Si cette partie de la littérature s’intéresse aux aspects
économiques, financiers et stratégiques de la technologie dans un secteur donné, elle ne
questionne et problématise cependant pas ces technologies en tant que telles. La littérature qui se
concentre sur les low tech en soi a examiné les utilisations de ces dernières dans divers domaines :
des architectes ont testé différentes solutions de toiture low tech en utilisant des déchets
ménagers (Dabaieh et Zacharia, 2020), des médecins ont décrit l’utilité d’équipements low tech
comme les masques et les boîtes de désinfection pour lutter contre la pandémie due au Covid-19
(Lerner et al., 2020) et les scénarios dans lesquels les low tech sont utilisées au niveau domestique
(comme des sacs de douche solaires ou des méthodes de chauffage alternatives) semblent
plausibles (Alexander et Yacoumis, 2018). Au sujet des low tech dans l’agriculture, on recense des
travaux sur les techniques d’irrigation (Stöber et al., 2018), sur les serres (Salazar-Moreno et al.,
2020 ; Passam et al., 2001), sur la culture de géraniums (Brentari et al., 2020) ou encore sur les
systèmes d’aquaponie (Maucieri et al., 2020). Les principaux enjeux abordés dans tous ces travaux
tournent généralement autour de l’utilité, la robustesse, les effets et les limites des low tech.
Ce qui peut surprendre, c’est que la thématique du low tech soit absente de la littérature en
sciences sociales sur les technologies/sciences do-it-yourself. Dans les articles proposant des revues
de littérature exhaustives sur le sujet – à savoir Ferretti (2019), Nascimento et al. (2014) et Sarpong
et al. (2020) – le terme low tech n’apparaît pas. Parmi les rares travaux qui analysent explicitement
des laboratoires low tech citons ceux de Guimbretière et al. (2021) sur la place des connaissances
et les formes de collaboration au sein d’ateliers collaboratifs et ceux de Arévalo Moncayo (2018)
sur les relations entre le low tech et l’art.

16
Recherches réalisées dans Scopus et dans Web of Science avec « low tech » dans le titre.

38
PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

Sur le plan théorique, la notion de low tech est souvent discutée en mobilisant des concepts tels
que les technologies « intermédiaires » ou « appropriées » (Schumacher, 1973) et les outils
« conviviaux » (Illich, 1973).17 D’autres concepts ont été récemment proposés pour enrichir ce
vocabulaire. Certains auteurs, inspirés par le mouvement slow food, parlent de « slow tech » pour
réfléchir à ce que seraient des TIC « propres », « bonnes » et « équitables » (Patrignani et
Whitehouse, 2018 ; voir aussi Abrassart et al., 2020), tandis que d’autres ont proposé le terme de
« wild tech » pour insister sur le fait que les technologies peuvent être difficiles à classer selon la
distinction high tech versus low tech (Grimaud et al., 2017). Si diverses définitions, catégorisations
et théorisations des low tech ont donc été proposées, des analyses sociologiques de leur
fabrication, leur diffusion ou encore leur caractère collectif sont beaucoup plus rares.

Quelques exemples
Le low tech touche de nombreux domaines – agriculture, mobilité, habitat, énergie, alimentation,
matériaux, déchets. Pour avoir une idée du nombre d’initiatives dans le domaine de l’agriculture,
l’Annuaire des initiatives low tech du Low-tech Lab est une ressource utile. Cet annuaire recense 209
initiatives low tech dans l’agriculture à travers le monde, dont 84 en France. Parmi ces 84 initiatives,
on trouve des bureaux d’études, des fermes, des ecocentres, des associations, des tiers lieux et des
petites entreprises. La plupart de ces 84 acteurs œuvrent dans plusieurs des domaines cités plus
haut, tandis qu’il n’y a finalement que peu d’initiatives spécialisées uniquement dans l’agriculture,
comme l’Atelier Paysan et Farming Soul (tous les deux travaillent sur les outils agricoles). Il faut
rajouter au moins deux acteurs à cette liste : Étincelles Paysannes, une association qui organise des
formations, des chantiers et fait de la communication sur l’auto-construction, ainsi que la ferme
Tournesol en Isère. La ferme Tournesol est une ferme entièrement auto-construite et elle est auto-
suffisante en alimentation, en courant et en chauffage ; on y trouve entre autres un concentrateur
solaire, des bioréacteurs, des serres et de nombreuses machines auto-construites (voir Grojnowski,
2021).18
Mentionnons aussi un exemple qui nous éloigne quelque peu de l’agriculture au sens strict : la
boulangerie au four solaire (voir Guimbretière et al., 2022 ; Guimbretière et al., 2021). Les fours à
cuisson solaire présentent plusieurs bénéfices : ils sont plus mobiles, plus durables et moins
énergivores que les fours à cuisson électrique. En même temps, ils doivent prendre en compte
certaines contraintes, comme la dépendance aux conditions météorologiques/géologiques, les
pratiques alimentaires des consommateurs et les enjeux économiques. L’utilisation d’un four
solaire n’est donc pas seulement un choix technique : « Une modification de l’outil de production
implique une modification des produits et de l’organisation du temps de travail » (Guimbretière et
al., 2022). Pour le dire autrement, le four solaire est un objet socio-technique (Akrich, 1989). C’est
un objet technique, dans le sens qu’il nécessite un processus de construction, un emplacement et
un ensoleillement spécifique et qu’il permet certaines températures de cuisson. En même temps,
c’est un objet qui recompose le monde social autour du pain : permettant moins de fournées qu’un
four classique, il est adapté à la fabrication de pains à conservation longue, mais peu à celle de
viennoiseries ou de pains blancs ; il incarne une vision plus artisanale, humaine, et écologique de la
boulangerie ; et il est tributaire d’un certain type de consommateur, avec ses goûts, choix et
engagements.

17D’autres auteurs fréquemment cités sont Lewis Mumford et Jacques Ellul.


18
Notons ici que la ferme est aussi critiquée et qu’il y a des hostilités à son égard : elle est vue comme excentrique, défigurant le paysage,
et comme marginale (Grojnowski, 2021, p. 64).

39
PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

Etude de cas : l’Atelier Paysan

Innover autrement
Des ateliers d’auto-construction sont organisés à partir de 2011 au sein de l’association ADABio
autoconstruction, donnant lieu à la création de la coopérative L’Atelier Paysan en 2014. La
coopérative est implanté à Renage, près de Grenoble, et dans deux antennes en Occitanie et en
Bretagne, et dispose également de sept « camions-ateliers » lui permettant de proposer des
formations dans tout le pays. Une grande diversité de techniques est traitée, que ce soit des serres
mobiles, des brosses à blé, ou encore des dérouleuses de plastique - avec des utilisations pour le
maraichage, la viticulture, la meunerie et la boulangerie.
L’Atelier Paysan mène différentes actions pour documenter et diffuser les technologies paysannes :
des formations ; la réalisation et la diffusion de plans de construction sous licence libre ; et le
partage de connaissances via des livres, tutoriels, un site web et un forum (Chance et Meyer, 2017).
En même temps, l’Atelier Paysan organise des Tournées de Recensement d’Innovations Paysannes
pour dénicher et recenser les innovations faites par les paysans eux-mêmes afin que « les bricoles
isolées puissent servir, être améliorées et inspirer d’autres paysans » (L’atelier paysan, 2016/2017,
Proposition de Guide méthodologique pour les TRIP Tournées de Recensement d’Innovations
Paysannes, p. 10). Depuis sa création, les membres de l’Atelier Paysan ont recensé autour de 1000
technologies, formé environ 1700 personnes, et réalisé environ 80 tutoriels. La coopérative forme
actuellement près de 600 stagiaires par an et emploie entre 25 et 30 salariés.
L’Atelier Paysan utilise plusieurs terminologies pour parler d’innovation, comme « innovation
paysanne », « innovation collective », ou encore « innovation par les usages ». La coopérative met
le doigt ici sur un élément important pour les agronomes et les chercheurs en sciences humaines
et sociales : il faut qualifier et préciser ce que l’on entend par innovation. Si les termes comme
« paysanne » permettent de qualifier et de défendre une certaine vision de l’innovation, ils
permettent, en même temps, d’aller au-delà d’une approche trop techniciste et économique de
l’innovation.
L’Atelier Paysan défend une position qu’on peut qualifier de humble et modeste par rapport à
l’innovation. La coopérative ne se présente pas elle-même comme innovante, mais souligne que
« Les paysannes et paysans innovent déjà ! ». Sur le site web de l’Atelier Paysan on peut lire :
« Les innovations sont partout. Dans les fermes, les paysans et paysannes bricolent,
adaptent, créent, modifient, améliorent : outils, machines, bâtiments, aménagements… Et
bien plus encore ! ».
L’objectif de l’Atelier Paysan n’est donc pas d’innover en tant que tel, mais plutôt de constituer « un
pot commun des expériences » (L’atelier paysan, 2016/2017, Proposition de Guide méthodologique
pour les TRIP Tournées de Recensement d’Innovations Paysannes, p. 8). L’Atelier Paysan vise à faire
changer de statut et d’échelle l’innovation paysanne : des « bricoles isolées », non documentées et
peu visibles, sont transformés en récits documentés et illustrés, mis en commun, et rendus
accessibles à un public plus large. Soulignons que l’Atelier Paysan ne parle que rarement de « bien
commun », mais plutôt de « pot commun », pot qu’il faut constituer et enrichir. C’est à travers toute
une série d’opérations – interviewer, photographier, illustrer, filmer, écrire, indexer, publier – que
les innovations paysannes deviennent des biens communs. Soulignons aussi l’importance du
« pot » : l’infrastructure internet de l’Atelier Paysan, hébergeant un forum, des textes, des photos,
des vidéos, ainsi que ses nombreuses publications. L’Atelier Paysan prône une « autonomie
équipée » (Meyer, 2020) : une autonomie qui se réalise à travers des équipements et, en même
temps, une autonomie qui se réalise en équipe, c’est-à-dire qui se transmet, diffuse, concrétise et
cultive au sein de dynamiques collectives. Lors d’un séminaire, l’Atelier Paysan a expliqué qu’il vise
à constituer une « plateforme de ressources pour favoriser des dynamiques collectives » et que les
machines « libérées » par la coopérative doivent être « validées collectivement », c’est-à-dire par les
usagers (notes, Maison des éleveurs, Paris, 17 mars 2016).
Toutefois, alors que la coopérative affiche un discours politique axé sur l’autonomie, Cardinael

40
PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

(2017) a montré que les stagiaires qui suivent ses formations ont généralement des préoccupations
plus économiques et pragmatiques. La maintenance est un élément important : « la maintenance
des machines, plus que leur construction, […] constitue l’intérêt premier : savoir bricoler, c’est
avant tout s’économiser les frais facturés par les réparateurs, et pouvoir réagir rapidement sans
dépendre d’un prestataire extérieur du dispositif » (Goulet et al., 2022 : 403).

Technologies paysannes versus technologies industrielles


Pour l’Atelier Paysan, il y a deux sortes de technologies. D’une part, il y a celles qui sont démesurées,
chères, standardisées, impossibles à réparer et à ajuster par les agriculteurs eux-mêmes. De l’autre,
il y a les technologies « à taille humaine », appropriées, réparables et adaptables. D’un côté des
machines brevetées, de l’autres des machines « libres ». Comme l’Atelier Paysan se positionne à
contre-courant des pratiques agricoles conventionnelles, il est régulièrement critiqué dans les
médias et les réseaux sociaux, car il serait pour un « retour à la bougie » et un « retour en arrière ».
Paradoxalement, c’est ici que les critiques de l’Atelier Paysan et l’Atelier Paysan lui-même se
rejoignent, car ils pèchent tous les deux par leur façon caricaturale de décrire le monde technique
- un monde où seulement deux visions de l’innovation existeraient (« en avant » versus « en
arrière » ; industriel versus humain ; low tech versus high tech). Pour reprendre Latour (2020), il
faut se débarrasser du cliché d’une « voie unique vers le progrès », qui serait irréversible, mais faire
« buissonner les innovations au maximum […] dans toutes les directions à la fois. » Comme les low
tech peuvent être associées aux high tech, il faut « multipolariser » les voies possibles (Grimaud et
al., 2017 : 14).
Prenons deux exemples de technologies paysannes documentées et diffusées par l’Atelier Paysan.
Le Semoir Viticole à Engrais Vert a été développé par un viticulteur du Jura. En 2016, l’Atelier Paysan
a organisé un premier stage de formation sur le semoir, toujours dans le Jura. Ensuite, en 2017, des
viticulteurs dans le Périgord ont prototypé une autre version du semoir pour le rendre plus
modulable (notamment en rajoutant des rallonges pour le rendre utilisable par/pour des
producteurs et écartements inter-rangs différents). Actuellement, la machine en est à sa 4ème
version. Une formation pour construire ce semoir dure 5 jours, ne nécessite pas de prérequis, et
coûte entre 300 et 400 euros. Les plans de la machine, diffusés sous licence libre, contiennent des
vues générales, des détails sur le cadre, les extensions, les disques semeurs, etc. et des tableaux
avec les listes des fournitures. La dernière page des plans contient des remerciements aux
collectivités publiques pour leurs contributions et signale « la contribution bénévole et décisive des
nombreux(ses) paysan(ne)s ».

Figure 1 : à gauche : extrait du plan du Four à Pain 100 (version 6.4), avec un tableau des visseries
nécessaires et un schéma du four. A droite : construction du four lors d’une formation à la ferme de
Trévero en avril 2019 (© Atelier Paysan).

Un deuxième exemple est le Four à Pain 100 (voir figure 1). Si une formation pour construire le four
dure aussi 5 jours et ne nécessite pas de prérequis, sa construction est nettement plus technique
et chère (autour de 4000 euros) que celle du semoir viticole à engrais vert. Les plans comportent

41
PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

des vues générales, des détails sur les fournitures, ainsi que les différentes pièces, portes,
armatures, etc. L’historique du four mérite d’être détaillée :
« À l’origine de ce projet, Jean-Philippe, un producteur du Trièves (maraîchage et brebis
allaitantes) souhaitait diversifier son activité en y ajoutant un atelier pain. Il s’est donc
inspiré de ces fours en acier qu’on trouve dans le commerce, et a reproduit, chez lui, avec
le matériel qu’il avait à disposition, une version simplifiée et peu coûteuse. Un an plus tard,
un groupe de producteurs installés sur la ZAD de Bure contacte l’Atelier Paysan et soumet
l’idée de reproduire et améliorer ce four lors d’une formation prototypage. Se met alors en
branle toute la dynamique R&D collaborative entre le groupe de producteurs de Bure, le
maraîcher du Trièves et l’Atelier Paysan qui aboutira, fin 2016, à la réalisation de plans et à
la programmation d’une première formation à l’autoconstruction d’un four à pain en acier.
Des pistes d’amélioration ont été identifiées sur cette première version, par les utilisateurs,
en particulier le besoin d’améliorer le contrôle de la température de cuisson (l’absence
d’inertie du four rend la chose difficile).
Ainsi, la contribution des utilisateurs, en particulier Jean-Philippe et Mickaël (maraîcher à
Notre-Dame-Des-Landes) a permis la modélisation et la mise en plan d’une deuxième
version. Ce four V2 a été construit lors de 2 formations encadrées par l’Atelier Paysan en
2017. […] De nouvelles recherches ont été faites pour simplifier la fabrication du four tout
en le renforçant aux endroits stratégiques.
[…] Eric Labbé, boulanger qui a suivi la première formation à [Bure], fabrique quelques
fours, pour lui et des [copains] boulanger·ères du réseau. Au fil des constructions de fours
qui s’enchainent (il y a du monde d’intéressé !), ainsi que son utilisation de ses fours en tant
que boulanger mobile, il y apporte de nombreuses améliorations. Ainsi, fin 2018, l’Atelier
Paysan collabore avec Eric et Farming Soul afin de synthétiser les différentes améliorations
dans une nouvelle version des plans : la V5. […]
Grâce à tout ce travail collectif et la participation de boulangers et de boulangères, cette
version est tout à fait satisfaisante et fonctionnelle. Toutefois, les fours restent longs et
techniques à fabriquer, surtout pour le format de formation de l’Atelier Paysan sur une
semaine. Un nouveau travail est donc effectué du côté de l’Atelier Paysan en 2020, pour
tenter de simplifier au maximum cette fabrication tout en conservant les fonctionnalités et
les qualités du four […]. C’est cette dernière version, la V6, qui est actuellement
proposée […]. » (L’Atelier Paysan, 2022).
Cette description est intéressante à plusieurs niveaux. Premièrement, les paysans à l’origine de la
machine et de ses améliorations sont clairement identifiés et nommés. Deuxièmement, on
s’aperçoit des nombreux allers-retours et liens entre les paysans et l’Atelier Paysan. Le Four à Pain
100 n’est pas une innovation qui provient d’un unique endroit, mais une machine qui a été pensée,
améliorée, prototypée et documentée dans différents endroits et à l’aide de différents acteurs. Par
conséquent, on voit que l’innovation est collective, participative, et collaborative et que le four à
pain est régulièrement mis à épreuve par les premiers concernés, les usagers.
C’est la première page du plan de construction (qui est par ailleurs commune à quasiment tous les
plans de l’Atelier Paysan) qui est la plus explicite sur la nature collective et sociale de l’innovation :
« La présente version est le résultat des évolutions par l’usage, d’expérimentations
paysannes quotidiennes, des ajustements pratiques issus des retours des participants aux
nombreuses formations et journées de terrain collectives. L’autoconstruction de votre outil
à l’aide de ce tutoriel n’est que le début de votre aventure. Si cette machine est pertinente
en l’état pour de nombreux contextes, vous allez devoir l’adapter, la régler, la modifier pour
l’ajuster à votre projet agronomique, vos itinéraires techniques, vos conditions pédo-
climatiques. Vous allez donc faire vivre cette machine. […] Merci de nous faire parvenir vos
retours, vos découvertes, vos réussites. Vos expériences individuelles, vos tâtonnements
de terrain viendront enrichir le pot commun paysan, sous même licence libre que les

42
PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

présents plans. »19


Cette trace et revendication du caractère collectif et distribué de l’innovation recensée par l’Atelier
Paysan est importante. Il n’y a pas d’auteur à proprement parler ici, même si le logo de l’Atelier
Paysan est visible sur les planches. Il n’y a en fin de compte que des contributeurs, les paysans. Les
plans de construction sont la traduction – en schémas, en chiffres, en tableaux, en mesures – des
innovations produites par ces paysans.
Si à ses débuts, l’Atelier Paysan s’était surtout concentré sur ce travail technique, au fil des années,
sa volonté de « faire société » s’est cristallisée. C’est lors de l’assemblée générale de 2019 que ce
positionnement plus « volontariste » avec des « ambitions de transformation sociale » a été acté
(L’Atelier Paysan, 2019, pp. 64-65). Comme pour le cas de l’élevage au pâturage, les
questionnements excèdent la question agricole et l’échelle locale, et se font par rapport à un projet
de société plus global (Dupré et al., 2015). En effet, même si le pâturage est une pratique locale, il
soulève des questions plus larges autour de la préservation de l’environnement, de l’écologie, des
politiques territoriales et de l’identité sociale des éleveurs. L’Atelier Paysan en appelle ainsi à un
« mouvement social » et une « transformation sociale ». Cette transformation passera
nécessairement par la lutte et le conflit : « Enquêter, discréditer, saboter : qui veut combattre les
robots avec nous dans les années 2020 ? » demande la coopérative (l’Atelier Paysan, 2021, p. 228).

De la critique du high tech au modèle de société :


Écoutons la co-gérante de l’Atelier Paysan formuler sa critique du monde agricultural actuel :
« Nous remettons en cause le système agro-industriel délétère pour les sols, les paysans et
la population […] Il faut reprendre la terre aux machines, toujours plus démesurées,
puissantes, complexes, difficiles à réparer soi-même. Pour être rentables, elles nécessitent
des surfaces de plus en plus grandes. D’où l’engrenage de l’endettement. La dépendance
des paysans. Nous voulons leur redonner une souveraineté technologique. Soutenir
l’agroécologie paysanne, une agriculture à taille humaine » (Marie Mardon, citée dans
Krémer, 2021).

La liste des constats et critiques de l’Atelier Paysan est longue : augmentation des surfaces
moyennes des fermes, diminution de la population active agricole, surendettement des
agriculteurs, déclin de la biodiversité, vision d’une agriculture trop productiviste, dépendance
envers les acteurs privées, forte production de déchets, dévaluation et disparation des savoir-faire,
dégâts environnementaux et sanitaires, dégradation des sols, augmentation de l’utilisation des
pesticides, machinisme croissant et démesuré, mauvaise alimentation.
L’Atelier Paysan n’est pas le seul acteur qui, tout en défendant une philosophie low tech, critique
ouvertement les high tech. Prenons deux autres exemples. Premièrement, en réponse au
hackathon organisé par le Ministère de l’Agriculture et son programme autour de la robotique, du
numérique et de la génétique, la Confédération Paysanne de la Drôme a organisé un contre-
concours critique et ludique, baptisé « cacathon » (Confédération Paysanne de la Drôme, 2021).
D’un côté, une remise de prix du hackathon qui se tenait à la chambre d’agriculture de Bourg-lès-
Valence. Au même moment : un concours invitant des paysans à venir avec leur fumier et compost
pour gagner des prix comme une « bouse d’or », de la « reconnaissance » et de la « satisfaction ».
Le contre-concours était l’occasion de formuler des critiques – via des prises de parole et des
pancartes – dénonçant la « lubie technologiste » et le « productivisme ». Le mot high tech a
même été réapproprié pour l’occasion : « Venez donc avec votre meilleur fumier, compost, jus de
lombric qui nourrissent nos semences paysannes et autres innovations paysannes libres de droit de
propriété industrielle pour défendre l'agriculture paysanne et son système high-tech depuis 6000

19La fabrication de ces plans soulève aussi la question de l’utilisation de technologies et d’outils numériques, comme Internet et
les logiciels informatiques pour pouvoir dessiner des plans en 3D. En d’autres termes, se pose la question d’outils qu’on peut
qualifier de « high-tech ». Si l’Atelier Paysan est conscient de ces questions et enjeux, il ne porte pas un discours officiel sur le sujet.

43
PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

ans » (Confédération Paysanne de la Drôme, 2021). En d’autres mots, le positionnement de la


Confédération Paysanne est que le système agricole est déjà et depuis longtemps très technologisé
et qu’il faut soutenir une agriculture paysanne.
Un deuxième exemple est le groupe des « déserteurs » d’AgroParisTech. En avril 2022, un groupe
de huit diplômés de l’école d’ingénieur AgroParisTech a prononcé un discours très remarqué lors
de la cérémonie de remise de diplôme de leur école (Meyer, 2022b). Dans leur discours, ils
dénoncent les jobs « destructeurs », les « ravages sociaux et écologiques » en cours et la « guerre »
au vivant et à la paysannerie menée par l’agro-industrie. Si le complexe agro-industriel est
directement pointé du doigt, de nombreux concepts et notions sont aussi critiqués, comme
« défis », transition « écologique », ou énergies « vertes ». La critique des déserteurs
d’AgroParisTech s’adresse aussi au monde high tech et aux gens qui visent à « trafiquer en labo des
plantes pour des multinationales qui renforcent l’asservissement des agricultrices et les
agriculteurs ». En même temps, ils appellent à un mode de vie qu’on peut qualifier de « low tech » :
« Vous pouvez bifurquer maintenant. Commencer une formation de paysan-boulanger, […] vous
investir dans un atelier de vélo autogéré […] ».
Notons que ce n’est pas la première fois que des élèves d’AgroParisTech se prononcent de telle
façon en public. En 2018, deux élèves anonymes ont critiqué le « rapprochement » entre leur école
et le monde industriel, avec des critiques similaires à celles des « déserteurs ». Dans leur article,
ils/elles critiquent les liens entre AgroParisTech et des entreprises comme Vinci et Syngenta, tout
en dénonçant l’« ambiance propagandiste […] drapée de grands discours sur le ‘développement
durable’, ‘l’écologie’, ou encore l’agriculture ‘verte’ » du salon de recrutement Forum Vitae (Deux
étudiant-e-s d’AgroParisTech, 2018).
La critique du high tech et l’éloge du low tech sont aussi l’occasion de réfléchir au rôle de
l’agronomie et des sciences humaines et sociales au sein des écoles d’ingénieur et des universités.
Comment rendre les élèves et les étudiants plus sensibles aux dimensions socio-culturelles de la
technologie et les faire saisir ses impacts sur la société ? Comment partir de ces débats et
controverses pour réfléchir aux systèmes agroalimentaires alternatifs ? Comment encourager plus
de réflexivité ? Comment réaliser une double analyse : resituer et contextualiser la critique du high
tech, tout en examinant les engagements et les choix professionnels autour du low tech ?

Conclusion
Pour les agriculteurs tout comme pour les agronomes, la question de la relation avec l’innovation
se pose donc. Comment aller au-delà d’une vision économique et productiviste de l’innovation, une
vision qui voit l’innovation uniquement incarnée dans des produits ? Quels sont les effets et
conséquences d’une innovation pour les acteurs, les hiérarchies, les organisations, les filières du
monde agricole ? Comment, donc, penser l’innovation ? En un mot, en la concevant de manière
intégrée : pas comme technique, mais comme à la fois technique, sociale et culturelle ; pas comme
une fin en soi, mais comme un moyen ; pas comme une nécessité, mais comme une question ; pas
comme un objet en soi, mais comme faisant partie d’un ensemble de liens entre pratiques agricoles,
valeurs sociales, choix économiques, politiques publiques et dynamiques institutionnelles. Au delà
des exemples technologiques traités dans cet article, cette vision plus intégrée de l’innovation est
aussi pertinente pour d’autres pratiques basées sur des échanges et modes de gouvernance plus
horizontaux. On pense notamment au partage de semences via le Réseau Semences Paysannes,
aux Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (CIVAM), au Groupe
d’Expérimentation et de Recherche - Développement et Actions Localisées (GERDAL) et aux
multiples autres projets de recherche liant le monde académique et le monde rural.
Les low tech offrent un point de mire fertile pour réfléchir à l’innovation. Les low tech – que ce soit
une toilette sèche ou une machine agricole – ne se réduisent pas à leur matérialité et à leur
technicité. On peut difficilement mesurer leur « succès » ou les chiffrer en termes de part de
marché. Il faut, au contraire, considérer les low tech comme des objets culturels et sociaux, qui
existent à travers des pratiques, des sensibilités, des valeurs, des choix éthiques. Pouvoir réparer

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PREMIÈRE PARTIE : TRANSITION GLOBALE ET IMPACTS POUR L’AGRONOMIE ET LES AGRONOMES

soi-même, s’entraider, s’organiser en coopérative, diffuser des plans de construction sous licence
libre, lutter contre le complexe agro-industriel, critiquer la robotisation et le numérique : cet article
a montré que les pratiques autour du low tech sont indéniablement des pratiques politiques. Parmi
les nombreuses questions qu’un tel constat ouvre, citons-on en deux : comment traduire ces
pratiques en problème de politique publique ? Et comment les traduire à un public d’élèves et
d’étudiants ?

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DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Être agronome en contexte de transitions :


Enjeux et impacts de la transition écologique
Guillaume Martin *
* Université de Toulouse, INRAE, UMR AGIR, F-31320, Castanet-Tolosan, France
Email contact auteurs : guillaume.martin@inrae.fr

Résumé
La transition écologique est un changement vers un nouveau modèle de société qui apporte une
solution aux défis environnementaux. Elle engage à transformer la plupart des secteurs d’activité
l’agronome. Cette transformation porte tant sur le périmètre du système considéré que sur ses
fonctions attendues et sur les capacités des agriculteurs à concevoir et mettre en œuvre des
changements. Tout d’abord, il convient d’aller au-delà du champ cultivé d’espèces en pur considéré
sur la durée d’une rotation pour intégrer des peuplements diversifiés et des échelles plus larges
(par ex. le paysage). Ensuite, il convient de ne plus considérer qu’une productivité par unité de
surface mais aussi d’autres services pour l’agriculture. Enfin, il convient de délaisser la logique
diffusionniste visant à déployer des technologies à grande échelle pour développer les innovations
nécessaires à sa mise en œuvre avec les agriculteurs et les acteurs du secteur, et de créer par des
politiques publiques adaptées les conditions nécessaires pour cette mise en mouvement.
Mots-clés : transition ; agriculture ; agroécologie ; agronomie ; systémique

Abstract
The ecological transition is a change towards a new model of society that provides a solution to
environmental challenges. It involves transforming most sectors of activity, including agriculture.
Logically, the same applies to agronomy and the profession of agronomist. This transformation
concerns both the perimeter of the system under consideration and its expected functions, as well
as the capacity of farmers to design and implement changes. First of all, it is necessary to go beyond
the cultivated field of pure species considered over the duration of a rotation to integrate
diversified stands and larger scales (e.g. the landscape). Secondly, it is necessary to consider not
only productivity per unit area but also other services for agriculture. Finally, it is necessary to move
away from a diffusionist logic aiming at deploying technologies on a large scale to develop the
innovations necessary for its implementation with farmers and actors in the sector, and to create
the necessary conditions for this movement through adapted public policies.

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DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

La transition écologique : définition


La transition écologique est définie comme un changement vers un nouveau modèle de société qui
apporte une solution globale et pérenne aux défis environnementaux et aux menaces qui pèsent
sur la planète Terre (Larousse, 2022). Elle vise à mettre en place un modèle de développement
durable qui repense nos façons de consommer, de produire, de travailler et de vivre ensemble. Elle
engage la plupart des secteurs d’activité et notamment l’énergie, l’industrie, ou l’agriculture et
l’alimentation.

Figure 1 : Paysage permis par la transition écologique - Ministère de la Transition écologique et solidaire

Transition écologique et agriculture : un mariage de raison ?


En 2009, Rockström et al. définissent le concept de limites planétaires, i.e. les seuils que l'humanité
ne devrait pas dépasser pour continuer à vivre sur Terre dans des conditions favorables et préserver
suffisamment cet écosystème pour qu’il conserve une certaine stabilité. Ils retiennent alors neuf
processus considérés comme remettant en cause la stabilité de la biosphère : le changement
climatique, l’érosion de la biodiversité, la perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du
phosphore, les changements d'utilisation des terres, l’acidification des océans, l’utilisation de l’eau,
l’appauvrissement de la couche d'ozone, l'introduction d’entités nouvelles dans l’environnement
(pollution chimique) et l'augmentation des aérosols dans l’atmosphère. En 2022, six de ces limites
ont déjà été dépassées (Fig. 2) et pour plusieurs d’entre elles, le rôle de l’agriculture est clairement
établi (Campbell et al., 2017).

Figure 2 : Les neufs limites planétaires établies par le Stockholm Resilie nce Center (gauche) -
Stockholm Resilience Center ; et le rôle de l’agriculture (en pointillés) dans le dépassement de
ces limites (droite) – Campbell et al., 2017. L’étude de droite datant de 2017 (contre 2022 pour
celle de gauche), certaines limites n’av aient pas encore été évaluées.

48
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Dans ces conditions, une part croissante de la société réclame un modèle de société plus durable
qui implique une transition écologique. Cette demande s’applique sans surprise à l’agriculture qui
est tout particulièrement sommée de réduire ses impacts environnementaux. En outre, dans les
pays développés, un nombre croissant de problèmes techniques invitent à repenser notre modèle
agricole et notamment la stagnation des rendements (Schauberger et al., 2018) ou la résistance
croissante des adventices ou des bioagresseurs aux pesticides (Gould et al., 2018).
Pour penser et mettre en œuvre la transition écologique, les solutions fondées sur la nature
connaissent un intérêt croissant. Elles visent à comprendre les processus écosystémiques et à
tenter de les reproduire dans des systèmes anthropisés tels que les systèmes agricoles. Les sources
d’inspiration pour penser les solutions fondées sur la nature sont des écosystèmes tels que la forêt
ou la prairie naturelle. Ils sont généralement très riches en biodiversité, laquelle peut être
considérée sous un angle fonctionnel, c’est-à-dire selon les fonctions rendues par les composantes
de la biodiversité à l’écosystème (Moonen et Barberi, 2008).
S’inspirer de la nature en agriculture invite entre autres choses à maximiser la biodiversité
fonctionnelle et donc utile dans les systèmes agricoles, à la fois dans l’espace et dans le temps, pour
viser une diversité de fonctions et une plus grande stabilité (Moonen et Barberi, ibid). Cela invite
aussi à considérer les surfaces non cultivées à proximité directe (haies, bandes enherbées, etc.) des
surfaces cultivées, ainsi que l’agencement spatial et temporel de ces infrastructures susceptibles
d’héberger de multiples organismes (oiseaux, abeilles, etc.) ayant une influence sur les systèmes
agricoles (Le Cœur et al., 2002).
S’inspirer de la nature en agriculture implique aussi de ne pas négliger les dynamiques évolutives
des écosystèmes (Thrall et al., 2011), lesquels sont de plus en plus exposés à des évènements
extrêmes notamment climatiques. Cette perspective évolutive va à l’encontre de la représentation
d’une exploitation systématique, stable et normalisée du vivant encore largement partagée dans
le secteur agricole. Or, toutes les composantes de l’écosystème co-évoluent, non-humaines et
humaines, conduisant à des transformations de la biodiversité présente et des interactions au sein
de l’écosystème.
Enfin, s’inspirer de la nature en agriculture nécessite de regarder les écosystèmes comme des
réseaux trophiques (Liere et al., 2015) au sein desquels circulent l’énergie et les éléments minéraux.
Ces réseaux intègrent des boucles de rétroactions complexes et des équilibres dynamiques, et ils
sont largement influencés par les facteurs biotiques et abiotiques. Dans le secteur agricole, ces
réseaux peuvent être considérés à des échelles très fines (infra-parcellaires) comme à des échelles
très vastes dans un contexte de système alimentaire mondial globalisé au sein duquel les denrées
s’échangent d’un continent à l’autre, avec pour conséquence une altération du cycle de l’azote et
une dépendance croissante de certaines régions du monde vis-à-vis d’autres (Lassaletta et al.,
2009).

Impacts de la transition écologique sur le métier d’agronome


En 1854, Gasparin définit l’agronomie comme une technologie des productions végétales :
« 1. L'agronomie est la science qui enseigne les moyens d'obtenir les produits des végétaux de la
manière la plus parfaite et la plus économique.
2. C'est une science technologique, puisqu'elle n'a pas seulement pour but de connaître, comme
les sciences pures, mais aussi celui de produire une utilité. C'est la branche technique de la
phytologie ou science des végétaux. Mais la phytologie se borne à recueillir ou à faire croître le
végétal pour l'observer, l'agronomie fait croître une valeur végétale » (Gasparin, 1854).
Le champ se veut alors le niveau d’organisation privilégié de l’agronomie et désigne la parcelle de
culture qui fait l’objet d’une succession d’interventions. A la fin du 20ème siècle, cette succession
d’interventions donne corps au concept de système de culture, c’est-à-dire « l'ensemble des
modalités techniques mises en œuvre sur des parcelles cultivées de manière identique. Chaque
système se définit par :

49
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

• la nature des cultures et leur ordre de succession,


• les itinéraires techniques appliqués à ces différentes cultures, ce qui inclut le choix des
variétés. » (Sebillotte, 1990)
L’agronomie vise alors à accompagner les évolutions de l’agriculture par le recours à des variétés
plus productives et un usage raisonné des intrants (éléments minéraux, eau d’irrigation, pesticides
principalement) en phase avec les besoins des cultures. La logique de résolution de problème
domine les raisonnements : à un problème, une solution à diffuser largement assez
indépendamment des spécificités locales.
Aujourd’hui, la transition écologique invite à transformer l’agriculture. Logiquement, il en va de
même pour l’agronomie et le métier de l’agronome. Cette transformation porte tant sur le
périmètre du système considéré que sur les fonctions attendues pour ce système et sur les
capacités des agriculteurs à concevoir et mettre en œuvre des changements.

La révision et l’extension des objets de l’agronomie


Il convient d’aller au-delà de l’objet traditionnel de l’agronome : le champ cultivé par un agriculteur
avec une succession d’espèces cultivées en pur et considéré sur la durée d’une rotation.
La transition écologique répond à l’épuisement ou à la dégradation des ressources naturelles (eau,
sol, biodiversité, etc.) liées aux activités humaines et notamment agricoles. Faire un usage sobre
des ressources naturelles et les préserver implique la conception et la mise en œuvre de systèmes
agricoles inspirés par la nature (Malézieux, 2012), plus complexes, associant des espèces et variétés
végétales plus nombreuses, sur plusieurs strates de végétation, avec des composantes pérennes
et des successions de cultures annuelles plus rapides. Cela invite à considérer les systèmes agricoles
non plus comme des ensembles de champs peuplés d’individus homogènes mais comme des
ensembles de populations d’individus très hétérogènes (caractère annuel vs pérenne, familles
botaniques, etc.) en interaction.
La transition écologique répond aux changements globaux qui affectent l’ensemble de la planète
Terre depuis plusieurs décennies et dont les effets sont tant immédiats que différés sur des temps
longs (IPCC, 2019). Ces changements globaux sont différenciés selon les régions du monde et les
sociétés qui les habitent, et peuvent même avoir des effets délocalisés (par ex. déforestation) (Yu
et al., 2013). Ces changements ont des impacts sur de multiples dimensions économiques, sociales
et environnementales. Cela invite à considérer les systèmes agricoles non plus comme de simples
champs cultivés pour la production alimentaire sur la durée d’une rotation mais comme des
systèmes ayant un impact du local au global, du temps court au temps long, et répondant à de
multiples objectifs de développement durable.
La transition écologique répond à la globalisation des systèmes alimentaires et à une distanciation
sans précédent entre producteurs et consommateurs (Weber et Matthews, 2008). Cette
globalisation a favorisé une hyperspécialisation des exploitations et territoires agricoles qui est à
l’origine de nombreux problèmes environnementaux induits par l’agriculture, qu’il s’agisse des
pollutions aux nitrates dans les zones d’élevage ou de celles liées aux lessivages des reliquats de
pesticides dans les zones de culture. Infléchir cette tendance revient à considérer les systèmes
agricoles dans une logique de systèmes alimentaires territorialisés, c’est-à-dire que les systèmes
agricoles et les industries aval d’un territoire fournissent une diversité de denrées alimentaires aux
habitants de ce territoire.
Pour faire face à ces changements, plusieurs inflexions sont dès à présent notables dans le champ
de l’agronomie. Celle-ci s’est progressivement ouverte aux concepts et outils de l’écologie
(approches traits, Wood et al., 2015) et cette ouverture est à poursuivre pour être mieux capable
d’appréhender la diversité cultivée et associée dans les systèmes agricoles. C’est tout
particulièrement le cas dans les sols qui ont trop longtemps été relégués au rôle de support de
culture et qui renferment de nombreux alliés (par ex. la mycorhizosphère) pour mettre en œuvre
la transition écologique. Les développements récents de l’agronomie des territoires (Benoit et al.,
2012) ou de l’agronomie globale (Makowski et al., 2014) témoignent aussi de l’ouverture

50
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

progressive des agronomes à des échelles supérieures au champ cultivé. Resituer les systèmes
agricoles dans des systèmes plus larges invite aussi à intégrer les interactions avec les autres types
d’activités (élevage, foresterie, transformation alimentaire, etc.), lesquelles sont de plus en plus
considérées par les agronomes (Brun et al., 2021).

Une agronomie ouverte à de nouvelles fonctions et de nouveaux arbitrages


Si l'agronomie a longtemps visé à faire croître une valeur végétale réduite à une productivité par
unité de surface, la transition écologique invite à considérer d’autres services pour l’agriculture.
La transition écologique engage la nécessaire reconnaissance des services écosystémiques (Zhang
et al., 2007). Il est d’usage de distinguer quatre catégories de services : (i) les services
d’approvisionnement pour se nourrir et fournir des ressources (grain, viande, etc.) ; (ii) les services
de régulation pour faire face aux perturbations (mitigation du changement climatique, purification
de l’eau, etc.) ; (iii) les services de support assurant le fonctionnement des agroécosystèmes
(formation du sol, cycle des nutriments, etc.) ; (iv) les services culturels qui nous affectent en tant
qu’humain (beauté des paysages, éducation, etc.). Ces services élargissent le périmètre des
attendus vis-à-vis de l’agriculture et relèvent de différents niveaux d’organisation, par ex.
l’exploitation (viabilité économique) et le paysage (régulations naturelles), et de différents acteurs.
Cela invite à considérer les arbitrages à réaliser entre services (par ex. production alimentaire vs
mitigation du réchauffement climatique) mais aussi entre niveaux d’organisation : une option
favorable à un service à un niveau peut conduire à un disservice si on la généralise à un niveau
supérieur.
Dans la perspective de sa massification, la transition écologique ne doit pas se faire au détriment
des critères sociaux et économiques. Ainsi, parmi les objectifs de développement durable établis
par les Nations Unies figurent : pas de pauvreté, bonne santé et bien-être, égalité entre les sexes,
et travail décent et croissance économique. Ces objectifs s’appliquent aussi au secteur agricole.
Ainsi, si l’on prend l’exemple du travail en agriculture, il ne s’agit plus seulement de contribuer à
l’emploi mais aussi que ces emplois garantissent le bien-être des travailleurs comme revendiqué
par les mouvements sociaux promouvant l’agroécologie tels que la Via Campesina. Les dimensions
qui sous-tendent ces objectifs ont jusqu’à présent été largement négligées par les agronomes. Avec
l’extension des objets de l’agronomie jusqu’au système alimentaire, il convient de renforcer leur
intégration, en particulier pour la dimension sociale qui a été largement délaissée comparativement
aux dimensions agronomiques, environnementales et économiques (Janker et Mann, 2020).
La transition écologique est par essence évolutive. Elle engage une coévolution entre la diversité
cultivée et associée, les pratiques agricoles et les services qui en découlent. Ainsi, l’accroissement
de la diversité cultivée nécessite un apprentissage pour identifier les pratiques les plus opportunes
au regard du bouquet de services visé, et ce, en dépit des perturbations de l’environnement (aléas
climatiques, occurrence de nouveaux ravageurs, etc.). En conséquence, ces pratiques vont
s’améliorer de manière continue en lien avec l’évolution de la diversité cultivée et associée, de la
fréquence des perturbations vécues et des niveaux de services atteints (Duru et al., 2015). Ces
interactions étant variables dans le temps, il convient de considérer leurs dynamiques et leur
transposabilité à d’autres situations en fonction de la situation du système de culture, de
l’exploitation agricole et de leur environnement (paysage, filières, etc.).
L’analyse et l’évaluation des systèmes agricoles sont bien ancrées dans les pratiques de
l’agronome. Néanmoins, leur degré de complexité se trouve considérablement accru par la
transition écologique tant par l’élargissement du périmètre des services et dimensions à évaluer
que de la multiplicité des niveaux d’organisation à considérer et par la nécessaire prise en compte
des dynamiques. Les cadres théoriques de la dynamique des systèmes tels que la résilience ou la
vulnérabilité commencent à être mobilisés dans le champ de l’agronomie (Dardonville et al., 2021).
Les développements dans le champ de l’intelligence artificielle constituent une autre source
d’inspiration pour embrasser cette complexité croissante.

51
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Une agronomie tournée vers l’innovation avec les agriculteurs et les acteurs des chaînes
de valeur
L’agronomie a longtemps été guidée par une logique diffusionniste visant à déployer des
technologies à grande échelle. La transition écologique invite à développer les innovations
nécessaires à sa mise en œuvre, et à intégrer l’agriculteur et les acteurs de la chaîne de valeur dans
la réflexion.
En matière de transition écologique, chaque agriculteur est guidé par des valeurs et des
motivations. Elles déterminent ses choix stratégiques (par ex. réduction des phytos, conversion à
l’AB), son vécu des situations rencontrées. Pour comprendre les systèmes agricoles et leur
engagement dans une transition, l’agronome ne peut plus faire l’impasse d’une intégration de ces
valeurs et motivations. En outre, les pratiques des agriculteurs sont fortement influencées par
d’autres acteurs à l’amont et à l’aval, les consommateurs et leurs choix alimentaires en particulier.
En conséquence, l’innovation agronomique ne peut plus être pensée indépendamment des
arbitrages faits par ces différents acteurs : tous n’ont pas les mêmes valeurs, les mêmes besoins,
les mêmes motivations, ce qui peut constituer un verrou à la transition (Plumecocq et al., 2018).
La transition écologique appelle des changements systémiques. Cela signifie que l’innovation ne
peut pas reposer seulement sur des changements dans les exploitations agricoles. Au contraire,
elle doit reposer sur l’articulation d’acteurs divers dans une logique d’innovation couplée (Brun et
al., 2021). Ainsi, la diversification des systèmes de culture nécessite des efforts conjoints des
semenciers pour développer une offre sur des cultures actuellement mineures, des organismes
stockeurs pour collecter le produit de ces cultures, des conseillers agricoles pour développer un
service d’accompagnement à leur mise en œuvre, etc. De même, certains processus agronomiques
ne relèvent pas de l’agriculteur seul mais d’un effort collectif au niveau du paysage ou du territoire.
Enfin, le nécessaire renouvellement générationnel en agriculture repose sur un traitement différent
de la question foncière par les décideurs publics et les organisation professionnelles agricoles. Ces
éléments soulignent la nécessité de considérer l’agriculteur comme intégré à un réseau d’acteurs
favorisant ou contraignant sa capacité à innover.
Les innovations développées pour la transition agroécologique doivent avoir une pertinence locale
tenant compte des spécificités de sols, de climats, etc. A cette fin, il convient aussi de mieux
valoriser l’expertise des agriculteurs qui expérimentent, observent et déduisent quotidiennement
(Catalogna et al., 2018) selon des logiques de traque aux innovations (Salembier et al., 2021). Cette
base de connaissances est une ressource à mieux valoriser, sur laquelle capitaliser. Mais cela
implique de pouvoir distinguer le caractère générique de la déclinaison locale de ces connaissances,
et c’est une tâche ardue pour l’agronome. De même, l’innovation implique aussi pour l’agriculteur
de faire avec les incertitudes inhérentes à l’innovation et avec celles liées à la complexité des
situations (rétroactions, effets inattendus, aléas). Il est essentiel de mieux comprendre comment
ces capacités se développent et les leviers (cognitifs, techniques, etc.) sur lesquelles elles
s’appuient.
L’agronomie a toujours eu pour mission de produire une utilité (au sens de Gasparin, 1854), c’est-à-
dire de transformer l’agriculture en sus de produire des connaissances sur les systèmes de culture.
Dans le cadre de la transition écologique, cette utilité nécessite une ouverture vers des cadres
théoriques des sciences humaines et sociales pour intégrer les valeurs et des motivations des
agriculteurs et des autres acteurs, considérer l’évaluation d’un point de vue moins normatif, en
acceptant que la performance doit être relativisée au regard des attentes de chaque acteur. C’est
encore une posture très rare chez les agronomes bien que des premiers travaux sur le sujet
commencent à émerger (Perrin et al., 2020). L’utilité de l’agronomie appelle aussi à progresser en
matière d’animation de dispositifs participatifs visant l’innovation en agriculture. Les dispositifs
participatifs existent de longue date en agriculture mais ceux dédiés à l’innovation couplée sont
plus récents et accroissent la complexité du processus et le coût des transactions.

52
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Conclusions
La mise en œuvre de la transition écologique est confrontée à de multiples défis. L’un de ces défis
est sans doute de sacrifier une vision de court terme pour investir sur le long terme. La gestion des
aléas immédiats (conflit Russo-Ukrainien, évènements climatiques extrêmes, etc.) continue de
l’emporter sur une planification de long terme par la conception de politiques publiques adaptées
et efficaces qui soient à la hauteur des enjeux environnementaux, économiques et sociaux. Un
autre de ces défis est que la transition écologique est à penser conjointement avec d’autres
transitions, énergétiques et alimentaires notamment. Le métier d’agronome est en prise directe
avec ces changements dans un secteur clé de cette transition, l’agriculture. Il donne l’occasion de
penser cette transition et ses chemins, de communiquer et convaincre sur leur bien-fondé, de
participer à leur mise en œuvre voire d’en évaluer les impacts multiples. Il s’agit là d’une nouvelle
évolution dans la façon de concevoir et de pratiquer l’agronomie en conservant la diversité de ses
métiers.

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DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
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DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Être agronome dans un contexte de transition agroécologique


Laurette Paravano(1), Marie-Sophie Petit (1), Raymond Reau(2), Lorène Prost(3)
1 Chambre d’agriculture de l’Yonne - l.paravano@yonne.chambagri.fr,
ms.petit@yonne.chambagri.fr
2 INRAE, UMR Agronomie – raymond.reau@inrae.fr
3 INRAE, UMR SADAPT – lorene.prost@inrae.fr

Introduction
Nous rapportons ici les enseignements et questions soulevés lors de l’atelier « être agronome dans
un contexte de transition agroécologique », organisé dans le cadre des Entretiens agronomiques
Olivier de Serres20. Cet atelier, qui s’est tenu le 31 mars 2022 à Brienon-sur-Armançon dans l’Yonne,
a réuni une trentaine d’acteurs concernés par l’agronomie issus d’horizons variés : agriculteurs,
conseillers agricoles, animateurs d’aires d’alimentation de captage (AAC), enseignants, chercheurs,
apprenants, agents des services de l’Etat, ainsi que des responsables de collectivités locales.
Cette journée a été structurée autour de trois temps : un exercice au champ, un temps de
présentation et d’échange autour de la transition en cours sur le territoire où se tenait l’atelier, un
temps de travail en atelier centré sur les métiers des participants.
La démarche CHANGER (Omon et al., 2019 ; Guillot et al., 2021)21, comme les travaux des RMT
Systèmes de culture innovants (Cerf et al., 2009 ; Guillot, 2015 ; Cerf et al., 2012 ; Petit et Reau, 2013)
et Champs & Territoires ateliers, ont été fortement mobilisés pour concevoir et analyser cette
journée. Ils nous ont en particulier servi pour : (i) provoquer une situation (l’exercice au champ) qui
suscite la mise en action des compétences des agronomes ; (ii) penser et présenter les
compétences pour accompagner la transition agricole d’un territoire en repérant les situations de
travail qui changent ainsi que leurs articulations ; (ii) et enfin pour discuter des situations de travail
des agronomes participants pour révéler leurs compétences, savoirs et savoir-faire.

Une situation d’observation d’un champ cultivé pour questionner le rôle des agronomes

L’exercice proposé : un « tour de plaine décalé »


Enfiler les bottes et aller dans un champ de blé (Photo 1)
nous a semblé un point de départ opportun pour discuter le
rôle des agronomes22 dans la transition agroécologique.
Cette situation permet en effet de s’adosser à une activité
partagée – la visite d’un champ – pour questionner le champ
cultivé en référence aux expériences de métier, aux savoirs,
savoir-faire et outillages mobilisés, mais aussi de mettre en
débat « à quoi ressemble un champ en transition », et
quelles connaissances et méthodes en agronomie mobiliser Photo 1 : Enfiler les bottes pour
dans ce contexte de transition. l’exercice au champ
L’exercice proposé aux participants s’est inspiré du « tour de plaine décalé » expérimenté dans le
cadre des CASDAR CHANGER (Omon et al., 2019), des RMT Systèmes de culture innovants (Petit et
al., 2010 ; Petit et al., 2012 ; Cerf et al., 2012 ; Guillot, 2015) et Champs & Territoire ateliers (Guillot et

20 https://agronomie.asso.fr/entretiens2021-2022

22On utilise le terme « agronome » de manière générique, sachant qu’ils occupent différents métiers (agriculteurs, conseillers
agricoles, animateurs d’aires d’alimentation de captage, enseignants, chercheurs, apprenants, acteurs institutionnels), chacun avec
des objectifs, des résultats attendus au champ, des savoirs et savoir-faire spécifiques.

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DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

al., 2021). Outre qu’il permet de faire apparaître et discuter les compétences des agronomes en
actes, cet exercice a été aussi l’occasion pour les conseillers agricoles présents de vivre l’expérience
du tour de plaine décalé, comme outillage possible dans leurs activités d’accompagnement des
agriculteurs. Les participants ont été rassemblés en petits groupes mixant des agronomes de
différents horizons. Aucune indication n’a été donnée au départ à propos du champ visité, ni des
pratiques agricoles réalisées. Nous avons invité chaque groupe à explorer le champ afin de
répondre aux questions suivantes :
- Qu’est-ce que vous voyez ?
- Qu’est-ce que vous retenez ?
- Quelles hypothèses émettez-vous ?
Après un temps d’observation et d’échange en petits groupes dans le champ, les participants ont
été réunis, ils ont mis en commun ce qu’ils avaient noté comme réponses.
Pour la compréhension de la suite de cet article, il est nécessaire de donner ici quelques précisions
sur le champ visité. Il s’agit d’un champ de blé situé sur une aire d’alimentation de captage à enjeu
nitrate, dans lequel l’agriculteur, accompagné par l’équipe d’animation, a mis en place un témoin
non fertilisé en azote minéral depuis le semis, alors que le reste de la parcelle a reçu 130 unités
d’azote minéral en mars.

Ce que les participants ont montré


Aller observer le champ a semblé être une pratique
connue et familière pour la plupart des participants,
avec ici la particularité de ne pas être orienté par des
informations de l’agriculteur et de ses pratiques, ni par
un objectif de conseil. Les groupes ont investi le champ
(Photo 2) avec pour les uns une fourche ou un couteau,
pour les autres de quoi noter. Lors de la mise en
commun, de nombreuses caractéristiques du champ,
indices et hypothèses sur sa conduite ont été
rapportées. Photo 2 : Les participants en train
d’observer le champ
La couleur du champ en débat
Les participants ont notamment repéré le témoin non
fertilisé : sa couleur plus pâle que le reste de la parcelle
marque une moindre richesse en azote de la culture de
blé. L’un des participants était venu avec la pince N-
tester et a fait état de ses mesures d’indice de nutrition
azotée (INN) (Ravier, 2017) qu’il venait de réaliser sur le
témoin non fertilisé (Photo 3). Ces mesures indiquaient
que le blé non fertilisé, au 31 mars, n’était pas carencé
en azote au point d’avoir un rendement pénalisé.
L’agriculteur qui cultive ce champ avait lui aussi réalisé
Photo 3 : Un des participants en train de
des mesures d’INN depuis février.
mesurer l’INN du témoin non fertilisé

Elles l’avaient conduit à décider de ne pas apporter d’azote minéral en février (autrement dit, ne
pas réaliser l’apport fait habituellement au tallage). Le 7 mars, compte tenu de l’INN du blé mesuré
par l’agriculteur et du stade du blé, il était recommandé d’apporter 40 unités, ce qu’a fait
l’agriculteur. Le temps était alors sec. Le 22 mars, une pluie suffisante pour valoriser un apport
d’azote a été annoncée. Un deuxième apport de 90 unités a été réalisé, alors que la mesure à cette
date-là indiquait un indice de nutrition azoté suffisant pour ne pas pénaliser le rendement.

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DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Le débat s’instaure sur cette question : peut-on tolérer d’avoir un blé de la couleur du témoin sans
azote de ce champ, au 31 mars ? Ou dans des termes agronomiques, quel état de nutrition azotée
rechercher à cette date ? Si l’on se place dans un contexte de raréfaction des ressources en azote
et d’économie d’énergie, la couleur qui devrait dominer dans la plaine ne devrait-elle pas être celle
du témoin ? Les agriculteurs présents sont, quant à eux, rassurés par la couleur « vert-bleu » du
champ en dehors du témoin. Pour eux, c’est bien cette couleur qui est recherchée à ce stade, c’est
leur référence visuelle d’un « beau » champ de blé au 31 mars. Même si l’INN indiquait que le blé
pouvait encore attendre avant d’être fertilisé, l’agriculteur a préféré apporter 90 unités le 22 mars,
considérant qu’à cette date, attendre encore était trop risqué. En effet, si un temps sec s’installait
dans les semaines suivantes, un apport ne pourrait être valorisé alors que le blé en aurait besoin.
Ce débat renvoie à la manière de mobiliser la méthode Appi-N (Ravier, 2017 ; Ravier et al., 2018 ;
Jeuffroy et al., 2019 ; Jeuffroy et al.,2021)23qui se base sur des mesures du N-tester afin d’estimer
l’INN, et les fondamentaux de l’agronomie sur lesquels elle s’appuie. Cette méthode propose de
mesurer régulièrement et de déclencher des apports en fonction de l’INN et du stade du blé. La
méthode a été construite en analysant des courbes de réponse du blé à l’azote et tient compte du
fait que le blé peut tolérer une carence azotée en début de cycle sans que cette carence impacte le
rendement de façon significative. La méthode Appi-N donne la recommandation suivante : si on
s’approche du stade épi 1 cm (fin mars dans le secteur où s’est tenu l’atelier), que la culture « n’est
pas en carence » (donc ne justifie pas d’un apport), qu’une pluie est annoncée (ou que le sol est
humide) mais qu’un risque de sécheresse existe ensuite, on recommande d’apporter de l’azote à
hauteur de 50 à 60 unités.

Un débat qui questionne les agronomes


Le débat qui s’est instauré au champ sur la couleur du blé et la manière de décider de fertiliser
questionne les agronomes à plusieurs titres.
Il pose la question du rapport à la connaissance agronomique et aux outils d’aide à la décision qui
en sont issus. L’agriculteur qui cultive le champ visité a eu connaissance de la méthode Appi-N, ce
qui témoigne d’une ouverture de sa part sur d’autres manières d’envisager la fertilisation. Mais il
n’est pas totalement confiant dans la recommandation que la méthode propose. Cet exemple pose
la question de « faire la preuve » des méthodes mobilisées. Il pointe aussi l’ensemble des
paramètres (fonctionnement global de son exploitation, en particulier l’organisation du travail) et
des risques (notamment liés au climat) qu’un agriculteur prend en compte pour construire son
raisonnement et in fine décider, qui dépassent l’outil utilisé. Il questionne sur la manière dont le
conseiller peut accompagner l’agriculteur en pareille situation : il ne s’agit sans doute pas tant de
chercher à faire la preuve de la méthode, que de proposer à l’agriculteur une analyse réflexive de
ses choix afin d’évaluer l’opportunité de leur adoption.
Le débat a aussi permis de mettre en lumière la question du rapport à la « norme professionnelle ».
Pour l’agriculteur, à quoi ressemble un champ pour lequel il estime avoir bien fait son travail ? Pour
le conseiller-accompagnateur, quelle situation d’accompagnement correspond à l’idée qu’il se fait
de son métier, de son rôle, des mandats qu’il se donne ? Si la transition agroécologique implique
une transformation des métiers, elle touche au rapport que chacun entretient avec son travail et
percute les représentations des agronomes, qu’ils soient conseillers-accompagnateurs ou
agriculteurs. La transition agroécologique suppose alors de penser l’articulation entre la
transformation des valeurs (fonctions, services attendus du champ), des savoirs et pratiques
(agronomie, outillage), des repères (« le beau champ ») et du travail (ce qu’est bien faire son travail)
(Coquil et al., 2022).

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DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Les rôles des agronomes dans un contexte de transition agroécologique : exemple de la


transition sur une aire d’alimentation de captage

Le deuxième temps de la journée s’est appuyé sur l’expérience de la transition agroécologique du


territoire où s’est tenu l’atelier. Il s’agit d’une aire d’alimentation de captage de 2 400 ha, dont 800
ha sont cultivés en grandes cultures par une trentaine d’agriculteurs. Les deux captages concernés
présentent des teneurs en nitrate qui dépassent régulièrement la norme de 50 mg/L. Un projet est
à l’œuvre depuis une dizaine d’années, consistant, pour les agriculteurs, à réussir à avoir peu
d’azote minéral dans les sols de leurs champs en novembre pour avoir peu de perte de nitrate dans
l’eau qui lessive vers la nappe captée.
Dans l’expérience citée, le répertoire d’action des agronomes-animateurs qui accompagnent le
projet du territoire comprend trois grands volets. Si le plus emblématique est l’accompagnement
technique des agriculteurs du territoire, un autre rôle important est l’appui au dialogue territorial
et à la gouvernance du projet du territoire. Enfin, pour soutenir les deux volets déjà évoqués, une
troisième activité consiste à observer et évaluer les résultats obtenus dans les champs du territoire
via un observatoire, à réaliser un diagnostic des pertes d’azote en mobilisant un tableau de bord
décliné chaque année (Paravano et al., 2016 ; Reau et al., 2017, Ferrané et al., 2020), afin de partager
ces résultats entre les acteurs locaux qui « vivent ensemble » à l’intérieur de l’aire d’alimentation
du captage.
Cet exemple permet de donner à voir les dimensions qui changent dans les situations dans
lesquelles les différents métiers d’agronome impliqués sur ce territoire agissent.

L’agronome-accompagnateur des agriculteurs dans un processus de conception


La transition opérée sur ce territoire, comme d’autres transitions, met les agriculteurs et la régie
des eaux dans un processus de conception pas à pas pour une gestion adaptative du projet, avec
des boucles et des ajustements entre ce qui pose problème, des solutions possibles et mises à
l’épreuve, en s’appuyant sur une analyse de l’impact des solutions tentées vis-à-vis du problème à
résoudre (Prost et al., 2018).
Pour l’agronome qui accompagne ce processus, cela implique d’organiser des situations
d’accompagnement qui portent non seulement sur la mise en œuvre de pratiques, mais aussi sur
leur évaluation au regard des résultats attendus y compris sur la qualité de l’eau émise par les
champs et à la reconception de la façon de cultiver quand le résultat attendu n’est pas obtenu
(Omon et al., 2019).
Voir l’agriculteur comme un concepteur implique également de revisiter les connaissances et le
positionnement de l’agronomie pour comprendre et décrire le problème, éclairer et évaluer
l’impact des solutions. Dans l’expérience présentée, c’est bien la connaissance autour du cycle de
l’azote dans les systèmes de grandes cultures qui est mobilisée auprès des agriculteurs, et pas
seulement les connaissances à l’œuvre dans l’optimisation des pratiques culturales (par une mise
en conformité au conseil normé, voire réglementaire, de fertilisation par exemple). Cela implique
de revisiter les objets agronomiques à travailler dans l’interaction avec les agriculteurs (par
exemple, l’azote présent à l’automne dans ses champs sous forme minérale dans les sols et
organique dans les couverts ou cultures, plutôt que le plan prévisionnel de fertilisation).
Dans ce contexte, l’agronome-animateur est amené à adopter une posture réflexive plus que
prescriptive : il questionne, met en débat les résultats obtenus dans les champs. C’est un moment
de partage de connaissances dans la mesure où l’accompagnateur fournit une information originale
sur leur champ (le fonctionnement azoté) qu’il met en discussion, source d’apprentissage itératif
pour chacun. Ici, l’agronome-animateur ne demande pas à l’agriculteur de déclarer des pratiques
pour juger de leur conformité à une norme, ce qui non seulement n’apprend rien à l’agriculteur
mais l’amène à les justifier, voire le met en porte-à-faux, ici il discute avant tout les résultats qu’elles

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DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

produisent.
Dans cette logique de résultats, accompagner les agriculteurs dans la transition, c’est savoir
encourager et reconnaitre les agriculteurs qui obtiennent de bons résultats : ceux qui réussissent
grâce aux pratiques phares mises en avant dans le projet, mais aussi ceux qui y parviennent par
d’autres moyens. C’est aussi être attentifs à ceux qui ont des résultats insatisfaisants, sans
culpabiliser ceux qui n’appliquent pas les pratiques phares et en stimulant ceux qui, malgré
l’adoption de ces pratiques phares, n’obtiennent pas les résultats escomptés.

Prendre en charge des dimensions spatiales et temporelles larges


Accompagner la transition d’un territoire implique de prendre en charge une échelle qui dépasse
celle du champ cultivé ou de l’exploitation et d’intégrer plusieurs niveaux d’organisation (champ
cultivé, exploitation, territoire). L’agronome-animateur a alors affaire à des agriculteurs embarqués
dans une démarche (Figure 1) qui s’impose à eux, liée aux limites du territoire, et dans laquelle ils
ne s’engagent pas spontanément ou volontairement. Il doit rendre compte d’une diversité de
systèmes et de l’hétérogénéité des résultats qu’ils obtiennent, intégrer et représenter la mosaïque
paysagère du territoire. Cette diversité constitue aussi une ressource, par exemple pour faire
connaître des systèmes qui obtiennent de bons résultats auprès des agriculteurs du territoire.
Outre la dimension spatiale, l’action des agronomes-animateurs s’inscrit là dans le temps long.
Comme vu plus haut, le processus de conception (Reau et Doré, 2008 ; Reau et al., 2012 ; Meynard
et al., 2012) à l’œuvre chez chaque agriculteur pour que la transition s’opère implique des tentatives,
des boucles d’ajustements, des apprentissages. Certains de ces apprentissages portent sur des
phénomènes de long terme. Dans l’expérience présentée, ils portent sur les dynamiques à long
terme de l’azote, et pas seulement sur les effets des pratiques des dernières semaines ou mois.
Autrement dit, l’agronome-animateur est amené à travailler avec le temps rond, saisonnier, relatif
à la campagne, où l’agriculteur pilote sa culture avec le climat de l’année ; et avec le temps « long »,
pluriannuel, qui seul permet de dégager avec recul les dynamiques de long terme de l’azote et de
l’eau. Ce temps long pose néanmoins la difficulté de garder l’intérêt et la motivation des
agriculteurs. Il pose aussi des questions méthodologiques, pour garder la mémoire des
apprentissages, des étapes de la transition ou encore des résultats des champs du territoire.

Figure 1 : Principales étapes du projet du territoire depuis 2012

Soutenir le dialogue de territoire : l’agronome traducteur et outilleur (Reau et al., 2017, Reau et al.,
à paraitre)
Le projet de ce territoire n’implique pas que des agronomes, et pourtant l’agronomie est au cœur
de ce qui est à discuter ensemble. Lors de l’atelier du 31 mars, le président et le directeur de la régie

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DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

des eaux concernés par l’expérience présentée en ont témoigné. Par exemple, le projet prévoit que
les agriculteurs réussissent les couverts d’interculture, ce point faisant l’objet d’un contrat entre
chaque agriculteur et la régie des eaux. Les équipes de la régie réalisent une tournée pour évaluer
la mise en œuvre du contrat. Mais comment noter la réussite des couverts, lorsqu’on n’a pas de
repère en la matière ? Ils ont témoigné de cette difficulté. L’autre exemple cité par les responsables
locaux concernait le comité technique qui rassemble les principaux acteurs de l’aire d’alimentation
de captage et se réunit chaque année. Comprendre les résultats qui y sont présentés pour en
débattre avec les agriculteurs ne va pas de soi. A l’issue d’une réunion, un précédent responsable
avait d’ailleurs demandé : « je ne comprends pas, vous parlez parfois d’azote, parfois de nitrate,
mais quel est le lien entre les deux ? ».
Les acteurs locaux ont ici besoin que l’agronome-animateur joue un rôle de traducteur ou de
« passeur de monde ». Cela suppose une attention particulière pour repérer les concepts et mots
employés qui ne sont pas connus de tous et les rendre compréhensibles, s’ils sont importants pour
le pilotage du projet. En plus d’expliquer les différents concepts, il revient aussi à l’agronome de
pointer les interdépendances et le caractère systémique du projet et des processus qui le sous-
tendent.
Au-delà de traduire, l’agronome-animateur a un rôle important pour outiller le dialogue territorial.
Il s’agit de fournir des informations et des représentations, autant d’objectivations de la situation
et des processus en jeu qui vont permettre à chacun de jouer véritablement son rôle, au lieu de
déléguer à des experts (agronomes, hydrogéologues…) le débat et la prise de décision. A ce titre,
plusieurs objets ont fait leur preuve pour favoriser le dialogue direct entre les acteurs du monde de
l’eau et les agriculteurs.
Le champ cultivé (Photo 4 du champ avec un couvert d’interculture en septembre) est un bon
moyen pour partager une culture commune autour de l’enjeu du projet, qui ne soit pas que
théorique mais aussi expérientielle. Il a été à plusieurs reprises le lieu de réunions du comité
technique (qui rassemble les principaux acteurs du projet). Il revient alors à l’agronome-
accompagnateur de repérer les champs qui sont pédagogiques, c’est-à-dire qui contribuent à la
compréhension de tous, de préparer les observations ou résultats qui pourront être partagés en
séance à titre de démonstration, de questionner l’agriculteur sur son champ et ses résultats
attendus lors de la réunion.

Photo 4 : Visite d’un champ du territoire lors d’une réunion du comité technique

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DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

L’autre objet clé pour soutenir le dialogue territorial est le tableau de bord (Figure 2) du projet du
territoire (Paravano et al., 2016 ; Reau et al., 2017, Ferrané et al., 2020 ; Chizallet, 2020 ; Prost, 2021).
Il articule un petit nombre d’indicateurs, dont la plupart sont observés (et observables par tous
dans chaque champ) ou mesurés, selon une logique de cause à effets entre les pratiques
privilégiées dans le projet agricole pour l’eau, les états des champs attendus et la qualité de l’eau
émise sous les champs. A chaque indicateur sont attribués 2 seuils, l’un correspondant au résultat
à atteindre et l’autre à un résultat insatisfaisant mais acceptable. Les bulles correspondant à chaque
indicateur portent la couleur du résultat obtenu pour la campagne culturale concernée. Ce support
est à la fois simple (6 indicateurs seulement), robuste (au sens où il repose sur des bases
agronomiques solides) et très visuel (de par les couleurs des indicateurs). Il s’adresse aux
agriculteurs en termes de kilos d’azote perdus et aux acteurs du monde de l’eau en concentration
en nitrate, en rendant transparente la correspondance entre les deux même si elle est entachée
d’incertitudes, et contribue à la « traduction » évoquée plus haut. Il permet ainsi à l’ensemble des
acteurs du territoire de se rendre compte facilement des résultats obtenus, de contribuer au
diagnostic et d’en débattre directement, pour finalement participer véritablement aux décisions
d’orientation du projet de territoire.

Figure 2 : Tableau de bord du projet du territoire renseigné pour la campagne 2021/2022

Accompagner la transition agroécologique touche à toutes les dimensions des situations de travail
de l’agronome
L’exemple cité pointe de nombreuses spécificités du métier de l’agronome-animateur qui
accompagne la transition agroécologique sur un territoire :
• Le type même de situations à construire, à animer et à articuler, cela pour mener à bien les
différentes étapes du processus de conception dans lequel les agriculteurs sont embarqués
mais aussi pour soutenir le dialogue territorial ;
• Sa posture, réflexive plus que prescriptive ;
• Les mandats qu’il prend en compte, en lien avec les services agroécologiques visés et les
attendus des acteurs du territoire ;
• Les publics auxquels il s’adresse : l’ensemble des agriculteurs volontaires ou non, mais aussi
acteurs non agronomes issus de collectivités locales ou de la société civile ;
• L’espace large (et parfois contraint) et le temps long dans lesquels elles s’inscrivent ;
• Les savoirs et les questions agronomiques à discuter, qui portent sur les résultats mesurés
ou observés, attendus et obtenus au champ autant que sur les pratiques mises en œuvre.

61
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Penser son rôle d’agronome : une démarche qui ne va pas de soi


La troisième partie de la journée visait à s’appuyer sur les expériences des participants pour mettre
en discussion les rôles et compétences des agronomes dans différents cas de transitions
agroécologiques.

Une diversité d’expériences rapportées


Les participants ont été à nouveau répartis en sous-groupes. Ils ont été invités à choisir des
expériences contrastées parmi celles qu’ils rapportaient et à discuter autour des questions
suivantes :
- Quels savoir-faire mis en œuvre en situation ?
- Quelles connaissances théoriques mobilisées ?
- Quels savoir-faire attendus par les acteurs ?
- Quels savoir-faire réellement développés ?
- Quels facteurs explicatifs de la place des agronomes ?
Des expériences diverses ont été partagées, parmi lesquelles : la réunion des agriculteurs d’un
groupe Dephy, la mise en place d’une expérimentation sur tournesol, le conseil de fertilisation sur
le colza à l’automne, un tour de plaine d’un groupe d’agriculteurs autour de l’agriculture de
conservation des sols.

Un obstacle : l’accès au travail réel et à la situation circonstanciée


En pratique, ces ateliers ont été assez difficiles à conduire et ont donné des résultats mitigés dans
les différents sous-groupes. En particulier, il n’a pas été évident d’accéder à une situation de travail
suffisamment précise et circonstanciée pour l’analyser et pour faire ressortir les compétences,
rôles et savoir-faire que les agronomes avaient mobilisés. Passer le cap de l’expression des
généralités de son métier pour entrer dans la mécanique et le réel de l’action qui s’y joue n’allait
pas de soi (Cerf et Omon, 2017).
Une hypothèse complémentaire expliquant ces difficultés est qu’il y a eu décalage entre cet
exercice et ce que les participants imaginaient pour cette journée. Sans doute que la diversité des
participants, le fait qu’ils ne se connaissaient pas, et la présence de nombreux jeunes conseillers
agricoles peu expérimentés ont rendu l’exercice inconfortable.
Cela pointe que parler de son métier, de ses compétences dans l’action, de ses situations de travail
nécessite d’être préparé et outillé. En cela, le programme CASDAR CHANGER (Omon et al., 2019 ;
Guillot et al., 2021) a mis en évidence que la construction d’un dispositif dédié, inscrit dans le temps,
mobilisant des outils et des cadres conceptuels appropriés, était une clé pour accéder au travail réel
par l’échange entre pairs (Cerf et al., 2013). C’est à ces conditions qu’il est possible de prendre en
charge les situations de travail pour les rendre apprenantes et les (re)concevoir.

Conclusion
A travers les différentes séquences proposées lors de cette journée, de nombreux aspects des
rôles, compétences, savoirs et savoir-faire des agronomes dans des contextes de transition
agroécologique ont été expérimentés et évoqués. Cette journée invite à réfléchir sur les façons de
prolonger et approfondir tous ces points. Poursuivre l’expérimentation et l’analyse de situations
concrètes pourrait être un moyen de faire émerger et capitaliser sur des situations types et des
savoirs clés mobilisés dans l’accompagnement de la transition agroécologique. Dans la mesure où
nous avons constaté que ce contexte amène des spécificités dans toutes les dimensions touchant
aux métiers de l’agronome, cela questionne la manière de construire et transmettre des
compétences aux multiples facettes. Cela semble déterminant dans la mesure où la transition
agroécologique implique des changements dans la façon de travailler et de voir les métiers
d’agronomes pour les agriculteurs, les animateurs, les conseillers. Aussi, il est incontournable que
les agronomes dans leurs différents métiers repensent leurs pratiques et leurs manières de faire.

62
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Remerciements
− à l’ensemble des participants de l’atelier « être agronome dans un contexte de transition
agroécologique » du 31 mars 2022 à Brienon-sur-Armançon (Yonne, Bourgogne –Franche-
Comté)
− à Benoît LEPRUN, agriculteur à Mercy (Yonne), pour nous avoir prêté son champ, pour son
précieux temps et son dynamisme, ainsi qu’à ses collaborateurs de la Sep de bord et du GIEE
éponyme
− à Edith FOUCHER, François AVEZ, Arnaud DELESTRE (Chambre d’agriculture de l’Yonne) pour
leur soutien
− à Marianne CERF (INRAE), Bertrand OMON (Chambre régionale d’agriculture de Normandie),
Marie-Noëlle GUILLOT, Paul OLRY (Institut Agro Dijon) pour les réflexions & productions
réalisées dans le RMT Champs & Territoires ateliers (2020-2022) et le RMT Systèmes de culture
innovants (2008-2019)
− à François KOCKMANN, dont les apports en agronomie systémique rayonnent toujours et
encore en Bourgogne …
− au programme WATERAGRI https://wateragri.eu/#
− à la REGATE de Brienon-sur-Armançon (Régie d'Equipement et de Gestion de l'Assainissement
et de Travaux des Eaux)
− au Conseil départemental de l’Yonne, à l’Agence de l’eau Seine-Normandie
− au Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation pour son soutien financier au RMT Champs &
Territoires ateliers, via le compte d’affectation spéciale développement agricole et rural
(CASDAR).

Bibliographie
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agriculture : acteurs, marchés, mutations », 14-15 octobre 2010, Dijon, France.
Cerf M., Omon B., Barbier C., David O., Delbos C., Gagneur C.A., Guillot M.N., Lusson J.M., Minas A., Mischler
P., Olry P., Petit M.S., 2012. Les métiers d’agent de développement agricole en débat : Comment accompagner
des agriculteurs qui changent leur façon de cultiver ?, Colloque « Vers des systèmes de culture innovants et
performants : De la théorie à la pratique pour concevoir, piloter, évaluer, conseiller et former », Innovations
Agronomiques 20, 101-121.
Cerf M., omon B., Guillot M.-N., Olry P., Petit M.-S., 2013, Guide « L’Agroseil » - Vademecum pour échanger sur
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Chizallet M., Prost L., & Barcellini F., 2020. Supporting the design activity of farmers in transition to
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Ferrané C., Reau R., Prost L., 2020. Qualité de l’eau en aire d’alimentation de captage : gestion dynamique
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Colloque « conseiller en agriculture : acteurs, marchés, mutations », 14-15 octobre 2010, Dijon, France.
Guillot-Robert M-N., 2015. Apprendre, tenir et reprendre le métier : entre expériences vécues et conception
continuée de formation : conseiller les agriculteurs en grandes cultures. Thèse de doctorat en Sciences de
l’Education, Université de Bourgogne.

63
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

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dispositif CHANGER, CASDAR 5365 CHANGER, RMT Systèmes de culture innovants et RMT Champs &
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Jeuffroy M.-H., Meynard J.-M., Ravier C., Lenoir A., 2019. Présentation de la méthode APPI-N, CA-SYS day
Fertilité et fertilisation en agroécologie le 20 mars 2019 à Dijon,
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Jeuffroy M.-H., Lebreton P., Meynard J.-M., 2021. APPI-N et CHN-Conduite 2 méthodes, 1 même principe,
Wébinaire « Résultats du projet SOLINAZO (Solution innovante pour une gestion optimisée de l’azote dans
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Meynard J.-M., 2012. La reconception est en marche ! Conclusion au Colloque « Vers des systèmes de culture
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Omon B., Cerf M., Auricoste C., Olry P., Petit M-S., Duhamel S., 2019. CHANGER – Echanger entre conseillers
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Innovations agronomiques 71, 367-383, dx.doi.org/10.15454/rzkxfz.
Paravano, L., Prost, L., Reau, R., 2016. Brienon-sur-Armançon : pilotage dynamique des actions d’un territoire
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Petit M.S, Omon B., Bonnin E., Brunet J., Dobrecourt J-F, Geloen M., Paravano L., Robin P., Villard A., Vivier C.,
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l’accompagnement de la transition en aires d’alimentation de captage. Innovations Agronomiques 57, pp 1-
11.

64
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Transition énergétique et agriculture : quels enjeux


pour l’agronomie ?

Jérôme Mousset*
* ADEME

Résumé
La transition énergétique du pays aura des impacts forts sur l’évolution des systèmes de production
agricole, et concerne l’ensemble des filières de production actuellement présentes. Il s’agira de
réduire, ou dans certains cas de supprimer la dépendance des exploitations agricoles aux énergies
fossiles, et par ailleurs de contribuer à la réussite du déploiement des énergies renouvelables en
France. Si cette transition énergétique est incontournable pour le monde agricole, les enjeux pour
l’agronomie sont multiples. Les objectifs sont de développer ou réinventer des systèmes de
production moins dépendant aux ressources fossiles (carburants, intrants…), d’intégrer une
production d’énergie renouvelable dans les exploitations agricoles et les territoires ruraux en
trouvant les bons équilibres avec les fonctions agricoles, et d’évaluer au mieux les services rendus
et impacts des installations d’énergies renouvelables dans les écosystèmes. Il est ainsi probable que
la transition énergétique nécessaire du pays contribue à transformer en profondeur les systèmes
agricoles comme ça a déjà été le cas avec l’arrivée massive de l’énergie en agriculture dans la
deuxième moitié du XX siècle. Face à ces changements inévitables, les métiers d’agronomes sont
au cœur de ces réflexions, et ont un rôle essentiel pour contribuer à guider ces évolutions dans des
approches globales et systémiques.
Mots-clés : Energie, Énergies renouvelables, Agriculture, changement climatique

Abstract
The energy transition will have strong impacts on the French agriculture. It concerns all the
production sectors. It implies reducing, and in some cases eliminating, the dependence of farms on
fossil fuels, and contributing to the successful deployment of renewable energies in France. While
this energy transition is unavoidable for the agricultural sector, the challenges for agronomy are
multiple. The objectives are (i) to develop or reinvent production systems that are less dependent
on fossil resources (fuel, synthetic fertilizers, etc.), (ii) to integrate renewable energy production
into farms and rural areas by finding the right balance with agricultural functions, and (iii) to
evaluate the services provided and the impacts of renewable energy facilities to ecosystems. It is
thus likely that the country's necessary energy transition will contribute to the in-depth
transformation of agricultural systems, as it was already the case with the massive arrival of fossil
energy in the second half of the 20th century. Agronomists have an essential role to play in
integrating these inevitable developments in global and systemic approaches.
Keywords : Energy, Renewable energy, Agriculture, Climate change

65
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Introduction
L'urgence climatique et la nécessité de reprendre en main notre souveraineté énergétique
appellent à réduire notre consommation d’énergie et à développer les énergies renouvelables
(EnR) à un rythme jamais égalé (2022, Programmations pluriannuelles de l’énergie). Le cap est clair,
il faut accélérer la réduction de nos consommations d’énergie et le développement des énergies
renouvelables qui deviendront la principale source d’énergie. Ainsi, dans tous les
scénarios « Transition(s) 2050 » étudiés par l’ADEME, la part des EnR dans l’approvisionnement
énergétique en 2050 est comprise entre 70 % et 88 %. A cet horizon, le fossile disparait pratiquement
du mix énergétique en 2050. C’est en effet une des conditions nécessaires à l’atteinte de la
neutralité carbone.
L’agriculture se trouve souvent au centre de multiples débats de la transition énergétique et
écologique du pays. Les enjeux pour ce secteur sont majeurs, multiples, complexes et dépassent
très largement les questions d’énergie (biodiversité, stockage carbone, réduction des gaz à effet
de serre, pesticides, alimentation…). Les orientations des systèmes agricoles ne peuvent
s’appréhender que dans le cadre d’approches globale et systémique permettant de prendre en
compte l’ensemble des dimensions environnementales, économiques et sociologiques de ce
secteur. C’est bien sous ces principes que l’orientation des systèmes alimentaires et agricoles a été
abordée dans les scénarios « Transition(s) 2050 » étudiés par l’ADEME (ADEME, 2022. Transition
2050).
Parmi ces enjeux, l’impact de la transition énergétique sur les systèmes agricoles est néanmoins
une question spécifique à part entière. La crise énergétique actuelle met en exergue la fragilité des
modèles économiques construits sur des importations d’énergie à bas coût, et souligne la nécessité
d’accélérer la transition énergétique. Pour le monde agricole, les transformations attendues pour
les prochaines années sont probablement des bouleversements de même ampleur que ceux
observés dans les dernières décennies du XXe siècle avec l’utilisation massive de l’énergie. Aussi, si
l’utilisation de l’énergie en agriculture a conditionné et orienté en profondeur les modèles agricoles
des précédentes décennies (mécanisation, intrants, systèmes hors sols, transport…), il va sans dire
que cette transition énergétique va réorienter à nouveau en profondeur les systèmes agricoles.
Difficile de prévoir quel sera exactement le modèle énergétique des exploitations agricoles en
2050, mais il ne pourra être que faiblement dépendant aux ressources fossiles, pour certains
totalement autonome, et pour la plupart contributeur au mix énergétique du pays.

Rappel des enjeux de la transition énergétique


La part des énergies renouvelables (EnR) est en croissance régulière depuis de nombreuses années,
avec une production en hausse de 70 % entre 2005 et 2020 en France métropolitaine. Leur part dans
la consommation finale d’énergie représentait près de 15 % en 2015 et 19,1 % en 2020. La France reste
néanmoins très en retard sur le déploiement des énergies renouvelables qui avait pour objectif
d’atteindre 23% d’EnR en 2020. A l’horizon 2030, la loi fixe l’objectif de 33 % d’EnR. Une accélération
du rythme de déploiement des EnR en France est donc indispensable (ADEME, 2022. Marchés et
emplois concourant à la transition énergétique dans les secteurs des énergies renouvelables et de
récupération, des transports terrestres et du bâtiment résidentiel). Par ailleurs, au niveau de
l’Europe, la Commission vient de relever l’objectif à 2030 de 40 % à 45 % d’énergie renouvelable dans
la consommation d’énergie finale.

66
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Figure 1 : Évolution du mix EnR (ADEME)

Pour atteindre ces taux, une forte réduction de la consommation énergétique est incontournable,
avec un objectif de réduction de 50 % d’ici 2050 par rapport à la référence 2012. Le développement
des EnR et la réduction de la consommation permettront de réduire notre recours aux énergies
fossiles, dont l’objectif fixé dans la loi est de -40 % d’ici 2030, par rapport à 2012.
La transition énergétique et l’objectif de neutralité carbone en 2050 transforment et vont continuer
à transformer en profondeur l’ensemble de notre société. L’accélération des EnR permet en partie
de relocaliser sur notre territoire la production d’énergie et représente donc aussi un atout de taille
pour l’économie et la création d’emplois locaux, notamment dans les zones rurales. Ainsi, le poids
des EnR dans l’économie française s’est accru : elles sont ainsi à l’origine, en 2019, de 10,3 Md€
d’investissement et de 107 000 emplois en équivalent temps plein directs, soit une hausse de 21 %
par rapport à 201724. Dans le cadre de France 2030, la France prévoit par ailleurs d’investir près d’un
milliard d’euros pour soutenir l’innovation et le développement sur le territoire français
d’entreprises de fabrication d’équipements d’énergies renouvelables, dont 500 M€ pour
l’innovation et 400 M€ pour l’industrialisation.
Cette vision de long terme doit permettre aux entreprises, et notamment à l’agriculture de
s’investir en confiance dans la transition. Néanmoins, au-delà des aspects techniques et
économiques, cette transition profonde du modèle énergétique de la société pose aussi la question
clé de son acceptabilité sociale par l’ensemble de la population et des acteurs économiques et
notamment du monde agricole. L’appropriation des objectifs de la transition par les citoyens et les
acteurs économiques constitue donc aussi l’un des enjeux stratégiques des prochaines années, et
une des conditions de réussite de ces transformations nécessaires.

Quelle contribution du monde agricole à la transition énergétique ?


Plusieurs études ont été conduites ces dernières années sous différents angles de la question
énergétique dans le monde agricole. L’analyse reprend les principaux enseignements et
conclusions de ces analyses.

24
https://librairie.ademe.fr/changement-climatique-et-energie/4764-marches-et-emplois-concourant-a-la-transition-energetique-
dans-les-secteurs-des-energies-renouvelables-et-de-recuperation-des-transports-terrestres-et-du-batiment-residentiel.html

67
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Réduire la dépendance énergétique de l’agriculture


Avec 3,43 millions de tonnes équivalent pétrole par an, la consommation d’énergie finale du secteur
agricole en 2020 représente 3 % de la consommation totale d’énergie de la France et une facture
énergétique d’environ 3,2 milliards d’euros. A cela s’ajoute la consommation indirecte d’énergie liée
à la fabrication des intrants, et en particulier des engrais azotés et des aliments. A noter qu’au
niveau des émissions de GES, la contribution du secteur agriculture-forêt est nettement plus
significative avec environ 20 % des émissions nationales. Même si les enjeux du secteur sont
globalement plus orientés vers l’atténuation des émissions de GES que vers la maîtrise de l’énergie
(contrairement aux secteurs d’activité pour lesquels les enjeux énergie et GES sont corrélés), la
maitrise de la consommation d’énergie et l’amélioration de l’efficacité énergétique constituent des
leviers importants et des enjeux majeurs de performance économique pour plusieurs systèmes de
production (production sous serre et bâtiments d’élevage par exemple).
Le bilan énergétique du secteur (énergie directe) est dominé par les produits pétroliers qui
représentent 72 % de la consommation énergétique agricole en 2015, suivis par l’électricité (17,6 %)
et le gaz (10,5 %). Le principal poste de consommation, et donc de dépense énergétique, est le
machinisme agricole avec les tracteurs, engins automoteurs et véhicules utilitaires (60 % de la
consommation d’énergie). Viennent ensuite le poste bâtiments d’élevage (11 %) et les serres et abris
hauts (10 %). Les exploitations en grandes cultures, en bovins lait et en maraîchage sous serres
totalisent les plus fortes consommations d’énergie et charges économiques liées. Elles sont de ce
fait les plus sensibles aux variations des prix de l’énergie. Selon les scénarios, le potentiel de
réduction de la consommation d’énergie en agriculture à l’horizon 2050 a été estimé entre -26% et
-45% (ADEME, 2019. Agriculture et efficacité énergétique).

Contribuer au déploiement des énergies renouvelables


En 2018, l’ADEME a publié une étude visant à objectiver la place du monde agricole dans le
développement des énergies renouvelables (ADEME, 2018. Agriculture et énergies renouvelables).
Elle montre que le monde agricole contribuait déjà à la production de 20% des EnR nationales (sans
compter la contribution du secteur de la forêt). Avec 4,6 Millions de Tonnes Equivalent Pétrole
(Mtep), les exploitations agricoles participaient dès 2018 davantage à la production d’EnR qu’elles
ne consommaient d’énergie. L’analyse estimait qu’environ 15% des exploitations agricoles
contribuaient déjà à la production d’énergies renouvelables sous différentes formes.
Parmi plus de 50 modèles économiques différents analysés, il ressort quatre grands modes de
contribution de l’agriculture au développement des énergies renouvelables :
• L’autoconsommation de chaleur et d’électricité pour réduire la facture énergétique de
l’exploitation (géothermie, solaire thermique, photovoltaïque, méthanisation) ;
• La production et la vente de biomasse pour la production d’énergies renouvelables
(cultures pour les biocarburants et la méthanisation, bois pour la chaleur) ;
• La vente d’électricité ou gaz directement sur les réseaux (photovoltaïque, méthanisation) ;
• La mise à disposition de surface pour les installations de panneaux solaires ou d’éoliennes.

En 2015 cette activité représentait un chiffre d’affaires d’1,4 milliard d’euros soit l’équivalent de 2%
du chiffre d’affaires de l’agriculture française. Ce chiffre d’affaires était essentiellement porté par
la biomasse, pour 1 milliard d’euros, suivi du photovoltaïque, pour 109 millions d’euros, de la
méthanisation et de la biomasse chaleur, pour respectivement 88 et 85 millions d’euros et, dans
une moindre mesure, 34 M€ pour la mise à disposition d’espaces permettant l’installation
d’éoliennes. Ces premiers résultats soulignent que la transition énergétique est déjà une réalité
pour le monde agricole, et qu’elle constitue aussi une opportunité économique avec des filières en
développement.

68
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Figure 2 : Évolution du mix de production des EnR agricoles, ADEME

Les analyses prospectives mettent en évidence un potentiel important de développement des EnR
en agriculture. La production d’énergies renouvelables pourrait être multipliée par 2 à l’horizon
2030 (et 3 à l’horizon 2050) grâce au développement de la méthanisation, du photovoltaïque et de
l’éolien notamment. Ces perspectives de fort développement se renforcent avec la crise
énergétique, la volonté politique d’accélérer le développement des EnR et le dynamisme
d’innovation sur ce secteur. Par ailleurs, les sondages montrent un réel intérêt des agriculteurs pour
les EnR. Un récent sondage réalisé par l’ADEME montrait par exemple que 74% des agriculteurs
estiment pouvoir réduire les émissions de gaz à effet de serre générées par leur exploitation, et
qu’un agriculteur sur deux envisage des projets EnR sur leur exploitation.

Questionnements pour l’agronomie


La transition énergétique va donc inévitablement impacter en profondeur les systèmes de
production agricole, et cela sur des rythmes d’évolution très soutenus. En 2050, l’agriculture sera
nécessairement faiblement dépendante des ressources fossiles et fortement contributrice au mix
énergétique de la France. Ces transformations profondes impactent les systèmes de production
dans leur ensemble et posent donc de multiples questions aux métiers de l’agronomie. Sans être
exhaustif et au regard des questions récurrentes, nous pouvons souligner quelques thématiques
importantes.

Améliorer les bilans environnementaux des filières EnR agricoles


La justification du développement des EnR repose sur le principe d’un bilan environnemental
meilleur que les énergies conventionnelles, donc d’un service environnemental rendu. L’évaluation
environnementale des filières EnR constitue donc une question stratégique qui conditionne les
orientations politiques. Dans le domaine agricole, ces questions sont complexes, et se heurtent
souvent à des problématiques d’agronomie. A titre d’exemple, on peut mentionner le
questionnement sur : l’impact des installations photovoltaïques ou éoliennes sur les sols et la
biodiversité locale, l’impact des prélèvements de biomasse sur les écosystèmes (forêts, haies…) et
sur les puits de carbone, l’impact du développement des usages de la biomasse sur les pratiques
agricoles (fertilisation, irrigation…), sur les changements d’affectation des sols et sur les
modifications d’assolement, les risques de concurrence avec les filières alimentaires, la gestion du
retour aux sols des digestats et des cendres… Certaines filières amènent sur le marché de

69
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

nouveaux intrants pour l’agriculture qu’il faut caractériser (composition, méthodes


d’utilisation/application…), comme le biochar avec la pyrogazéification de la biomasse. Quelle que
soit la filière considérée (biogaz, PV, éolien, bois énergie, biocarburants…), l’expertise des
agronomes est indispensable à la construction du bilan environnemental complet, et à
l’objectivation des forces et faiblesses du service environnemental rendu.
En termes de méthode, l’Analyse de Cycle de Vie est régulièrement utilisée pour analyser et
comparer la performance environnementale des EnR avec les ressources classiques. La
contribution de l’agronomie est ici à deux niveaux. Il s’agit d’une part de participer à l’amélioration
de la méthode ACV pour corriger ses points faibles notamment sur la prise en compte des sols et
de la biodiversité. L’enjeu est d’autre part pour les agronomes d’apporter par d’autres méthodes
et outils des analyses et regards complémentaires à ces évaluations.

Intégration des EnR dans le système de production agricole : Synergie ou concurrence ?


Pour chaque type d’énergie renouvelable, il existe une grande diversité de modalités d’intégration
dans les systèmes agricoles. De manière schématique, on peut considérer que la production
d’énergie peut être concurrente à l’activité agricole classique, ou au contraire dans d’autres cas,
être totalement intégrée au fonctionnement du système agricole. Là aussi, l’expertise des
agronomes est essentielle pour faciliter et développer cette synergie.
La question du photovoltaïque en agriculture illustre parfaitement ce débat et cette diversité de
situations. L’étude sur le développement du photovoltaïque sur terrains agricoles a identifié 23
modèles d’intégration (ADEME, 2022. Photovoltaïque et terrains agricoles) différents du
photovoltaïque dans les exploitations agricoles. A titre d’exemple, on retrouve dans les extrêmes
les centrales au sol avec des parcelles dédiées, sans aucune activité agricole, et à l’opposé le modèle
« agrivoltaïque » avec une recherche de synergie maximale entre la production d’énergie et
l’activité agricole. Dans ce dernier cas, le système photovoltaïque doit répondre à un besoin et
apporter un service agronomique à l’activité agricole, notamment de protection des cultures des
effets du changement climatique et de renforcement de la résilience du système de production.
Dans ce système, et contrairement aux centrales au sol, l’activité agricole de production reste la
fonction première de la parcelle accueillant un tel système.
Cette diversité de situations et de niveau d’intégration peut s’observer et s’analyser pour toutes les
EnR. Par exemple, pour la méthanisation, on retrouve cette grande diversité avec, dans certains
cas, des cultures énergétiques dédiées au méthaniseur et dans d’autres, des méthaniseurs intégrés
totalement au système d’élevage pour la gestion biologique des effluents d’élevage. Ainsi,
l’introduction du méthaniseur dans une exploitation agricole peut modifier plus globalement le
fonctionnement du système agricole dans son ensemble et peut être un levier, dans certaines
conditions, pour le déploiement de pratiques agroécologiques. On peut aussi souligner que
l’introduction de l’agroforesterie et des haies pour la production de bois énergie est aussi un
exemple de synergie recherchée permettant de produire de la biomasse et d’enrichir la biodiversité
et la résilience du système de production.
Le développement incontournable des énergies renouvelables dans les exploitations agricoles ne
peut se dissocier du fonctionnement global du système agricole. Il suppose la recherche d’une
synergie entre les activités de production d’énergie et le fonctionnement agronomique des
systèmes agricoles. Là aussi, l’expertise et le conseil des agronomes est indispensable pour la
recherche de ces compromis et synergies au niveau de chaque exploitation et de chaque territoire.

Moindre dépendance, voire autonomie, aux ressources fossiles


Le troisième enjeu de la transition énergétique pour l’agronomie porte sur la nécessaire forte
réduction de la consommation énergétique de l’agriculture, et le renforcement de son autonomie
vis-à-vis des énergies fossiles. Comme souligné précédemment, l’agriculture conventionnelle est

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DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

très dépendante des énergies fossiles, alors que l’objectif de neutralité carbone en 2050 nous
oblige à limiter drastiquement l’utilisation de telles ressources.
De multiples solutions aussi bien technologiques qu’organisationnelles existent et permettraient
de réduire significativement la consommation énergétique du secteur agricole. Le potentiel de
réduction a été évalué entre 26 à 45 % à l’horizon 2050 selon le niveau de déploiement des solutions.
Concernant les consommations de carburant agricole, les économies d’énergie sont principalement
possibles par la mise en œuvre de pratiques du sol simplifiées (labour moindre, travail des sols
moins en profondeur), de nouvelles associations de cultures et de la modification des modes
d’élevage des herbivores. Pour les productions animales, deux orientations se dessinent et se
développeront conjointement, l’une basée sur des systèmes d’élevage principalement « en
bâtiment » utilisant les technologies économes en énergie (ventilateurs économes, récupérateur
ou échangeur de chaleur) et l’autre basée sur des systèmes d’élevage avec plus de phases en
extérieur pour les animaux (limitant les consommations des bâtiments). Enfin, l’autonomie
énergétique des exploitations pose aussi la question de la réduction de consommation d’engrais
de synthèse, et donc la réintroduction des légumineuses dans les assolements, le pilotage fin de la
fertilisation azotée et la valorisation des déchets organiques.
Ces évolutions indispensables amènent des modifications profondes sur le fonctionnement du
système de production dans son ensemble. On retrouve d’ailleurs dans la plupart des orientations
les principes de l’agroécologie.

Changement d’échelle nécessaire : planification territoriale de la transition énergétique


Si la transition énergétique génère des transformations profondes à l’échelle des exploitations
agricoles, elle renforce aussi la nécessité de développer des approches d’agronomes à l’échelle des
territoires pour l’organisation et la planification de la transition.
Il s’agit notamment de mieux évaluer et suivre les ressources disponibles pour la transition
énergétique. La connaissance de la biomasse disponible sur chaque territoire est indispensable
pour évaluer les plans d’approvisionnement, et garantir la compatibilité du développement des
filières avec le potentiel du territoire et la durabilité de la ressource. L’enjeu est également
d’analyser l’impact du changement climatique sur les gisements de biomasse et de construire des
stratégies d’adaptation au changement climatique (choix variétaux, itinéraires techniques, gestion
de l’eau…) permettant de maintenir durablement le potentiel de production. Cette analyse
territoriale constitue une difficulté majeure, pourtant essentielle pour adapter les niveaux
d’investissement au potentiel réel de biomasse.
Le changement d’échelle est également nécessaire à la construction et l’accompagnement des
projets. De nombreux projets d’EnR sont à construire en collectif, avec plusieurs agriculteurs, mais
aussi des collectivités, des entreprises voire des particuliers dans le cas de projets d’énergie
partagée. La mise en œuvre de la transition énergétique suppose de décloisonner les secteurs, de
favoriser les projets collectifs, et aussi de permettre une implication des riverains et des citoyens
dès le début du projet. Des métiers d’accompagnement ou d’animateurs territoriaux émergent de
plus en plus pour permettre la réalisation de projets collectifs et créer les conditions d’adhésion et
de succès.

Conclusions
La transition énergétique et écologique du pays est en cours, et va s’accentuer dans les prochaines
années. Toutes les analyses confirment le rôle essentiel et stratégique de l’agriculture pour la
réussite de cette transition. La neutralité carbone ne peut pas être atteinte sans une contribution
forte de ce secteur !
Parmi les multiples enjeux, la question spécifique de la transition énergétique amène des
changements en profondeur des systèmes agricoles tant pour sortir de leur dépendance aux

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DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

ressources fossiles, que pour contribuer massivement à la production d’énergies alternatives. On


peut raisonnablement considérer que la question énergétique va à nouveau conditionner les
orientations agricoles des prochaines décennies, comme cela a été le cas dans le passé.
Les interactions avec le fonctionnement agronomique du système agricole se posent à tous les
niveaux, tant dans les changements nécessaires des pratiques agricoles, que dans l’intégration des
énergies alternatives. Face à ces transformations inévitables, les métiers d’agronomes ont un rôle
essentiel pour guider ces évolutions dans des approches globales et systémiques, et contribuer à
donner des perspectives positives et motivantes pour le monde agricole.

Bibliographie
Ministère de la Transition Ecologique et de la Cohésion des Territoires, 2022. Programmations
pluriannuelles de l’énergie (PPE). https://www.ecologie.gouv.fr/programmations-pluriannuelles-
lenergie-ppe
ADEME, 2022. Transition 2050. https://transitions2050.ademe.fr/
ADEME, 2022. Marchés et emplois concourant à la transition énergétique dans les secteurs des
énergies renouvelables et de récupération, des transports terrestres et du bâtiment résidentiel.
https://librairie.ademe.fr/changement-climatique-et-energie/5841-marches-et-emplois-concourant-
a-la-transition-energetique-dans-les-secteurs-des-energies-renouvelables-et-de-recuperation-des-
transports-terrestres-et-du-batiment-residentiel.html
ADEME, 2022. Photovoltaïque et terrains agricoles : un enjeu au cœur des objectifs énergétiques.
https://presse.ademe.fr/2022/04/photovoltaique-et-terrains-agricoles-un-enjeu-au-coeur-des-
objectifs-energetiques.html
ADEME, 2019. Agriculture et efficacité énergétique. https://librairie.ademe.fr/changement-
climatique-et-energie/912-agriculture-et-efficacite-energetique.html
ADEME, 2018. Agriculture et énergies renouvelables. https://librairie.ademe.fr/energies-
renouvelables-reseaux-et-stockage/1545-agriculture-et-energies-renouvelables.html

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DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Les effets de la transition énergétique en cours sur les métiers et les


compétences d’agronomes, à partir de l’exemple de la
méthanisation
Lys Affre, Thomas Coudon, Alice Chauvel et Hugo Rémy *
* Ecole nationale supérieure agronomique de Toulouse
Email contact auteurs : lys.affre@gmail.com

Introduction
La méthanisation est une technologie essentielle à la transition énergétique et climatique selon
Solagro, qui travaille dans ce domaine depuis 1981. Portée comme un levier de l’agroécologie, la
méthanisation est en plein essor en France : environ 1000 sites ont été recensés au 1er janvier 2021
et une centaine de projets sont en cours d’installation. Solagro se positionne de cette manière :
« [Le modèle de méthaniseur] que nous préconisons n’est ni le modèle intensif des élevages bovins
sans pâture, ni celui des monocultures de maïs où le méthaniseur se substitue aux animaux d’élevage ».
Bien que porteuse d’espoir, tant dans le monde agricole que celui de l’énergie, la méthanisation
suscite également de nombreuses interrogations. De ce fait, la communication autour de la
méthanisation a une place importante, tout comme le développement des compétences par
rapport à cette dernière. Des formations commencent à émerger en France, comme le certificat de
spécialisation “Responsable d’une unité de méthanisation agricole” du lycée agricole de Périgueux.
Cependant, les places peinent à être pourvues, bien que l’acquisition de ces compétences soit un
véritable avantage lors du montage d’un projet de méthanisation.
Dans l’atelier organisé par Solagro, l’ENSAT et l’Association française d’agronomie (Afa), nous nous
sommes intéressés aux compétences liées à un projet de méthanisation et plus largement : quels
sont les effets de la transition énergétique en cours sur les métiers et compétences des
agronomes ?
Nous verrons dans une première partie la dynamique propre à la méthanisation dans la transition
énergétique en agriculture. Dans un second temps, nous verrons les compétences liées au montage
d’un projet de méthanisation en s’intéressant au cas concret de Ariège Biométhane : de
l'émergence du projet à l’activité du méthaniseur. La troisième partie abordera la place des
agronomes dans un projet de méthanisation. Enfin, dans une dernière partie, nous nous
demanderons comment, au-delà de la méthanisation, les agronomes peuvent soutenir la transition
énergétique, et avec quelles fonctions et compétences ?

La méthanisation, une dynamique singulière dans la transition énergétique en agriculture


Les unités de méthanisation se développent de plus en plus en France. En effet, selon Gaz Réseau
Distribution France (GRDF), le nombre d’unités a été multiplié par 10 en l’espace de 10 ans (une
centaine en 2009 contre plus de 1084 en 2021). Aujourd’hui, près de 80% des unités travaillent en
cogénération (chaleur et électricité) et le reste en injection.
Dans ce sens, le scénario négaWatt, portant sur la consommation énergétique ainsi que le mix
énergétique à l’horizon 2050, a estimé que le biogaz représenterait une part significative (13%) des
énergies. La méthanisation est donc un levier à mobiliser pour substituer les actuelles énergies
fossiles. Il existe différents types d’unités comme par exemple une unité développée par des
agriculteurs sur leur ferme, ou des unités de taille plus importante alimentées par des intrants variés
(boues de STEP (station d’épuration des eaux usées), déchets verts, déchets alimentaires, etc)
venant de différents points d’approvisionnement.
Ainsi, comme nous le verrons par la suite dans la retranscription de la visite d’une unité, les porteurs
de projet doivent faire face à une situation complexe. D’une part, la méthanisation constitue un
supplément conséquent en matière de charge de travail, mais fait également face à une très forte

73
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

opposition des riverains tout comme peuvent l’être d’autres installations d’énergies renouvelables.
Ces oppositions sont dues aux craintes liées aux accidents, aux nuisances olfactives, et d’autres
éléments encore liés pour la plupart à un manque d’information du grand public sur le sujet.
Il existe également des critiques liées à l’agronomie, notamment autour de la matière organique
apportée par le digestat. En effet, le manque de recul sur l’impact des apports de digestats sur le
taux de matière organique et la santé des sols pose question : la part de matière organique
apportée par le digestat serait-elle équivalente à la matière organique apportée directement par
des résidus de couverts végétaux ? L’utilisation de cultures intermédiaires à vocation énergétique
(CIVE) ne contribuerait-elle pas à appauvrir les sols où ces CIVE seraient implantées ? Les conditions
d’épandage du digestat sont également sources de questionnements : comment faire pour limiter
au maximum le lessivage du digestat épandu ? Faut-il épandre du digestat sur sol nu ou sur des
cultures ? En effet, la méthanisation produisant un digestat riche en azote, phosphore et potassium
(les concentrations dépendent de la proportion des intrants injectés dans le méthaniseur) et en
matière organique, celui-ci doit être manipulé avec précaution pour limiter les fuites d’azote et la
pollution des milieux.
Enfin, la méthanisation, au travers de son fonctionnement, met en place une dynamique entre
plusieurs acteurs. Nous verrons par la suite que l’installation d’une unité peut créer des emplois
locaux et valoriser des effluents pour la production de gaz ou de chaleur et d’électricité pour les
redistribuer au niveau local.

Le projet de méthanisation, de l’idée à l’activité du méthaniseur : un projet qui mobilise


une diversité de métiers et de compétences
Nous allons maintenant nous intéresser au cas concret de Ariège Biométhane que nous avons visité
au cours de l’atelier du 16 décembre 2021. Cette unité a été montée par Maxime et Sébastien
Durand, deux frères associés et exploitants agricoles. Avant leur installation sur l’exploitation
familiale respectivement en 2000 et 2009, ils étaient déjà actifs dans le monde agricole : Sébastien
en tant que directeur d’une coopérative ovine et Maxime en tant qu’enseignant en lycée agricole.
L’exploitation, nommée SCEA les Seigneuries, présente 465 ha de SAU (Surface Agricole Utile)
entièrement en zone vulnérable nitrate, un atelier de production végétale (de consommation et
semencières) et un atelier de production animale (ovin allaitant).

Quel est l’historique du projet Ariège Biométhane ?


L'émergence du projet de méthanisation à la ferme est venue suite à différentes problématiques
qui existaient sur la ferme. Un système d’échange de paille contre du fumier d’éleveurs alentour se
faisait déjà, mais l’exploitation avait des problèmes de stockage de ce fumier. En effet,
l’exploitation des Seigneuries étant entièrement en zone vulnérable nitrate et étant donc dans
l’impossibilité d’épandre du fumier sur leurs terres avant fin janvier, le fumier était stocké dans des
fosses ou à l’extérieur durant une grande période de l’hiver. A l’extérieur, le fumier perdait alors de
sa valeur agronomique. De plus, l'utilisation de ce fumier issu des autres exploitations apportait de
plus en plus de mauvaises herbes jusqu'alors absentes de leurs parcelles. Enfin, le marché des
cultures semencières fluctuant, et environ la moitié de la SAU étant consacrée à ces cultures-là, le
souhait était de tendre vers une diversification du revenu. Ce sont ces trois éléments qui ont poussé
Sébastien et Maxime à développer la méthanisation sur leur exploitation.
Après avoir visité une dizaine de projets de méthanisation afin d’avoir des retours d’expérience,
c’est en juillet 2016 que les porteurs de projet ont contacté Solagro pour mettre en place ce projet
de méthanisation. La réflexion portait au démarrage sur un petit projet en cogénération avec 6000
tonnes d'intrants. Il existait cependant plusieurs problématiques : d’une part, le moteur qui servait
à réaliser la cogénération demandait beaucoup d’entretien et de suivi. D’autre part, le ratio estimé
à la sortie du méthaniseur était composé de 60% de chaleur et 40% d’électricité. Or, le méthaniseur
devait produire 65% en chaleur pour obtenir certaines subventions (régionale, européenne). Du fait
de ces deux problématiques, le projet s’est tourné vers une injection totale du gaz produit dans le

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DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

réseau de distribution.
Par la suite, il a fallu trouver le site d’implantation. Deux sites ont été retenus, l’un nécessitant 6,3
km d'installation de conduite de distribution, l'autre seulement 2,8 km. La deuxième option fut
favorisée mais les relations avec les habitants et municipalités alentour se sont très vite tendues.
En effet, le projet a connu une très forte opposition jusqu'à aller en justice. C’est donc le premier
site qui a été retenu, qui est le site actuel de Ariège Biométhane. Le projet a été davantage accepté
par les habitants et la municipalité, et a donc pu avancer avec pour maître d'œuvre Arkolia et pour
assistant maître d’ouvrage Solagro.
Les travaux ont alors débuté en janvier 2020, les premières matières premières étaient mises dans
le digesteur en mars 2021, et les premiers Nm3 de biométhane étaient injectés dans le réseau en
avril 2021. Une fois le projet réalisé, Ariège Biométhane a été cité comme exemple d'intégration par
une association environnementale locale, ce qui vient contraster avec la forte opposition
rencontrée sur le premier site d’implantation.

Quel est le fonctionnement de Ariège Biométhane aujourd’hui ?


Aujourd’hui, les intrants du méthaniseur sont composés de 85% d’effluents d’élevage (bovins
laitiers, bovins allaitants, ovins, équins) situés dans un rayon de 10 km autour du méthaniseur, et de
15% de végétaux (déchets de silos, pieds mâles de cultures semences, CIVE, seigle, sorgho). Des
contrats de 12 ans ont été signés avec les éleveurs, sécurisant les échanges et leur garantissant une
restitution de digestat brut. Le contrat prévoit également le transport des effluents (les éleveurs
ont donc seulement à charger la semi-remorque sur leur exploitation), et l’épandage du digestat
brut. La totalité des transports de flux et l’épandage sont réalisés par une société montée pour
l'occasion par le fils de Maxime, la société TS3D. L'épandage est facturé à un prix symbolique
d'1€/m3 de digestat épandu, et est réalisé grâce à un automoteur qui enfouit le digestat brut à 3 cm
de profondeur. L’épandage ne se fait pour le moment que sur sols nus. Les exploitants ont le
souhait de développer l’épandage sur cultures : par exemple sur prairies ou pour des apports
d’azote sur tout type de cultures. Concernant les déchets de silos, une contractualisation a été faite
avec des silos de la coopérative Arterris pour une durée de 3 ans. Ariège Biométhane achète les
déchets de silos, non traités, dont le prix est renégocié tous les 3 ans.
Les intrants, qui sont stockés dans des silos sur le site de l’unité de méthanisation, sont chargés
dans la mélangeuse selon une recette précise, puis transférés dans une fosse et envoyés dans le
méthaniseur. La recette des quantités d’intrants à mettre dans le digesteur a été élaborée avec
l’aide de Solagro et Arkolia. Pour le démarrage du méthaniseur, l’ensemencement a été fait avec
une flore microbienne issue d’un autre méthaniseur ayant les mêmes types d’intrants. De la même
manière que fonctionne le rumen d’une vache, le digesteur a besoin de temps pour s’adapter à un
changement de recette, il faut donc être vigilant à tout manquement d’intrant afin d’éviter des
accidents.
Sur ce site de méthanisation, le temps de séjour des intrants est relativement long (30 jours dans le
digesteur puis 25 jours dans le post digesteur), permettant de supprimer la majorité des mauvaises
herbes présentes dans les intrants. Environ 7000 m3 d'eau par an sont ajoutés au cours du
processus. Une partie de l'eau est issue du réseau d'irrigation et environ 3000 m3 sont issus de la
récupération des eaux pluviales stockées dans une lagune. Un suivi de la composition au sein du
digesteur est réalisé tous les mois pour ajuster et garantir les retours de digestat aux agriculteurs.
Ces retours de digestat se calculent en tonnage et sont équivalents au tonnage d’intrants apporté
en azote, matière organique, phosphore et potassium.
Aujourd’hui, l’unité produit entre 120 et 125 Nm3 de biométhane25 injectés par heure sur le réseau
de distribution. L’ensemble des activités (productions végétales, animales et méthanisation)
nécessite 4 équivalents temps plein. La charge de travail est en moyenne de 100 heures par semaine
par personne pour Maxime et Sébastien, ce chiffre pouvant monter jusqu’à 140 heures durant l'été.

25
Nm3 = unité de mesure de quantité de gaz qui correspond au contenu d'un volume d'un mètre cube, pour un gaz se trouvant
dans les conditions normales de température et de pression

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DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Avec cette charge de travail énorme, les exploitants disent eux-mêmes qu’une personne de plus
sur l'exploitation leur permettrait de travailler plus confortablement, d’autant plus que la charge
mentale est également importante. A l’inverse, le fait d’être seulement deux décideurs et de ne pas
inclure les autres agriculteurs dans la gouvernance a été mis en avant par les exploitants, puisque
cela leur permettait de prendre les décisions rapidement lors de l’avancement du projet.

Figure 1 : Visite du méthaniseur avec Maxime Durand lors d’un atelier de réflexion en décembre 2021
(crédits :Ariège Biométhane ©Solagro)

Quelles sont les compétences liées à la construction d’un projet de méthanisation ?


Maxime et Sébastien ont insisté sur la véritable nécessité d'être accompagnés sur la construction
d’un tel projet. Cela fait écho à la complexité du jeu d'acteurs ainsi que du cadre législatif
difficilement appréhendable. Il faut des savoirs dans les processus administratifs, l'urbanisme,
l'environnement, le domaine sanitaire, les études de faisabilité, la comptabilité, etc. Autant de
domaines complexes et différents qui rendent l'accompagnement nécessaire pour mener à bien
son projet.
La maîtrise d'œuvre, quant à elle, est également un processus complexe sur un procédé de
méthanisation. Il y a de nombreux aménagements à mettre en œuvre non seulement au niveau du
site, mais également autour du site.
De ce fait, concernant les compétences nécessaires d’un agriculteur pour un projet de
méthanisation, nous avons insisté sur le fait qu'il fallait savoir bien s'entourer, savoir déléguer à la
bonne personne et à la bonne structure, tout en gardant la capacité d’être le chef d'orchestre de
son projet. Disposer d'un bon suivi est élémentaire que ce soit au cours du montage de projet ou
ultérieurement. L'acquisition de retour d'expérience lors des visites d'autres méthaniseurs aura été
très importante pour éviter certaines erreurs déjà commises. En effet, les bases théoriques sur la
méthanisation sont importantes mais s'acquièrent par l'accompagnement, la pratique et les
échanges. Enfin, nous avons relevé trois compétences essentielles à la réussite de ces deux
exploitants : la motivation sur le long terme, l’entreprenariat et la rigueur.

L’agronome dans un projet de méthanisation


Dans cette partie, nous discuterons exclusivement des compétences nécessaires de l'agronome
pour accompagner un projet de méthanisation que nous avons recensé lors de l’atelier. Cette partie
et ce travail de manière générale n’est pas un plaidoyer ou une critique de la méthanisation, il se
concentre uniquement sur les compétences.
Durant la matinée, nous avons visité l’unité de production Ariège Biométhane en présence de
Maxime et Sébastien et des personnes invitées. La visite était organisée selon la logique suivante :
historique du projet, visite de la plateforme de méthanisation et une discussion autour des
compétences déployées pour mener le projet. En amont de cette journée, nous avions rédigé et

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DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

distribué par mail une fiche récapitulative de l’exploitation agricole et de l’unité de méthanisation
pour faciliter les discussions.
L’atelier s’est poursuivi sur le site du lycée agricole de Pamiers, en présence de 16 personnes aux
profils variés et invités par Solagro et l’Afa. Nous avons choisi de diviser en deux groupes de 5
personnes et un groupe de 6 personnes. Après une courte introduction, un premier travail de
groupe a été mené autour du scénario Négawatt. Ensuite s’est déroulé un world café autour des
compétences de l’agronome afin d’accompagner un projet de méthanisation. Ces compétences
étaient divisées en 3 sujets différents : la gestion des intrants et des extrants, le développement du
projet ainsi que sa maintenance, puis la gestion administrative, économique, accompagnées de la
communication. Enfin, la journée se terminait par un dernier atelier sur les compétences de
l’agronome nécessaires pour participer à la transition énergétique. Nous allons décrire par la suite
les compétences qui sont ressortis de ce world café.

Les compétences liées à la gestion des intrants et du digestat


Pour en optimiser la gestion, les intrants et les extrants doivent être gérés de manière commune et
en amont du projet d’installation. Ils doivent être adaptés au territoire duquel ils sont issus et dans
lequel les extrants, sous forme de digestat, seront épandus. Pour bien comprendre cette nécessité
d’adaptation lors de l’atelier, il a été décidé de séparer en deux parties l’approvisionnement du
méthaniseur avec les intrants en première partie et la gestion des extrants en seconde.
Le point de départ est l’identification et la quantification de la ressource disponible. Pour cela les
premières compétences vont être la communication et la pédagogie afin de faciliter les échanges
entre les différents acteurs et leur permettre de bien identifier les types d’intrants à choisir pour
leur projet et le mode d’approvisionnement (autoproduction, contrats d’échanges, achats auprès
de coopératives de déchets issus du triage, etc). Il est aussi nécessaire de faire valoir les intérêts
que peut présenter la méthanisation comme la facilitation de la gestion des effluents d’élevage, la
lutte contre les adventices ou encore la capacité à rendre une exploitation moins dépendante des
fumures minérales.
Toujours en amont d’un projet de méthanisation, il est important que l’ingénieur participe à la partie
économique et financière du projet. Il doit être capable de mettre en relation le porteur de projet
avec les acteurs du milieu bancaire, énergétique et publics indispensables à l’installation.
La seconde compétence nécessaire à l’ingénieur concerne l’agronomie, il doit être capable de
guider le porteur de projet dans le choix et la production de CIVE, du semis à leur destruction. Cette
compétence peut même aller jusqu’à accompagner l’agriculteur vers de nouvelles pratiques
culturales comme l’agriculture de conservation des sols avec un assolement plus diversifié et des
rotations plus longues, ou plus simplement en adaptant la production de CIVE à un assolement déjà
en place.
Les autres compétences déclinées lors de l’atelier ne sont pas entièrement de la responsabilité de
l’agronome comme peut l’être l’agronomie. Parmi ces autres compétences, nous retrouvons la
logistique, il est important de mettre en place un système d’enregistrement des flux entrants et
sortants, qui plus est dans le cas de contrats d’échange d’intrants contre du digestat (Exemple :
l’échange d’effluents d’élevage contre du digestat brut d’Ariège Biométhane). Des compétences
liées à la biologie permettent de choisir le meilleur mélange d’intrants afin d’équilibrer le mélange
et favoriser la vie bactérienne à l’intérieur du méthaniseur. Toujours en lien avec la biologie, il est
important de connaître les intrants potentiellement dangereux pour la vie bactérienne du
méthaniseur (Exemple : les traitements de semences peuvent menacer la santé et donc la
productivité du méthaniseur).
La seconde partie concerne la gestion des extrants et les compétences qu’elle nécessite pour
l’ingénieur. Tout d’abord, trois catégories différentes d’extrants ont été identifiées : le digestat, le
méthane et le dioxyde de carbone. Chacune de ces catégories comporte des compétences
spécifiques, cependant certaines rejoignent les compétences évoquées dans la première partie
consacrée à la gestion des intrants. Concernant le digestat, il est indispensable que l’ingénieur

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DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

accompagnant le projet connaisse la réglementation en vigueur au niveau du territoire en


particulier la réglementation nitrate (Zone vulnérable aux nitrates). En plus de connaître la
réglementation qui s’applique au territoire, l’ingénieur doit être en mesure de mettre en place un
plan de fumure prévisionnel (PPF) ainsi qu’un plan d’épandage. Des compétences de logistique
entrent aussi en jeu lorsqu’il s’agit de choisir la méthode et la date d’épandage. Enfin il est
indispensable d’effectuer, grâce à des compétences agronomiques, un suivi de fertilité des sols afin
de mesurer d’éventuels impacts positifs ou négatifs.
Les deux autres catégories d’extrants identifiées étaient le CH₄ et CO₂, pour lesquels il est
indispensable d’identifier le meilleur type de débouché en fonction de la situation géographique du
projet. Concernant le CH₄, quatre débouchés existants ont été évoqués : gaz, chaleur, électricité, et
gazole non routier (GNR). Les possibles utilisations du CO₂ concernent le chauffage des serres ou
l’utilisation en agro-alimentaire.

Les compétences liées au développement du projet et à la maintenance


Nous commencerons par traiter les compétences mises en jeu dans le montage du projet, qui
nécessite en effet un très large panel de compétences.
Tout d’abord, le porteur de projet doit être doté d’un fort esprit d’entreprise pour garder
motivation, rigueur et organisation tout au long du développement du projet. Les obstacles étant
nombreux et le développement du projet nécessitant un temps de travail important, la motivation
doit bel et bien être présente sur cette étape et même au-delà. Ensuite, une prise de recul sur ses
savoirs et capacités est nécessaire pour ensuite être capable de se former en fonction des
nécessités. Pour cela, une prise d’information en allant visiter d’autres unités de méthanisation au
préalable paraît importante pour visualiser les erreurs déjà commises et développer son projet à
l’aide de retours d’expériences. Ces différents éléments dénotent un besoin d’anticipation de la
part du porteur de projet et de ses accompagnants. Des compétences en communication sont très
importantes comme nous l’avons vu lors de l’exemple d’unité visitée. Ce point sera détaillé dans la
partie suivante, nous ne nous y attarderons donc pas. Il est tout de même utile de mentionner
qu’une capacité d’adaptation est nécessaire pour faire face aux éventuelles tensions dans le
contexte social ou même tout autre imprévu.
D’autre part, la gestion de projet est un exercice qui reviendra auprès de tous les acteurs impliqués.
Que ce soit dans son dimensionnement, son suivi, son montage comme les relations avec les
organismes financiers, savoir s’entourer ou orienter le porteur de projet vers l’acteur adéquat est
crucial. Pour finir sur le montage du projet, un certain nombre des compétences et savoirs peuvent
relever de l’action d’agronomes. Notamment pour la gestion des digestats et de l’azote comme
évoqué dans la partie précédente. D’autres actions peuvent être menées par les ingénieurs comme
les diagnostics territoriaux ou d’exploitation avec des études de faisabilité ou des scénarios
prospectifs sur l’évolution du territoire ou encore la réflexion sur le type d’énergie à produire.
Concernant la maintenance, bien qu’il faille plusieurs compétences mécaniques et techniques pour
effectuer les étapes de routines, déléguer une partie des étapes s’avère nécessaire pour une
libération de la charge mentale et du temps de travail (nettoyage de l’épurateur, chargement, etc).
Le maintien du site dans un état propre participe également à la communication et à sa perception
par les acteurs territoriaux et les habitants.
Les agronomes pourront apporter les connaissances réglementaires pour bien cadrer la
maintenance et mettre en place des éléments de suivi. Le suivi doit d’ailleurs être le plus précis
possible pour éviter les incidents, en effet, dans le développement de nouvelles pratiques, chaque
incident fait un contre-exemple de poids qui va à l’encontre de l’image de la méthanisation. Par
ailleurs, un développement des associations de méthaniseurs pourrait accroître les références
disponibles. Dans cette idée, la création d’un observatoire contenant les impacts locaux
économiques, agronomiques et énergétiques des méthaniseurs pourrait développer davantage les
références bibliographiques de cette pratique.

78
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Les compétences liées à la gestion : le suivi administratif, le suivi économique, la communication


Les compétences liées à la gestion ont été subdivisées sous trois fonctions : le suivi administratif,
le suivi économique et la communication (au sein et hors de l’équipe). Elles sont, bien entendu, liées
les unes aux autres par des compétences transversales.
D’un point de vue du suivi administratif, une première compétence liée au management est
ressortie. En effet, travailler sur une unité de méthanisation oblige à avoir une bonne organisation
car on y travaille 24h/24 : prise en charge des gardes la nuit et le week-end, travail à côté sur
l’exploitation agricole, maintenance, etc. Ainsi, il faut savoir diviser le travail, s’entourer et déléguer
certaines tâches. Sur les sites de méthanisation ayant peu d’employés, les exploitants endossent à
la fois le rôle de manager et de responsable Ressources Humaines. De plus, les méthaniseurs
suivent un contrôle quotidien de la qualité du digestat. Les exploitants doivent alors savoir
comment décrypter les analyses et ajuster les intrants en conséquence. Ils doivent également se
conformer en fonction des différentes normes qui entourent les digesteurs : traçabilité des
matières, enregistrer les données relatives au fonctionnement de l’unité (intrants, pesée…) et les
transmettre, réaliser les démarches administratives obligatoires liées à la réglementation
environnementale (ICPE), etc. La négociation est également une compétence développée en
gestion. En effet, les exploitants doivent pouvoir négocier les contrats avec les différents
prestataires : intrants, logistique, épandage des digestats, intervenants extérieurs, etc… Enfin la
gestion de groupe est une compétence importante pour faire avancer des gros projets comme les
projets de méthanisations territoriaux. Cette compétence est bien évidemment liée à celle de
communication.
La compétence de communication est l’une des plus importantes pour porter un projet de
méthanisation, d’autant plus que ces projets sont aujourd’hui en proie à de nombreuses critiques,
qui n’ont parfois pas de fondement mis à part la peur de l’inconnu. Ainsi pour démarrer un tel projet,
il faut pouvoir faire preuve de capacité de médiation. Par exemple, Maxime et Sébastien Durand
ont fait appel à un cabinet de communication pour promouvoir leur projet et essayer de sortir des
idées reçues portées par plusieurs groupes (associations environnementales ou habitants). La
position de neutralité dans laquelle se trouvait le cabinet de communication est importante pour
éviter les avis biaisés. Cependant, les deux frères ont également dû faire des concertations locales
auprès des autres agriculteurs, des élus et des habitants. De plus, selon eux, la réputation initiale
des porteurs de projet a une place importante dans l’acceptation finale. Enfin, la communication
doit continuer une fois le projet lancé, pour faire perpétuer l’acceptation auprès d’un plus grand
public. Être un “agronome communiquant”, c'est-à-dire avoir une bonne connaissance des
démarches de communication permet aux agronomes de porter des projets et de les faire accepter
plus facilement.
Enfin, le suivi économique doit être basé sur un plan d’affaire solide. Les exploitants d’Ariège
Biométhane ont fait appel à Solagro pour le montage du dossier économique. Ils ont également
délégué une partie à un courtier pour négocier les prêts. Les porteurs de projets ont dû savoir
intégrer leur unité de méthanisation au sein de leur exploitation ovine déjà existante, qui devait
continuer à fonctionner. Enfin, les compétences technico-économiques sont liées au bon
équipement mais également à la viabilité de leur entreprise, ce qui semble être le plus important.
En conclusion, les exploitants ont dû réussir à s’écouter et déterminer leurs limites, que ce soit en
termes de connaissance ou de temps de travail. Quand les exploitants ne maîtrisent pas un sujet,
ou qu’il ne fait pas partie de leur champ de compétence, ils ont su déléguer le travail et s’entourer
pour gérer et maîtriser le projet dans toutes ses dimensions. Le cadrage du projet s’est fait avec
l’aide de nombreux agronomes, que ce soit pour le montage économique, la conception des plans
de méthanisation ou encore la mise aux normes et le contrôle qualité. Ainsi, on peut qualifier les
compétences de ces agronomes de transversales : ils doivent être polyvalents. De plus, leur
position extérieure et neutre au projet leur permet d’avoir une vue globale et pertinente tout au
long de sa construction.

79
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Tableau 1 : synthèse des compétences liées à un projet de méthanisation en fonction de différentes


phases du projet
Compétences associées à un projet
Mots clés
de méthanisation
Communication, pédagogie,
Planificateur, Savoir faire preuve
Intrants économie, finance, agronomie,
d’initiative, Assidu
logistique, biologie
Intrants
Réglementation, logistique,
Extrants
agronomie, fertilisation,
Extrants Planificateur, Assidu
connaissances techniques,
économiques
Audacieux, Aptitude à la
Esprit d’entreprise, prise de recul,
négociation, Capacité d’adaptation,
Montage du formation, anticipation, adaptation,
Développement Convaincant, Déterminé,
projet gestion de projet, s’entourer,
du projet et Entrepreneur, Habilité à gérer des
diagnostic
maintenance conflits
Mécanique, technique, déléguer, Capacité à déléguer, Capacité à
Maintenance
cadrer, suivre déceler des problèmes
Management, contrôle qualité,
Capacité à superviser, Esprit
Suivi administratif décrypter les analyses, normes,
d’équipe, Leadership, Planificateur
négociation, gestion de groupe
Gestion Suivi économique Négocier, technico-économique Aptitude à la négociation
Aptitude à la communication, Clarté
Communication, médiation,
Communication des communications, Contact avec le
neutralité, réputation
public, Médiateur
Connaissance des limites,
Transversal polyvalent, vue globale et Polyvalent, Tolérant au stress
pertinente
En conclusion, la première compétence que les agronomes devraient acquérir est d’être
polyvalents face aux nombreux défis posés par la transition énergétique. La seconde serait
l’aptitude à la communication, pour faire connaître et comprendre ces défis liés à la transition
énergétique. Enfin, les compétences liées à l’organisation, la négociation et le leadership semblent
également être primordiales à l’accompagnement de projets tels que la construction de
méthaniseurs.

Au-delà de la méthanisation, comment les agronomes peuvent soutenir la transition


énergétique, et avec quelles fonctions et compétences ?
Lors de notre atelier du 16 décembre 2021, nous avons voulu introduire le sujet de la transition
énergétique par la présentation du scénario négaWatt. L’association du même nom a publié le 26
octobre 2021 son 5ème scénario de transition énergétique pour la France. C’est un scénario qui
prévoit pour la France d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 ainsi qu’un mix énergétique
à 96% renouvelable.

La démarche négaWatt consiste à prioriser les 3 points suivants :


- la sobriété
- l’efficacité énergétique dans le but de diminuer la quantité d’énergie consommée
- le développement des énergies renouvelables, qui sont des énergies de flux et non de stock
(comme le sont les réserves finies de pétrole, charbon, gaz fossile et uranium).
Nous avons jugé pertinent de parler de ce scénario, de par sa force et son caractère utopique. Il
montre une nécessité de rupture radicale dans notre manière de vivre, et nous montre la hauteur
du défi à relever pour l’avenir.
Voici ci-dessous quelques éléments d’explications de ce scénario.

80
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

● Le graphique ci-dessous représente la consommation d’énergie par secteur d’activité, entre


2015 et 2050. Le scénario prévoit une division par trois de la consommation dans les transports,
par deux dans le bâtiment, et une baisse de plus de 40 % dans l’industrie.

● Aujourd’hui, la production française d’énergies renouvelables est dominée par le bois-énergie


et l’électricité hydraulique. En 2050, selon le scénario, l’éolien (terrestre et maritime)
deviendrait la première source d’énergie renouvelable en multipliant la surface des parcs
éoliens par 10 (une moitié serait terrestre et l’autre moitié serait marine). En deuxième position
se trouverait la biomasse solide qui augmente de moitié sa contribution, avec une surface
identique de forêt et une exploitation plus rationnelle, ainsi que le développement de
l’agroforesterie. Le photovoltaïque se trouverait en troisième position avec un développement
fort et régulier (multiplication par 10 des surfaces photovoltaïques). Le biogaz se
développerait et représenterait 13 % du mix énergétique en 2050.

● Le scénario négaWatt mettant en avant la sobriété et l’efficacité énergétique, nous pouvons


voir que le scénario prévoit une baisse des besoins en énergie primaire d’ici 2050. Ces besoins

81
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

seraient divisés par 3. Le développement des énergies renouvelables se ferait de manière


progressive, ce qui permettrait de substituer quasi entièrement au nucléaire et aux énergies
fossiles.

● Enfin, le scénario prévoit une réduction drastique des émissions de GES. Une réduction
compatible avec l’objectif de limiter l’élévation moyenne de la température de la terre à +1,5°C
en 2100.

Suite aux discussions de l’atelier, plusieurs questions se sont posées quant au réalisme des efforts
de sobriété qui sont mis en avant dans le scénario. Est-il possible de réduire de plus de moitié la
consommation énergétique française ? Cela impliquerait une baisse du Produit Intérieur Brut
français, les politiques y sont-elles prêtes ? Sommes-nous capables de revoir entièrement notre
manière de vivre et engager un changement sociétal ?
Il est à supposer que cette réduction se fera majoritairement par des contraintes : le levier semble
plus important pour les industriels et les collectivités, qui accepteraient davantage de nouvelles
réglementations, plutôt que des particuliers qui refuseraient de toucher à leur confort personnel.
Néanmoins, la prise de conscience progressive du réchauffement climatique par la population va
favoriser certains aspects du scénario. Par exemple, la nouvelle génération étant très sensibilisée
aux problématiques environnementales, la sobriété sera d’autant plus facilement acceptée.

82
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

L’éducation et la communication auront aussi un rôle important à jouer dans cette transition
énergétique.
Il a également été relevé que cette dimension de sobriété viendrait naturellement avec le
développement de l’économie circulaire. En effet, il faut que chaque consommateur d’énergie se
rende compte de son empreinte énergétique, se réapproprie et se rapproche des sources d’énergie
qu’il utilise. Cela permettrait de boucler les cycles des matières sur un territoire local : par exemple,
la méthanisation de l’unité Ariège Biométhane contribue à la mise en place d’une économie
circulaire puisque les déchets agricoles et alimentaires locaux sont utilisés pour la production de
biométhane, qui est ensuite utilisé dans les bâtiments publics, tels que le lycée de Pamiers. Il est
cependant nécessaire d’être vigilant à qui récupère la valeur ajoutée de ces nouvelles installations.
Pour l’exemple de la méthanisation, il faut que la valeur ajoutée revienne aux porteurs de projet, et
non aux politiques.
Concernant le mix énergétique présenté par le scénario négaWatt, il a été relevé qu’il sera sûrement
difficile d’atteindre l’objectif de quasiment 100% renouvelable. Cependant, l’essor des surfaces
photovoltaïques semble possible, par la disponibilité de nombreuses toitures ou ombrières
industrielles. Des panneaux peuvent également être mis en place chez des particuliers, et le
développement de l’agrivoltaïsme est également en marche.
Le scénario prévoit un fort développement de la méthanisation d’ici 2050. Cet essor peut être
favorisé par le tri des biodéchets des particuliers qui sera rendu obligatoire en 2025. Concernant les
organismes produisant une quantité importante de biodéchets, l’obligation de les faire valoriser
est en vigueur depuis 2012 (en passant par le compostage ou la méthanisation par exemple).
Bien que ce scénario négaWatt soit réalisable, il ne sera pas forcément la voie choisie par les
politiques françaises. Cependant nous pouvons dire que, peu importe le chemin choisi, les
ingénieurs agronomes et autres seront sollicités dans les changements qui s’opéreront. Les
compétences citées dans le tableau 1 seront utiles à chacun, et, chacun dans leur domaine, les
ingénieurs sauront faire preuve de polyvalence pour contribuer au mieux à cette transition vers une
énergie plus saine et plus durable.

Conclusion
Ce projet a été l’occasion d’étudier en profondeur et de prendre en main des thèmes d’actualité
comme le mix énergétique, la transition énergétique ou encore des pratiques méconnues et
controversées comme la méthanisation. Pour être en mesure de comprendre ces thématiques et
mettre en évidence les compétences nécessaires aux agronomes pour participer à la transition
énergétique, nous avons dû mobiliser une large palette de compétences allant de la synthèse de
documents scientifiques, à de l’animation et de l'agronomie.
En ce qui concerne la transition énergétique, lors de nos recherches et entretiens nous avons pu
identifier plusieurs compétences incombant aux agronomes. Tout d’abord, il est apparu qu’il était
compliqué pour l’agriculture de réduire sa consommation d’énergie, cependant elle pouvait être
partie prenante de la transition énergétique en produisant de l’énergie.
La production d’énergie n’est pas nouvelle sur les exploitations agricoles, depuis une quinzaine
d’années les panneaux photovoltaïques ont fait leur apparition sur les toits des bâtiments
d’élevage ou de stockage. De la même façon, le nombre d’unités de méthanisation a été multiplié
par 10 depuis 10 ans selon GRDF, une centaine en 2009 contre plus de 1084 en 2021 (GRDF, date non
connue).
Dans le but de poursuivre ces développements, les agronomes doivent être en mesure de connaître
les filières énergies et les opportunités qu’elles offrent aux agriculteurs. Ainsi l’agronome doit avoir
la capacité de développer un projet à l’échelle de l’exploitation avec une vraie synergie entre la
production d’énergie et la production agricole (animale ou végétale) associée. De plus, le porteur
de projet sera dans l’attente de connaissances globales aussi bien économique, technique,
agronomique que réglementaire ou administrative. L’agronome doit donc être en mesure
d’orienter l’agriculteur vers les spécialistes concernés.

83
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Même si lors des ateliers, il est apparu comme compliqué de réduire la part d’utilisation de l’énergie
par l’agriculture, certains points d’amélioration ont été identifiés avec les compétences de
l’agronome correspondantes. Ces points d’amélioration reposent sur des connaissances
agroécologiques afin de réduire l’utilisation d’engrais azotés de synthèse ou encore en réduisant le
travail du sol afin de consommer moins de carburants. Pour développer les deux pratiques citées
précédemment il est nécessaire pour l’agronome de créer des groupes de travail et de les animer,
les connaissances de communication et logistique sont donc indispensables.
Collectivement malgré des créneaux limités pour préparer la journée, nous avons été très satisfaits
de préparer et d’animer la journée d’échanges qui était l’aboutissement de nos efforts. Nous avons
aussi pu nous forger un avis sur la méthanisation, un sujet encore clivant dans le monde agricole.
Les différents professionnels que nous avons rencontrés nous ont tous apporté volontiers des
connaissances et retours d’expérience qui nous ont permis de construire la journée d’animation, la
présentation et ce rapport de la meilleure des manières. Nous les en remercions.

Remerciements
Nous tenons à remercier Maxime et Sébastien Durand pour le temps qu’ils nous ont consacré ainsi
que pour leur énergie. Cette visite a permis à tous les participants de l’atelier de voir un cas concret,
sur lequel nous nous sommes appuyés lors de nos ateliers de l’après-midi.

Bibliographie
Association négaWatt, Scénario négaWatt 2022 (2021), disponible sur :
https://negawatt.org/Scenario-negaWatt-2022 (consulté le 06/01/2022)
Association négaWatt, Scénario négaWatt 2022 : Graphiques dynamiques (2021), disponible sur:
https://negawatt.org/scenario-2022/ (consulté le 06/01/2022)
Solagro, Domaine d’intervention : Méthanisation, disponible sur : https://solagro.org/nos-domaines-
d-intervention/methanisation (consulté le 06/01/2022)
Daniel Salmon, La méthanisation dans le mix énergétique : enjeux et impacts :
http://www.senat.fr/commission/missions/la_methanisation_dans_le_mix_energetique_enjeux_e
t_impacts.html (consulté le 10/11/2021)
GRDF, (date non connue) Projet méthanisation : la dynamique du marché : https://projet-
methanisation.grdf.fr/la-methanisation/la-dynamique-du-marche (consulté le 06/01/2022)

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DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Être agronome dans un contexte de transitions : enjeux et impacts


de la transition numérique
Gérard Memmy* et Delphine Bouttet**
*Institut Mines Telecom – Telecom Paris
**ARVALIS – Institut du végétal, Station expérimentale, 91720, Boigneville, France
Email contact auteurs : d.bouttet@arvalis.fr

Résumé
Les technologies numériques, qui transforment l’organisation et les pratiques de tous les secteurs
d’activité, diffusent également en agriculture, mais à un rythme moins soutenu que dans la finance,
la santé ou l’industrie. Le déploiement de ces technologies chez les agriculteurs est encore
tributaire de leur preuve d’intérêt et de leur coût. Le métier d’agronome quant à lui a déjà
considérablement évolué grâce au numérique, tant au niveau de la recherche, que de
l’accompagnement des producteurs. Le numérique contribue et contribuera au même titre que
d’autres leviers à relever les nombreux défis agricoles actuels et futurs.
Mots-clés : transition numérique – agriculture – agronomie – technologies émergentes – usages
numériques

Introduction
La transition numérique, qui traverse l’ensemble des secteurs d’activité, constitue un des facteurs
importants d’évolution de l’activité agricole dans les années à venir, et ce d’autant plus que de gros
investissements en recherche et recherche-développement vont contribuer à des innovations
technologiques. Depuis 2015, une dynamique s’est traduite par la structuration de plusieurs projets
nationaux : l’institut Convergences Agriculture Numérique Digitag26 porté par INRAE, le Réseau
Mixte Technologique de l’agriculture numérique NAEXUS27 porté par l’ACTA, et le réseau de
startups La ferme digitale28 qui regroupe des entreprises innovantes de l’AgTech en France. La
transition numérique est par ailleurs considérée par le gouvernement français comme une des
solutions pour accélérer la transition écologique29.

Quelques éléments de technologie numérique


L’Agritech est encore peu visible comme segment de marché important dans la transition
numérique, contrairement aux secteurs de la finance, de la santé ou de l’industrie. C’est pourquoi
plusieurs organismes ont créé l’Alliance Harvest30 en vue de contribuer à l’émergence de l’Agritech
dans différentes directions :
- L’augmentation des rendements par l’exploitation de données massives à l’aide de
l’intelligence artificielle,
- La généralisation de la couverture de tous les territoires agricoles pour la connectivité des
réseaux et de l’internet des objets,
- La mise au point des outils d’aide à la supervision agricole prenant en compte des
informations locales et globales,
- Le développement de la technologie au service de la chaîne d’acteurs agricoles-Blockchain,

➢ 26
https://www.hdigitag.fr/
➢ 27
https://numerique.acta.asso.fr/
➢ 28
https://www.lafermedigitale.fr/
➢ 29
https://agriculture.gouv.fr/france-2030-agroecologie-et-numerique-letat-investit-65-millions-deuros-dans-un-nouveau-programme
➢ 30
L’Alliance H@rvest regroupe Télécom Paris, AgroParistech, UniLaSalle, Terres Inovia, Agreen Tech Valley et SystemX

85
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

- La préparation des générations futures par une offre pédagogique renouvelée pour les
métiers de l’agriculture connectée.
Si on parle beaucoup de transition numérique aujourd’hui, c’est parce que la technologie évolue
très vite, tant du côté du matériel (miniaturisation, longevité et capacité des batteries, diminution
des prix), que des outils logiciels et architecture (virtualisation et orchestration, Edge, intelligence
artificielle) ou des radiocommunications (accès et débit, ondes et antennes). Et le développement
des usages engendre également un besoin de sécurisation avec des solutions de cybersécurité
robustes (pour la détection, la protection et la restauration, mais aussi l’évaluation des risques et
de la vulnérabilité). C’est ainsi tout le système de digitalisation qui progresse, à la fois dans une
dynamique de coopération (biens communs numériques) et dans une dynamique de compétition
(difficulté de convergence des standards de communication et des protocoles informatiques dont
l’absence de normalisation gêne l’interopérabilité entre applications gérant des data).

Les enjeux de la transition numérique


La transition numérique va être d’autant plus rapide que certaines technologies en cours de
développement vont accélérer de nouvelles possibilités d’usages.

La 5G et l’intelligence artificielle
Aujourd’hui, la 5G se veut être le couteau suisse de la communication. Même si l’objectif initial de
cette technologie de remplacer tous les protocoles existants s’éloigne, la 5G va cependant
permettre le dialogue entre les différents protocoles qui vont continuer à co-exister et favoriser le
développement de l’intelligence artificielle. Cette approche va permettre des usages différenciés
des différents protocoles, la 5G étant utilisée là où les débits de données seront les plus élevés. La
5G va permettre de développer des activités nouvelles qui ont des contraintes fortes de temps ou
de fiabilité. Elle va permettre le passage à l’échelle, d’une part sur le nombre de messages à
échanger, d’autre part sur la taille des messages.
L’intérêt majeur est le développement des applications fonctionnant en réseau, pour répondre à
des besoins d’usagers. L’architecture qui se met en place s’organise en trois niveaux : le niveau
cloud, le niveau connexion et le niveau capteur.

Figure 1 : LA TECHNOLOGIE 5G AU SERVICE DES RÉSEAUX « INTELLIGENTS »

86
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

En agriculture, le système permettra ainsi de relier, à la ferme, les outils d’enregistrement de


données (les capteurs qui peuvent être embarqués dans différents outils), le système d’analyse de
données intégrant l’intelligence artificielle et le système de pilotage (d’irrigation par exemple), et
au sein d’un réseau plus large dans le cadre d’organisations diverses (firmes, coopératives, …)
(figure 1)

Mais l’avenir de la 5G pour les usages en agriculture reste dépendant de la couverture haut débit
de l’ensemble du territoire, les zones blanches étant encore très nombreuses dans les zones rurales
françaises. Le développement des objets connectés en agriculture s’appuie actuellement sur les
réseaux bas débit, de faible coût et peu énergivores.

La blockchain
Cette technologie va permettre de décentraliser les décisions, car elle apporte à la fois visibilité,
confiance et consensus dans un monde sans confiance au sein d’un réseau d’individus qui ne
veulent pas d’un pouvoir centralisé. Il s’agit en fait d’un livre de comptes distribué et partagé où
toute donnée n’est plus modifiable ou supprimable. La blockchain permet ainsi de connecter les
usagers et les valeurs de manière sécurisée.
La promesse de la blockchain est de faire passer l’internet de l’âge de l’information à l’âge des
valeurs et d’envisager de nouvelles applications disruptives sur le web.
Le cœur de la blockchain est un registre répliqué qui n’autorise que l’ajout irréversible de données
(pas de suppression, pas de modifications). Les données contenues dans ce registre se doivent
donc d’être cohérentes et sont validées avant d’entrer dans la base de données, où elles sont
protégées et datées.
De nombreuses applications sont en développement et en agriculture, les applications les plus
importantes sont la gestion des données sur les récoltes stockées pour permettre de minimiser les
pertes après récolte et la traçabilité de la qualité des produits « de la fourche à la fourchette » (en
particulier pour garder la preuve de l’origine du produit). En revanche, la blockchain a encore peu
d’intérêt pour des données de production, au regard du coût monétaire et environnemental de
cette technologie.

La cybersécurité
La contrepartie des nouvelles technologies numériques favorisant de nouveaux usages est
l’exposition accrue aux cyberattaques. La cybersécurité représente ainsi un des enjeux majeurs de
la transition numérique, car la massification de la circulation des données offre aux cybercriminels
de nouvelles opportunités.
Aussi, la culture de la cybersécurité doit se développer dans toutes les organisations pour s’assurer
que les protections sont mises en place face aux vulnérabilités et aux menaces.
En agriculture, ce sujet reste peu pris en compte, les données numériques dans les entreprises
agricoles n’étant pas encore massives, mais le développement de l’automatisation dans les ateliers
de production (chauffage dans les bâtiments d’élevage ou en serres, robots et bientôt véhicules
autonomes) peut être source de chantage au sabotage. De même, la diffusion des données de
récolte (volumes et qualités) en temps réel via la connexion des moissonneuses batteuses peut
faire l’objet d’un piratage pour divulgation ou falsification, ce qui peut créer des accidents dans le
prix des matières premières. L’agriculteur ne pourra pas assurer seul sa protection et devra
s’associer des services spécialisés.

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DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Impacts de la transition numérique sur le métier d’agronome

Le numérique : un levier pour relever les défis agricoles d’aujourd’hui et de demain


Un certain nombre d’outils numériques, comme les stations météo connectées ou le guidage GPS,
sont d’ores et déjà utilisés par les agriculteurs et les agronomes pour piloter les exploitations
agricoles (figure 2).
Et l’offre relevant de l’agriculture numérique est en perpétuelle évolution. Des réseaux comme
celui des Digifermes® (réseau de fermes expérimentales dédiées au numérique le plus important
de France) ont été mis en place pour éprouver ces technologies sur le terrain.

FIGURE 2 : L’AGRICULTURE CONNECTÉE EN


FRANCE EN 2021 (SOURCE : MINISTÈRE DE
L'AGRICULTURE ET DE L'ALIMENTATION.
2021)

Les priorités R&D du réseau Digifermes® (www.digifermes.com)


Les Digifermes testent et évaluent, en partenariat avec leurs concepteurs, des technologies
numériques en conditions réelles autour d’une ambition commune : faire émerger les innovations
contribuant à relever les défis agricoles d’aujourd’hui et demain.
Le réseau Digifermes® a défini 4 axes de travail prioritaires :
- Le pilotage tactique de la ferme, avec tout ce qui est lié à l’agriculture de précision, et qui
concerne le pilotage de la campagne annuelle,
- L’innovation dans les agroéquipements, qui embarquent de plus en plus d’outils et
d’applications numériques,
- La stratégie et l’économie de l’entreprise agricole, à partir de données hétérogènes,
techniques et économiques, permettant d’orienter la trajectoire de l’entreprise,

88
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

- La production et la valorisation de data, sans qu’on soit encore pour autant dans le big data
en agriculture.

FIGURE 3 : LES EXEMPLES D’OUTILS ET D’APPLICATIONS TESTÉS PAR LES DIGIFERMES DEPUIS 2016

Certaines des technologies testées ne sont malheureusement pas développées à grande échelle
car la balance coût/bénéfice n’est pas assez intéressant. Avec un coût financier minimal et une
consommation en énergie faible, les réseaux bas débit (Sigfox, Lora) tirent ainsi leur épingle du
jeu (réseau de communication utilisé par les stations météo connectées).
Dans un contexte de changement toujours plus rapide, les outils numériques permettent d’être
plus réactifs face aux aléas climatiques, aux évolutions de prix et de réglementation.
En R&D, les outils numériques sont utilisés pour perfectionner l’acquisition de référence via la
mobilisation de capteurs. Le phénotypage à haut débit dans le cadre de la sélection variétale en
est un bon exemple. Des capteurs peuvent aussi servir à mesurer de la biodiversité in situ pour
limiter le bouleversement de la faune lors de mesures, et ainsi fiabiliser les données obtenues.
Dans les fermes, le numérique permet d’améliorer le pilotage tactique des cultures (à l’échelle de
la campagne). A terme, il permettra aussi d’améliorer le pilotage stratégique des exploitations
(projection sur plusieurs années). L’objectif commun étant d’améliorer la multiperformance des
entreprises agricoles, comme la viabilité économique, environnementale ou encore sociale.
Les outils d’aide à la décision (OAD) sont aujourd’hui couramment mobilisés pour accompagner les
agriculteurs dans leur choix. L’agronome a aussi à disposition des simulateurs ou calculateurs pour
obtenir simplement et rapidement des données sur des phénomènes complexes comme le
stockage de carbone.
Le numérique n’est en aucun cas un substitut à l’agronome. C’est un outil supplémentaire dans son
sac à dos pour compléter et appuyer son expertise. Dans le cas des OAD, le mot « aide » illustre
parfaitement ces propos. Ces outils permettent à l’agronome d’avoir des yeux sur des phénomènes
invisibles comme l’évolution de certains bioagresseurs (mildiou de la pomme de terre, septoriose
du blé...). Il pourra s’aider des sorties de modèles pour réaliser ses propres conseils. L’interprétation
relèvera toujours de sa responsabilité.
Le numérique contribue et contribuera au même titre que d’autres leviers à relever les nombreux
défis agricoles actuels et futurs.

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DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Les risques et freins à la transition numérique qui doivent être considérés dans le métier
d’agronome
Dans certaines zones agricoles, le manque de couverture du réseau reste un frein au
développement du numérique. Actuellement, il reste encore des zones dites blanches sans
couverture, limitant le déploiement de certains outils.
Plus généralement, le frein à l’utilisation du numérique est l’absence d’interopérabilité. On observe
sur le marché une multiplicité de technologies qui ne communiquent pas entre elles. Ce problème,
déjà observé dans l’agroéquipement, s’explique par des enjeux commerciaux qui complexifient le
processus d’interopérabilité. La saisie et la resaisie des données sont des étapes très chronophages,
qui pourraient être surmontées par l’interopérabilité des services.
Un autre frein important au développement du numérique dans l’agriculture est le coût parfois
important des innovations. Si un coût élevé est acceptable lors de la création de prototypes, une
démocratisation de leurs usages passera par une baisse de prix associée ou non à des aides
publiques. La connaissance de la plus-value de la technologie est une information indispensable à
son positionnement sur le marché.
La R&D est plus à même d’utiliser des technologies chères car plus perfectionnées.
Enfin, une dernière résistance à la transition numérique est la propriété des données. Lorsqu’une
entreprise vend un outil numérique à un agriculteur, à qui appartient les données produites ? Au
fournisseur de l’outil ? Au producteur de données ? Pour que les agriculteurs ne soient pas
prisonniers du système numérique qu’ils utilisent, il faut encadrer cette production et utilisation de
données. Pour cela, le CASDAR MULTIPASS31 a travaillé sur une chaîne de consentement afin de
mettre à disposition des producteurs et des valorisateurs de données agricoles, un écosystème de
gestion des consentements des agriculteurs. Dans le cadre d’utilisation de données numériques, il
faut que l’agronome s’assure du consentement de l’agriculteur qui est le premier maillon dans la
fourniture de données.
Concernant les dangers, une exploitation étant une entreprise comme une autre, elle est exposée
aux cyberattaques. C’est pourquoi l’agronome doit être conscient de ce risque numérique et
sensibiliser les agriculteurs. Il peut être lui-même victime de ses attaques. Et comme tout utilisateur
de solutions numériques, il doit utiliser un dispositif de cybersécurité adéquat pour ses propres
outils.
Un autre risque à l’emploi du numérique se trouve dans l’utilisation intensive des outils qui peut se
traduire par une forme d’addiction. L’impact social de cette transition numérique n’est pas à
négliger. Dans certains cas, elle a permis de sortir de l’isolement des producteurs en partageant et
en communiquant plus facilement entre eux, mais dans d’autres cas, le flux quotidien et
conséquent d’informations peut submerger l’utilisateur. L’agronome doit ainsi rester grandement
vigilant pour que les mails reçus quotidiennement et en nombre ne prennent en aucun cas le dessus
sur les activités de terrain. Il est important que le terrain reste la priorité d’un agronome via des
visites, des tours de plaines, etc. L’expertise agronomique ne s’apprend pas en restant derrière un
bureau !
En conclusion, il faut que l’agronome garde en tête que le numérique doit répondre à un besoin,
à des objectifs précis. Dans un environnement avec des contraintes de plus en plus fortes, il faut
inventer, déployer des outils utiles et utilisables pour qu’au final, ces outils soient utilisés.

31
➢ https://numerique.acta.asso.fr/multipass/

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DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Être agronome en contexte de transition numérique


Pietro Barbieri, Jérôme Steffe, Clara Reichert, Loïse Vergnaud*
* Bordeaux Sciences Agro
Email contact auteurs : pietro.barbieri@agro-bordeaux.fr

Introduction
Dans le cadre de la 11ème édition des Entretiens agronomiques Olivier de Serres, portant sur "Être
agronome dans un contexte de transitions”, plusieurs ateliers ont été organisés en France. Quatre
grandes transitions ont été abordées, notamment : (i) la transition alimentaire, (ii) la transition
écologique, (iii) la transition énergétique, et (iv) la transition numérique. Notre travail porte sur
cette dernière à travers l’organisation d’un atelier, à Bordeaux Sciences agro le 01 mars 2022 visant
à l’échange entre différents acteurs, principalement issus du territoire girondin. Le témoignage
d’un agriculteur du réseau MaïsAdour fortement impliqué dans l’utilisation des outils numériques
dans la gestion de sa ferme a été la clé d’entrée des discussions. Trois axes principaux ont été
abordés : la transition numérique chez les agriculteurs, chez les organismes de conseil et chez les
formateurs agricoles. Ces trois sujets ont été abordés et analysés en suivant la grille proposée en
Figure 1. Les résultats de ces discussions seront ici reportés par la suite.

Figure 1 : Grille d’analyse des trois axes de discussions : la transition numérique chez les agriculteurs, chez
les organismes de conseil et chez les formateurs en agronomie

L’agriculteur au cœur de la transition numérique

Quelle utilisation du numérique liée à l’agriculture ?


La première question concerne la possibilité d’utiliser les outils numériques comme support à une
réflexion plus globale sur les orientations stratégiques de gestion d’une exploitation agricole.
L’adoption du numérique dans les pratiques agronomiques est facilité par l’éventuelle appétence
au numérique et à une volonté d’optimisation et d’efficience. Elle est souvent appuyée par un
premier outil « de confort » devenant rapidement indispensable (par exemple le guidage du
tracteur pour les grandes cultures, la machine de traite pour l’élevage, etc.). En termes

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AGRONOMES

agronomiques, ces outils apportent des données qui servent d’appui aux décisions agronomiques
(adaptation au changement climatique, modulation intra parcellaire, diagnostic d’hétérogénéité,
…). Ces données peuvent supporter des prises de décision, par exemple le déplacement des
cultures dans de nouvelles zones de production qui prendraient compte de l’évolution des
changements climatiques. Selon le témoignage de l’agriculteur présent à l’atelier, les outils
numériques sont aussi essentiels pour déterminer l’orientation stratégique agronomique. Plus en
détail, l’homogénéisation des parcelles est ressentie comme essentielle pour diminuer le coût de la
main d’œuvre et stabiliser les performances agronomiques à l’aide des outils numérique du type Be
Api (logiciel d’agriculture de précision qui permet un diagnostic d’hétérogénéité intra-parcellaires
afin d’adapter sa modulation). Le numérique fournit aussi des outils qui facilitent la gestion
d’entreprise, avec un gain de temps de travail (commerce en ligne, location et suivi du matériel,
transactions, traçabilité, comptabilité, contrats avec la coopérative, entre autres).

Quelle évolution des compétences dans le métier de l’agriculteur ?


L’utilisation de ces outils numériques ne devrait pas entrainer le risque de dégrader les
compétences agronomiques des agriculteurs, car ces compétences sont essentielles pour
l’interprétation des résultats/conseils de gestion issue des modèles numériques. Au contraire, elle
oblige : (i) à une prise de recul et un regard critique sur les outils utilisés (donc une compréhension
des outils, et la mise en relation avec les réalités agronomiques), (ii) au développement des
compétences telles que l’adaptabilité et flexibilité (par exemple, passage d’engrais ternaires aux
engrais simples), (iii) au développement des compétences de maîtrise et de paramétrage des outils,
ainsi que (iv) à des activités de formation et de suivi ou d’accompagnement des salariés sur les
outils utilisés. L’adoption de ces outils porte donc vers une évolution des connaissances et
pratiques agronomiques, plutôt qu’à une dégradation des compétences.
Pour ce qui concerne le matériel agricole, toujours selon le témoignage de l’agriculteur du réseau
MaïsAdour, on constate aujourd’hui une évolution du matériel permettant la valorisation des outils
numériques, avec ~80% du matériel qui permet directement la valorisation les outils numériques,
sans investissement supplémentaire.

Quels moyens actuels d’acquisition de ces compétences ?


L’acquisition de ces compétences n’est pas toujours simple. Les formations proposées par les
organismes locaux de conseil (par exemple, en Gironde le GRCETA) sont souvent mal ciblées. Les
coopératives et regroupements agricoles ne dispensent pas ce type de formation, car étant
organisés par filière, ils ne sont pas structurés pour prendre en compte la transversalité des outils
numériques. Quant aux fournisseurs de matériels, ils proposent des formations, mais avec une
qualité variable. Enfin, des formations sont disponibles chez des entreprises ou instituts spécialisés
(par exemple AgricapConduite proposé par le CFA de Montagne Saint Emillion) mais elles restent
sous utilisées. Le moyen principal d’acquisition des compétences reste donc l’autoformation
permise par l’appétence technologique de l’agriculteur et l’existence de nombreuses ressources
(en ligne notamment). Cependant, grâce à l’évolution progressive du matériel agricole, l’utilisation
et la valorisation des outils numériques est de plus en plus simple.

Quels besoins / difficultés rencontrées pour cette évolution ?


Pour ce qui concerne les limites liées au matériel agricole, on constate la présence d’un certain
nombre de freins techniques à l’adoption de solutions numériques. Il n’y a par exemple pas de
moyen fiable de cartographier le rendement de certaines productions (par exemple le Maïs
semences, le Maïs doux ou le Haricot vert). Il est donc impossible de sortir des cartes des marges
intra-parcellaires, qui constitueraient une information très intéressante pour l’agriculteur.
Certaines autres contraintes sont cependant facilement améliorables comme le fait que certains
tracteurs ne supportent pas la taille des fichiers générés par les logiciels et ce qui oblige aujourd’hui
à simplifier les cartes de modulation. Pour ce qui concerne l’application pratique des résultats issus

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AGRONOMES

des modèles numériques, on constate que les agriculteurs, par précaution, ne suivent pas
complètement ces résultats. Cette stratégie est plus une réaction de précaution que de défiance
vis-à-vis du modèle.
Pour ce qui concerne la formation, l’offre de formation est clairement insuffisante. À cela se rajoute
une problématique liée à la saisonnalité et temporalité en agriculture : les périodes les plus propices
à la formation car permettant des formations concrètes en présence des cultures, sont aussi les
plus chargées pour les apprenants. De plus, la formation est en général vécue comme une
contrainte et non comme une opportunité par les salariés agricoles. Le principal problème reste
donc de motiver les salariés à participer à des actions de formation. Des actions de sensibilisation
des salariés agricoles à la formation continue sont nécessaires. De plus, les salariés attendent des
formations très concrètes et très opérationnelles qui ne sont pas toujours proposées par les
fournisseurs. Concernant les agriculteurs, la contrainte principale est nettement un manque de
temps pour participer aux formations et se former aux fonctionnalités complètes. Même si
l’utilisation du numérique n’entraine pas une dégradation des compétences agronomiques des
agriculteurs, les salariés maîtrisant le numérique, au contraire, sont souvent trop focalisés sur les
résultats générés automatiquement et leur accordent une confiance excessive et en oubliant
parfois les réalités agronomiques.
D’autres limites identifiées, mais plus ponctuelles, concernent le manque d’interopérabilité entre
les différents outils numériques, ainsi qu’une trop forte charge de saisie des données, parfois
redondantes (données parfois saisies plusieurs fois pour différents outils).

Le conseil au cœur de la transition numérique


Tout d’abord, on identifie trois types d’institutions qui sont impliqués dans le conseil agricole : les
chambres d’agriculture – caractérisées aujourd’hui par un public très mixte en alliant des jeunes
agriculteurs aux agriculteurs en fin de carrière, avec des visions et des besoins différents –, les
coopératives agricoles et les conseillers indépendants. L’objectif premier dans la relation de conseil
est d’améliorer l’efficience sur la partie production.

Quelle utilisation du numérique ?


Le numérique se présente tout d’abord comme un moyen d’échange. Les nouveaux outils de
communication développés sur la base des technologies numériques offrent aujourd’hui des
moyens de discussion et d’échange plus puissants qu’auparavant. Cela facilite le travail en réseau,
indispensable dans les activités de conseil pour mutualiser les connaissances et compétences,
comparer les résultats, partager les expérimentations. On constate aussi qu’aujourd’hui, il n’y a
parfois plus d’écart de connaissances entre l’agriculteur et le conseiller (qui avant était le sachant) :
les outils numériques sont donc utilisés comme support d’échange en permettent un accès
beaucoup plus facile à l’information par les agriculteurs par rapport au passé.
L’utilisation des outils numériques par les conseillers agricoles permet aussi une facilitation du
travail par rapport à l’évolution des contraintes agronomiques, réglementaires, etc. et à la quantité
d’informations nécessaires pour les résoudre. La charge en travail en traitement de données qui
s’impose aujourd’hui au conseiller rend les outils numériques nécessaires du seul point de vue de la
productivité (par exemple : outils de traçabilité) et permet aux conseillers de synthétiser une
quantité et complexité de données dans un contexte de réglementation toujours plus prégnant. Le
numérique joue également un rôle de mémoire important permettant d’objectiver la prise de
décision.
Les conseillers ont aujourd’hui un double rôle : ils peuvent donc être prescripteurs de solutions
auprès d’agriculteurs ayant une problématique, ou ils peuvent apporter du conseil plus spécifique
à des agriculteurs demandeurs de numérique. Dans ce deuxième cas, les choix des logiciels sont
orientés principalement vers les producteurs de solutions qui proposent des combinaisons solution
technique + solution numérique. On constate aussi que les conseillers font face à un foisonnement
d’outils numériques adaptés à des utilisations très différentes (simulation de projets, acquisition de

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DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

la donnée, logiciels de suivi, …) et dans des domaines différents (production, réglementaire,


communication…), ce qui rend leur appropriation difficile.

Quelle évolution des compétences dans le métier du conseiller ?


Le numérique constitue une compétence supplémentaire pour le conseiller, en se rajoutant aux
connaissances de base en agronomie. Un point d’attention est représenté par l’effet mémoire
apporté par le numérique, qui ne permet pas de s’approprier rapidement une situation. Les facteurs
expérience et communication des conseillers restent donc prépondérants. Les compétences du
conseiller ont également évolué, de l’apport d'informations ponctuelles vers l’esprit de synthèse et
l’esprit critique permettant de digérer la masse d’information disponible grâce au numérique. La
figure du conseiller devient donc un garant du raisonnement agronomique et le catalyseur de
l’information qui n’est que difficilement effectué par les agriculteurs par manque de temps à y
consacrer. Le conseiller y contribue aussi par son expérience cumulée au cours de son activité de
conseil. Ces évolutions demandent des besoins en compétences a minima pour la compréhension
des outils rencontrés dans le métier. Les conseillers doivent donc se former sur les nouveaux outils
qu’ils rencontrent pour les comprendre et pourvoir leur porter un regard critique, voire être
capable de les utiliser. Une entrée qui semble incontournable aujourd’hui est la cartographie
numérique (à travers les Systèmes d’Informations Géographique - SIG). De plus, comme
précédemment mentionnées, les données fournies par les outils numériques ne se suffisent pas à
elles-mêmes : elles nécessitent une prise de recul critique sur les résultats produits.

Quels moyens actuels d’acquisition des compétences ?


L’arrivée des outils numériques au cœur de la relation conseiller-agriculteur est souvent portée par
des agriculteurs moteurs (souvent des grosses exploitations avec les moyens financiers adaptés),
qui peuvent orienter et influencer l'acquisition des compétences du conseiller. Les compétences
autour du fonctionnement, de l’utilisation et de la prise de recul des résultats s’acquièrent par de
multiples canaux : formations très spécifiques, bibliographie, séminaires, etc. La formation
nécessite l’adjonction de très nombreux aspects qu’il faut confronter.
On constate que dans certaines régions françaises, certaines chambres d’agriculture ont pris de
l’avance par rapport à d’autres dans la montée en compétences sur les outils numériques. Même
s’il y a actuellement peu de mutualisation formelle de ces compétences entre ces acteurs, des
processus de transmission de connaissance et de savoir-faire entre les chambres sont mis en place,
sous la forme d’échanges d’expérience plus ou moins formels entre conseillers. Des groupes
thématiques commencent à se former au sein des chambres grâce à ces dynamiques de
collaboration entre conseillers qui permettent un transfert progressif de la connaissance entre les
chambres d’agriculture.

Quels besoins et difficultés rencontrées pour cette évolution ?


Des problèmes d’interopérabilité limitent la traçabilité des données et mènent à leur sous-
valorisation. Plus en détails, la question de la propriété des données personnelles et leur complexité
peut constituer un frein pour la mutualisation et l'utilisation des données. En effet, la multiplicité
des sources, des utilisations et des formes de stockage les rendent difficiles à exploiter. Ceci
complexifie également la compatibilité et les échanges entre outils numériques tout en les rendant
d’autant plus nécessaires. On mentionne ici aussi la présence de problèmes de compatibilité entre
différents systèmes numériques (par exemple : formalismes des différents logiciels de
cartographie, problèmes de mémoire et de stockage, etc.). Le foisonnement des solutions
numériques et l’absence de normalisation (hors IsoBus) cause aussi de la dispersion des modalités
de stockage et d’échange des données. Cette diversité demande aussi une grande capacité
d’adaptation face à ces outils. Les conseillers sont donc quasiment en permanence confrontés à la
nécessité de se former sur de nouveaux outils et sur leurs évolutions, ce qui représente une charge
de travail considérable. Actuellement, il n’y a pas de fusion formelle des compétences entre les

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différents services offerts par les chambres.


Pour ce qui concerne l’analyse et la prise de recul des résultats/données issues du numérique, on
constate que l’interprétation par des approches systémiques est souvent complexe à mener à
cause d’un manque de recul et de données suffisantes pour analyser tous les critères nécessaires
aux diagnostics systémiques des situations agronomiques. On observe aussi un manque
d’agronomes dits généralistes, mais capables d’une vision globale pour identifier la cause des
problèmes selon les symptômes rencontrés et de proposer des solutions préventives ou curatives.
Les conseillers passent aujourd’hui trop de temps dans leurs bureaux, astreints à des tâches
administratives. Il faudrait donc ré-augmenter leur temps passé sur le terrain, car ce manque leur
pose problème quand ils se retrouvent face à des contextes et situations très variés.
Enfin, une dernière difficulté liée à la transition numérique est qu’il est difficile d’en chiffrer les
gains. Le retour sur investissement pour les outils numériques est peu ou pas connu.
Corollairement, il aujourd’hui difficile de dégager de la marge sur des activités de conseil pures.
Celles-ci sont souvent adossées à des ventes de produits (ex : concessionnaires, coopératives).

Quelles solutions et leviers ?


Une possible solution consisterait à simplifier les outils numériques, qui restent aujourd’hui encore
trop complexes en agriculture, puisqu’il s’avère difficile de faire monter les agriculteurs et
conseillers en compétences. Afin de résoudre les problèmes d’interopérabilité précédemment
mentionnés, l’utilisation des outils libres est également une piste à creuser, à supposer que ceux-ci
soient également simple d’emploi.
De manière générale, on constate le besoin de deux niveaux de conseillers pour gérer la complexité
d’une exploitation : un niveau dit généraliste ayant une vision systémique qui permet d'identifier les
problèmes et de rediriger vers un deuxième niveau, dit spécialisé, lorsqu'il est nécessaire. Le besoin
est le même pour ce qui relève du conseil en numérique.

La formation agronomique au cœur de la transition numérique


L’utilisation du numérique en formation peut être entendu de plusieurs façons. Afin de restreindre
le contexte à l’agronomie, on aborde ici l’utilisation des outils numériques pour l’agriculture dans
l’enseignement de l’agronomie, ainsi que les impacts que ces outils numériques ont eu sur les
approches d’enseignement de l’agronomie. On exclut donc ici l’utilisation du numérique au service
de la pédagogie en sens large (e-learning).

Quelle utilisation du numérique ?


On relève que les outils numériques sont actuellement principalement utilisés en appui à
l’enseignement d’agronomie. La formation au numérique pour les métiers d’agronome doit être
abordée sous l’angle d’une problématique métier et doit permettre de : (i) bien faire comprendre
à l’étudiant la technologie employée afin de transformer l’information produite en une valeur
ajoutée agronomique, (ii) leur fournir les clés nécessaires pour interpréter les résultats issus de ces
outils, (iii) leur permettre d’appréhender les limites des outils pour qu’ils acquiert le recul nécessaire
par rapport aux réalités agronomiques, (iv) les mettre en face d’ outils capables de leur offrir des
moyens de synthétiser les informations disponibles, et (v) maitriser les potentialités offertes par
les systèmes numériques afin d’être en capacité de les intégrer dans la proposition de nouvelles
solutions. De fait, une des problématiques liées à l’enseignement de l’agronomie, au-delà du
transfert de connaissances pur, concerne le développement de l’esprit critique et de la capacité à
prendre du recul. La contribution du numérique se situe donc bien à ce niveau, car l’utilisation de
ces outils nécessite un facteur d’expérience assez fort, de confrontations de situations et de
regards critiques sur les systèmes et leurs évolutions.

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Quelle évolution des compétences dans le métier de l’enseignant ?


L’introduction des outils numériques agricoles dans les activités d’enseignement demande aux
formateurs d’en connaître la construction et le fonctionnement pour pouvoir amener les étudiants
à interpréter et comprendre les résultats sur un plan agronomique. Un aspect important est
l’identification des limites de ces outils. De plus, comme mentionné précédemment, l’interprétation
et la lecture des informations-données-résultats issues du numérique n’est pas qu’une des
compétences du panel de l’agronome : la capacité à lire et interpréter le paysage et le terrain
restent des compétences primordiales.

Quels moyens actuels d’acquisition des compétences ?


Le choix des technologies à aborder se fait la plupart du temps par contacts avec les entreprises
connues dans le réseau des enseignants. Ce réseau est complété par les contacts établis via les
projets professionnels de fin d’études ingénieur, les sujets de stage, ainsi que par les enquêtes
auprès des employeurs et des diplômés. Le panel des moyens d’acquisition de ces compétences
par les formateurs est ample et assez varié, et inclut : (i) l’acquisition par auto-formation, stimulé
surtout pas les intérêts personnels, (ii) la formation par webinaires et séminaires, (iii) la
participation aux salons professionnels, (iv) l’acquisition des compétences via les réseaux
personnels d’échanges (chambre d’agriculture, coopératives, institutions techniques et de
recherche,…), ainsi que (v) les échanges internes entre services/départements.

Quels besoins et difficultés rencontrées pour cette évolution ?


On constate parfois un manque d’appétence de certains enseignants-agronomes pour le
numérique, qui ont en conséquence une tendance à aborder le numérique sous l’aspect risques et
contraintes. En effet, le numérique a canalisé au départ un certain nombre de craintes, par exemple
la crainte d’être dépossédés du savoir d’agronome. On constate aussi actuellement une
cristallisation qui lie le numérique avec des systèmes de production bien précis, notamment
l’agriculture dite industrielle ou productiviste. À cause de ce manque d’appétence, l’apprentissage
du numérique est, aujourd’hui, souvent porté par les enseignants en machinisme et en TIM
(Technologies de l’Information et du Multimedia) pour les lycées agricoles, et les enseignants en
informatique pour l’enseignement supérieur Agricole, avec un manque de communication entre les
différentes disciplines. Cela indique une séparation entre les rôles au détriment de l’apport de
compétences qui doit être complémentaire. Des liens existent entre les agronomes et les collègues
d’autres disciplines mais ils ne sont pas naturels et sont souvent structurés autour de projets
concrets. Ces interactions sont cependant rendues compliquées par le manque de temps et la
difficulté de faire correspondre les emplois de temps.
Une autre limite à l’utilisation du numérique en enseignement agronomique est représentée par
l’effort perçu de l’adoption de ces outils, par rapport à la charge de travail quotidienne et la
difficulté de se projeter sur le gain de temps futur que peut représenter l'adoption de solutions
numériques.
Enfin, on souligne aussi la nécessité de trouver un équilibre entre l’enseignement des
connaissances et compétences de base de l’agronome (observation du terrain, etc.), qui
permettent un raisonnement agronomique et la capacité d’utilisation des outils numériques qui
viennent en appui à ce raisonnement agronomique.

Quelles solutions et leviers ?


Il semble donc opportun et nécessaire de renforcer les coopérations entre formation et acteurs du
monde professionnel. Concernant la formation continue, une piste intéressante pourrait consister
à mixer les publics (étudiants et professionnels, agriculteurs…) pour favoriser l’échange et le
partage d’expériences mais cela pose la contrainte de réorganiser les modèles de formation avec
des modules relativement courts et ciblés. Le format doit donc être adapté en conséquence. Du
coté enseignant, les interactions entre enseignants en agronomie et en numérique devaient être

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renforcés via des contacts amont des activités d’enseignement, ou via le partage des connaissances
des publics différents (par exemple, les spécialisations AgroGER et AgroTIC à Bordeaux Sciences
Agro, qui rassemblent à la fois les enseignants et les étudiants des différents domaines). Afin de
dépasser les craintes des agronomes, il faut les convaincre que le numérique n’est qu’une boîte à
outils à leur service (et pas le contraire). L’utilisation de plus en plus courante de ces outils avec la
pandémie pourrait être une clé d’entrée pour certains enseignants évoluant vers une utilisation du
numérique pour l’agronomie. Enfin, il faut que les écoles d’agronomie se questionnent sur la
nécessité de rendre les compétences liées au numérique une obligation au panel de compétences
des futurs agronomes. Cela ne peut se faire qu’en définissant de manière communautaire un
référentiel de compétences transversales versus de compétences propres au métier de
l’agronome. On pourrait donc définir un itinéraire d’apprentissage, en identifiant les stades où
l’utilisation du numérique pourrait apporter des bénéfices pour la formation des futurs agronomes.

Remerciements
Nous tenons à remercier Arnaud Tachon, agriculteur dans les Landes, passionné d’agronomie et de
technologie, qui, par son expérience, a nourri la réflexion du groupe de l’atelier sur l’évolution des
activités et des compétences des différents métiers d’agronomes.

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Note de lecture de l’ouvrage


Une écologie de l’alimentation
Sous la direction de Nicola Bricas, Damien Conaré, Marie Walser
Éditions Quae, Paris, 2021, 312p. DOI : 10.35690/978-2-7592-3353-3
Guy Trébuil*
* Cirad

« As-tu mangé du riz ou pas encore ? » (« Kin khao lêou reu yang ») est la salutation matinale thaïe
pouvant illustrer le propos central de cet ouvrage qui considère l’alimentation comme un vecteur
de relations et d’engagement dans la société. Les trois auteurs principaux, chercheur socio-
économiste et ingénieurs agronomes, y partagent leur vision de l’alimentation à l’occasion du
dixième anniversaire de la Chaire Unesco Alimentations du Monde à l’Institut Agro Montpellier.
Dans ce point d’étape au riche contenu, ils nous incitent à repenser nos alimentations dans toutes
leurs dimensions (biologique et nutritive, sanitaire, sociale, environnementale, économique,
culturelle et hédonique), mais aussi nos liens aux autres et donc nos sociétés.

L’argument central des auteurs est qu’une écologie de l’alimentation qui « s’ancre dans le double
registre d’une science des relations et d’un engagement politique » permet de revisiter de manière
originale « les mots d’ordre » de l’alimentation durable, tout en nourrissant les démarches
citoyennes engagées pour la transformation des systèmes alimentaires. L’étude de l’alimentation
est « nécessairement écologique », rappelle Claude Fischler dans la préface, et l’ouvrage arrive à
point nommé pour éclairer le lecteur sur un sujet situé au cœur de plusieurs grands enjeux et
bouleversements contemporains et qui, étant éminemment intersectoriel et transdisciplinaire,
permet de relier les connaissances (notamment agronomiques) entre disciplines. Face à l’urgence
d’agir, le lecteur agronome pourra notamment réfléchir à son rôle, ses pratiques et ses interactions
afin de promouvoir l’émergence de la « nutrition bio-sociale » agro-écosystémique durable
proposée ici.

L’ouvrage est structuré en cinq parties composées d’une succession de courts essais d’experts
(avec plusieurs dizaines d’auteurs et de nombreux renvois de l’un à l’autre), illustrés par des
exemples du monde entier et quelques figures ajoutant peu de contenu au texte. Ce livre
intéressera nombre d’étudiants ainsi qu’un large public curieux des questions d’alimentation
durable. Certains chapitres sont de courtes synthèses des connaissances acquises puisées dans la
littérature, notamment les publications antérieures de la Chaire alimentations du monde. Ce format
ne permet pas d’approfondir l’argumentation interdisciplinaire, mais le lecteur trouvera une riche
bibliographie à la fin de chacun des thèmes abordés. Un travail d’édition plus rigoureux, améliorant
la concision du style et éliminant les répétitions, aurait certainement rendu la lecture de l’ouvrage
encore plus agréable.

La première partie traite de l’alimentation vue comme relations, à soi (préservation de la santé,
expériences sensorielles, construction d’identités, « optimisation de soi » entre normes, injonctions
et préférences individuelles), puis aux autres (pour s’inscrire dans un collectif, comme moyen de
médiation et de différenciation entre groupes) dans le second chapitre, et enfin à la biosphère
(humains partie prenante de la nature, liens à l’espace et au vivant, artificialisation des paysages et
des agroécosystèmes façonnés par les types de besoins alimentaires) au chapitre 3.

La seconde partie propose un recul historique sur les grands enjeux du système alimentaire
contemporain pour souligner les limites des systèmes alimentaires industrialisés en matière de
durabilité, d’effets sur l’environnement, la santé, les cultures et les inégalités sociales dans un

99
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

contexte d’individualisation croissante (au chapitre 7). Pour les auteurs, bien que très productif, ce
système en crise accentue une « rupture de liens » dans le réseau complexe d’interactions et
interdépendances alimentaires. L’agro-industrialisation de la production agricole décrite au
chapitre 4 aurait notamment pu fournir plus de données clés sur les effets négatifs des produits
transformés sur la santé (obésité, maladies liées aux pesticides, etc. Voir à ce sujet le témoignage
de P. Pointereau dans ce numéro). À partir de la thèse d’un livre récent sur la biomasse chez le
même éditeur, ce chapitre décrit au cours des deux derniers siècles le passage d’un régime
métabolique solaire à un régime minier. La production agricole devenant surtout une production
alimentaire de plus en plus marchande au siècle dernier suite à l’approfondissement de la division
du travail, la spécialisation, la standardisation des matières premières agricoles, l’explosion de la
consommation d’énergie fossile et des échanges permise par la diminution des coûts de transport.
Avec pour conséquence des mises en concurrence très inégales entre producteurs d’aliments.
Le chapitre suivant aborde l’évolution de l’offre alimentaire distribuée (évolutions technologiques,
et économiques, essor du numérique, mondialisation et concentrations dans le secteur
agroalimentaire), tandis que le chapitre 6 qui analyse l’évolution des habitudes de consommation,
nuance l’uniformisation des styles alimentaires mais souligne notre « distanciation » croissante à
l’alimentaire.

La troisième partie développe l’argument central du livre en considérant la complexité de


l’alimentation au prisme de l’écologie, science carrefour pour l’étude des relations (chapitre 8), afin
de relier les connaissances sur ses différentes dimensions et décloisonner les savoirs (chapitre 9).
Le chapitre 10 décrit comment ce prisme permet aussi de penser les formes d’engagement
politique en faveur de systèmes alimentaires durables, inclusifs et résilients, valorisant la diversité
et la co-viabilité des sous-systèmes biophysiques et sociaux. Compte tenu de l’importance de cette
partie dans l’ouvrage, il aurait été souhaitable d’y ajouter un exposé sur les atouts et limites des
principaux cadres théoriques mobilisables, tels que les systèmes socio-écologiques, l’écologie
politique, les systèmes d’innovation agricole et alimentaire, l’agroécologie, etc., ainsi que de leurs
possibles dialogues, articulations, voire synergies à propos des problèmes concrets liés à
l’alimentation.
Un aperçu historique de l’écologie amenant à relier crises écologiques et inégalités sociales est
proposé au chapitre 8 pour souligner la pertinence de l’approche holistique de la co-viabilité afin
d’accroître le dialogue interdisciplinaire pour des diagnostics partagés, intégrer les savoirs et
connaissances encore largement en silos, ainsi que repenser nos interactions dans des systèmes
socio-écologiques imbriqués et plus viables. Mais « croiser les regards » ne suffit pas et les auteurs
soulignent la nécessité d’engagements pour la transformation des systèmes alimentaires face aux
verrouillages sociotechniques et aux résistances politiques à surmonter afin d’imposer de
nouveaux rapports au vivant et aux milieux. Les approches holistiques en agronomie sont
brièvement mentionnées (p.142) ainsi que l’agroécologie vue, après Francis et al. (2003) comme
l’étude intégrative de l’écologie des systèmes alimentaires. Le lecteur agronome regrettera de ne
pas voir ce sujet plus approfondi, notamment du point de vue méthodologique pour prendre en
compte l’ensemble du système alimentaire et de ses acteurs, ainsi que l’absence d’un exemple
concret d’expérience alternative convaincante.

La quatrième partie propose de revisiter huit « mots d’ordre » ou injonctions courantes


incontournables de l’alimentation durable à l’aune de l’écologie de l’alimentation (voir à ce sujet le
témoignage de P. Pointereau dans ce numéro). Le chapitre 11 traite de l’augmentation de la
production alimentaire mondiale pour faire face à la croissance démographique d’ici 2050 telle que
prônée par nombre d’institutions (notamment les Centres de recherche agronomique
internationale les plus concernés), mais aussi les grands pays exportateurs et les acteurs de la
fourniture d’intrants. Après A. Sen, les auteurs constatent ici que le problème de l’insécurité
alimentaire est surtout lié à la pauvreté et au manque d’accès aux moyens de production ou/et
d’achat des aliments. Une meilleure coordination intersectorielle est donc nécessaire pour faciliter

100
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

l’accès des producteurs défavorisés au progrès technologique. Mais celui-ci ne peut plus se limiter
à une intensification classique basée sur la variété cultivée et son paquet d’intrants associé face aux
problèmes environnementaux aigus actuels (émissions de gaz à effet de serre, dégradation des
terres, usages de l’eau et pollutions diverses). À l’heure de la crise énergétique, la concurrence
entre les usages alimentaires et non alimentaires (biocarburants, fertilisants, nouveaux matériaux,
etc.) des terres et de la biomasse produite n’est qu’effleurée (p.172). La place a sans doute fait
défaut pour discuter les usages actuels des productions végétales (notamment en alimentation
animale et agrocarburants) et leur possible changement afin de privilégier la consommation
alimentaire humaine pour augmenter les disponibilités en calories, jusqu’à 70% selon certains
auteurs.
Le chapitre 12 aborde la fortification des aliments pour lutter contre les carences en
micronutriments au moyen de la diversification des régimes alimentaires locaux. Sur cet aspect, au-
delà des solutions techniques de biofortification impulsées par des acteurs industriels et
commerciaux, les agronomes peuvent jouer un rôle important dans la réallocation des terres entre
différents systèmes de culture et de production. Les relations entre sols et nutrition, ainsi que
l’élaboration de la qualité des aliments au champ ne sont qu’effleurées (p.178).
Le chapitre suivant traite de la consommation de protéines végétales, du changement de statut de
l’animal et de la diminution souhaitable de la consommation alimentaire (ration calorique et part
des produits animaux) dans les pays industrialisés. Le chapitre 14 souligne que le gaspillage
alimentaire provient surtout d’une surproduction qui a dévalorisé le statut de l’aliment. Lutter
contre la précarité par l’aide alimentaire, mais aussi d’autres formes de solidarités et de démocratie
alimentaire adaptées aux contextes locaux, est l’objet du chapitre suivant. Le chapitre 16 analyse la
promotion du fait maison, pour ses atouts culturels et en lien avec la santé, mais avec une faible
valorisation des tâches fastidieuses en cuisine, il doit dorénavant affronter de nouvelles formes de
marchandisation des préparations culinaires dites « maison ». Le chapitre 17 est une invitation à
« prendre ses distances avec le local », pourtant restaurateur de liens de confiance, quand il
reproduit localement les dysfonctionnements constatés à d’autres échelles. Les auteurs nous
incitent ici à construire des hybridations entre approvisionnements locaux et plus lointains porteurs
d’ancrages territoriaux ici et là-bas. Enfin le pouvoir des « consom’acteurs » est abordé au chapitre
18 comme un des moteurs des transformations désirées, mais dont la puissance est bridée par les
contraintes matérielles, socio-économiques et politiques limitant les changements de
comportement chez certains groupes sociaux.

La cinquième partie traite des initiatives citoyennes qui inventent de nouvelles façons d’organiser
l’alimentation et reposent sur un système de valeurs renouvelé (chapitre 19). Les modèles
alternatifs d’entreprises, alliant économie sociale et solidaire coopérative et responsabilité, qui
expérimentent le « monde d’après » de l’alimentation sont décrits au chapitre 20. Tandis que les
auteurs relèvent ici le défi de leur nécessaire changement d’échelle, le lecteur agronome aurait
souhaité lire une présentation plus détaillée du type de nouveau partenariat avec les acteurs de la
production agricole que ces projets alternatifs territorialisés impliquent. Les rôles de la (trans-
)formation et d’une « recherche reliante » et finalisée (où l’on retrouve le motto « comprendre pour
agir » cher aux agronomes) faisant la part belle aux sciences de la complexité et à la durabilité, sont
rapidement abordés dans le chapitre 21. Un ultime chapitre examine la prise en compte de
l’alimentation en politiques locales ou nationales. Des exemples canadien et brésilien illustrent ici
les défis de l’intersectorialité et de la participation dans la construction de nouveaux rapports de
force ainsi que le changement des structures de gouvernance, avec en point de mire l’émergence
souhaitée d’une véritable « sécurité sociale de l’alimentation ».

À Erik Orsenna qui disait qu’en traitant d’un produit agricole il est possible de faire le tour du monde,
les auteurs de ce livre ajoutent en conclusion que « l’alimentation est une rencontre avec le monde
… tout le monde ». À la suite de cet intéressant jalon, au contenu largement « européo-centré », il
serait souhaitable que la Chaire alimentations du monde produise d’autres ouvrages de synthèse,

101
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

permettant l’approfondissement interdisciplinaire de l’argumentation ainsi que l’analyse


comparée, à propos des transformations en cours de quelques grands systèmes alimentaires
géolocalisés sous d’autres latitudes. Par exemple les rizi-cultures, premier employeur mondial qui
nourrissent la moitié de la planète pour qui elle est une « ligne de vie » suite à dix mille ans de
coévolution entre l’humain et cette céréale essentielle. Et qui sont aujourd’hui très exposées sur
les fronts de l’adaptation et de l’atténuation du changement climatique, ainsi que de la
surexploitation et dégradation des ressources naturelles renouvelables.

102
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Enjeux et implications de la transition alimentaire pour les métiers


d’agronomes
Philippe Pointereau*
* Solagro
Email contact auteurs philippe.pointereau@solagro.asso.fr

Introduction
L’agronomie doit aujourd’hui élargir son paradigme au système alimentaire et non plus au seul
système agricole. En effet le changement des pratiques alimentaires tant sur les régimes que sur
modalités d’achat et de consommation offre des leviers importants pour induire et accompagner
le changement des pratiques agricoles et des productions. Il s’agit d’une profonde évolution du
métier d’agronome. L’agriculture de demain doit être en mesure de mieux répondre à la demande
alimentaire locale tout en intégrant les enjeux sociaux et environnementaux du territoire. Les
enjeux environnementaux sont nombreux et concernent la restauration de la qualité des eaux
largement contaminées par les pesticides et les nitrates mais aussi la rareté de la ressource en eau,
la restauration de la biodiversité ou la contribution à la production d’énergie ou de matériaux en
partenariat avec les collectivités locales, l’adaptation au changement climatique. Il s’agit de prendre
en compte les limites planétaires qui nous conduisent vers une réduction drastique de nos
émissions de gaz à effet de serre et une sortie des énergies fossiles d’ici moins de 30 ans.
Notre alimentation peut changer le monde et va continuer de modifier nos systèmes agricoles et
ses pratiques associées. Elle est bien un enjeu majeur car elle se trouve au carrefour des défis
environnementaux et de santé publique que nous devons relever. Elle concerne tout le monde et
la modifier est à la portée de tous. Le consommateur doit prendre davantage conscience de son
pouvoir et de l’acte politique que constitue le fait de manger trois fois par jour.
Les feuilles de route existent, il faut les appliquer. Ainsi, le quatrième plan national nutrition et santé
(Ministère de la santé, 2019) donne clairement la direction : manger plus végétal et des produits
non contaminés par les pesticides, réduire la part des produits ultratransformés. Il fixe des repères
qui concordent avec ceux de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) de l’ONU concernant la
surconsommation de protéines animales. Manger moins de viande mais de qualité, manger moins
de poisson et plutôt les espèces herbivores, privilégier les produits biologiques qui garantissent le
non usage de biocides, manger des produits de saison, cuisiner des produits bruts, privilégier le
local quand cela est possible, la voie est tracée.
Pour cela, le consommateur doit s’intéresser à ce qu’il mange, aux modes de production et à la
provenance de ses aliments, et l’agronome doit faciliter cette nouvelle ambition. L’agriculture et
les campagnes de demain auront le visage de ce que nous mangerons.

L’alimentation, un enjeu majeur

Pour notre santé


L’OMS et la France recommandent une consommation de protéines de 50 g par jour pour un adulte
en bonne santé. Or, la consommation moyenne de protéines en France des adultes a été évaluée à
83 g par jour soit une surconsommation d’environ 66% par rapport aux besoins nutritionnels
recommandés. Cela fait de la France l’un des pays au monde qui consomme le plus de protéines et
principalement de protéines animales. Pour autant le Haut conseil de santé publique recommande,
depuis avril 2017, de limiter la consommation de viande rouge (bœuf, veau, agneau, etc.) à moins
de 500 g par semaine et celle de charcuterie à moins de 150 g par semaine (celle-ci représente plus
du double actuellement). Par ailleurs, un autre phénomène inquiétant lié au mode de production

103
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

de viande est la montée des résistances bactériennes aux antibiotiques telle que la souche de
staphylocoque doré résistante à l’antibiotique méticilline (SARM) découverte aux Pays-Bas en 2004
et ce malgré une tendance à la baisse de leur usage observée en France.
En France, on constate depuis plus de 30 ans une croissance continue des maladies chroniques que
l’on peut en grande partie expliquer par notre alimentation et nos pratiques agricoles. Plusieurs
études (Rebouillat, 2021 ; Sandoval-Insoti, 2022 ; Baudry, 2018 ; Lairon, 2020) montrent par exemple
que l’utilisation de pesticides ou la surconsommation de protéines sont directement responsables
de l’augmentation de certains cancers. En 2017, on a compté 530 000 nouveaux cas de maladies
cardiovasculaires diverses, 340 000 nouveaux cas de tumeurs malignes et 260 000 nouveaux cas
de diabète, soit un total de 1,1 million de nouveaux malades.
L’obésité et le surpoids sont un facteur de risque pour le diabète de type 2, les maladies cardio-
vasculaires et certains cancers. C’est pourquoi l’obésité est un bon marqueur des maladies
chroniques. Le pourcentage de français en excès de poids et obèses est passé de 32 à 47 % entre
1988 et 2012, et à 52% en 2017. C'est auprès des Français les plus jeunes que l'obésité a le plus
progressé ces dernières années, passant de 5,4 % en 2012 à 9,2 % en 2020 chez les 18-24 ans.

Figure 1 : Evolution des taux d’incidence du diabète (à gauche) et du taux d’incidence des cancers (à
droite) par classe d’âge en 2003, 2009 et 2017 – source base de données ALD - Assurance Maladie
Concernant les agriculteurs, la Mutualité sociale agricole n’a reconnu à ce jour que cinq maladies
professionnelles liées à l’utilisation de pesticides : la maladie de Parkinson en avril 2012, le
lymphome non hodgkinien en juin 2015, le myélome multiple et la leucémie lymphoïde chronique
en 2019 et le cancer de la prostate en décembre 2021. Ces reconnaissances toutes récentes sont le
résultat de l’expertise de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale publiée en 2013
(Inserm, 2013) et mise à jour en 2021 (Inserm, 2021) montrant notamment un excès de risque de
développer un cancer de la prostate, un myélome ou une leucémie chez les agriculteurs.
L’exposition professionnelle aux pesticides n’affecterait pas uniquement l’utilisateur mais pourrait
avoir un effet sur sa descendance. Il existe notamment une présomption forte d’un lien entre
l’exposition parentale et l’apparition de leucémies, de tumeurs cérébrales, de malformations
congénitales et de mort fœtale dans sa descendance. Les effets à long terme restent encore mal
connus.

104
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Pour le climat
L’empreinte carbone de l’alimentation humaine est l’un des facteurs clefs du dérèglement
climatique. Le système alimentaire mondial est en effet directement responsable d’un rejet massif
de gaz à effet de serre (GES : CO2, méthane et protoxyde d’azote) dans l’atmosphère et met en
danger l’habitabilité même de notre planète pour l’espèce humaine (Springmann et al, 2018).
En 2019 et en France, l’agriculture était responsable de 19 % des émissions territoriales de GES.
L’empreinte alimentaire d’un français représentait en 2012 24 % de l’empreinte carbone des
ménages en France au regard de l’empreinte carbone totale (CITEPA, 2022).
La production agricole représente les 2/3 de l’empreinte carbone totale de l’alimentation, soit 109
MteqCO2. Le méthane (CH4) pèse pour 44 % et le protoxyde d’azote (N2O) 34 % des émissions du
stade agricole et sont donc 2 leviers clefs sur lesquels il est nécessaire d’agir pour diminuer nos
émissions de GES (Barbier, 2019). Ils renvoient directement à la part carnée et lactée de notre
alimentation et mettent en lumière la non durabilité de nos pratiques agricoles.
D’après l’étude BioNutriNet piloté par l’Inrae (Baudry, 2019), l’empreinte carbone de notre assiette
actuelle sortie de ferme est égale à notre « quota » total d’équivalent CO2 de 2050, soit 1,86 t eqCO2
versus 1,9 t eqCO2. Ce qui ne n’est bien sûr pas tenable, car nous devons aussi cuisiner, nous
déplacer, nous chauffer ou nous vêtir.

Pour la biodiversité
Les auteurs du rapport de l’IPBES ont classé les cinq facteurs directs de changement qui affectent
la nature et qui ont les plus forts impacts à l’échelle mondiale et les changements d’usage des terres
et de la mer arrivent en première position.
En France comme en Europe, l'agriculture intensive est la première cause de déclin de la faune
sauvage. L'absence de prise en compte de l'environnement dans les pratiques agricoles a des
répercussions sur les ressources naturelles (pollution de l'eau, asséchement des rivières,
dégradation des sols, banalisation des paysages) et donc des conséquences sur la biodiversité :
diminution du nombre d’espèces notamment des spécialistes et modification de leurs
caractéristiques fonctionnelles (MNHN, 2020).
L’augmentation significative de la consommation de poisson dans le monde a entraîné une
surpêche qui menace la ressource en poisson dans nos mers et nos océans. 1/3 de la consommation
mondiale de poisson n’est pas soutenable d’après la FAO. Le poisson représente 8% des apports
protéiques des français avec une consommation de 33,5 kilos de poisson par habitant (la moyenne
mondiale est de 20,5 kg). Le pic de production des pêches françaises a été atteint en 1968 avec 730
000 tonnes pêchées (hors algues) contre 461 000 tonnes en 2020 (Solagro, 2022). En France, les 2/3
de la consommation de poissons sont importés. La surpêche pourrait entrainer à terme une
pression accrue sur la production de protéines animales terrestres. Le développement de
l’aquaculture marine (saumon) ou terrestre (crevette) contribue à amplifier les menaces sur la
ressource en poisson (utilisation de farine et d’huile de poisson) et sur l’usage terres (alimentation
à base de soja et céréales et destruction des mangroves).

Une équation de plus en plus difficile à résoudre

Une population qui croit


D’après l’INSEE la population française va continuer de croître en moyenne entre 2020 et 2050 de
87.000 hab/an (Robert-Bobée, 2022) et ainsi augmenter les besoins alimentaires.

105
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Une disponibilité en terres agricoles qui diminue


En France, la surface agricole disponible par habitant ne cesse de diminuer sous l’effet conjoint de
l’artificialisation des sols agricoles32 et de l’augmentation de la population. Elle est passée de
8300m2/hab en 1930, à 7 600 m2 en 1960, à 4 439 m2 en 2017 et 4400 m2 en 2020. En France, les terres
agricoles perdent tous les jours du terrain et ont reculé au rythme de 73 000 ha par an sur la période
1989-2017 (Pointereau, 2019).
Cette tendance générale est un élément structurant dans la perspective d’une forte évolution de
notre modèle agricole. Si le recul des terres agricoles se poursuit au même rythme que ces trente
dernières années, il ne restera plus en 2050 que 3 800 m2 par habitant pour se nourrir. Mais ce qui
reste bien supérieur à de nombreux pays (1300 m2 en Inde).

Des rendements agricoles qui stagnent


Après avoir connu une croissance continue depuis l’après-guerre grâce à l’arrivée massive d’intrants
et au progrès génétique, on observe désormais une stagnation des rendements pour les principales
cultures et une grande fluctuation interannuelle liée aux conditions climatiques.
Maïs grain Blé tendre Orge Colza
Gain de rendement annuel entre 1955 +1,4 +1,3 +1,0 +o,4
et 1996 (quintaux/ha)
Gain de rendement annuel entre 1997 +0,3 -0,1 +0,2 +0,1
et 2018 (quintaux/ha)
Tableau 1 : Evolution des rendements des principales cultures entre 1955 et 2018 (source SAA – Agreste)
Depuis une quinzaine d'années, les rendements du blé tendre mais également des principales
cultures comme le sorgho, le colza, le tournesol, le blé dur, etc. ne montrent plus de croissance.
Pour le blé, après le fameux gain d'1q/ha/ an de l'après-guerre jusque dans les années 90, la
croissance devient nulle à partir de 1992 selon les régions, les impacts plus précoces concernant
plutôt les zones sud de la France.
Si les aléas climatiques sont bien la principale cause de cette situation, les pratiques agronomiques
renforcent cette tendance. Le coup d’arrêt porté au développement de l’irrigation, faute de
ressources suffisantes en eau, a impacté la croissance du rendement du maïs liée au
développement de l’irrigation. La baisse de la fertilité des sols est également en cause et est liée à
la diminution du taux de matière organique et à l’épandage de pesticides qui perturbent les
activités bactériennes et fongiques des sols. La baisse de l’activité des pollinisateurs sauvages et
domestiques est également pointée (Garibaldi, 2016 et Perrot, 2018).

Une demande en produits agricoles non alimentaires qui va croître


Paradoxalement, alors que le besoin en surface agricole nécessaire pour produire de l’alimentation
est en croissance continue, on observe également une demande croissante de productions
végétales destinées à la fabrication d’agro-carburants. Il s’agit principalement de bio-éthanol et de
diester pour alimenter les véhicules à moteurs thermiques (automobiles et poids lourds).
En 2017, les agrocarburants consommés en France ont nécessité 1 938 258 ha dont 1 239 935 ha
importés (64%) : 972 000 ha de colza, 442 000 ha de soja, 204 000 ha de palmier à huile, 110 000 ha
de blé, etc (DGEC, 2017). La situation va certainement évoluer en 2022 sachant que l’huile de palme
et le soja sont maintenant interdits. En 2020-21, 3,7 % de la production céréalière française a été
utilisée pour le bioéthanol, soit 2,13 millions de tonnes de céréales ou 310 000 hectares. L’allocation
des terres agricoles à l’horizon 2050 est un enjeu majeur.
Par ailleurs, pour répondre aux exigences d’économie des ressources fossiles dans la construction,
l’habillement ou l’industrie, il sera nécessaire d’avoir recours massivement aux matériaux dits « bio-

32
A laquelle s’ajoute de l’afforestation naturelle par abandon de parcelles les plus difficiles à travailler comme le montre l’extension
des surfaces forestières.

106
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

sourcés ». Si ceux-ci ne sont pas des produits à base de bois ou des co-produits de l’agriculture
comme c’est le cas de la paille de chanvre par exemple ou encore l’amidon de maïs, mais des
productions dédiées, alors les surfaces destinées à la production alimentaire seront encore
réduites.

Quelle priorité donnée aux terres agricoles : boire ou cuire ?


La production d’orge brassicole représentait en France en 2021 4 millions de tonnes sur les 10,4
millions de tonnes de grains d’orge produits (soit 38,4%) dont une part importante est exportée.
Cela représente une surface équivalente à 1,08 millions d’ha (sans déduction d’une allocation pour
les drèches). On peut se demander si la bière (33 litres consommés par an et par français) est un
élément indispensable de notre alimentation. N’est-il pas plus prioritaire de disposer d’énergie pour
cuire son pain ou ses pâtes ?
Les chevaux de loisir qui utilisent aussi beaucoup d’espaces agricoles (prairies, avoine) sont-ils une
priorité par rapport par exemple à la production d’énergies renouvelables (agri-voltaïsme, taillis à
courte rotation, cultures dédiées à l’énergie) ? En 2018, La France comptait 1,2 millions d’équidés
dont 98% sont dédiés aux loisirs et on estime qu’il faut 1 ha par cheval.
Si la multifonctionnalité est un principe sur lequel s’appuyer de même que la valorisation des
coproduits, la priorisation de ces différents usages devra reposer sur des schémas territoriaux
pensés et portés par les acteurs du territoire.

La France, une ferme dédiée aux productions animales et à l’exportation

Des surfaces agricoles essentiellement dédiées à alimenter les élevages


Les cultures destinées aux animaux représentent environ 90 % des surfaces nécessaires à notre
alimentation (Pointereau, 2019). Pour cela il suffit d’avoir en tête que les surfaces fourragères
occupent déjà 49% de nos surfaces agricoles et que la majeure partie des grandes cultures (maïs,
blé, orge, pois, féverole, soja) mais aussi la majorité des co-produits (tourteaux issus des
oléagineux, son de blé, pulpes de betterave) sont consommés par les animaux.
Les élevages de porcs et volailles, et les élevages de ruminants les plus intensifs, consomment des
quantités importantes de céréales et de tourteaux, notamment de soja33, principalement importé
du Brésil. La culture du soja précédant l’extension des pâturages est la cause majeure de la
déforestation de l’Amazonie et du Cerrado, accentuant ainsi le réchauffement climatique, tant par
la déforestation elle-même que par le transport de ces mêmes tourteaux.

Une production de fruits, de légumes et de légumineuses insuffisante


Les surfaces cultivées en fruits et légumes en France en 2015 représentent 376.000 ha soit 1,3% de
la surface agricole utile. Il faut y ajouter 168.000 ha de pomme de terre soit 0,6% de la SAU.
La moitié des fruits et légumes consommés sont importés, notamment les agrumes, les fruits
tropicaux mais aussi des fruits tempérées (pêche, amande, raisin de table, kiwi, châtaigne, noisette,
olives de table), une part des tomates, des courgettes, des poivrons, des asperges, de l’ail et des
melons. Mais la France exporte aussi des pommes, des prunes, des choux, du maïs doux et des
endives.
Ainsi, si l’on prend en compte les produits importés en déduisant les produits exportés, l’empreinte
surface des fruits et légumes peut être estimée en 2016 à 756.000 ha soit 113 m2 par habitant et par
an, équivalent à 2,4% de la surface nécessaire pour nous nourrir. Si l’on raisonne en surface cultivée,
La France est ainsi aujourd’hui déficitaire de 35.000 ha de légumes, excédentaire de 97.000 ha de
fruits tempérés et importe pour l’équivalent de 360.000 ha d’agrumes et fruits tropicaux. Les

33 La France a importé, en moyenne sur la période 2010-2016, 4,3 Mt/an de soja représentant l’équivalent de 1,35 Mha. Source
FAO.

107
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

produits végétaux34 consommés directement par les français représentent au final moins de 10%
des surfaces nécessaires pour produire notre alimentation soit environ 500 m2 par personne.

La France toujours exportatrice nette de produits agro-alimentaires mais pour combien


de temps ?

Des flux d’export élevés qui masquent les flux d’import


L’excédent commercial agro-alimentaire de la France était de 6 milliards d’euros en 2020, mais ce
solde positif cache d’importants flux et des déséquilibres économiques.
La France, largement exportatrice de céréales, de vins, de spiritueux, d’eaux minérales et de
produits laitiers, importe en masse des fruits et légumes, du café, du cacao, du soja, de la viande et
des produits de la pêche. Elle est aussi importatrice nette en produits non alimentaires comme le
bois, le caoutchouc, l’huile de palme et de soja utilisées comme carburant ou le coton.
Sur la période 2010-2016, la France était exportatrice nette de 2,7 millions d’hectares (hors produits
du bois), représentant 9% de notre surface agricole utile (SAU). Mais tout comme le solde net
commercial, ce solde positif « cache » l’équivalent de 12,7 millions d’ha exportés et 10 millions d’ha
importés. Les surfaces exportées correspondent à 44% de notre SAU et celles importées à 34%.
Concernant les produits du bois, les échanges sont aussi importants et se traduisent par un déficit
de 0,6 million d’ha. On importe en produits du bois l’équivalent de 24% de la production de notre
surface forestière (Pointereau, 2022).

Un modèle agricole mondialisé et non soutenable


Chaque année, c’est ainsi près de 4,6 millions d’ha de céréales, soit 50% des surfaces céréalières en
France qui sont destinées à l’export. Alors même que nous devons importer pour 0,5 million d’ha
de fruits et légumes que nous pourrions produire en grande partie en France, en excluant les
produits tropicaux et les agrumes. De nombreux produits importés pourraient être cultivés ou
élevés en France, mais la mondialisation fait qu’il est souvent plus économique de les importer du
fait des moindres coûts de main d’œuvre, de faibles contraintes environnementales et de frais de
transport peu élevés. Il en est de même des produits du bois (pâte, papier, meubles).
Il n’est bien sûr pas possible de produire en France les produits d’origine tropicale ou semi-tropicale.
Mais on peut envisager d’en consommer moins ou de les substituer, en remplaçant par exemple
une partie du jus d’orange ou d’autres fruits tropicaux par du jus de pomme. La France importe
chaque année l’équivalent de 127 000 ha d’orangeraies. L’orange est le premier fruit consommé en
France. On peut estimer ainsi que la part importée de notre empreinte alimentaire est de 38%
(Pointereau, 2022).
Notre modèle agricole « mondialisé » crée non seulement de fortes interdépendances entre pays
mais il n’est surtout pas viable, compte tenu des engagements sur le climat et de l’accroissement
de notre population. Nos importations génèrent des impacts colossaux dans les autres pays que
l’on peine à voir : déforestation des forêts tropicales et des mangroves, assèchement des mers, des
fleuves et des nappes, pollution généralisée par les pesticides.

Demain la France pourra-t-elle satisfaire à la fois ses besoins alimentaires et non alimentaires ?
Rien n’est moins sûr. On peut dire aujourd’hui que la France dispose d’une marge de manœuvre de
9% de sa SAU correspondant au solde net export-import en équivalent surface. Elle est aussi en
capacité d’être autosuffisante en produits du bois. Cependant ce solde ne prend pas en compte le
déficit important en produits de la pêche que l’on pourrait tenter de convertir en équivalent
surface, ce qui aurait pour effet de réduire d’autant celui-ci. Ce solde est, de plus, entamé chaque
année par l’artificialisation des terres agricoles et l’augmentation de la population. Si rien ne change
il pourrait disparaître d’ici 2035. En outre, dans l’objectif d’une économie décarbonée, la pression

34 Blé panifiable, blé dur, fruits, légumes, légumineuses, oléagineux, vigne, betterave

108
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

et la demande concernant les ressources en biomasse agricole et forestière ne vont que croître
d’autant plus si nous ne changeons pas notre modèle alimentaire et notre modèle de
consommation en général. Ainsi la France pourrait devenir importatrice nette de denrées issues de
l’agriculture avant 2050. La sobriété devra donc demain gouverner toutes nos actions et
notamment le travail de l’agronome.

Changer notre modèle alimentaire

Commencer par appliquer les recommandations du plan National Nutrition Santé


Le quatrième PNNS qui court jusqu’en 2023 (le premier plan date de 2000), est fondé sur l’expertise
rigoureuse de l’ANSES et du Haut Conseil à la Santé Publique. Il est malheureusement ignoré du
monde agricole alors même qu’il devrait en être sa feuille de route. Ses objectifs ne sont de plus
pas atteints35. Ce PNNS4 recommande d’augmenter la consommation de produits biologiques dans
la population de sorte que 100% de la population consomment au moins 20% de leurs
consommations de fruits et légumes, produits céréaliers et légumineuses issues de produits
biologiques par semaine. A l’agriculture de s’adapter à cette nouvelle demande ce qui évitera aux
consommateurs de payer trois fois le prix de l’aliment : une fois pour rémunérer le producteur, une
autre fois pour payer des coûts de pollution engendrés, et une troisième fois avec les coûts de santé
induits et remboursés intégralement et uniquement par l’Assurance Maladie. A l’Etat
principalement, mais aussi aux collectivités territoriales, de mettre les moyens pour l’appliquer :
taux de TVA réduit pour les produits bio, paiements pour services environnementaux, taxation des
pesticides et de l’azote chimique, interdiction des pesticides les plus contaminants, choix des
produits locaux et bio dans la restauration collective, chèque alimentaire, sécurité sociale de
l’alimentation, etc.

Relocaliser en France les productions qui peuvent l’être


Il devient nécessaire de réduire notre empreinte importée et notre empreinte en général. La
réduction des émissions de gaz à effet de serre et les enjeux liés à la déforestation nous interrogent
sur la pertinence d’importer d’Amérique du Sud l’équivalent de 1 millions d’ha de tourteaux de soja
destinés à l’alimentation du bétail et réexporter l’équivalent de 860 000 ha de production laitière,
en sachant qu’une grande partie de ce lait est produit à partir de ce soja importé.
Ce commerce international représentait en 2016 environ 130 millions de tonnes de marchandises
par an pour la France, soit l’équivalent de 3,5 millions de camions de 38 tonnes entraînant l’émission
de 13,2 millions de CO2 hors de son territoire.
Plusieurs leviers peuvent être mobilisés pour réduire notre empreinte importée :
- La sobriété : il s’agit de moins consommer un produit comme la viande dont la production
nécessite des importations importantes de soja, mais aussi le café ou le chocolat. La
réduction de l’utilisation de la voiture devrait se traduire aussi par une économie de pneus
et donc de caoutchouc, mais aussi d’agrocarburants. Cette sobriété est essentielle pour
réduire la consommation de ces produits tropicaux.
- L’efficience : cela peut concerner à la fois l’augmentation des rendements notamment en
Afrique, en développant des pratiques agroécologiques plus performantes, mais aussi
allonger la durée de vie d’un produit (meubles, vêtements), utiliser des vêtements de
seconde main, l’écoconception, ou augmenter le taux de recyclage (pneus, papier,
chaussures en cuir, fibres de coton). On peut aussi mettre dans cette rubrique le
développement de modes de production agricole vertueux comme des systèmes laitiers
tout herbe qui ne consomment plus de soja importé.

35 La consommation de sel est trop importante (seulement 22% des adultes et 40% des enfants en consommaient moins de 6gr par
jour en 2015), celle de sucre est trop importante (plus d’un tiers des enfants consommaient au-delà de la recommandation d’un demi-
verre de boissons sucrées par jour) tandis que la consommation de fruits et légumes (42 % des adultes et 23 % des enfants en
consommaient au moins 5 par jour) et de fibres (seuls 13 % des adultes et 2 % des enfants en consommaient au moins 25gr)

109
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

- La relocalisation : il s’agit de relocaliser en France la culture d’un produit comme de


nombreux fruits et légumes importés d’Espagne ou du Maroc, des oléagineux mais aussi de
la viande comme les agneaux importés de Nouvelle Zélande, sans parler de la moutarde ou
du sarrasin.
- La substitution : il s’agit par exemple de remplacer le jus d’orange par du jus de pomme, ou
l’huile de palme carburant par du biogaz ou de l’huile de colza, du coton par du lin.
Il est ainsi important de favoriser les labels bio et équitable garantissant pour les produits importés
un faible impact sur l’environnement, une juste répartition de la valeur ajoutée et de bonnes
conditions de travail.
Les quatre leviers proposés pourraient permettre une forte réduction des surfaces importées.
De notre mode d’alimentation (plus de produits végétaux, plus biologique, plus locale, plus
équitable et de saison) et de notre sobriété, dépendront l’importance de ces flux demain. La mise
en place d’une économie décarbonée nécessitera aussi une meilleure gestion de la biomasse. Mais
cela ne pourra se faire sans une forte baisse de nos consommations quelles qu’elles soient

Passer massivement à l’agroécologie et à l’agriculture biologique


L’agriculture biologique recommandée par la Ministère de la Santé et le Ministère de l’agriculture36
apporte bien une réponse globale à certains problèmes de santé auxquels nous devons faire face
(Kesse-guyot, 2017 ; Baudry, 2017). Les grands consommateurs de produits biologiques sont en
effet très alignés sur les recommandations nutritionnelles du PNNS4 (Kesse-guyot, 2013)
L’agriculture biologique qui ne consomme pas d’engrais chimiques de synthèse, est bien en avance
sur les enjeux environnementaux (suppression des engrais azotés chimiques d’origine fossile).
Les moindres rendements des cultures biologiques observés actuellement en France sont plus que
compensés par un changement de régime alimentaire des consommateurs bio avec une baisse de
leur empreinte surface de 24% (Baudry, 2019). Le scénario Afterres 2050 (Solagro, 2016) montre
qu’une telle transition est possible. De plus les services environnementaux rendus sont aujourd’hui
loin d’être pris en compte financièrement de même que les coûts externes de l’agriculture
intensive. En témoigne le faible « bonus » de 30€/ha pour les surfaces en bio des éco-régimes,
arrachés à la dernière minute lors de la finalisation de la nouvelle PAC. La massification des principes
de l’agroécologie et de l’agriculture biologique, doit s’accélérer et doit mobiliser tous les acteurs :
administrations, recherche, organisations agricoles, entreprises agro-alimentaires, associations de
consommateurs et collectivités locales.

Face à tous ces enjeux, il faut repenser l’agronomie et le métier d’agronome


L’agriculture doit répondre à une demande (politique) alimentaire et non l’inverse. Cependant
notre alimentation doit tenir compte des potentiels et spécificités de chaque terroir. Il apparaît
clairement que la transition alimentaire que nous allons devoir opérer rapidement va bousculer
l’approche agronomique. Les agronomes devront ajouter à la réflexion à l’échelle du système
agricole, une réflexion à l’échelle du système alimentaire. Celle-ci est d’ailleurs à l’épreuve dans le
cadre des plans alimentaires territorialisés (PAT) qui sont en train de se généraliser. Les productions
(surfaces et répartition sur le territoire), les rotations, les systèmes d’élevage, les pratiques
agricoles devront être revus en y intégrant les enjeux du changement climatique, de la production
d’énergie et d’éco-matériaux, de la sortie des énergies fossiles mais aussi le renouvellement des
générations.
Les agronomes devront développer une vision systémique et à long terme pour intégrer les limites
planétaires en développant le principe de sobriété à tous les niveaux. Les systèmes agricoles de
demain devront être plus résilients et à bas niveaux d’intrants et le recyclage des matières

36 Le Grenelle de l’environnement prévoyait un objectif de 20% des surfaces en bio en 2020, objectif qui n’a pas été atteint. L’objectif a
été ramené à 15% en 2022, objectif qui ne sera pas non plus atteint et à 25% en 2030 au niveau de l’Union européenne.

110
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

organiques et minérales devra être optimisés. Ils devront travailler à plusieurs échelles
simultanément tout en tenant compte à la fois des spécificités alimentaires et des spécificités des
systèmes de production locaux. Ils devront contribuer à faire connaître auprès des consommateurs
où et comment ont été produits les denrées agricoles notamment en maitrisant et en expliquant
les différents cahiers des charges existants.
Les agronomes devront élargir leur champ d’action en accompagnant les agriculteurs dans leur
trajectoire de transition afin qu’elle réponde à la demande alimentaire locale, au défi d’une sortie
des énergies fossiles, à l’adaptation au changement climatique, à la restauration de la biodiversité
sur leur ferme ou à la production d’énergie et de matériaux. Ils devront accompagner toutes les
nouvelles formes d’agricultures comme l’agriculture urbaine et ses micro-fermes (paysan-
boulanger, brasseur, maraîchers diversifiés en circuits courts, etc.) et la production d’énergie sur
les fermes (méthanisation, agri-voltaïsme, plaquette de bois issus des haies, etc.).
Il s’agit de redéployer une agriculture multifonctionnelle plus tournée vers les enjeux locaux et la
demande alimentaire locale que vers les marchés internationaux. A côté des savoirs techniques,
l’accent devra être mis aussi sur les capacités de médiation pour faire travailler ensemble tous les
acteurs.

Conclusion
L’alimentation de demain constitue le cap vers lequel il faut tendre de façon désirée et non subie
du fait des crises (climatiques, économiques, géopolitiques, etc.), moteurs de pénuries,
d'embargos, de rationnements. Car bien évidemment il ne s’agit pas d’appliquer le même régime
pour tous et d’oublier les spécificités agricoles et alimentaires locales.
L’État français et ses gouvernements successifs, mais aussi l’Europe et les Nations Unies (FAO,
OMS) se sont engagés à répondre aux grands enjeux de santé, d’environnement, d’alimentation et
d’énergie. Cependant la trajectoire de réduction des émissions de GES est aujourd’hui bien
insuffisante pour atteindre les objectifs du facteur 4 (réduire de 75% les émissions nationales de
1990 d’ici 2050) et le « zéro émission nette ». Nous sommes encore loin d’une sortie des pesticides
chimiques37 avec une croissance de 12% entre 2009 et 2016. L’objectif de stopper la perte de
biodiversité, prévu en 2010, reporté en 2020, n’est toujours pas atteint au vu du recul des espèces
sauvages dans l’espace agricole lié à une intensification des pratiques agricoles toujours à l’œuvre.
La diminution de notre empreinte environnementale va globalement de pair avec une amélioration
de notre santé comme par exemple la moindre consommation de protéines animales au profit de
plus de protéines végétales. Ainsi, nos choix alimentaires conditionnent à la fois la santé de nos
écosystèmes et celle des humains, en accord avec le concept global « One Health » (une seule
santé) avancé par l’ONU. Les différents scénarios, tel qu’Afterres 2050 qui cherche à intégrer tous
ces objectifs, montrent qu’ils sont atteignables à condition de développer une vision
intersectorielle pour relier alimentation, santé, agriculture, énergie, biodiversité et bouleversement
climatique. Pour autant un scénario ne règle pas la transition, ses moyens et sa vitesse. Le
changement de comportement du consommateur et l’accompagnement de l’agronome seront
bien sûr des leviers déterminants. Mais ces actions volontaires du consommateur/citoyen devront
être accompagnées par des politiques publiques intégrées et engagées, et un repositionnement
des acteurs de la filière alimentaire. Pour réussir, la mobilisation de tous les acteurs est nécessaire.
Tous ont leur rôle à jouer pour faire de l’évolution du système alimentaire et agricole un vrai levier
de la nécessaire transition vers une économie décarbonée et aussi de résilience face aux crises
climatiques, économiques, énergétiques.
La France a cette chance d’être un pays où l’alimentation compte. Les français aiment acheter leur
nourriture, cuisiner, manger en passant du temps à table. Et quand ils ne mangent pas, ils en

37 L’évolution est quantifiée à partir du NODU (nombre de doses utilisées) en millions d’ha de doses utilisées.

111
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

parlent ! Nous sommes un pays de gastronomie. D’ailleurs les américains ne comprennent pas
pourquoi en mangeant autant qu’eux, les français sont moins obèses (comparés à eux). C’est tout
simplement que toutes les calories ne se valent pas et que le plaisir de manger compte beaucoup
aussi, tout comme la façon dont sont produits nos aliments ou le temps partagé ensemble à table.
La nourriture relie les habitants de notre bonne vieille planète qui reste la seule habitable.

Références bibliographiques
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00850440ac8143000a2ce0511b5aa38ee03da0db7a0f251243b7a5862a4f34638befbe8f0811b9f88174b4e24451c7aa25d7d
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112
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Les effets de la transition alimentaire sur les métiers et les


compétences des agronomes : une lecture à partir des enjeux des
processus de reterritorialisation alimentaire
Mathieu Capitaine & Salma Loudiyi
Université Clermont Auvergne et associés, AgroParisTech, INRAE, UCA, UMR Territoires, F-
63370 Lempdes
mathieu.capitaine@vetagro-sup.fr - salma.loudiyi@vetagro-sup.fr

Suite au webinaire sur les enjeux et impacts de la transition alimentaire pour l’agriculture38 avec
Nicolas Bricas (Cirad, UMR MoISA) et Philippe Pointereau (Solagro), la question des effets de la
transition alimentaire sur les métiers et les compétences des agronomes a été travaillée au cours
d’un atelier des Entretiens Olivier de Serres le 30 avril 2022 à Clermont-Ferrand. Cet atelier était
organisé à et par VetAgro Sup avec le concours de l’Association française d’agronomie et de l’UMR
Territoires (AgroParisTech, Inrae, VetAgro Sup, Université Clermont Auvergne). Une quinzaine de
personnes y a participé : des chargés de mission de Projets alimentaires territoriaux, des porteurs
d’expérience invités à témoigner, des chercheurs et doctorants de disciplines différentes
(agronomie, géographie, sociologie et économie).

Au cours de cet atelier et après un cadrage général de ce dont on parle quand on parle de transition
alimentaire, deux situations ont été discutées. Chacune étant une illustration d’une façon dont on
peut saisir la place de l’agronomie dans les transitions alimentaires. Deux façons, deux situations,
deux illustrations qui ne sont pas exhaustives mais qui permettent d’intégrer la nécessaire
articulation des niveaux d’organisation des activités et qui s’appuient sur des points d’entrée
différents.

La première situation qui peut paraître paradoxale lorsque l’on s’intéresse à la place de
l’agronomie, repose sur le fait que la transition alimentaire n’est pas qu’un construit agricole. Ce
peut être et ça devrait être l’expression d’une demande du territoire, demande informelle ou
demande qui peut être construite au travers d’une politique publique. Les possibilités alimentaires
dans un territoire peuvent être constituées de la somme des produits mis sur le marché à l’initiative
individuelle des producteurs. Mais, construire une transition alimentaire dans un territoire sur la
base de l’offre risque de se traduire par une inadéquation avec les besoins du territoire (saisonnalité
des besoins, nature et qualité des produits). L’entrée choisie ici est celle de la place de l’agronomie
à l’échelle d’un territoire et autour de la construction d’une politique publique visant à définir une
demande alimentaire du territoire et à impulser une production en adéquation avec les besoins de
ce même territoire. L’illustration choisie est une association auvergnate de planification de
production légumière en vue de répondre au marché du demi-gros, Auvabio – Les producteurs bio
d’Auvergne (Aulnat, 63).

La seconde situation est celle de la transition alimentaire dans sa relation à la proximité, à la


production locale. Les résultats du recensement de l’agriculture 2020 l’ont montré, l’un des enjeux
de l’agriculture en France est le maintien des activités de production par la reprise de structures
existantes et l’installation de nouveaux entrants. L’agronomie peut-elle être partie prenante d’une
réflexion autour de dispositifs permettant de favoriser l’entrée en agriculture dans une logique

➢ 38 Enjeux et impacts de la transition alimentaire pour l’agriculture


https://www.youtube.com/watch?v=Zluz1YswvxY

113
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

d’approvisionnement local ? L’entrée choisie ici est celle de la création d’activité avec une
inscription dès la conception du projet dans un objectif de débouchés de proximité. Nous aurions
pu mobiliser comme illustration des expériences d’espaces-test agricoles, des initiatives en lien
avec les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP). Nous avons choisi une
ferme multi-acteurs récemment mise en place aux portes de Clermont-Ferrand, la Ferme de Sarliève
(Cournon, 63).

La pluralité sémantique de la transition alimentaire et de ses enjeux


Le terme transition a pénétré depuis plus d’une décennie le discours commun sans qu’un consensus
sur ses contenus sémantiques ne puisse être posé. Dans le sens commun, la transition renvoie au
passage d’un état à un autre. Tel qu’utilisé dans les sciences traitant des systèmes, le concept de
transition décrit le processus de transformation au cours duquel un système passe d’un état
d’équilibre à un autre (Boulanger, 2015 ; Hinrichs, 2014). La transition est un processus « long-term,
multi-dimensional and fundamental transformation processes through which established socio-
technical systems shift to more sustainable modes of production and consumption » (Markard et al.,
2012 : 956). Ainsi, la notion de transition, dans sa construction intellectuelle initiale, est venue
donner un contenu plus fort (du moins dans l’intention) à une trajectoire de transformation, avec
une ambition écologique importante, qui se caractérise par l’importance des dimensions sociales
et culturelles pour enclencher des transformations profondes. Le chemin n’est pas tracé et les
innovations sociales sont autant importantes que les innovations basées sur la technologie
(Lawhon and Murphy, 2012). L’expérimentation sociale fait partie intégrante du processus de
transition. Force est de constater que l’on se pose d’emblée la question de l’objet de cette
transition. Dès que le terme est énoncé, une question sur l’objet même de la transition se pose
(énergie, agriculture ou alimentation, pour rester avec les enjeux traités dans ce numéro).
S’agissant de l’alimentation, de quelle transition parle-t-on ? S’agit-il de la dimension spécifique de
nos pratiques alimentaires : ce que nous mangeons, comment nous mangeons ? soit le versant de
la consommation alimentaire. S’agit-il d’une dimension plus systémique, autour des différents
maillons du système alimentaire (depuis les espaces de production jusqu’à ceux associés à la
consommation, en passant par la transformation et la distribution) : quelles transformations dans
nos modes de production agricole ; nos modes de distribution et nos modes d’échanges autour de
l’alimentation ?
Ce qui se loge derrière le syntagme « transition alimentaire » est, double et renvoie à deux objets à
la fois distincts et interreliés : la transition des régimes alimentaires, dite « transition nutritionnelle »
(sustainable diet transition) et la transition des systèmes alimentaires (sustainable food transition).

La transition vers des régimes alimentaires soutenables


Un régime alimentaire est une sélection d’aliments, consommés par un individu, choisi entre ceux
mis à disposition par le système alimentaire à sa portée (Meybek et Gitz, 2016). Les régimes
alimentaires sont à la fois le résultat du fonctionnement des systèmes alimentaires et des moteurs
de changement systémique. Parmi les éléments du débat figure le changement des régimes
alimentaires considérés aujourd’hui comme peu soutenables : régimes carnés, alimentation saturée
de gras, excès de sucre, de sel, ou plus globalement importance des aliments ultra-transformés,
sont autant d’éléments décrits comme portant atteinte à la fois à l’environnement et à la santé des
populations. Pour être sain, un régime alimentaire devrait être composé davantage de protéines
végétales, de fruits et de légumes, utiliser mois de gras et de sels, et être plus diversifié (Bozino et
al., 2021). La préservation de la santé des populations contre les maladies chroniques, dites non-
transmissibles (ex. maladies cardio-vasculaires, diabète de type II ou obésité, etc.) qui progressent
nettement dans le monde, rejoint la nécessite de diversifier la composition des rations alimentaires.
De ce point de vue, autour des régimes alimentaires, se joue aujourd’hui une convergence entre
enjeux sanitaires et enjeux environnementaux. Il s’agit à la fois de baisser les émissions de GES

114
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

issues de certains systèmes de production agricole (productions animales), réduire les rations
alimentaires tout en les diversifiant, préserver la santé des écosystèmes et agir sur les attitudes et
comportements alimentaires qui dépendent des dimensions sociales et culturelles.
A cette fin, un ensemble de politiques nutritionnelles ont été développées ces dernières décennies
pour répondre aux enjeux de santé des populations, de progression des maladies non-
transmissibles et des facteurs des inégalités sociales qui les activent. Ces politiques de santé
publique préventive ont été déployées en France depuis les années 2000 (Programme National
Nutrition-Santé). Elles sont restées longtemps assez sectorisées, ne tenant compte que de la
nutrition (alimentation et activités sportives) comme déterminant de la santé (Loudiyi, 2020). La
convergence avec la politique de l’environnement est visible sur les cinq dernières années,
notamment à travers les nouveaux repères nutritionnels (2017) où le lien santé-environnement se
traduit par des préconisations en termes de consommation renforcée de légumineuses et de
produits céréaliers moins raffinés, la réduction de la consommation de protéines carnées hors
volailles et de charcuteries (Loudiyi, 2020).
Par exemple, appliqué au territoire du Programme alimentaire territorial du Grand Clermont (Pôle
d’équilibre territorial et rural) et du Parc naturel régional du Livradois-Forez, le diagnostic prospectif
réalisé par Solagro (scénarios Afterres2050), envisage une nécessaire transition du contenu des
assiettes pour tendre vers un modèle plus soutenable. Cela repose entre autres sur l’introduction
dans le régime alimentaire de légumineuses et de fruits à coque, la réduction des portions de viande
ou encore la consommation des produits bruts dont l’exposition aux pesticides est réduite. Cela
impliquerait par exemple au niveau agricole, une diminution des cultures fourragères, l’ajout de
plus de 10 000 hectares de protéagineux, la réduction du troupeau bovin qui passe de 55 000 à 32
000 vaches, une augmentation de 4 000 hectares de production de fruits et légumes pour parvenir
à l’objectif des 50% d’autonomie alimentaire fixé pour le territoire à l’horizon 2050 (PNR Livradois-
Forez, 2018).
La transformation des régimes alimentaires a des implications directes sur celle des systèmes
alimentaires. Les premiers ne sont qu’une partie de la transition de l’ensemble des composantes
des seconds.

La transition des systèmes alimentaires


La transition des systèmes alimentaires recouvre l’ensemble des transformations à activer et leurs
relations : production agricole, transformation, distribution et consommation alimentaire. Les
enjeux sont désormais connus et reconnus en termes d’impacts des systèmes alimentaires actuels
sur la santé des populations et des environnements. Face à ces enjeux, un ensemble de travaux
pointe l’importance de l’interaction entre différents processus de transition situés à différentes
échelles (Bui et al., 2016 ; Loudiyi et al., 2022) et l’importance de leur gouvernance (Loorbach, 2011 ;
Turnhein et al., 2015). Les processus de transition ne peuvent pas être gouvernés par une logique
uniquement top-down au regard de la pluralité des acteurs parties-prenantes (Köhler et al., 2019).
En particulier, les institutions ont un rôle dans la mise en politique des processus de transition, ou
de définition d’espaces de gouvernance et d’arènes de ces transitions. L'association d'une pluralité
d’acteurs issus de diverses sphères permet de configurer des relations de complémentarité et
engage des formes d'apprentissage et de mise en réseau. Des travaux soulignent la nécessité de
construire des politiques publiques intégrées capables de résoudre des problèmes complexes en
engageant des démarches de décloisonnement et de désectorisation (Biesbroek and Candel, 2019
; Candel and Biesbroek, 2016; Galli et al., 2020; Loudiyi, 2020). A cette fin, un ensemble de politiques
publiques est mis en œuvre depuis les années 2010 en France, pour construire des trajectoires de
transition des systèmes alimentaires. Ces politiques se présentent comme « transversales »
touchant à plusieurs domaines, non seulement agricoles mais aussi environnementaux, sociaux et
relatifs à la santé publique. Elles s’appuient sur des processus de territorialisation de l’agriculture
et de l’alimentation engagés à l’orée des années 2000, et visent des horizons d’autonomisation

115
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

alimentaire. Ces politiques publiques font le pari que la proximité des acteurs est un ingrédient
incontournable pour résoudre la nouvelle équation alimentaire (Moragues-Faus and Morgan, 2015
; Morgan, 2009).

Les territoires, un levier de transition des systèmes alimentaires


Nombre de territoires mettent aujourd’hui en œuvre des stratégies ou des politiques alimentaires
qui visent à répondre, non seulement à des objectifs de sécurisation alimentaire mais aussi, de
transformation et de conception de leurs systèmes agricoles et alimentaires dans une visée de
transition vers le développement durable (Loudiyi, 2018, 2020 ; Loudiyi et Cerdan, 2021). Ces
démarches de transition se déploient dans le secteur agricole et alimentaire à différentes échelles
et induisent simultanément des transformations au niveau technique (par ex. à l’échelle des
exploitations), au niveau de la reconfiguration des démarches d’action collective et d’organisation
des acteurs (entre producteurs mais aussi entre acteurs des filières, ou avec la société civile) et
plus globalement en termes de refonte des politiques publiques territoriales (meilleure connexion
entre politiques sectorielles, nouvelles coordinations avec acteurs du marché ou de la société civile)
pour répondre à la complexité des enjeux posés par les systèmes alimentaires dans les territoires.
L’échelle territoriale est de plus en plus reconnue comme pertinente pour penser et activer les
transitions vers des systèmes alimentaires durables par nombre d’institutions internationales,
d’experts et de travaux scientifiques (Thomas et al., 2020). De plus en plus de travaux posent en
effet l’hypothèse que les échelles territoriales sont pertinentes pour explorer les enjeux imbriqués
de la santé, de l’environnement, de l’alimentation et de l’agriculture, au cœur des transitions, car
celles-ci sont cohérentes avec la diversité des acteurs et des processus impliqués (Lamine et al.,
2019). Les nouveaux cadres d’action publique sont désormais ceux des projets alimentaires
territoriaux dont les objectifs génériques sont relatifs à la construction de systèmes alimentaires
vertueux au sein des territoires, en agissant par exemple, sur les questions d’approvisionnement
local de la restauration collective, de structuration des filières, de lutte contre le gaspillage
alimentaire, d’éducation alimentaire ou de lutte contre la précarité alimentaire.
Dans ce contexte, un ensemble de questions se pose autour de la réorganisation des acteurs et des
espaces, induite par l’intégration des enjeux de transition dans des actions individuelles, collectives
et publiques. Au niveau territorial cela implique de penser les échelles de la diversification agricole,
par exemple au sein de l’exploitation par l’articulation entre les souhaits de production et les
potentialités techniques (Auricoste, 1985) ; au niveau du territoire par la complémentarité entre les
systèmes de production ou la coexistence de différentes formes d’activités de transformation, de
commercialisation et de distribution (Filippini, 2021) ; au niveau du consommateur par la
diversification des menus et des habitudes alimentaires. Cette réorganisation implique également
de s’intéresser à la transformation des métiers autour de l’agriculture (agriculteurs, agronomes)
pour penser et accompagner les processus de transition alimentaire à des échelles nouvelles et pas
uniquement celle de l’exploitation agricole. La transformation des métiers se joue dans l’évolution
des activités entre exploitations agricoles et autres composantes organisationnelles des
territoires : quels liens entre acteurs, quelles capacités de réponse aux attentes ou aux besoins
alimentaires des territoires ? Cela demande-t-il de nouvelles compétences pour les agronomes ? Ces
questions ont été abordées au travers des deux situations de travail choisies.

Place des agronomes dans la transition alimentaire, les acquis de l’atelier

Une demande à l’échelle du territoire


La première situation travaillée était axée autour de l’existence ou de la création d’une demande à
l’échelle d’un territoire. D’abord, il a été proposé aux participants de réfléchir a priori à ce que cela

116
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

signifie ou pourrait signifier pour l’activité des agronomes. Deux questions leurs ont été posées.
Ensuite l’expérience d’Auvabio a été présentée comme illustration (encadré 1) avec une discussion
en regard du travail fait au préalable.

Encadré 1 – Auvabio, un collectif de producteurs bio de fruits et légumes en Auvergne


Auvabio est une association de producteurs de légumes et fruits en agriculture biologique située
dans le périmètre de l’ancienne région Auvergne. Elle démarre en 2018 avec 8 producteurs du
département du Puy-de-Dôme. L’association réunit aujourd’hui 50 producteurs répartis sur
l’ensemble de l’Auvergne et ses territoires limitrophes.
Auvabio vise à répondre à la demande alimentaire en légumes et fruits par une offre de demi-gros.
L’association a été lancée suite à un double constat : (i) un déficit de production de légumes sur le
territoire en quantité et diversité, (ii) une demande de la distribution spécialisée en produits
biologiques locaux et sa préférence à s’adresser à un acteur collectif. L’association a mis en
place des services de mutualisation pour ses adhérents : à la fois commerciale et de matériel, mais
aussi un accompagnement technico-économique pour développer et structurer la filière légumes
et fruits localement. Une des activités centrales de l’association est la planification collective des
productions de l’année au regard des besoins alimentaires. Elle permet à la fois d’avoir une vision
globale de la production et de structurer une filière biologique locale de fruits et légumes, ainsi que
d’organiser la coopération entre producteurs à travers la construction d’un plan de
commercialisation en commun.

A la question, pour répondre à la demande alimentaire d’un territoire, quelles seraient les
connaissances nécessaires, la réponse proposée a été : être en mesure d’évaluer les effets des
changements de pratiques. Trois déclinaisons ont été proposées :
- avoir des connaissances sur les effets agronomiques et économiques pour l’exploitation afin
d’estimer le rapport bénéfices-risques ;
- produire des métriques en lien avec les processus agroécologiques qui permettent de poser des
ordres de grandeur des effets, d’aider à la décision ;
- produire des scénarios à éviter ou à mettre en avant comme outils d’argumentation et ou de
démonstration.
La question, pour répondre à la demande alimentaire d’un territoire, quels seraient les savoir-faire
que l’on attendrait des agronomes, a suscité plus de propositions :
- faire reconnaitre le besoin d’une expertise agronomique y compris pour des sujets dont l’entrée
est d’abord écologique – améliorer la capacité de dialogue avec d’autres disciplines et notamment
l’écologie ; faciliter l’identification des questions que peuvent traiter les agronomes ; visibiliser les
types d’agronomie, faire en sorte que l’agronomie ne soit plus perçue comme une boîte noire mais
que les non agronomes identifient l’existence de spécialisations possibles, de la plante au
territoire ;
- savoir porter un regard sur un système face à la difficulté d’isoler, en situation, une pratique seule
pour en mesurer les effets, cela devient d’autant plus prégnant quand on doit réfléchir à des
changements des systèmes-ferme, comme de la mixité de productions ou penser des équilibres au
sein des systèmes et questionner le rapport spécialisation/diversification ;
- collecter, dans les systèmes complexes, une information scientifique et en faire soit un support
d’aide à la décision, soit un élément de vulgarisation ;
- pouvoir raisonner, « designer » des assolements à l’échelle territoriale et pouvoir ensuite mobiliser
ce design pour de la planification ; design pouvant intégrer des cultures moins habituelles (ex.
légumes de plein champ dans des successions céréalières) et s’appuyant sur la prise en compte de

117
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

la dimension des modes de commercialisation et des débouchés (verrou important en zone de


moins bon potentiel commercial) ; la question de la mobilité et de l’accès physique à une offre
alimentaire est également un facteur à intégrer dans la réflexion.
Enfin les dimensions d’intermédiation entre savoirs scientifiques et acteurs locaux, de co-
construction de la connaissance ont été évoquées, ainsi que celles d’animation et
d’accompagnement.

Création d’activité pour des marchés de proximité


Pour la seconde situation la méthode de travail a été différente. Nous avons commencé par une
présentation du projet collectif et multi-acteur de la Ferme de Sarliève, ferme coopérative dans une
logique d’approvisionnement local mais pas seulement (encadré 2). Le projet de la ferme vise à
prendre en charge une multitude d’enjeux formalisés dans un premier temps de manière
conceptuelle par une carte mentale organisée autour de sept axes ainsi intitulés : souveraineté
alimentaire et territoriale, défi écologique, économie de partage, dimension citoyenne, défi paysan,
repenser l’urbain et laboratoire vivant.

Encadré 2 – La Ferme de Sarliève, une ferme agro-écologique, coopérative et citoyenne


La ferme de Sarliève est une exploitation agricole installée sur 80 ha aux portes de l’agglomération
clermontoise, en forme coopérative (SCIC) depuis le début de l’année 2022, après un temps
d’émergence sous forme associative de plus d’un an et demi. Elle a été fondée par trois acteurs
associatifs locaux : Terre de Liens Auvergne, Bio 63 (association des producteurs biologiques du
département du Puy-de-Dôme) et Îlots Paysans (association d’accompagnement du test agricole).
Aujourd’hui la SCIC Ferme de Sarliève est organisée en cinq collèges d’associés avec des poids
différents : le collège des travailleurs, des fondateurs, des citoyens, des associations de l’économie
sociale et solidaire, des collectivités et des partenaires financeurs.
Parmi les enjeux identifiés à l’origine du projet, figure la protection des terres agricoles de
l’urbanisation, l’accès au métier de paysan aux nouvelles générations, la nécessité de repenser les
systèmes de polyculture élevage, la renaturation des espaces agricoles, la reconnexion des citoyens
avec leurs environnements agricoles et naturels et le développement de production alimentaires
de proximité pour des filières locales. Outre des activités de production (cultures céréalières,
production ovins viandes, pépinière forestière et fruitière, maraîchage), la ferme déploie des
activités en termes de (i) renaturation d’un site initialement dédié à la culture céréalière
conventionnelle, sur des champs ouverts propices à la mécanisation, par la plantation progressive
de haies, (ii) de sensibilisation et d’appropriation des citoyens envers les enjeux de transition
agricole et alimentaire, d’artificialisation des terres agricoles, de souveraineté alimentaire ou de
biodiversité, en organisant des ateliers citoyens autour de ces enjeux et des chantiers participatifs
sur la ferme et de (iii) capitalisation des expérimentations sociales in itinere, pour des fins de
dissémination et de partage, en s’appuyant sur un collectif chercheurs-acteurs qui documente la
trajectoire de la ferme depuis 2019 et construit ensemble des indicateurs de suivi (projet FERMENTS
financé par la fondation de France en 2020 et 2023).

Il a été demandé aux participants de prendre connaissance de la carte et d’y positionner les endroits
pour lesquels un agronome pourrait intervenir puis de détailler les compétences qu’il aurait à
développer pour ce faire (photo 1). Face à la complexité de la carte tous les participants n’ont pas
travaillé sur les mêmes axes.

118
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

Photo 1 : une carte conceptuelle comme support de travail


Si les axes repenser l’urbain et laboratoire vivant ont fait l’objet d’un plus faible positionnement de
l’agronome, aucun axe n’a été identifié comme ne relevant pas des activités possibles des
agronomes. Ce qui a amené certains participants à formuler l’idée que, finalement les besoins en
agronomie sont diffus et pas forcément facilement repérables (« agronome partout et nulle part »).
Dans un tel projet, l’agronome est attendu bien évidemment, sur des dimensions techniques autour
de l’apport de conseil relatifs à la conduite des cultures, de la mobilisation des ressources
matérielles et humaines et de leur possible mutualisation en intégrant la capacité à proposer des
assolements partagés, à faire de la planification.
Il est attendu autour des enjeux d’animation et d’accompagnement des acteurs y compris en
collectif et en situation rassemblant des acteurs de domaines et horizons différents. La compétence
en accompagnement est donc soulignée avec une déclinaison autour de l’accompagnement
collectif de collectifs (comment accompagner un groupe à plusieurs ?). Elle est associée à
l’acquisition de méthodes relatives à la co-construction : du « comment apprendre avec » au
« savoir construire avec ».La troisième dimension à laquelle il a été beaucoup fait référence, est
celle de la communication. Il est mentionné que l’agronome participe à des temps d’échange, de
partage avec un public non agricole, à des temps de mise en dialogue avec d’autres acteurs et joue
également un rôle d’intermédiation au sein de la profession agricole. Il est fait également mention
de diffusion, de participation à de l’essaimage. Des compétences de communication et de plaidoyer
sont attendues.
Enfin ont été cités : la vision stratégique, la conduite de projet, la connaissance et mobilisation du
contexte réglementaire et l’analyse des jeux d’acteurs.

De cet atelier transparait clairement que la transition alimentaire ne peut relever seulement de
l’initiative des producteurs. La dimension agroécologique de l’acte de production, si elle est
importante n’est pas suffisante. Parler de transition nécessite forcement de dépasser l’échelle des

119
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

fermes pour réfléchir à d’autres niveaux d’organisation : le pouvoir d’achat, la mobilité sont par
exemple des dimensions qui ne peuvent être mises de côté. Cela pose la question de la capacité
des territoires à se doter de dispositifs d’action collective (dont des politiques publiques) intégrant
l’ensemble des dimensions en lien avec l’alimentation. Dans la même logique, si les changements
individuels de comportement, si les engagements citoyens sont importants, ils ne peuvent suffire
et être un préalable.
Pour l’agronome, autour des systèmes alimentaires, il convient de distinguer les enjeux
territorialisés et a-territorialisés (ex. le recours aux légumineuses dans les habitudes alimentaires
est une question qui est aujourd’hui a-territorialisée - elle pourrait trouver une piste de réponse par
un travail avec les acteurs de la transformation pour augmenter la part des légumineuses dans les
recettes sans forcément s’inscrire dans les gammes commerciales des produits exclusivement
végétaux - ; en revanche elle gagnerait à être abordée de façon territorialisée pour lever les verrous
socio-techniques dans les filières concernées).
Par ailleurs, on retrouve ici la dialectique classique de l’agronomie entre l’expression d’un besoin
d’une part d’un agronome expert qui détient et apporte des connaissances scientifiques
spécifiques, objectivées et pointues, et d’autre part d’un agronome avec une vision globale et
systémique, facilitateur de la compréhension et fédérant différentes approches et disciplines.
Enfin, la dimension citoyenne dans les processus de transition se pose bien évidemment à
l’agronome dans le cadre de son activité. Ainsi son engagement, ce qu’il porte, ses valeurs vont
teinter son action et sa capacité à enrichir son bagage de compétences. L’agronome comme tout
acteur n’est pas neutre. Il doit donc développer dans son activité un regard réflexif lui permettant
de s’interroger autour de l’éthique de son action et d’être transparent sur les tenants et
aboutissants de son action (probité).

Références citées

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120
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

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121
DEUXIÈME PARTIE : TRANSITIONS SOCIOTECHNIQUES ET ÉVOLUTION DES ACTIVITÉS ET DES COMPÉTENCES DES
AGRONOMES

122
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

Concevoir des systèmes techniques agroécologiques : quel métier


pour les agronomes, entre diagnostic, évaluation/conception et
accompagnement ?
Sylvaine Simon1, Pierre Clerc2, Dominique Jonville3, Olivier Rechauchere4,
Antoine Messéan4
1 INRAE UERI Gotheron ; 2 Ferme Le Mas des Grands Cyprès ;
3 BASF ; 4 INRAE Paris-Saclay UMR Agronomie
Contact sylvaine.simon@inrae.fr

Introduction
Dans un contexte de transitions en agriculture, la (re)conception des systèmes techniques est
essentielle pour répondre aux multiples enjeux actuels, en particulier : atténuer et s’adapter au
changement climatique, enrayer l’érosion de la biodiversité, produire et assurer la sécurité
alimentaire tout en réduisant fortement les intrants tels que les engrais et les produits
phytopharmaceutiques mais également l’eau et les énergies fossiles pour limiter les impacts
environnementaux. Les objectifs de chaque agriculteur ou groupe d’agriculteurs dans un territoire
donné peuvent également être divers : vivre de sa production et maintenir cette capacité de
production mais également contribuer au maintien de la biodiversité cultivée et sauvage, créer du
lien social, contribuer à une alimentation locale et à une transition agroécologique du territoire...
Le métier d’agronome est ainsi questionné par cette évolution des systèmes de culture et de
production, de manière très variable selon les situations et les niveaux d’organisation considérés
(exploitation agricole, filière, territoire) (Boiffin et al., 2022). Comment l’activité de conception de
systèmes techniques adaptés localement et répondant aux enjeux globaux actuels peut-elle
s’envisager dans un contexte de transitions agricoles ? Quelles connaissances et compétences sont
mobilisées et comment le sont-elles ? Quelles interactions sont nécessaires et comment se mettent-
elles en place ? Nous faisons l’hypothèse que de nouvelles situations professionnelles se
rencontrent actuellement ou sont en train d’émerger, qui questionnent l’agronome et son métier
pour concevoir les systèmes agroécologiques de demain.
Cet article présente les réflexions autour de ces questions débattues lors d’un atelier organisé dans
le cadre des Entretiens agronomiques Olivier de Serres 2021-2022 au Pradel (Ardèche) les 30 juin et
1er juillet 2022. Plus largement, il questionne le type de connaissances et d’expériences sur lesquels
s’appuyer et la façon de les intégrer dans des démarches de conception innovante vers des
systèmes plus résilients. Il questionne également l’organisation de la recherche et du
développement (R&D) en proposant de reconsidérer une approche parfois normative du conseil
au profit d’une démarche de co-construction et de co-développement dans laquelle l’agronome est
l’un des interlocuteurs de l’agriculteur. Nous avons ici essayé de définir le rôle et les compétences
attendues de ces agronomes.

Une diversité de compétences attendues, et un besoin de compétences transversales


L’atelier a utilisé comme support de discussion la présentation de sa ferme par Pierre Clerc,
agriculteur dans le Vaucluse (cf. encadré), pour identifier les compétences et qualités attendues
chez un agronome pour concevoir, piloter, évaluer et faire évoluer des systèmes diversifiés
complexes et résilients.

123
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

Le Mas des Grands Cyprès, ferme diversifiée innovante de Pierre Clerc


La ferme de Pierre Clerc, située dans le Vaucluse, a pour origine une exploitation familiale en
viticulture et arboriculture (pommiers) qui s’est progressivement agrandie (de 14 ha à 45 ha) et
diversifiée. Elle est conduite en AB depuis 1999. Reprise en 2001 en co-gérance avec son père par
Pierre Clerc alors qu’il exerçait un métier de pharmacien, elle est actuellement un site innovant du
fait de sa diversification et de la démarche globale mise en place.
La diversification inclut d’autres espèces fruitières (prunes, pêches, cerises, grenades...) mais
également du raisin de cuve et de l’élevage, introduit pour l’équilibre et l’autonomie de
l’exploitation agricole. Cette transformation progressive de la ferme s’est également accompagnée
de changement de circuit de commercialisation, avec une volonté de vente locale (circuit Biocoop)
et de la vente directe via un point de vente collectif de producteurs.
Deux innovations complexes qui ont été mises en place pas à pas par Pierre Clerc sur sa ferme ont
servi plus particulièrement de support pour la discussion de l’atelier :
-Le verger de pommiers
Son objectif est de produire des pommes à potentiel gustatif mais également de conserver la
diversité végétale cultivée, avec la culture de 26 variétés, et un choix de porte-greffe ancien plus
vigoureux pour garder les vergers plus longtemps (certaines parcelles ont plus de 50 ans !). Le type
de verger est particulier, avec une taille des arbres non systématique et qui est fonction des effets
recherchés, un couvert du sol enherbé qui est broyé uniquement pour la récolte, et un palissage en
hauteur en lien avec le pâturage par les moutons qui consomment les branches basses et pour
permettre de circuler dans tous les sens durant les premières années du verger. Ces variétés,
obtenues pour la plupart auprès d’un pépiniériste local ayant de vieilles variétés, ont été testées
sur l’exploitation par Pierre Clerc, qui est par ailleurs actif dans une association locale de défense
du patrimoine paysan et des fruits oubliés. Les variétés d’intérêt ont été implantées en verger, et
font l’objet d’une gestion différenciée : chaque variété de chaque parcelle (26 variétés, 33 parcelles)
est gérée individuellement grâce à de l’observation et une évaluation fine de l’état des plantes et
des conditions du milieu acquise par l’expérience.
-L’élevage
L’introduction des moutons avait initialement pour but de contribuer à la gestion du carpocapse
(ver de la pomme, principal ravageur du pommier) en consommant les pommes véreuses tombées
au sol. Les débuts (2003-2005) ont été faits en lien avec un herbassier (un berger sans terre faisant
pâturer ses moutons sur d’autres exploitations agricoles), puis un petit troupeau a été constitué à
partir de quelques brebis. Si la gestion du carpocapse n’est pas au rendez-vous comme espéré, la
présence de moutons permet de contrôler les campagnols (ravageurs du pommier qui
consomment racines et collet de l’arbre), très probablement du fait du piétinement. La présence
de moutons s’accompagne également d’un changement de flore et d’une augmentation de sa
diversité, de la présence de nombreux insectes et donc de prédateurs et d’auxiliaires. Et le plaisir
de la présence animale dans les parcelles constitue également un aspect important. Les moutons
ne sont pas présents en permanence dans les vergers, seulement de la récolte au redémarrage de
la végétation au printemps : le reste du temps (période estivale), ils sont dans des prairies. En
verger, une gestion des parcours avec des rotations courtes permet de ne pas avoir de dégâts
sévères sur les arbres (écorçage des troncs) même si des branches basses peuvent être grignotées,
sans conséquences majeures.
La mise au point pas à pas de cette association animaux-cultures a ainsi contribué à l’autonomie de
la ferme, avec des bénéfices réciproques pour les animaux (pâturage des inter-rangs des vergers)
et pour le verger et les cultures (fertilisation et compost ; consommation des feuilles et fruits
tombés au sol, ce qui contribue à la prophylaxie du verger ; gain de biodiversité).

Le témoignage de Pierre Clerc qui a mis au point pas à pas la sélection et la conduite de ses variétés
anciennes, ou encore la présence de moutons et l’organisation du pâturage sur la ferme, ainsi que
la discussion qu’il a suscitée ont permis d’identifier les compétences attendues pour des
agronomes en situation d’accompagnement d’agriculteurs sur des fermes qui se diversifient et

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3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

innovent. Leur ordre de présentation n’est pas un rang d’importance : l’ensemble de ces
compétences est indispensable pour accompagner l’action dans des systèmes agricoles en
transition agroécologique.

Une vision globale de l’exploitation agricole dans son environnement, pour considérer
une diversité d’objectifs, de composantes et d’échelles
Ce sont la diversité des objectifs de l’agriculteur (ou du groupe d’agriculteurs), des espèces, des
variétés et des plantes associées à implanter et conduire, ainsi que celle des ateliers sur la ferme et
des circuits de commercialisation qui sont à considérer. Cette diversité permet d’être plus résilient
(‘on ne met pas tous ses œufs dans le même panier’) mais également d’organiser des synergies via
des associations d’ateliers ou de productions : par exemple, l’introduction d’animaux dans le verger
vise plusieurs objectifs tels que l’amélioration globale de la fertilité du sol et la gestion de certains
bio-agresseurs au-delà de l’installation d’un autre atelier de production sur la ferme.
Penser global inclut de considérer l’exploitation agricole et son environnement (physique, socio-
technique, économique) au-delà de la parcelle en culture, ainsi que les interactions aux différentes
échelles et entre échelles. Une vision globale, systémique, est donc nécessaire pour considérer ces
échelles et les interactions qu’elles embarquent, et pour évaluer l’effet du changement de certaines
pratiques ou de certaines composantes du système de production sur le système d’entreprise dans
sa globalité. Dit autrement, cela consiste à accepter et à travailler avec la complexité.

Travailler ‘sur mesure’ est intense en connaissances


Comme illustré sur la ferme de Pierre Clerc, c’est la connaissance fine des vergers, de leur historique
et de leur état présent qui oriente et supporte les décisions, par exemple d’intervenir ou non en
protection contre une maladie. La décision et l’action sont donc ‘situées’ c’est-à-dire qu’elles ne
s’appliquent qu’à telle situation à tel moment. Egalement, pour la conception de systèmes de
culture, le contexte local, les objectifs et les besoins vont constituer un cadre de conception voire
de contraintes (ex. pouvoir circuler dans tous les sens dans les vergers et pas uniquement dans les
inter-rangs). Ce n’est pas un modèle standard de verger ou de décision qui est mis en œuvre mais
le produit d’une connaissance fine du milieu (au sens large), et d’un raisonnement systémique
intégrant des objectifs spécifiques. Dit autrement, il s’agit de ‘contextualiser les systèmes
techniques’.
Ceci s’accompagne d’une mobilisation de nombreuses connaissances sur différentes manières de
produire, différentes productions et filières, sur diverses pratiques et leurs combinaisons. Ces
connaissances englobent également une connaissance critique, par exemple pour être capable
d’identifier les limites d’une pratique donnée, voire de la remettre en question et/ou de l’adapter
selon le contexte. Ces connaissances peuvent par ailleurs être de source et de nature très diverses
(scientifiques, techniques, issues de l’expérience...) : il s’agira donc d’identifier, d’évaluer l’intérêt
et le cas échéant d’intégrer voire d’hybrider ces connaissances (Prost et al., 2017) pour faire des
propositions en vue d’alimenter et d’accompagner la conception. En outre, une capacité réflexive
est nécessaire pour contextualiser les connaissances et passer d’une proposition générique au
contexte spécifique de l’exploitation agricole considérée (et réciproquement).

Cultiver sa capacité à innover


Les systèmes agroécologiques diversifiés, complexes, sont des systèmes évolutifs qui vont
demander une ‘veille’ voire une traque à l’innovation (Salembier et al., 2021). Ils peuvent
s’accompagner de formation sur les nouvelles techniques, les nouvelles associations ; il s’agit pour
l’agronome de continuer à se former et à s’informer via différents médias pour mobiliser et intégrer
un ensemble de connaissances de nature et d’origine différentes, mais également d’échanger dans
des réseaux et des collectifs, d’explorer, de (se) poser des questions... Une incursion dans un autre
domaine professionnel que l’agronomie est très certainement un atout : la curiosité est bienvenue,

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3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

ainsi que la capacité à douter et à se remettre en question ! L’ouverture vers de nouvelles pratiques
nécessite également une résistance à l’échec et beaucoup d’humilité : les retours ne seront peut-
être pas à la hauteur des espérances ou de l’investissement. A contrario, comme illustré par
l’exemple de l’introduction de moutons en verger, le ‘bénéfice’ n’a pas été là où il était attendu
(gestion du carpocapse) mais il est trouvé dans plusieurs autres registres : gestion du campagnol,
diversité floristique et faunistique, présence animale...

Travailler et décider dans un contexte incertain


Il s’agira d’être capable de faire des choix techniques (ou d’accompagner vers la décision) dans un
environnement de plus en plus soumis aux aléas (ex. dérèglements climatiques, bioagresseurs,
marchés et prix de vente) et pour des systèmes qui évoluent eux-mêmes pas à pas. La capacité à
réaliser une gestion adaptative et évolutive, tout en ayant conscience de la prise de risques associée
à ces décisions pour l’agriculteur, est importante : elle peut s’acquérir par l’expérience, par des
échanges avec des personnes expérimentées, par un travail en collectif et peut être supportée par
l’utilisation d’outils d’aide à la décision. Cela suppose une capacité d’analyse pour évaluer ce risque
(cf supra-vision globale) et anticiper, de la flexibilité pour s’adapter et remettre en question
certaines options, mais également de la confiance en soi et dans les autres pour avancer. Les
pratiques agroécologiques ne sont pas intrinsèquement risquées : la mise en place de pratiques
‘multi-fonctions’ telles que l’implantation d’un couvert du sol diversifié permet même de gagner
sur plusieurs tableaux (fertilité du sol, passage des engins, biodiversité, microclimat...), mais des
réajustements ou des adaptations régulières sont à considérer.

Echanger et co-construire avec une diversité d’acteurs du territoire et des filières


Il n’est pas possible qu’un agronome soit présent en permanence pour accompagner les choix sur
une exploitation agricole. Ce sera dans le cadre de diverses actions, souvent en lien avec un
collectif, que se situerait le rôle d’un futur agronome : organiser et animer des visites pour illustrer
des thématiques innovantes ; animer des collectifs d’agriculteurs ou multi-acteurs sur le territoire ;
accompagner l’expérimentation réalisée par des agriculteurs sur leur ferme en grandes parcelles
avec les contraintes propres à chaque exploitation (Catalogna et al., 2018) ; accompagner des
collectifs engagés dans de la co-conception ; savoir transmettre mais également apprendre à
apprendre etc.

Evaluer les performances des systèmes techniques conçus ou en place


Au début d’une transition, il est nécessaire de savoir évaluer la situation initiale, de poser un
diagnostic pour identifier ou comprendre le contexte, les enjeux, les objectifs ainsi que les verrous
potentiels (Meynard et al., 2018). Chemin faisant ou a posteriori, les performances, ainsi que
l’évolution et la trajectoire de transition de la ferme ou de systèmes de culture sont également à
évaluer : ceci suppose la maîtrise d’outils de diagnostic et d’évaluation, qu’ils soient techniques,
économiques et/ou socio-techniques, à différentes échelles. Des ‘grands écarts’ sont parfois au
rendez-vous, avec des fermes très innovantes dans des registres très différents, qu’ils soient ‘high
tech’ ou ‘low tech’, voire ‘wild tech’ (Grimaud et al., 2017).
En synthèse, ces différentes compétences et qualités attendues chez un agronome (Figure 1)
relèvent des disciplines de l’agronomie (au sens large, incluant l’agronomie système),
l’agroécologie, l’ergonomie et l’organisation du travail, la protection agroécologique des cultures...
La connaissance des filières et des circuits de commercialisation, de la règlementation, des
systèmes de production et systèmes d’élevage, de l’économie de l’exploitation agricole, des
territoires et de l’accompagnement financier des régions sont également des atouts.
Des qualités d’organisation, d’animation et d’intermédiation ainsi que de la rigueur et du
pragmatisme sont attendus. Les transitions, c’est également du temps long, pour prendre le temps
de connaître les personnes et leurs attentes, le milieu, le territoire, les exploitations agricoles... et
des changements d’échelles entre parcelle, ferme, territoire et filière.

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3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

Figure 1 : curriculum vitae fictif d’agronome ayant un profil adéquat pour postuler à un poste
d’accompagnement à la conception de systèmes techniques dans un cadre de transition agroécologique.

Un changement de paradigme dans le métier d’agronome et dans la R&D


Dans un contexte de diversification et d’adaptation ‘sur mesure’ des systèmes de production ainsi
que d’incertitudes accrues, l’agronome sera ainsi tour à tour personne ressource, évaluateur,
concepteur, ‘designer’, animateur et accompagnateur, pour concevoir des systèmes
agroécologiques innovants avec et pour les agriculteurs. Ces derniers, au centre de la démarche de
conception, sont également des personnes ressource, des évaluateurs et des concepteurs etc. La
démarche de conception repose sur l’identification d’un ensemble d’objectifs et de contraintes des
agriculteurs (Navarrete et al., 2017), la sollicitation des personnes à même de proposer des idées
et/ou d’apporter certaines connaissances pour construire et analyser les propositions en regard du
cadre de travail, et de multiples allers-retours entre vision idéale et réalité (Prost et al., 2018 ;
Penvern et al., 2018).
La co-conception de systèmes agroécologiques innovants résulte de l’interaction entre agriculteurs

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3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

et autres parties prenantes, par exemple dans le cadre d’ateliers (Jeuffroy et al., 2022) : lors de
sessions d’ateliers, un collectif d’agriculteurs, de personnes ressource et de parties prenantes peut
travailler des propositions pour l’un des systèmes de culture ou l’une des fermes du groupe,
propositions que l’agriculteur concerné reprendra (ou pas) et/ou adaptera sur sa ferme. Des
collectifs multi-acteurs peuvent également être amenés à discuter à l’échelle de leur territoire en
regard d’enjeux particuliers (l’eau, la biodiversité, le partage de l’espace entre usagers...).
L’agronome impliqué sera alors amené à faire dialoguer des personnes ayant différentes visions
vers un compromis ou une proposition satisfaisante pour tou.te.s. Des compétences biotechniques
mais également ‘sociales et communicationnelles’ sont ainsi indispensables (Cardona et al., 2018).
Cette démarche itérative embarque un nombre important et une diversité d’interlocuteurs, ce qui
amène Cardona et al. (2021) à identifier le rôle clé de l’intermédiation pour engager des transitions
fortes telles que la réduction de l’utilisation des pesticides.
Il est clair qu’il est difficile de réunir toutes les compétences et qualités évoquées ci-dessus chez
une même personne ! Au-delà des connaissances et méthodes –parfois originales ou inhabituelles-
à acquérir lors des formations initiale et continue, et des expériences professionnelles permettant
de comprendre les interactions en jeu à différents niveaux, un changement de posture de
l’agronome est crucial (Messéan et al., 2020) : la production de connaissances est de fait
hétérogène, distribuée, multi-acteurs et le rôle de l’agronome n’est plus du tout celui de
prescripteur ni de ‘sachant’ mais d’interlocuteur et d’accompagnateur (parmi d’autres) des
agriculteurs dans la démarche. Ceci demande en particulier de :
-Etre au fait du métier d’agriculteur dans ses différentes dimensions (chef d’entreprise,
technicien, agronome, commercial, gestionnaire de personnel et de budget…) pour
contribuer à évaluer la pertinence des options envisagées et la prise de risques ou les
contraintes qu’elles génèrent. Ce métier évolue lui aussi, avec en particulier une augmentation
d’agriculteurs associés sur la même ferme pour se répartir le travail et/ou gérer plusieurs
ateliers.
-Etre capable d’amener une posture réflexive du point de vue des agriculteurs : quelles envies ?
quels objectifs et quelles priorités ? quelles ressources sont mobilisables ? quelles innovations
peuvent y répondre et/ou quelles connaissances sont nécessaires pour construire ces
innovations ? comment les mettre en oeuvre ? qu’est-ce qui peut limiter ou renforcer chacune
de d’entre elles ? quels sont les risques à court et long termes ? quelles possibilités de revenir
en arrière ou d’infléchir les choix ? ... dans une ‘maïeutique agroécologique’.
-Identifier et savoir mobiliser des connaissances de nature diverse, issues de différents types
d’expérimentations, en particulier d’expérimentations système (plus proches des conditions
de production), mais également issues de l’expérience d’agriculteurs, de conseillers, de
naturalistes... pour co-construire des propositions ou évaluer des possibles. Ceci suppose bien
sûr d’interagir avec, voire d’impliquer, les personnes porteuses de ces savoirs.
-S’appuyer sur des méthodes, des guides, des outils pour accompagner la réflexion, en
structurant et outillant la démarche, que ce soit pour structurer et tracer la démarche, évaluer
la pertinence des choix, acquérir des données pour aider à la décision ou encore partager plus
largement l’approche en capitalisant à partir des expériences rencontrées (Messéan et al.,
2020) ; de nouveaux outils d’accompagnement existent ou se développeront, dont les outils
numériques : la digitalisation de l’agriculture est un des accélérateurs des évolutions et
contribue à un partage plus large des connaissances et des compétences.
-Permettre des apprentissages, une mise en réseau et une montée en compétences des
participants à la démarche de conception, afin de contribuer à leur autonomisation, par
exemple en travaillant en co-développement (Richard et al., 2020).

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3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

Une telle posture demande du recul et de l’expérience. Dans le cas d’un agronome exerçant son
activité en solo, des personnes avec une expérience professionnelle limitée n’auraient
généralement pas le profil adéquat. Mais d’autres formes de travail peuvent s’envisager :
compagnonnage avec une personne expérimentée, formation continue sur divers modules
thématiques et méthodologiques, travail au sein de réseaux ou de communautés d’agronomes et
d’accompagnants de la transition agroécologique pour mutualiser compétences et expérience.
Ainsi, si un agronome expert d’un domaine donné peut contribuer ponctuellement à la conception,
l’accompagnement dans la durée est une composante essentielle de la conception pas à pas ou de
novo de systèmes agroécologiques innovants. Il est fortement probable que les agronomes
nouvellement formés exerceront plusieurs métiers lors de leur carrière professionnelle, mais la
construction de la transition agroécologique d’une ferme et sa mise en œuvre requièrent des temps
longs, des allers-retours dans la démarche et des adaptations chemin faisant : ce travail
d’accompagnement sera donc efficace dans la durée, avec des interactions plus ou moins
importantes selon les périodes mais un investissement conséquent au départ pour de
l’interconnaissance et la compréhension des attentes. Comme mentionné ci-dessus, la
capitalisation sur la démarche et l’autonomisation des agriculteurs sont indispensables pour
garantir la pérennité du travail, ce qui se construit également dans la durée. Ceci milite à la fois pour
des postes ouverts dans la durée (plusieurs années) et la possibilité à moyen terme de changer de
territoire ou de groupe à accompagner pour se renouveler sans changer de profil dans son métier.

Conclusion
Le métier d’agronome, et plus particulièrement d’agronome impliqué dans la conception de novo
ou pas à pas de systèmes agroécologiques demande ainsi des compétences transversales pour agir
avec une vision systémique, s’adapter en permanence face à l’accroissement des incertitudes
(dérèglement climatique, marchés, etc.), faire des propositions au cas par cas, en fonction du
contexte, ainsi que pour accompagner des collectifs et susciter de l’intelligence collective. Dans ce
cadre de conception innovante en situation, incluant évaluation multicritère et multi-échelle, des
compétences transversales et des approches transdisciplinaires sont indispensables, demandant
d’élargir encore plus la formation biotechnique d’agronome vers les sciences humaines et sociales,
le design, la géographie, la didactique... et/ou de reconsidérer les conditions d’exercice du métier,
non plus en accompagnant unique (par exemple, conseiller d’une structure) mais comme membre
d’un collectif d’accompagnants pouvant partager expérience, connaissances et compétences.

Remerciements
Merci à Rémi Jay-Rayon (LEGTA-Aubenas), Morgan Meyer (Mines ParisTech) et Isabelle Michel
(L’institut Agro Montpellier) pour leurs contributions aux échanges lors de l’atelier du Pradel.

Bibliographie
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3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

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3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

L’accompagnement des transitions transforme


le métier de conseiller agronome
Jean-Marie Séronie1, Bertrand Omon2, Jérôme Busnel3
1 Agroéconomiste, consultant indépendant
2 Accompagnateur d’agriculteurs au sein d’une Chambre d’Agriculture
3 Animateur de l’AFA

Cette contribution est issue de deux matériaux : d’une part un échange en groupe réalisé à
l’occasion du séminaire de synthèse des Entretiens Olivier de Serres 2022 portant sur la fonction
« Accompagner les agriculteurs », et d’autre part sur les expériences et réflexions des auteurs.

Pourquoi s’interroger sur l’accompagnement ?


Parler d’accompagnement constitue déjà, en soi, un choix, une orientation engageante. Il faut sans
doute l’expliciter, au-delà de l’usage en voie de généralisation de ce terme dans le système global
du développement et du conseil agricole. Accompagner est une forme d’activité d’interaction avec
autrui qui existe dans le monde professionnel dans des domaines divers, comme le soin et
l’éducation.
Dans tous les cas, l’interaction de conseil avec des agriculteurs implique essentiellement que
l’accompagné soit au centre d’une relation professionnelle interactive. Concernant le conseil
agronomique il s’agit d’une nouvelle étape dans l’évolution des postures de conseil de l’agronome
par rapport à l’agriculteur (Boiffin et al., 2022, p.84). Dans une prise de recul historique, le terme
accompagnement met aussi en lumière l’autonomie de l’agriculteur dans les choix techniques et
stratégiques (alors que le conseil a essentiellement consisté en la préconisation de pratiques
normées durant plusieurs décennies).

L’accompagnement est essentiel dans le cadre de la transition


La question de l’accompagnement devient en réalité primordiale parce que des changements
importants sont en train de modifier en profondeur le contexte dans lequel les agriculteurs
exercent leur métier. L’incertitude s’accroît régulièrement notamment par les effets du
changement climatique. Parallèlement la variabilité des réponses, des résultats, augmente lorsqu’il
s’agit de modifier, de concevoir des systèmes agricoles différents. Enfin et surtout si la réponse à
une problématique posée se situe dans le registre systémique des pratiques de « contrôle des
cultures ou d’élevage » davantage que dans l’utilisation d’un intrant, alors l’agriculteur est
spontanément au centre : son sol, son troupeau, son matériel. La nécessité de son expertise, de sa
compétence personnelle s’accentue nécessairement, quitte à ce que celles-ci doivent, pour certains
agriculteurs, être à nouveau à conforter, à développer.
Ainsi, dans un contexte de complexification croissante des situations auxquelles sont confrontés
les agriculteurs, l’accompagnement apparaît comme une ressource à leur disposition pour appuyer
la prise de décision.

De la diffusion de connaissances à la co-construction de solutions


Avec l’intensification du recours aux intrants, la prescription du conseiller à l’agriculteur s’était
intensifiée. Cela se passait dans le cadre d’une pratique, parfois d’itinéraires techniques, annuels,
avec un(des) intrants au cœur de la (s) réponse(s) apportées. Cela se passait avec, malgré tout,
l’acceptation d’une incertitude, mais sans regret « de ne pas avoir permis un volume de production
élevé ». Le coût étant considéré supportable.

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3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

Par ailleurs, l’engagement de l’agriculteur dans la conception et la décision de mise en œuvre de


son système productif est un gage pour obtenir des résultats intéressants. Il devient alors
compliqué, pour le conseiller , de rester dans une relation de diagnostic-conseil /aide à la décision
dès lors qu’il s’agit de choix stratégiques complexes , en situation d’incertitude . En effet , dans la
mesure où l’agriculture est confrontée à des questions et à des orientations pour lesquelles les
réponses sont à inventer , le conseiller agronome se trouve dans l’incapacité de fournir un système
clé en main à l’agriculteur.

La nouvelle activité du conseiller agronome se décline donc aujourd’hui sur plusieurs registres ou
fonctions :
• Partager avec l’agriculteur accompagné les enjeux auxquels fait face l’exploitation, qui
concernent des biens privés et leur rentabilité, mais aussi de plus en plus souvent des
biens communs.
• Échanger à propos des processus biologiques. Un objectif de ce partage est de réaliser
des diagnostics agronomiques portant autant sur les effets du système productif vis-à-
vis d’enjeux plus globaux, que sur la production elle-même. Un second objectif est de
concevoir des systèmes économes en intrants pour contribuer à l’atténuation du
changement climatique. Un troisième est, dans le cadre de la démarche clinique en
agronomie, de mettre en perspective ce qui se passe en saison, du point de vue de la
production végétale ou animale.
• Proposer et partager des façons d’évaluer la maitrise du système et ses effets en termes
de durabilité. Cette évaluation est l’un des maillons nécessaires pour l’ajustement de la
conception « Pas à Pas » de leur systèmes de culture, de production plus largement.
(Meynard et al., 2012 ; Omon et Cerf, 2019)

Pourtant la situation aujourd’hui est loin d’être celle d’un basculement généralisé des forces vives
du « conseil » dans cette voie de l’accompagnement que beaucoup d’organismes, pourtant,
revendiquent.
La voie plus verticale de diffusion est encore dominante. Cette voie descendante est parfois
corrélée au poids de la norme publique et adminstrative dans certaines formes de ce qu’on l’on
nomme couramment « conseil d’optimisation » (déclaration PAC, Plan de fumure, Cahiers phytos
…). Elle peut se retrouver en contradiction avec une nécessaire approche systémique, une co-
construction. Elle est aussi souhaitée par des agriculteurs en capacité de décider, mais faisant le
choix de déléguer afin de mieux pouvoir s’impliquer sur d’autres domaines et compétences. Ainsi
même dans le cadre de la transition, la diffusion de systèmes « clés en main » est largement
envisagée. (cf Cerf et Omon, 2019, d’après Legall)
Mais cette voie « diffusionniste » ne permettra pas d’aller aussi vite et aussi loin dans la transition.
En effet le portage de la responsabilité pour celui qui conseille et diffuse le changement est lourd
et limite la vitesse et l’intensité de la transition (B. Omon pour APCA, 2018).

Les exigences liées à l’accompagnement collectif et individuel dans un contexte de


transition
Celles-ci peuvent se décliner sur deux périmètres différents et complémentaires : accompagner des
collectifs assez divers mais aussi conseiller individuellement des agriculteurs.

Accompagner des collectifs d’agriculteurs engagés dans la transition


Il s’agit d’abord d’établir un cadre propice en impulsant et stabilisant des espaces d’échanges et de
dialogue. Cela demande dans un premier temps de légitimer les références communes, les valeurs.
Cela passe par l’échange et la clarté des objectifs du travail commun. Il convient ensuite d’assurer
la qualité d’interactions entre des acteurs divers qui n’ont souvent pas l’habitude de se côtoyer.
Pour cela, il convient de construire un diagnostic partagé des situations, d’élaborer de manière
132
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

consensuelle des indicateurs de performances, des outils d’évaluation des pratiques et de leurs
impacts.
Le conseiller agronome doit maîtriser les processus de gestion de groupe :
• S’assurer de la pérennité de participation des acteurs,
• Tracer les efforts, les réalisations, les expérimentations conduites ensemble,
• Faire circuler l’animation, assurer la fluidité des échanges, identifier et dénouer les
nœuds de cristallisation des débats,
• Animer des constructions de scénarios collectifs,
• Croiser les regards aux différentes échelles de la parcelle au territoire,

Accompagner individuellement les projets d’agriculteurs


Plusieurs étapes assez classiques sont à respecter scrupuleusement dans une volonté de co-
construction, d’aide à la décision et non plus dans un transfert descendant de connaissances :
• Écouter de manière active et bienveillante l’agriculteur afin de cerner sa vision directe
à court terme , engager une réflexion intégrant le temps long et ainsi entrevoir et
esquisser une (ou des) trajectoire(s),
• Accompagner la mise en œuvre du projet, en particulier lors des étapes critiques de la
trajectoire envisagée,
• Faire l’intermédiation et faciliter une cohérence voir à minima une compatibilité entre
le projet individuel de l’agriculteur et les projets collectifs du territoire , ou entre les
intérêts individuels de l’agriculteur et ceux « communs » de la collectivité territoriale.

L’accompagnement de la transition agroécologique


Pour la transition agroécologique , les démarches d’accompagnement relèvent, pour l’agronome
conseiller, de la mobilisation des connaissances de base sur le fonctionnement de l’agroécosystème
(climat, sol , plante , techniques) et son pilotage en intégrant la biodiversité, avec la prise en compte
des différents échelles géographiques « habituelles » (parcelle, système de culture, entreprise,
territoire) et de leurs interactions.
Selon les métiers (conseiller en production, animateur de territoires à enjeux ), les domaines de
compétences sont plus ou moins étendus. Les différentes fonctions présentées ci-dessus renvoient
à des compétences à développer.
Sur la partie commune aux différents métiers, nous identifions certaines compétences
agronomiques :
- Une maîtrise des outils de démarche clinique en agronomie : diagnostic préalable, et
accompagnement dans la mise en pratique de l’agroécologie dans un système de culture conçu par
(avec) l’agriculteur.
- Une compétence en interaction avec la recherche et développement : en plus d’une activité
de veille, il s’agit de comprendre, tester, partager des méthodes (parfois outils) en aidant : à la
conception et à son ajustement, au diagnostic, à l’évaluation. Cette compétence ne signifie pas qu’il
fait lui-même, mais qu’il comprend suffisamment l’outil et ses sorties pour pouvoir le mobiliser avec
les agriculteurs.
- Une compétence à arbitrer entre ce qu’il ne peut pas déléguer parce qu’au cœur de son
accompagnement et les tâches transférables afin d’être ensuite pleinement disponible. Ainsi, la
distribution de certaines fonctions est une plus-value pour l’accompagnement : par exemple, il ne
fait pas usage lui-même d’un outil d’évaluation, mais valorise et exploite ses sorties ; il ne fait pas
usage lui-même d’un modèle mais sait interpréter finement ses résultats, etc.
- Une compétence de « traque », de veille permanente chez les agriculteurs. Cette traque
présente deux facettes. Il s’agit d’abord de repérer les façons de faire inspirantes et dont la mise
en perspective est prometteuse. A l’opposé on s’intéressera aux tendances, aux « modes de
pratiques » dont l’origine et la cible ne sont pas les enjeux de la transition. La mise en perspective

133
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

par la réflexion agronomique alertera sur les effets négatifs concernant tel ou tel enjeu.
Dans le cas des territoires à enjeux, l’agronome animateur doit faire preuve de compétences
spécifiques. Il est incité à penser et superviser la collaboration en gardant la maîtrise et le pilotage
de l’accompagnement agronomique, mais en distribuant des tâches au service de la transition, en
intégrant les résultats au niveau de l’ensemble du territoire.
L’animateur du territoire a lui-même à développer une compétence dans les domaines de
connaissances en lien avec les enjeux du territoire (qualité des eaux, biodiversité…).
Il doit aussi assumer un rôle de médiation avec des multiples acteurs (collectivités, associations,
services techniques de négoces et coopératives, …) qui ont des niveaux différents de maîtrise des
enjeux et processus. Dans ce contexte, la recherche de compromis est une compétence précieuse.

Enfin certaines fonctions exercées par des agronomes accompagnateurs demanderont de savoir
maîtriser certaines tâches spécifiques. On peut citer par exemple :
- Conduire des diagnostics territoriaux,
- Conduire des évaluations multi critères,
- Estimer les impacts sociétaux d’un projet,
- Piloter l’approvisionnement d’une agglomération dans le cadre d’un Projet
Alimentaire Territorial,
- Faire des synthèses de textes réglementaires.
Et plus particulièrement pour des conseillers globaux d’exploitations agricoles, voire pour des
animateurs de CUMA :
- Calculer des indicateurs et ratio simples à l’échelle de l’exploitation,
- Accompagner le raisonnement des investissements nécessaires,
- Dimensionner des agroéquipements,
- Animer des analyses pour identifier les pointes de travail.

L’accompagnement spécifique lié aux transitions énergétique, numérique et alimentaire


Les missions d’accompagnement du conseiller agronome peuvent aujourd’hui s’exercer également
sur des plans thématiques nouveaux, des transitions différentes mais évidemment connectées
entre elles : énergétique, alimentaire, numérique.

Accompagner les agriculteurs dans la transition énergétique


Il y a d’abord un objectif général de réduction de la consommation énergétique. Pour cela il s’agira
d’abord souvent de quantifier les consommations énergétiques, de proposer des pistes
d’économie d’énergie en adaptant selon les situations les itinéraires techniques culturaux et/ou les
bâtiments d’élevage, voire en développant la traction animale pour certaines exploitations (vigne,
maraîchage, …).
A cela s’ajoute souvent une ambition d’autonomie énergétique. Un premier axe peut être le
renforcement des capacités de stockage (dans le contexte d’incertitudes en disponiblité et prix du
gazole non-routier). Mais surtout, en complément de la réduction de la consommation
énergétique, le conseiller accompagnera son client (directement ou plus probablement en faisant
appel à des compétences extérieures) vers des solutions de production d’énergie par le système
agricole : électricité, chaleur, biogaz pour l’autoconsommation ou la commercialisation. Cela
passera souvent par une installation photovoltaïque sur bâtiments, en extérieur mais aussi par le
déploiement d’unités de méthanisation. Ces unités devront elles-mêmes être conçues et
dimensionnées en veillant aux effets sur la durabilité globale de cette activité. Une partie végétale
de la ressource du méthaniseur sera produite en bas intrants pour minimiser les effets sur la
biodiversité et le changement climatique. Le recours à l’évaluation multicritère ex ante et ex post
permettra d’éviter les dérives.
Pour cela, l’agronome devra savoir réaliser des bilans énergétiques (ou en tout cas les comprendre
pour s’en faire le traducteur, le passeur). Il connaît ainsi les ordres de grandeur de la consommation

134
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

des différentes opérations culturales, sait accompagner l’ajustement de la conception du système


de culture si nécessaire.

Accompagner les agriculteurs dans la transition numérique


Le conseiller est questionné sur l’acquisition et l’utilisation de dispositifs numériques. Cela signifie
une veille sur les outils et innovations intégrant un module numérique, des conseils sur la
pertinence d’utilisation de ces outils, des conseils sur les équipements les plus fiables et
économiques.
Il doit également savoir utiliser les données des équipements numériques pour le conseil
agronomique, être capable de valoriser les données cartographiques, …
Enfin sa pratique de conseil évolue grâce aux outils de communication : appui à des groupes de
pairs via messagerie de groupe (type whatsapp), partage de photos / vidéos de phénomènes à
observer, …
Ce nouveau contexte renouvelle donc sensiblement le « terrain de jeu » du conseiller agronome.
Cela le conduit sans doute à davantage travailler en équipe pluridisciplinaire et en réseaux, mais
surtout à élargir sensiblement les compétences techniques mais aussi comportementales
nécessaires.

Accompagner les agriculteurs dans la transition alimentaire


Il s’agit de répondre aux demandes de produits locaux de qualité. Pour cela l’accompagnement
portera sur l’orientation vers des cultures pour la consommation humaine, leur transformation et
leur commercialisation. Cela mobilisera des connaissances relatives aux processus techniques de
transformation, à l’appui à la création de filières locales, aux conseils sur la commercialisation en
circuits-courts. Ces connaissances sont plus particulièrement mobilisés dans des contexte de
bassins de vie assez dense et aisés (pourtour de grandes villes, zones littorales à résidences
secondaires, …) ou à forts enjeux écologiques (biodiversité, qualité de la ressource en eau).

Pour un certain nombre de tâches relatives à l’accompagnement, se pose la question de


l’acquisition de compétences et savoirs par l’accompagnateur, ce qui peut être très chronophage,
ou de la mobilisation de compétences extérieures certes spécialisées mais aussi moins au fait du
contexte de l’exploitation et du territoire.

Autres compétences et aptitudes transversales appréciables


Au-delà de ces savoirs techniques et méthodologiques nécessaires, et comme dans quasiment tous
les métiers, il nous semble avantageux de disposer :
• De compétences transversales relevant clairement de la communication et des capacités
relationnelles :
- Faire preuve en permanence d’ouverture, de bienveillance, d’humanité tout en gardant
évidemment la distance professionnelle nécessaire. L’empathie ne signifie pas lorsque
son client traverse une phase difficile de s’apitoyer, de « pleurer avec lui » ;
- Savoir écouter et analyser les besoins en faisant preuve de neutralité, en ayant la
capacité de ne pas juger ;
- Savoir mobiliser, être fédérateur, déployer une capacité d’entrainement. Avoir la
capacité à animer des collectifs et à prendre en compte les individus dans leur diversité
et leurs singularités à l’intérieur du collectif. En particulier le conseiller doit être capable
de faire dialoguer sur le système de valeurs.
• Et d’aptitudes personnelles à :
- Savoir s’informer et trouver les sources pertinentes, faire preuve d’analyse critique,
- Savoir faire reconnaître ses compétences (par les agriculteurs et les acteurs d’un
territoire),

135
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

- Produire des analyses et des diagnostics compréhensibles par les acteurs,


- Savoir échanger, partager, communiquer, appuyer au sein d’une équipe de pairs.

Conclusion
Enfin, et peut être surtout, le conseiller agronome doit être capable de prendre du recul sur sa
pratique, de faire réflexivité sur sa propre activité en situation et sa propre évolution.
L’accompagnement des transitions dans le développement agricole conforte l’analyse des trois
métiers de l’agronome, développée par M. Sebillotte (2004), centrés respectivement sur la
parcelle, l’agriculteur qui pilote ses parcelles, et le territoire, avec une exigence de travail en équipe.
Par ailleurs, l’accompagnement des transitions renforce le rôle de l’agronome territorial dans sa
dimension de médiateur entre les agriculteurs, compris dans leur diversité, mais aussi entre les
agriculteurs et les autres acteurs territoriaux. L’accompagnement de la transition agroécologique
requiert aussi d’hybrider les savoirs techniques et pratiques, de co-construire avec les agriculteurs
sur le front des innovations dans un contexte fortement contraint par les réglementations et
fortement marqué par les incertitudes .

Bibliographie
Boiffin J.,Caneill J.,Messean A.,Trebuil G. 2022. Evolution des approches , méthodes et outils de
l’agronome , Chapitre 2 , pp 69-125 in Boiffin J., Doré T., Kockmann F., Papy F., Prévost P., coord.,
2022. La Fabrique de l’agronomie. De 1945 à nos jours, Éditions Quæ, Versailles, 498 p
Meynard J.-M., 2012. La reconception est en marche ! Conclusion au Colloque « Vers des systèmes
de culture innovants et performants : De la théorie à la pratique pour concevoir, piloter, évaluer,
conseiller et former », Innovations Agronomiques 20, 143-153.
Omon B., Cerf M., Auricoste C., Olry P., Petit M-S., Duhamel S., 2019. CHANGER – Echanger entre
conseillers sur les situations de travail pour accompagner les agriculteurs dans leurs transitions vers
l’agroécologie, Innovations agronomiques 71, 367-383, dx.doi.org/10.15454/rzkxfz.
Sebillotte, M., 2005. Agronomes et Territoires : les trois métiers des agronomes. Agronomes et
territoires, deuxième édition des Entretiens du Pradel, (Ed. Prévost P.), Paris, L’Harmatan, Actes du
colloque des 12 et 13 septembre 2002, pp 479-497

136
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

Participer à des collectifs multi-acteurs –Rôle et place des


agronomes en contexte de transitions agricoles
Richard Bonin*, Marianne Le Bail**
* Parc naturel régional des Monts d’Ardèche
** AgroParisTech
Email contact auteurs : marianne.lebail@agroparistech.fr

Dans le contexte de multiples transitions en agriculture, de nouvelles démarches collectives dans


les filières et/ou dans les territoires sont à l’œuvre et les agronomes ont un rôle à jouer dans ces
collectifs, que ce soit dans les usages et la gestion des ressources naturelles (sol, eau, biodiversité),
dans l’organisation des systèmes agri-alimentaires, ou l’aménagement de l’espace rural, voire
urbain (Boiffin et al., 2014).
Les agronomes peuvent ainsi contribuer aux collectifs multi-acteurs soit comme participant au titre
de leur expertise agronomique, soit comme animateur ou facilitateur pour des questions
réclamant une approche pluridisciplinaire et pluriacteurs (considérés ici comme les experts à
mobiliser) non seulement pour la phase d’analyse des questions complexes dans les filières et
territoires mais aussi pour leur mise en action à différents niveaux d’échelle spatiale et temporelle.
Dans cet atelier Richard Bonin, chef du service développement du Parc naturel régional des Monts
d’Ardèche (PNRMA), partage son expérience et l’évolution de son métier à partir d’une formation
d’agronome (VetAgrosup et Agroparistech) mise au service depuis une quinzaine d’années de
projets de développement agricole au sein du PNR. Son engagement professionnel ne se place pas
à l’échelle d’une parcelle, d’un produit ou d’une filière mais à celle d’un territoire. Ceci requiert une
expertise dans les domaines d’intervention du Parc mais surtout une approche systémique des
problématiques rencontrées. Les autres intervenants de l’atelier ont pu rapporter des expériences
d’animation de collectifs de projets et/ou des exemples de développement de compétences pour
leur animation dans les formations dont ils-elles ont connaissance.

Les enseignements de l’atelier d’échange

Le témoignage de Richard Bonin est synthétisé dans les encadrés 1 et 2, qui rapportent deux
exemples d’animation de collectifs multiacteurs séparés par quelques années d’expérience et une
formation complémentaire de sa formation initiale (mastère spécialisé en politiques publiques à
Agroparistech). Les tours de table entre les participants de l’atelier ont permis d’identifier une
diversité de situations et de collectifs multi-acteurs au sein desquels des compétences spécifiques
sont nécessaires aux agronomes (tableau 1).
Que le collectif concerne une caractéristique du territoire dont l’évolution inquiète certains acteurs
(l’eau à Vittel, le loup en Ardèche, …), plusieurs enjeux dont la combinaison impacte la durabilité
des systèmes agraires locaux (Val de Saône, recouplage élevage-production végétale en région
Centre…), ou que le collectif s’élargisse via les questions alimentaires à une très large part des
habitants d’un territoire (PAT, …), il est généralement constitué de personnes « mandatées » par
diverses institutions (territoriales, politiques, techniques, …) et de personnes « concernées »
(citoyens, associatifs, agriculteurs … ) dont les intérêts ne sont pas toujours et a priori convergents
(loin s’en faut dans certains témoignages).

La capacité à identifier les acteurs « pertinents » et leurs postures vis-à-vis des questions posées
(colonne « problématique » du tableau 1) est pour l’animateur une première compétence que les
intervenants présents ont résumée autour de l’idée d’un diagnostic des acteurs.
Si les compétences agronomiques de Richard Bonin sont clairement sollicitées dans l’analyse des
systèmes d’élevage concernés par la future venue du loup auprès des interlocuteurs du monde de

137
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

l’élevage en Ardèche, elles ne sont pas limitées à l’aspect technique de l’analyse et elles ne
procèdent pas seulement d’un diagnostic expert appuyé sur l’expérience passée … car le loup n’est
pas encore là … les problèmes sont à venir ! Il doit donc être capable d’élargir le public de ses
entretiens aux associations naturalistes, aux chasseurs, aux élus du territoire, … et de tirer de
l’analyse du système territorial, que tous ces acteurs composent, l’identification des points de
tension qu’il va falloir résoudre pour rendre compatible l’élevage et le loup (cf encadré 1).
Cette capacité à étendre le système à analyser au-delà des limites de celui de son domaine
d’expertise propre peut s’appuyer sur des acquisitions en formation comme l’exercice du
diagnostic sociotechnique (par exemple, à l’occasion de terrains pédagogiques dans la DA PISTv à
Agroparistech, qui permet de formuler les différentes postures des acteurs, jouées ensuite dans
des jeux de rôle). Les intervenants du tour de table sont divisés sur l’intérêt de formuler cette
diversité par des typologies, compétence souvent bien intégrée par les jeunes agronomes, mais
comportant le risque de positionner de manière trop rigide les acteurs dans des postures figées.
On sent à cette occasion que dans la fonction d’animation du collectif, la compétence agronomique
propre de l’animateur s’équilibre avec la nécessité de faire s’exprimer tous les points de vue.

Dans la plupart des expériences cités par les participants, au-delà de l’identification des parties
prenantes et de leurs posture, l’animation des groupes vise souvent une formulation partagée du
diagnostic. La DA SITER à l’ISARA, par exemple, forme à l’écoute, y compris à « l’écoute » de ce qui
ne se dit pas ; à l’identification des acteurs et à la formulation de leur posture professionnelle ou/et
personnelle sur le sujet. Ces postures ne sont pas toujours représentées dans l’expression des
acteurs les plus diserts au sein des collectifs !

Plusieurs intervenants s’entendent pour dire qu’il faut que l’animateur-trice ait un minimum de
reconnaissance par les différents partenaires sur des actions antérieures « qu’il-elle s’en soit sorti-
e d’expériences précédentes », autrement dit qu’il-elle ait déjà constitué des expériences, des
réseaux (ne serait-ce qu’en stage) où aller pêcher éventuellement une assistance à cette
médiation. Celle-ci peut être exigée par des sujets où élargir la participation à un large panel
d’acteurs concernés est synonyme de conflits, de tensions, de désaccords. Dans plusieurs exemples
présentés, une équipe de recherche de l’INRAe a pu avoir cette position d’intermédiaire de
médiation, mais au fil du temps c’est sans doute une posture que Richard Bonin a acquise (encadré
2).

A ce stade voire même avant, une compétence clé de l’agronome en situation d’animation du
collectif est de contribuer à la problématisation fine des questions que posent les acteurs du
collectif. Cette capacité de traduire les questions en objectifs de travail en appelle tout autant à
des compétences acquises dans les formations « par » la recherche, qu’à la mobilisation de
modalités de choix équitables au sein du collectif pour identifier les questions … qu’il décide
éventuellement de ne pas traiter. Marc Benoît indique ainsi que dans le programme Vittel (cf
tableau 1), trois questions ont été explicitement laissées de côté (la plantation d’arbres, la forme
de l’azote, la qualité des produits). Il insiste au passage sur la nécessité d’apprendre à départager
les avis et à laisser des traces explicites des décisions prises au sein du collectif.

Les différentes expériences évoquées partagent souvent la nécessité d’élaborer des outils de
médiation permettant de partager une lecture commune de la situation (frise chronologique du
système alimentaire encadré 2), de tester différentes combinaisons de solutions « sans risques sur
le papier » (cartographie des assolements tableau 1 ligne 3), de « jouer sérieusement » des
situations nouvelles pour tenir compte de l’évolution des comportements individuels au contact du
collectif. Dans ces ateliers s’expriment les tensions mais se négocient aussi les compromis. Sur ces
jeux sérieux, L. Journaux nous renvoie au n°7 de Planète agro (Uniagro) qui montre le
développement de ces méthodes dans les milieux professionnels, dans la formation et dans la R&D

138
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

agronomiques (ComMOD39 (companion modelling) et GAMAE40 par exemple). On y développe des


compétences en sémiologie, en cartographie, en design.
Cependant si ces méthodes en rupture avec des méthodes classiques d’animation de collectifs sont
très attirantes pour les jeunes ingénieurs, il semble indispensable qu’ils se construisent au cours de
leur formation un regard critique sur leurs limites et sur leurs conditions de mises en œuvre
(D’Aquino, 2007 ; Barnaud, 2013 ; D’Aquino et al., 2017) en particulier sur les risques d’exclusion de
certains acteurs de ces processus participatifs souvent plutôt adaptés à de petits groupes de travail.

Ce faisant les processus dégagés ci-dessus ne se résolvent que très rarement en quelques séances
et quelques semaines. Ce sont des processus longs, des trajectoires dans lesquelles la résolution
des tensions, l’identification des besoins en connaissances, la construction de systèmes innovants
et même les objectifs visés par le collectif se dessinent au fur et à mesure. De fait, dégager de ces
dispositifs de nouvelles questions agronomiques, de nouvelles propositions à expérimenter, de
nouvelles questions à la recherche et au développement, est un exercice qui peut devenir familier
à l’agronome animant les collectifs.

Enfin, plusieurs intervenants ont insisté sur la nécessité pour cet agronome d’acquérir une bonne
connaissance des différents niveaux hiérarchique et financiers mobilisables dans les territoires
(les instruments disponibles sont rarement entièrement adaptés et assez dispersés : PAT, MAE, …).

Mise en perspective des travaux de l’atelier pour la thématique « Etre agronome en


contexte de transitions »

On le comprend à la lecture des lignes précédentes, les compétences mobilisées dans les
témoignages précédents ne sont pas qu’agronomiques. C’est sans doute la première condition
pour être un agronome en contexte de transition que de savoir s’associer à des compétences dans
des domaines de sciences économique, humaine sociale et politique. Les formations agronomiques
qu’elles concernent des élèves de terminale, de BTS ou de diplôme d’ingénieur, intègrent
généralement cette nécessité d’analyse systémique pluridisciplinaire. Elle se nourrit
particulièrement d’études de cas sur le terrain, de travaux collectifs d’analyse et de simulation, de
stages en situation (le témoignage de Thomas COUDON élève de l’ENSAT sur ses missions de
formation et d’animation, et l’analyse par Angélique SWEZIK des effets néfastes sur ces
compétences de synthèse, de la réduction des visites de terrain ces deux dernières années en
portent témoignage).

L’autre condition pour « l’agronome en contexte de transitions » c’est d’être capable de mobiliser
les outils de l’agronome pour se projeter dans une organisation future « désirable » des systèmes
de culture et d’exploitation : la modélisation des systèmes, la traque aux innovations chez les
agriculteurs mais aussi dans les réseaux collectifs innovants auxquels ils appartiennent, la
conception de systèmes innovants et la mise en place de dispositifs de test et de référencement de
pratiques agronomiques innovantes dans les territoires sont autant de compétences
agronomiques concrètes à développer chez les jeunes agronomes placés en situation d’animer des
collectifs

C’est en pensant à ces compétences et aux retours des témoignages de l’atelier que nous avons
proposé le CV simulé suivant d’un-e candidat –e à une telle fonction (Figure 1).

➢ 39
https://www.commod.org/qui-sommes-nous/posture
➢ 40
https://www.inrae.fr/actualites/gamae-nouvelle-plateforme-jeux-serieux-portee-lumr-territoires

139
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

En conclusion il y a bien une spécificité des compétences auxquelles former les agronomes, dictée
par l’exigence de transition agroécologique. Elle remet en particulier au gout du jour la nécessité
d’articuler l’animation de collectifs d’acteurs hétérogènes impliqués dans ces transitions à de fortes
capacités d’imaginer, de discuter et d’expérimenter ensemble de nouveaux systèmes pour aider
les acteurs à faire les pas de côté nécessaires pour sortir d’une dépendance au chemin qui nous
mène droit dans le mur !

Encadré 1 : L’anticipation du retour du loup dans les Monts d’Ardèche (Richard Bonin)
Dès le milieu des années 2000, le Parc naturel régional des Monts d’Ardèche (PNRMA) fait le constat d’une
expansion continue des territoires occupés par des populations de loups. Les élus du Parc souhaitent alors
aborder en amont, l’anticipation de l’arrivée du loup, de façon à préparer le territoire à gérer au mieux les
conséquences d’une telle installation pour l’élevage.
3 niveaux de compétences ont été prioritairement requis :
- Des connaissances techniques, agronomiques, zootechniques et de gestion des espaces naturels,
- Des compétences dans l’animation, la gestion et la compréhension de groupes de positions aux intérêts
parfois antagonistes,
- Des compétences dans l’analyse multiscalaire des enjeux.
Ce travail conduit à partir de 2007 a permis dans un premier temps de connaitre précisément les pratiques
et conduites d’élevages (ovins et caprins en priorité), de les définir sous forme de typologie et de descriptifs
détaillés, des chaines de pâturage, des conduites d’élevage… Plusieurs analyses se sont dégagées des
enquêtes conduites, et ont permis d’investir notamment quatre niveaux d’impacts de l’arrivée du loup, à
plusieurs échelles :
- Le niveau de la confrontation au pâturage du prédateur et de la proie. C’est-à-dire la vulnérabilité des
animaux au pâturage au risque d’attaque par le loup, et des moyens de limiter ce risque ;
- Le niveau de la prise de décision nécessaire à la protection du troupeau, à l’échelle de l’atelier ovin,
caprin ou bovin concerné. C’est ainsi la sensibilité de l’atelier d’élevage aux modifications imposées par
la protection des troupeaux qui est prise en compte ;
- Le niveau de la capacité d’adaptation de l’exploitation à la somme de décisions rendues nécessaires par
la protection des troupeaux. Il vise notamment à analyser les arbitrages au sein d’une exploitation
comprenant différents ateliers de production. Par exemple, les conséquences sur la conduite de
l’atelier châtaigne ou tourisme à la ferme s’étudient à ce niveau ;
- Le niveau du collectif d’exploitations qui structurent un territoire. C’est l’échelle de l’impact territorial
lié à la mutation des exploitations.
Au-delà des enseignements techniques de l’étude, cette démarche a permis de réunir des acteurs agricoles,
institutionnels, environnementaux. La place de l’expert laissait alors place aux multiples incertitudes que
pouvait revêtir le sujet. Ainsi, l’écoute active, la compréhension des enjeux respectifs devenait tout aussi
important que l’analyse technique.
La rigueur méthodologique, l’analyse technique fine ont permis d’objectiver des difficultés et dépasser des
appréhensions afin d’établir des lectures communes et une appropriation partagée d’enjeux de
développement. C’est à partir de ces constations que le Parc naturel régional des Monts d’Ardèche a
élaboré, avec la Chambre d’Agriculture de l’Ardèche et les partenaires environnementaux, le premier Plan
Pastoral territorial (PPT) en dehors de l’arc alpin afin d’accompagner les éleveurs et faciliter l’aménagement
et l’équipement des espaces. Mis en place depuis 2013, le PPT des Monts d’Ardèche a permis, en 2022, de
soutenir plus de 260 éleveurs organisés en 7 collectifs pastoraux. Le Plan pastoral territorial, ayant mobilisé
depuis 2013 environ 2 millions d’euros de subventions régionales départementales et européennes, a facilité
une importante animation des collectifs pastoraux qui a conduit à des actions structurantes pour le
territoire :
- 140 éleveurs accompagnés dans l’amélioration de leur pratique d’élevage en faveur de la biodiversité et
de l’autonomie fourragère (formation, conseils techniques),
- 190 ha de landes réouvertes dans le cadre de 52 chantiers d’ouverture mécanique,
- 450 km de clôtures rénovées, créées,
- 35 km de pistes créés pour desservir de nouveaux pâturages
- 60 Aménagements de points d’eau pour l’abreuvement des troupeau- Des équipements qui facilitent le
travail des éleveurs au pâturage (parcs de tri, de contention, barrières…)
- Le financement d’équipements pour faciliter le multiusages (passages canadiens, portillons sur les
chemins de randonnées dans les parcs…) etc…Jeux d’acteur posture technique

140
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

Encadré 2 : Les plans alimentaires territoriaux comme vecteurs de transitions ? (Richard Bonin)
Le dérèglement climatique impacte déjà les systèmes agricoles en Ardèche : vulnérabilité accrue aux aléas
climatiques (grêle, gel tardif, sécheresses…), impacts sur les aires et les calendriers de culture (ex. remontée
en altitude de la châtaigneraie, vendanges plus précoces), et sur les volumes produits (ressource fourragère
notamment).
L’adaptation nécessite de conjuguer des réponses techniques, sociales, et politiques.
C’est dans ce contexte, que le Parc naturel régional a fait le choix d’embrasser les questions alimentaires –
plus inclusives que les sujets strictement agricoles – pour accompagner le territoire vers plus de résiliences
agricole, sociale et économique et vers la consolidation d’un système alimentaire au service des habitants.
L’ambition du Parc naturel des Monts d’Ardèche est de renforcer la résilience alimentaire du territoire, par
l’adaptation au changement climatique, la relocalisation de la consommation, et l’accessibilité sociale à une
alimentation de qualité.
La construction de cette résilience, mise à l’épreuve par la crise sanitaire du Covid 19, ne peut se faire que de
façon concertée, par des acteurs sensibilisés, outillés, partageant ces objectifs communs. Une première
étape conduite entre janvier 2020 et décembre 2021 a permis d’accompagner l’appropriation des questions
de résilience alimentaire à l’échelle de 6 EPCI. Ces derniers ont été accompagnés et sont aujourd’hui lauréats
de Projets Alimentaires Territoriaux (PAT). Dans le même calendrier (2019-2021), un projet de recherche-
action (soutien Fondation de France) « L’assiette et le territoire » porté par Claire Lamine (Sociologue INRAE)
réunissant une trentaine d’acteurs divers concernés par le thème de l’alimentation, piloté par INRAE avec
l’appui des CIVAM, du réseau éducatif Pétale 07, et du PNR, a permis d’offrir un espace de concertation,
d’analyse des pratiques, d’expérimentation
D’un point de vue méthodologique, contrairement au projet précèdent (encadré 1), les objectifs n’ont pas
été fixés dès le départ et la démarche s’appuyait sur deux fondements :
- Construire une vision partagée de ce qui a été conduit. Un processus « open- ended » (sans en
déterminer à l’avance les objectifs) a permis à des personnes mandatées (Institutionnels, techniciens ou élus)
et des « concernés » (citoyens, cuisiniers, associatifs…) réunis en collectif de construire une trajectoire
partagée du système alimentaire local depuis l’après-guerre. Ainsi, une frise chronologique co-construite et
partagée a permis à chacun de s’approprier la trajectoire du système alimentaire pour mieux définir les
actions à conduire par la suite.
- pour mieux se projeter en 2050…Un travail de prospective a ensuite été mené afin d’accompagner
les territoires (EPCI et acteurs locaux diversifiés (agriculteurs, cuisiniers, GMS, acteurs du social…) de définir
le système alimentaire adapté aux contraintes (climatiques, foncier, d’échanges) susceptibles d’être
rencontrés en 2050. Là aussi, une trajectoire a été définie et a permis de bâtir les principaux axes à mettre en
œuvre dès 2022 dans le cadre des Plans Alimentaires Territoriaux locaux.
Dans ce projet, les compétences requises relèvent de l’adaptation. Le sujet de l’alimentation est à la base du
métier d’agronome mais la dynamique territoriale le rend protéiforme. Les sujets sociaux, éducatifs,
s’invitent et il est alors nécessaire de s’adjoindre d’autres compétences comme celles des sociologues.
Faire de l’alimentation un sujet de société autant qu’un sujet technique constitue certainement une nouvelle
compétence pour l’agronome. Il serait en effet difficile de se couper au XXIe siècle des problématiques
sociétales pour aborder le sujet.
Néanmoins l’agronomie, composante réflexive du sujet aux côtés d’autres disciplines, se doit d’apporter ses
compétences dans des démarches scientifiques d’expérimentations pour faire évoluer les modèles
agronomiques, les adapter aux contraintes climatiques et les ancrer dans les spécificités du territoire étudié.

141
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

Tableau 1 : témoignages lors des échanges de l’atelier


Témoin Thématique Acteurs du Problématique Rôle du témoin
collectifs
RB Retour du PNRMA (élus Accompagner les Diagnostic anticipé et partagé avec les
loup dans les (agriculteurs ou acteurs du territoire acteurs des risques, de la diversité des
Monts pas) et en prévision de postures … (décryptage fin des systèmes
d’Ardèche animateurs), l’arrivée anticipée du d’élevage, des chaînes de pâturage, des syst
CAA, élus verts, loup de prod locaux, et de l’impact possible d’un
associations prédateur)
protection de la Accompagnement de l’élaboration d’un
nature, syndicat Plan Pastoral Territorial permettant de
agricole, soutenir des collectifs pastoraux dont les
éleveurs, réalisations ont permis d’amortir les conflits
chasseurs et les problèmes à l’arrivée du loup et de
dépasser cette problématique vers d’autres
enjeux de développement.
RB Consolidation PNRMA, Accompagner le Pas d’objectif précis fixés à l’avance mais :
du système Chambre territoire vers plus de Accompagner la construction d’une vision
alimentaire Agriculture, résilience agricole, partagée de la trajectoire du système
ardéchois CIVAM, sociale et alimentaire actuel (en allant chercher l’appui
Cf Lamine et COMCOM, économique à travers de l’INRAe) pour définir des actions à
al 2021 associations la relocalisation et conduire et tracer via une prospective un
locales, l’accessibilité sociale horizon à 2050
consommateurs, d’une alimentation de
agriculteurs, qualité Contribuer à l’élaboration des Projets
(INRAe) … Alimentaires Territoriaux déposés par 6 EPCI

FK Projet Chambre Construire de façon Animateur des premiers diagnostics (en


territorial agriculture (élus concertée un projet allant chercher l’appui de l’INRAe) et des
multi-enjeux et animateurs), de gestion agro- propositions intégrant l’environnement au
et multi- agriculteurs, environnementale de développement des exploitations agricoles.
acteurs en Val commune la zone inondable Référent Chambre agriculture vis-à-vis des
de Saône (maire et conseil combinant objectifs élus du territoire et des institutions
Cf Kockmann, municipal), agricoles et publiques partant au centre des
F., & Soulard, Agence de l’eau, environnementaux en négociations sur les objets de conflits
C. T. (2008) DDAF, DIREN, associant acteurs (devenir des prés communaux, évolution
(INRAe) locaux et des MAE et autres CAD)
institutionnels
MB Réduire les Eaux de Vittel, Quantifier la relation Diagnostic agronomique du problème de
nitrates dans Chambre activité élevage / pollution
les eaux de agriculture, lessivage de nitrates Animation des groupes d’agriculteurs pour
Vittel, communes, Identifier des qu’ils s’approprient les enjeux
Cf Benoit et al INRAE, organisations environnementaux, réfléchissent aux
1997, Benoit agriculteurs territoriales des solutions concrètes, à l’échelle du territoire
et Kockmann systèmes de culture en coordination avec les élus locaux et
2008 (OTSC) mieux à acteurs institutionnels et industriels.
mêmes de répondre Trois sphères à animer séparément puis
aux objectifs ensemble pour partager l’information
combinés des acteurs (réduire la dissymétrie de connaissances
que les organisations entre les acteurs) et négocier les actions de
actuelles et contribuer gestion du territoire.
à la mise en œuvre des
démarches et outils
pour faire évoluer les
OTSC

142
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

Figure 1 : Curriculum Vitae pour une fonction de Participation à des collectifs multiacteurs

143
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

Références bibliographiques
Barnaud, C., 2013. La participation, une légitimité en question. Natures Sciences Sociétés, 21(1), 24-34.
Benoît, M., & Kockmann, F. 2008. L’organisation des systèmes de culture dans les bassins d’alimentation de
captages : innovations, retours d’expériences et leçons à tirer. Ingénieries, 54, 19-32.
Benoît, M., Deffontaines, J. P., Gras, F., Bienaimé, É., & Riela-Cosserat, R. 1997. Agriculture et qualité de l'eau
Une approche interdisciplinaire de la pollution par les nitrates d'un bassin d'alimentation. Cahiers agricultures,
6(2), 97-105.
Boiffin, J., Benoît, M., Le Bail, M., Papy, F., & Stengel, P., 2014. Agronomie, espace, territoire : travailler "pour
et sur" le développement territorial, un enjeu pour l'agronomie. Cahiers Agricultures, 23(2), 72-83.
D’AQUINO, P., 2007. Empowerment et participation : comment mieux cadrer les effets possibles des
démarches participatives ? Proposition d’un cadre d’analyse à partir d’une synthèse bibliographique.
https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00157747v1
D’Aquino, P., Ba, A., Bourgoin, J., Cefaï, D., Richebourg, C., Hopsort, S. & Pascutto, T., 2017. Du savoir local au
pouvoir central : un processus participatif sur la réforme foncière au Sénégal. Natures Sciences Sociétés, 25,
360-369. https://doi.org/10.1051/nss/2018001
Garde, L., Bataille, JF., Bonin, R., Martin K., 2008. Caractérisation des systèmes d’élevage dans les Monts
d’Ardèche et de leur vulnérabilité au retour potentiel du loup. https://www.parc-monts-ardeche.fr/les-actions-
du-parc/agriculture/les-principaux-projets/
Kockmann, F., & Soulard, C. T., 2008. Construction concertée d'un projet agro-environnemental en Val-de-
Saône : comment élaborer un système agraire pour un développement durable ?. In Journées Jean-Pierre
Deffontaines (p. 11).
Lamine, C., Dodet, F., Bird, A., Simon, M., & Mathieu, C., 2021. L'Assiette et le Territoire. Rapport final (INRAE,
PNRMA, CIVAM07, Pétale 07).
Morin, E.,2005. Introduction à la pensée complexe. Éditions du Seuil, Paris.

Annexe : liste des participant(e)s à l’atelier

participants institution fonction


BENEZET Clémence IFCE Ingénieure de recherche
BENOIT Marc Afa Chercheur retraité
PNR des Monts
BONIN Richard Responsable service agriculture (témoin)
d’Ardèche
CANDALH Christian DGER/IA Inspecteur d’agronomie
COUDON Thomas INP Toulouse/ENSAT Elève ingénieur
GAGNAIRE Isabelle ISARA Directrice des partenariats
JOURNAUX Laurent UNIAGROS Secrétaire
KOCKMANN
Afa Directeur chambre d’agriculture retraité
François
LEBAIL Marianne AgroParistech Enseignante-chercheure (animatrice)
PREVOST Philippe Agreenium Chargé de coopération (référent AFA)
SOTTON Jean-Michel APECITA Délégué régional
LEGTA Olivier de
SWEZIK Angélique Enseignante
Serres

144
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

La formation initiale des ingénieurs agronomes : nouveaux enjeux,


nouvelles pratiques
Isabelle Michel1, Mathieu Capitaine2, Gilles Trystram3
1
L’institut Agro Montpellier ; 2VetAgro Sup ; 3AgroParisTech
isabelle.michel@supagro.fr, mathieu.capitaine@vetagro-sup.fr

Introduction
Beaucoup associent étroitement l’agronome avec l’ingénieur agronome. Ce dernier n’est pas le seul
à pouvoir se revendiquer agronome. Pour autant les formations ingénieurs sont importantes pour
leur contribution massive au renouvellement du vivier des agronomes en France. Ces formations
ne peuvent être pensées, organisées et conduites sans prendre en compte d’une part le contexte
dans lequel s’insère l’activité agricole et d’autre part les nouvelles activités, nouveaux métiers et
donc nouvelles compétences qui en découlent.
Les métiers d’ingénieurs se diversifient et c’est particulièrement le cas en production végétale avec
le retour de la diversité des utilisations possibles des matières premières agricoles. Les formations
d’ingénieurs sont par ailleurs accréditées dans un cadre piloté par la Commission du Titre de
l’Ingénieur (CTI), qui met en avant dans son référentiel les approches compétences. Chaque
formation est libre de son organisation en blocs de compétences, c’est la cohérence d’ensemble
qui est recherchée.
Après avoir discuté des effets des transitions sur les métiers des agronomes et analysé l’évolution
de leurs activités, ce papier est un retour des discussions en atelier, relatives à la formation des
ingénieurs agronomes. Centré autour de deux questions, l’atelier visait à interroger (i) les
évolutions actuelles et futures des cursus de formation d’ingénieur en agronomie de la production
végétale pour prendre en compte les nouvelles activités dans les métiers d’agronomes et (ii) les
impacts que cela a et pourrait encore avoir dans les contenus des enseignements en agronomie,
leurs formes pédagogiques et leurs organisations.
Pour répondre à ces questions, il a été proposé à la dizaine de participants, après un tour de table,
de compléter trois posters. Les participants étaient pour une grande part des enseignants
chercheurs agronomes et non agronomes, une enseignante du supérieur en lycée agricole (BTS),
un représentant des diplômés ingénieur (UniAgros) et deux chercheurs. Le tour de table en
introduction a permis aux participants de se présenter ainsi que d’indiquer leur intérêt pour la
thématique. Les trois posters à compléter étaient intitulés :
- quelles compétences ou capacités à acquérir pour des jeunes diplômés ?
- quelles formes pédagogiques pour y parvenir ?
- quels contenus développer dans les formations ?
Nous revenons dans ce texte sur les éléments proposés et discutés pour chacun des posters. A cela,
nous ajoutons en écho des extraits d’une contribution écrite de Gilles Trystram faite en amont de
l’atelier.

145
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

Quelles compétences ou capacités à acquérir pour des jeunes diplômés ?

Les participants à l’atelier se sont focalisés sur les compétences que devraient avoir les jeunes
agronomes pour aborder et intégrer de façon pertinente la question des transitions dans leurs
activités. Ils ne sont de fait pas revenus sur la nécessité que l’agronome ait une expertise minimale
dans sa discipline et donc d’être en mesure de conduire un raisonnement agronomique en
mobilisant les connaissances des sciences du sol et du climat, des productions végétales et de la
prise de décision agricole. Ce faisant l’agronome doit aussi dans sa démarche être en mesure de
penser et réaliser une articulation avec les sciences animales, les sciences environnementales et
humaines. Même si ça n’a pas été cité au cours de l’atelier on pourrait rajouter également les
sciences des aliments et les sciences économiques et de gestion. L’interdisciplinarité est posée
comme une nécessité. Elle va permettre à l’agronome (i) de situer et construire son activité en
intégrant les dimensions relatives au milieu biophysique, au fonctionnement des écosystèmes, aux
processus de production agricole et de transformation agroalimentaire, et aux acteurs ; (ii) d’avoir
les clés pour développer en parallèle de son expertise disciplinaire une capacité à agir et à
accompagner en situation des acteurs ou collectifs d’acteurs.
Intégrer dans son activité d’autres dimensions et les connaissances d’autres disciplines doit
permettre à l’agronome d’avoir une vision globale des systèmes dont il identifie les limites, les
porosités et les interactions, de les qualifier et d’en définir les effets. Ce faisant l’agronome se voit
doté d’une capacité d’approche et d’analyse systémiques.
Cependant, pour Gilles Trystam : « Mon sentiment a toujours été que dans les écoles d’agronomie […]
on fait très bien le disciplinaire, très bien la première couche systémique qui face à un objet d’étude
mobilise des disciplines et des approches. Je suis moins sûr, question de temps sans doute, que nous
fassions bien le systémique inter objets (un espace agricole, un système de transformation, de
consommation, etc.). Il me semble que ce niveau est difficile à enseigner. Des systèmes alimentaires
sont souvent, par exemple, des systèmes agricoles côtoyant des systèmes transformation-
consommation ». Il illustre ici le fait que si les agronomes sont effectivement équipés en matière
d’analyse systémique, une réflexion doit être conduite autour des objets et situations pour laquelle
on la mobilise en formation et pour laquelle on estime que les diplômés devront être en mesure de
la mobiliser en situation professionnelle. Développer une approche systémique « inter objets » ou
intégrant des degrés croissants de complexité, nécessite de compléter les apports de l’analyse
systémique avec une bonne connaissance des niveaux d’organisation et de leurs emboîtements et
une maîtrise de l’articulation des échelles.
Le contexte de transition impose également de renforcer la capacité à intégrer les dimensions
temporelles et leurs associations (articulation du temps court au temps long) ainsi que de faire
porter l’analyse aussi bien sur l’état des lieux (l’observable à un moment donné) que sur les
dynamiques. Ainsi l’activité d’analyse au service d’un diagnostic va reposer, in situ, sur la capacité
de l’ingénieur à appréhender la diversité des exploitations agricoles, à comprendre la situation
avant de problématiser, à analyser les freins et leviers d’une transition, à proposer des
changements en pertinence, à appréhender le temps des transitions.

Avoir les clés pour développer une capacité à agir et à accompagner en situation des acteurs ou
collectifs d’acteurs demande des compétences en termes d’écoute, de communication,
d’argumentation et d’animation de collectifs en mobilisant une diversité d’outils dont les jeux
sérieux, la simulation, les études de cas ou les approches par résolution de problème. Les situations
de transition à gérer ont pour caractéristique de s’appuyer sur des processus biologiques
étroitement interdépendants et spécifiques qui rendent difficile la connaissance des effets des
mécanismes en regard des objectifs recherchés. Ces manques de connaissances scientifiques et de
maîtrise des phénomènes renforcent l’incertitude inhérente à l’activité agricole. Pour agir en
situation complexe et incertaine, le jeune diplômé gagnera à pouvoir articuler les savoirs
scientifiques et les savoirs des praticiens, se positionner dans différents référentiels, repérer et

146
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

analyser les controverses.


Enfin dans sa démarche d’analyse, l’ingénieur doit être en mesure de comparer les situations
agricoles et de créer/sélectionner des indicateurs pertinents pour ce faire.

Quelles formes pédagogiques pour y parvenir ?

Les formes pédagogiques mobilisées dans un dispositif de formation doivent bien évidemment se
raisonner à l’échelle du formateur mais doivent aussi être pensées à l’échelle de l’équipe
pédagogique. De façon analogue elles se réfléchissent au sein d’une séquence pédagogique et à
l’échelle de la maquette d’une formation. L’enjeu est d’offrir et mobiliser une palette de formes
pédagogiques complémentaires et adaptées aux objectifs d’apprentissage de la séquence et de la
formation.
Les propositions de l’atelier mettent en avant les pédagogies actives (« mains dans le cambouis »)
et parmi elles, l’approche par projet. « Je pense que l’approche projet est essentielle. Un étudiant y
apprend beaucoup, y confronte beaucoup de ses savoirs. Probablement aussi, il y développe mieux son
projet personnel » (G. Trystram). Si la gestion de projet est au cœur des attendus d’une formation
d’ingénieur et est à ce titre abordée, l’apprentissage par projet comme forme pédagogique devrait
être plus développé.
Elles insistent également sur l’ancrage au terrain. Gilles Trystram évoque : « Pour tous, quel que soit
l’objectif de formation, le niveau, la force du terrain est essentielle. Je crois qu’il s’y passe deux choses :
on mobilise des connaissances, on applique, on confronte. C’est formateur. Au passage on mesure sans
doute la place de ce que l’on appelle le systémique (au moins en pratique, sans conceptualiser) ; on fait
aussi de la transmission. Pour moi c’est un complément de la formation. L’accompagnement, parfois
personnalisé, par les enseignants, par les partenaires non enseignants permet de transmettre des tas
de choses. Le terrain favorise ça. Il s’y ajoute la dimension projet ». En guise d’exemple ont été cités
les « stages » individuels et collectifs organisés et construits par des enseignants, les observations
sur le terrain, les enquêtes auprès d’agriculteurs.
Ces activités doivent être accompagnées : (i) de controverses et de débats, (ii) de séances de prise
de recul, capitalisation, réflexivité pour consolider l’apprentissage des connaissances et le
développement des compétences, (iii) de travail épistémologique pour apprendre à se situer dans
des référentiels, dans l’histoire des sciences et en relatif à d’autres secteurs d’activité.
Les écoles d’ingénieurs, françaises notamment, mettent en œuvre des approches de réalisation
donnant une large part aux stages, mais elles ont aussi introduit l’alternance dans les cursus. Les
compétences acquises doivent viser le même ensemble, que la formation soit classique ou par
alternance, mais la validation des compétences est partagée entre les enseignants de l’école et les
maitres d’apprentissage.
Ainsi les formes pédagogiques à favoriser doivent permettre de reconnecter : la formation et le
terrain ; les modules disciplinaires entre eux ; et les différents types de savoirs.

Autour des maquettes de formation, trois propositions ont été faites :


- structurer les enseignements non par discipline mais par enjeux à relever. « Il y a une posture de
génération qui est plus intéressée par les enjeux que par nos disciplines. Si on va plus loin, je crois même
que beaucoup sont plus motivés pour apprendre à traiter des causes que pour apprendre tout court.
A mon avis, c’est un challenge pour les enseignants » (G. Trystram).
- mobiliser les outils numériques pour échanger et apprendre au sein de communautés élargies,
réaliser des simulations, intégrer le temps long. « Peut-on éviter de parler du lien au digital
aujourd’hui ? Quelques convictions pour moi : (i) Il y a de plus en plus en formation la question de
disposer de ressources et de les mobiliser quand on en a besoin. C’est très vrai pour le projet, mais vrai
aussi dans des trajectoires de formation très personnalisées. Donc des constructions hybrides sont à
imaginer et chaque discipline y aura sa réponse. (ii) Parce que ces ressources sont de plus en plus
nombreuses, on doit former nos ingénieurs au recul nécessaire sur certains contenus, qui orientent,

147
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

qui ne disent qu’une partie des faits. C’est à mon sens comme pour la biblio devenu un enjeu. (iii) Et
dans le digital il y a de la place à faire à tous les outils numériques des sciences de la donnée. […] Je
vois bien l’importance des outils, la place des décisions multi critères, mais je ne sais pas bien jusqu’où
doit aller une formation qui se situe à l’interface entre usages de ces outils et développement ou
contribution à leur développement » (G. Trystram).
- Favoriser la mobilité internationale des étudiants afin de diversifier leurs référentiels. Les
techniques sobres de certains pays du Sud peuvent entre autres être sources d’inspiration pour les
autres.

Contenus à développer dans la formation

Lorsqu’est abordée la question des contenus, bien évidement il est rappelé l’importance de traiter
en termes de connaissances, le socle de l’agronomie : le fonctionnement des agroécosystèmes ; la
diversité des systèmes de culture ; les systèmes fourragers ; le fonctionnement des sols, le climat,
le lien aux ressources.
La formation doit également contenir des apports méthodologiques pour la réalisation de
diagnostics, pour représenter de façon simple des objets complexes, pour la maîtrise de techniques
d’animation et de médiation, d’accompagnement des acteurs et de co-conception avec eux de
nouveaux systèmes.
Les agronomes doivent être en mesure de situer leur activité dans leur discipline. Des contenus en
épistémologie, histoire des sciences et histoire du développement agricole doivent être proposés.
Enfin la formation ne doit pas être centrée exclusivement sur des thématiques agronomiques et
doit aborder d’autres disciplines et d’autres secteurs d’activité.

Conclusion

Dans un contexte de changement climatique qui s’accentue d’année en année, de nécessité de


prendre en compte les ressources et le fonctionnement des milieux biophysiques pour permettre
la diminution au recours aux intrants et énergies fossiles, de sensibilité grandissante aux aléas par
une modification des politiques économiques sectorielles, les enjeux assignés à l’activité agricole
et aux productions végétales évoluent. Les systèmes agricoles et leurs combinaisons dans les
territoires méritent d’être questionnés. Une réflexion commune visant à associer plus fortement
systèmes alimentaires, systèmes énergétiques et systèmes écologiques devra être mise en œuvre
et devra impliquer les agronomes. Ainsi, le nouvel ingénieur agronome tout juste diplômé devra
être capable :
- de contextualiser son action, d’avoir l’intelligence de la situation dans laquelle il intervient,
de problématiser en conséquence ;
- de maîtriser des bases méthodologiques pour aboutir à construire des solutions avec les
acteurs concernés ;
- d’aller chercher et de mobiliser des références et ressources utiles à son action tout en se
positionnant et en prenant du recul.
L’ingénieur agronome devra également être en capacité d’évoluer, d’intégrer de nouveaux cadres
de réflexion et de mettre à jour ses connaissances et ses modèles d’action. Si la formation est en
mesure de travailler et former les apprenants aux questions et sur des situations d’aujourd’hui, elle
doit aussi être en mesure de les armer à affronter demain des questions et des situations qui nous
sont encore inconnues.

Avec la participation de Alice Chauvel (INP Toulouse – Ensat), Anne Gerin (LEGTA d’Aubenas),
Laurent Journaux (UniAgros), Morgan Meyer (Mines ParisTech), Nathalie Girard (Inrae), Pascale
Guillermin (L’Institut Agro Rennes-Angers), Stéphane Bellon (Inrae), Stéphane De Tourdonnet
(L’Institut Agro Montpellier).

148
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

Comment les formations des agronomes peuvent-elles répondre à


l’évolution des besoins en compétences des agriculteurs et
agronomes d’aujourd’hui et de demain ?
Emmanuel BON1, Thierry PAPILLON2

1 DRAAF Normandie, 21 avenue de la Porte des Champs, 76171 Rouen -


emmanuel.bon@agriculture.gouv.fr
2 LEGTA de Laval, 321, Route de Saint Nazaire, 53000 LAVAL - thierry.papillon@educagri.fr

Résumé
Les actifs agricoles sont de mieux en mieux formés, surtout les chefs d’exploitation et les candidats
à l’installation hors cadre familial. Les métiers de l'agriculture s'ouvrent de plus en plus à un public
dit « non issu du milieu agricole » notamment parce que la main d’œuvre familiale est en diminution.
Le renouvèlement des générations devient donc un enjeu majeur. La possibilité de se former par la
voie de l’apprentissage favorise le maintien, voire la hausse des effectifs dans l’enseignement
agricole technique. Toutefois la formation professionnelle recule quelque peu, au profit des voies
de formations générales. La part des élèves non issus du milieu agricole favorise cette évolution. La
hausse du salariat rend nécessaire l’acquisition de nouvelles compétences managériales de la part
des chefs d’exploitation. Dans le même temps, ils doivent être capable de s’adapter aux
problématiques actuelles : changement climatique, nécessité de préserver la biodiversité,
digitalisation des outils de production. Pour répondre à cela une réforme des référentiels des BTS
agricoles (BTSA) est en cours. Elle privilégie une approche capacitaire, soit le pouvoir d’agir, dans
un contexte évoluant sans cesse.

Introduction
Construire et accompagner les transitions vers des systèmes agricoles et alimentaires bas-carbone,
circulaires et durables est le nouveau défi auquel est confronté le monde agricole pour assurer la
souveraineté alimentaire, former et accompagner les entreprises agricoles.
Le métier d’agronome conduit à exercer une grande diversité d’emplois, en exploitation et dans les
structures publiques et privées qui les accompagnent. Les emplois visés par les BTSA de la filière
productions agricoles conduisent principalement à exercer les fonctions de responsable
d’entreprise agricole (exploitant ou co-exploitant), de cadre (gérant ou responsable d’atelier
d’élevage ou de culture) ou de technicien (ingénieur, conseiller généraliste ou spécialisé,
expérimentateur, chef de projet, animateur, etc.).
La formation initiale des agriculteurs et des techniciens qui les accompagne relève, pour partie au
moins, de l’enseignement technique et supérieur agricole, tous deux sous la tutelle de la Direction
Générale de l’Enseignement et de la Recherche (DGER) qui exerce les compétences du ministère
relatives à la formation initiale et continue, à la recherche, à la politique d'innovation et au
développement. Au demeurant, l’enseignement agricole ne forme pas que des agriculteurs. Il
prépare à plus de 200 métiers du vivant.
Un atelier lors des Entretiens agronomiques Olivier de Serres portait sur la formation initiale des
agriculteurs à l’heure des transitions, où la question suivante étaient posée : Comment les
formations des agriculteurs prennent en compte le besoin en nouvelles compétences exigées par
les différentes transitions agricoles en cours ?
Ce texte résume l’exposé de notre atelier portant sur les causes qui obligent l’enseignement

149
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

technique à évoluer et sur les modalités, les processus d’évolution des diplômes. Ce collectif a
identifié des idées forces et a émis des recommandations pour l’enseignement agricole technique,
afin qu’il puisse répondre au mieux au besoin en nouvelles compétences. Nous exposerons ces
conclusions.

Le cas de la formation initiale des agriculteurs


Si les actifs agricoles sont de mieux en mieux formés (Recensement agricole, 202041), leur niveau
de formation initiale reste inférieur à celui de l’ensemble de la population active42. La situation est
meilleure pour les seuls chefs d’exploitation et co-exploitants, grâce notamment au niveau minimal
requis pour avoir droit aux aides à l’installation (capacité agricole fixée au niveau bac). Ainsi 55 %
d’entre eux ont en 2020 un niveau bac (général ou professionnel) et plus. Parmi ceux installés
récemment (installation ou reconversion depuis 2010), la proportion atteint 74 % pour l’ensemble
et près de 80 % pour les installés « hors cadre familial ». Ils sont en moyenne plus jeunes, mieux
formés, plus ouverts à la pratique bio, à la transformation et la commercialisation en circuits courts.

On ne naît plus agriculteur, on le devient43


Les effectifs d’inscrits dans l’enseignement technique agricole (de la classe de 4e au BTSA) sont en
hausse depuis 2 ans, sous l’impulsion de l’apprentissage. En 2021, 11 % des élèves de l’enseignement
agricole technique sont enfants d’agriculteurs, alors qu’ils étaient 37 % en 1990 (DGER, 2022). Les
métiers de l'agriculture s'ouvrent de plus en plus à un public dit « Non Issu du Milieu Agricole »
(NIMA) (voir encadré n°1). Ces nouveaux profils de responsables d’entreprise, de salariés et
techniciens agricoles portent ou accompagnent des projets agricoles qui contribuent à dynamiser
le secteur agricole, entre autres par l’apport d’un nouveau regard sur l’agriculture et sur le métier
d’agriculteur.

Orientations professionnelles et formations


En matière d’orientation professionnelle, le constat est unanime : « Depuis 25 ans, la proportion
d’élèves suivant une filière professionnelle est en recul constant. La prévalence de la formation
générale s’accroît nettement : près de la moitié des installés récents ont un bac ou plus de
l’enseignement général, contre 33 % en moyenne pour l’ensemble des chefs d’exploitation. Compte
tenu des départs attendus dans les 20 prochaines années, et de l’arrivée des NIMA, les futurs actifs
agricoles privilégieront deux types de parcours de formation : soit une formation supérieure non
agricole puis une formation agricole d’accès au métier, soit une formation supérieure agricole ». Il
subsistera vraisemblablement une proportion non négligeable d’actifs agricoles peu ou pas
qualifiés, difficile à capter, dont la montée en compétence est incertaine.
Pour faire face à ces évolutions, l’enseignement agricole proposera de plus en plus des formations
supérieures (BTS et au-delà). L’accompagnement de ces « nouveaux agriculteurs » par la formation
continue, par des formations agricoles d’accès au métier notamment, et le conseil, seront de plus
en plus importants pour développer des compétences opérationnelles nécessaires.
L’accroissement des incertitudes (économiques, climatiques, sanitaires, …) et des aléas tout et
autant que le dépassement des injonctions liées à la nécessité de concilier l’impératif de production
et l’impératif écologique rend la gestion des systèmes d’exploitation de plus en plus complexe.

41 https://agriculture.gouv.fr/les-chiffres-definitifs-et-detailles-du-recensement-agricole-2020
42 Orientations professionnelles, formations, qualifications, compétences. PLOAA. Les fiches repères. Consultable en ligne
43
Prendre la clef des champs : Quelles visées politiques à l’installation paysanne ? Gaspard D’Allens, Lucile Leclair (2015) Dans
Mouvements (n° 84, 2015/4) pp. 15-23. Consultable en ligne

150
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

Encadré n°1 :
Florian Huet est devenu agriculteur à 25 ans à Vimartin sur Orthe. Il nous parle de son parcours
dans l’enseignement agricole qui a rendu possible son installation en individuel, hors cadre
familial, après un temps sur une ferme laitière mayennaise produisant 400 000 litres de lait.
J’ai suivi trois cursus de formation agricole ; en premier lieu un bac-pro CGEA ; à Agricampus de
Laval. Après le collège, je voulais suivre une formation technique et pratique pour découvrir le
monde agricole. J’aurais pu choisir un bac technologique STAV mais les stages en exploitation
agricole m’attiraient.
Ensuite le BTSA ACSE, également à Laval, c’est là que tout commence : la stratégie d’entreprise en
lien avec la gestion. Nous avons fait beaucoup de visites pour découvrir des systèmes différents,
des nouvelles filières. « Chaque visite complète ton livre personnel ».
Après cela, au CFA de Besançon, je me suis inscrit au CS lait (certificat de spécialisation). C’est la
« formation de finition ou la formation tremplin », car très pratique avec une forte insertion, et
connexion dans le monde professionnel. Il m’a semblé, grâce à cette formation, que toutes les
cases étaient cochées, j’étais prêt…
J’encourage vivement les étudiants de BTSA à compléter leur cursus avec cette formation.
L’enseignement agricole m’a ouvert l’esprit sur toutes les facettes de ce monde complexe, en
pleine mutation vis-à-vis des multiples enjeux : Cours du lait, prix des intrants, environnement,
climat. Grace à ma formation je sais que je dois rester en veille pour mieux m’adapter. En
agronomie, mes protocoles évoluent sans cesse, avec un usage des produits phytosanitaires de
plus en plus contraint. Si cela continue, de ce point de vue, « nous serons tous en bio bientôt ». Je
dois donc évoluer. C’est pourquoi je m’intéresse aux TCS pour l’implantation de mes cultures. Je
m’efforce de progresser sur la question de la couverture de mes sols : itinéraire technique
d’implantation, choix des espèces...L’agronomie évolue plus vite que l’élevage, à mon sens. C’est
une discipline difficile à enseigner et à appréhender pour les étudiants à cause de ses dimensions
multiples et de ces domaines d’action diversifiés. S’installer est une décision importante car elle
nous engage pour de nombreuses années. On ne se sent jamais assez prêt pour le faire car ce métier
demande beaucoup de compétences. Il faut être gestionnaire, savoir compter, zootechnicien,
agronome, adaptable. Les stages, les réseaux que l’on constitue tout au long de notre formation
sont des points d’appui indéniables. Je me suis senti prêt quand j’ai pu remplacer mon maître de
stage en toute autonomie. Enfin le soutien familial reste le point essentiel.

Les évolutions du secteur professionnel

Démographie agricole
Dans presque toutes les spécialisations (OTEX), le nombre d’exploitations recule, excepté les
exploitations horticoles et maraîchères. Si les exploitations de moins de 50 ha sont toujours
majoritaires, l’agrandissement des exploitations s’accompagne du développement des formes
sociétaires (EARL, GAEC, etc.), notamment pour les unités économiques de grandes tailles.

Un emploi familial en baisse et un développement du salariat


Plus d’un actif permanent sur cinq est aujourd’hui un salarié. Avec une main-d’œuvre de moins en
moins souvent familiale, les employeurs devront développer de nouvelles capacités et
compétences de gestion des ressources humaines et des relations de travail.
Un tiers des actifs agricoles étaient des femmes en 2020. Elles sont presque deux fois plus
présentes chez les chefs récemment installés. Moins souvent installés dans le cadre familial, ces
cheffes ont un niveau de formation plus élevé (baccalauréat ou de formation supérieure). Elles sont
le plus souvent à la tête de micro ou de petites exploitations, notamment en production maraîchère
et en horticulture. La féminisation du travail a également des conséquences telles que le recours

151
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

plus important à la main d’œuvre extérieure, à la mécanisation, aux services de remplacement,


corollaires d’un autre rapport au travail qui laisse plus de place à la vie familiale.

L’externalisation des travaux se développe


Près de 60% des exploitations agricoles françaises délèguent des travaux agricoles.
L’externalisation des travaux compense une partie du recul de la main-d’œuvre familiale. Les chefs
d’exploitation adaptent leur organisation, avec une simplification des systèmes de production ou
un apport extérieur de main-d’œuvre.
L'activité agricole est désormais moins le fait d'un agriculteur réalisant l'ensemble des tâches sur
son exploitation, que d'un système complexe d'activités et de fonctions accomplies aussi bien par
l'exploitant que par des tiers.
Le salariat est de plus en plus souvent externalisé auprès d’entités juridiques autres que
l’exploitation (ETA, agence d’intérim, prestataires de service étrangers, groupements
d’employeurs, etc.). Confrontés à l’impossibilité de transmettre leur patrimoine et de poursuivre
leur activité, la délégation intégrale et la gestion de fermes « à façon » se développe rapidement,
de l’achat des intrants jusqu’à la récolte, à la facturation et au paiement. Pour ce faire, les
coopératives et autres prestataires proposent du travail « clé en mains » pour leurs adhérents ou
clients.

Le renouvellement des actifs agricoles


Le renouvellement des générations (et l’attractivité des métiers sont) est devenu un enjeu majeur
dans les fermes françaises (APCA, 2019). Une exploitation sur deux est dirigée par au moins un
exploitant senior. On compte aujourd'hui deux installations agricoles pour trois départ en retraite.
On dénombre environ 15 000 installations par an, avec des projets de plus en plus diversifiés et
ouverts sur le territoire. Les chefs d’exploitation dont la première installation (installation ou
reconversion) a eu lieu après 2010 sont en moyenne plus jeunes, mieux formés, plus ouverts à la
pratique bio, à la transformation et la commercialisation en circuits courts.
Dans un contexte économique et social de plus en plus contrasté et souvent difficile, l’attractivité
du métier et des emplois est un enjeu majeur pour assurer le renouvellement des générations
d’actifs agricoles, modérer les départs précoces et fidéliser les salariés. La qualité de vie au travail
et l’équilibre « vie familiale vie professionnelle » impactent également l’attractivité du métier, tant
côté employeurs que salariés.

L’attractivité des métiers et des emplois


Un tiers des exploitants de plus de 60 ans ne savent pas ce que deviendra leur exploitation dans les
trois prochaines années et n’ont pas identifié de repreneurs.
Confrontés à l’impossibilité de transmettre leur patrimoine et de poursuivre leur activité, la
délégation intégrale et la gestion de fermes « à façon » se développe rapidement, de l’achat des
intrants jusqu’à la récolte, à la facturation et au paiement.
Environ un quart des agriculteurs de plus de 60 ans envisagent une transmission. La perspective
d’une transmission familiale est d’autant plus forte que les exploitations concernées sont de grande
dimension, en raison du niveau de capitalisation. La proportion des installations hors cadre familial
s’accroît, ce qui nécessite une formation, un accompagnement financier et un conseil agricole
adapté.

La « tertiarisation » des activités agricoles


L’agriculture est entrée dans le secteur tertiaire, celui des services. La gestion de la qualité est
aujourd’hui unanimement considérée comme un enjeu stratégique. Pour répondre à la demande
des marchés, des consommateurs et des pouvoirs publics, de nouveaux postes émergent, liés à la

152
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

qualité, à la traçabilité et à la certification. Il ne s’agit plus seulement de fournir des matières


premières peu différenciées, mais de garantir une qualité identifiable et de fournir des données
d’exploitation et des services destinés à un ou plusieurs clients ou parties prenantes (filières,
territoires et pouvoirs publics) dans le cadre d’engagements contractuels ou volontaires.
En France, une exploitation sur quatre produit sous signe de qualité (SIQO). Les ateliers de
transformation alimentaire (AT) à la ferme et les ateliers de transformation collectifs (ATC) se
développent pour aider les agriculteurs dans leurs stratégies de diversification et de création de
valeur ajoutée.
Les engagements volontaires se diversifient et les certifications environnementales se
développent44. Les entreprises contractualisent des engagements en faveur du maintien ou du
développement de systèmes agricoles durables et de pratiques agroécologiques (MAEC) et des
changements de pratiques « bas carbone » de réductions des émissions de gaz à effet de serres
(GES) et/ ou de séquestration carbone.
La démarche de Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) devient également une
préoccupation et une stratégie des entreprises agricoles qui s’affirme pour répondre aux attentes
sociétales et aux objectifs de développement durable (ODD).

La transformation digitale des entreprises agricoles et des structures qui les accompagnent
De plus en plus mécanisées et connectées, les entreprises agricoles utilisent des agroéquipements,
des technologies numériques et des services connectés (agriculture 4.0) de plus en plus
sophistiqués et coûteux dont il est nécessaire de connaître le fonctionnement. L’usage d’outils
connectés et d’applications mobiles rend plus facile le travail des techniciens pour collecter et
traiter des données d’exploitation et des variables d’environnement afin de fournir un appui à la
prise de décision en temps réel. Le numérique est à la fois une transformation technique, un enjeu
stratégique et un bouleversement humain, qui engendre de nouvelles formes d’organisation du
travail, de nouveaux risques (psychosociaux et « classique ») à appréhender et de nouvelles
opportunités à explorer. Pour les décideurs, l’enjeu est à la fois de maîtriser l’utilisation des outils
numériques eux-mêmes et des données issues de leurs activités en préservant leur autonomie
technique et décisionnelle. Dans tous les cas, l’agriculture de précision a des conséquences sur
l’ensemble du système sociotechnique. Toutefois, l’apport des technologies numériques à la
transition écologique « forte » ou « faible » est encore sujette à question et à controverse.

Le changement climatique est déjà perceptible et perçu dans l’ensemble des territoires
Le dérèglement climatique se traduit par une augmentation de la fréquence et de l’intensité des
aléas climatiques extrêmes (gels tardifs, épisodes pluvieux intenses, vents violents, périodes de
fortes chaleurs, sécheresses agronomiques) et impacte les systèmes agricoles. En production
végétale, on observe déjà une modification des calendriers culturaux, des itinéraires techniques et
des pertes de rendements, de la disponibilité en eaux et des possibilités d’irrigation, de la fertilité
et de la biodiversité des sols. On observe également, en production animale, des difficultés
croissantes pour que les systèmes fourragers assurent l’alimentation des troupeaux toute l’année
et une décapitalisation du cheptel. À court terme, la conduite des systèmes de culture et/ ou
d’élevage(s) nécessite des ajustements plus fréquents en cours de saison pour faire face aux aléas.
À plus long terme, la modification des facteurs pédoclimatiques (ensoleillement, pluviométrie, …)
va modifier l’épidémiologie des territoires avec notamment, des effets sur les bioagresseurs des
plantes cultivées. Les responsables d’entreprises agricoles devront donc anticiper et mettre en
place des stratégies de gestion évolutives. Si les solutions et les leviers sont bien identifiées et
éprouvées, elles impactent fortement les producteurs dans leurs pratiques et raisonnements

44
Les exploitations certifiées Haute Valeur Environnementale (HVE) et Plante Bleue représentent 8% des exploitations agricoles
françaises, soit environ 6% de la surface agricole utile (SAU) française.

153
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

conventionnels.

La reconquête de la biodiversité élevée et cultivée


Cette reconquête de la biodiversité domestique des espèces sauvages apparentées et des
infrastructures agroécologiques qui les abritent constitue un enjeu pour l’ensemble des acteurs de
la filière, et plusieurs freins sociotechniques doivent être levés en amont et en aval de la production.
Les entreprises semencières devront être capables de valoriser la diversité génétique en sélection
végétale et de fournir des semences de cultures et d’intercultures qui pourront répondre aux
besoins des agriculteurs, des industriels et des consommateurs. Il s’agit notamment de mieux
caractériser les variétés par rapport aux facteurs limitants et donc leur dépendance aux intrants.
Les entreprises de collecte et de stockage (ECS) devront quant à elles être capables de trouver de
nouveaux débouchés, de collecter et de commercialiser les matières premières agricoles issues de
cette diversité. Au niveau de la production, la valorisation de la diversité génétique constitue un
levier agronomique. Elle implique une meilleure prise en compte des critères variétaux dans le
raisonnement du choix des cultures, des stratégies de conduite et de pilotage des systèmes de
culture. Le stockage du carbone dans les sols agricoles, l’augmentation du taux de matière
organique, le développement des modes de production et des pratiques agricoles qui y contribuent
constituent à la fois un enjeu et un levier majeur pour la transition des systèmes agricoles. La
nécessité de faire évoluer les systèmes agricoles s’est considérablement enrichie du concept ESR45.
L’animation de démarches de co-conception est une compétence rare et recherchée qui se
développe au sein des structures qui animent les collectifs agroécologiques (GIEE, groupes 30 000
et DEPHY Fermes).

La séparation du conseil et de la vente d’agrofournitures


L'ordonnance du 24 avril 2019 relative à l’indépendance des activités de conseil à l’utilisation des
produits phytopharmaceutiques (PPP) actant la séparation de la vente et du conseil est
l’opportunité d’une profonde évolution en matière de conseil aux agriculteurs dans le secteur de la
distribution (coopératives et négoces) et celui de l’accompagnement sociotechnique en matière de
conseil dits « stratégique » de transition. Ce changement va avoir deux conséquences importantes
sur l'évolution des métiers :
- Une évolution des missions et de la posture professionnelle des techniciens et des conseillers
agricoles ;
- Une professionnalisation des techniciens et des responsables d’entreprise en matière de pilotage
stratégique, de conduite et de gestion des systèmes de culture et/ ou d’élevage.
Ce changement devrait également favoriser la désintermédiation de la vente d’intrants par internet
d’une part, et la professionnalisation de l’accompagnement sociotechnique du fait de la
libéralisation du marché du conseil agricole (indépendants ou libéraux et coopératifs) avec des
approches plus interdisciplinaires.
Demain plus qu’aujourd’hui, être agriculteur, c’est tout à la fois être employeur, agronome,
gestionnaire et entrepreneur du vivant. L’agroécologie dans ses aspects scientifiques, techniques
et sociaux constitue une assise solide pour guider la réflexion professionnelle des futurs diplômés.
Dans un contexte de transitions agricoles, l’élaboration des référentiels de diplôme constitue un
enjeu.

45
ESR = Efficience - Substitution - Re-conception. Le concept ESR est né d’un chercheur nommé Hill. Ce concept a été largement repris
en protection des cultures pour développer la nécessité de faire évoluer les systèmes de cultures.

154
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

La construction des référentiels de diplômes de l’enseignement technique agricole


La possibilité de prendre en compte les changements présents et à venir est en premier lieu liée à
l’évolution des méthodes de rénovation des diplômes46. L’élaboration opérationnelle des
référentiels d’activités des diplômes et certifications de l’enseignement technique agricole repose
sur une méthodologie robuste et éprouvée décrite dans le Guide d’écriture des référentiels de
diplômes professionnels47. Cette démarche s’inscrit dans le sillage de la stratégie de Lisbonne et de
sa réflexion sur la mise en place du cadre européen des certifications (ECTS).
Le référentiel de diplôme est un document de référence, à caractère règlementaire inscrit au
Répertoire national de la certification professionnelle (RNCP), dont la durée de validité est de cinq
ans, avec possibilité de renouvellement48. Il est soumis, pour avis, aux instances consultatives du
Ministère49. Il est construit, en particulier à partir de l’analyse du travail, des emplois et des
situations professionnelles permettant de définir des modalités de certification et de formation50.
Le référentiel d’activités (antérieurement dénommé référentiel professionnel) résulte de la
formalisation d’une démarche d’analyse des emplois et du travail qui constitue la première étape
du processus de construction du référentiel d’un diplôme.
Il décrit le périmètre du secteur professionnel des emplois visés et l’évolution du contexte socio-
économique, politique, réglementaire et social en s’appuyant sur l’ensemble des travaux
d’ingénierie réalisés en amont (interviews d’experts et de responsables professionnels, revue de
littérature et webographie, colloques et séminaires comme les Entretiens Olivier de Serres
notamment, etc.). Il s’agit de donner de façon synthétique des éléments descriptifs et prospectifs
sur les secteurs professionnels dans lesquels s’exercent les emplois visés par le diplôme.
Le référentiel d’activités permet de dessiner le contour des « emplois types » ciblés par le diplôme
à travers la fiche descriptive d’activités (FDA) qui comprend la liste quasi exhaustive des activités
recensées lors des enquêtes réalisées51 auprès des employeurs et titulaires de l’emploi dans les
différentes configurations d’emploi. La FDA ne décrit donc pas les activités exercées par un titulaire
de l’emploi en particulier, mais correspond plutôt au cumul de toutes les configurations d’emplois
visés par le diplôme. Ces activités sont regroupées en grandes fonctions (ex. de fonctions
communes aux BTSA de la filière production : pilotage stratégique, organisation du travail, conduite
et gestion des systèmes de culture et/ ou d’élevage, conduite d’essais aux champs, en élevage et
en station, accompagnement sociotechnique, gestion et contrôle de la qualité, etc.). Y sont
également décrites les conditions particulières d’accès aux emplois, les conditions d’exercice de
l’emploi (environnement de travail et degrés d’autonomie de décision, place dans l’organisation
hiérarchique, évolutions possibles des diplômés dans et hors de l’emploi) et les facteurs d’évolution
du métier et des emplois (ex. le changement climatique, la reconquête de la biodiversité, la
transformation digitale, etc.).
En complément, l’analyse du travail, selon une approche par les compétences (cf. infra), permet de
repérer les situations professionnelles significatives (SPS), c’est-à-dire les situations reconnues par
les professionnels et les enquêteurs chargés d’ingénierie de formation comme particulièrement
révélatrices de la compétence professionnelle. Les SPS sont repérées, grâce aux investigations de
terrain. Elles représentent les situations-clés qui, si elles sont maîtrisées par les titulaires des
emplois visés par le diplôme, suffisent à rendre compte de l’ensemble des compétences mobilisées

46 Quelle prise en compte du « changement » dans les référentiels de diplôme de l'enseignement technique agricole ? François-Xavier
Jacquin, Gilles Tatin dans Pour 2013/3 (N° 219), pages 103 à 113. Consultable en ligne
47 https://chlorofil.fr/fileadmin/user_upload/02-diplomes/referentiels/secondaire/btsa/info-communes/btsa-guide-ecriture.pdf
48
https://www.letudiant.fr/etudes/qu-est-ce-qu-un-titre-rncp.html
49
Commissions professionnelles consultatives (CPC) et Conseil National de l’Enseignement Agricole (CNEA)
50 Le référentiel de diplôme est composé de 3 parties : un référentiel d’activités, un référentiel de certification et un référentiel de

formation (sauf dans le cas des diplômes en unités capitalisables). Le référentiel de compétences correspond à la liste des capacités
attestées par l’obtention du diplôme.
51
Les enquêtes réalisées auprès des employeurs et titulaires de l’emploi sont qualitativement représentatives de la diversité des
pratiques et des systèmes.

155
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

dans le travail. Peu nombreuses, les SPS sont regroupées par champs de compétences.
Chaque champ de compétences est organisé autour d’une même finalité de travail qui constitue un
indicateur du niveau de maîtrise des activités. A chaque champ de compétence correspond un
ensemble de ressources (savoirs, savoir-faire et savoir-être …) qui sont mobilisées et combinées
par les professionnels pour prendre en charge une situation singulière et atteindre un résultat visé,
une finalité.
Le référentiel professionnel constitue le document sur la base duquel une profession reconnaît et
valide la description du (ou des) métier(s) au(x)quel(s) prépare le diplôme. A ce titre, il peut figurer
comme référence dans les conventions collectives de branche.
Il a également une fonction d’information et d’acculturation sur les finalités professionnelles du
diplôme. Pour les utilisateurs, les équipes pédagogiques, les professionnels (maitres de stage et
d’apprentissage notamment), le référentiel d’activités permet d’appréhender la réalité des emplois
par les futurs diplômés, d’organiser la contextualisation de sa mise en œuvre et de construire des
situations de formation et d’évaluation adaptées.
Outil technique pour l’ingénierie pédagogique, il sert de base de travail pour élaborer les
référentiels de certification et de formation.

Le ministère de l'agriculture a récemment fait le choix de rénover ses diplômes de l'enseignement


technique par une entrée dite « capacitaire »52
L’approche capacitaire a fait son entrée dans l'enseignement agricole en 2009, à partir de la
rénovation de la voie professionnelle (RVP). La chose n’est pas nouvelle mais plus que jamais
(toujours) d’actualité. Le travail de refondation (transition) mené depuis plus de 10 ans par
l’enseignement technique agricole met clairement en évidence le besoin des acteurs du système
éducatif agricole de maitriser les fondamentaux de l’évaluation et de la formation par capacités53.
Plusieurs enseignements et disciplines concourant à l’acquisition d’une même capacité implique
nécessairement un engagement collectif des équipes pédagogiques qui freine sa mise en œuvre et
son déploiement dans l’enseignement technique agricole. L’approche par capacités ne fait pas pour
autant l’économie des connaissances. En univers complexe et incertain, les connaissances hybrides
pas toujours stabilisées et les références en cours d’acquisition (notamment les références
systèmes) constituent une difficulté supplémentaire pour les équipes pédagogiques soucieuses de
transmettre des savoirs robustes.

« Une tête bien faite vaut mieux qu'une tête bien pleine54. »
Centrées sur des capacités et non pas seulement sur des contenus de formation (approche
disciplinaire), l’approche capacitaire constitue un véritable changement de paradigme qui a
profondément remis en cause les pratiques pédagogiques d’évaluation et de formation pour les
équipes pédagogiques autant que pour les apprenants.
Comme dans tous les référentiels rénovés du ministère en charge de l’agriculture, le référentiel de
compétences est exprimé en capacités55 identifiées à partir de l’analyse pédagogique du référentiel
d’activités. Une capacité exprime le potentiel d’un individu en termes de combinatoire de
connaissances, savoir-faire et comportements.

52 Christèle Roux, Françoise Heraut, Eliane Depalle, Emeline Roquelle, Estelle Veuillerot (2021) Un entretien pour évaluer des capacités à
partir de situations professionnelles vécues : un nouveau défi pour l’enseignement agricole français. Dans Education et socialisation -
Les cahiers du CERFEE (n° 62, 2021). Consultable en ligne
53
Cap'Eval : Une formation pour maîtriser les fondamentaux de l’évaluation certificative. Consultable en ligne
54
La phrase célèbre de Montaigne est une reformulation d'une citation de Plutarque : « Car l'esprit n'est pas comme un vase qui a besoin
d'être rempli ; c'est plutôt une substance qu'il s'agit seulement d'échauffer; il faut inspirer à cet esprit une ardeur d'investigation qui le
pousse vigoureusement à la recherche de la vérité ».
55 Les capacités attestées par un diplôme du ministère chargé de l’agriculture sont de deux ordres, des capacités « générales » et des

capacités « professionnelles » : les « capacités générales » sont mobilisées principalement dans des situations de la vie sociale ou
citoyenne, les « capacités professionnelles » sont relatives à des situations professionnelles.

156
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

On peut la définir comme le pouvoir d’agir efficacement d’une personne dans une famille de
situations, fondé sur la mobilisation et la combinaison de ressources multiples : savoirs, savoir-faire,
techniques et gestes, comportements professionnels. Par famille de situations on entend des
situations proches qui répondent aux mêmes buts, nécessitent les mêmes ressources et font appel
à des raisonnements similaires.
Être capable, c’est avoir le potentiel d’action nécessaire pour faire face aux situations
professionnelles significatives de l’activité professionnelle ciblée. La délivrance d’un titre ou d’un
diplôme du ministère en charge de l’agriculture correspond à l’assurance que la personne à qui on
le délivre est en mesure de prendre en charge les familles de situations que recouvre chacune des
capacités. L’approche capacitaire repose sur l’idée qu’un apprenant ayant acquis les capacités d’un
titre ou d’un diplôme deviendra compétent en situation avec l’expérience.

Combien d’étudiants sont-ils capables de dire de quoi ils sont capables à l’issue de leur formation ?
L’approche capacitaire à des conséquences sur l’évaluation, la formation et la pédagogie. Pour
l’étudiant : l’alignement pédagogique conduit à formaliser des objectifs clairs exprimés en
capacités qui (re)donnent du sens aux apprentissages et favorisent sa compréhension. Pour
l’enseignant, cet alignement peut être une source d’une profonde déstabilisation et d’une
restructuration majeure de ses pratiques pédagogiques. Pour les apprenants comme pour les
équipes pédagogiques, l’alignement pédagogique des objectifs d’apprentissage avec les activités
pédagogiques en formation, les stratégies et les modalités d’évaluation constitue une exigence.

Des exemples de rénovation de diplômes pour des métiers d’agronomes


La rénovation de la spécialité Agronomie Production Végétale (APV)
Le référentiel de diplôme de la spécialité Agronomie Productions Végétales fait l’objet d’une
rénovation dans le cadre de la réforme des BTSA (2022-2025), pour répondre aux évolutions des
emplois et intégrer les transitions agricoles. Le référentiel rénové « Agronomie et cultures
durables » s’appliquera à compter de la rentrée scolaire 2023 (session d’examens 2025).
Tous les BTSA rénovés comportent cinq champs de compétences. La rénovation en cours des BTSA
de la filière productions agricoles (viticulture-œnologie, APV, PA, ACSE et DARC) a permis de
conforter certaines visées. L’approche « système » d’exploitation, de culture et/ ou d’élevage(s) est
un des piliers des référentiels rénovés. Le champ de compétence « Pilotage stratégique des
systèmes de culture » du BTSA APV vise ainsi à concevoir un système de culture productif et multi-
performant.
La rénovation a également permis d’introduire deux nouveaux champs de compétences liés à
l’évolution de la relation emplois-formation au regard des transitions agricoles.
• Un champ de compétence « Organisation du travail » relatif à la planification des tâches, à
la gestion des ressources humaines et à la qualité de vie au travail au regard du
développement du salariat et de l’externalisation du travail ;
• Un champ de compétence « Accompagnement sociotechnique » relatif à la co-conception
d’une réponse à des enjeux identifiés et à l’animation de collectifs dans la conduite du
changement. Ce nouveau champ intègre également les fonctions d’audit liées aux
engagements volontaires dans le cadre de démarches qualités et de contrôle réglementaire
liés à la réglementation par les services de l’Etat.

157
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

Les BTSA de la filière productions agricoles sont organisés, pour l’essentiel, autour des mêmes
champs de compétences et finalités du travail :

Champs de compétences Finalités


Pilotage stratégique Concevoir des systèmes productifs et multi
performants
Organisation du travail Maintenir l’efficience, les conditions et la
qualité de vie au travail dans le respect de la
santé sécurité
Conduite et gestion des systèmes Atteindre les performances visées et obtenir
d’exploitation, de culture et/ ou d’élevage(s) les résultats attendus en valorisant les
processus écologiques, les ressources du
territoires et la complémentarité entre
animaux et végétaux
Conduite d’essais aux champs, en élevage et en Tester et qualifier des manières de produire
station
Accompagnement sociotechnique (incluant la Accompagner la prise de décision et la
gestion et contrôle de la qualité) conduite du changement dans un contexte de
transitions agricoles

Tableau 1 : champs de compétences et finalités au travail des diplômes de BTSA du secteur Productions
agricoles (Source : Adapté des BTSA rénovés et en cours de rénovation)

Plusieurs SPS communes aux BTSA de la filière productions agricoles sont révélatrices de l’évolution
de la formation des techniciens supérieurs :
• Réalisation d’un diagnostic agronomique et systémique
• Adaptation de la conduite des productions à un aléa
• Conception d’un système de culture et/ ou d’élevage(s)
• Co-conception d’un conseil stratégique
• Combinaison des productions animales et végétales à l’échelle de l’entreprise et/ ou du territoire
• Conduite d’un entretien conseil
• Animation d’un collectif
•…
Résumé du métier
Le métier, les emplois et les activités des « agronomes » contribuent à améliorer le pilotage, la
gestion et la conduite, et l’accompagnement des systèmes agricoles en identifiant les freins et
leviers culturels et sociotechniques au changement.
Le raisonnement agronomique, l’expertise technico-économique et environnementale et, la
conduite de projet, constituent le cœur du métier d’agronome en s’appuyant sur les besoins des
professionnels, des filières, des territoires et les attentes sociétales.
Dans un contexte de transitions, ses compétences en matière de diagnostic et d’analyse,
d’animation et d’accompagnement individualisé ou collectif contribuent au développement d’une
agriculture productive, créatrice de valeur ajoutée et d’emplois, à la fois plus résiliente et plus
durable.
Métier à fortes exigences technique, scientifique et relationnelle, « l’agronome » travaille toujours
en relation avec le vivant, des agriculteurs, des salariés, des techniciens et des partenaires. Il est
force de proposition et doit savoir être à l’écoute, parler de son métier et de ses pratiques.

158
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

La rénovation des certificats de spécialisation (CS de niveau IV)


La récente rénovation des certifications de spécialisation (CS de niveau IV) est emblématique de
cette capacité d’adaptation de l’appareil de formation avec :
- la création de nouveau CS : apiculture (2017) méthanisation (2019) maraichage (2019) ;
- d’une capacité (UC complémentaire) relative à la transformation des productions ;
- ainsi que la reconnaissance de formations à orientation agriculture biologique AB, dont la mise en
œuvre est laissée au choix des centres, donnant lieu à l’inscription sur le parchemin de la mention
« AB » et/ou « Transformation des productions ».
L’évolution du CS agriculture biologique à l’horizon 2024, dont les candidats se destinaient
principalement à une installation ou un emploi salarié en maraichage ou en arboriculture, a justifié
la création d’un CS maraichage et d’un CS arboriculture (en cours) qui n’existaient pas. Elle a
également justifié la création d’UC conduisant à la reconnaissance et à la mise en œuvre de
formations à orientation agriculture biologique AB et à la reconnaissance de la mention agriculture
biologique AB pour les certificats de spécialisation de la filière production (élevage de bovin lait et
viande, porcins, caprins, etc.), pour les établissements qui le souhaitent et en ont la capacité.
Autrement dit, l’enseignement technique agricole a choisi de mettre de l’agrobiologie dans tous les
CS, compte-tenu de l’évolution des pratiques et de l’hybridation des systèmes.
Si la rénovation des diplômes de l’enseignement technique agricole participe pleinement à
l’accompagnement des transitions et du projet agro-écologique de la France, le plan « Enseigner à
produire autrement » (EPA) vient lui aussi favoriser la montée en compétences de la communauté
éducative et renforcer l’attractivité des formations et des établissements.

Le plan « Enseigner à produire autrement : pour les transitions et l’agroécologie »


L’enseignement technique agricole joue un rôle essentiel dans la mise en œuvre des politiques
publiques agricoles et éducatives portées par notre Ministère. Depuis 2014, il a en charge «
l’intégration » de la transition agroécologique dans les dispositifs de formation, à travers la mise en
œuvre du plan « Enseigner à Produire Autrement » (EPA).
Les transitions agricoles et l’agroécologie constituent un facteur d’attractivité des métiers, des
formations et des établissements et un axe fort de la campagne de communication « L’aventure du
vivant ». L’enseignement technique agricole et ses partenaires sont mobilisés pour répondre au
désir d’engagement citoyen et professionnel des apprenants, à l’évolution des métiers, des emplois
et des attentes sociétales.
Le plan EPA 1 (2014-2018) a été une composante essentielle du projet agro-écologique pour la
France, en organisant sa promotion dans l’enseignement agricole. Il a permis d’acculturer et de
mettre la communauté éducative en mouvement.
Le nouveau plan d’action "enseigner à produire autrement pour les transitions et l’agro-écologie"
(EPA 2) a pour objectif de mettre en résonance l’accompagnement des transitions et du projet agro-
écologique de la France avec les missions de l’enseignement agricole au travers de 4 axes :
• Encourager la parole et l’initiative des apprenants sur la question des transitions ;
• Mobiliser la communauté éducative pour enseigner l’agroécologie et préparer aux transitions ;
• Amplifier la mobilisation des exploitations agricoles comme support d’apprentissage, de
démonstration et d’expérimentation ;
• Développer l’animation des territoires et l’essaimage des pratiques durables et innovantes.
Le plan EPA2 vise à instaurer une démarche globale dans chaque établissement qui prend forme
dans un Plan Local Enseigner à Produire Autrement (PLEPA) géré au travers de plans régionaux
pilotés par les DRAAF et ses partenaires. La 2ème édition (2023) des « Printemps des transitions »,

159
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

destinée à rendre visible et accessible au(x) public(s) les pratiques innovantes et les transitions
mises en œuvre par les établissements constituent une nouvelle preuve de la capacité d’adaptation
et d’initiative de l’enseignement technique agricole.
Parmi les initiatives régionales emblématiques de cet engagement, on peut citer les « Coopérations
Enseignement collectifs en Agroécologie » (CEGA) en Normandie. Initié par la chambre
d’agriculture du département de la Manche dès 2017 dans le cadre du Projet Pilote Régional (PPR)
du PRDAR, le dispositif mobilise aujourd’hui 12 établissements de l’enseignement agricole public,
privé et de l’enseignement supérieur, plus de 200 apprenants, 300 agriculteurs et une trentaine de
partenaires avec un cofinancement de l’Agence de l’Eau Seine-Normandie (AEN). Les collectifs
agroécologiques (GIEE, réseaux DEPHY et groupes 30 000) ont vocation à partager leurs
expériences et constituent des supports de formation et d’apprentissages des transitions « en
situation » pour les étudiants de BTSA ACSE, de Bac pro et de BP REA.

Les recommandations issues de l’atelier des Entretiens agronomiques Olivier de Serres

Recommandations
• Renforcer l’attractivité des métiers, des formations et des établissements pour relever les défis
de la démographie agricole et scolaire
• Promouvoir les métiers du vivant et les formations agricoles auprès des prescripteurs
(Education nationale, Agence régionale de l'Orientation et des Métiers) ;
• Mieux faire connaître les référentiels d’activités et de diplômes auprès de la profession, des
maitres de stage et d’apprentissage, des apprenants ;
• Préparer les apprenants à la poursuite d’étude (continuum pédagogique) ;
• Renforcer la maitrise des fondamentaux de l’évaluation et de la formation par capacités au sein
de la communauté éducative ;
• Respecter l’alignement pédagogique des objectifs d’apprentissage avec les activités
pédagogiques en formation, les stratégies et les modalités d’évaluation ;
• Développer les coopérations entre l’enseignement technique agricole et les collectifs
agroécologiques.

Conclusion
La formation initiale des actifs agricoles et des techniciens qui les accompagne constitue un
véritable enjeu pour « apprendre à apprendre », tout au long de la vie, et relever le défi des
transitions agricoles. L’enseignement technique agricole a su développer des méthodes
d’investigation de la relation emploi-formation, des outils d’ingénierie de formation et des
démarches d’ingénierie pédagogique éprouvées qui constitue un atout.
Demain plus qu’aujourd’hui, être agriculteur, c’est tout à la fois être employeur, agronome,
gestionnaire et entrepreneur du vivant. L’agroécologie dans ses aspects scientifiques, techniques
et sociaux constitue une assise solide pour guider la réflexion professionnelle des futurs diplômés.

Bibliographie
APCA, 2019. Le projet stratégique 2019-2025 des chambres d’agriculture. https://chambres-
agriculture.fr/fileadmin/user_upload/National/FAL_commun/publications/National/19iR_projet-
strategique-complet_28nov2019.pdf
DGER, 2022. Portrait de l’enseignement agricole.
https://chlorofil.fr/fileadmin/user_upload/stats/portrait-panorama/portrait-2022.pdf

160
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

La formation continue des enseignants en agronomie au service des


nouveaux enjeux de l’enseignement agricole en matière de transitions
Fanny Chrétien*, Anne Pujos**, Christian Candalh***
* L’institut Agro Dijon, UMR FOAP
** ENSFEA
*** Inspection de l’enseignement agricole, Ministère de l’agriculture et de la souveraineté
alimentaire
Email contact auteurs fanny.chretien@agrosupdijon.fr

Résumé
La formation des enseignants et formateurs de l’enseignement agricole technique varie selon s’il
s’agit d’agents contractuels ou titulaires, du concours interne ou externe, et si l’on s’intéresse à la
formation initiale ou continue. La formation continue vise principalement à accompagner les
établissements et les équipes pédagogiques dans les différentes transitions qui les concernent,
avec au premier chef, la mise en place locale du programme « enseigner à produire autrement ».
Or, cette mise en place doit répondre à une très grande diversité de besoins, en vue de favoriser
notamment : l’appropriation des référentiels rénovés, le renouvellement et la diversification des
modalités d’enseignement pour engager les apprenants dans des démarches d’enquêtes, de
diagnostic, et de gestion de la diversité des agriculteurs, ou encore le montage de projet engageant
plusieurs disciplines d’enseignement et des partenaires extérieurs dans le but de problématiser des
enjeux territoriaux. En toile de fond, les enseignants et formateurs sont aussi appelés à contribuer
à l’inclusion et l’ancrochage scolaire pour des publics présentant des difficultés scolaires parfois
importantes.
Mots-clés : formation – enseignants – agronomie – enseignement technique agricole-transitions

Introduction
Enseigner l’agronomie dans l’enseignement agricole technique dans un contexte de transitions ne
relève pas d’un nouveau défi. En effet, la discipline a connu des évolutions / adaptations au fil des
dernières décennies en lien avec les mutations de l’agriculture, et les évolutions scientifiques et
sociales. Cependant, les enjeux actuels liés au changement climatique, à la préservation des
ressources naturelles et à la sécurité alimentaire, imposent de former à des trajectoires de
transitions agro-écologiques. Se pose donc la question de la formation continue des enseignants
et formateurs dans ce contexte. Après avoir donné des éléments de connaissance sur
l’enseignement agricole et plus particulièrement sur l’enseignement de l’agronomie, et ses
dernières évolutions, sont présentés dans ce texte les différents dispositifs de formation continue
proposés aux enseignants / formateurs. Ensuite, quelques idées forces issues d’un atelier intitulé
“formation continue des enseignants et formateurs” conduit lors des Entretiens du Pradel de 2022
sont exposées.

Formateurs et enseignants en agronomie dans l’enseignement agricole technique :


quelques chiffres
A la rentrée 2022, l’Enseignement Agricole compte 804 établissements (publics et privés). Certains
de ces établissements intègrent une exploitation agricole (199 exploitations agricoles) pour une
surface cultivée totale de 18 951 ha dont 27% en agriculture biologique.

161
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

Figure 1 : Les chiffres clés de l’enseignement agricole (Dossier de presse rentrée scolaire 2022 de
l’enseignement agricole, Ministère de l’Agriculture, de la Souveraineté Alimentaire).

L’origine socioprofessionnelle des élèves de l’enseignement agricole est aujourd’hui plus


diversifiée que par le passé. Alors qu’en 1990, près de quatre élèves sur dix étaient enfants
d’agriculteurs ou de salariés agricoles, ce n’est actuellement le cas que d’un élève sur dix. Ce sont
les enfants d’employés et d’ouvriers qui sont les plus nombreux à fréquenter les établissements de
l’enseignement agricole ; ils représentent 41,4% des effectifs56.
Le devenir des diplômés de l'enseignement agricole est l’objet d'enquêtes régulières. Trois ans
après l’obtention du diplôme, le taux en insertion professionnelle se situe à 40 % pour les CAPA à
56% pour les Bac Pro. Il est à noter que les diplômés d’un BTSA poursuivent leurs études en licence
professionnelle ou école d’ingénieurs à hauteur de 40 %. L’offre de formation en licence
professionnelle s’est beaucoup développée depuis une dizaine d’années, avec une partie croissante
des étudiants inscrits en alternance. Trois ans après l’obtention de leurs diplômes, le taux net
d’emploi s’étale entre 75,8 % pour les CAPA à 92,3 % pour les BTSA57, un taux légèrement inférieur
pour les femmes que pour les hommes, très élevé pour les filières, du BTSA Génie des équipements
agricoles (99 %), du BTSA Agronomie Productions Végétales (97 %)58, et souvent supérieur à celui
de l’enseignement professionnel de l’Education Nationale.
Au sein des lycées agricoles publics, les professeurs d’agronomie représentent plus de 30 % des
enseignants des disciplines techniques (spécialités : productions végétales, productions animales,
productions horticoles) (Figure 2).

56 “Portait de l’enseignement agricole”, Édition 2022, MAA.


57 Source : Dossier de presse rentrée scolaire 2022 de l’enseignement agricole, Ministère de l’Agriculture, de la Souveraineté Alimentaire.
58 “Portait de l’enseignement agricole”, Édition 2022, MAA.

162
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

Figure 2 : répartition par discipline des enseignants de matières techniques des lycées agricoles publics
(source : plaquette de présentation de l’enseignement agricole 2022 p.15)

Les enseignants et formateurs en agronomie exercent dans l’enseignement agricole sous divers
statuts et dans différentes structures. Certains sont agents titulaires de l’enseignement agricole
public ou privé, sous tutelle du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté Alimentaire, d’autres
sont agents contractuels soit d’Etat, soit payés sur budget d’établissement dans les Centres de
Formation par Apprentissage (CFA) et Centres de Formation Professionnelle pour Adultes (CFPPA).
A noter qu’il y a également des formateurs qui enseignent l'agronomie dans les Maisons Familiales
Rurales (MFR), structures régies sous statut associatif, au sein desquelles les formateurs ont le
statut de salariés agricoles.

Formation initiale des enseignants/ formateurs après leur recrutement


Les enseignants / formateurs bénéficient d’une formation initiale à la prise de fonction, variant
selon leur mode de recrutement (concours externe, concours interne, contractuel état ou budget).
Pour les enseignants recrutés par la voie du concours externe, la formation initiale d’un an alterne
des temps de formation à l’ENSFEA (10 à 12 semaines) et en lycée (24 à 26 semaines), sous la
responsabilité d’un enseignant conseiller pédagogique. Les périodes au lycée permettent une mise
en pratique de l’enseignement et des approfondissements dans le champ disciplinaire, en termes
de savoirs et de didactique. Pour les enseignants recrutés par la voie du concours interne, la
formation initiale est assurée sur une année, avec 4 semaines de formation à l’ENSFEA, intégrant
des approfondissements dans le champ disciplinaire et sa didactique et 2 semaines de stage en
établissement.
Pour les enseignants contractuels, une formation spécifique est proposée, intitulée TUTAC
(TUTorat des Agents Contractuels), sur une durée totale de 5 jours et demi, dont 2 jours et demi
d’apports disciplinaires. Ce dispositif national d'accompagnement à la prise de poste vise à faciliter
l’entrée en fonction et l’opérationnalité.
Pour les enseignants d’agronomie, l’accent est porté sur le contexte professionnel et donc
l’importance d’appuyer son enseignement sur le terrain. Pour cela les exploitations agricoles des
lycées sont le support pédagogique essentiel pour l'observation des pratiques agricoles et leurs
effets, la réalisation de séances de travaux pratiques et la mise en place d’expérimentations en lien
avec les transitions et l’agroécologie.

Evolution de la pédagogie et intégration des enjeux environnementaux dans


l’enseignement agricole technique
On constate une transformation assez remarquable dans les années 80 de l’enseignement de
l'agronomie et des productions végétales (Doré et al., 2022). Ainsi, une approche plus systémique

163
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

s’impose, reposant sur une meilleure intégration des situations professionnelles, ce qui va entraîner
une évolution dans la composition des référentiels de diplôme, avec un référentiel professionnel
permettant une plus grande adéquation entre les savoirs enseignés et leur contextualisation. À
partir de 1990, la prise en compte des enjeux environnementaux se généralise dans toutes les
filières de formation, avec notamment la création du BAC technologique STAE (aujourd’hui STAV),
l’intégration du module “Agroécosystème et Environnement” en BTSA Productions Végétales. En
parallèle, les compétences en agronomie des enseignants et formateurs doivent évoluer avec une
intégration de la complexité, ouverte sur les sciences humaines et sociales, et une
multiréférentialité des savoirs (Cancian et al., 2019).

Depuis la fin des années 2000, pour mieux prendre en compte les enjeux climatiques,
environnementaux et de souveraineté, l’agriculture française se tourne vers l’agroécologie. C’est
un changement profond de modèle agricole qui nécessite de nouvelles compétences pour les
entreprises du secteur et crée de nouveaux métiers. Les besoins en recrutement sont importants.
Un tiers des agriculteurs a plus de 60 ans ou atteindra cet âge dans les cinq années à venir, et pourra
alors prétendre partir à la retraite, tandis que le nombre d’actifs agricoles, salariés permanents ou
saisonniers est en augmentation constante. Il est passé en 20 ans de 282 000 à 328 000.
L’enseignement agricole, et a fortiori celui de l’agronomie, fait également écho à cet appel à la
transition agroécologique. Ainsi, dans l’enseignement agricole technique, depuis 2013, une
évolution des référentiels s’est imposée pour intégrer de nouveaux modes de raisonnement afin
de comprendre les enjeux d’une agriculture durable, pensée “ de la fourche à la fourchette”. Des
réformes assez emblématiques ont été opérées comme celle du BTSA ACSE et du Bac pro CGEA
(Doré et al., 2022). Les rénovations se poursuivent actuellement, avec notamment l’intégration de
capacités assez emblématiques dans plusieurs référentiels comme “Raisonner des choix
techniques d’interventions en lien avec des enjeux agroécologiques" en Bac pro, ou encore
“Accompagner le changement technique” en BTSA. Les clés du changement sont partagées,
intégrant les controverses sur des thématiques à enjeux, ce qui questionne la posture dans
l’accompagnement au changement et de fait celle de l’enseignant avec une acceptabilité de
l’incertitude : le formateur en agronomie n’est plus « omniscient » et n’a pas seulement accès à des
savoirs stabilisés, validés.

Figure 3 : L'agroécologie dans l’enseignement agricole, les chiffres clés 2021 (source MASA- Dossier de
presse Rentrée scolaire 2022, p. 11)

L’enseignement agricole anticipe les nouveaux besoins liés aux transitions et à l'agroécologie, au
travers du plan Enseigner à Produire autrement (EPA 2014-2018) puis du plan EPA2 lancé en 2020 «
Enseigner à Produire Autrement pour les transitions et l’agroécologie ». C’est un projet à l’image de
l’identité originale de l’enseignement agricole, à la fois appareil de formation et d’éducation et outil
d’application sur le terrain des politiques publiques portées par le Ministère chargé de l’agriculture,
comme l’agroécologie. Ce plan est décliné en 4 grands axes, présentés ci-dessous.

164
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

Encadré 1 : Le Plan Enseigner à Produire Autrement -EPA2 (2020-2024)


Il a pour objectif d’accompagner les Transitions et de proposer un projet agroécologique pour
la France. Il s’agit de porter une transformation profonde des systèmes de production au niveau
des exploitations agricoles mais aussi des systèmes de transformation, distribution, et
consommation, (systèmes alimentaires). Le plan EPA2 est décliné en 4 axes :
Axe 1 : Encourager la parole et l’initiative des apprenants sur les questions de Transitions et
d’Agroécologie.
Axe 2 : Mobiliser la communauté éducative pour enseigner l’Agroécologie et poursuivre les
Transitions.
Axe 3 : Amplifier la mobilisation des exploitations agricoles et ateliers technologiques comme
support d’apprentissage, de démonstration et d’expérimentation.
Axe 4 : Développer l’animation dans les territoires et l’essaimage des pratiques innovantes.

Enfin, pour rendre plus lisible l’engagement des établissements agricoles dans l'enseignement des
transitions, deux leviers sont mobilisés dans le cadre du Plan EPA2 : l’écriture d’un Plan local
Enseigner à Produire Autrement (PLEPA) par chaque établissement et la mobilisation des
exploitations agricoles et des ateliers technologiques sur la reconception des systèmes.
A la rentrée 2022, la plupart des établissements agricoles publics ont élaboré leur plan local
Enseigner à Produire Autrement afin de valoriser les actions déjà conduites au sein des lycées et se
doter d’une feuille de route pour les années futures.

Les dispositifs de formation continue, une offre diversifiée

La formation continue pour accompagner les rénovations de diplôme


Les rénovations de diplômes inhérentes aux évolutions de l’agriculture et l’intégration des enjeux
de sociétés, nécessitent des temps de formation continue, pour les enseignants et formateurs, en
particulier à l'occasion des rénovations de diplômes. Il est important de souligner l’approche
pluridisciplinaire intégrée dans les référentiels, qui traduit une évolution de la prise en charge des
questions à instruire dans un cadre scolaire. Ces sessions de formations attirent beaucoup
d’enseignants car ils visent l’opérationnalité dans le respect des nouveaux référentiels, afin de
former au mieux les apprenants aux exigences des diplômes et des métiers et aux réalités du
monde professionnel59.

La formation continue pour préparer les transitions


Il existe un dispositif national d’appui portés par trois établissements, l’Institut Agro, l’ENSFEA et la
Bergerie Nationale, qui propose des actions thématiques prioritaires définies chaque année par la
DGER, en fonction des besoins des politiques publiques, de la remontée des demandes des
établissements et du niveau régional au travers des DRAAF-SRFD. Dans ce cadre-là, des stages de
formation continue sont proposés pour répondre aux orientations définies dans le Plan EPA2
présenté plus haut. Cette offre de formation se décline en plan national et en plan régional de
formation (PNF)4. Chaque année, ces stages de formation continue sont répertoriés dans un
catalogue.

59 Pour consulter les offres de formation : https://formco.agriculture.gouv.fr/trouver-une-formation/criteres#form Recherche. Pour


consulter les offres de formations dans le cadre des rénovations de diplômes : https://formco.agriculture.gouv.fr/trouver-une-
formation/criteres#formRecherche

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3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

La formation continue par une pédagogie de projet, en lien avec l’exploitation agricole de
l’établissement
Les enseignants en agronomie peuvent également profiter d’autres espaces de formation continue
en s’intégrant à des projets portés par différents dispositifs dans les établissements agricoles.
Un des premiers supports de référence est l’exploitation agricole de l’établissement. En effet, au
sein des établissements publics locaux d’enseignement et de formation professionnelle agricoles
(EPLEFPA), les exploitations agricoles ont une place toute particulière. Le code rural définit les
contours de leurs fonctions en précisant leur rôle primordial en matière de formation, d’animation
et de développement des territoires, développement, expérimentation et innovation agricole.
Ainsi, pour les domaines qui relèvent plus particulièrement du développement de
l’expérimentation, de l’innovation agricole et agro-alimentaire, cela se traduit par :
● la mise en œuvre d’actions de démonstration et d’expérimentation, en particulier en
matière d’agro-écologie ;
● la contribution aux liaisons entre la recherche, le développement et la formation (projets
CASDAR, participation à des RMT …) ;
● la collaboration avec des groupes d’agriculteurs et d’autres acteurs du territoire
notamment dans le cadre de GIEE.

Encadré 2 : Les exploitations agricoles des lycées engagées dans l’agroécologie (données fin 2021,
Source : Portrait de l’enseignement agricole”, Édition 2022, MAA)
- 28% de la SAU totale de l'enseignement agricole est certifiée en Agriculture
Biologique,
- 35% des exploitations sont certifiées Haute Valeur Environnementale (HVE)
- 80 % des exploitations n’utilisent plus de glyphosate,
- 35% des exploitations sont membres d’un réseau DEPHY FERME,
- 68% est engagé dans une démarche reconnue de suppression ou forte diminution
des intrants chimiques ou de synthèse, à travers les dispositifs ECOPHYTO déployés
par le Ministère.

Le Ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire déploie différents dispositifs pour


accompagner les établissements et leurs exploitations pour assurer ces missions, comme : le
dispositif EcophytoTER (suite de l’action 16 d’Ecophyto et d’Educ’Ecophyto), les projets CASDAR
TAE "enseignement agricole au service des transitions agroécologiques", des partenariats
scientifiques et techniques dans le cadre des Réseaux Mixtes technologiques (RMT).
Pour participer pleinement à la mission d’animation et de développement des territoires, des
moyens humains sont également prévus comme le dispositif “Chef de projet” qui accorde des
postes d’ingénieurs pour mener des projets de recherche/formation/développement pour trois
ans, et le dispositif “Tiers temps” qui accorde des décharges horaires à des agents afin de participer
à l’animation et au développement du territoire selon ses composantes sociales, économiques,
culturelles et environnementales60.
Enfin dans le cadre du Plan EPA2, un réseau d’environ 130 référents régionaux "Enseigner à produire
autrement, pour les transitions et l’agroécologie" est constitué pour accompagner les
établissements dans la mise en œuvre de leurs projets61.

Tous ces dispositifs bénéficient de l’appui de différents acteurs comme les trois établissements
d’appui, cités précédemment, un collectif d’animateurs nationaux organisé en un réseau
thématique pour accompagner les transitions (Reso’them62), les chargés de mission ADT/ADEI,
réseau de correspondants rattachés au DRAAF, pour favoriser les échanges de pratiques entre

60 Consulter le site sur ces dispositifs https://adt.educagri.fr/


61 https://chlorofil.fr/eapa/acteurs-appui/referents
62 https://adt.educagri.fr/acteurs-et-dispositifs/acteurs/resothem-bdapi

166
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

pairs (chargés de mission, partenaires régionaux, directeurs d’exploitation agricole, référents…),


produire des références et échanger sur les stratégies régionales en matière de transition éducative
et agro-écologique.
S'ajoute à ce tissu d’acteurs tous les partenaires impliqués dans les projets de développement, de
recherche et d’innovation que sont l’INRAE, l’OFB, les instituts techniques, les chambres régionales
et départementales d'agriculture…

Encadré 3 : Expérimentations Innovations Partenariats (https://agriculture.gouv.fr/portrait-de-


lenseignement-agricole-edition-2022)
Quelques chiffres pour illustrer l’engagement des établissements agricoles au niveau de
l’expérimentation et les innovations techniques :
- Dispositif Ecophyto’ TER : 33 établissements agricoles impliqués,
- 7 établissement pilotes pour la protection de la biodiversité (avec OFB),
- Les établissements agricoles sont engagés dans 30 RMT différents,
- 35 % des exploitations membres d’un réseau DEPHY FERME,
- PNDAR- Appel à projet TAE - 40 établissement engagés,
- 14 chefs de projets en 2021,
- 64 tiers temps en 2021

Les possibilités de formation continue pour les enseignants / formateurs en agronomie sont riches
et diversifiées. Si certaines s’intègrent dans le processus de rénovation de diplôme, et peuvent donc
être assimilées à une demande institutionnelle, elles doivent être opérationnelles rapidement, pour
la formation des apprenants. D’autres reposent davantage sur la volonté des enseignants de
s’impliquer dans des projets d’expérimentation, de développement et d’innovation. Se pose alors
la question de l’homogénéité des niveaux de formation selon le degré d’implication, d'engagement
consenti par les enseignants / formateurs. Ainsi, favoriser une dynamique collective
pluridisciplinaire au sein des établissements est un levier nécessaire pour former les futurs
agronomes et agriculteurs aux transitions. Le Plan EPA2 est un dispositif portant cette ambition.
Dans ce contexte très riche et diversifié de projets, de dispositifs, les enseignants / formateurs en
agronomie peuvent saisir différentes opportunités pour s’impliquer, en acceptant par exemple la
mission allouée au dispositif “Tiers temps”, ou celle de référent, pour s’intégrer, animer des projets
qui constituent des supports riches et innovants pour enseigner les transitions. Ces engagements
constituent des occasions de développement de compétences et donc de formation continue.

Au-delà de ces évolutions, quels seraient les enjeux et besoins d’adaptation des
formateurs pour former les futurs acteurs de l’agriculture dans un contexte de
transitions ?
Le cadre des programmes EPA ainsi que le contexte de rénovation des référentiels, tous les cinq
ans, constituent un environnement prescriptif favorable à l’émergence de nouvelles pratiques
d’enseignement et d’évaluation63. Mais le passage de la prescription à la mise en œuvre dans les
établissements, et auprès des élèves est loin d’être immédiat, et se révèle très contrasté selon les
établissements concernés. Cette hétérogénéité correspond à une diversité de configurations socio-
territoriales dans lesquelles pèsent à la fois la trajectoire historique des établissements, de leurs
entités (notamment l’exploitation agricole) et des relations entre elles, et les ancrages territoriaux
colorant les habitudes partenariales au niveau local.
Selon les configurations, les besoins portent sur des dimensions différentes, tantôt sur la question
des contenus et des projets didactiques, tantôt sur le cadre pédagogique et l’implication d’élèves

63 I.d. les épreuves du bac pro CGEA rénové, dont l’E5 autour de l’analyse des enjeux agronomiques pour la préservation d’une Ressource
Commune, pour aborder le changement de pratiques et les transitions.

167
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

parfois en grande difficulté scolaire. Or, certains établissements émargent régulièrement à des
dispositifs d’accompagnement (par le dispositif national d’appui, le DNA, notamment) alors que
d’autres ne s’y engagent pas ou rarement.
Sont par ailleurs à explorer, les opportunités de projets, d’expérimentations, tributaires des
dynamiques territoriales, des équipes et des directions d’établissement et des collaborations
potentielles avec les exploitations des lycées. Des espaces sont possibles en lien avec les projets
dans le cadre de dispositifs (CASDAR, RMT, etc…) avec des partenaires professionnels (territoire
ou national). Il est à noter aussi que l’effet COVID a révélé une offre de webinaires (Arvalis,
Terresinovia, Agreenium, Acta, etc…) donnant la possibilité de viser un public large, mais dont les
leviers d’appropriation pour mener les adaptations de pratiques au niveau local, échappent
complètement aux dispositifs distanciels.
L’enseignement agricole est désormais tenu d'enseigner l’agroécologie appliquée et son
inscription dans un ensemble de transitions (comme par ex : professionnelle pour les agriculteurs,
alimentaire pour les consommateurs, énergétique pour les filières…). Ces changements amènent
les enseignants et formateurs à questionner leurs contenus et formats d’enseignement en
s’appuyant sur un corpus mixte de savoirs. La multiréférentialité des savoirs (Cancian et al., 2019)
exige pour les enseignants et formateurs d’assurer une veille technique et scientifique continue.
Le premier ensemble de contenus est celui qui est déjà là, stable, référencé dans des manuels et
ouvrages d’agronomes, et en continuité avec ce qui s’enseigne en agronomie depuis longtemps.
Un deuxième ensemble de savoirs, moins “robustes” (Martinand, 2007), est cette fois à construire
chemin faisant, en associant les avancées scientifiques sur le domaine à des références plus locales
et singulières produites par les praticiens expérimentant au sein de leurs exploitations ou de leur
territoire. Ces savoirs de références instables constitutifs du renouvellement des métiers de la
production agricole (Chrétien et Veillard, 2021) supposent que l’enseignant construise leurs mises
en scène de manière différente dans les situations d’enseignement-apprentissage dans lesquelles
l'"enquête" et la problématisation prennent une place centrale (Peltier, 2021), ce qui amène à
convoquer un travail d’interdisciplinarité au service des objets problématiques complexes. Les
controverses deviennent un objet et un moyen d’enseignement incontournables, la Didactique des
Questions Socialement Vives, contribuant à en échafauder les principes et les conditions de
réalisation (Simonneaux et Simonneaux, 2009 ; Lipp et Cancian, 2022). Pour ces différentes raisons,
l’enseignant ou le formateur est incité à travailler plus souvent en équipe pédagogique que
d’ordinaire.
Mais la prescription, au sens du cadre global du programme EPA, n’identifie pas dans le détail le
périmètre de ces savoirs et modalités de mise en enquête, ce qui crée une forme d’inconfort pour
les enseignants. A cette difficulté s’ajoute le fait qu’ils ont souvent à construire une légitimité
“agricole” auprès d’un public “à convaincre” et à engager dans une nouvelle démarche
d’apprentissage alors même qu’une partie des apprenants arrivent dans les classes avec un déficit
de mobilisation concernant les activités scolaires et qu’ils présentent des difficultés à adopter une
posture d’acceptation de l’incertitude des effets d’un changement de paradigme.
Aussi, la traduction locale du cadre prescriptif global est-il un travail qui se joue à plusieurs échelles
de l’enseignement, et peut être favorisé par l’implication de chargés d’ingénierie de formation issus
du DNA ou des services locaux.

En guise de conclusion : quelques pistes de réflexion issues de l’atelier “formation


continue des enseignants et formateurs” des entretiens du Pradel 2022
Lors du dernier séminaire des entretiens agronomiques Olivier de Serres, l’atelier sur la formation
continue des enseignants et formateurs a soulevé quelques pistes de réflexion et d’amélioration,
au vu des constats présentés plus haut. Il est à préciser que cet atelier regroupait une mixité de
publics dont des enseignants, chercheurs, conseillers, mais a réuni peu de personnes. Ces réflexions
ne sont donc ni exhaustives ni représentatives de l’ensemble des acteurs concernés par l’évolution
de l’enseignement agricole.

168
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

La première idée ressortie est qu’une part importante des enseignants et formateurs ne
connaissent pas l’éventail des dispositifs de formation continue existants. Si l’accompagnement
aux rénovations est plébiscité par les équipes, certains droits à la formation comme le stage en
entreprise sont sous-utilisés par les enseignants. Même si la disponibilité et la mobilisation des
enseignants sont des facteurs importants pour expliquer la démarche d’inscription dans ces
dispositifs, encore beaucoup ne le font pas parce qu’ils ne connaissent tout simplement pas leur
existence. Un effort est à fournir pour améliorer la diffusion et la communication auprès des
équipes et des personnes, et s’assurer que l’information se présente régulièrement jusqu’à la cible
finale. Parmi les dispositifs importants, il semblerait qu’il y ait encore une sous-participation aux
PNF. Une régionalisation accrue des propositions et des engagements (en PRF) pourrait pallier
cette difficulté.
L’autre “idée-force” ressortie est l’importance de former (ou de continuer à former) les
enseignants et formateurs pour qu’ils équipent les apprenants au diagnostic et à
l’accompagnement au changement (y compris sur des temporalités longues, repérer des
processus, des mouvements et pas seulement des états), en articulant l’échelle exploitation et
territoire qui ont leurs propres dynamiques. Pour ce faire, la distinction parfois trop rapide des
systèmes de production en “modèle conventionnel” ou “alternatif” semble délétère d’une part à
la compréhension du continuum entre ces systèmes et des trajectoires de transitions, et d’autre
part à l’engagement d’une partie des apprenants confrontés à des conflits identitaires propres à
leurs inscriptions dans des modèles expérienciés dans leurs entourages. Finalement, il paraît
opportun pour les apprenants, de partir de trajectoires plutôt que de changements techniques,
notamment pour faciliter le changement d’échelle et l’augmentation des projections à réaliser avec
eux. Du côté de l’enseignant, ces exigences l'amènent à devoir construire un répertoire de
systèmes de production suffisant au niveau local, pour donner à voir ce continuum auprès des
apprenants et de stabiliser les partenariats qui en découlent.
Une autre “idée-force” apparue centrale pour l’atelier concernait le rapport des apprenants à la
diversité des collectifs d’agriculteurs et de professionnels auxquels ils auront ou pourraient se
confronter dans leurs différentes fonctions (notamment de conseillers agricoles ou techniciens de
production). Il semble en effet essentiel que les enseignants et formateurs soient en mesure de les
former à entraîner leur capacité à interagir avec une diversité d’agriculteurs aux caractéristiques
professionnelles, socio-économiques, cognitives ou psychologiques différentes. Par ailleurs, les
apprenants ont besoin d’apprendre à constituer, mobiliser des collectifs en repérant les moments
propices pour le faire. L’enseignant ou le formateur peut jouer un rôle important pour les aider à
savoir comment les futurs conseillers ou prestataires des agriculteurs peuvent gérer les solutions
qui adviennent ou qui sont à construire dans le temps. Cet aspect suppose qu’ils s’ouvrent à la
diversité de ces collectifs et qu’ils évaluent la place qu’ils ont à jouer dans leurs évolutions.
Du point de vue des pratiques pédagogiques, l’enseignant ou le formateur, on l’a vu, est largement
invité à travailler en interdisciplinarité. Si les rénovations de certains diplômes sont déjà en train
d’intégrer les disciplines générales dans les unités d’enseignement professionnel (comme par
exemple les disciplines de mathématiques et des Technologies de l’informatique et du multimédia
passées du tronc commun au domaine professionnel dans le BTSA), ces changements rendent
nécessaires de nouveaux accompagnements spécifiques à ces enseignants.
Enfin, l’atelier a mis en exergue l’hypothèse que les différentes transitions imposent de former les
enseignants et formateurs à une diversité de modalités pédagogiques, en accompagnant les
enseignants ou équipes sur leurs objets spécifiques d’enseignement. Une demande spécifique
porterait sur les différents moyens de mettre en activité d’apprentissage les élèves pour aborder
des problématiques de transitions (ex. classe inversée, jeux sérieux, démarche d'enquête, Q-Sort,
pédagogie par projet, création d’évènements, etc.), sans oublier l’importance des temps
d'institutionnalisation des savoirs. Aussi, aborder les transitions en observant la diversité des
trajectoires et des voies de changement soulève le besoin dans l’enseignement de concevoir les
manières de “prendre traces” de la diversité des points de vue d’acteurs (ex. photos, plateforme,
échanges).

169
3EME PARTIE : DIVERSIFICATION DES MÉTIERS D’AGRONOMES ET CONSÉQUENCES SUR LES FORMATIONS

Références bibliographiques
Cancian, N., Chrétien, F., Prévost, P., Métral, J.-F., David, M., Frère, N. & Olry, P., 2019. La
multiréférentialité des savoirs dans les disciplines technologiques et la question de la référence
pour le savoir à enseigner : l’exemple de l’agronomie. Recherches en Didactique des Sciences et des
Technologies, 20, 175‑196.
Chrétien, F., & Veillard, L., 2021. Contribution de la didactique professionnelle au projet Enseigner à
Produire Autrement. Dossier des Sciences de l’Education, 46, 55-66.
Doré, T., Gailleton, J-J., & Prévost, P., 2022. Construction et déploiement de l’agronomie dans et par
la formation. In J. Boiffin, Doré, T., Kockmann, F., Papy, F., & Prévost, Ph. (Dir.), La fabrique de
l’agronomie (pp. 319-362). Versailles : Ed. Quae.
Gaborieau, I., Vidal, M. (coord.), 2022. Enseigner à produire autrement, Repères, démarches et outils
pour former aux transitions agroécologiques. Educagri éditions.
Lipp, A., Cancian, N., 2022. Éducation citoyenne critique pour la transition agroécologique : quels
repères dans les curricula pour un itinéraire éducatif ? RDST, 26, 113-134.
Martinand, J.-L., 2007. Savoirs robustes et contenus instables en éducation scientifique et
technologique. Dans M. Merri (dir.), Activité humaine et conceptualisation. Questions à Gérard
Vergnaud (pp. 203‑210). Toulouse : Presses universitaires du Midi.
Peltier, C., 2021. L’objet pédagogique territorialisé pour enseigner les transitions et l’agroécologie :
l’exemple de l’enseignement agricole français engagé dans le plan stratégique "Enseigner à
produire autrement". Thèse de doctorat, Université de Bourgogne, Dijon.
Simonneaux, J., Simonneaux, L., 2009. A la croisée des questions socialement vives et du
développement durable : Étude de la relation alimentation-environnement avec des
enseignant(e)s. Didaskalia, 34, 67‑104.

170
CONCLUSIONS : LE CHALLENGE D’ÊTRE AGRONOME EN TRANSITION

Des compétences individuelles à la compétence collective des


agronomes pour accompagner la transformation de l’agriculture
Philippe Prévost1, Antoine Messéan2, Mathieu Capitaine3, Jérôme Busnel4,
Adeline Michel5
1
Alliance Agreenium ; 2INRAE ; 3VetAgro Sup ; 4Association française d’agronomie ; 5CER
France-Normandie Maine

Email contact auteurs : philippe.prevost@agreenium.fr

Résumé
La 11ème édition des Entretiens agronomiques Olivier de Serres a traité de l’évolution des métiers,
des activités et des compétences des agronomes dans le contexte actuel de transitions multiples
de l’agriculture.
Au-delà de transitions sociotechniques (écologique, énergétique, numérique, alimentaire), les défis
d’abandon des énergies fossiles et d’accroissement de la biodiversité exigent une transformation
radicale des pratiques agricoles. Les agronomes ont une place et un rôle essentiel à jouer, à
condition qu’ils poursuivent l’élargissement de leur champ d’activités, tout en gardant leur
expertise sociotechnique. Cela suppose un renforcement des compétences individuelles, mais
également l’affirmation d’une compétence collective que les institutions et les employeurs doivent
encourager.

Mots-clés : transformation agricole, Agronomes, activités, compétences, reconnaissance

Abstract
The 11th edition of the Entretiens agronomiques Olivier de Serres dealt with the evolution of
agronomists' professions, activities and skills in the current context of multiple transitions in
agriculture.
In addition to socio-technical transitions (ecological, energy, digital, food), the challenges of
abandoning fossil fuels and increasing biodiversity require a radical transformation of agricultural
practices. Agronomists have a place and an essential role to play, provided that they continue to
broaden their field of activity, while maintaining their socio-technical expertise. This implies a
strengthening of individual skills, but also the affirmation of a collective competence that
institutions and employers must encourage.

Keywords: agricultural transformation, agronomists, activities, skills, recognition

Introduction
L’agriculture doit changer. Car les deux périls actuels de l’humanité, que sont le changement
climatique et la perte de la biodiversité, sont incontestables. Or, l’agriculture, à l’instar de toutes
les activités humaines, a une responsabilité dans ces périls par sa dépendance aux énergies fossiles
et son mode actuel de production intensive incompatible avec la préservation et le renouvellement
des ressources naturelles. Et pourtant, l’agriculture est une des rares activités humaines qui a la
capacité d’avoir un solde énergétique positif, par le fait qu’elle valorise la fonction
photosynthétique naturelle des plantes. Elle est aussi l’activité humaine qui gère la plus grande
partie de l’espace géographique et peut donc avoir une contribution essentielle dans la

171
CONCLUSIONS : LE CHALLENGE D’ÊTRE AGRONOME EN TRANSITION

préservation des milieux et du monde vivant.


Depuis plusieurs décennies, les agronomes se sont engagés dans la voie de l’agriculture durable.
D’abord en travaillant sur la compréhension et les modalités de suppression des effets négatifs de
l’intensification de l’agriculture sur l’environnement, puis en produisant des connaissances et des
innovations techniques et organisationnelles pour le développement de démarches
agroécologiques. Mais l’adaptation actuelle des pratiques agricoles n’est absolument pas à la
hauteur des enjeux réels et de l’urgence à agir. Une réelle rupture dans nos modes de production
agricole et de consommation est nécessaire et doit être engagée dès maintenant. La 11ème édition
des Entretiens agronomiques Olivier de Serres a ainsi été l’occasion d’examiner différentes
transitions en lien avec l’agriculture et d’appréhender ce qui doit changer dans les métiers et les
compétences des agronomes, afin qu’ils soient à la hauteur des défis auxquels est confrontée
l’agriculture.

S’engager dans l’abandon des énergies fossiles et pour l’accroissement de la biodiversité

Peut-on encore simplement parler de transition agricole, qui laisse penser que nous avons encore
du temps devant nous, alors qu’il nous faut réduire drastiquement le rejet de gaz à effet de serre
dans l’atmosphère, voire capter ceux déjà émis et permettre le retour de la biodiversité naturelle
et cultivée dans tous les espaces ? C’est en fait une transformation radicale de l’agriculture que nous
devons mettre en œuvre dans les années à venir.

Conjuguer les défis de toutes les transitions aux différentes échelles des systèmes agricoles
Pour éviter le même leurre que l’injonction à l’agriculture durable dans les années 1990, il est
indispensable de bien nommer ce qui est attendu : la diminution drastique du recours aux énergies
fossiles et l’accroissement de pratiques restaurant la biodiversité dans les espaces cultivés. Cela
suppose de transformer les systèmes sociotechniques actuels et de sortir de la seule logique
industrielle qui a prévalu depuis le 19ème siècle, centralisée et top-down, pour aller vers de nouveaux
systèmes sociotechniques beaucoup plus décentralisés, favorisant des innovations de rupture, qui
peuvent être autant technologiques qu’organisationnelles, et adaptés aux spécificités des
territoires (Colombier et Messéan*64, 2022).
Cette transformation des systèmes sociotechniques doit intégrer toutes les transitions en cours. A
l’issue des travaux des Entretiens agronomiques Olivier de Serres, où nous avons choisi d’analyser
finement ce qui changeait dans les activités et les compétences des agronomes dans le contexte
d’un type de transition (écologique, numérique, énergétique, alimentaire), il ressort que c’est
l’appréhension globale de tout ce qui change, dans l’entreprise ou dans le territoire, et la
transformation radicale des modèles de production, que les agronomes doivent désormais
considérer. Mais selon les caractéristiques des écosystèmes, les changements nécessaires, les
potentialités du territoire, les opportunités locales, les structurations et les organisations sociales,
les agronomes pourront accompagner la transformation de l’agriculture selon des voies très
diverses, tout en gardant toujours l’objectif de transformation radicale des systèmes agricoles
devenus biodiversifiés et à énergie positive.

Combiner les effets de chacune des transitions


Pour autant, il sera utile d’avoir un cadre d’évaluation des transformations qui prend en compte les
particularités des différents types de transitions. Car n’étant pas de même nature, la dynamique
d’innovation et la dimension sociale n’auront pas le même impact.

64Les références avec * correspondent aux textes issus des travaux de la 11ème édition des Entretiens agronomiques Olivier de Serres,
publiés dans le Volume 12 numéro 2 de la revue Agrononomie, environnement et sociétés, accessibles à la page web :
https://agronomie.asso.fr/aes-12-2

172
CONCLUSIONS : LE CHALLENGE D’ÊTRE AGRONOME EN TRANSITION

Rendre la transition écologique désirable


Concernant la transition écologique, l’histoire de son injonction est déjà longue et ses résultats sont
décevants en termes de changement des pratiques. Devant la nécessité d’accélérer cette
transition, en particulier pour ce qui concerne la qualité de l’alimentation et les risques sur la santé
humaine de l’usage des produits phytosanitaires, une des conditions essentielles du changement
sera d’abord de prouver au monde politique et au monde professionnel que les pratiques agricoles
vertueuses ont un rôle majeur dans l’accroissement de la biodiversité et dans l’adaptation au
changement climatique (Compagnone*, 2022 ; Paravano et al*., 2002) et qu’elles sont compatibles
avec les valeurs et les motivations des agriculteurs dans leurs recherches et interventions (Martin*,
2022). Les pratiques vertueuses resteront continuellement à documenter par les agronomes au fur
et à mesure que les connaissances sur le fonctionnement des agroécosystèmes (régulations
biologiques, solutions basées sur la nature, biocontrôle…) s’affineront et en tenant compte du
besoin d’adaptation permanente aux nouveaux régimes climatiques.

Maîtriser les transitions numérique et énergétique


Les transitions énergétique et numérique n’ont pas la même histoire et ont une image beaucoup
plus positive dans le monde agricole. La transition numérique propose des innovations
technologiques qui renforcent l’efficience des pratiques actuelles, avec un possible impact positif
sur la transition écologique par la capacité de réduire les intrants, remettant peu en cause le
système sociotechnique actuel. Mais c’est sans considérer les risques de nouvelles dépendances
technique et économique (Meyer*, 2022 ; Memmi et Bouttet*, 2022) que peut créer la numérisation
de l’activité agricole. Par ailleurs, cette transition numérique peut de fait freiner la transformation
des régimes sociotechniques. Et les limites actuelles au développement des usages numériques en
agriculture, que ce soit du fait des zones agricoles avec un accès à internet aléatoire encore
nombreuses, du mauvais rapport bénéfice/coût de certaines technologies numériques, ou encore
du manque d’appétence pour la supervision d’outils connectés d’une majorité d’agriculteurs, ne
seront pas éliminées de sitôt (Barbieri et al*., 2022). De même, la transition énergétique présente
des enjeux et des impacts contrastés. D’un côté, le sevrage de l’agriculture aux énergies fossiles
(mécanisation, intrants) n’a rien d’une évidence, les alternatives en énergies renouvelables ou en
techniques sobres en énergie n’étant pas encore réellement disponibles. De l’autre côté, le
potentiel de l’agriculture dans la production d’énergie renouvelable représente un véritable atout
pour la diversification des productions et des revenus en agriculture, mais reste fortement
dépendant des contextes locaux et de l’analyse des conséquences environnementales et sociales
des formes d’énergie produites (Mousset*, 2022). C’est particulièrement le cas du développement
de la méthanisation, qui présente de nombreux atouts dans les territoires agricoles, mais encore
faut-il que la production d’énergie ne vienne pas en concurrence d’autres productions, comme la
production alimentaire (Mousset*, 2022 ; Affre et al*., 2022) ou que ce ne soit pas une nouvelle
forme d’exploitation minière du milieu naturel.

Investir la transition alimentaire pour renforcer le raisonnement multi-critères et multi-


échelles
La transition alimentaire prend une importance de plus en plus forte dans les besoins de
transformation de l’agriculture, parce qu’elle concerne à la fois les systèmes de production agricole,
du fait de la relation de plus en plus documentée entre qualité de l’alimentation et santé humaine
(Pointereau*, 2022) et la culture alimentaire, qui impacte autant les systèmes alimentaires locaux
que les enjeux de souveraineté alimentaire (Trébuil*, 2022, d’après Bricas et al., 2021). La question
alimentaire représente ainsi un enjeu majeur parce que non seulement elle concerne tout le monde,
des citoyens qui font des choix dans leurs achats alimentaires jusqu’aux filières agro-alimentaires
qui doivent s’adapter ou engager des changements de consommation, plus végétale et plus locale,
mais aussi parce que les échelles pour penser la transition alimentaire sont imbriquées (Capitaine
et Loudiyi*, 2022).

173
CONCLUSIONS : LE CHALLENGE D’ÊTRE AGRONOME EN TRANSITION

Il ressort bien de l’analyse des enjeux et impacts des différentes transitions en agriculture que seule
une démarche systémique, participative et territorialisée de diagnostic et de scénarisation de
trajectoires de transition aux différentes échelles des agroécosystèmes (de la parcelle de culture
aux échelles territoriales emboitées), peut permettre une véritable transformation de l’agriculture,
parce qu’adaptée aux motivations, besoins et possibilités des différentes parties prenantes.

Des agronomes pour accompagner la transformation de l’agriculture, par une démarche


systémique et participative, des innovations multi-acteurs et multi-échelles, et une
perspective de long terme

Les agronomes, qui ont construit leur utilité sociale par la co-production de connaissances et la
diffusion d’innovations en interaction avec les professionnels agricoles et en réponse aux attentes
de la société, sont aujourd’hui fortement sollicités pour cette nouvelle transformation de
l’agriculture à venir (Messéan et al., 2020 ; Boiffin et al., 2022). Reconnus dans leurs compétences
d’ingénierie, permettant de relier connaissance et action, ils ont les atouts pour contribuer à la
transformation de l’agriculture, mais l’élargissement de leurs objets est devenu tel que la
diversification des besoins des acteurs, qu’ils soient agriculteurs ou parties prenantes de l’activité
agricole dans les territoires, engendre des questionnements sur ce que seront les métiers
d’agronomes demain.
Les différents travaux des Entretiens agronomiques Olivier de Serres ont ainsi mis en évidence les
caractéristiques majeures des métiers d’agronomes dans les années à venir.

Une épistémologie de l’action transformative


Dans la production de connaissances, il a ainsi été confirmé l’enjeu majeur d’une démarche
systémique, pluridisciplinaire et participative (Colombier et Messéan*, 2022 ; Martin*, 2022 ; Simon
et al*., 2022). Que ce soit avec l’affirmation du concept d’agroécosystème comme objet central
d’étude des agronomes, par les démarches d’évaluation multi-critère et multi-échelle, de traque
aux innovations ou de co-conception de nouveaux systèmes techniques, ou encore par
l’élargissement des objets selon l’évolution des fonctions de l’agriculture (services écosystémiques,
agriculture multifonctionnelle, systèmes alimentaires…), les connaissances produites par la
recherche répondent à des problématiques concrètes et situées. Mais les besoins actuels et à venir
demandent aux agronomes chercheurs d’approfondir leur réflexion épistémologique dans trois
directions.
D’une part, la recherche de généricité de la connaissance, qui est à la base de la reconnaissance
scientifique, est souvent questionnée par les compétences nécessaires des acteurs pour la
transition, en particulier écologique. Face aux aléas inhérents au fonctionnement des systèmes
agricoles, les savoirs d’expérience et situés constituent des ressources cognitives à prendre
beaucoup plus en compte dans la production de connaissances (Meynard, 2016 ; Girard et Magda,
2018).
D’autre part, la production de connaissances par les agronomes demande de renforcer les
échanges interdisciplinaires. Après un lourd investissement pour l’intégration des concepts de
l’écologie en agronomie, il ressort aujourd’hui un besoin fort de ré-investissement des agronomes
dans le partenariat avec les sciences humaines et sociales, et particulièrement l’économie, la
sociologie, et les sciences du travail (ergonomie, didactique professionnelle), compte tenu des
fortes dimensions économique, sociale, et cognitive dans les changements de pratiques des
agriculteurs (Colombier et Messéan*, 2022 ; Compagnone*, 2022 ; Boiffin et al., 2022). Car la
transformation de l’agriculture demandant de sortir du modèle agricole des dernières décennies,
la conception de nouveaux systèmes agricoles ne peut plus se limiter aux seules dimensions
technico-économiques.
Enfin, les agronomes chercheurs ne peuvent plus éviter dans leur réflexion épistémologique les

174
CONCLUSIONS : LE CHALLENGE D’ÊTRE AGRONOME EN TRANSITION

sujets pour lesquels des questions d’éthique sont posées (protection des biens communs, justice
sociale et environnementale, protection des données personnelles…) (Memmi et Bouttet*, 2022 ;
Meyer*, 2022 ; Capitaine et Loudiyi*, 2022).
Cette réflexion engendrera une évolution de la posture de l’agronome dans la recherche, pour que
la problématisation, les questions, la méthodologie et les résultats de ces recherches produisent
des connaissances opératoires et actionnables en priorité dans les situations observées, tout en
prenant en compte les questions éthiques que posent certaines technologies ou certains choix
politiques.

Innover au sein de multiples réseaux


Dans les démarches d’innovations, le principal enseignement de nos travaux est l’abandon définitif
du modèle unique de reconnaissance et diffusion des innovations, au profit d’écosystèmes
d’innovation, du local au global ou inversement. Tous les métiers d’agronomes peuvent contribuer
aux innovations agronomiques : un agriculteur riche de ses connaissances et de son expérience
peut innover et en faire le partage au sein d’un groupe local, d’un GIEE65, d’une coopérative ou d’un
territoire de projet (Simon et al*., 2022 ; Barbieri et al*., 2022 ; Paravano et al*., 2022 ; Affre et al.,
2022 ; Capitaine et Loudiyi*, 2022) ; un agronome conseiller, voire un agronome enseignant, peut
diffuser des innovations issues d’unités de recherche et de stations expérimentales, ou
accompagner les agriculteurs à diffuser leurs propres innovations (Seronie et Omon*, 2022 ;
Chrétien et al*., 2022) ; et bien évidemment, un agronome chercheur peut produire des méthodes,
des outils ou des solutions innovants, seul, en équipe, avec des praticiens, avec des entreprises,
répondant à des problématiques spécifiques ou à de nouveaux besoins plus génériques (Memmi et
Bouttet*, 2022 ; Martin*, 2022). Il peut également participer au repérage et à l’évaluation des
innovations. Par ailleurs, il n’est plus question aujourd’hui de choisir entre les innovations
technologiques, les innovations organisationnelles ou même les innovations institutionnelles (par
exemple dans le droit, la réglementation, la comptabilité ou les politiques publiques). La
transformation des systèmes agricoles devant être rapide et massive, c’est l’approche
combinatoire des différents leviers de changement de pratiques qui est à privilégier (Martin*, 2022 ;
Seronie et Omon*, 2022), et dans des démarches territoriales (Le Bail et Bonin*, 2022 ; Capitaine et
Loudiyi*, 2022).

S’engager sur le long terme en anticipant les futurs possibles pour aider à la décision
Enfin, le métier d’agronome devient directement relié au besoin de redonner une capacité de
résilience aux systèmes agricoles suite aux aléas de différentes natures (climatique, écologique,
sanitaire, économique, social), ce qui suppose à la fois la capacité à anticiper les futurs possibles et
à identifier les scénarios d’évolution des activités agricoles, du local au global (Colombier et
Messéan*, 2022 ; Pointereau*, 2022 ; Mousset*, 2022). Ainsi, au-delà de leur compétence technique,
les agronomes de demain devront s’organiser, avec d’autres (à l’instar du GIEC ou de l’IPBES), pour
produire les connaissances permettant d’aider les acteurs agricoles à prendre des décisions. Les
agronomes devront également être en mesure d’imaginer et construire des possibles dans un
contexte incertain et caractérisé par des manques de connaissances (Messéan et al., 2020,
Colombier et Messéan*, 2022).

Des profils diversifiés d’agronomes pour favoriser des systèmes agricoles résilients

D’ores et déjà, nous avons pu identifier, dans les différentes situations analysées au cours des
Entretiens agronomiques Olivier de Serres, des évolutions notables dans les différents métiers
d’agronomes, avec des activités qui se diversifient, soit parce qu’il y a de nouveaux objets de travail
(ex : les projets alimentaires territoriaux, la production d’énergies renouvelables), soit parce qu’il y

65 Groupement d’intérêt économique et environnemental

175
CONCLUSIONS : LE CHALLENGE D’ÊTRE AGRONOME EN TRANSITION

a de nouvelles méthodes de travail (ex : intégration des technologies numériques, reconception de


systèmes, accompagnement de collectifs agricoles ou multi-acteurs), ou soit parce qu’il y a de
nouvelles exigences dans les politiques publiques, la demande sociale ou le marché (ex : travaux de
prospective, cahiers des charges de production, protection de ressources naturelles) (figure 1).

Figure 1 : quelques exemples d’activités d’agronomes nouvelles ou réactualisées des différents métiers
dans plusieurs contextes et à des échelles diverses

Les agronomes multifonctions


Outre sa nécessité, cette diversification des objets et des activités peut être très valorisante, à
l’échelle individuelle et à l’échelle collective, et mérite d’être encouragée, car l’agriculture est une
activité qui concerne l’ensemble des acteurs d’un territoire. L’agronome est en mesure d’assumer
aujourd’hui différentes fonctions :
- La fonction d’expertise des systèmes techniques agricoles, correspondant à la compétence
première attendue par les autres acteurs. L’agronome est à la fois celui qui peut porter des
diagnostics et des pronostics documentés de situations agricoles, et préciser les conditions
d’adaptation et d’évolution des systèmes et pratiques agricoles tant dans leur dimension
technique que dans leurs conséquences socio-économiques (Colombier et Messéan*,
2022) ;
- La fonction de médiation entre le monde agricole et les autres acteurs, grâce à leurs
connaissances scientifiques et techniques, leur permettant d’objectiver les possibilités et
les conditions de changements de pratiques agricoles (Capitaine et Loudiyi*, 2022 ; Le Bail
et Bonin*, 2022) ;
- La fonction d’accompagnement des agriculteurs et de leurs groupements dans la
transformation des systèmes et des pratiques agricoles, que ce soit par des apports
d’informations ou de connaissances, par de la formation à l’usage de nouveaux outils, par
le conseil tactique ou stratégique, ou par l’aide à la décision dans une démarche de co-
conception (Seronie et Omon*, 2022 ; Simon et al*., 2022 ; Chrétien et al*., 2022 ; Barbieri et
al*., 2022) ;
- La fonction d’acteur local, peu spontanée chez l’agronome qui s’est toujours considéré
comme un technicien. Or, dans le contexte des différentes transitions en cours, tous les

176
CONCLUSIONS : LE CHALLENGE D’ÊTRE AGRONOME EN TRANSITION

choix, de productions comme de techniques, ont une dimension politique et l’agronome ne


peut échapper à reconnaître qu’il porte un point de vue (au sens de Darré, 1985) dans son
milieu professionnel et sur son territoire d’action. Que ce soit dans les modes de gestion
des ressources naturelles, les modes de production, ou les impacts de l’activité agricole
dans les territoires, l’agronome, du fait des connaissances dont il dispose, peut affirmer son
point de vue, tout en ayant un regard réflexif, s’interrogeant sur l’éthique de son action et
sa probité (Capitaine et Loudiyi*, 2022).
Cette diversité des fonctions de l’agronome apparaît aujourd’hui nécessaire pour contribuer à la
résilience des systèmes agricoles. Face aux injonctions contradictoires auxquels sont confrontés
les acteurs agricoles, entre la transformation rapide des pratiques agricoles pour permettre la
résilience des écosystèmes et les risques encourus par cette transformation dans la capacité de
résistance socio-économique des entreprises agricoles, les agronomes, dans leurs différentes
fonctions, peuvent ouvrir la voie aux trajectoires articulant cette double dimension écologique et
socio-économique.

La probité et le travail en équipe des agronomes comme principes de précaution


Mais il y a tout de même certains écueils à éviter dans cette perspective multifonctionnelle de
l’agronome. Tout d’abord, s’il est possible et souhaitable que certains agronomes puissent exercer
ces différentes fonctions au sein d’un territoire à titre individuel, cela ne peut concerner que des
professionnels connaissant les réalités du lieu d’action et sur des sujets relativement bien
circonscrits, afin que la légitimité et la réflexivité sur les pratiques soient des gages de réussite. Le
plus souvent, il sera préférable de distribuer ces fonctions au sein d’une équipe d’agronomes qui
œuvre à l’échelle territoriale, de manière à alléger la charge et les responsabilités individuelles. Un
autre écueil à éviter est que l’agronome sorte du champ d’expertise pour lequel il est reconnu, lui
permettant de prendre le pouvoir dans un collectif multi-acteurs. Le meilleur garde-fou est alors
d’obliger l’agronome à documenter sur le plan scientifique l’ensemble de ses arguments dans les
échanges multi-acteurs. Enfin, dès lors qu’il y a expression d’un point de vue d’acteur local, il y a le
risque de confusion entre les connaissances et les croyances, et entre le discours et les actes.
L’éthique et la probité sont alors les conditions essentielles pour que cet engagement citoyen ne
desserve pas l’agronome, et au-delà toute la communauté des agronomes.

De nouvelles compétences individuelles transversales pour tous les agronomes, et


certaines spécifiques à certaines activités

Les transitions à l’œuvre, l’évolution nécessaire des systèmes sociotechniques et l’objectif de


transformation de l’agriculture pour faire face aux défis du changement climatique et de l’érosion
de la biodiversité ont fait nous interroger pendant toute la durée des Entretiens agronomiques
Olivier de Serres sur les compétences des agronomes pour demain. Il en ressort globalement une
bonne nouvelle : les agronomes sont conscients des enjeux d’évolution de leurs compétences et
les systèmes de formation initiale répondent en partie à ces enjeux. Mais des lacunes sont à
combler pour satisfaire à certaines activités et à la rapidité des changements en cours.

Des compétences individuelles transversales à renforcer chez tous les agronomes


Les agronomes ont, pour la grande majorité d’entre eux, une formation d’ingénieur ou de
technicien, dans un système d’enseignement spécialisé (écoles d’ingénieur ou lycées agricoles), et
dans lequel les disciplines biotechniques constituent une partie du socle de connaissances et de
compétences des diplômés. Par ailleurs, l’agronomie, comme discipline d’enseignement, a très
fortement évolué depuis 40 ans en même temps que les concepts et outils de l’agronomie en tant
que science se construisant (Doré et al., 2022). Aussi, un certain nombre de connaissances et de
compétences identifiées comme nécessaires à l’accompagnement des transitions sociotechniques
font déjà partie de l’outillage conceptuel et méthodologique des agronomes :

177
CONCLUSIONS : LE CHALLENGE D’ÊTRE AGRONOME EN TRANSITION

- L’approche systémique et pluridisciplinaire est le socle méthodologique de la formation


d’ingénieur agronome et de technicien supérieur agricole depuis les années 80 et ses
usages se renforcent au fur et à mesure de l’élargissement des objets de l’agronome :
diagnostic de territoire, évaluation multicritères, reconception de systèmes techniques…
(Doré et al., 2022 ; Michel et al*., 2022 ; Bon et Papillon*, 2022 ; Chrétien et al*., 2022) ;
- Les compétences transversales de gestion de projet, d’animation de réunions ou de
groupes, d’accompagnement au changement, sont l’objet d’apprentissages tout au long
des formations et sont valorisées dans les diplômes (Michel et al*., 2022) ;
- Les contenus d’enseignement agronomique ont déjà bien intégré les concepts de l’écologie
(Bon et Papillon*, 2022 ; Doré et al., 2022 ; Collectif, 2016) et le système d’enseignement
agricole, supérieur et technique, est fortement engagé dans l’accompagnement de la
transition agroécologique, via le plan national « Enseigner à produire autrement » depuis
2016 (Bon et Papillon*, 2022 ; Chrétien et al*., 2022). Les nouveaux objets liés aux autres
transitions sociotechniques sont aussi progressivement intégrés dans les formations :
développement des usages numériques en agriculture, systèmes agri-alimentaires
localisés, énergies renouvelables et agriculture, mais dans ce cas sans prescription
nationale.

Les travaux des Entretiens agronomiques Olivier de Serres ont cependant relevé des besoins
essentiels de nouvelles compétences individuelles des agronomes pour relever les défis de la
transformation de l’agriculture :

Les connaissances sur les enjeux et les risques de l’ère de l’Anthropocène


Si la transition écologique fait désormais partie des sujets importants dans la formation des
agronomes, elle est avant tout reliée à la préservation de l’environnement, mais encore trop peu
au changement climatique. Or, c’est déjà le défi majeur du moment et il est urgent que les
agronomes de tous les métiers, à l’instar des autres secteurs d’activité, maîtrisent les enjeux et les
risques de notre époque pour la poursuite de la vie humaine sur la planète.
Le think tank AgrIdées ne s’y est pas trompé, considérant qu’il fallait se « focaliser sur la transition
climatique » dans l’évolution des compétences des entrepreneurs agricoles (Prévost*, 2022a,
d’après Y. Le Morvan et B. Valluis), jusqu’à recommander la création d’une « Ecole nationale de
l’Agro-climat » réunissant la recherche et l’enseignement supérieur agricole. Cette Ecole aurait pour
mission d’organiser la formation de tous les acteurs du monde agricole, en particulier les
agriculteurs et leurs conseillers. Nous reprenons cette idée d’une « Ecole », au sens d’une
dynamique de formation collective et non d’une nouvelle structure de formation, mais en ne se
limitant pas à l’acquisition de connaissances sur le climat, en l’orientant sur les compétences des
acteurs agricoles à agir avec et pour le climat. Cela passe par la capacité de tous les acteurs à
organiser la résilience des agroécosystèmes et des entreprises agricoles pour s’adapter au
changement d’environnement écologique et résister aux chocs créés par les différentes transitions
en cours.

Les connaissances et les compétences sur l’accompagnement à l’action transformative


Tout au long de nos Entretiens agronomiques Olivier de Serres, la place des agronomes dans la
transformation de l’agriculture s’est progressivement focalisée sur la capacité à documenter « les
futurs possibles » (Colombier et Messéan*, 2022), tant dans les opportunités de changements de
pratiques que dans leurs impacts, et sur la capacité à accompagner la transformation associant
diverses activités (diagnostic/pronostic, évaluation, conception, aide à la décision…) (voir tous les
textes du numéro Agronomie, environnement & sociétés, vol.12, n°2).
Cet accompagnement des agronomes à l’action transformative exige de leur part de maîtriser des
concepts et des outils qui ne sont pas toujours dans les référentiels de formation. Cela concerne
trois domaines à renforcer dans les formations :

178
CONCLUSIONS : LE CHALLENGE D’ÊTRE AGRONOME EN TRANSITION

- La place des sciences humaines et sociales, que ce soit dans la compréhension des
dimensions sociale et personnelle dans le changement de pratiques (Compagnone*, 2022 ;
Martin*, 2022), que dans le positionnement épistémologique d’une science de l’action
(Meynard, 2016 ; Cornu et Meynard, 2020) ;
- Les démarches de prospective, qui permettent d’ouvrir le « champ des possibles »
(Colombier et Messéan, 2022), de documenter des scénarios de transformation de
systèmes agricoles et d’en évaluer les impacts à différentes échelles de temps et d’espace ;
- Les démarches d’accompagnement stratégique, pour concevoir une trajectoire de
changement de pratiques adaptée à chaque situation agricole et documenter pas-à-pas les
impacts de ces changements.

La maîtrise de nouveaux outils d’accompagnement du changement


Afin de favoriser les démarches de changement de pratiques chez les acteurs agricoles, nos travaux
ont mis en évidence les opportunités offertes aujourd’hui par de nouveaux outils d’animation, de
formation et d’accompagnement que les agronomes devraient mobiliser de manière plus
fréquente. D’une part, les différents outils numériques (sites internet, blogs, plateformes de cours
en ligne, youtube, réseaux sociaux…), permettant la circulation de l’information et des savoirs avec
les éditions numériques (Ebooks, collections de webinaires, cours en ligne chaines vidéo…),
constituent aujourd’hui un moyen d’accès et de gestion de l’information que les agronomes
doivent apprendre à utiliser beaucoup plus, et de manière efficace, en accroissant les compétences
d’usages des moteurs de recherche et d’analyse rapide de l’information (Barbieri et al*., 2022 ;
Chrétien et al*., 2022). D’autre part, la construction de nouvelles capacités d’action ayant fait l’objet
de nombreux travaux dans les sciences de l’apprentissage, il se développe aujourd’hui différents
dispositifs favorisant la compréhension partagée de situations complexes et la mobilisation
individuelle et collective pour le changement de pratiques (jeux sérieux, élaboration de fresques,
cartographie de controverses…) (Chrétien et al*., 2022). Ce sont là aussi des moyens d’action que
les agronomes peuvent s’approprier pour les utiliser dans leurs actions d’animation, de formation
et d’accompagnement. Et au-delà de ce qui existe, la transformation radicale des pratiques, qui ne
peut se limiter à la seule action des agriculteurs, va demander l’invention de nouvelles démarches
et outils du changement, en particulier à l’échelle collective sur les territoires, à l’instar des
propositions de partage des « modes d’existence » pour « habiter la terre » de Latour (2022).

Des compétences spécifiques pour l’expertise attendue des agronomes sur de nouveaux objets
En analysant les activités et les compétences dans des contextes très diversifiés de transition, nous
avons pu mettre en évidence la difficulté de maîtrise des différentes connaissances et compétences
par les agronomes en vue de répondre à toutes les attentes. Pour autant, l’expertise des systèmes
techniques agricoles étant ce qui est attendu des agronomes, il est indispensable que certains
agronomes développent les compétences spécifiques à propos de certains objets.
Cela concerne surtout les compétences techniques liées aux transitions sociotechniques autres que
la transition écologique.

L’enjeu de la double compétence agronomique et numérique


Ainsi, dans le contexte du développement rapide des usages numériques en agriculture, il existe un
très fort enjeu du développement de la double compétence agronomique et numérique. Car
actuellement, la logique du marché de l’Agtech (entreprises fournisseuses de services numériques)
favorise les innovations de solutions commerciales qui ont deux inconvénients : d’une part le
manque d’une approche systémique de reconception des systèmes techniques au profit de
l’efficience des techniques existantes (géolocalisation des intrants, robotisation mécanique…), et
d’autre part la tentation de privatisation des données agricoles créant une nouvelle dépendance
économique des agriculteurs. Les agronomes doivent non seulement connaître les modèles et les
algorithmes qui font fonctionner les outils numériques, mais également être capables

179
CONCLUSIONS : LE CHALLENGE D’ÊTRE AGRONOME EN TRANSITION

d’accompagner les agriculteurs dans des usages autonomes et favorables à la double résilience de
leurs agroécosystèmes et de leurs entreprises- (Memmi et Bouttet*, 2022 ; Barbieri et al*., 2022).

L’enjeu de la compétence dans l’accompagnement à la production d’énergies renouvelables


De même, la transition énergétique crée une dynamique de production d’énergies renouvelables
très diversifiées (méthanisation, agrivoltaïsme, éolien terrestre, bois-énergie…) qui ne font pas
appel aux mêmes compétences techniques. Dans le développement de la méthanisation, les
agronomes vont devoir en premier lieu apporter des connaissances sur les solutions
d’approvisionnement du méthaniseur (déjections animales, cultures intermédiaires à vocation
énergétique…) et sur les usages des digestats et leurs effets sur l’écosystème (qualité
agronomique, plans d’épandage, plans de fertilisation…). Ils devront également s’associer à
d’autres compétences lorsqu’il s’agira de la conception, l’installation et la gestion d’un méthaniseur
(Affre et al*., 2022). Pour une autre énergie, par exemple la ressource bois-énergie, la logique
d’accompagnement des agronomes va concerner les choix dans l’implantation des arbres (en lien
avec les infrastructures agroécologiques, comme les haies, ou avec le développement de
l’agroforesterie) et la création de filières de valorisation à l’échelle territoriale.

L’enjeu de la compétence agronomique à partager dans les systèmes agri-alimentaires locaux


Enfin, dans le cadre de la reterritorialisation de l’alimentation, ce sont encore d’autres compétences
qui permettront à l’agronome d’être reconnu comme un expert technique : la cartographie de la
qualité des sols à l’échelle d’un territoire pour leur caractère nourricier, la réglementation des
usages des sols dans le cadre des Plans locaux d’urbanisme, l’organisation d’un système alimentaire
à l’échelle d’une collectivité territoriale, la mise en place d’une logistique permettant la rencontre
de l’offre et la demande alimentaire… (Le Bail et Bonin*, 2022 ; Capitaine et Loudiyi*, 2022).

Pour toutes ces compétences spécifiques, les agronomes ont à répondre aux attentes, soit en se
spécialisant à l’échelle individuelle, devenant alors l’agronome spécialiste du sujet au sein d’une
équipe d’agronomes d’une organisation professionnelle ou d’une entreprise, soit en s’associant la
compétence d’un spécialiste du sujet pour travailler en binôme sur les problématiques particulières.
Mais dans tous les cas, l’agronome devra être présent sur les différents nouveaux objets, car ses
compétences méthodologiques dans l’approche d’une situation, et ses capacités à évaluer les
potentiels de production et les externalités positives et négatives de nouvelles productions ou
services de l’activité agricole, lui donnent un statut d’expert incontournable pour les décideurs.
Mais ces compétences spécifiques ne devront pas faire oublier à l’agronome l’importance du
regard transversal, d’une part sur les impacts des changements sectoriels dans la transformation
globale de l’agriculture aux différentes échelles de temps et d’espace, d’autre part sur les
connaissances produites en interdisciplinarité avec les autres sciences pour l’agriculture.

Le rôle et la place des agronomes dans la société : une compétence collective à affirmer
par les agronomes et à faire reconnaître par les entreprises et dans les politiques
publiques

Dans nos travaux, tout au long des neuf mois de consultations et d’ateliers participatifs, il ressort
deux idée-force majeures que les agronomes ont à transformer en action collective : (i) l’agriculture
étant un secteur clé dans la recherche de la neutralité carbone, les agronomes ont un rôle évident
de production de connaissances et d’accompagnement pour la transformation de l’agriculture, et
(ii) l’urgence à agir exige que la transformation de l’agriculture n’attende plus, et les agronomes
doivent s’engager collectivement pour lever ou faire lever tous les verrous de résistance aux
changements de pratiques agricoles.

180
CONCLUSIONS : LE CHALLENGE D’ÊTRE AGRONOME EN TRANSITION

La mobilisation collective des agronomes pour planifier la transformation de l’agriculture


Dans cette période où l’agriculture fait partie du problème et de la solution pour faire face aux défis
planétaires, les agronomes se doivent de répondre aux injonctions, parfois paradoxales, pour
accompagner l’agriculture dans une transformation radicale des pratiques par une diversification
des productions agricoles tout en garantissant une nourriture en quantité et en qualité, et en
rendant des services multiples (captation du carbone dans les sols, assurer le renouvellement des
ressources naturelles, accueillir à la campagne…). Cela demande une production de nouvelles
connaissances sur le fonctionnement et la dynamique des agroécosystèmes et des innovations
multiples, qu’elles soient technologiques, organisationnelles et/ou institutionnelles.
Cette transformation de l’agriculture ne pourra pas se réaliser sans une mobilisation massive des
agronomes. Car, d’une part, ils sont bien placés pour pouvoir définir les problématiques de
recherche et mettre en place les activités de production et de partage des nouvelles connaissances
nécessaires à la transformation des pratiques. Et d’autre part, ils ont depuis toujours travaillé dans
une logique de continuum entre recherche, formation et développement agricole, ce qui leur
donne une capacité d’entraînement de l’ensemble de la profession agricole.
Cette mobilisation collective est à organiser aux différentes échelles de transformation de
l’agriculture : l’échelle locale de la pratique, à l’échelle des politiques publiques (régionale,
nationale et européenne), à l’échelle du changement climatique global, des cultures alimentaires
et des marchés des produits agricoles (échelle planétaire).

L’engagement des agronomes pour une agriculture au service de la société


Après la période où les agronomes ont pu simplifier les systèmes agricoles parce que la seule
demande sociétale était d’accroître les volumes de production, en utilisant toutes les techniques
procurées par les industries d’agroéquipements et d’intrants chimiques, est venue celle où
l’agriculture doit être multifonctionnelle et répondre à une diversité de demandes sociétales.
Les agronomes sont ainsi passés d’une situation où ils ont été accusés a posteriori de productivistes
ayant encouragé les pollutions à la situation où ils risquent d’être ignorés, parce que dispersés sur
des objets trop divers et incapables de contribuer à répondre aux principales demandes sociétales :
- quelles sont les priorités de l’agriculture, entre l’alimentation humaine, l’alimentation animale,
l’énergie, les biomatériaux… ?
- quels modèles d’agriculture soutient-on, entre l’agriculture industrielle, paysanne, biologique, à
haute valeur environnementale… ?
- quels critères de performance privilégie-t-on dans les systèmes techniques agricoles : le volume
de production, la marge de revenu, l’impact sur les ressources naturelles, l’impact sur la santé
humaine… ?
- quelles technologies nouvelles sont à encourager ou à éviter, par exemple parmi les technologies
numériques (high tech vs low tech, intelligence artificielle, blockchain, robots…) ou les
biotechnologies (nouveaux OGM, sélection des espèces et variétés adaptées au changement
climatique, agriculture cellulaire…) ?
La communauté des agronomes ne peut plus rester muette, face aux lobbies divers et variés qui
influencent les opinions publiques et les politiques publiques. Ils ont a minima un rôle d’éclaireurs
à jouer, par la connaissance de la complexité et de la diversité des problèmes que posent les choix
de société sur les questions agricoles, et pour leur capacité d’aide à la décision par la production
d’outils de prospective, de modélisation et de simulation. Mais ils peuvent aussi revendiquer un
point de vue collectif et le défendre, surtout lorsque les lobbies dominent les politiques publiques
ou restent trop souvent porteurs d’agendas sectoriels ou d’intérêts corporatistes, abusant de
media peu scrupuleux dans la diffusion de fausses informations. C’est une nouvelle activité pour les
agronomes, mais elle ne peut plus être négligée.

181
CONCLUSIONS : LE CHALLENGE D’ÊTRE AGRONOME EN TRANSITION

En conclusion, une feuille de route pour la communauté des agronomes... Et quelques


demandes aux décideurs

A l’issue des travaux de cette 11ème édition des Entretiens agronomiques Olivier de Serres, nous
pouvons considérer que la communauté des agronomes a de nombreux éléments pour construire
une feuille de route dans les années à venir et assurer les principales fonctions qui sont aujourd’hui
importantes pour contribuer à l’indispensable transformation de l’agriculture.
Avec la somme de connaissances acquises, les pistes de travail pour élargir et compléter l’efficience
des agronomes, la mesure prise des transitions en cours, la conscience de l’urgence à les mettre en
pratique, et l’expérience de pratiques vertueuses chez un certain nombre d’agriculteurs, des
moyens existent pour engager rapidement cette transformation. Il reste à trouver comment
s’affirmer en tant qu’experts auprès des décideurs en acquérant une visibilité aussi légitime que les
climatologues ou les écologues dans leur domaine. Car rien ne sera possible sans l’appui des
institutions et des employeurs des agronomes, qui doivent prendre également leurs
responsabilités :
- Les pouvoirs publics : la mise en place des soutiens nécessaires et adaptés aux objectifs, et
l’organisation de la planification de la transformation de l’agriculture ;
- Les institutions de recherche et de formation : le renforcement des coopérations pour produire et
partager des connaissances nouvelles et des innovations, selon des méthodes et une posture
nouvelles, afin de rendre possible la diversité des trajectoires de changements de pratiques
agricoles ;
- Le système de développement agricole, qu’il soit public ou privé : l’accompagnement des
transitions agricoles en adaptant les objectifs, les moyens et les modalités à chacun des territoires
et des situations d’entreprises ;
- Les organismes professionnels agricoles : l’engagement clair et de long terme de transformation
de leurs pratiques agricoles avec l’exigence de réponse aux défis urgents : la sortie des énergies
fossiles et l’arrêt de l’érosion de la biodiversité.
Lors de ces travaux, nous avons aussi fait un pas de côté en allant voir ce qui se passait ailleurs, et
nous avons pu avoir le témoignage de l’Ordre des agronomes du Québec. Les agronomes français
ont perçu les avantages identifiés d’une profession réglementée, que ce soit l’exigence d’une
compétence professionnelle tout au long de la carrière, l’indépendance professionnelle, le rôle de
l’agronome dans les politiques publiques, et celui de médiation dans les sujets à controverse, qui
constituent de véritables leviers pour affirmer le rôle et la place des agronomes dans la société,
particulièrement en contextes de transitions agricoles (Prévost*, 2022b). A l’analyse, ce n’est pas
un nouvel Ordre professionnel que souhaitent les agronomes, mais la reconnaissance des
compétences de leur communauté et leur liberté d’agir pour le bien commun dans la réponse aux
grands défis actuels de l’agriculture.
Une nouvelle dynamique collective reste donc encore à construire pour les années à venir, tant
dans la communauté des agronomes que dans les institutions publiques et professionnelles, pour
faire converger les politiques publiques, les objectifs des organismes professionnels, le continuum
recherche-formation-développement, les pratiques des agriculteurs et la reconnaissance des
citoyens-consommateurs.
Les agronomes doivent y prendre toute leur part, en faisant de leur handicap d’absence de
corporatisme, du fait de la diversité de leurs métiers, un atout de légitimité, du fait de leur expertise
sur les systèmes agricoles, de leur ancrage dans la diversité des territoires et de leur proximité, tant
avec la recherche qu’avec la pratique agricole.

182
CONCLUSIONS : LE CHALLENGE D’ÊTRE AGRONOME EN TRANSITION

Bibliographie
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sur les métiers et les compétences des agronomes, à partir de la méthanisation. In « Etre agronome
en contexte de transitions », Agronomie, environnement & sociétés, volume 12 numéro 2.
Barbieri, P., Steffe, J., Reichert, C., Vergnaud, L., 2022. Etre agronome en contexte de transition
numérique. In « Etre agronome en contexte de transitions », Agronomie, environnement & sociétés,
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l’évolution des besoins en compétences des agriculteurs et agronomes d’aujourd’hui et de
demain ? In « Etre agronome en contexte de transitions », Agronomie, environnement & sociétés,
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Michel, I., Capitaine, M., Trystram, G., 2022. La formation initiale des ingénieurs agronomes :
nouveaux enjeux, nouvelles pratiques. In « Etre agronome en contexte de transitions », Agronomie,
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Capitaine, M., Loudiyi, S., 2022. Les effets de la transition alimentaire sur les métiers et les
compétences des agronomes : une lecture à partir des enjeux des processus de reterritorialisation
alimentaire. In « Etre agronome en contexte de transitions », Agronomie, environnement & sociétés,
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Chrétien, F., Pujos, A., Candalh, C., 2022. La formation continue des enseignants en agronomie, au
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Collectif, 2016. L’agronome en action. Mobiliser concepts et outils de l’agronomie dans une démarche
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Colombier, M., Messéan, A., 2022. Enjeux et impacts de la transition globale. In « Etre agronome en
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déférences et conflits épistémiques. In « Etre agronome en contexte de transitions », Agronomie,
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Darré, J.P., 1985. La parole et la technique. L’univers de pensée des éleveurs du Ternois. L’Harmattan,
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Doré, T., Gailleton, J.J, Prévost, P., 2022. Construction et déploiement de l’agronomie dans et par la
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Girard, N., Magda, 2018. Les jeux entre singularité et généricité des savoirs agro-écologiques dans un
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Le Bail Marianne, Bonin, R., 2022. Participer à des collectifs multi-acteurs : rôle et place des agronomes
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environnement & sociétés, volume 12 numéro 2.

183
CONCLUSIONS : LE CHALLENGE D’ÊTRE AGRONOME EN TRANSITION

Martin, G., 2022. Etre agronome en contexte de transitions : enjeux et impacts de la transition
écologique. In « Etre agronome en contexte de transitions », Agronomie, environnement & sociétés,
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Memmi, G., Bouttet, D., 2022. Etre agronome en contexte de transitions : enjeux et impacts de la
transition numérique. In « Etre agronome en contexte de transitions », Agronomie, environnement &
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Messéan, A., Capitaine, M., Doré, T., Prévost-, P., 2020. Vers une agronomie des transitions.
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Meyer, M., 2022. Agriculture low tech : comment innover par les usages. In « Etre agronome en
contexte de transitions », Agronomie, environnement & sociétés, volume 12 numéro 2.
Meynard, J.M., 2016.Les savoirs agronomiques pour le développement : diversité et dynamiques de
production. Agronomie, environnement & sociétés, volume 6 numéro 2, pp19-28.
Mousset, J., 2022. Enjeux et impacts de la transition énergétique pour les métiers d’agronomes. In
« Etre agronome en contexte de transitions », Agronomie, environnement & sociétés, volume 12
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Paravano, L., Petit, M.S., Reau, R., Prost, L., 2022. Etre agronome dans un contexte de transition
agroécologique. In « Etre agronome en contexte de transitions », Agronomie, environnement &
sociétés, volume 12 numéro 2.
Pointereau, P., 2022. Enjeux et implications de la transition alimentaire dans les métiers des
agronomes. In « Etre agronome en contexte de transitions », Agronomie, environnement & sociétés,
volume 12 numéro 2.
Prévost, P., 2022a. Note de lecture de la note bleue AgrIdées « Dynamique agricole : quelles
compétences ? » (Yves le Morvan et Bernard Valluis). In « Etre agronome en contexte de transitions »,
Agronomie, environnement & sociétés, volume 12 numéro 2.
Prévost, P., 2022b. Une autre approche des diplômes et des compétences : l’exemple de l’ordre des
agronomes au Québec - Canada. In « Etre agronome en contexte de transitions », Agronomie,
environnement & sociétés, volume 12 numéro 2.
Séronie, J.M., Omon, B., 2022. L’accompagnement des transitions transforme le métier de conseiller
agronome. In « Etre agronome en contexte de transitions », Agronomie, environnement & sociétés,
volume 12 numéro 2.
Simon, S., Clerc, P., Jonville, D., Réchauchère, O., Messéan, A., 2022. Concevoir des systèmes
techniques agro-écologiques : quel métier pour les agronomes, entre diagnostic,
évaluation/conception et accompagnement ? In « Etre agronome en contexte de transitions »,
Agronomie, environnement & sociétés, volume 12 numéro 2.
Trébuil, G., 2022. Note de lecture de l’ouvrage « Une écologie de l’alimentation » (Nicolas Bricas,
Damien Conaré et Marie Walser, Ed. Quae). In « Etre agronome en contexte de transitions »,
Agronomie, environnement & sociétés, volume 12 numéro 2.

184
D’AUTRES REGARDS SUR L’ÉVOLUTION DES MÉTIERS

Une autre approche des diplômes et des compétences :


l’exemple de l’Ordre des agronomes au Québec -
Canada

Philippe Prévost*
* Alliance Agreenium

À partir d’une communication orale de Pascal Thériault, vice-président de l’Ordre des


agronomes du Québec , lors du séminaire de synthèse de la 11ème édition des Entretiens
agronomiques Olivier de Serres

Au Québec, les agronomes ont depuis longtemps été organisés en tant que profession, d’abord à
partir de la fin des années 1940 sous forme de corporation, puis dans le cadre de la mise en place
de l’office des professions du Québec à partir de 1973, où les Ordres professionnels sont créés avec
un mandat de protection du public. L’Ordre des agronomes du Québec a ainsi été créé le 1er février
1974. Parmi les 40 Ordres professionnels du Québec, l’Ordre des agronomes est de taille
intermédiaire, avec actuellement 3300 membres (dont environ 700 dans le domaine de la
production végétale).
Dans la mission de protection du public, il faut comprendre :
- Bien informer le public afin qu’il puisse déterminer ses besoins,
- Adopter des normes d’exercice axées sur la protection du public,
- Maintenir à jour ses compétences,
- Conserver son indépendance professionnelle.
L’office des professions a accordé à l’Ordre des agronomes un titre et des actes réservés, du fait
que leurs services, qui portent sur les activités agricoles et agro-alimentaires, devaient considérer
les risques et les impacts, inhérentes à ces activités, tant pour les praticiens que pour les
consommateurs.
L’Ordre des agronomes du Québec utilise le mot « agronome » dans un sens très différent de la
façon dont on l’utilise en France, celui-ci correspondant là-bas à une profession normée par une loi,
qui a défini que « l’exercice de la profession d’agronome comprend tout acte posé moyennant
rémunération, qui a pour objet de communiquer, de vulgariser ou d’expérimenter les principes, les lois
et les procédés, soit de la culture des plantes agricoles, soit de l’élevage des animaux de ferme, soit de
l’aménagement et de l’exploitation générale des sols arables, soit de la gestion de l’entreprise
agricole ». « Le législateur a conféré un tel droit d’exercice exclusif aux agronomes en raison de la
complexité de la pratique agronomique, de la latitude dont ils disposent ainsi que des préjudices
sérieux qui peuvent résulter d’une erreur » (A-12 – Loi sur les agronomes66).
Ainsi, l’agronome au Québec correspond à une agronomie au sens large (à l’instar de l’ingénieur
agronome en France) et peut exercer dans les domaines de la production végétale ou animale, mais
aussi toutes les activités de gestion d’entreprise agricole ou de transformation agro-alimentaire.
Six grands champs d’activités sont ainsi considérés dans le référentiel de compétences des
agronomes du Québec67 (Figure 1).

66
https://www.legisquebec.gouv.qc.ca/fr/tdm/lc/A-12
67 https://oaq.qc.ca/wp-content/uploads/2016/03/Referentiel_final.pdf

185
D’AUTRES REGARDS SUR L’ÉVOLUTION DES MÉTIERS

Figure 1 : les champs d’activités des agronomes au Québec (Référentiel de compétences des agronomes
du Québec)68

La caractérisation des compétences, au-delà la qualification par un diplôme


Compte tenu du caractère réglementaire du métier d’agronome, l’exigence requise pour être
reconnu comme agronome a fait l’objet d’un travail de caractérisation des compétences qui a
abouti à la constitution d’un « référentiel de compétences initiales des agronomes du Québec »,
intéressant à considérer dans le contexte français de l’exercice des métiers de conseil en
agriculture. Trois types de compétences sont concernées dans le référentiel : professionnelle,
contextuelle et fonctionnelle.
Ces trois catégories de compétences constituent les axes de développement professionnel des
agronomes (Figure 2).

Figure 2 : Les trois catégories de compétences du référentiel de compétences des agronomes du Québec

68
Toutes les figures sont extraites du référentiel de compétences des agronomes du Québec, accessible en ligne sur le lien
https://oaq.qc.ca/wp-content/uploads/2016/03/Referentiel_final.pdf

186
D’AUTRES REGARDS SUR L’ÉVOLUTION DES MÉTIERS

La compétence professionnelle
La compétence professionnelle est vue comme « la capacité de concevoir et d’agir avec efficience,
de manière opportune et éthique dans le but de répondre à des situations professionnelles complexes
en mobilisant ses propres ressources et celles de son environnement. La compétence professionnelle
se situe aux croisements de trois pôles : l’agronome, le mandat qu’on lui confie et le contexte immédiat
et présumé » (Référentiel de compétences initiales des agronomes du Québec).
Ces compétences professionnelles sont identifiées en lien avec des fonctions (Figure 3) et se
caractérisent par des activités décrites (Figure 4).

Figure 3 : Les fonctions identifiées dans les compétences professionnelles des agronomes

Figure 4 : Les principales activités pour l’exemple de la fonction « Exercer un rôle-conseil en agronomie »

La compétence contextuelle
La compétence contextuelle est définie en fonction d’un champ d’activité circonscrit. Elle « prend
en considération le contexte, les pratiques, les principes et les savoirs qui régissent l’exercice
professionnel dans un secteur d’intervention délimité » (Référentiel de compétences initiales des
agronomes du Québec).
Ces compétences contextuelles distinguent ainsi les profils des agronomes selon les six champs
d’activités des agronomes.
Pour les agronomes de la production végétale, les compétences contextuelles sont différentes
selon le secteur de production : grandes cultures, horticulture, espaces verts (Figure 5). Et elles sont
explicitées par les actions correspondantes à ces compétences (Figure 6).

187
D’AUTRES REGARDS SUR L’ÉVOLUTION DES MÉTIERS

Figure 5 : Les fonctions identifiées dans les compétences contextuelles des agronomes en production
végétale

Figure 6 : Les activités de la fonction de rôle-conseil de l’agronome en production végétale dans le secteur
des Grandes Cultures

La compétence fonctionnelle
La compétence fonctionnelle « renvoie aux différents champs de savoirs — connaissances,
habiletés, attitudes, comportements — requis et pertinents à l’exercice de la profession
d’agronome » (Référentiel de compétences initiales des agronomes du Québec).
Ces différentes compétences sont illustrées par des actions clés que doit être capable de réussir
l’agronome en activité.

188
D’AUTRES REGARDS SUR L’ÉVOLUTION DES MÉTIERS

Figure 6 : Les fonctions identifiées dans les compétences fonctionnelles de tous les agronomes

189
D’AUTRES REGARDS SUR L’ÉVOLUTION DES MÉTIERS

Le référentiel des compétences des agronomes, l’outil de reconnaissance pour le permis d’exercer
la profession d’agronome au Québec
Ce référentiel sert de base pour l’évaluation des compétences des personnes qui veulent exercer
la profession d’agronome au Québec, ceux-ci devant réussir un examen d’admission pour
l’obtention du titre d’agronome du Québec (comme c’est le cas en France pour les professions
médicales et certaines autres professions comme celles de vétérinaire ou d’œnologue).
Un agronome de profession au Québec ne peut donc se satisfaire de la qualification d’agronome
donnée par un diplôme (comme c’est le cas d’ingénieur agronome en France) mais doit justifier
d’un certain nombre de compétences pour pouvoir exercer l’activité d’agronome et se faire
rémunérer pour ses services.
Enfin, l’Ordre des agronomes effectue une inspection professionnelle de chaque nouvel agronome
inscrit à l’Ordre dans les deux premières années d’exercice.
Cette approche de la compétence présente l’intérêt de garantir l’opérationnalité de l’agronome
dans l’exercice de son métier et de certifier les compétences du fait de l’évaluation par les pairs. Et
elle permet également à des diplômés de différents niveaux, pays, âges, de candidater à la
profession d’agronome. Enfin, ce référentiel sert utilement les universités qui le prennent comme
base dans la construction de leurs référentiels de formation et de certification.

La formation continue, une obligation dans la profession d’agronome au Québec


Au-delà du besoin de validation d’une liste de compétences pour être accepté dans l’Ordre des
agronomes, la formation continue est une obligation pour renouveler son inscription sur le tableau
de l’Ordre.
L’agronome doit ainsi remplir les obligations suivantes :
« compléter au moins 40 heures de formation liées à l’exercice de sa profession et admissibles au
cours d’une période de référence de deux ans ;
parmi ces 40 heures, un minimum de quatre heures doit être suivi en éthique et déontologie ou en
pratique professionnelle et choisi par le membre à partir d’une liste d’activités dressée par l’Ordre »
(Guide-Règlement sur la formation continue obligatoire des agronomes69).
Différentes activités sont reconnues comme formation continue :
- « la participation à des cours, des séminaires, des colloques, des conférences ou des ateliers
offerts ou organisés par l’Ordre, par un autre Ordre professionnel, par un établissement
d’enseignement ou par une personne ou un organisme spécialisé ;
- la participation à des formations structurées offertes en milieu de travail ;
- la préparation requise afin d’agir à titre de conférencier, de formateur ou d’enseignant sur un sujet
lié à l’exercice de la profession, notamment la recherche, la lecture et la synthèse de références ;
- la préparation d’une revue de littérature requise pour la rédaction d’ouvrages liés à l’exercice de
la profession, dans la mesure où ils sont publiés, pour un maximum de 10 heures par période de
référence ;
- la préparation d’une revue de littérature requise pour la rédaction d’articles scientifiques liés à
l’exercice de la profession et leur rédaction dans la mesure où ils sont publiés par une autorité
reconnue ;
- la lecture d’articles scientifiques ou d’ouvrages spécialisés, l’écoute d’un document audio
spécialisé ou le visionnement d’un document audiovisuel spécialisé liés à l’exercice de la profession
pour un maximum de 10 heures par période de référence ;

69 https://oaq.qc.ca/wp-content/uploads/2021/08/guide-reglement-formation-oaq-web-1.pdf

190
D’AUTRES REGARDS SUR L’ÉVOLUTION DES MÉTIERS

- la préparation d’un plan de formation continue sur le formulaire reconnu par l’Ordre pour un
maximum de 1 heure par période de référence » (Règlement sur la formation continue des
agronomes70).
L’ensemble de ces activités doit être justifié avec des documents certifiant la réalité de l’activité de
formation, que l’agronome doit fournir à l’Ordre des agronomes au sein d’une plateforme de suivi
des dossiers individuels.

Quels apports d’une réglementation de la profession d’agronome dans les pratiques


agricoles et pour la protection du public ?
La comparaison du fonctionnement du conseil agronomique au Québec et en France est un sujet
délicat du fait d’une histoire très différente. En France, la cogestion du développement agricole à
partir des années 1960 a fait que le conseil agronomique a d’abord été le fait de structures
publiques (chambres d’agriculture), puis s’est progressivement élargi aux structures privées, mais
dont la plupart étaient du régime de la coopération agricole. Mais la période productiviste à partir
des années 1970, en donnant une priorité à l’usage des intrants agricoles, a favorisé les organismes
de commerce d’intrants par leur capacité à fournir en même temps le conseil et la vente. Au
Québec, où de nombreuses professions se sont organisées en corporations, le choix politique a été
de reconnaître un Ordre à partir des années 1970, puis d’encourager le conseil agronomique privé
à partir des années 80, lorsque le choix du gouvernement du Québec a été de se délester des
emplois publics d’agronomes dans les régions.
Pour autant, le mouvement de privatisation du conseil agronomique a été sensiblement le même
et a abouti à des résultats similaires. Au Québec, les agronomes sont aujourd’hui essentiellement
employés dans les industries d’agrofournitures et au sein de clubs de gestion agronomique financés
par des groupements d’agriculteurs. Lorsque ces derniers groupements emploient un agronome, il
y a tout de même une subvention du gouvernement. Et en France, le conseil est très
majoritairement le fait des coopératives agricoles et des entreprises privées d’agrofournitures, et
de plus en plus de consultants indépendants ou en bureaux d’études.
Cette évolution a favorisé une proximité des agronomes avec les clients agriculteurs plutôt qu’avec
les citoyens consommateurs dans les deux pays, ce qui a créé une crise de confiance du public
envers les agronomes dès lors que les questions environnementales, et désormais de santé
publique, ont remis en question les modes de production agricole intensive.
On peut alors se demander quels seraient les intérêts pour les agronomes et les pouvoirs publics
français de s’inspirer du mode de fonctionnement du conseil agronomique s’appuyant sur une
réglementation de la profession d’agronome.
En effet, ce n’est pas seulement le fait d’avoir un pouvoir de prescription auprès des agriculteurs
qui donne un intérêt à l’Ordre des agronomes. Au Québec, en pratique, les agriculteurs ont besoin
de l’avis d’un agronome sur un certain nombre d’actes, en particulier dans l’usage des intrants. A
titre d’exemples :
- tout agriculteur doit avoir un plan agro-environnemental de fertilisation (PAEF) produit et
signé par un agronome ;
- pour l’usage des pesticides, un certain nombre de molécules (de la famille du Chlorpyrifois
et des néonicotinoïdes) sont sous prescription agronomique au Québec, les autres étant
encore en vente libre.
Mais les fonctions de l’agronome évoluant cependant au fil du temps, les agronomes québécois
sont de moins en moins prescripteurs auprès des agriculteurs dont les compétences ont fortement
évolué avec l’évolution des niveaux de qualification, et sont ainsi de plus en plus dans

70 https://www.legisquebec.gouv.qc.ca/fr/document/rc/A-12,%20r.%207.3%20/

191
D’AUTRES REGARDS SUR L’ÉVOLUTION DES MÉTIERS

l’accompagnement dans la stratégie agronomique, individuelle ou auprès de collectifs. Les


agriculteurs, qui rémunèrent les agronomes, les mobilisent lorsqu’ils y trouvent une valeur ajoutée.
Et par ailleurs, les prescriptions restent dépendantes des choix politiques. C’est le cas des
obligations de prescription des produits phytosanitaires, pour lesquelles l’Ordre des agronomes
considère qu’elles sont encore trop limitées à seulement quelques molécules, alors que de
nombreuses autres en vente libre nécessiteraient une prescription.
Ainsi, les prescriptions en France ne sont pas moins contraintes qu’au Québec, du fait de la
conjugaison des exigences de la politique agricole européenne en matière d’environnement et de
santé publique, de la réglementation et des normes françaises, et des demandes sociétales relayées
par les politiques publiques et les entreprises d’aval qui s’adaptent aux évolutions dans les
demandes des consommateurs.
En revanche, un Ordre professionnel présente un certain nombre d’atouts qui méritent réflexion
pour la communauté des agronomes français. Nous en retenons quatre :

L’exigence de compétence professionnelle tout au long de la carrière


Si les formations initiales des agronomes en France sont considérées de qualité, y compris pour être
considérées par l’Ordre des agronomes du Québec comme des qualifications permettant l’accès au
titre d’agronome inscrit à l’Ordre, le maintien voire le renforcement des compétences
professionnelles tout au long de la carrière est un sujet qui est peu traité par les employeurs français
des agronomes. Ce sujet est d’autant plus crucial dans une période de transitions où l’actualisation
des savoirs pour la reconception des systèmes de production adaptés au changement climatique
s’avère une des demandes majeures faites aux agronomes. L’Ordre des agronomes du Québec, en
rendant obligatoire la formation continue et en recommandant certaines formations, peut orienter
rapidement l’évolution des compétences des agronomes selon ce qui est attendu par la société, si
le gouvernement met en place les politiques agricoles correspondantes.

L’indépendance professionnelle
Le fait d’appartenir à un Ordre professionnel rend l’agronome indépendant dans ses actes, y
compris de son employeur. Ainsi, en cas d’illégalité des demandes de l’employeur auprès des
agronomes employés, l’Ordre des agronomes ne va pas directement intervenir auprès de
l’employeur, mais va mettre en avant son mandat de protection du public pour que l’agronome ne
soit pas obligé d’obéir à l’employeur. Dans les entreprises françaises où le conseil agronomique et
la vente d’intrants agricoles pouvaient créer une injonction paradoxale dans le raisonnement des
agronomes, jusqu’à la séparation récente des activités de conseil et de vente, l’indépendance
professionnelle des agronomes représente dans ce type de situation une liberté d’action
importante à considérer.

La reconnaissance de la profession d’agronome auprès des pouvoirs publics et dans les politiques
publiques
A l’instar de ce qui existe en France dans les professions de santé, avec des professions
réglementées (médecins, vétérinaires), un Ordre professionnel constitue un lieu de consultation et
de construction d’avis et de recommandations permettant d’affirmer le point de vue de la
profession. L’Ordre des agronomes du Québec publie ainsi régulièrement des documents de
référence sur différents sujets71, comme le font en France l’Ordre des médecins et l’Ordre des
vétérinaires, qui ont un certain poids auprès des pouvoirs publics.
Par ailleurs, le fait d’avoir une profession reconnue par la loi offre aux agronomes des possibilités
d’interventions dans des secteurs non directement agricoles, par exemple dans la gestion des
ressources naturelles ou dans l’urbanisme. Ainsi, dans le cadre de projets d’urbanisation, l’Ordre

71 https://oaq.qc.ca/membres/profession/documents-de-reference/

192
D’AUTRES REGARDS SUR L’ÉVOLUTION DES MÉTIERS

des agronomes et l’Ordre des urbanistes sont mobilisés pour travailler ensemble sur les nouveaux
projets, prenant ainsi en compte les enjeux et les impacts du projet urbanistique sur l’activité
agricole.

La médiation entre le public et les agriculteurs sur les sujets à controverse


C’est une fonction qui a pris de l’importance ces dernières années du fait de la crise de confiance
entre les agronomes et le public au Québec. En effet, du fait des effets avérés des pesticides sur la
santé, le public s’est inquiété du rôle des agronomes qui ont mandat de protéger le public. Or, le
fait que les pesticides soient pour la majorité en vente libre ne permet pas aux agronomes d’agir
en prescripteur. Cependant, ils auraient dû porter les connaissances sur les risques liés aux
pesticides et agi auprès des agriculteurs et cette prise de conscience de ce rôle à jouer a été tardive.
Cette crise de confiance a fait réagir l’Ordre des agronomes du Québec qui a inscrit dans sa stratégie
2021-2024 un axe sur la confiance du public (Figure 7).

Figure 7 : orientations stratégiques 2021-2024 de l’Ordre des agronomes du Québec

Conclusion
La communication orale du Vice-Président de l’Ordre des agronomes du Québec lors des Entretiens
agronomiques Olivier de Serres et leur approche du développement professionnel des agronomes
selon une démarche de compétences a permis d’identifier un certain nombre d’avantages dans le
fait d’avoir une profession réglementée pour les agronomes.
Mais il est bien difficile d’imaginer cette organisation des agronomes en France. D’une part,
l’agronomie en France concerne prioritairement la production végétale, dans sa relation à
l’environnement et à la gestion de l’entreprise, alors que le Québec considère l’agronome dans tous
les domaines d’activités de l’agriculture et de l’agro-alimentaire. D’autre part, l’Ordre des
agronomes ne concerne que les métiers du conseil, alors que la communauté des agronomes en
France se reconnaît plutôt dans sa diversité des métiers de la recherche, du développement, de la
formation, des entreprises amont et aval de la production, et de la pratique agricole.
Pour autant, les avantages identifiés d’une profession réglementée, que ce soit l’exigence d’une
compétence professionnelle tout au long de la carrière, l’indépendance professionnelle, le rôle de

193
D’AUTRES REGARDS SUR L’ÉVOLUTION DES MÉTIERS

l’agronome dans les politiques publiques, et celui de médiation dans les sujets à controverse,
constituent de véritables leviers pour affirmer le rôle et la place des agronomes dans le contexte
actuel des transitions. C’est la raison d’être de l’Association française d’agronomie et de ses
activités de capitalisation des savoirs, d’échanges de pratiques entre métiers, et de travaux
prospectifs permettant d’anticiper l’évolution des pratiques agronomiques et agricoles. C’est donc
certainement à cette association professionnelle de poursuivre son travail afin de remplir des
missions d’intérêt général pour les agronomes et pour le public, comme le fait un Ordre
professionnel dans un autre contexte.

194
NOTE DE LECTURE

Dynamique agricole : quelles compétences ?


Yves Le Morvan et Bernard Valluis
Note bleue d’AgriDées d’octobre 2022

Philippe Prévost*
* Alliance Agreenium

AgriDées, qui se définit comme le think tank de l’entreprise agricole72, a publié récemment un
document dans leur collection « Notes bleues » intitulé « Dynamique agricole : quelles
compétences ?73 ». L’analyse et les propositions des auteurs, qui portent principalement sur la
population des actifs agricoles (chefs d’entreprise et salariés agricoles), prend en compte la
dimension agronomique des compétences et à ce titre, cette note de lecture intéressera les
lecteurs du dossier « Etre agronome en contexte de transitions » de notre revue.
Les travaux de cette note partent d’un triple constat :
(i) l’agriculture vit une période de défis majeurs avec, d’un côté, le besoin de poursuivre voire
d’amplifier l’activité de production et, de l’autre côté, le rôle à assumer dans le renouvellement des
ressources naturelles (eau, sol, biodiversité) dans un contexte de changement climatique et de
perte de biodiversité ;
(ii) les transitions à engager vont créer des évolutions dans les systèmes agricoles vers une
multiplicité et plus de complexité des questions à résoudre, ce qui exige de considérer le capital
humain comme un facteur de production essentiel des entreprises agricoles de demain ;
(iii) la population agricole (chefs d’entreprises et salariés agricoles) n’a cessé de décroître durant
ces dernières décennies et le renouvellement générationnel constitue un fort enjeu pour les années
à venir.
Ce constat met en évidence que la dynamique agricole, pour se poursuivre, doit s’appuyer sur une
véritable stratégie de ressources humaines, et la note d’AgriDées analyse la situation globale des
compétences, dans leur diversité et leur qualité, de la « ferme France », avant d’identifier des
propositions.
La note est organisée en quatre parties principales. Les trois premières parties analysent la situation
en partant du contexte (« Agriculture et société, le grand décloisonnement »), pour ensuite préciser
les grandes évolutions des métiers agricoles (« Spécificité des métiers agricoles, entre transition et
rupture »), avant d’envisager les besoins en ressources humaines (« Capital humain, des
compétences à cultiver »). La quatrième partie est l’objet de propositions d’actions pour que la
dynamique agricole soit portée par les compétences.

Un contexte d’hybridation de l’agriculture avec le reste de la société


L’agriculture, désormais sous le regard de tous les acteurs de la société, fait l’objet de demandes
voire d’injonctions, parfois contradictoires, que ce soit dans les manières de produire, dans les
façons d’occuper l’espace et de gérer les ressources naturelles, ou dans sa contribution à régler les
problèmes globaux comme le changement climatique. L’activité agricole ne peut plus s’envisager
hors de ses relations à l’environnement, l’alimentation, et plus récemment la santé globale, autant

72
https://www.agridees.com/qui-sommes-nous/
73 Note téléchargeable au format pdf sur le lien https://www.agridees.com/notes/dynamique-agricole-quelles-competences/

195
NOTE DE LECTURE

de domaines qui concernent tous les citoyens.


D’un côté, la plupart des politiques publiques74, y compris la politique agricole, engagent les
entreprises agricoles dans un faisceau de transitions (écologique, technologique, bioéconomique)
qui obligent les agriculteurs à des trajectoires d’évolution de leur projet d’entreprise. Cela exige des
compétences de haut niveau pour développer un raisonnement systémique, mobiliser des
innovations technologiques ou organisationnelles, mettre en œuvre de nouvelles pratiques voire
de nouvelles fonctions au sein de l’entreprise. Ces nouvelles compétences se construisent parfois
au sein de réseaux professionnels mais nécessitent très souvent des apports extérieurs, soit de
nouveaux entrants dans la profession agricole issus d’autres secteurs professionnels, soit de
réseaux d’acteurs de territoires locaux qui contribuent à l’élaboration de projets individuels ou
collectifs en apportant leurs propres expériences et compétences.
De l’autre côté, les modèles entrepreneuriaux se diversifient pour mieux répondre à la fois aux
aspirations diverses des chefs d’entreprise et aux besoins différenciés des acteurs locaux et des
consommateurs, ce qui engendre une diversité de profils de compétences. Si une base de
compétences techniques est nécessaire à tous les chefs d’entreprise et salariés agricoles, d’autres
compétences sont requises différemment selon les structures et tailles d’entreprises :
management et gestion d’entreprise, marketing, usage des outils numériques, relations clients, …,
à l’instar de ce qui existe dans les autres secteurs d’activité !
Enfin, la préparation aux métiers de l’agriculture ne se limite plus aux seuls publics issus du monde
agricole. Le renouvellement des générations est devenu un tel enjeu que le recrutement dans
toutes les sphères de la société est d’autant plus important que les métiers de la production
agricole sont en concurrence avec les autres secteurs d’activité (y compris pour les jeunes issus du
monde agricole) et que ces métiers de l’agriculture sont vus par certains publics urbains comme
porteurs de valeurs fortes.
Ce décloisonnement de l’agriculture avec le reste de la société doit être vu comme une opportunité,
à condition de traiter trois sujets de fond : le renouvellement des générations d’agriculteurs pour
garder une diversité de modèles agricoles, la poursuite de l’élévation du niveau de qualification
pour maîtriser les évolutions technologiques et organisationnelles, et l’attractivité des métiers,
pour attirer une diversité de profils d’apprenants motivés par l’activité agricole.

Des métiers agricoles qui vont se transformer


Le contexte dans lequel se trouve l’activité agricole suggère aux auteurs de traiter la question des
ressources humaines en agriculture dans ses deux aspects quantitatifs et qualitatifs.
Sur le plan quantitatif, deux défis sont le renouvellement des générations et l’accentuation de la
féminisation pour stopper l’érosion de la population active agricole. Et la diversification des modes
d’organisation des entreprises agricoles, que ce soit par les nouvelles formes collectives
d’association, ou par la dissociation du capital et du travail sous forme du développement de la
pluriactivité et de services de délégation de travaux, modifie fortement les besoins de main
d’œuvre, en particulier en salariés agricoles, dont l’effectif a fortement augmenté durant la
dernière décennie.
Sur le plan qualitatif, le constat est le besoin de poursuivre l’augmentation du niveau de
qualification, que ce soit pour les chefs d’entreprise ou les salariés agricoles, du fait de
l’élargissement de la palette de compétences nécessaires. Dans le champ des connaissances, les
auteurs considèrent que, outre une formation de base solide sur le plan scientifique et technique,
les connaissances en sciences sociales (pour mieux gérer les relations humaines dans les formes
sociétaires ou dans le management de personnel) et en sciences juridiques (droit du travail, droit

74
Les exemples de la loi « Climat et résilience » en France et du Pacte vert « Green Deal » en Europe sont des exemples pris en
référence de politiques publiques impactant directement l’agriculture.

196
NOTE DE LECTURE

des collectifs, droits contractuels,…) deviennent indispensables aux chefs d’entreprises agricoles.
Ils insistent par ailleurs sur deux domaines de connaissances nouveaux à intégrer dans tous les
cursus de formation : les connaissances sur les transitions pour mieux organiser les trajectoires
d’évolution des techniques et des pratiques agricoles, et les connaissances des technologies
numériques, utiles dans toutes les activités agricoles (aide à la décision, pratiques assistées,
communication,…). Dans le champ des compétences, les auteurs insistent sur le besoin de
renforcer le développement de compétences transversales, comme les capacités à travailler en
équipe, à gérer des projets, à traiter des sujets complexes, ou à développer des approches trans-
sectorielles.

Préparer et maintenir les actifs agricoles aux transitions


Si les auteurs rappellent que différentes études et appels à projets75, en particulier dans le cadre de
France Relance 2030, permettent de préparer l’avenir du monde agricole, et que, par ailleurs,
l’enseignement agricole sous tutelle du Ministère de l’agriculture a une capacité à anticiper les
évolutions des métiers et des compétences, via son système d’appui à la formation initiale et
continue, il est indispensable de prendre en compte le besoin de nouvelles temporalités.
En effet, le temps long des générations d’actifs et des systèmes d’enseignement doit aujourd’hui
s’adapter au temps court de l’adaptation continue aux variations de l’environnement, qu’il soit
climatique, social ou économique, ou de l’intégration de technologies nouvelles favorisant la
performance et la résilience des entreprises.
C’est donc un pilotage en temps réel des compétences qu’il convient d’opérer dans l’ensemble des
dispositifs de préparation aux métiers et de formation tout au long de la vie.
Mais les auteurs précisent que cela suppose que l’approche des compétences des actifs agricoles
s’insère dans la réflexion globale sur le rôle de l’agriculture dans une société en mouvement et dans
un environnement incertain, car les agriculteurs et leurs salariés restent dépendants des choix de
société et des conditions socio-économiques.

« La dynamique agricole portée par les compétences » (p.29)


La quatrième partie du document correspond aux propositions des auteurs pour que la dynamique
agricole ait pour levier essentiel le capital humain. Ils organisent ainsi cette partie en trois
catégories de propositions :
1 – « Renforcer le champ des compétences » : En dehors des domaines d’enseignement méritant un
renforcement, identifiés dans le constat sur la transformation des métiers (connaissances
managériales et juridiques, maîtrise du numérique, approche par projet de situations complexes),
une proposition nouvelle serait de généraliser (i) l’évaluation systématique de toutes les
formations (comme c’est déjà le cas en formation continue ou en formation initiale d’ingénieur) et
(ii) le retour dans les formations d’une évaluation de l’efficacité de la formation dans la réussite du
projet professionnel des actifs agricoles.
2 – « Focaliser sur la transition climatique » : considérant l’adaptation au changement climatique et
la reconquête de la biodiversité comme « la mère des batailles » (p.31), les auteurs insistent sur le
besoin que tous les actifs agricoles développent une vision systémique des relations entre leurs
activités et les conditions climatiques et environnementales. Ils proposent pour cela de créer une
« École nationale de l’Agro-Climat », associant les Écoles agronomiques publiques et privées, ainsi
qu’INRAE, soit sous forme d’un lieu physique, soit sous forme d’un référentiel commun de
compétences à décliner par niveaux de formation, mais aussi auprès des différents publics de

75Pour ne citer que deux exemples : le rapport Les métiers en 2030 (https://dares.travail-emploi.gouv.fr/dossier/les-metiers-en-
2030) et l’appel à manifestation d’intérêt Compétences et métiers d’avenir (https://www.gouvernement.fr/france-2030-appel-a-
manifestations-d-interet-competences-et-metiers-d-avenir-informations-et-fiches )

197
NOTE DE LECTURE

formation continue, en particulier ceux du développement agricole. Et en complément, une


deuxième proposition dans la focalisation sur la transition climatique serait la mise en place « d’une
communauté de démonstrateurs territoriaux climatiques ». A l’instar du réseau des fermes DEPHY,
qui expérimentent la réduction des intrants dans les systèmes de culture (plan Ecophyto), ces
démonstrateurs seraient des réseaux locaux d’acteurs, de compétences et d’outils permettant de
co-construire et de partager les connaissances et compétences nécessaires à l’adaptation et
l’atténuation du changement climatique.
3 – « Promouvoir le capital humain » : là encore, les auteurs s’appuient sur les constats des
premières parties pour affirmer deux propositions visant à rendre l’agriculture attractive pour les
générations à venir.
D’une part, toute la diversité des modèles d’agriculture doit être mise en relief dans la
communication pour pouvoir intéresser tous les publics, qu’ils soient ruraux ou urbains (de
l’agriculture conventionnelle aux diverses formes d’agriculture urbaine), ou qu’ils s’intéressent à
l’environnement ou à l’alimentation (l’exemple du Québec est mis en avant dans la capacité des
agriculteurs à partager leur expérience avec le public via des émissions de télé-réalité). Mais la
communication doit viser également, par l’ensemble des organisations professionnelles agricoles,
une coordination des actions avec les services de formation-emploi pour attirer les publics peu
familiers de l’agriculture dans chaque territoire.
D’autre part, c’est sur l’ensemble des conditions d’exercice de l’activité agricole que doit porter
l’effort d’attractivité sociale et sociétale (revenu agricole, services en milieu rural, qualité de vie au
travail, relation formation continue/emploi/attractivité, …). Cela suppose qu’un soutien public
spécifique à l’innovation sociale et technologique soit engagé par l’Etat et les collectivités
territoriales pour permettre de créer une dynamique agricole adaptée à chacun des territoires.

A l’issue de la rédaction de cette synthèse de la note bleue d’AgriDées « Dynamique agricole :


quelles compétences ? », nous devons remercier les auteurs d’avoir produit une analyse de grande
qualité s’appuyant sur des données quantitatives riches et de nombreuses sources
bibliographiques. Et les agronomes ne peuvent qu’être satisfaits de l’analyse des auteurs sur le
besoin de développement de compétences qui sont au cœur de l’identité de l’agronomie : la
démarche systémique, la formation pluridisciplinaire, la construction de compétences
transversales pour accompagner les individus et les collectifs agricoles dans la prise de décision et
l’action, l’anticipation des transitions, qu’elles soient environnementales ou socio-techniques …Et
l’analyse portant essentiellement sur les chefs d’entreprise et salariés agricoles, cela renforce la
conviction qui a prévalu lors de la création de l’Association française d’agronomie, à savoir la
volonté d’être un carrefour professionnel entre tous les métiers d’agronomes, les agriculteurs en
faisant partie !
Mais nous pouvons en revanche regretter que ce travail se soit concentré sur le développement
des compétences individuelles, alors que ce qui manque encore cruellement dans la dynamique
agricole actuelle est l’affirmation de la compétence collective de la « ferme France », qu’il faut par
ailleurs ne pas limiter à la production agricole, car c’est tout l’écosystème agricole et rural dans les
territoires qui doit permettre d’accroître l’attractivité auprès des jeunes générations. Car si
l’entreprise agricole reste bien individuelle, la dynamique agricole, elle, ne peut être que collective
pour franchir les étapes d’une trajectoire d’évolution pour l’adaptation au changement climatique
et la préservation de la biodiversité. Et la France a la chance d’avoir de nombreux atouts pour
affirmer la force du collectif. D’un côté, les organisations professionnelles agricoles sont très
présentes, du niveau local au niveau national, pour l’accompagnement des agriculteurs, de l’amont
à l’aval de la production, et ont toute la puissance nécessaire pour accélérer les transitions de
l’agriculture. De l’autre côté, le système de recherche-formation-développement en France est
efficace et proche des praticiens. Cela facilite la production et la diffusion des connaissances et des
techniques et des références qui nourriront leurs compétences évolutives, et ce d’autant plus

198
NOTE DE LECTURE

aisément que les agriculteurs sont de plus en plus parties prenantes dans la production des
connaissances. Et enfin, et peut-être surtout, la dimension culturelle de l’agriculture, gestionnaire
des ressources naturelles et du vivant, et productrice de biens nourriciers, invite les agriculteurs à
de nouvelles pratiques et donc de nouvelles compétences qui mobilisent les collectifs, que ce soit
dans les pratiques agroécologiques, la prise en compte du bien-être animal, les ateliers de
transformation, la vente directe, le lien à tous les autres acteurs locaux du développement
territorial …
Et cette compétence collective reste à décloisonner, non pas avec le reste de la société, mais par
une volonté partagée dans le monde agricole. Prenons deux exemples illustratifs :
- La réduction des intrants et le développement de pratiques agroécologiques a fait l’objet
de nombreux travaux de recherche et recherche-développement depuis 20 ans, et
l’exemple du réseau des fermes DEPHY, mis en avant par les auteurs, montre que malgré le
développement de compétences individuelles d’agriculteurs du réseau DEPHY qui se sont
engagés dans la transition écologique et la triple performance écologique, économique et
sociale qu’ils ont réussi à démontrer, la compétence collective ne s’est pas aussi largement
construite dans les territoires que ce qui était attendu par les pouvoirs publics et les
citoyens !
- La diversité des modèles d’agriculture qui, chacun sait, fera la résilience de la « ferme
France » à l’avenir, mais aussi son attractivité, fait l’objet d’un verrouillage à toutes les
étapes de la diversification : dans l’allocation des terres à des projets d’installation dits
« non conventionnels », favorisant un agrandissement allant à l’encontre de
l’accroissement de la population agricole ; dans les technologies innovantes, qui sont avant
tout adaptées à l’agro-industrie alors que de nombreux entrants dans l’agriculture sont à la
recherche de technologies low-tech performantes ; dans les débouchés des productions,
les filières ayant organisé les marchés sur la seule logique des marchés mondiaux ; dans les
dynamiques territoriales où les logiques individuelles priment le plus souvent face à des
logiques collectives. La compétence collective visant à faciliter la diversité des agriculteurs
et des agricultures reste encore trop embryonnaire pour rendre attractive les métiers de
l’agriculture. Et la condition de son développement est avant tout l’affirmation, qui va bien
au-delà des discours, d’un projet unifié du monde agricole pour une agriculture écologique,
résiliente et performante, à l’échelle des territoires locaux et à l’échelle nationale.
Ainsi, au-delà des propositions bienvenues de cette note bleue d’AgriDées, ne faudrait-il pas une
nouvelle note qui travaillerait sur la compétence collective du monde agricole, en menant une
analyse aussi rigoureuse que dans cette note, afin de rendre effectives les conditions favorables
aux transitions attendues par les citoyens et les pouvoirs publics ?

199
NOTE DE LECTURE

200
NOTE DE LECTURE

Note de lecture
Quelques réflexions autour du livre
« La fabrique de l’agronomie »
(Boiffin, J., Doré, T., Kockmann, F., Papy, F., Prévost P., Quae Editions, 2022)

Olivier Réchauchère1 et Marianne Le Bail2


1INRAE UMR Agronomie, 2AgroParisTech

Une note de lecture écrite par des agronomes, au sujet d’un livre sur l’agronomie76, parue dans la
revue de l’association française d’agronomie, association dont les auteurs du livre sont parmi les
principaux initiateurs : la voie de l’analyse critique est étroite, et le défi de donner de la visibilité à
la culture agronomique vers un public élargi, qui est l’un des objectifs de cette revue77, semblait
hors d’atteinte… La lecture de l’ouvrage a fait tomber ces réserves : il donne des clés pour
comprendre la construction de l’agronomie, il n’élude pas les critiques dont l’agronomie a pu faire
l’objet et par cette posture même, il se rend accessible à un public que les discussions internes à la
discipline n’intéressent pas.

Les agronomes ont une longue tradition de réflexion historique et épistémologique sur leur
discipline. Peut-être est-ce dû au fait que l’agronomie est une science en -nomie, ce que Benjamin
Buisson, dans un numéro précédent de cette revue78, interprète notamment comme la
manifestation, dans le vocabulaire employé, d’être, pour l’agronomie, à la fois dans la production
de connaissances ayant un caractère générique, et dans l’action sur le monde, celui de l’agriculture.
En utilisant le vocabulaire des économistes (l’économie, autre science en -nomie), on pourrait dire
que l’agronomie est à la fois positive et normative. Donc pas seulement dans l’élaboration de
concepts (une -logie), pas seulement dans la production d’une collection de savoir-faire (une -
technie), mais une -nomie, qui se constitue dans l’action et la rétroaction entre l’agronome et
l’objet qu’il s’est donné et sur lequel il intervient, en vue de le transformer, d’y concevoir des
innovations, en somme au carrefour de la science et de l’ingénierie. En conséquence, et du fait
même de cette visée transformatrice, le champ scientifique de l’agronomie est fortement en prise
avec la société et ses institutions.

Un ouvrage aux partis pris éditoriaux bien affirmés

Pour rendre compte de cette complexité épistémologie et sociale à caractère systémique, il aurait
été possible, pour les auteurs, de choisir un certain nombre d’enjeux environnementaux ou
alimentaires dans lesquels l’agriculture a une place prépondérante et de décrire comment
l’agronomie s’est façonnée suivant ses deux penchants, en s’engageant dans la compréhension des
phénomènes en jeu et en intervenant dans la résolution des problèmes qui se posent. Mais cette
option aurait sans doute été trop dispersive pour rendre compte de la cohérence de l’approche
agronomique, et des régularités que son inscription dans les institutions de la société donne à voir.
L’autre option, celle retenue par les auteurs du livre, a été d’isoler les différentes composantes du
champ scientifique et social de l’agronomie tel que décrite précédemment, et de montrer comment

76 Pourquoi le mot fabrique ? Les auteurs ne discutent à aucun moment dans le livre du choix de ce terme. Est-ce par référence à
un ouvrage ou article précédent ? Fabrique est intéressant par sa polysémie : c’est à la fois le fait d’élaborer, de fabriquer et le lieu
où se fait cette fabrication. Ils auraient aussi pu dire la manufacture qui est à la fois action de façonner, originairement à la main
et l’établissement où l’on fabrique.
77 la revue AE&S entend contribuer à la réflexion sur la place et le rôle de l'agronomie et des divers métiers d'agronomes dans le

développement des sociétés contemporaines, tout en augmentant la visibilité de leurs points de vue.
78
Benjamin Buisson, vous avez dit agronomie ? AES vol 3 n°1, 2013
https://agronomie.asso.fr/fileadmin/user_upload/revue_aes/aes_vol3_n1_juin2013/pdf/aes_vol3_n1_18_buisson.pdf

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NOTE DE LECTURE

elles se sont progressivement élaborées. Pour tailler dans cette matrice complexe, les auteurs ont
ainsi choisi la transversalité vue depuis la discipline agronomique plutôt que la transversalité vue
depuis les enjeux sociétaux, ce qui est parfaitement légitime, d’autant qu’ils ont veillé autant que
possible à éviter les redites entre ces récits diachroniques, tout en reconstituant les liens que ces
récits autonomes ont nécessairement rompus.
Ils ont par ailleurs choisi de restreindre le champ du livre à l’agronomie au sens de l’étude de
l’agroécosystème (agronomie sensu-stricto par opposition à l’agronomie de l’ensemble des
activités agricoles, celle qui recouvre le champ de la formation dans les écoles d’ingénieurs
agronomes), de s’en tenir à la trajectoire de l’agronomie en France et depuis le milieu du XXème
siècle, ce qui n’est pas anodin : les auteurs soulignent tout ce qu’une approche comparée entre
pays d’une part et une lecture du temps long d’autre part aurait apporté à l’ouvrage, mais ils
revendiquent d’une certaine manière la pertinence d’une approche centrée sur l’école française
d’agronomie dans l’après-guerre, pour son originalité et parce que c’est une période de renaissance
et de cristallisation de l’agronomie accompagnant la grande transformation de l’agriculture
française. L’introduction générale de l’ouvrage, remarquable par sa concision (6 pages), rend
compte de ces options de façon très limpide.

Le livre raconte ainsi comment l’agronomie s’est fabriquée. Les auteurs ont organisé le récit en
deux parties, l’une centrée sur la discipline scientifique (en cinq chapitres) l’autre sur l’inscription
de l’agronomie dans les institutions de la société (en quatre chapitres).
La première partie étudie successivement l’élaboration des concepts de l’agronomie et notamment
ceux d’élaboration du rendement, d’itinéraire technique et de système de culture (ch1), de ses
outils pour appréhender la réalité, notamment l’observation, l’expérimentation, l’enquête, la
modélisation et le défi de l’exploitation des « big data » (ch2), puis l’évolution progressive des
niveaux d’échelle que l’agronomie aborde, que ce soit l’échelle spatiale ou celle du degré de
couplage avec des fonctions autres que productives, avec principalement la question des impacts
environnementaux (ch3). L’approche de la discipline agronomique se poursuit par l’étude des
trajectoires d’interaction de l’agronomie avec d’autres disciplines, celles des sciences naturelles et
des sciences sociales (ch4) et enfin retrace la place de l’innovation tout au long de l’historique de
l’agronomie, en identifiant l’apparition successive de différents régimes de conception (ch5).
La deuxième partie passe en revue les institutions de la société dans lesquelles l’agronomie
intervient : la recherche regardée en particulier à travers un parallèle très fructueux entre les
institutions de métropole et d’outre-mer mettant en regard trois types de récits (organisation
institutionnelle, thématiques abordées et démarches mises en œuvre) (ch6), la formation
agronomique (supérieur, technique, formation continue) comme creuset de la construction de
l’agronomie à travers un enseignement vers l’action, attaché au terrain et tendu vers la prise en
charge de problèmes à résoudre à différents niveaux d’échelle (parcelle, exploitation, territoire)
(ch7), le système de développement agricole, dont les transformations sont d’abord décrites, et
qui est analysé comme le lieu du dialogue entre la profession agricole, la formation et la recherche
(ch8) et la contribution de l’agronomie aux différentes étapes du cycle des politiques publiques
(ch9) qui analyse après une brève synthèse historique de celles-ci, les succès et les difficultés des
agronomes dans la concrétisation de leur expertise au service de l’action publique à propos de
quelques grandes questions (l’azote et l’environnement ; les sols et leurs aménagements ; la
protection des plantes)
Ces différents angles d’attaque donnent au lecteur néophyte une lecture de la double dimension
de l’agronomie, science pour comprendre / science pour agir. A l’agronome averti, ils permettent
de prendre du recul par rapport à la façon dont il pratique sa discipline et de redonner une
cohérence à l’ensemble de l’édifice, dont les agronomes, dans la diversité de leur métiers et des
institutions dans lesquels ils interviennent, ne visitent souvent qu’une partie.
L’ensemble, bien qu’imposant, est de lecture aisée car s’il manque peut-être quelques illustrations
très visuelles, il propose dans tous les chapitres des niveaux de lectures variés (différents angles de
vue, encadrés illustratifs, repères bibliographiques) qui permettent des regards croisés et donnent

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NOTE DE LECTURE

du relief au récit.

Autonomie de l’agronomie : un devoir d’inventaire réussi

Le lien si intime que l’agronomie française entretient avec une réalité agricole très située,
l’agriculture française depuis 1945, qui a accompagné sa refondation et sa cristallisation, amène une
question cruciale, que les auteurs formulent explicitement : « En quoi l’agronomie s’est-elle
construite en dépendance vis-à-vis des objectifs assignés à l’agriculture au fil de l’évolution de la société
française ? » (p.19)
L’importance de ce questionnement mérite un détour par une réflexion d’ordre épistémologique.
L’agronomie est-elle impartiale ? autonome ? neutre ? Leo Coutellec philosophe des sciences
distingue79 l’impartialité des sciences, qualité qui « se caractérise par l’absence d’influence des
valeurs non épistémiques dans la motivation interne de la science ». Il réserve le concept
d’autonomie80 « à la question de l’autonomie vis-à-vis des orientations de la recherche, l’élaboration
des stratégies de recherche et le choix des méthodologies ». La neutralité, pour sa part, requiert
l’impartialité des méthodes mais va au-delà puisque qu’elle suppose aussi « le caractère ouvert des
applications possibles des connaissances ».
Pour revenir à la question que les auteurs se posent, on peut dire, en suivant ces trois définitions
proposées par Coutellec, que l’agronomie s’est construite en généralisant des méthodes, outils et
concepts qui répondent à l’exigence d’impartialité, mais qu’elle n’a pas été neutre, car ayant
accompagné très majoritairement le développement d’un modèle agricole intensif. Ainsi, une plus
grande autonomie dans le choix de ses objets de recherche l’aurait sans doute amenée à anticiper
beaucoup plus tôt les effets négatifs de ce modèle. Mais, choix cornélien, un tel regard, fixé sur le
moyen terme, l’aurait peut-être rendue presbyte au diagnostic des problèmes à résoudre dans
l’évolution tendancielle de l’agriculture !
Ce qui est intéressant, rassurant et stimulant est que cette analyse n’est pas seulement la nôtre,
mais celle des auteurs de l’ouvrage eux-mêmes81. Ainsi le livre donne à voir, même si ce n’est pas
son intention, comment le choix d’étudier, dans la réalité agricole, des cas d’étude majoritairement
liés au processus de modernisation de l’agriculture a orienté l’agronomie. La science construit
certes ses objets, mais dans le cas présent, les objets ont réciproquement orienté la production de
la science. Le livre montre que l’agronomie a été façonnée par les objets qu’elle étudie, autant que
par l’intention de ses pratiquants. Et fort à propos, les auteurs n’hésitent pas à faire une certaine
autocritique de cette trajectoire, autocritique qui est à la fois salutaire et éclairante.
Par exemple, décrivant l’enseignement agronomique avant 1970, qui n’allait pas au-delà de la
phytotechnie, les auteurs expliquent que « l’intensification de la production agricole étant la finalité
de la formation technique, les contenus d’enseignement sont alors orientés vers les savoirs favorisant
l’amélioration des rendements des productions végétales et animales » (p.330).
Concernant la prise en compte des impacts environnementaux de l’agriculture, les auteurs
reconnaissent que « les questions environnementales ne sont pas centrales dans le projet de
l’agronomie avant 1990, et qu’avant 1980 elles sont souvent collatérales. (…) L’environnement n’est
petit à petit apparu plus visiblement dans les préoccupations de la discipline en France que dans les
années 1980. La contribution initiatrice généralement retenue est connue sous le vocable « rapport
Hénin », dont le titre est Activités agricoles et qualité des eaux (Hénin, 1980a) (p.41).
Autre exemple, concernant la prise en compte du sol milieu vivant, les auteurs reconnaissent qu’il

79 Léo Coutellec, La science au pluriel, essai d'épistémologie pour des sciences impliquées, 2015
https://www.quae.com/produit/1330/9782759224005/la-science-au-pluriel
80
Suivant Lacey 1999, il explique que « l’autonomie impliquerait un détachement du choix méthodologique et des orientations
stratégiques des préoccupations ou intérêts sociaux. »
81 Ils reconnaissent pourtant très justement qu’ils sont mal placés pour faire cette lecture : « Cet ouvrage est écrit par des

agronomes. Ils analysent la construction de la discipline qui a été au centre de leurs diverses activités professionnelles, et n’ont de ce
fait pas le regard distancié qu’auraient des spécialistes de l’histoire des sciences ou de l’épistémologie. Au contraire, ayant fait eux-
mêmes partie des acteurs qui ont construit l’agronomie, ils ont un regard qu’on pourrait qualifier d’engagé » (p.14)

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NOTE DE LECTURE

ne commence à être étudié pour soi que dans les années 2000 (p.441). Jusque-là, « on admettait
bien sûr dans le sol une certaine vie, puisque la matière organique y jouait un rôle important – mais
c’est à peu près là que s’arrêtait la prise en compte de la composante biologique dans
l’agroécosystème, hors bien sûr l’espèce omniprésente qu’est l’espèce cultivée, et à l’exception des
communautés d’adventices » (p.43).
Les auteurs n’ont pas souhaité s’avancer sur le terrain de l’explication de ces orientations ni
d’élucider leurs causalités socio-économiques, politiques, épistémologiques. Il était pourtant
possible de dire que l’on baignait alors dans le contexte de la modernisation, et que cela peut
hypothétiquement expliquer les orientations de l’agronomie : s’agissant du compartiment
biologique de l’agroécosystème, à quoi bon s’intéresser à tout ce que les intrants permettaient de
suppléer ou de contrôler ?
Un détour par les travaux dans le domaine de la qualité développés dans les années 90 eut été aussi
utile pour montrer que déjà, à travers l’analyse agronomique des filières, ces premières
propositions renouaient l’agronomie avec la « fabrique alimentaire », et nuançaient des approches
strictement confinées au rendement. Elles ont permis aux agronomes dans la recherche, le
développement et l’enseignement de prendre en compte les mutations récentes des systèmes
alimentaires.
Finalement, et pour revenir au constat d’un certain déficit d’autonomie de l’agronomie, on ne peut
donc que souscrire à cet extrait de la conclusion du livre : « Ainsi, il ne peut être nié que, dans la phase
initiale de la fabrique, l’agronomie a été « productiviste ». Elle est, par la suite, restée longtemps «
productionniste », autrement dit axée sur les critères de production quantitative, dans une position
d’observation passive d’évolutions sur lesquelles elle n’avait guère prise. Encore aujourd’hui et en
dépit des multiples réformes de la politique agricole commune, les mécanismes de rémunération des
agriculteurs privilégient l’abaissement des coûts de production et l’accroissement de productivité,
alors que les autres aspects de la multifonctionnalité ne sont rémunérés que de façon détournée,
précaire et finalement peu incitative. Plutôt qu’une adhésion idéologique des agronomes à
l’intensification, c’est un déficit de problématisation sur les enjeux autres que la production qu’il y
aurait lieu de pointer (p. 470).
La capacité que les auteurs ont eu de pointer ces faiblesses dans l’histoire de l’agronomie est une
qualité de l’ouvrage : il donne au lecteur le sentiment qu’il ne s’agit pas d’une histoire lisse et policée
et donne ainsi de la crédibilité à l’ensemble de leur travail.

L’agroécologie est-elle le futur de l’agronomie ?

Les auteurs ouvrent en conclusion sur ce que l’analyse de la trajectoire de l’agronomie depuis 1945
offre comme perspectives pour son futur. Ils se demandent par exemple si « l’écologisation de
l’agriculture », dont la nécessité est proclamée de toutes parts, implique une refondation de
l’agronomie ? » (p.471) et apportent une ébauche de réponse : « l’écologisation de l’agronomie
apparaît principalement comme une nouvelle avancée, avec son lot de remises en cause de paradigmes
dépassés et d’assimilation de notions inédites, notamment en provenance de l’écologie, plutôt que
comme une remise en cause radicale des acquis » (p.472).
Derrière le vocable d’écologisation de l’agriculture ou de l’agronomie, se cache évidemment la
question de l’émergence de l’agroécologie. La question semble être réglée dès le début du livre :
« … en même temps qu’émergeait cette nouvelle demande de retour de l’agronomie, cette dernière a
pu parfois être considérée comme dépassée, devant être remplacée par l’agroécologie. Cette vision
méconnaît le caractère protéiforme de l’agroécologie (Wezel et al., 2009 ; Doré et Bellon, 2019), qui est
loin de n’être qu’une discipline scientifique dans laquelle se dissoudraient les autres » (p.31).
L’argument semble un peu court : le fait que l’agroécologie soit à la fois une discipline scientifique,
un ensemble de pratiques agricoles et un mouvement socio-politique, prenant ainsi toutes les
dimensions d’une science impliquée telle que définie plus haut, tandis que l’agronomie se limite à
être une discipline scientifique assortie d’une pratique clinique n’empêche en effet pas de les
mettre en regard, au moins dans leur dimension de discipline scientifique. Les auteurs le

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NOTE DE LECTURE

reconnaissent finalement en constatant que « En définitive, l’émergence de l’agroécologie aura


poussé l’agronomie à remettre en cause ses finalités, et à construire de nouveaux paradigmes plus en
phase avec les nouveaux enjeux des agricultures du monde. La biodiversité devient ainsi un objet
central pour comprendre et piloter les agrosystèmes ».

L’avenir dira ce qu’il adviendra des rapports entre l’agronomie et l’agroécologie. Celle-ci, de par son
caractère de science impliquée n’est-elle pas bien en phase avec les attentes de la société, dans un
monde où l’on croit de moins en moins à la neutralité des sciences et où l’on valorise au contraire
leur nécessaire pluralité voire implication ? Un nouveau détour par des considérations
terminologiques peut apporter un éclairage intéressant : dans l’histoire, le terme « agronome »
semble avoir précédé le terme « agronomie »82. A l’inverse l’agroécologie a fait irruption dans le
débat sociétal et scientifique en étant portée par une pluralité d’acteurs, et, parmi les scientifiques,
des écologues, des sociologues, des économistes mais surtout et essentiellement des agronomes,
mais pas d’agroécologues. La « fabrique de l’agronomie » nous montre la capacité des agronomes
à faire bouger leurs concepts, leurs méthodes, leurs interventions en intégrant l’évolution des
besoins de la société et les propositions des autres disciplines.
Cela veut-il dire finalement que les agronomes ont tout aujourd’hui pour penser l’agroécologie sans
qu’il soit besoin de créer une catégorie « agroécologues » ? C’est ce que la suite de l’histoire de
l’agronomie qui nous est dite ici devrait prouver.

Pour conclure, ce livre plutôt que de prétendre fixer dans le marbre un récit épique et unique de la
construction de l’agronomie, offre un formidable foisonnement d’idées sur les processus de
fabrique d’une discipline, exercice très salutaire à l’âge des incertitudes.

82 Benjamin Buisson, 2013, op cité

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