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ÉCOLES ET CONSERVATOIRES

Pédagogie
et enfants handicapés
MUSIQUE ET HANDICAP. La loi du 11 février 2005 permet aux personnes en situation de handicap de suivre
l’enseignement artistique dispensé dans les conservatoires. Comment réussir cette intégration et par quels
moyens? Patrick Guillem, professeur de guitare au Conservatoire du Centre de Paris (1er à 4e arrondissement),
nous apporte son témoignage.

Tout professeur d’enseignement artistique exerce son travail à Exemples de projets pédagogiques
partir d’un projet pédagogique. Cette mission de service public avec des élèves lourdement handicapés
est de transmettre un savoir, de sensibiliser et de faire aimer la Le premier cours avec une élève autiste a été une épreuve pour
musique, la danse et l’art dramatique dans un but d’enrichisse- moi: elle était si heureuse de cette première séance qu’elle criait
ment et d’épanouissement de l’élève. Nous ne sommes pas for- et manifestait une grande agitation. Fort de cette expérience,
més pour enseigner à des personnes handicapées et restons dès mon deuxième cours, j’ai tout basé sur la nuance pianissimo,
confrontés à la difficulté de faire entrer cet enseignement dans du bonjour au travail instrumental, et cela a tout de suite fonc-
le projet d’un établissement, le schéma directeur, la nécessité tionné. J’ai par la suite augmenté cette nuance, comme si je
des résultats imposés par les examens ou encore la comparaison poussais un curseur vers le haut, le but étant à volonté de pou-
avec d’autres classes… voir augmenter ou baisser le volume sonore sans engendrer de
débordements.
Le projet pédagogique J’ai appris, en contactant l’hôpital de jour où elle était, qu’ils tra-
Pour la plupart des handicaps, notre bon sens, nos compétences vaillaient également dans ce sens. A la fin de la première année,
et notre esprit créatif suffisent à l’élaboration de ce projet péda- et cette étape franchie, nous abordions une méthode (travail de
gogique individualisé. Le problème reste entier pour les handi- lecture et restitution sonore), la gamme de do majeur en
caps physiques ou mentaux plus importants. Il faut toujours par- 1re position, des chansons et de l’improvisation.
tir de ce que peuvent faire les élèves, même si souvent nous ne Autre exemple, un enfant ne voulait jouer séparément que les
savons pas. Par exemple, une de mes premières élèves était tri- deux cordes graves, mi et la. Chaque fois que je lui chantais mi
somique. Ne sachant pas qu’elle était hypotonique*, j’essayais et la, il les jouait, mais impossible pour lui de toucher les autres
en vain de lui faire jouer sur la guitare des notes en appuyant un cordes et, lorsque je les jouais, il s’empressait de les étouffer. J’ai
doigt de sa main gauche sur le manche, ce qu’elle n’avait pas la insisté pour qu’il joue la 4e corde à vide, le ré, et ce n’est que plus
force de réaliser. J’ai eu l’idée de poser la guitare à plat sur ses tard qu’il est parvenu à jouer les six cordes en les repérant.
genoux afin de développer d’autres aspects sensoriels. Une autre élève autiste, ne parlant pas, n’osait pas toucher les
Il est indispensable de comprendre un minimum le handicap de cordes. Ce n’est que très furtivement qu’elle les faisait vibrer. J’ai
l’enfant, les familles et les institutions restant les relais privilégiés pris sa main. Elle a raidi son index, rendant possible par cette
pour obtenir des informations. Il est souvent difficile d’avoir un tonicité son utilisation comme un médiator. Je plaçais et je dépla-
contact avec le corps médical pour de multiples raisons: secret çais des accords avec ma main gauche. Son visage s’est illuminé
médical, disponibilité, protection d’un champ d’activité. Mais je et un sourire est apparu, puis elle m’a regardé… C’est une chose
n’ai jamais regretté d’avoir insisté auprès d’eux car j’ai obtenu des que j’ai souvent remarquée quand la musique est présente : le
informations capitales pour exercer ma pédagogie. regard est là. Au bout de quelques mois, elle a commencé à jouer
par elle-même, restant assise pendant tout le cours alors qu’au
début, elle se levait tout le temps.
Le parcours de Patrick Guillem Un autre enfant de 7 ans, qui ne parle pas, a dès le premier cours
Né en 1958, Patrick Guillem a étudié la guitare auprès de Roland pris ma main droite et a lui-même imprimé la pulsation en me
Dyens à l’Ecole normale de musique de Paris – Alfred Cortot. En regardant dans les yeux. J’ai eu beaucoup de mal par la suite à
tant que concertiste, il s’est notamment produit avec les Ateliers lui faire tenir la guitare sur la jambe gauche, celle-ci fléchissait
de création de Radio France et fait partie du trio Alborada.
Il est par ailleurs compositeur, auteur de ballets, d’un conte musical
* L’hypotonie est la diminution de la tonicité (tension) musculaire, à l’inverse de
ainsi que de pièces de musique de chambre et de pédagogie. l’hypertonie (augmentation de la tonicité). C’est aussi la baisse de l’excitabilité
(capacité de réponse à des stimulations) nerveuse et musculaire.

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systématiquement et il rejetait la guitare pour la tenir à plat.


Décidé à ne pas renoncer, j’ai insisté sur cette position à chaque
début de cours et, avec un peu de temps, il a fini par accepter.
J’ai un jour par hasard retourné la guitare pour faire des percus-
sions sur le dos de l’instrument : il a glissé ses mains sous les
miennes et son visage s’est éclairé. Cela a duré une bonne quin-
zaine de minutes. J’ai développé ensuite cette technique avec
d’autres enfants autistes, avec succès.

Le suivi pédagogique
Le suivi pédagogique est indispensable, car très souvent l’enfant
ne travaille pas de lui-même (cela n’est pas spécifique aux enfants
en situation de handicap). La famille est un relais indispensable
que j’accueille souvent en cours afin de l’impliquer dans le suivi
du projet pédagogique (bien entendu, si cette présence ne per-
turbe pas la séance). Je demande toujours une personne accom-
pagnante afin de prendre en charge l’enfant en cas de nécessité.
J’ai profité d’une expérience très intéressante avec l’institut
médico-éducatif du 3e arrondissement. Trois élèves ont été ins-
crits. L’enseignement artistique faisant partie intégrante du pro-
jet pédagogique de l’établissement, une convention avait été éta-
blie avec le Conservatoire du Centre. Une éducatrice spécialisée
s’occupait de deux enfants dans une salle, tandis que j’enseignais
individuellement à un troisième enfant. Elle a fait travailler l’en-
fant qui ne jouait que les deux cordes graves, ce qui a abouti à
un certain résultat. Par ailleurs, une psychothérapeute a filmé
certaines séances de travail et me fait part de son analyse et de
ses commentaires.
Certains enfants peuvent passer des auditions, voire des exa-
mens; mais, prudence! il s’agit de ne pas les mettre en situation
d’échec. Pour un élève en particulier, j’ai demandé à son psy-
chologue s’il était possible de le faire participer à une audition.
Il m’a répondu : « Tant que vous jouez avec lui, pas de pro-
blème ; dans le cas contraire, vous risquez de le voir s’enfuir. »
J’ai donc joué un duo avec lui et tout s’est très bien passé. J’es-
saie à chaque fois de mêler ces enfants à d’autres élèves, pour
des chansons notamment. Une élève (celle qui criait) a participé
à une audition. Après celle-ci, sa maman me dit: « Vous savez,
juste avant de monter sur scène, elle a dénoué ses cheveux.»

Le choix de l’instrument
Le choix de l’instrument n’est pas déterminé par le handicap. J’ai
eu une réponse rapide à cette question. En effet, mes deux pre-
mières élèves au conservatoire de Cergy étaient, l’une autiste et
l’autre, trisomique. Je les prenais individuellement; puis toutes
les deux; pour une «récréation» basée sur l’improvisation.
Je me suis vite trouvé découragé étant donné le peu de résultats
obtenus à mes yeux. Profitant de la présence d’un synthétiseur
dans ma salle, je les ai orientées sur ce clavier, obtenant ainsi un
résultat immédiat. Je me suis dit que cet instrument était plus
adapté pour des raisons évidentes, mais, la fois suivante, elles ont
refusé le synthé et toutes les deux ont désigné la guitare…
Pensez-vous que si vous aviez un enfant comme Petrucciani, vous
l’orienteriez vers le piano? Chaque enfant doit posséder un ins-
trument, sinon le projet pédagogique devient caduc. Quant au
professeur, il est préférable qu’il n’utilise pas son propre instru-
ment afin d’éviter certains risques, en cas de violence.

Nécessité du réseau
Même si toute formation dans ce domaine est par essence incom-
plète et inadaptée, je défends la position selon laquelle on peut et
on doit définir des axes pédagogiques pour notre enseignement.

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Les associations peuvent être un relais très utile en fournissant


une aide adaptée, des renseignements et des contacts…
J’ai eu la chance de rencontrer des personnes qui m’ont ouvert
certaines voies. Une de mes élèves psychothérapeute m’a dit :
« Penses-tu qu’ils ne peuvent pas apprécier la musique classi-
que, la musique brésilienne, le flamenco, le contemporain? »
On peut avoir la tentation du « ba be bi bo bu », c’est-à-dire
d’adapter notre musique à leur niveau de compréhension. C’ e s t
une erreur. Lorsque vous leur jouerez “votre” musique, celle
que vous aimez, vous serez surpris de leur réceptivité.
Il est nécessaire d’éviter la compassion. Nous sommes là pour
enseigner et il est souvent utile de le leur rappeler, surtout en
cas de débordement (il faut leur fixer des limites comme à n’im-
porte quel autre enfant).
L’utilité du réseau s’est manifestée pour moi en une autre occa-
sion. J’avais une élève hémiplégique et avec des problèmes
visuels, entre autres. Je n’arrivais pas à lui faire maintenir la gui-
tare, car elle plaçait ses pieds sous sa chaise, donnant un angle
incliné à la jambe et elle ne retenait rien avec son bras. Ma col-
lègue Catherine Augé, chargée par la mairie de Paris de travail-
ler sur le domaine postural avec les danseurs et les musiciens, a
eu l’idée de lui faire apporter une poupée pour solliciter le côté
affectif pour tenir l’instrument. Pour les pieds, il a suffi de pla-
cer un tapis, afin qu’elle les pose dessus chaque fois qu’elle joue
de la guitare. Cela a fonctionné à merveille. Voilà l’exemple de
deux idées que je n’aurais jamais eues et qui m’ont permis de
progresser avec cet enfant.

Communiquer, improviser, ritualiser


Parfois, pour des enfants autistes, la voix parlée n’a aucun sens,
c’est comme s’ils entendaient des « bruits de tuyaux» dans le
ventre de leur mère. D’autres modes de communication sont
nécessaires (par les gestes et par la musique).
L’improvisation est très utile, car elle permet de consolider les
fondamentaux. Ce que j’appelle fondamentaux, c’est tout le tra-
vail sensitif qui est fait au début : jouer les cordes en balayages,
percussions, cordes à vide, frottements…
Ils n’improvisent pas seuls, mais, lorsque je joue avec eux, ils
changent spontanément de mode de jeu, utilisent des nuances,
des timbres (chevalet, rosace): un vrai échange et un vrai plai-
sir musical s’installent.
Il est très important de ritualiser le cours. Il faut procéder dans
l’ordre ; la routine est un vecteur de progrès, puisqu’elle va don-
ner confiance, rassurer. Par exemple, une de mes élèves a tra-
vaillé la gamme de do majeur en chantant les notes pendant
toute l’année. Cela ne l’embêtait pas, aucune lassitude : dès
qu’elle entrait, elle s’installait et jouait sa gamme sans que je lui
demande.

Conclusion
A l’avenir, nous aurons tous sans doute dans notre classe un
enfant ou deux en situation de handicap, représentant ainsi la
diversité de la population. Ce travail d’enseignement artistique
ne doit pas être laissé aux spécialistes non musiciens, aux ani-
mateurs et aux musicothérapeutes. Chaque enfant a le droit à
l’excellence de l’enseignement dispensé dans nos écoles de
musique. Patrick Guillem

Nous poursuivrons ce sujet dans un prochain numéro, avec la contribution


d’André Fertier, compositeur et président du Centre national de ressources
pour l’accessibilité des loisirs et de la culture.

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