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Napoléon,

une ambition
francaise I

idées reçues sur une grande figure de L'Histoire


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Pour Françoise Botras et Richard Guineton

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Napoléon,
une ambition
francaise I

idées reçues sur une grande figure de L' Histoire

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Thierry Lentz
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Issues de la tradition ou de l'air du temps, mêlant souvent vrai
0
N et faux, les idées reçues sont dans toutes les têtes. L'auteur les
@

prend pour point de départ et apporte ici un éclairage distan-
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01
cié et approfondi sur ce que l'on sait ou croit savoir.
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Thierry Lentz
Historien, directeur de la Fondation Napoléon, il a publié de nom-
breux ouvrages sur le Consulat et l'Empire. Il enseigne à l'Institut
catholique d'études supérieures de La Roche-sur-Yon.

Du même auteur
- La Moselle et Napoléon. Étude d'un département sous Le Consulat et
L'Empire, Serpenoise, 1986.
- Roederer, Serpenoise, 1990, préface de Jean Tulard (prix d'histoire de
l'Académie Erckmann-Chatrian).
- Savary, Le séide de Napoléon, Serpenoise, 1993 (prix Perret de
l'Institut), nouvelle édition augmentée et refondue en 2001 (Fayard).
- Napoléon Ill PUF, coll. « Que sais-je? », 1995.
- Dictionnaire du Second Empire, Fayard, 1995 (collaboration).
- Le 18-Brumaire. Les coups d'État de Napoléon Bonaparte, Picollec, 1997
(Grand Prix de la Fondation Napoléon).
- ABCdairede Napoléon etde L'Empire, Flammarion, 1998 (collaboration).
- Napoléon. «Mon ambition était grande », Gallimard, 1998.
- Dictionnaire des Ministres de Napoléon, Christian Jas, 2000.
- Dictionnaire Napoléon, Fayard, 2000 (collaboration).
- Le Grand Consulat (1799-1804), Fayard, 2000.
- Nouvelle Histoire du Premier Empire. !. Napoléon et La conquête de
l/l L'Europe (1804-1810), II. L 'effondrement du système napoléonien (1810-
c
0
:p 1814), III La France et L'Europe de Napoléon, IV Les Cent-jours, Fayard,
"'O 2002-2010.
-QJ

::i
QJ - jean-Frédéric Reichardt. Un hiver à Paris sous Le Consulat, Tallandier,
ëi'i 2003, avec Florence Pinon.
L
QJ

ru - Napoléon, PUF, coll. « Que sais-je? », 2003.


>
ru - Le Sacre de Napoléon, Nouveau Monde Éditions, 2003 (dir.).
u
QJ
_J
- Napoléon et L'Europe, Fayard, 2005 (dir.).
(V')
,-1
- Napoléon, L'esclavage et Les colonies, Fayard, 2006 (en coll. avec Pierre
0
N Branda).
@

- Quand Napoléon inventait La France, Dictionnaire des Institutions
..c: administratives et de cour du Consulat et de L'Empire, Tallandier, 2008
01
ï::::
>-
a.
(en coll. avec Pierre Branda, François Pinaud et Clémence Zacharie) .
u
0
- La Conspiration du général Malet. 23 octobre 1812, Perrin, 2012.
- Napoléon diplomate, CNRS éditions, 2012.
- 1812, La campagne de Russie, Perrin, 2012 (dir. avec Marie-Pierre Rey).
- Le Congrès de Vienne. Une refondation de L'Europe. 1814-1815, Perrin,
2013.
- 1oo questions sur N apoléon, La Boétie, 2 013 .
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Introduction

Politique
« Napoléon a trahi la Révolution. » ......... . . . . . . . .. 19
« Napoléon est le père de nos institutions. » ............. 25
« Napoléon est le précurseur de la construction
,
europeenne. » ... . . . . ...... . . . . . . ..... . . . . ....... 31
« Napoléon a voulu imiter les empereurs romains. » ...... 37
« N apoléon gouvernait seul. » ...... . . . . . . . . . . . ..... 45
« Sous son règne, il n'y avait pas d'opposition
à Napoléon. » . . ............ . . . . . . . . . . . .......... 51
« Napoléon a échoué car son règne s'est achevé
par un retour à l'Ancien Régime. » .......... . . . ..... 59

L
Guerre
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>
ru « La France n'a jamais été plus puissante
ru
u que sous Napoléon. » ............................ 67
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(V')
,..-1
« N apoléon a organisé le pillage de ses conquêtes. » ...... 73
0
N
@
« Sans la défaite de Trafalgar,

..c: l'Angleterre aurait été envahie. » . . . . . . .............. 79
01
ï::::
>-
a. « Napoléon a envahi l'Espagne parce qu'il était
0
u mal conseillé. » . . .................. . ............ 87
« Napoléon a incendié Moscou. » . . . ................ 93
« Les guerres napoléoniennes ont ruiné la France. » ...... 99
« N apoléon a réinventé l'art de la guerre. » ......... . . 107
Destinée
« Napoléon est parti de rien. » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115

« S'il avait gagné à Waterloo,


Napoléon aurait conquis le monde. » . . . . . . . . . . . . . . . . 121

« Napoléon a créé sa propre légende. » . . . . . . . . . . . . . . . 127

« Napoléon est mort empoisonné. » . . . . . . . . . . . . . . . . .135


« Napoléon égale Hitler. » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .147

Annexes
Une mine d'idées reçues :
Napoléon dans les livres scolaires ............ . . . . . . .155
Quelques rappels historiques .. . . . . . . . .............159
Pour aller plus loin .............. . . . ............ 163

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Napoléon fll tl Ü fl
Prénom masculin à l'origine discutée, mais qui ne dérive
probablement pas de celui du martyr napolitain Neopolus,
dont l'existence n'est pas établie. Qu'il soit d'origine antique
ou non, il était donné aux enfants en Corse bien avant la
naissance du futur empereur des Français. Deux cents ans
plus tôt, un certain Napoléon de Nonza avait combattu aux
côtés des Génois partis à la conquête de l'île. On note
encore dans l'histoire de Corse l'existence d'un Napoléon de
Santa-Lucia (indépendantiste) ou d'un Napoléon de Levie
(francophile). Le nom s' orthographiait « N apoleone » ou
l/l
c « Napulione », voire « Lapulion » . Mais peu importe au
0
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fond l'origine du « mot ». Son histoire commence vraiment
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avec le plus célèbre des Napoléon, Premier consul (sous son
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patronyme de Bonaparte) puis empereur des Français (sous
QJ

ru le nom de Napoléon rer), de 1799 à 1815, que ses parents


>
ru
u baptisèrent ainsi en souvenir d'un grand-oncle. D'abord
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(V')
gêné par son prénom (que ses camarades de classe auraient
,..-1
0 détourné en « la paille-au-nez »), Napoléon fut vite
N
. ' . .
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convaincu que son caractere unique et presque exotique
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était un avantage. À la fin de sa vie, il confia à l'un de ses
>-
a.
0
proches qu'il lui avait été très précieux pour frapper les
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esprits. Pour lui plaire, l'église catholique avait fixé la Saint-
N apoléon au 15 août, jour anniversaire de l'empereur.

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chronologie
1769
Naissance de Napoléon Bonaparte à Ajaccio (15 août).

1778-1785
Études de Bonaparte sur le continent. Il sort de l'école mili-
taire de Paris avec le grade de lieutenant en second.

1789-1795
Napoléon participe à la prise de Toulon, livrée aux Anglais par
les contre-révolutionnaires. Il est nommé général de brigade
(22 décembre 1793).

l/l
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0 1796-1797
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Campagne d'Italie. Napoléon épouse]oséphine* de Beauharnais.
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QJ 1798-1799
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Campagne d' Égypte.
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1799
N
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Coup d 'État des 18 et 19 brumaire*. Création du Consulat* .

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01
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>-
a.
1800
0
u Lois sur l'organisation administrative de la France, la justice et
les tribunaux, la Banque de France, etc. À l'extérieur, victoires
de Marengo (14 juin) et Hohenlinden (3 décembre) contre
l'Autriche.
* Les mots signalés p ar un astérisque renvoient au glossaire en fin d 'ouvrage.

11
Napoléon, une ambition française

1801
Paix de Lunéville avec l'Autriche et de Paris avec la Russie.
Signature du Concordat* avec l'Église.

1802
Signature de la paix avec l'Angleterre (25 mars) et avec
l'Empire ottoman (25 juin). Bonaparte est nommé Consul à
vie. Lois sur l'instruction publique, la Légion d'Honneur*, les
chambres de commerce et le rétablissement de l'esclavage dans
les colonies.

1803
Lois sur le notariat, l'état-civil, la protection des marques, le
franc dit « germinal » . Rupture de la paix avec l'Angleterre
(mai).

1804
Proclamation de l'Empire par le Sénat (18 mai), suivie d'un plé-
l/l
c biscite (juillet) et du Sacre de Napoléon par le pape (2 décembre).
0
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Promulgation du Code civil.
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1805
>
ru Napoléon est couronné roi d'Italie (26 mai). La Russie,
ru
u l'Autriche et Naples rejoignent l'Angleterre dans la lutte contre
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(V')
,..-1
la France. Campagne de 1805 : occupation de Vienne et
0
N victoire d'Austerlitz (2 décembre). Désastre naval de Trafalgar
@

..c
(21 octobre). Paix avec l'Autriche (26 décembre) .
01
ï::::
>-
a.
0
u 1806
Loi sur les conseils de prud'hommes, code de Procédure civile.
] oseph Bonaparte est proclamé roi de Naples. La famille
Bonaparte commence à s'installer sur les trônes d'Europe.

12
Chronologie

Alliance de la Prusse et de la Russie. Campagne d'Allemagne:


l'armée prussienne est détruite. Décrets de Berlin qui insti-
tuent le Blocus continental* (21 novembre).

1807
Victoire sur les Russes à Friedland (14 juin).Traité de Tilsit
avec la Russie (juillet). Statut favorable aux juifs. Code de
Commerce.

1808
« Souricière » de Bayonne : Napoléon force la famille royale
espagnole à céder son trône à Joseph. Insurrection générale en
Espagne et intervention anglaise. Joseph doit fuir Madrid.
L'Espagne est reconquise par Napoléon. Préparatifs de guerre
de l'Autriche. Code d'instruction criminelle. Création de
l'Université impériale et de la noblesse <l'Empire.

1809
l/l
c Campagne d'Autriche. Nouvelle occupation de Vienne.
0
:p
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Victoire de Wagram (5-6 juillet). Traité de paix en octobre.
-QJ

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QJ
Réunion des États de l'Église à l'Empire. Excommunication de
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L
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Napoléon. Divorce de Napoléon et de Joséphine. Arrestation
>
ru du pape.
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(V')
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1810
0
N Napoléon épouse l'archiduchesse Marie-Louise (avril). Statuts de
@

..c
l'École normale supérieure. Code pénal. Annexion de Rome,
01
ï::::
>- des régions côtières allemandes, du Valais et de la Hollande.
a.
u
0
L'Empire français compte 130 départements.

1811
Naissance du fils de Napoléon, le roi de Rome (20 mars).

13
Napoléon, une ambition française

1812
Invasion de la Russie (24 juin). Bataille de la Moskova (7 sep-
tembre). Prise de Moscou (14 septembre). Entrée en scène de
l'hiver russe et catastrophe de la retraite de Russie.

1813
Campagne d'Allemagne. L'Autriche et la Prusse se rangent aux
côtés de l'Angleterre, de la Suède et de la Russie. Victoires de
Napoléon à Lutzen, Bautzen et Dresde. Défaite à Leipzig (16-
19 octobre). La France est menacée d'invasion.

1814
Campagne de France. Paris tombe le 30 mars. Le Sénat vote la
déchéance de Napoléon, réfugié à Fontainebleau. L'Empereur
abdique (6 avril). On lui offre la souveraineté de l'île d'Elbe.
Louis XVIII monte sur le trône.

1815
l/l
c Retour de Napoléon à Paris pour les « Cent-Jours » (20 mars-
0
:p
"'O
22 juin). L'Europe ne veut plus de lui et ses armées marchent sur
-QJ

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la France. L'Empereur est vaincu à Waterloo (18 juin), abdique à
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L
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nouveau et est exilé à Sainte-Hélène. Retour des Bourbons qui
>
ru régneront sur la France jusqu'en 1830.
ru
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(V')
,-1
1821
0
N Mort de Napoléon (5 mai).
@

..c
01
ï::::
>- 1840
a.
u
0
Retour des cendres de Napoléon en France. L'Empereur repose
depuis aux Invalides.
introduction
Existe-t-il, en histoire, un terrain plus propice à l'éclosion
des idées reçues que la vie, l' œuvre et la légende de
Napoléon?
Dans le temps comme dans l'espace, le « Grand
Homme » n'a jamais laissé indifférent. Fils et continuateur
d'une Révolution qui avait bouleversé le monde, il en
modela la face européenne par ses réalisations et ses intui-
tions, ses réussites et ses échecs, des institutions durables et
d'éphémères conquêtes. Puis, une fois son rôle météorique
achevé sur la scène des vivants, il légua aux générations
suivantes le souvenir embelli de ce qu'il avait fait et une
légende tenace qui annexa les imaginations comme elle
l/l
influença la science historique.
c
0
:p Alors, par couches successives, se forma une sorte de
"'O
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Napoléon « moyen », ni vrai, ni faux. C'est ici, au cœur des
QJ
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L
impressions historiques communes, qu'ont vu le jour et que
QJ

ru naissent encore les idées reçues sur l' œuvre de cet homme
>
ru
u qui, après avoir « envahi » son temps, comme l' écrivit
QJ
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(V')
Chateaubriand, s'appropria tant la postérité que le XIXe siècle
,..-1
0
N mériterait d'être appelé « le siècle de Napoléon ».
@

..c:
Le présent ouvrage aborde vingt idées reçues sur
01
ï::::
>- Napoléon, classées autour de trois thèmes essentiels à la pro-
a.
u
0
blématique napoléonienne : politique, guerre, destinée.
Nous les avons retenues et traitées avec un double objectif.
D'une part, nous avons voulu échapper, autant qu'il était
possible, au jeu stérile du « vrai-faux ». D'autre part, nous
Napoléon, une ambition française

nous sommes attachés à prendre position dans des débats


qui souvent ne sont pas entièrement clos, façon pour nous
de rappeler que l'histoire napoléonienne reste un objet de
recherche et de réflexion vivant. Les bicentenaires napoléo-
niens l'ont montré : il reste encore bien des choses à dire et
à découvrir sur Napoléon, son règne et son œuvre.
Napoléon a-t-il trahi la Révolution ? Doit-il être consi-
déré comme le père de nos institutions et le précurseur de la
construction européenne ? Aurait-il pu réussir dans sa
volonté de conquête ? A-t-il ruiné la France ? Est-il l'inven-
teur d'un nouvel art de la guerre ? Est-il à son siècle ce que
Hitler a été pour le suivant? Autant de questions (et quelques
autres encore) sur lesquelles nous avons souhaité réfléchir,
parfois en laissant le débat ouvert, parfois en tentant un avis
plus tranché.
Au-delà des anecdotes, nos choix ont été guidés tant par
l'existence effective d'idées reçues que par leur intérêt pour
l/l
la compréhension de l'homme Napoléon et de son époque.
c
0
:p Ainsi, on ne débattra ni du point de savoir si, avec son mètre
"'O
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soixante-huit (ou neuf), Napoléon était ou non petit, ni de
QJ
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L
ses amours ou des raisons pour lesquelles il enfouissait sa
QJ

ru main droite sous son gilet. En revanche, il sera beaucoup


>
ru
u question de politique intérieure et extérieure dans les pages
QJ
_J

(V')
qui suivent.
,..-1
0
N Puissent nos lecteurs y sentir l'intérêt passé et présent des
@

..c:
études napoléoniennes. Puissent-ils y puiser une curiosité -
01
ï::::
>- pourquoi pas ? - nouvelle pour cette époque dont l'acteur
a.
u
0
essentiel, par son héritage comme par la présence et la viva-
cité de sa légende, semble nous dire, à deux siècles de dis-
tance, qu'avec lui, l'histoire n'est pas seulement le passé.

16
OLITIOUE

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« Napoléon a trahi la Révolution. :i
j'ai sauvé la Révolution qui périssait, je l'ai lavée de ses crimes,
je l'ai montrée au peuple resplendissante de gloire.
Au général de Montholon, 17 avril 1821

La constitution du Consulat* (entrée en application le


1er janvier 1800) était accompagnée d'une proclamation qui
s'achevait par cette forte promesse : « Citoyens, la révolu-
tion est fixée aux principes qui l'ont commencée. Elle est
finie. » Cette phrase a parfois été prise au pied de la lettre :
du jour au lendemain, la Révolution aurait pris fin avec
le Directoire*. On fera ici remarquer que d'après le
Dictionnaire de l'Académie française de 1795, le premier
sens du mot « fini » était « parfait » (comme aujourd'hui
l/l
c dans « produit fini ») . La plupart des manuels d 'histoire
0
:p
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adoptent pourtant le point de vue classique (qui retient le
-QJ

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QJ
second sens de « fini » , « terminé ») et divisent la Révolution
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L
QJ
en quatre périodes : Constituante (1789-1791) , Législative
ru
>
ru
(i791-1792), Convention (i792-1795), Directoire (i795-
u
QJ
_J
1799). Quant à Michelet et à une partie de l'historiographie
(V')
,..-1 marxiste, ils la terminent à la chute de Robespierre, le
0
N
@
27 juillet 1794 (9 thermidor an II, en calendrier révolution-

..c:
01
naire*). Cette « périodisation » de la Révolution a souvent
ï::::
>-
a. dépendu d'arrière-pensées politiques qui semblent ne plus
0
u avoir cours. Car nul ne soutient plus que la Révolution,
mouvement politique et social profond, ait pu se terminer
comme par enchantement à la chute de Robespierre ou au
lendemain du coup d'État de Brumaire*. Si la périodisation

19
Napoléon, une ambition française

est nécessaire, pour des raisons pratiques ou pédagogiques,


elle ne saurait s'imposer comme une loi scientifique ou être
considérée comme « sacrée ».
Il y eut en fait continuité entre la république directoriale
et la république consulaire. Contrairement à ce qu'a affirmé
la proclamation de décembre 1799, la Révolution ne s'acheva
pas avec la promulgation de la constitution nouvelle. Elle ne
se termina même pas avec la proclamation de l'Empire, en
mai 1804. Certains auteurs la voient se poursuivre de nos
jours dans les clivages droite-gauche, voire les luttes intestines
des droites et des gauches. D'autres fixent sa fin dès la nuit
du 4 août 1789 et l'abolition des privilèges, dans un débat
théorique sans fin.
Depuis 1789, on avait souvent promis au peuple la fin de
la Révolution. Dernier orateur en date, lors del' adoption de
la constitution du Directoire (1795), Baudin des Ardennes
s'était dit convaincu à la tribune de la Convention que, cette
l/l
fois, on était bien au terme de l'affaire. Une chose était d'affir-
c
0
:p mer. Une autre était de donner un contenu réel à la pro-
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::i
messe. Terminer la Révolution impliquait dans l'immédiat
QJ
ëi'i
L
de persuader les contre-révolutionnaires, les jacobins et
QJ

ru l'Europe coalisée contre la France que la grande convulsion


>
ru
u s'était achevée, sans même parler des synthèses politiques
QJ
_J

(V')
et sociales qui restaient à accomplir. Sur tous ces fronts,
,-1
0
N la Révolution était loin d'être « finie » à l'avènement de
@

..c:
Bonaparte.
01
ï::::
>- Pour terminer la Révolution, Napoléon aurait pu revenir
a.
u
0
en arrière, c'est-à-dire la « trahir » : tel était grossièrement le
programme de la contre-révolution. Il ne choisit pas cette
voie. Son objectif fut de canaliser la Révolution en lui don-
nant un cours plus calme et mieux maîtrisé. Il ne pouvait,

20
Politique

en effet, abandonner ses principes. Lui-même était un général


de la Révolution à laquelle il devait tout : il avait gravi les
échelons grâce à elle (notamment lors du siège de Toulon
occupée par les Anglais, en 1794), fréquenté les révolution-
naires les plus engagés (comme Augustin Robespierre, frère
de Maximilien) et commandé les armées de la Révolution en
Italie (1796) puis en Égypte (1798). Jamais il n'envisagea de
prendre le pouvoir pour le remettre à la contre-révolution.
Ses alliés du Consulat (ces modérés qui avaient contribué à
le placer à la tête de l'État) étaient attachés aux acquis de
1789. Ils avaient pensé pouvoir y amarrer définitivement la
société sous le Directoire. S'apercevant qu'ils s'étaient trompés,
ils avaient abandonné ce régime, se tournant vers deux hommes
providentiels, Sieyès et Bonaparte. Ils voulaient désormais
rendre « possible » la mise en œuvre de leurs principes :
l'égalité, la propriété et, éventuellement, la liberté.
Bonaparte ne dit pas autre chose, quelques mois après sa
l/l
prise de pouvoir, devant le Conseil d'État : « Nous avons
c
0
:p fini le roman de la Révolution ; il faut en commencer l'his-
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toire, ne voir que ce qu'il a de réel et de possible dans
QJ
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L
l'application des principes, et non ce qu'il y a de spéculatif
QJ

ru et d'hypothétique. Suivre aujourd'hui une autre voie, ce


>
ru
u serait philosopher et non gouverner. » Dans la même veine,
QJ
_J

(V')
quatre ans plus tard, le serment constitutionnel, prononcé
,..-1
0
N lors du Sacre, fut pour !'Empereur un engagement de défendre
@

..c:
les grandes conquêtes de la Révolution et les institutions
01
ï::::
>- nouvelles créées en leur nom sous le Consulat : « Je jure
a.
u
0
de maintenir l'intégrité du territoire de la République ; de
respecter et de faire respecter les lois du Concordat* et la
liberté des cultes ; de respecter et faire respecter l'égalité des
droits, la liberté politique et civile, !'irrévocabilité des ventes

21
Napoléon, une ambition française

de biens nationaux ; de ne lever aucun impôt, de n'établir


aucune taxe qu'en vertu de la loi ; de maintenir l'institution
de la Légion d'Honneur* ; de gouverner dans la seule vue de
l'intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français. » Ce
serment ne prétendait pas enterrer les conquêtes de 1789,
bien au contraire.
C'est cette partie-là de la Révolution - révolution de
l'égalité par l'abolition des privilèges et révolution bour-
geoise par la constitutionnalisation de la vente des « biens
nationaux » confisqués à la noblesse et au clergé - que
Napoléon canalisa, stabilisa, rendit possible. Deux grands
historiens aux options parfois opposées, Jean Tulard
et Albert Soboul, sont arrivés à la même conclusion. Si
Napoléon Bonaparte fut un « sauveur », il le fut pour la
bourgeoisie, grand vainqueur des premières années de la
Révolution. Le maintien au pouvoir des élites qu'elles
avaient engendrées, leur fusion avec l'aristocratie d'Ancien
l/l
Régime (dans les listes de notables, la noblesse <l'Empire ou
c
0
:p la Légion d'Honneur) militent en faveur de cette idée. Le
"'O
-QJ

::i
Code civil, la centralisation, l'uniformisation de la grille
QJ
ëi'i
L
administrative et tant d'autres réformes ne sont que des
QJ

ru outils de stabilisation des réformes arrachées entre 1789 et


>
ru
u 1791 par les premiers révolutionnaires.
QJ
_J

(V')
Napoléon (qui fit disparaître le terme « république » du
,..-1
0
N vocabulaire officiel après 1807) ne fut certes pas le continua-
@

..c:
teur de la « révolution démocratique » (si tant est que cette
01
ï::::
>- expression ait recouvert une réalité autre que les professions
a.
u
0
de foi de Robespierre ou de Saint-] ust). Cependant, si on ne
peut contester qu'il se soit servi des institutions républicaines
pour asseoir son pouvoir personnel puis absolu, on ne sau-
rait soutenir que sous prétexte de renforcement du pouvoir

22
Politique

exécutif, la constitution de l'an VIII ait entraîné la dispari-


tion radicale de la République. Les choses ne furent pas, loin
s'en faut, aussi tranchées. Le pouvoir napoléonien commença
sous le Consulat par un renforcement de la République
conservatrice issue du coup d'État de Fructidor (septembre
1797) grâce auquel les membres républicains du Directoire
avaient exclu du pouvoir les modérés et les royalistes. La
République disparut ensuite par étapes pour laisser la place
à la monarchie impériale personnelle.
Ces évolutions institutionnelles étaient-elles une « trahi-
son » de la Révolution (qui n'avait pas toujours été syno-
nyme de république) ? Sans doute pas dans l'esprit des
tenants des principes bourgeois. On n'avait pas fait la
Révolution de 1789 pour changer de régime politique, mais
pour ouvrir la société à la bourgeoisie montante. Celle-ci
ne s'émut donc pas des changements constitutionnels de
l'Empire. En revanche, elle finit par rejeter la poursuite
l/l
de la guerre.
c
0
:p Pour l'Europe, Napoléon resta toujours le fils de la
"'O
-QJ

::i
Révolution et le véhicule des idées nouvelles rejetées, au
QJ
ëi'i
L
nom de « l'équilibre européen », par les vieilles monarchies.
QJ

ru Lorsque cette lutte se doubla d'une ambition territoriale


>
ru
u déraisonnable, entraînant des problèmes économiques et
QJ
_J

(V')
une guerre à outrance, la bourgeoisie commença à se détacher
,-1
0
N de !'Empereur, avant de le rejeter, en 1814 et 1815.
@

..c:
À cette époque, de toute façon, Napoléon avait achevé
01
ï::::
>- son rôle historique. À l'intérieur, loin d'avoir été trahie, la
a.
u
0
Révolution de 1789 avait été stabilisée.

23
Napoléon, une ambition française

r «
Le « mythe du sauveur »

Face aux périls intérieurs et extérieurs menaçant ses intérêts, la


bourgeoisie française a toujours su s'inventer des sauveurs. Napoléon
ouvre la voie à Cavaignac, Louis-Napoléon Bonaparte, Thiers, Pétain,
de Gaulle. Et parce que la vertu principale du bourgeois est l'ingra-
titude mais son défaut majeur, le manque de courage, la séparation
du sauveur de ses inventeurs s'est faite le plus souvent à la faveur
d'une catastrophe nationale [ ... ]. Napoléon est l'archétype de ces
sauveurs qui jalonnent l'histoire de France aux x1xe et xxe siècles [ .. .].
Une dictature de salut public au profit des nantis de la révolution,
telle était la signification profonde de la fondation de l'Empire. Pour
l'avoir oublié et imaginé qu'il allait établir une nouvelle dynastie
appelée à régner sur le continent, le « sauveur » fut renvoyé à la
rédaction de ses Mémoires. Sainte-Hélène annonce Chislehurst, l'île
d'Yeu et Colombey. »

jean Tulard, Napoléon ou le mythe du sauveur, Fayard, 1988 [1977],


pp. 455-457.

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u
« Napoléon est le pèr:i
de nos institutions. »

Il y a un gouvernement, des pouvoirs;


mais tout le reste de la nation, qu'est-ce?
Des grains de sable. [Nous} sommes épars, sans système,
sans réunion, sans contact [. .. ].
Croyez-vous que la République soit définitivement assise ? Vous vous
trompez fort. Nous sommes maîtres de le faire mais nous ne l'aurons
pas si nous ne jetons sur le sol de France quelques masses de granit.

Au Conseil d'État, 8 mai 1802

Organiser la nation, «jeter sur le sol de France quelques


masses de granit », telle était l'ambition de Napoléon sou-
tenu par les hommes qui le portèrent au pouvoir. Pour y
l/l
parvenir, il entreprit dès les premières heures du Consulat*
c
0
:p d'organiser les institutions politiques et sociales. Il le fit en
"'O
-QJ

::i
puisant largement dans les travaux antérieurs, issus des
QJ
ëi'i
L
débats doctrinaux de la Révolution. Fondateur de la France
QJ

ru contemporaine, Napoléon le fut en ce qu'il rendit possibles


>
ru
u les réformes, grâce à l'autorité de son gouvernement, autour
QJ
_J

(V')
des principes d'ordre et de rigueur.
,..-1
0
N L' œuvre intérieure de Napoléon fut impressionnante et
@

..c:
durable. En novembre 1799, il hérita d'une France politi-
01
ï::::
>-
quement éclatée, économiquement exsangue, socialement
a.
u
0
divisée, spirituellement anéantie. Tout était à reconstruire,
en dépit des efforts consentis sous le Directoire* mais qui
avaient été loin de porter tous leurs fruits. La tâche était
immense. Quinze années plus tard, cette France apparaissait

25
Napoléon, une ambition française

solide et organisée, en dépit de la défaite militaire. En un


temps très bref, à une époque où les moyens de communi-
cation étaient bien plus lents qu'aujourd'hui, Napoléon et
ses collaborateurs réformèrent le pays en profondeur. On
n'a jamais vu dans l'histoire de France (pas même à la
Libération) une telle production de textes juridiques, autant
de décisions, autant de négociations, à l'intérieur comme à
l'extérieur, que pendant les premières années du Consulat,
époque où le « génie » de Napoléon fut le plus éclatant.
L'Empire ne fit ensuite que peaufiner l'ensemble, même si
on lui doit encore quelques grands textes.
La loi du 28 pluviôse an VIII (i7février1800) en fut l'exemple
le plus remarquable. Elle uniformisa et simplifia la grille admi-
nistrative qui répondit désormais à un schéma pyramidal, la
nomination des agents publics par l'exécutif remplaçant
l'achat des charges (Ancien Régime) et l'élection (1791-1799).
L'autorité locale fut placée entre les mains du préfet qui
l/l
exerça, sous les ordres du ministre de !'Intérieur, l'ensemble
c
0
:p des compétences étatiques dans son département: représenta-
"'O
-QJ

::i
tion de l'État, direction des administrations, autorité hiérar-
QJ
ëi'i
L
chique sur les autres niveaux locaux (arrondissement et
QJ

ru commune), surveillance de l'opinion et de l'ordre publics. Le


>
ru
u modèle centralisateur ainsi créé resta en vigueur pendant des
QJ
_J

(V')
décennies avant de connaître ses premières retouches. Il ne
,..-1
0
N contribua pas peu à affermir l'unité nationale. Il fallut attendre
@

..c:
les grandes lois de décentralisation (depuis 1982), pour que
01
ï::::
>- l'architecture de la France locale, créée sous Napoléon, soit
a.
u
0
bouleversée, même si la soumission des services déconcentrés
de l'État au préfet reste encore bien vivante.
Le souci napoléonien de réorganisation et de rationalisa-
tion s'exprima, dans tous les domaines de l'action de l'État,
Politique

par la création d'institutions structurantes : politiques, éco-


nomiques et financières (Conseil d'État, Banque de France,
Bourse, Cour des comptes, chambres de Commerce, créa-
tion du franc germinal*, fixation des taux d'intérêt par la
puissance publique, mise au point d'une véritable compta-
bilité nationale), fiscales (rénovation des impôts directs et
indirects, ces derniers étant progressivement rétablis alors même
qu'on les avait supprimés dans un éland' enthousiasme et de
générosité au début de la Révolution), culturelles (réorgani-
sation des musées dont le Louvre). Il posa aussi les principes
del' organisation des administrations centrales et déconcen-
trées, de la Justice (des juges de paix à la cour de Cassation,
statut du notariat, création des Prud'hommes), de !'Instruction
publique (création des Lycées en 1802 et de l'Université
impériale en 1808), etc. L'Institut* (fondé par le Directoire
mais réformé sous le Consulat) et la Légion d'Honneur*
sont deux autres institutions qui ont traversé le temps.
l/l
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0
u

Pièce de 40 francs, J 81 2
Napoléon, une ambition française

r Cambacérès, numéro deux du régime napoléonien


Successivement Second Consul et archichancelier de l'Empire, ]ean-
Jacques Régis de Cambacérès (1753-1824) fut un excellent second.
Napoléon lui laissait les rênes du pouvoir lorsqu'il s'absentait, ce qui
était fréquent. li fut fidèle à l'Empire et à son maître jusqu'au bout.
Napoléon avait une haute idée de sa fidélité et de ses capacités, ce
qu'il confia à Las Cases* dans le Mémorial de Sainte-Hélène : «(En
1800), sa carrière politique n'avait été déshonorée par aucun excès.
li jouissait à juste titre de la réputation d'un des meilleurs jurisconsultes
de la République ( .. .). Sage, modéré, capable, avocat des abus,
des préjugés, des anciennes institutions, du retour des honneurs et
des distinctions( ... ). L'archichancelier s'était parfaitement comporté
pendant toute l'année 1814; il avait été abreuvé de dégoûts et de
mortifications. C'était notre premier légiste. »

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>-
a.
0
u

Portrait de Cambacérès

_J
Politique

Napoléon confia encore à des juristes de premier plan


(Cambacérès*, Portalis, Bigot de Préameneu ... ) la prépara-
tion et le suivi d'une tâche essentielle : la codification des
lois, à commencer par les lois civiles. Dans ce domaine,
Napoléon ne fut pas à proprement parler un père-fondateur.
Le décret du 19 brumaire* (lo novembre 1799), qui créait le
Consulat, fixa au nouveau pouvoir comme un de ses princi-
paux objectifs de créer un« Code civil des Français », œuvre
qui avait tant de fois été reportée depuis le début de la
Révolution. Lorsqu'il fallut se mettre au travail, les bases du
texte existaient déjà, Cambacérès ayant déjà travaillé sur le
sujet. Il n'y avait plus qu'à y mettre de l'ordre et de la
rigueur. Bonaparte s'investit personnellement dans le travail
de rédaction, participant à la moitié des séances de travail
que le Conseil d'État y consacra. De ces interventions, la
plus connue est celle qui convainquit le conseil d'adopter un
statut d'infériorité pour l'épouse, obligée, telle un mineur,
l/l
d'obtenir l'autorisation de son mari pour de nombreux actes
c
0
:p de sa vie civile. Après de longs débats, malgré l'opposition
"'O
-QJ

::i
d'une partie des chambres (qui déplorait l'abandon de cer-
QJ
ëi'i
L
taines réformes révolutionnaires, comme la liberté de divorcer
QJ

ru sans grandes formalités) et après quatre ans de travail, 36 lois


>
ru
u et 2 281 articles composant le Code civil (devenu Code
QJ
_J

(V')
Napoléon, en 1807) furent promulgués, le 21 mars 1804. La
,..-1
0
N propriété et la famille étaient au cœur de ce monument qui,
@

..c:
sur de nombreux aspects, a traversé le temps, les grandes
01
ï::::
>- réformes n'étant intervenues qu'à partir du début des
a.
u
0
années 1960. D'autres codes virent le jour tout au long de
l'Empire et marquèrent l'ordre juridique français : Procédure
civile (1806), Commerce (1807), Instruction criminelle
(1808), Code pénal (1810) et Code rural (1814). Ces codes

29
Napoléon, une ambition française

n'étaient pas simplement la réunion des textes de loi portant


sur le même sujet en un seul ouvrage. Ils étaient soutenus
par une idéologie visant à préserver la société des notables
issue de la Révolution de 1789.
Deux cents ans ont passé depuis l'époque où Napoléon et
ses collaborateurs creusèrent les fondations de la France
contemporaine. En deux siècles, beaucoup des institutions
qu'ils créèrent ont été réformées, refondues, réorganisées.
Rares sont celles qui ont été purement et simplement
supprimées. En ce sens, même si le rôle et les missions de
chacune d'elles ont pu évoluer, les masses de granit restent
posées sur le sol de France.

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01
ï::::
>-
a.
0
u

30
« Napoléon est le précurseu71
de la construction européenne. »

Une de mes plus grandes pensées avait été l'agglomération,


la concentration des mêmes peuples géographiques qu'ont dissous
les révolutions et la politique[... }; j'eusse voulu faire de chacun
de ces peuples un seul et même corps de la nation. C'est avec un tel
cortège qu'il eût été beau de s'avancer dans la postérité et la bénédic-
tion des siècles. je me sentais digne de cette gloire! [. .. }Il [n y a}
en Europe d'autre grand équilibre possible que l'agglomération et la
confédération des grands peuples.

À Las Cases, 11 novembre 1816

Le 15 août 1969, pour le deuxième centenaire de la nais-


sance de Napoléon, le président Georges Pompidou pro-
nonça à Ajaccio un discours solennel dans lequel il n'hésita
l/l
c
0
:p
pas à déclarer : « Le génie de Napoléon domine notre his-
"'O
-QJ toire comme il préfigure l'avenir de l'Europe. » L'Empereur
::i
QJ
ëi'i serait-il un des pères de la construction européenne ?
L
QJ

ru
De la déclaration de guerre à l'Autriche (1792) à la bataille
>
ru
u de Waterloo (1815), les armées de la Révolution et de
QJ
_J

(V')
l'Empire ont soumis l'Europe à la domination française. En
,-1
0
N
1810, le « système » mis sur pied par Napoléon (car c'est
@

ainsi qu'il désignait l'Europe réorganisée par lui) avait pour
..c:
01
ï:::: fondations une France de 134 départements (de Hambourg
>-
a.
u
0 à Rome, de Brest à Mayence) et un royaume d'Italie (au
nord de la Péninsule) dont !'Empereur portait la couronne
depuis 1805, Eugène de Beauharnais (son beau-fils) en étant
vice-roi. Au fil des conquêtes, Napoléon avait placé sa

31
Napoléon, une ambition française

famille sur différents trônes : ses frères Jérôme en


Westphalie, Jose ph à Naples puis en Espagne (déplacé
comme un préfet !), son beau-frère Murat à Naples après
avoir été grand-duc de Berg. Son frère Louis avait été roi de
Hollande jusqu'en 1810, avant que son royaume soit annexé
à l'Empire. Sa sœur Elisa était grande-duchesse de Toscane.
Napoléon-Louis, fils du roi de Hollande âgé de cinq ans,
régnait (par fonctionnaires français interposés) sur le grand-
duché de Berg. Le « clan » Bonaparte dominait l'Europe
française, sous les ordres de Napoléon. L'Empereur était en
outre médiateur de la Confédération helvétique et protec-
teur de la Confédération du Rhin (tentative de recréer, au
profit de la France, le Saint Empire romain germanique, en
1806). L'alliance avec les rois de Saxe, de Bavière, de
Wurtemberg et du Danemark lui permettait de compléter
sa mainmise sur l'Allemagne. Au projet ancien de la diplo-
matie française de dominer la Méditerranée par l'occupa-
l/l
tion de l'Italie, Napoléon avait ajouté la domination de
c
0
:p l'espace germanique ce qui en fit, en quelque sorte, mille ans
"'O
-QJ

::i
après Charlemagne, un « empereur d'Occident ».
QJ
ëi'i
L
Depuis 1807, après leur défaite militaire, la Russie et la
QJ

ru Prusse étaient des alliées de la France. L'Autriche, vaincue


>
ru
u en 1805 et 1809, était à genoux et avait même offert pour
QJ
_J

(V')
femme à Napoléon (qui avait divorcé de Joséphine* de
,..-1
0
N Beauharnais) une de ses archiduchesses, Marie-Louise, nièce
@

..c:
de Marie-Antoinette, la reine guillotinée. Seule restait en
01
ï::::
>- guerre l'Angleterre, ennemi irréductible depuis l'abandon
a.
u
0
du projet d'invasion des îles britanniques en 1805, qui
soutenait la rébellion espagnole, suite au soulèvement de la
Péninsule ibérique, en 1808. Le « Grand Empire », expres-
sion utilisée par Napoléon depuis 1806, avait succédé à la

32
Politique

« Grande Nation », ainsi que l'on qualifiait la France de la


Révolution française.
Pour fortifier son« système continental »,Napoléon avait
développé des voies de communication, des échanges cultu-
rels, juridiques, militaires et économiques. De grandes routes
traversaient l'Europe, permettant certes les déplacements de
troupes, mais favorisant aussi les échanges de produits. Le
Code civil et l'organisation administrative à la française
étaient devenues les lois communes de l'Europe napoléo-
nienne, notamment en Italie et sur la rive gauche du Rhin.
La liberté économique des pays dominés était entravée
(mais aussi rendue cohérente, de gré ou de force) par l'inter-
vention de l'État dont la moindre ne fut pas le Blocus conti-
nental* (c'est-à-dire l'interdiction de tout commerce avec
l'Angleterre), tandis que des liens bancaires commençaient
.
a' se tisser.
L'Europe était, en quelque sorte, unifiée, comme elle
l/l
l'avait été sous l' imperium romanum ou sous Charlemagne.
c
0
:p La faiblesse de ce système était que son moteur était exclu-
"'O
-QJ

::i
sivement alimenté par la force militaire et la conquête. La
QJ
ëi'i
L
France imposait ses choix, ce dont Napoléon donna la
QJ

ru preuve en annexant le nord de l'Allemagne, la Hollande et


>
ru
u la Westphalie lorsque les politiques menées par leurs diri-
QJ
_J

(V')
geants ne lui convinrent plus. Les failles de cette conception
,..-1
0
N de l'Europe résidaient donc dans sa diversité, son immensité
@

..c:
et la coercition nécessaire à son maintien. C 'est à Paris que
01
ï::::
>- se décidait ce qui était bon pour les anciens Allemands,
a.
u
0
Hollandais, Italiens, Espagnols ou Suisses désormais consi-
dérés comme citoyens de l'Empire français. Par contrecoup,
les nationalismes purent faire leur lit dans l'opposition au
« système ». D'Allemagne (avec les fameux Discours à la

33
Napoléon, une ambition française

nation allemande de Fichte), d'Italie ou d'Espagne, des voix


se firent entendre pour appeler à l'éveil de nations qui, vingt
ans auparavant, n'avaient aucune existence dans l'Europe de
l'Ancien Régime. En cela, la Révolution française avait
gagné (par l'émergence de nations aspirant à la liberté) et la
conception napoléonienne d'une Europe unie par la domi-
nation française avait perdu.

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ru Carte de l'Europe en J81 2


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(V')
Au final, Napoléon ne put unifier le Vieux Continent. La
,..-1
0
N défaite militaire en fut la cause immédiate, malgré la propa-
@

..c
gande et la belle image « européenne » d'une « armée des
01
ï::::
>- Vingt Nations » partant à la conquête de la Russie, en 1812.
a.
u
0
Trois ans plus tard, après les guerres perdues par la France,
l'acte final du congrès de Vienne* (9 juin 1815) mit provisoi-
rement sous l'éteignoir les nations en réaffirmant la légiti-
mité des familles régnantes, en même temps qu'il fit rentrer

34
Politique

la France dans ses frontières d'avant la Révolution.


Cependant, comme l'a écrit Jean Tulard, «en parlant de
patriotisme, sinon de nationalisme, la Révolution avait
libéré des démons quel' on ne pourra plus que très difficile-
ment exorciser ».
Même décisive, la défaite militaire ne fut pas l'unique
cause de l'échec de la vision européenne de Napoléon. On
ne pouvait en effet concevoir une union forçant les nations
émergentes à fusionner. Pour réussir, il eut fallu se les concilier
et leur reconnaître leurs spécificités afin qu'elles deviennent
les alliées de la lutte contre l'Ancien Régime, si tant est que
tous les nationalismes (ou particularismes) avaient eu pour
but de lutter contre le conservatisme et pour les « progrès »
de la Révolution française. En quelque sorte, il eut fallu
recommencer la Révolution des bourgeoisies et des peuples
contre l'aristocratie et les privilèges dans chacun des États
monarchiques de la vieille Europe. Cela, Napoléon ne le
l/l
voulut jamais. Il méprisait trop la « populace » (qu'il avait
c
0
:p vue à l' œuvre pendant la Révolution, notamment le 10 août
"'O
-QJ

::i
1792, lors de la prise des Tuileries) pour l'appeler à soutenir
QJ
ëi'i
L
son projet autrement qu'en s'engageant sous la bannière de
QJ

ru ses armées. Il aimait trop l'ordre (et, partant, les hiérarchies)


>
ru
u pour concevoir qu'une chaîne révolutionnaire (même
QJ
_J

(V')
modérée) réunisse l'Europe : il fallait toujours que l'impul-
,..-1
0
N sion soit donnée « d'en haut ».Avec le temps, les buts géné-
@

..c:
reux de la Révolution (« apporter la liberté au monde »)
01
ï::::
>- furent abandonnés par la France, même s'ils servirent
a.
u
0
encore de prétexte à l'ennemi anglais pour coaliser les
monarchies.
L'entreprise napoléonienne fut une conquête et, en ce
sens, elle ne « construisit » pas l'Europe. Elle ne contribua

35
Napoléon, une ambition française

que très indirectement, par « l'éveil des nations », aux


progrès de cette construction qui n'allait devenir possible
qu'après nombre de révolutions « nationales » et deux guerres
mondiales.

r 44 millions de Français

À son apogée géographique, début 1812, l'Empire napoléonien


comptait 44 millions d'habitants, dont un peu moins de 30 millions
habitaient l'ancienne France. Les 1 34 départements français appar-
tenaient à ce qui est aujourd'hui la France, 1' Allemagne, la Belgique,
la Hollande, la Suisse, l'Italie et l'Espagne. Cet ensemble constituait
« l'Empire» au sens propre. Il était donc soumis aux lois et à l'orga-
nisation administrative française. Les citoyens des départements
réunis avaient les mêmes droits et les mêmes devoirs que ceux de
souche française plus ancienne. Ils payaient les mêmes impôts,
l/l
c étaient soumis aux mêmes règles de la conscription, vivaient sous
0
:p
l'empire du même Code civil.

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-0
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::i
QJ
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>
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01
ï::::
>-
a.
0
u
« Napoléon a voulu imite71
les empereurs romains. »

Si le peuple romain eût fait le même usage de sa force que le peuple


français, les aigles romaines seraient encore sur le Capitole, et dix-
huit siècles de tyrannie n'auraient pas déshonoré l'espèce humaine.

Proclamation au peuple cisalpin, 11 novembre 1797

Le tableau officiel du Sacre de Napoléon par Jacques-


Louis David (aujourd'hui exposé au Louvre) est comme un
aveu : c'est Rome qu'on imitait et cet Empereur se prenait
pour Auguste, le créateur du gouvernement et de l' adminis-
tration romains. Est-ce si simple ?
À la fin du XVIIIe siècle, les références romaines étaient
partout dans la vie quotidienne des Français : littérature,
l/l
c
0 théâtre, peinture, sculpture, architecture et .. . politique. Le
:p
"'O
-QJ Consulat* (institution inspirée de celles de la République
::i
QJ
ëi'i
romaine) et l' Empire n'allèrent pas à contre-courant
L
QJ
zde cette vogue antique. On créa des préfets. On codifia.
ru
> On adopta l'aigle éployée comme emblème. On organisa la
ru
u
QJ
_J Légion d'Honneur* en cohortes. On construisit ou on pro-
(V')
,-1
0
N
jeta des arcs de triomphe (celui du Carrousel fut achevé sous
@

le règne de Napoléon, celui de !'Étoile, commencé sous son
..c:
01
ï::::
règne, ne fut achevé qu'en 1836). Dans un pamphlet de
>-
a.
0 1800, dirigé contre ceux qui doutaient des capacités de son
u
frère, Lucien Bonaparte plaça Napoléon au niveau de Jules
César, seul personnage historique digne de lui être comparé.
La propagande officielle s'inspirait des thèmes romains :

37
Napoléon, une ambition française

ainsi, par exemple, le Bonaparte au pont d'Arcole de Gros


représente le général prenant la pose symbolique de la déesse
de !'Histoire. Enfin, lors du Sacre et sur les monnaies,
!'Empereur se présenta au peuple couronné de lauriers.

l/l
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:p
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Bonaparte sur le pont d 'Arcole, Antoine-jean Gros, vers 1801
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L
QJ

ru En simplifiant à l'extrême, on pourrait conclure que


>
ru
u l'Empire français revendiqua la Rome antique comme réfé-
QJ
_J

(V')
rence. Il convient de nuancer cette idée et de rendre à
,..-1
0
N Charlemagne ce qui lui revient. Car c'est bien plus en pen-
@

..c
sant (mais sans le « singer ») à cet empereur que Napoléon
01
ï::::
>- construisit la plus grande part de la symbolique de sa
a.
u
0
monarchie.
La dynastie nouvelle ne pouvait pas être sans racines histo-
riques. Napoléon avait compris qu'il fallait tremper son pou-
voir dans des exemples passés crédibles qui renforceraient,
Politique

par référence comme par symétrie, sa propre légitimité. La


dignité impériale devait renvoyer à l'histoire et, si possible,
la plus glorieuse et la moins contestable. Il n'y avait pas eu
d'empereur en «France» (au sens géographique moderne)
depuis Charlemagne et Louis le Pieux ou le Débonnaire
(814-840), même si la dignité d'« empereur d'Occident»
avait encore été nominalement conférée à d'autres
Carolingiens, tels Charles II, Louis II, Louis III et Charles III,
avant que le Saint Empire ne devienne « germanique ».
Charlemagne était à la fois un restaurateur (celui qui avait
ressuscité l'Empire romain) et un fondateur (celui qui avait
affermi l'Empire franc). Son parrainage avait un intérêt à
l'intérieur de l'Empire comme à l'extérieur et c'est à lui que
Napoléon voulut qu'on l'assimile. Ce faisant, il ne se cou-
pait pas de la tradition de l'Ancien Régime : les Capétiens
(et les Bourbons) descendaient des Carolingiens et le sacre
des rois faisait largement appel, comme ornements royaux,
l/l
à des objets rappelant Charlemagne (épée, sceptre, cou-
c
0
:p ronne, main de justice, éperons). Ces « ascendances » rappe-
"'O
-QJ

::i
laient en outre à la Maison d'Autriche que le chef de l'État
QJ
ëi'i
L
français, remplaçant des Bourbons, n'était pas moins
QJ

ru « impérial » que les Habsbourg, ce qui lui donnait un droit


>
ru
u de regard sur les affaires allemandes et italiennes. Selon la
QJ
_J

(V')
doctrine française, en effet, la « création » du Saint Empire
,..-1
0
N romain germanique par Otton Ier, en 962, était un accident
@

..c:
de l'histoire quel' on était en droit de vouloir réparer à tout
01
ï::::
>- moment.
a.
0
u
Dès 1803, Bonaparte ordonna l'érection d'une statue de
Charlemagne au sommet d'une colonne « à la Trajan», au
centre de la place Vendôme. En 1804, lorsqu'il décida de se

39
Napoléon, une ambition française

faire couronner, il fit rechercher les objets ayant appartenu à


son lointain prédécesseur. On en retrouva un certain nombre
qui avaient échappé au pillage du trésor de Saint-Denis, en
1793. Malheureusement, la couronne avait été fondue et il
fallut en faire fabriquer une neuve. Les autres pièces, retrou-
vées par miracle, étaient d'une authenticité douteuse.
L'Empereur décida donc de se faire « couronner de neuf».
Les quelques morceaux d'histoire récupérés allaient le suivre
lors de la cérémonie, portés par les maréchaux honoraires.
Peu importait, d'ailleurs, que ces objets aient vraiment
appartenu à Charlemagne, seul comptait leur valeur méta-
phorique. Toute la cérémonie du sacre s'inspira d'exemples
carolingiens (bien plus que romains) comme la présence des
pairs autour de !'Empereur et des représentants de la nation
dans Notre-Dame (tels ceux qui entouraient l'empereur
d'Occident lors des réunions dites «du champ de Mai»),
l'utilisation d'un sceptre, d'une main de Justice et d'un
l/l
globe (cet insigne ne figurant pas dans ceux des rois de
c
0
:p France mais dans ceux du chef du Saint Empire), etc.
"'O
-QJ

::i
Rome n'était pas absente des références du nouvel
QJ
ëi'i
L
Empire, mais par Charlemagne interposé. En effet, ce
QJ

ru dernier pouvait être considéré comme le restaurateur de


>
ru
u l'Empire romain dans son berceau, en Occident, contre
QJ
_J

(V')
l'Empire d'Orient de Byzance (rivale de Rome depuis le
,..-1
0
N partage de l'Empire, dont l'empereur était défaillant, au
@

..c:
rvesiècle) et avec le pape (dont Charlemagne s'instaura le
01
ï::::
>- protecteur).
a.
u
0
Si la grande majorité de l'opinion ignorait probablement
tout de ces réflexions doctrinales ou historiques, on ne peut
douter que Napoléon et son entourage s'y référèrent, tant
sont troublantes les « coïncidences » entre la symbolique
Politique

l/l
c
0
:p
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..c:
01
ï::::
>-
a.
0
u

Napoléon sur le trône impérial, Ingres, 1806, musée de !'Armée

41
Napoléon, une ambition française

carolingienne et la nouvelle pratique napoléonienne. Ce


faisceau de références se retrouva dans le bestiaire impérial :
aigle et, à un niveau moindre, abeille. L'aigle rappelait
manifestement Rome qui l'utilisa comme emblème exclusif
de ses armées à partir de 104 av. J.-C., mais Charlemagne
l'avait lui aussi utilisée. Quant aux abeilles, elles devinrent
l'emblème personnel de l'empereur. « À défaut d'en rencon-
trer qui se recommandassent de Charlemagne, a ironisé
Frédéric Masson, on remonta plus haut et l'on se souvint
fort à propos que, à Tournai, dans le tombeau de
Childéric Ier (NDA: fondateur, en 457, de la dynastie des
Mérovingiens), on avait trouvé des ((abeilles" de métal
(NDA: en réalité des cigales) qu'on avait jugé s'être
détachées de sa robe ou de son manteau royal. » Le choix
des symboles de son Empire effectué, Napoléon se rendit
en pèlerinage à Aix-la-Chapelle, capitale choisie par
Charlemagne (2-10 septembre 1804), y entendit un Te
l/l
Deum à la cathédrale avant de se recueillir, visiblement
c
0
:p ému, devant l'endroit que l' on supposait être celui
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de la tombe de l'empereur des Francs, mort en 814.
QJ
ëi'i
L
Contrairement à une légende répandue par certains mémo-
QJ

ru rialistes, Napoléon ne prit pas place sur le trône de pierre de


>
ru
u son illustre prédécesseur, mais se contenta del' observer avec
QJ
_J

(V')
attention.
,..-1
0
N Après le Sacre, Napoléon n'oublia pas Charlemagne lorsque
@

..c:
les nécessités de la politique se firent sentir. C'est à son
01
ï::::
>- « prédécesseur » qu'il pensa lorsqu' ayant décidé de liquider
a.
u
0
le Saint Empire, après Austerlitz (2 décembre 1805), il le
remplaça par une Confédération du Rhin entièrement
soumise à la France. Selon un des grands historiens de la vie
personnelle et familiale de Napoléon, Frédéric Masson, il

42
Politique

pensa prendre le titre d'empereur d'Occident. S'il conserva


son titre « d'empereur des Français », c'est probablement
parce qu'il ne souhaitait pas choquer l'opinion du pays.
Cela ne l'empêcha pas de continuer à s'identifier à
Charlemagne. Ainsi, en février 1806, mécontent de la
conduite du pape Pie VII qui, selon lui, ne se pliait pas assez
à sa politique religieuse et économique (notamment en ne
fermant pas les ports des États pontificaux au commerce
anglais), il écrivit au cardinal Fesch, ambassadeur de France
près le Saint Siège, pour lui prescrire la fermeté face à la
Curie : « Dites bien que j'ai les yeux ouverts ; que je ne
suis trompé qu' autant que je le veux bien ; que je suis
Charlemagne, l'épée de l'Église, leur empereur ; que je dois
être traité de même. »

l/l
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43
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0
u
« Napoléon gouvernait seul. 71
Sans un gouvernement fort et paternel, la France aurait à craindre
le retour des maux qu 'elle a soufferts. La faiblesse du pouvoir
suprême est la plus affreuse calamité des peuples.

Aux assemblées, 2 7 décembre 1804

« Il veut tout faire ; il peut tout faire ; il sait tout faire »


aurait dit Sieyès de son complice du coup d'État de Brumaire*.
Et depuis, on a souvent considéré que Napoléon gouverna seul
et, partant, inventa tout. C'est par son propre génie que, dans
la solitude où l'abandonnèrent les faibles esprits qui l' entou-
raient, il aurait réussi à réformer la France ou à conquérir la
majeure partie de l'Europe.
Sur le plan purement juridique, Napoléon fut un monarque
l/l
c presque absolu, disposant de plus de pouvoirs que les rois de
0
:p
"'O
France, Louis XIV compris, qui durent tenir compte des pré-
-QJ

::i
QJ
tentions de la noblesse, des sautes d'humeur des Parlements (qui
ëi'i
L
QJ
étaient des cours de justice et non des assemblées politiques),
>
ru des particularismes locaux et corporatifs et des lois fondamen-
ru
u
QJ
_J
tales du royaume. Afin de renforcer le pouvoir de et dans
(V')
,..-1
l'État, les constitutions napoléoniennes stipulaient : « Le
0
N
@
gouvernement de la République est confié à un Empereur ».

..c:
01
On serait tenté d'écrire que c'est donc à « bon droit » que
ï::::
>-
a. Napoléon gouverna seul, puisqu'il était désigné comme le seul
0
u détenteur du pouvoir exécutif par les textes. Il prenait des
décrets sans avoir de compte à rendre aux chambres (qui
votaient la loi, mais sur initiative de l'exécutif, après une
procédure complexe qui limitait au minimum leur liberté

45
Napoléon, une ambition française

d'action), nommait et révoquait à son gré tous les fonctionnaires,


déclarait la guerre ou faisait la paix, commandait les adminis-
trations et les forces armées.
Mais cette réalité juridique doit être nuancée. Certes, on ne
remettra pas en cause le rôle de Napoléon dans la conduite des
affaires de la France, de 1800 à 1814. Bien au contraire, il fut
primordial. C'est bien Napoléon qui rendit possible l' œuvre
du Consulat* et de l'Empire, dirigea le gouvernement, trancha
les nœuds gordiens. Il fut ainsi, selon le mot de l'historien
Jacques Jourquin dans son article «Destinée» de l'ABCdaire
de Napoléon et de l'Empire, « le premier chef d'État manager »
de l'histoire : meneur et fédérateur d'hommes, communica-
teur de génie qui avait compris le rôle déterminant de l' opi-
nion publique à l'issue de la Révolution, stratège de
l'immédiat et visionnaire du long terme, décideur fulgurant
(après s'être toutefois donné le temps de la réflexion) et parfois
intuitif, juge des résultats (« Il ne faut pas de si, ni de mais, il
l/l
faut réussir», disait-il à ses « collaborateurs »), rigoureux par
c
0
:p méthode mais ne goûtant guère aux idéologies qui ne condi-
"'O
-QJ

::i
tionnèrent que fort rarement ses décisions. Il savait écouter ; il
QJ
ëi'i
L
acceptait de débattre ; il pouvait même changer d'avis, encore
QJ

ru que cette qualité s'émoussa avec le temps. Mais une fois sa


>
ru
u résolution prise, rien ne pouvait le faire dévier de sa route et
QJ
_J

(V')
chacun devait, à sa place, mettre ses compétences au service
,..-1
0
N du projet devenu commun. Admiratif, le conseiller d'État
@

..c:
Roederer nota : « Il arriva sous son gouvernement une chose
01
ï::::
>- assez extraordinaire entre les hommes qui travaillaient avec
a.
u
0
lui : la médiocrité se sentit du talent; le talent se crut tombé
dans la médiocrité, tant il éclairait l'une, tant il étonnait
l'autre. Des hommes jusque-là jugés incapables, se rendirent
utiles ; des hommes jusque-là distingués, se trouvaient tout à
Politique

coup confondus ; des hommes regardés comme les ressources


de l'État se trouvèrent inutiles. »
Cet homme exceptionnel le fut encore lorsqu'il lui fallut
s'entourer. Ses plus proches collaborateurs furent les deux
autres consuls, maintenus à de hautes fonctions sous
l'Empire : Cambacérès*, un des meilleurs juristes de son
temps, et Lebrun, un expert en Finances publiques. Le pre-
mier surtout fut une sorte de « numéro deux » du régime à qui
Napoléon déléguait d'importants pouvoirs lors de ses fréquentes
absences. Dévoué et fidèle, quoique n'hésitant pas à dire ce
qu'il pensait, il parvint à maintenir en ordre les rouages de
l'État tandis que son maître guerroyait à des jours de marche
de Paris. Les ministres (ils furent seulement trente-deux)
n'étaient pas tous non plus des seconds couteaux : Gaudin
resta quinze ans aux Finances, Maret, Regnier et Decrès
presque autant à la Secrétairerie d'État, à la Justice et à la
Marine ; Berthier fut un minutieux ministre de la Guerre ;
l/l
T alleyrand, malgré sa paresse et son avidité, porta avec brio le
c
0
:p portefeuille des Relations extérieures avant de trahir; Fouché
"'O
-QJ

::i
et Savary furent deux excellents ministres de la Police, chacun
QJ
ëi'i
L
dans son style ; les ministres de !'Intérieur successifs dominèrent
QJ

ru des administrations déconcentrées tentaculaires et d'un niveau


>
ru
u inégal ; etc. Et que dire des conseillers d'État, placés aux côtés
QJ
_J

(V')
du gouvernement pour préparer les grandes réformes, ou du
,..-1
0
N second cercle, composé d'esprits brillants tels Monge, Volney
@

..c:
ou Berthollet ?
01
ï::::
>- La faiblesse du système fut que Napoléon, qui n'aimait pas
a.
u
0
les têtes nouvelles, ne sut se séparer de ceux qui le desservaient.
C'est flagrant avec Talleyrand, qui le trahit à partir de 1807, ou
Fouché qui joua souvent sa « carte personnelle » dans les grandes
affaires qu'il eut à traiter. Ces deux hommes méritèrent cent

47
Napoléon, une ambition française

fois la disgrâce et ne durent s'éloigner des affaires que très


tardivement. De même, fut sans doute coupable son indul-
gence à l'égard des membres de sa famille qui, placés à la tête
des royaumes conquis, y montrèrent leurs limites et leur
vanité. À ce sujet, on a souvent parlé de mainmise du « dan »
Bonaparte sur l'État. La critique a souvent été bien accueillie,
eu égard aux origines corses de cette famille. C'est oublier que
le phénomène clanique était déjà bien ancré dans les traditions
de la société <l'Ancien Régime: les Fouquet (même après la
chute du surintendant) ou les Colbert qui monopolisèrent les
grandes charges sous Louis XIV, en sont la plus célèbre illus-
tration.

r Charles Maurice de Talleyrand-Périgord

Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord (1754-1838) a traversé la


période la plus troublée de l'histoire de notre pays, toujours à
des postes de premier plan. C'est évidemment comme ministre des
Relations extérieures qu'il est le plus connu. Il le fut à plusieurs
reprises : du 15 juillet 1 797 au 20 juillet 1 799, du 22 novembre 1 799
au 9 août 1807, du 13 mai 1814 au 20 mars 1815 et du 9 juillet au
26 septembre 1815. Mais n'oublions pas non plus qu'il fut président
L
QI
du gouvernement provisoire en 1814, après la chute de Napoléon,
ru
> et encore président du conseil de Louis XVIII, du 9 juillet au 26 sep-
ru
u
QI
_J
tembre 1815.
(V')
,.-1 Prêtre en 1779, évêque d'Autun en 1788, il devient agent général du
0
N Clergé, en charge des finances de son ordre. Élu aux États généraux,
@
,µ il défend l'idée de céder les biens du clergé à la nation. C'est en tant
..c:
01
ï:::: qu'évêque qu'il dit la grand messe de la fête de la Fédération et par-
>-
a.
0
ticipe à la mise en œuvre de la constitution civile du Clergé. En 1 792,
u
il devient diplomate, passe du temps à Londres avant de se mettre
à l'abri des remous révolutionnaires aux États-Unis. Lorsqu'il en
revient, il devient ministre des Affaires étrangères du Directoire. Il
conservera ce poste pendant sept ans encore, après l'avènement de
Bonaparte.
Politique

Il participe ainsi activement aux premiers succès diplomatiques de


son nouveau maître dont il commence cependant à se séparer après
la victoire d'Austerlitz (1805). Partisan de l'équilibre en Europe, il est
donc pour la fin des conquêtes. Titré prince de Bénévent (1806), il
marque de plus en plus sa différence, si bien qu'après la paix de
Tilsit, l'empereur lui reprend son portefeuille et nomme un nouveau
ministre des Affaires étrangères, Champagny.
Talleyrand bascule définitivement après l'entrevue d'Erfurt (1808),
au cours de laquelle il va jusqu'à conseiller au tsar de résister, y com-
pris par la force, aux exigences de Napoléon. Cette fois, la rupture
est définitive et atteint son paroxysme en mars-avril 1814, moment
où Talleyrand favorise la chute de l'empereur, prend la tête d'un
gouvernement provisoire et négocie le retour des Bourbons. Le roi
l'envoie alors représenter la France au congrès de Vienne (novembre
1814-juin 1815) où il joue le grand rôle de sa vie, parvenant à réin-
tégrer la France dans le jeu européen, réussissant même à « casser»
l'alliance anti-française. Ses succès sont compromis par le retour de
l'île d'Elbe. Il plaide une nouvelle fois la cause de Louis XVIII et
suscite un manifeste par lequel Napoléon est déclaré «ennemi et
perturbateur de la paix du monde».
Après Waterloo, bien que les relations entre Louis XVIII et Talleyrand
l/l
se soient dégradées, il est un temps président du Conseil avant
c
0 d'être renvoyé. Il reste un personnage très en vue, sinon écouté. Le
:p
"'O
-QJ
comte d'Artois, en devenant Charles X, le nomme Grand Chambellan
::i
QJ
mais ne l'emploie pas. Discret opposant, le prince boiteux adhère à
ëi'i la révolution de 1830. Une dernière fois, il sera employé : Louis-
L
QJ

ru Philippe le nomme à sa dernière mission diplomatique, à Londres, où


>
ru il œuvre pour le rapprochement de la France et de l'Angleterre,
u
QJ
_J notamment par le règlement de la crise qui aboutit à la scission de
(V')
,..-1 la Hollande et de la Belgique, devenue à partir de ce moment,
0
N et pour la première fois, un royaume indépendant. De retour en
@

..c:
01
ï::::
>-
a.
Paris, où il meurt le 1 7 mai 1838. _J
France, il partage ses derniers jours entre son château de Valençay et

0
u

Sous le Consulat, de véritables débats agitèrent le gouverne-


ment. On connaît en détail ceux qui eurent lieu au conseil

49
Napoléon, une ambition française

d'État lors de la préparation du Code civil ou de la proclama-


tion de l'Empire. Napoléon y fut parfois bousculé par les
spécialistes qui composaient la Haute Assemblée. Il dut com-
poser, négocier, ruser, parfois même modifier ses positions.
Par la suite, les résistances ouvertes, les échanges francs, voire
la simple mise en doute des choix du maître furent de moins
en moins tolérés. Mais, ne pouvant tout faire seul - ne serait-
ce qu'à cause de la masse des dossiers traités -, Napoléon se
reposa sur ses collaborateurs en leur indiquant fermement le
cap. Les initiatives furent proscrites lorsqu'elles n'entraient pas
dans le cadre défini par le chef de l'État. Cela dit, il resta aux
dignitaires ou aux ministres de grands espaces de liberté ...
d'exécution, ce qui était loin d'être négligeable.

l/l
c
0
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ru
>
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(V')
,..-1
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..c
01
ï::::
>-
a.
0
u
« Sous son règne, il n'y avait pa71
d'opposition à Napoléon. »

La subordination civile n'est point aveugle et absolue ;


elle admet des raisonnements et des observations, quelle que puisse
être la hiérarchie des autorités.
je n'exige d'obéissance absolue que dans le militaire.

À Champagny, 26 avril 1806

On a parfois considéré qu'après des débuts difficiles le


régime napoléonien parvint à empêcher toute expression
d'opposition. La masse des ralliés (par intérêt ou par peur)
aurait facilité la tâche d'un gouvernement utilisant des
méthodes de basse police (on disait alors« haute police » !), de
la surveillance pointilleuse des lieux publics aux prisons d'État
(/)
c où auraient croupi les opposants, en passant par le musèle-
0
:;:::;
-0
•Q)
ment des chambres, la mise au pas des « partis » et l'ouverture
::l
Q) systématique des correspondances par le cabinet noir.
as
L
Q)
On ne saurait nier les réalités autoritaires du régime napo-
ru
>
ru
léonien. La police de Fouché (puis de Savary) était partout,
u
Q)
_J
la presse sans liberté (ni politique, ni économique car on la
(V')
,-1
0
suspendait à chaque faux pas, on la privait de papier, on for-
N
@
çait les titres à fusionner), les institutions« parlementaires »

..r::
01
surveillées de près, voire supprimées lorsqu'elles devenaient
·c
>-
0. gênantes (comme le Tribunat, la chambre qui était chargée
0
u
de discuter les lois sans les voter, tandis que le Corps légis-
latif les votait sans pouvoir débattre). Les opposants les plus
piquants (comme Mme de Staël) et les autres furent exilés
loin de Paris. L'envoi dans une prison d'État pour une

51
Napoléon, une ambition française

r
L'activité dite du «
Le cabinet noir

cabinet noir » consiste à intercepter, lire et reco-


pier certaines correspondances avant leur remise au destinataire.
Évidemment officieux et ne figurant sur aucun « organigramme »,
elle est confiée à l'administration des postes, dirigée par un proche
de !'Empereur: Antoine-Marie de Lavalette (1 769-1830). Ses services
ont mis au point des techniques qui permettent d'ouvrir les lettres
de certaines personnalités d'opposition en toute discrétion, avant de
les remettre dans le circuit de distribution . Lorsqu'elles en valent la
peine, les copies sont placées sous les yeux de Napoléon. Avec le
temps et l'agrandissement de l'Empire, des succursales sont ouvertes
à Turin, Gênes, Florence, Rome, Amsterdam, Hambourg. Le résultat
de leur travail doit être envoyé à Lavalette et la procédure suivie est
alors la même que si la lettre avait été interceptée à Paris. L'activité
du cabinet noir est quasi-officielle et fait même l'objet d'un statut
rédigé en 1806 qui dispose que ses activités relèvent du secret
d'état. Les employés ne peuvent communiquer leurs trouvailles qu'à
leur directeur et celui-ci à !'Empereur. Il leur est interdit de recopier
les lettres à caractère privé, seule la politique est concernée. Tout
(/)
manquement à ces règles relève du Code pén al dont l'article 187
c
0 dispose : « Toute suppression, toute ouverture de lettres confiées à la
:;:::;
-0
•Q)
poste, commise ou facilitée par un fonctionnaire ou un agent du
::l
Q) gouvernement ou de l'administration des postes, sera punie d'une
as
L
amende de seize francs à trois cents francs. Le coupable sera de plus
Q)

ru interdit de toute fonction ou emploi public pendant cinq ans au


>
ru moins et dix ans au plu s. »
u
Q)
_J

(V')
,..-1
0
N
_J
@

..c détention sans jugement ressuscita même les lettres de
01
·c
>-
0.
cachet de l'Ancien Régime par lesquelles le roi pouvait éloi-
0
u gner ou détenir ceux qui lui déplaisaient. Mais n'exagérons
pas l'impact des prisons d'État : environ 2 500 personnes y
furent détenues, à comparer aux centaines de milliers d' arres-
tations non moins arbitraires pendant la Terreur.

52
Politique

Pourtant, ces mesures coercitives ne tuèrent pas les oppo-


.. / .
s1tions au reg1me.
Sous le Consulat*, elles furent de diverses natures. À
droite, les monarchistes luttèrent contre le régime qu'ils
considéraient (à juste titre) comme un continuateur de la
Révolution : elles exprimèrent leur opposition par le com-
plot et l'attentat, une fois qu'elles furent certaines que
Bonaparte ne rappellerait pas le roi « légitime », comme
l'avait fait, en Angleterre, le général Monck (restaurateur
des Stuart, en 1660). Les dernières « agences » royalistes ne
furent démantelées qu'en 1808 et 1809. À gauche, les néo-
jacobins, grandes victimes du coup d'État de Brumaire* ne
se rallièrent pas non plus : quelques complots mineurs leur
permirent de s'exprimer, tandis que leurs nombreux relais
dans l'armée (Moreau, Bernadotte, Brune, Augereau)
menaçaient directement le régime. Au centre, enfin, nombre
d'alliés de Bonaparte se détachèrent de lui, formèrent
(/)
la coterie des « brumairiens mécontents » (conduite par
c
0
:;:::; Sieyès, complice de Brumaire dont Bonaparte s'était débar-
-0
•Q)

::l
rassé un mois après le coup d'État) et préparèrent le rempla-
Q)
as
L
cement du chef de l'État lors de la seconde campagne
Q)

ru d'Italie, avant que la victoire de Marengo (14 juin 1800) ne


>
ru
u vienne consolider son pouvoir. Chacune sur le terrain qui
Q)
_J

(V')
leur était accessible, ces trois oppositions menèrent la vie
,-1
0
N dure au Premier Consul. Il dut batailler jusque dans les
@

..r::
chambres : le Tribunat et le Corps législatif rejetèrent plu-
01
·c
>- sieurs titres du Code civil, tentèrent d'empêcher la réconci-
0.
u
0
liation religieuse voulue par le Concordat*, retardèrent
de deux ans la mise en vigueur de la loi sur la Légion
d'Honneur* (qui, aux yeux des républicains, recréait une
sorte de noblesse). En plusieurs étapes, Bonaparte épura ces

53
Napoléon, une ambition française

chambres et contrôla une opposition qui contamina même


le Conseil d'État, opposé au sacre religieux.

Malgré les ralliements de nombreux aristocrates (notam-


ment après les mesures d' aministies prises au début du
Consulat en faveur de ceux qui avaient émigré depuis le
début de la Révolution), le silence imposé aux néo-jacobins,
la suppression du Tribunat (1807) et le contrôle serré de
tous les moyens d'information, Napoléon eut encore à lutter
sous l'Empire. Les opposants les plus célèbres furent
Carnot, Benjamin Constant, Sieyès, Mme de Staël, voire La
Fayette et Chateaubriand. Ils furent rejoints par ceux qui,
au sein même du gouvernement, tentaient de créer des
contrepoids au pouvoir de !'Empereur. Talleyrand se déta-
cha de son maître en 1807. Fouché le rejoignit deux ans plus
tard pour préparer le remplacement de !'Empereur empêtré
dans sa conquête de l'Espagne, obligeant Napoléon à ren-
(/)
trer précipitamment pour mettre fin à leurs menées. Après
c
0
:;:::; l'arrestation du pape sous prétexte qu'il n'appliquait pas le
-0
•Q)

::l
Blocus* continental (juillet 1809), on assista à la renaissance
Q)
as
L
de l'opposition catholique : treize cardinaux s'abstinrent de
Q)

ru paraître au mariage de Napoléon et Marie-Louise, le bref


>
ru
u papal excommuniant !'Empereur circula sous le manteau,
Q)
_J

(V')
tandis que des mouvements clandestins (comme les Chevaliers
,..-1
0
N de la Foi) voyaient le jour dans les campagnes. En 1812, pen-
@

..r::
dant la campagne de Russie, on assista au réveil des républi-
01
·c
>-
cains avec la conspiration du général Malet (23 octobre).
0.
u
0
Celui-ci sema la panique à Paris, en annonçant la mort de
!'Empereur, en proclamant l'avènement d'un gouverne-
ment provisoire et en arrêtant plusieurs responsables de
l'administration (dont le ministre de la Police Savary). Si la

54
Politique

(/)
c
0
Mariage de Napoléon et Marie-Louise, par Georges Rouget, J 81 o
:;:::;
-0
•Q)

::l
Q)
as
L
conspiration fut facilement tuée dans l' œuf, elle montra la
Q)

ru
>
fragilité de l'édifice impérial.
ru
u
Q)
Il fut si rarement consulté qu'on ne saurait dire avec cer-
_J

(V')
,..-1
titude quelle proportion du peuple s'opposa au régime. Les
0
N quatre plébiscites organisés en 1800, 1802, 1804 et 1815 ne
@

..c permettent que peu de constats. Ce qui est certain, c'est que,
01
·c compte tenu de leur faible taux de participation (entre 15 et
>-
0.
0
u 20 o/o), le premier et le dernier d'entre eux furent des échecs
pour le Consulat naissant et l'Empire « restauré », malgré
les fraudes massives du ministère de !'Intérieur en 1800. Les
deux autres plébiscites (environ 40 °/o de participation

55
Napoléon, une ambition française

r Carnot, ou le rendez-vous manqué

Ancien membre du «grand » Comité de Salut public, Lazare Carnot


(1 753-1823) - qui vivait alors en exil - ne fut pas favorable à
Brumaire. Il n'en bénéficia pas moins de l'amnistie accordée aux exilés
et fut de retour à Paris dès janvier 1800. Il fut promu général de
division dès le mois suivant et affecté à l'inspection des armées.
Bonaparte favorisa encore son retour à l'Institut* national (où lui-
même l'avait remplacé à la suite du coup d'État de Fructidor, en
1797). Carnot accepta le portefeuille de la Guerre pendant la
seconde campagne d'Italie (1800). Ce ralliement d'un des phares du
parti républicain était une bonne nouvelle pour le Consulat. Mais cet
homme ne devait pas pour autant avoir les coudées franches : il
s'agissait plus de le neutraliser que de lui donner du pouvoir. Il fut en
conséquence mis sous surveillance étroite du Conseil d'État qui dis-
cuta pied à pied le moindre de ses projets. Le chef de l'État le confina
dans un rôle d'exécutant, employant le plus souvent avec lui un ton
cassant. Carnot présenta plusieurs fois sa démission qui finit par être
acceptée (8 octobre 1800). L'« organisateur de la victoire» préféra
dès lors rester en marge du régime. Il siégea au Tribunat et se pro-
(/)
nonça contre le Consulat à vie et la proclamation de l'Empire. Il ne
c
0
:;:::;
refusa pas la Légion d'Honneur et resta secrétaire de la section
-0
•Q) de !'Intérieur du Tribunat jusqu'en 1805. Il se retira ensuite et prit
::l
Q) encore plus de champ après la suppression de son assemblée. À
as
L cette époque, Napoléon lui aurait fait des propositions sous la forme
Q)

ru d'un «ce que vous voudrez, où et quand vous voudrez». Carnot ne


>
ru se laissa pas attirer et le souverain ne lui en voulut pas. Apprenant
u
Q)
_J qu'il avait des difficultés à vivre, il ordonna qu'on l'aide, lui fit verser
(V')
,.-1 une pension de 10 000 francs par an avec rappel depuis 1800. li l'in-
0
N
vita à venir le voir aux Tuileries, lui fit encore des offres et essuya un
@
.µ nouveau refus. Carnot ne consentit à sortir de sa retraite qu'en 1814,
..r::
01
·c pour défendre la patrie et non le régime impérial. Il accepta les fonc-
>-
0.
0
tions de gouverneur d'Anvers où, comme il fallait s'y attendre, son
u
comportement fut remarquable et loyal. Aux Cent-Jours, toujours
pour défendre la patrie, il accepta les fonctions de ministre de
!'Intérieur.
_J
Politique

chacun) paraissent indiquer une plus forte adhésion. Il


n'empêche que si le nombre de non fut limité à quelques
milliers de suffrages dans tous les cas (et là, on est sûr qu'il
s'agit d'une opposition), une partie des abstentionnistes
(impossible à chiffrer) ne se déplaça pas car elle craignait les
représailles des autorités en cas de vote négatif (on votait en
signant de son nom sur des registres).
Avec les revers, l'opposition se découvrit et il fallut que
Napoléon mette en jeu toute son autorité pour imposer au
Sénat les nouvelles levées de troupes (à partir de 1813), remanie
profondément son gouvernement pour y faire monter des
hommes à lui. En même temps, les vieux foyers insurrec-
tionnels de l'Ouest et du Sud-Ouest étaient ranimés par
l'action des réseaux dormants du parti royaliste. Expression
suprême d'opposition, ce sont le Sénat et le Corps législatif,
deux assemblées directement issues du régime, qui votèrent
la déchéance de !'Empereur et provoquèrent sa chute, en
(/)
1814.
c
0
:;:::; Aux Cent-Jours, le miracle du retour de l'île d'Elbe fut
-0
•Q)

::l
assombri par la vigueur retrouvée de toutes ces oppositions.
Q)
as
L
À la gauche, Napoléon dut tenir un discours jacobin. Aux
Q)

ru libéraux, il concéda une réforme constitutionnelle allant


>
ru
u dans le sens des premières (et timides) avancées« parlemen-
Q)
_J

(V')
taires » de la charte octroyée l'année précédente par
,-1
0
N Louis XVIII, le frère de Louis XVI, restauré par les chambres
@

..r::
napoléoniennes. Aux royalistes modérés, il garantit qu'il n 'y
01
·c
>- aurait pas de réaction. Aux royalistes insurgés dans l'Ouest,
0.
u
0
il envoya près de 40 ooo soldats qui lui manquèrent cruel-
lement pendant la campagne de Belgique. Ce faisant, à force
de vouloir agir en « attrape-tout » politique - ce qu'il s'était
toujours refusé à faire -, il ne satisfit personne et, une fois

57
Napoléon, une ambition française

de plus lâché par ses chambres, le régime s'effondra sans


coup férir après Waterloo.
Pendant quinze ans, avec une intensité variable, les oppo-
sitions n'avaient cessé d'aiguillonner le régime napoléonien.

(/)
c
0
:;:::;
-0
•Q)

::l
Q)
as
L
Q)

ru
>
ru
u
Q)
_J

(V')
,..-1
0
N
@

..c
01
·c
>-
0.
0
u
«Napoléon a échoué car son règn';"l
s ' est acheve,, par un retour
à l'Ancien Régime. »

Les Bourbons se trompent grandement quand ils se croient


solidement rétablis sur le trône d'Hugues Capet[... }. j'étais enfin
le roi du peuple, comme les Bourbons sont les rois des nobles,
sous quelque couleur qu'ils déguisent la bannière de leurs aïeux.

À Montholon, 3 septembre 1816

Le 31 mars 1814, Paris capitula et fut occupée par les coalisés


(Russie, Autriche, Prusse, Suède, Angleterre, etc). Après
vingt-deux ans de lutte, la France était vaincue. Le 3 avril,
le Sénat et le Corps législatif votèrent la déchéance de
Napoléon. Le 6, !'Empereur abdiqua. Il partit pour l'île
(/)
c
0
d'Elbe deux semaines plus tard. Entre temps, les sénateurs -
:;:::;
-0
•Q)
tous nommés et dotés par Napoléon - avaient bâclé une
::l
Q) nouvelle constitution et « appelé librement » au trône
as
L
Q) Louis XVIII, frère du dernier roi, qui rentra à Paris. Le
ru
>
ru 2 mai 1814, il rejeta le projet de constitution sénatorial et
u
Q)
_J « octroya » une charte qui allait être la règle d'organisation
(V')
,..-1
0
des pouvoirs publics de la Restauration. Un an plus tard,
N
@ s'évadant de l'île d'Elbe, Napoléon parvint à reconquérir le

..r::
·c
01 pouvoir. Le 20 mars 1815, il était de retour aux Tuileries et
>-
0.
0
Louis XVIII était contraint de se réfugier à Gand. Un peu
u
moins de cent jours plus tard, battu à Waterloo, !'Empereur
se rendit aux Anglais qui l'exilèrent à Sainte-Hélène.
Louis XVIII, surnommé « Louis deux fois neuf» par les
chansonniers parisiens, reprit possession des Tuileries.

59
Napoléon, une ambition française

L'Ancien Régime était-il de retour ? Le frère du roi guil-


lotiné allait-il se venger ? L'aristocratie allait-elle reprendre
ses places et ses privilèges comme si rien ne s'était passé ?
Le terme « restauration » utilisé pour ce rétablissement de
la monarchie royale est trompeur. Certes, le gouvernement
de Louis XVIII présenta le retour à la « légitimité » comme
la fermeture de la parenthèse constituée par la Révolution et
l'Empire. La déclaration du roi, par laquelle il octroyait
la charte, était datée de la « dix-neuvième année de son
règne », comme si celui-ci avait commencé à la mort de
Louis XVII au Temple, en 1795. Comme si la Révolution
n'avait pas eu lieu. L'entourage du monarque prôna le
retour aux valeurs de l'Ancien Régime. Au plan politique,
mal lui en prit, en 1814 : Napoléon apparut rapidement
comme l'enfant d'une Révolution que le nouveau pouvoir
semblait vouloir écraser (la réalité est moins simple). Après
Waterloo, instruit par l'expérience, Louis XVIII tenta de
(/)
freiner les ardeurs de son entourage, appelant des modérés
c
0
:;:::; au gouvernement, ne sanctionnant que les fidèles de
-0
•Q)

::l
Napoléon les plus coupables (régicides, généraux qui avaient
Q)
as
L
favorisés le retour de l'île d'Elbe), pardonnant aux autres et
Q)

ru finissant même par les admettre dans son cabinet. Mais la


>
ru
u victoire des ultra-royalistes aux élections de 1820, l' avène-
Q)
_J

(V')
ment de Charles X en 1824 donnèrent l'impression d'un
,-1
0
N retour en arrière politique.
@

..r::
Quoiqu'il en soit, le retour à l'Ancien Régime était
01
·c
>- impossible. La seule existence d'une charte écrite (dont le
0.
u
0
principe était rejeté par la droite royaliste), malgré sa timi-
dité et ses faiblesses, prouvait que quelque chose avait
changé au royaume de France depuis 1789. Le roi avait été
obligé de composer avec l'opinion éclairée et de concéder un

60
Politique

r Louis XVIII en exil

Louis Stanislas Xavier de Bourbon, comte de Provence, avait qua-


rante ans en 1795, lorsqu'à la mort de l'enfant du Temple, il se consi-
déra comme roi de France et prit le nom de Louis XVIII. Il avait quitté
Paris vers le nord, le 20 juin 1791, le même jour que son frère
Louis XVI. Plus chanceux, il avait atteint Bruxelles sans encombre,
tandis que son frère n'avait pas dépassé Varennes. Un long et difficile
exil commençait, marqué de grands espoirs et de grandes désillu-
sions, mais jamais par le découragement. Après Coblence et un bref
passage en France à la suite de l'armée de Condé (1 792), le préten-
dant avait erré dans l'Europe entière, s'installant successivement en
Westphalie, en Italie du Nord, sur les territoires du duc de Brunswick
puis, à l'invitation de Paul 1er, à Mitau, aujourd'hui ]elgava en
Lettonie. C'est de là qu'il avait tenté de convaincre Bonaparte de le
placer sur le trône moyennant richesses, honneurs et, le cas échéant,
la charge de Connétable. Le rejet de cette proposition avait
consommé une première rupture avec le régime consulaire et ouvert
une seconde séquence d'errances d'un prétendant ballotté d'un
pays à l'autre au gré des évolutions de la politique internationale.
Après Mitau d'où il fut chassé par le tsar devenu provisoirement
(/)
c l'allié de la France, il fut accueilli à Varsovie (territoire prussien) d'où
0
:;:::;
-0 il dut partir pour Kœnigsfeld, en Courlande, avant de revenir à
•Q)

::l Mitau. Il quitta une nouvelle fois cette ville en 1807, à l'approche des
Q)
as
L
troupes françaises. Il rallia alors la rade de Yarmouth en Grande-
Q)
Bretagne, força le gouvernement britannique à l'accueillir, vécut un
ru
> temps à Gosfield (prêté par le duc de Buckingham) et s'installa fina-
ru
u
Q) lement en avril 1809 à Hartwell (propriété du baron Lee à soixante-
_J

(V')
,..-1
cinq kilomètres de Londres, louée cinq cents livres par an), dernière
0
N station d'un exil qui dura en tout vingt-quatre ans. Évidemment,
@ des espions français informaient régulièrement Paris de ces pérégri-

..r::
01 nations, rendues encore plus pénibles par la mauvaise santé du
·c
>-
0.
prétendant. Son embonpoint était déjà prononcé et n'allait cesser de
0
u croître.
Le gouvernement britannique se montra aussi généreux que méfiant
avec cet hôte utile et encombrant. Il accueillait sur son sol de nom-
breux émigrés français qui poursuivaient la lutte littéraire, politique
mais aussi armée contre « Buonaparte ». Il ne pouvait cependant
Napoléon, une ambition française

aider tout le monde. De plus, la politique anglaise connut aussi ses


fluctuations à l'extérieur (paix d'Amiens, négociations de 1806 avec
la France, refroidissement et réchauffement des relations avec les
autres puissances) comme à l'intérieur où l'opposition à la guerre fut
plus forte à certaines époques en raison des difficultés engendrées
par le Blocus continental. Enfin, même au moment où la situation
militaire de la France se dégrada, les questions de « l'après-
Napoléon » ne furent pas réglées facilement par l'oligarchie anglaise.
« [Louis XVIII est regardé] comme un personnage qu'il suffit de pro-

duire au dénouement de la pièce »,

de 1806. On ne pouvait voir plus juste. _J


écrivait pourtant Fouché un jour

partage du pouvoir - pour l'heure limité, mais bien réel -


avec le gouvernement et le législatif, ouvrant la voie au
régime parlementaire, ce que Napoléon lui-même n'avait
jamais accepté. Les traditionalistes qui, comme Bonald,
soutenaient que la royauté n'avait pas besoin d'un texte
écrit, avaient été vaincus. La Révolution était passée par là :
(/)
c les lois fondamentales du royaume rejoignaient le magasin
0
:;:::;
-0
•Q)
des accessoires et la séparation des pouvoirs était consacrée.
::l
Q) Même le sacre de Charles X, à Reims et selon les rites ances-
as
L
Q)
traux de la monarchie, fut considéré comme déplacé dans
ru
>
ru
une société qui ne s'émerveillait plus des fastes et des mys-
u
Q)
_J
tères de la monarchie de droit divin. Mieux, la bourgeoisie
(V')
,..-1
0
conserva son rôle dans le choix des représentants puisque le
N
@ suffrage était censitaire, réservé à ceux qui payaient le plus

..r::
01
d'impôts, soit 100 ooo personnes sur 30 millions de
·c
>-
0. Français. On vit entrer à la chambre des députés, non seu-
0
u
lement les anciens du Consulat* et de l'Empire, mais aussi
des banquiers ou des hommes d'affaires. L'aristocratie de
l'Ancien Régime, pour ne pas disparaître, allait devoir se
fondre aux autres élites. Louis XVIII avait tellem ent bien
Politique

compris que la restauration pure et simple de l'Ancien


Régime était devenue impossible qu'il nomma une fournée
de libéraux à la chambre des pairs (une des deux chambres
de la Restauration), pour faire contrepoids à la poussée ultra
à la chambre des députés, s'alliant ainsi à ses adversaires pré-
I
sumes.
Au plan social et économique aussi, la Restauration ne
put effacer les avancées de la Révolution et de l'Empire,
malgré certaines tentatives comme le fameux « milliard des
émigrés » destiné à indemniser ceux dont les biens avaient
été confisqués pendant la Révolution ou le retour massif
de l'Église dans le système éducatif. Ni Louis XVIII, ni
Charles X ne touchèrent aux équilibres juridiques arrêtés
sous Napoléon ou ne privèrent la bourgeoisie de sa place
dans la société. Le droit de propriété ne fut pas atteint,
y compris lorsqu'il découlait des « spoliations » de la
Révolution. Les grandes institutions napoléoniennes furent
(/)
maintenues. Les principes du libéralisme économique
c
0
:;:::; continuèrent à s'imposer, avec plus de force encore que sous
-0
•Q)

::l
le régime précédent.
Q)
as
L
Finalement, les notables qui avaient fait la Révolution de
Q)

ru 1789 et avaient été confortés dans leur rôle dominant par le


>
ru
u règne de Napoléon, continuèrent à détenir, en plus du pou-
Q)
_J

(V')
voir économique, les clefs du pouvoir politique, tandis que
,..-1
0
N les républicains s'agitaient dans l'ombre et que le parti roya-
@

..r::
liste se déchirait entre les modérés et les ultras. Lorsque la
01
·c
>-
balance pencha trop du côté de la réaction et que celle-ci
0.
u
0
commença à mettre en péril les équilibres nationaux, une
nouvelle Révolution chassa Charles X, en 1830. Elle fut
symbolisée à Paris par un ancien de 89, La Fayette. Louis-
Philippe d'Orléans, le chef de la branche cadette de la
Napoléon, une ambition française

famille royale, considéré comme un prince moderne et res-


pectueux des principes de la Révolution, fut appelé au trône
par les insurgés. Il accepta de reprendre à son compte l'héri-
tage de la Révolution et de l'Empire (à commencer par le
drapeau tricolore). Cette fois, la Révolution bourgeoise
avait vraiment triomphé. Le leitmotiv du régime dit « de
Juillet » allait être : « Enrichissez-vous ! ».

(/)
c
0
:;:::;
-0
•Q)

::l
Q)
as
L
Q)

ru
>
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u
Q)
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(V')
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0
N
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0.
0
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0
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......
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>
o..
0
u
«La France n'a jamais été plu71
puissante que sous Napoléon. >>

Dans toutes les carrières, la gloire n'est qu'au bout.

À Carnot, 1er septembre 1800

On ne peut contester la domination de fait exercée par la


France sur les autres pays européens durant l'épisode napo-
léonien. La France administrative compta 130 départements
et environ 44 millions d'habitants à l'apogée de l'Empire.
Les pays satellites furent gouvernés par des napoléonides,
des administrateurs français ou des princes alliés : Hollande,
Suisse, États allemands, royaume de Naples, provinces illy-
riennes (morceaux de l'ex-Yougoslavie et du Tyrol), etc. À
Tilsit (1807), Napoléon et le tsar Alexandre se répartirent
(/)
c
0
:;:::;
des zones d'influence et procédèrent à une sorte de « Yalta »
-0
•Q) avant la lettre. Après Wagram (1809), le rapprochement
::l
Q)
as avec l'Autriche et la Prusse verrouilla encore davantage le
L
Q)

ru
Continent. Seule l'Angleterre continuait la guerre, en évi-
>
ru
u tant, certes, les chocs frontaux mais en insérant des coins
Q)
_J

(V')
dans les fragiles alliances de la France.
,..-1
0
N
La prépondérance française était fondée sur plusieurs fac-
@

teurs : la démographie, la puissance de l'appareil militaire,
.r::
01
·c la nature des institutions politiques, la domination idéolo-
>-
0.
u
0 gique.
« L'avantage du pays de France sur les autres pays par le
nombre de ses habitants fait l'unanimité » , écrivait en 1803
l'ambassadeur de Turquie à Paris. Avec environ 37 millions
d'habitants (dont 30 dans ses limites actuelles), la France du
Napoléon, une ambition française

Consulat* (qui n'allait cesser de grandir sous l'Empire) était


l'État le plus peuplé d'Europe, devant la Russie (30 mil-
lions), l'Autriche (24 millions), l'Angleterre (16 millions) et
la Prusse (9 millions). Cette population assurait une main-
d' œuvre nombreuse, un marché conséquent, des recettes
publiques stimulées par la réforme de la fiscalité et de larges
possibilités de recrutement pour les armées, ce dernier élé-
ment étant essentiel dans la constitution de la prépondé-
rance napoléonienne.
La puissance française fut construite grâce à un appareil
militaire perfectionné, le plus moderne de son temps par
son armement, son organisation et son commandement. Le
stratège Napoléon s'en servit avec un art consommé. La
force et la domination furent l'outil majeur de sa puissance
d'où, sans doute, sa fragilité. Le système napoléonien se
construisit et se consolida, en effet, après de brillantes cam-
pagnes militaires et des victoires telles Austerlitz (1805), Iéna
(/)
(1806), Friedland (1807) ou Wagram (1809).
c
0
:;:::; La France pouvait aussi compter sur ses institutions poli-
-0
•Q)

::l
tiques fondées sur la concentration du pouvoir exécutif,
Q)
as
L
tantôt dictature de salut public sous le Consulat, tantôt
Q)

ru monarchie personnelle sous l'Empire. La concentration du


>
ru
u pouvoir rendait les décisions rapides et exécutables sur le
Q)
_J

(V')
champ.
,..-1
0
N Cet élément décisif était cependant pondéré par l'idéologie.
@

..r::
L'absolutisme était comme « démocratisé » par l'usage
01
·c
>- (modéré) du plébiscite, la persistance de quelques institu-
0.
u
0
tions collectives au rôle certes limité, mais on relèvera que
ce sont tout de même le Sénat et le Corps législatif qui pro-
noncèrent la déchéance de !'Empereur en 1814. Absolutisme
démocratisé encore, en ce que c'était pour sauver la

68
Guerre

Révolution des agressions extérieures que Napoléon guer-


royait, ce qui lui valait le soutien de la « nation », le plus
souvent incarnée par ses notables. Cette catégorie de la
société réunissait les grands acteurs économiques et une
caste administrative nombreuse qui devait tout au régime.
Les bourgeoisies avaient intérêt à son maintien tant qu'il
défendait l'égalité et favorisait les échanges au sein de l'en-
semble européen. Le peuple suivait et sa flamme était entre-
tenue par une propagande efficace, véhiculée par une presse
aux ordres et l'administration.
Quant à la domination idéologique de la France, elle
s'était installée depuis le siècle précédent, avec les Lumières.
À la chute de la monarchie, la culture française était devenue
le modèle européen. Langue, sciences, littérature, idées poli-
tiques, rien n'échappait au « modèle » français qui avait
trouvé une seconde jeunesse avec la Révolution. Les « pro-
gressistes » de tous les pays tournaient leurs regards vers
(/)
Paris. Ce facteur intellectuel facilita la tâche des forces
c
0
:;:::; d'occupation. Tou te une école de pensée vécut l'arrivée des
-0
•Q)

::l
troupes françaises (Pologne, Italie du Sud, certaines classes
Q)
as
L
espagnoles) comme une « libération » . Sans y adhérer
Q)

ru toujours, elles ne s'opposèrent pas immédiatement à la


>
ru /\
u conquete.
Q)
_J

(V')
À l'apogée de l'Empire, Napoléon paraissait avoir atteint
,..-1
0
N son but : dominer l'Europe, y répandre les idées sociales de
@

..r::
1789 et implanter ses structures politiques, ce qu'il appelait
01
·c
>- son « système ». Après 1811, le déclin fut rapide : éveil des
0.
u
0
« nations » occupées, défaites militaires et lâchage du régime
par les bourgeoisies. Les traités de Paris (1814 et 1815) forcèrent
la France à rentrer dans le rang. Le jeu des comparaisons
pouvait commencer.
Napoléon, une ambition française

On n'entrera pas ici dans cet exercice qui, souvent stérile,


peut être faussé par les arrière-pensées politiques. Chaque
régime de la France contemporaine a eu droit, en effet, à la
magnification de sa « puissance » . Les républicains compa-
rèrent les bilans des deux Napoléon afin de montrer que
Napoléon III n'était qu'une pâle copie de son oncle, ce qui
est fort contestable. Les socialistes s'accrochèrent à 1793
comme à une panacée : la République n'avait pas donné
tous ses fruits parce que la chute de Robespierre avait empê-
ché la mise en place d'un système vraiment démocratique.
Les orléanistes vantèrent l'efficacité économique de la
monarchie de Juillet qui avait permis à la France d'entrer
dans la révolution industrielle et lui avait donné une puis-
sance économique nouvelle. Moins bien fournis, les légiti-
mistes durent remonter les siècles pour démontrer la
« puissance » de la France de l'Ancien Régime et de sa
société corporatiste. Après 1870, les revanchards pleurèrent
(/)
la perte de l'Alsace-Lorraine et en appelèrent aux héros des
c
0
:;:::; guerres napoléoniennes comme à un exemple rédempteur.
-0
•Q)

::l
Plus près de nous, une partie de la droite de l'entre-deux-
Q)
as
L
guerres regretta que la France n'ait pas profité de sa« puis-
Q)

ru sance » - elle aussi remarquable - après 14-18. Et ainsi de


>
ru
u suite : chaque époque et chaque courant politique revisite
Q)
_J

(V')
l'histoire à sa façon.
,..-1
0
N En Histoire, plus encore que dans d'autres disciplines,
@

..r::
comparaison n'est pas raison. Si la France fut le plus puis-
01
·c
>- sant État d'Europe sous Napoléon (jusqu'en 1812 au moins),
0.
u
0
on ne saurait dire, car l'exercice a peu de sens, qu'elle ne fut
jamais aussi « puissante » qu'à ce moment-là. Pour le pou-
voir, il faudrait que les mentalités, la conception même de
la « puissance » et les conditions politiques, diplomatiques,
Guerre

sociales ou économiques aient été constantes depuis le


début de !'Histoire du monde.
Ce qui est en revanche peu contestable, c'est que la
France ne peut plus jamais, après 1815, prétendre seule à la
prépondérance continentale. La plupart de ses grandes
actions diplomatiques ne purent plus être entreprises sans
l'aval de l'Angleterre, super-puissance du XIXe siècle et des
trente premières années du xxe.

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« Napoléon a organisé le pillag';l
de ses conquêtes. »

De nouveaux chefs-d'œuvre sont venus embellir nos musées;


et tandis que le reste de l'Europe envie nos richesses, nos jeunes
artistes vont encore, au sein de l 1talie, échauffer leu r génie
à la vue de ses grands monuments et respirer l'enthousiasme
qui les a enfantés.

Au Sénat, 16 janvier 1804

Dès les débuts des guerres révolutionnaires, la confisca-


tion des œuvres d'art au profit des collections françaises fut
autorisée (et même requise) par les différents gouverne-
ments. Un arrêté organisa les prélèvements, le 26 juillet
1794. Le Directoire* accéléra ce mouvement et Bonaparte
(/)
c
en Italie (1796-1797) ne fut pas le dernier à y participer.
0
:;:::;
-0
De telles pratiques, qui faisaient partie, sil' on ose dire, de
•Q)

::l
Q)
l'art de la guerre de l'époque se poursuivirent tout naturel-
as
L lement sous le Consulat* et l'Empire.
Q)

ru
> Elles se fondaient d'abord sur la nécessité de nourrir, de
ru
u loger et de chauffer les troupes d'invasion (hommes et che-
Q)
_J

(V')
,..-1
vaux) puis d'occupation. Les armées se servaient sur le pays.
0
N
@
Cette habitude n'a pas disparu de nos jours. La faiblesse de

..r::
01
l'intendance et la masse des denrées qu'il aurait fallu emporter
·c
>-
0.
à la suite de la Grande Armée étaient telles qu'aucun chef
0
u n'aurait pu - en eût-il eu la volonté - se passer du pillage
qui, lorsqu'il était mieux organisé, était appelé « réquisi-
tions ». On tenta bien, au moment de la campagne de
Russie, d'emporter des bœufs à la suite de l'armée : ils

73
Napoléon, une ambition française

moururent d'épuisement en quelques jours. On obligea


même certains cavaliers à transporter le fourrage nécessaire
à leur monture sur leur selle : l'expérience avorta, tant en
raison de l'inconvénient que cela occasionnait au soldat que
de l'allure peu martiale qu'avaient alors les escadrons. Faute
d'avoir pu emporter avec elle une partie de ses approvision-
nements, la soldatesque dévasta la route de Moscou et ses
ressources. Et comme la cigale de la fable, on se trouva fort
dépourvu au moment de la retraite, quand les Russes contrai-
gnirent Napoléon à rentrer chez lui par le même chemin.
Ce pillage qu'on pourrait dire « coutumier » se doubla de
celui, beaucoup plus condamnable, des généraux qui s' enri-
chirent par leurs propres prélèvements. Rares sont, par
exemple, les maréchaux qui échappent à la critique d'avoir
été des pillards. Dans l'armée, on disait « voler à la Brune »
ou on détournait parfois le surnom de Masséna, « l'enfant
chéri de la victoire », en « l'enfant pourri de la victoire ». La
(/)
collection de tableaux de Soult était considérable. Et pourtant,
c
0
:;:::; ces chefs militaires étaient gâtés par le régime : ils reçurent
-0
•Q)

::l
des dotations (sur des domaines confisqués à l'étranger), des
Q)
as
L
honneurs rétribués, voire des primes pour leurs actions
Q)

ru d'éclat. Rien n'y fit : dans la Grande Armée, chacun pillait


>
ru
u selon son grade et ses moyens. Quant à Napoléon, il fermait
Q)
_J

(V')
les yeux la plupart du temps (même si le règlement interdi-
,..-1
0
N sait le pillage individuel), n'intervenant que lorsque les mal-
@

..r::
versations étaient trop flagrantes .
01
·c
>- Il est vrai que !'Empereur y allait lui-même de ses propres
0.
u
0
saisies. Les prises de guerre alimentaient les quinze musées
créés en 1801, le Louvre (musée Napoléon) se taillant bien
sûr la part du lion. Rome, Venise (dont le Lion ailé de
Saint-Marc orna un temps une fontaine parisienne), Parme,

74
Guerre

Pérouse, Modène, Bologne, Vienne, Anvers, Cassel et bien


d'autres villes occupées furent contraintes de céder des
joyaux qui ne furent que partiellement restitués après 1815.
Contrairement à une idée très répandue, parmi les confisca-
tions napoléoniennes ne figure pas l'obélisque de la place de
la Concorde qui fut offert à la France en 1833 (sous le règne
de Louis-Philippe) et installé à son emplacement définitif
trois ans plus tard. Il s'agit d'un des deux obélisques (le
second est toujours à sa place) qui marquaient l'entrée du
temple d'Amon à Louxor.
On ajoutera que, toujours pour financer la guerre,
Napoléon organisa la levée d' impôts et de contributions
dans les pays vaincus. Dès 1805, il fut décidé que les contri-
butions levées lors des campagnes viendraient alimenter le
trésor de l'armée - et non le trésor public -, ce qui repré-
senta, lors des premières campagnes, des centaines de mil-
lions. On versa à ce trésor des sommes en numéraire, mais
(/)
aussi les revenus de terres confisquées à l'étranger, voire en
c
0
:;:::; France. Afin de mieux organiser la gestion de cette manne,
-0
•Q)

::l
le Domaine extraordinaire fut créé en 1810 : les sommes et
Q)
as
L
biens transférés à cette caisse permettaient à Napoléon de
Q)

ru subvenir à certains besoins militaires, mais aussi de récom-


>
ru
u penser les grands services rendus (environ 6 ooo donations
Q)
_J

(V')
en tout), voire à financer certains travaux publics (Madeleine,
,-1
0
N Louvre, Arc de Triomphe du Carrousel, etc). Une réserve
@

..r::
d'or fut même constituée dans les caves des Tuileries. Elle
01
·c
>- fut bien utile en 1814 lors de l'invasion du territoire. Issu
0.
u
0
d'une sorte de « droit de conquête » un tantinet « archaïque »
(M. Bruguière, « Domaine extraordinaire », Dictionnaire
Napoléon, 1999), le Domaine extraordinaire évita les
emprunts pour financer la guerre et, après Waterloo , le

75
Napoléon, une ambition française

solde permit à la France de régler rubis sur ongle la solde des


armées d'occupation, évitant ainsi les réquisitions ... et un
juste retour des choses de la part des pays qui avaient tant
souffert des guerres révolutionnaires et impériales.

(/)
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:;:::;
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0.
0
u
Guerre

r La Grande Armée à la conquête des arts

On accuse parfois Bonaparte d'avoir de son propre chef « pillé »


l'Italie en confisquant des œuvres qui, une fois envoyées à Paris,
devaient orner les musées et les palais français. Ce faisant, il ne fit
qu'exécuter les instructions de son gouvernement. On avait alors
coutume de dire que la Révolution s'imposerait« par la guerre et par
les arts ».

Les premières confiscations d'œuvres à l'étranger datent de l'époque


de la Convention. Lors de l'invasion de la Belgique, dès février 1 794,
une commission avait déjà sélectionné des tableaux, des livres, des
curiosités d'histoire naturelle. Selon la nouvelle doctrine révolution-
naire, l'art et la science ne pouvaient s'épanouir que sous le règne de
la liberté. Bonaparte n'a donc pas inventé les saisies d'œuvres d'art.
La méthode fut perfectionnée par le Directoire en vue d'enrichir les
musées français et singulièrement le « Muséum », installé dans la
grande galerie du Louvre. En Allemagne et en Italie, les armées de la
République reçurent la mission formelle d'acheminer vers Paris non
seulement les tableaux et sculptures fameux, mais aussi des livres
précieux, des étoffes, des souvenirs historiques (les antiques étaient
(/) très prisés), des trésors religieux, voire des monuments que l'on
c
0
:;:::; remonterait ensuite. Le choix des œuvres à saisir était assuré par des
-0
•Q) « experts » accompagnant les armées victorieuses.
::l
Q)
as Pendant la campagne d'Italie, Bonaparte fut assisté d'une
L
Q) «Commission du gouvernement à la recherche des objets de science
ru et d'art dans les pays conquis par les armées de la République » .
>
ru
u Présidée par Gaspard Monge, elle comptait notamment le chimiste
Q)
_J

(V')
Berthollet, le botaniste Thouin, le naturaliste La Billardière, le peintre
,..-1
0 Berthélemy, le sculpteur Moitte et d'autres artistes encore. Ces
N
@ hommes sélectionnèrent des centaines d'œuvres qui furent envoyées

..r:: en France par convois et parfois accueillis avec solennité par le
01
·c
>- Directoire, comme ce fut le cas pour l'entrée en grande pompe des
0.
u
0 antiques à Paris, le 27 juillet 1 798 : vingt-neuf chars défilèrent du
jardin des Plantes au Champ de Mars.
Tout au long de sa campagne, Bonaparte s'évertua à donner une
assise juridique à son action. Les saisies furent réalisées par droit de
conquête après la prise d'une ville ou à partir d'une liste figurant

77
Napoléon, une ambition française

dans les traités signés au fur et à mesure de ses victoires : vingt


tableaux à Parme, vingt à Modène, vingt-cinq à Milan, quarante à
Bologne, dix à Ferrare, etc. La meilleure « récolte » eut lieu dans les
États romains, après la paix de Tolentino (19 février 1 797) : le pape
devait à la République française cent tableaux, bustes, vases ou sta-
tues au choix des commissaires et cinq cents manuscrits. Le dernier
grand travail de Monge se déroula à Venise où on enleva notamment
des œuvres de Veronese (dont les Noces de Cana) et du Titien, une
grande quantité de pierres précieuses, le lion sassanide de la Piazetta
destiné à une fontaine parisienne et les quatre chevaux ornant la
façade de la basilique ducale de la place Saint-Marc qui allaient trôner
pour un temps au sommet de l'Arc de Triomphe du Carrousel. Cette
méthode révolutionnaire allait se perpétuer sous le Consulat et
l'Empire.
Les œuvres confisquées ne regagnèrent pas toutes leurs emplace-
ments d'origine à la chute de l'Empire. Les musées français en général
et le Louvre en particulier en conservent une partie, à la suite de
négociations serrées avec les vainqueurs de 1815. D'autres furent à
nouveau confisquées à leur profit par les vainqueurs de Napoléon. La
prédation avait changé de camp.

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0.
0
u
« Sans la défaite de Trafalga;:'l
l'Angleterre aurait été envahie. »

Mon ambition est uniquement concentrée dans le rétablissement


de mon commerce et de ma marine ; et, oppressivement,
l'Angleterre s'oppose à l'un et à l'autre.

À l'empereur d'Autriche, 3 novembre 1805

Trafalgar (21 octobre 1805) fait partie des grands « si » de la


carrière de Napoléon. « Si » le général en chef de l'armée
d'Égypte n'avait pu échapper aux croisières anglaises lorsqu'en
août 1799, il décida de rentrer en France, c'est le seul Sieyès qui
aurait pris le pouvoir en Brumaire*. « Si» les renforts conduits
par le général Desaix n'étaient pas arrivés à temps sur le champ
de bataille, la carrière de Bonaparte se serait achevée à
(/)
c
0
Marengo (14 juin 1800). «Si» le tsar Paul Ier n'avait pas été
:;:::;
-0
•Q)
assassiné, la France et la Russie se seraient alliées pour se
::l
Q) partager l'Europe dès 1801, bien plus sincèrement qu'elles
as
L
Q) n'allaient le faire plus tard, après le traité de Tilsit (1807). Et
ru
>
ru donc, « si » Nelson n'avait pas détruit la flotte française à
u
Q)
_J
Trafalgar, l'Angleterre aurait été envahie et,« comme Carthage»,
(V')
,..-1
0
aurait été détruite.
N
@ En mai 1803, lorsque la paix (signée à Amiens l'année précé-

..r::
01 dente) fut rompue par l'Angleterre (qui refusait obstinément
·c
>-
0.
0
d'évacuer Malte comme elle s'y était engagée), Bonaparte
u
décida de reprendre le vieux projet d'envahir les îles britanniques.
Pour réussir là où ses prédécesseurs avaient invariablement
échoué, il rassembla, à terre, une armée de près de 200 ooo
hommes et, sur les mers, une flotte franco-espagnole suffisam-

79
Napoléon, une ambition française

ment puissante pour permettre la neutralisation de la Manche


pendant quarante-huit heures, temps théoriquement néces-
saire pour effectuer ce qu'on appelait alors la « descente ».
Pendant deux ans, dans plusieurs camps autour de Boulogne-
sur-Mer, on s'entraîna ferme : manœuvres, exercices de débar-
quement, leçons de natation et d'anglais, rien ne fut épargné à
la troupe. Pendant ce temps, les flottes jouaient à cache-cache,
d'un bout à l'autre de l'Atlantique. Lorsqu'au printemps 1805,
les rumeurs de guerre avec l'Autriche et la Russie devinrent de
plus en plus fortes, Napoléon conçut une volte-face complète
de ses armées qu'il dirigea, à l'automne, vers le centre de
l'Europe. Ulm, Vienne et Austerlitz furent les grandes étapes
de cette équipée. Au milieu de ces succès terrestres, Napoléon
fut informé de la cuisante défaite essuyée par la flotte de l'amiral
Villeneuve face à celle de l'amiral Nelson.
Pour empêcher la marine franco-espagnole de contrôler le
Channel, ne serait-ce que pendant une seule journée, la Royal
(/)
Navy bloquait les grands ports militaires de ses ennemis.
c
0
:;:::; Bloqué dans la rade de Cadix avec sa flotte, l'amiral français
-0
•Q)

::l
Villeneuve tenta une sortie, à partir du 19 octobre 1805. Il dis-
Q)
as
L
posait de 22 vaisseaux français et 15 vaisseaux espagnols. Face à
Q)

ru lui, l'amiral anglais Nelson était inférieur en nombre, avec seule-


>
ru
u ment 27 vaisseaux. La batailles' engagea vers midi, le 21 octobre,
Q)
_J

(V')
au large du cap Trafalgar. Elle tourna rapidement à l'avantage
,..-1
0
N des Britanniques. La ligne française fut percée en deux
@

..r::
endroits. Nelson avait choisi une tactique presque « napoléo-
01
·c
>- nienne » : être toujours en supériorité numérique à un endroit
0.
u
0
donné. Ainsi, chaque vaisseau français ou espagnol fut simul-
tanément attaqué par plusieurs navires anglais qui, une fois
leur besogne accomplie, se tournaient vers une autre proie. La
canonnade fut parfois complétée d'abordages permettant aux

80
Guerre

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Plan de la bataille de Trafalgar, J 805

fusiliers de balayer les ponts de leurs salves. C'est ainsi que le


(/)
c vaisseau français Le Redoutable s'accrocha au navire amiral
0
:;:::;
-0
•Q) anglais le Victory pendant des heures et que le combat fit rage
::l
Q)
as presque à bout portant. C'est à ce moment que Nelson fut
L
Q)
mortellement atteint par une balle de fusil. Sans son amiral, la
ru
>
ru
u
flotte anglaise poursuivit sa manœuvre, qui eut raison des actes
Q)
_J de courage un peu désordonnés des capitaines français et espa-
(V')
,..-1
0
N
gnols. Le vaisseau amiral français Le Bucentaure amena son
@

pavillon vers quatre heures et demie.
..c
01
·c Trafalgar fut un désastre naval. Les Français perdirent treize
>-
0.
0 vaisseaux et les Espagnols neuf, contre aucun anglais ;
u
2 177 marins français ou espagnols furent tués (contre
402 anglais) ; la flotte combinée comptait en outre 4 700 blessés,
contre 1 139 chez les Britanniques. Lorsqu'il apprit l'ampleur
Napoléon, une ambition française

Colonne Nelson, Londres

réelle de la défaite, Napoléon voulut connaître les responsabi-


(/)
c
0 lités de chacun - les siennes étaient d'avoir mis une telle pres-
:;:::;
-0
•Q) sion sur Villeneuve que celui-ci avait décidé d'attaquer pour le
::l
Q)
as satisfaire - et sanctionner les fautifs. Villeneuve, fait prison-
L
Q) nier, avait été conduit en Angleterre. Libéré en avril 1806, il
ru
> allait se suicider quelques jours plus tard. Son second Magon
ru
u
Q)
_J ayant été tué à Trafalgar, on se tourna vers l'amiral Dumanoir
(V')
,..-1
0 Le Pelley. Il fut blanchi par un conseil d'enquête, en 1809.
N
@

Pour Napoléon comme pour !'Histoire, Villeneuve serait le
..r::
·c
01 seul vaincu de Trafalgar.
>-
0.
0
Avec la flotte française, tout espoir d'envahir l'Angleterre
u
venait de disparaître à Trafalgar. La flotte française était
réduite à une trentaine de vaisseaux contre environ cent qua-
rante pour l'Angleterre.
Guerre

Que serait-il advenu sil' armée française avait pu embarquer


sur sa flottille et traverser la Manche ? Les péniches et les
bateaux à fonds plats construits par centaines (et dont les
manœuvres avaient montré qu'ils exigeaient un temps calme
pour ne pas chavirer) auraient-ils été en mesure de transporter
toutes les troupes ? Celles-ci auraient-elles effectivement
débarqué sur le sol britannique ? On ne le saura jamais.
Dans ses Mémoires, Fouché douta que l'abandon du projet
de débarquement pour se retourner contre l'Autriche et la
Russie ait véritablement chagriné Napoléon : « Quelle heu-
reuse diversion pour l'empereur des Français ! Elle mettait à
couvert son honneur maritime, et vraisemblablement le pré-
servait d'un désastre qui l'eût englouti avec son empire nais-
sant. » Certains historiens français pensent comme le ministre
de la Police : Napoléon n'aurait jamais eu l'intention de
mener à bien son plan d'invasion de l'Angleterre. Le camp
de Boulogne ne servait qu'à menacer Londres et à contraindre
(/)
le gouvernement britannique à la négociation. Cette position
c
0
:;:::; fait passer par pertes et profits les efforts colossaux de la
-0
•Q)

::l
construction navale française pour parvenir à créer les condi-
Q)
as
L
tions du débarquement et les sommes englouties pour pré-
Q)

ru parer l'armée. Elle n'est généralement pas partagée par les


>
ru
u historiens britanniques. Nombre d'entre eux considèrent que
Q)
_J

(V')
l'abandon du camp de Boulogne sauva l'Angleterre et que ce
,-1
0
N fut grâce à sa marine que le pays évita la défaite. Sur le terri-
@

..r::
toire anglais, la machine de guerre française aurait sans doute
01
·c
>- balayé l'armée de George III. Quant à Napoléon, il déclara à
0.
u
0
Sainte-Hélène qu'une fois à Londres (ce qui semble montrer
qu'il voulait bien y aller), il aurait convoqué un Parlement et
doté Albion d'une nouvelle constitution privant l'oligarchie
de son pouvoir.
Napoléon, une ambition française

Comme en 1692, lorsque la flotte de Tourville fut battue à


Barfleur et une autre escadre détruite à La Hague, comme en
1696, lorsque la concentration de la flotte française en Manche
avait été impossible, comme en 1759, lorsque les escadres de
Toulon et de Brest avaient été défaites, comme en 1779, lorsque
les équipages de d'Orvilliers et de Cordova furent décimés
par la maladie, la France renonça à la descente en Angleterre.
Et l'historien de la marine Philippe Masson interroge :
«Comment vaincre l'Angleterre? La réponse semble dépendre
de la domination du continent. » Puisqu'il ne pouvait aller
chercher la paix à Londres, !'Empereur décida d'asphyxier
l'économie anglaise par un blocus des îles britanniques. Pour
que ce projet réussisse, il fallait soit occuper les côtes du conti-
nent, soit obtenir des alliances (de gré ou de force) avec tous
les pays qui commerçaient avec l'Angleterre. C 'est cette double
voie que Napoléon choisit après Trafalgar. Pour réussir, il dut,
en quelque sorte, partir à la conquête de l'Europe.
(/)
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0
:;:::;
-0
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u
Guerre

r L'effondrement du commerce maritime

À l'avènement du Consulat, les échanges extérieurs français par mer


étaient atones, en raison de la guerre avec l'Angleterre. Ils connurent
un sursaut au moment de la reconquête provisoire des colonies antil-
laises (sauf Saint-Domingue) et la paix d'Amiens. On revit de nom-
breuses voiles entrer dans les ports et les vaisseaux français purent
reprendre la mer. L'embellie fut brève. La reprise des hostilités inter-
vint au bout de quelques mois : Bordeaux reçut 460 vaisseaux étran-
gers en 1802 (154 en 1799) mais seulement 316 en 1803 et 381 en
1804. Après Trafalgar, la marine marchande anglaise n'eut plus
grand-chose à craindre. Bientôt, le commerce avec les neutres - sur-
tout les États-Unis - finit par se tarir aussi. Les ports retombèrent
dans leur léthargie, particulièrement celui de Bordeaux, entraînant
tout le Sud-Ouest dans la récession - de nombreux ateliers vivaient
de la proximité du grand port. Plus au nord, la situation était encore
plus préoccupante. Le préfet de Nantes signala que de nombreux
artisans émigraient en Amérique. On tenta d'abord de les persuader
de rester en France mais comme l'activité des recruteurs américains
était efficace, on finit par ne plus leur délivrer de passeports. Le
marasme portuaire était général. Un voyageur du temps, de passage
(/)
c à La Rochelle, notait : «C'est le silence de la mort: on parcourt les
0
:;:::;
-0
•Q)
rues sans rencontrer âme qui vive ; l'herbe a ici autant de place que
::l
Q)
dans les champs ; la population réduite de plus de moitié demeure
as
L
en général à la maison, parce qu'il n'y a rien à faire au dehors. » Le
Q)
même ajoutait:« C'est presque dans la même situation où se trouvent
ru
> les ports, autrefois florissants, du Havre, d'Ostende, Dunkerque et
ru
u
Q)
_J
autres. » Les ports méditerranéens ne s'en tiraient pas mieux. Toulon
(V')
,.-1
n'avait pratiquement plus d'activité. Le trafic des bateaux longs
0
N courriers de Marseille tomba de quelques centaines au début de la
@

Révolution à quelques dizaines sous le Consulat et l'Empire, près de
..r::
01 trois cents vaisseaux restant amarrés et pourrissant dans le port. Un
·c
>-
0. peu partout, les armateurs tentèrent de compenser les pertes en
0
u employant des corsaires, le gouvernement délivrant assez facilement
des lettres de marque (qui revenaient à « privatiser » la guerre sur
mer). Saint-Malo envoya ainsi dix-sept bâtiments faire la course
entre octobre 1809 et avril 181 O. Six revinrent de cette campagne.
Leurs prises se montaient à 4 477 000 francs, contre 1 105 000 francs
Napoléon, une ambition française

de frais d'armement. Mais on ne doit pas se leurrer sur ce demi-


succès : le bénéfice ne représentait même pas une piqûre d'épingle
dans la masse du commerce anglais et son rapport pour l'économie
française insignifiant. Quelle qu'ait été leur vaillance, les corsaires
ne furent pas d'une grande utilité à l'échelle où l'on se battait: le
total de leurs prises n'excéda pas 1 % du chiffre d'affaires des
Britanniques.
_J

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0
u

86
«Napoléon a envahi l'Espagn:-i
parce qu'il était mal conseillé. »

j'embarquai fort mal toute cette ajfàire [espagnole], je le confesse;


l'immoralité dut se montrer par trop patente, l'injustice par trop
cynique, et le tout demeure fort vilain, puisque j'ai succombé.

À Las Cases, 14 juin 1816

Commencée en 1808, la guerre d'Espagne s'était achevée


cinq ans plus tard par la déroute de l'armée française. Pire,
pendant toutes ces années, le cancer espagnol rongea tout
l'édifice, donnant aux troupes anglaises l'occasion de prendre
pied sur le continent et de venir s'y perfectionner dans les
manœuvres terrestres, encourageant les nationalismes les
plus divers impressionnés par le soulèvement populaire de la
(/)
c
0
Péninsule, neutralisant plusieurs centaines de milliers
:;:::;
-0
•Q)
d'hommes tandis que la Grande Armée s'enfonçait dans les
::l
Q) steppes russes et donnant, au final, le mauvais rôle à un
as
L
Q) Napoléon devenu un conquérant comme les autres.
ru
>
ru Devant l'ampleur de cette catastrophe, de nombreux histo-
u
Q)
_J
riens favorables à !'Empereur ont cherché à dégager sa respon-
(V')
,..-1
0
sabilité de cette sanglante aventure et ont pointé le doigt vers
N
@ le « traître » idéal : Talleyrand. Il aurait poussé son maître à

..r:: commettre cette erreur et aurait ainsi fomenté sa chute. S'il est
01
·c
>-
0.
0
vrai que Talleyrand poussa parfois Napoléon à prendre vis-
u
à-vis de l'Espagne des mesures énergiques, son intervention
s'inscrivait dans un contexte psychologique et géopolitique
qui, compte tenu du « système» que développait Napoléon,
ne pouvait que conduire au départ des Bourbons d'Espagne.
Napoléon, une ambition française

Le contexte psychologique est bien connu : pour les


Français du début du XIXe siècle, l'Espagne était un pays
décadent et archaïque. La littérature del' époque présente le
royaume de Charles IV comme un pays caractérisé par l' obs-
curantisme religieux, la vanité de la noblesse, la pauvreté et
l'ignorance du peuple. Ce mépris était largement répandu
dans l'élite dirigeante française. Les rapports des ambassa-
deurs de France à Madrid sont révélateurs de ce complexe
de supériorité. Comme les autres, Napoléon - qui connais-
sait mal les réalités espagnoles - en fut influencé. Il se laissa
bercer de rapports flatteurs sur l'accueil que lui feraient les
populations : « L'Empereur Napoléon est regardé dans tout
le pays comme un homme extraordinaire, lui écrivit-on en
1808 ; toutes les classes de la société, nobles, moines, prêtres,
peuple, tous en parlent avec admiration, tous voudraient le
.
voir. »
Ce complexe de supériorité était encore alimenté par les
(/)
dérèglements de la cour d'Espagne : le roi Charles IV avait
c
0
:;:::; nommé Premier ministre l'amant de sa femme, Manuel
-0
•Q)

::l
Godoy, au grand désappointement du prince héritier Ferdinand
Q)
as
L
qui complotait ouvertement contre ses parents. Les scènes
Q)

ru grotesques qui opposaient les membres de la dernière branche


>
ru
u des Bourbons à régner en Europe sur un royaume intact (les
Q)
_J

(V')
Bourbons de Naples n'avaient plus que leurs îles) laissaient
,..-1
0
N penser que le fruit serait bientôt mûr pour un changement
@

..r::
de dynastie .
01
·c
>- Et puis, cette Espagne (facilement vaincue par les armées
0.
u
0
révolutionnaires en 1794-1795) était devenue un simple
satellite soumis aux volontés de son puissant voisin. Cette
satellisation reposait sur plusieurs facteurs qui s'addition-
naient : la faiblesse du gouvernement espagnol miné par ses

88
Guerre

r L'Espagne vue de France :


un sentiment trompeur de supériorité

Aux griefs et différends politiques et dynastiques entre la France et


l'Espagne s'ajoutait un mépris non dissimulé des Gaulois envers les
Ibères. Au début du x1xe siècle, le royaume de Charles IV devait subir
les moqueries d'une littérature très défavorable. Alors qu'on en avait
autrefois admiré la noblesse fière et l'homme du peuple plein de vie,
une forme de dédain avait été colportée par les auteurs français
depuis plusieurs décennies. Le Barbier de Séville en est l'illustration la
plus connue. Cette tragi-comique Espagne se résumait ainsi à un
pays caractérisé par l'obscurantisme religieux, la vanité de la noblesse,
la pauvreté et l'ignorance du peuple. Au début du Consulat, le diplo-
mate français Bourgoing résumait parfaitement ce qu'il fallait penser
de la vision qu'avaient les Français de leur voisin pyrénéen :
« D'après les préjugés dont l'Espagne est encore l'objet [ ... ], on la
supposerait plutôt à l'extrémité de l'Asie qu'à celle de l'Europe. »
Ce mépris avait gagné les classes dirigeantes. Les rapports des
ambassadeurs de France à Madrid en sont révélateurs. Partant,
Napoléon ne fut pas mieux informé que la moyenne de ses sujets.
(/)
c
0
Tous les historiens s'accordent à écrire qu'il ne connaissait pas grand-
:;:::;
-0 chose aux réalités espagnoles, au moment de se rendre à Bayonne.
•Q)

::l Il se laissa bercer de rapports flatteurs et exagérés sur l'accueil fait


Q)
as
L
par les populations à l'armée française en marche vers le Portugal.
Q)
Un rapport anonyme, que nous avons retrouvé dans les papiers de
ru
> !'Empereur aux Archives nationales, est révélateur de cette situation :
ru
u
Q) « L'Empereur Napoléon est regardé dans tout le pays comme un
_J

(V')
,..-1
homme extraordinaire; toutes les classes de la société, nobles, moines,
0
N prêtres, peuple, tous en parlent avec admiration, tous voudraient le
@ voir.» Plus tard, c'est un officier envoyé sur place qui écrivait

..r::
01 encore : « Tous les yeux sont tournés vers !'Empereur. L'Espagne
·c
>-
0.
dans ses malheurs regarde Votre Majesté comme le seul appui qui
0
u puisse la sauver. » Avant même de se lancer dans l'aventure espa-
gnole, Napoléon avait ainsi été conforté dans ses projets par une
quasi désinformation.
_J
Napoléon, une ambition française

dissensions internes, l'obligation pour Charles IV et Godoy


de privilégier l'alliance forcée avec la France (son seul voisin
terrestre avec le Portugal) et la faiblesse économico-militaire
du royaume. Chaque fois que les Espagnols voulurent déter-
miner leur politique de façon indépendante et conforme à
leurs intérêts, Napoléon tempêta, menaça et les força à choisir
l'alliance avec la France.
Pour se sortir de cette ornière, l'Espagne devait ruser,
jouer une sorte de double jeu et n'accorder à la France ce
qu'elle exigeait qu'après avoir gagné le plus de temps possible.
De son côté, Napoléon était de moins en moins patient :
peu lui importait que l'Espagne ait perdu sa marine à
Trafalgar et qu'elle ne soit guère en mesure de s'opposer aux
escadres anglaises, que le Blocus continental* étouffe l' éco-
nomie de la Péninsule coupée de ses colonies américaines et
tributaire des exportations françaises. L'alliée devait exécuter
ses engagements sans sourciller.
(/)
Lorsque les forces françaises furent autorisées à traverser
c
0
:;:::; ce pays pour aller envahir le Portugal réfractaire au Blocus
-0
•Q)

::l
continental, le sort de l'Espagne commença à se jouer. La
Q)
as
L
Grande Armée occupa tout le nord du pays, sous prétexte
Q)

ru d'assurer les communications. Au même moment, à


>
ru
u Madrid, Ferdinand obtint par la force le départ de Godoy
Q)
_J

(V')
puis l'abdication de son père. Murat, commandant les forces
,..-1
0
N françaises, envoya tous les protagonistes de cette tragi-
@

..r::
comédie à Bayonne se soumettre à l'arbitrage de Napoléon .
01
·c
>- Lors d'une véritable souricière, !'Empereur força tout le
0.
u
0
monde à renoncer à ses droits et fit proclamer roi d'Espagne
son propre frère Joseph. Une aussi importante décision ne
put pas être imposée à Napoléon, ni par Talleyrand, ni par
Murat (beau-frère de l'empereur qui rêvait de devenir roi
Guerre

d'Espagne), ni par Berthier (le major général de la Grande


Armée) qui, militant pour la fermeté, ne firent que le conforter
dans ses résolutions. Plus qu'un hochement de tête des
conseillers, le contexte général et la nécessité de dominer
l'Europe pour assurer le succès du Blocus continental poussèrent
!'Empereur à une décision qui l'entraîna trop loin.
Le 2 mai 1808, la population de Madrid se souleva contre
la garnison française. Le 3, la répression fut féroce. La guerre
d'Espagne venait de commencer.
Alors que, dans l'esprit de Napoléon, la prise de contrôle
de l'Espagne n'aurait dû être qu'une formalité, l'opération
se transforma en une véritable guerre qui mobilisa les meilleurs
éléments de la Grande Armée. Dès l'annonce de la « souri-
cière » de Bayonne, l'Espagne se souleva et, pour imposer la
présence sur le trône de son frère Joseph, Napoléon fut
obligé d'intervenir personnellement dans la Péninsule
(1808). Il y fit face à un embryon d'armée espagnole et, sur-
(/)
tout, à un corps expéditionnaire anglais venu lui prêter
c
0
:;:::; main forte. Les anglo-espagnols furent vaincus, Madrid
-0
•Q)

::l
reprise et Joseph Bonaparte put commencer à régner.
Q)
as
L
Mais pendant que !'Empereur combattait victorieuse-
Q)

ru ment en Espagne et allait anéantir ses adversaires, le centre


>
ru
u de l'Europe s'agitait. L'Autriche réarmait et voulait prendre
Q)
_J

(V')
sa revanche de ses défaites de 1805 (défaites d'Ulm et
,..-1
0
N d'Austerlitz, Vienne occupée, fin de l'hégémonie autri-
@

..r::
chienne sur l'Allemagne). Napoléon dut rentrer précipitam-
01
·c
>- ment à Paris pour faire face à ce nouveau danger (il allait
0.
u
0
écraser les Autrichiens à Wagram, en juillet 1809), laissant
Joseph et ses maréchaux poursuivre la guerre ibérique.
Pendant cinq ans, les Français allaient faire face à une
terrible guérilla (à laquelle ils répondirent par des atrocités

91
Napoléon, une ambition française

équivalentes) et aux opérations militaires conduites par les


Anglais depuis le Portugal. En 1813, alors que Napoléon
lui-même était en difficulté en Allemagne, l'Espagne fut
progressivement évacuée sous les coups de boutoir britan-
niques. Après la défaite de Vittoria (21 juin 1813), c'est le
territoire français qui fut menacé depuis la Péninsule.

(/)
c
0
:;:::;
-0
•Q)

::l
Q)
as
L
Q)

ru
>
ru
u
Q) Les malheurs de la guerre, Goya, n ° 32, 1863
_J

(V')
,..-1
0
N Dans l'affaire d'Espagne, Napoléon perdit environ
@
.µ 200 ooo soldats. Mais il perdit bien plus encore : ses échecs
..c
01
·c
>- espagnols avaient montré qu'il n'était pas invincible.
0.
u
0
L'Europe en avait été comme encouragée à intensifier sa
lutte contre la France napoléonienne.

92
« Napoléon a incendié Moscou. 71
La belle et superbe ville de Moscou n'existe plus,
Rostopchine l'a fait brûler [... }.
Cette conduite est atroce et sans but.

À Alexandre de Russie, 20 septembre 1812

Depuis le traité de Tilsit (1807), la France et la Russie


étaient alliées. On peut même dire que Napoléon et le tsar
Alexandre avaient mis sur le papier un partage de l'Europe
en délimitant leurs zones respectives d'influence. Après une
lune de miel de deux années, les différends entre les deux
puissances refirent surface : mauvaise application du Blocus
continental* par la Russie, poursuite de la mainmise fran-
çaise sur l'Allemagne (où le tsar avait d'importants intérêts
(/)
c familiaux puisqu'il était parent de plusieurs monarques ger-
0
:;:::;
-0
maniques, notamment par sa grand-mère Catherine II,
•Q)

::l
Q)
elle-même princesse allemande), ajournement par Napoléon
as
L du partage des territoires européens de l'Empire ottoman
Q)

ru
> (ennemi « héréditaire » de la Russie), création du Grand
ru
u
Q)
_J
Duché de Varsovie par la France (ce qui équivalait, aux yeux
(V')
,..-1 des Russes, à ressusciter la Pologne). Pour couronner le
0
N
@
tout, Alexandre refusa à Napoléon (qui venait de divorcer

..r::
01
de Joséphine*) la main de sa jeune sœur Anne, obligeant
·c
>-
0.
!'Empereur des Français à se tourner vers l'alliance autri-
0
u chienne en épousant l'archiduchesse Marie-Louise. À partir
de 1811, la guerre était devenue inévitable.
Le 23 juin 1812, la Grande Armée commença à pénétrer en
Russie. Jamais jusqu'alors pareille concentration de forces

93
Napoléon, une ambition française

n'avait été mise sur pied. Aux Français s'étaient joints des
contingents italiens, allemands, polonais, espagnols et
même autrichiens et prussiens. Refusant le combat, les
armées russes reculèrent jusqu'à environ 120 kilomètres de
Moscou. Depuis deux ans, l'état-major du tsar avait en effet
décidé que si le territoire de la« Sainte Russie » était envahi,
on attirerait l'adversaire de plus en plus loin, afin de l' affai-
blir et d'étirer ses lignes de communication. Le 7 septembre
eut tout de même lieu la bataille de la Moskowa (que les
Russes appellent Borodino) qui vit le succès de Napoléon.
Le 14, !'Empereur arriva en vue de la grande ville (qui n'était
pas la capitale, installée, depuis Pierre le Grand, à Saint-
Pétersbourg). L'armée y pénétra sans difficultés. Elle trouva
une ville pratiquement vidée de sa population. Napoléon
s'installa au Kremlin.
Dans la nuit du 15 au 16 septembre 1812, on réveilla
!'Empereur pour lui annoncer que Moscou était en flammes.
(/)
Des incendies avaient éclaté en plusieurs points. Compte
c
0
:;:::; tenu de leur progression, on ne pouvait plus les maîtriser, et
-0
•Q)

::l
ce d'autant que les pompes à incendie de la ville avaient été
Q)
as
L
enlevées sur l'ordre du gouverneur Rostopchine (le père de
Q)

ru la comtesse de Ségur) avant son départ. Ainsi, pendant plu-


>
ru
u sieurs jours, des centaines d'habitations furent la proie des
Q)
_J

(V')
flammes tandis que les soldats se livraient au pillage, sans se
,..-1
0
N soucier de lutter contre le sinistre. L'Empereur lui-même
@

..r::
dut s'éloigner de son palais qui était menacé. Lorsque les
01
·c
>-
flammes s'éteignirent, Moscou était aux deux tiers détruite
0.
u
0
et le moral de la Grande Armée au plus bas. Napoléon
n'avait reçu aucune offre de paix du tsar Alexandre, l'au-
tomne arrivait, annonçant les froidures de l'hiver russe. On
ne pouvait plus espérer établir de solides quartiers à Moscou

94
Guerre

(soit, tout de même, à 2 ooo km de Paris) et attendre les


beaux jours pour reprendre la lutte. Le 18 octobre 1812, une
attaque russe sur les avant-postes français donna à Napoléon
le prétexte de faire sortir ses troupes : on quitta Moscou,
officiellement pour attaquer l'ennemi. En réalité, la retraite
de Russie venait de commencer.
L'incendie de Moscou eut donc une importance psycho-
logique et stratégique de premier plan. Le sacrifice par les
Russes de leur capitale historique démontra qu'ils n'étaient
pas prêts à cesser le combat. Cet incendie banda les énergies
de l'armée du tsar révoltée par l'outrage fait à une ville sym-
bole. Il attisa la haine des populations contre l'envahisseur.
Sur le plan militaire, il acheva la désorganisation de la
Grande Armée, perceptible depuis l'entrée en campagne :
les déserteurs s'étaient comptés par dizaines de milliers, la
maladie avait éclairci les rangs, la discipline s'était relâchée.
La mise à sac de Moscou acheva la débandade. Le long cor-
(/)
tège qui quitta la ville était encombré de fourgons chargés
c
0
:;:::; de butin, les soldats n'avaient plus d'uniformes et s' enfon-
-0
•Q)

::l
cèrent vite dans la boue, alourdis qu'ils étaient par le fruit de
Q)
as
L
leurs rapines. Cette armée et son chef se montrèrent incapables
de forcer le passage vers le sud à Malo-Jaroslavetz (24-25
Q)

ru
>
ru
u octobre) et se virent contraints d'emprunter la route qui
Q)
_J

(V')
avait été dévastée à l'aller.
,..-1
0
N Commença donc la retraite de Russie, épisode devenu
@

..r::
légendaire, qui aboutit à la destruction de l'armée française
01
·c
>- et au renversement des alliances, la Prusse, l'Autriche et la
0.
u
0
Suède rejoignant le camp de la Russie et de l'Angleterre.
Selon les historiens français et russes, la responsabilité de
Rostopchine dans l'incendie de Moscou n'est pas contestable.
Dès le mois d'août, il avait promis de « réduire la ville en

95
Napoléon, une ambition française

cendres » plutôt que de la livrer aux Français. Pendant les


semaines qui précédèrent l'arrivée de Napoléon, il multiplia
les placards appelant tantôt à évacuer Moscou, tantôt à se
faire tuer sous ses murs. Il apparaissait exalté et finit même
par agacer la population qui le prit à partie lorsqu'elle apprit
qu'après la Moskova, il n'y aurait pas d'autre bataille pour
défendre la ville sainte de la Russie. Lorsqu'il quitta
Moscou, Rostopchine laissa derrière lui des hommes sûrs à
qui il avait donné l'ordre de mettre le feu à quelques entre-
pôts. Il fit ouvrir des prisons et des asiles d'aliénés. Son
objectif n'était peut-être pas de détruire Moscou, mais de
priver les Français des réserves de nourriture ou de fourrage
disponibles en plusieurs endroits, ainsi qu'en a témoigné le
commissaire russe Voronenko, un des incendiaires de la
halle aux vins : « [Le gouverneur] me chargea au cas où l'en-
nemi entrerait subitement d'essayer de tout anéantir par le
feu ». Après avoir nié sa responsabilité dans ses mémoires,
(/)
Rostopchine se vanta finalement de l'incendie comme d'un
c
0
:;:::; fait d'armes patriotique.
-0
•Q)

::l
Mais le gouverneur n'est pas seul responsable. On ne sau-
Q)
as
L
rait nier que les soudards de la Grande Armée, qui avaient
Q)

ru trouvé dans Moscou d'impressionnantes réserves d'alcool,


>
ru
u participèrent, par maladresse ou sciemment, au développe-
Q)
_J

(V')
ment de l'incendie. Les premiers sinistres (loin du centre-
,..-1
0
N ville) furent combattus mollement et nul ne s'aperçut à
@

..r::
temps que le vent fort propageait les flammes d'une maison
01
·c
>- à l'autre ... jusque sous les fenêtres de Napoléon. Lorsqu'on prit
0.
u
0
conscience de la gravité de la situation, lorsque les réserves
de grains partirent en fumée ou que quelques dépôts de
poudre abandonnés par les Russes sautèrent, il était trop
tard. Malgré l'énergie du maréchal Mortier (qui parvint à
Guerre

Entrü dts lroupl'S françahts dans la 1•11/e de Moscou ( 14 • e pll'mbre 18 / 2).

Cartes postales du début du )()( siècle

Ci-dessus «Entrée des troupes françaises dans la ville de Moscou »


(14 septembre 1812)

Ci-dessous « La Grande armée quitte Moscou. » (octobre 1812)

1...
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97
Napoléon, une ambition française

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Mt• /'11.1, / / • Ô#/"'',..N4'• 1.,.-

(/)
c Caricature russe de Napoléo n rencontrant Satan ap rès l'incendie de Moscou
0
:;:::;
-0
•Q)

::l
Q)
as sauver le Kremlin . .. dont il fit sauter une partie lorsque
L
Q)

ru
Napoléon le quitta), il fallut attendre six jours et six nuits
>
ru
u avant de se réinstaller provisoirement sur des ruines fumantes.
Q)
_J

(V')
Avec l'incendie de Moscou, Napoléon tenait un bon pré-
,..-1
0
N
texte pour ordonner la retraite et rentrer en France pour
@

ressaisir les rênes de son pouvoir qui commençait à chanceler.
..c
01
·c
>-
0.
0
u
« Les guerres napoléonienne71
ont ruiné la France. >>

Avec de vaines considérations, de petites vanités


et de petites passions,
on ne fait rien de grand.

À Clarke, 10 octobre 1809

Des centaines de milliers de morts, une France amputée


et occupée ... Le règne de Napoléon aurait laissé le pays
exsangue, démographiquement dévasté et politiquement
isolé.
Après la défaite de Waterloo (18 juin 1815), et pour la
deuxième fois en un an et demi, la France fut envahie et
occupée. Alors que les coalisés s'étaient contentés de la faire
(/)
c
0
rentrer dans ses frontières de l'Ancien Régime après la pre-
:;:::;
-0
•Q)
mière abdication de Napoléon, ils débattirent pour savoir
::l
Q) s'il fallait la frapper plus sévèrement.
as
L
Q) L'occupation militaire fut systématique, de nombreuses
ru
>
ru places fortes du Nord et du Nord-Est désarmées. Prussiens
u
Q)
_J
et Autrichiens envisagèrent d'importantes amputations ter-
(V')
,..-1
0
ritoriales pour punir la Grande Nation et réduire une fois
N
@ pour toutes le rôle de la France en Europe. De son côté, la

..r::
01 Russie prôna l'apaisement : en adoptant une telle position,
·c
>-
0.
0
elle pensait pouvoir renforcer son rôle politique sur le conti-
u
nent. L'Angleterre profita de ces dissensions pour imposer
sa conception de « l'équilibre européen ».
Car la lutte idéologique contre la Révolution française
(dont Napoléon était considéré comme le plus dangereux

99
Napoléon, une ambition française

héritier) n'avait jamais mis en sommeil les grandes lignes de


la politique européenne de la Grande-Bretagne. À la fin de
l'Ancien Régime, une sorte « d'équilibre » des forces s'était
instauré sur le continent. Il empêchait les grands embrase-
ments sur terre, tandis que le commerce anglais dominait les
mers. L'Angleterre recherchait surtout le maintien de cette
situation qui lui était favorable. Sans rivale sur les océans,
elle commerçait librement et écoulait ses productions. Elle
ne rechignait pas à la guerre pour maintenir le statu quo,
mais ses ambitions étaient économiques et non territoriales.
Comme l'a montré Pierre Gaxotte dans son livre majeur sur
Le Siècle de Louis XV, les causes profondes du conflit franco-
anglais des années de la Révolution et de l'Empire s'inscrivent,
au-delà du prétexte idéologique, dans une « seconde guerre
de Cent Ans », sur fond de domination du commerce mon-
dial, commencée par la guerre de la ligue d' Augsbourg, en
1688, et terminée à Waterloo, en 1815. L'Angleterre avait
(/)
besoin d'une organisation politique de l'Europe morcelée
c
0
:;:::; entre plusieurs puissances moyennes qui se neutralisaient. À
-0
•Q)

::l
présent qu'en 1815, elle avait gagné la guerre, elle n'avait pas
Q)
as
L
intérêt à voir le déséquilibre créé par la France être remplacé
Q)

ru par un autre, qui donnerait une puissance exclusive à


>
ru
u l'Autriche, à la Prusse ou à la Russie.
Q)
_J

(V')
Au traité de Paris (20 novembre 1815), la France fut
,..-1
0
N contrainte de rentrer dans ses frontières de 1790, ce qui
@

..r::
n'impliqua, par rapport à 1814 (où la France avait aban-
01
·c
>- donné l'Italie, la Belgique et la plus grande partie de la rive
0.
u
0
gauche du Rhin), que la perte de la Savoie et de menus
territoires du Nord et de l'Est (Bouillon, Philippeville,
Marien bourg, Sarrelouis, Sarrebruck, Landau, etc). Londres
en fut satisfaite : Louis XVIII régnerait pacifiquement sur

100
Guerre

un royaume égal à celui de Louis XVI, vingt-cinq ans plus


tôt, ce qui était une garantie d'équilibre à moyen terme. Elle
laissa donc faire pour les autres clauses, qui représentaient
une garantie à court terme, comme l'occupation du terri-
toire par les troupes des vainqueurs pendant trois ans et des
réparations de 700 millions à verser. Combiné avec l'Acte
final du congrès de Vienne* (9 juin 1815), le traité de Paris
allait assurer quarante années de paix à l'Europe. La France
allait être enserrée dans un chapelet de puissances moyennes
(Pays-Bas, États allemands, Confédération helvétique,
Piémont-Sardaigne, Espagne) et les affaires politiques du
continent seraient dirigées par ses vainqueurs ... au sein des-
quels les désaccords allaient être fréquents et les luttes
d'influence permanentes. Autre satisfaction pour Londres :
l'Angleterre demeurait la seule grande puissance coloniale, en
dépit des miettes laissées à Louis XVIII et ses successeurs. La
défaite de Napoléon avait marginalisé la diplomatie française.
(/)
Sur le plan économique aussi, la chute de Napoléon fut
c
0
:;:::; un rude coup. Le Blocus continental* avait fini par créer des
-0
•Q)

::l
circuits d'échanges à l'intérieur de l'immense Empire. Ce
Q)
as
L
marché captif avait favorisé le développement de la produc-
Q)

ru tion. Le revers de la médaille avait été la chute vertigineuse du


>
ru
u commerce maritime due à la perte des colonies, dont Saint-
Q)
_J

(V')
Domingue, la plus importante île sucrière au monde. Les ports
,..-1
0
N de l'Atlantique, par exemple, étaient ruinés. Avec la fin du
@

..r::
Blocus, la perte de la rive gauche du Rhin et de la Belgique
01
·c
>- (régions qui s'étaient beaucoup développées sous adminis-
0.
u
0
tration française), et malgré le retour dans le giron français
de quelques colonies (Martinique, Guadeloupe, Réunion ... ),
l'économie française allait traverser une grave crise dont elle
ne se relèverait qu'après deux décennies d'efforts.

101
Napoléon, une ambition française

Reste à évaluer la « catastrophe » démographique qu'au-


raient provoqué les guerres de la Révolution et l'Empire.
Le bilan humain des guerres napoléoniennes est une ques-
tion qui a fait l'objet de controverses et d'estimations très
dissemblables. Taine a parlé de 1,7 million de morts sous
l'Empire (et 1,4 pendant la Révolution) dans les 86 départe-
ments de la France de 1815, amputée par les traités de Paris
des territoires belges, rhénans et italiens. Comparable à celui
des pertes subies par la France pendant la Première Guerre
mondiale, ce chiffre est énorme. Il est justement contesté :
suivre Taine signifierait que presque tous les mobilisés de la
période (2 millions) auraient été tués, alors que 400 ooo
anciens combattants des guerres napoléoniennes vivaient
encore en 1857, année de création par Napoléon III de la
médaille de Sainte-Hélène qui leur était destinée.
Le nombre des morts des guerres napoléoniennes n'en
est pas moins difficile à évaluer. Les listes d'effectifs comme
(/)
de victimes manquent et les approches successives (même
c
0
:;:::; les plus sérieuses) n'ont pu être faites que par sondages et
-0
•Q)

::l
extrapolations. On estime aujourd'hui entre 500 ooo et
Q)
as
L
700 ooo le nombre de soldats français morts au combat
Q)

ru (soit entre 1 et 1,2 million de moins que ce que Taine avait


>
ru
u annoncé), des suites de blessures ou de maladie dans les
Q)
_J

(V')
guerres napoléoniennes (auxquels on devrait ajouter, pour
,..-1
0
N être complet, environ 500 ooo morts et disparus dans
@

..r::
les armées alliées de la France). On pourrait y ajouter un
01
·c
>- nombre inévaluable de « disparus » qui, d'ailleurs, ne
0.
u
0
périrent pas forcément. Pour la seule campagne de 1812, on
estime que plusieurs milliers - voire plusieurs dizaines
de milliers - de prisonniers ou de déserteurs français se
fixèrent en Russie.

102
Guerre

Ce qui est certain, c'est que le caractère meurtrier des


batailles alla en s'aggravant, ainsi que le montre le nombre
de morts français à Marengo (1 100), Austerlitz (moins
de 5 ooo), Eylau (5 ooo), Friedland (7 ooo), Essling et
Wagram (17 ooo), la Moskowa (10 ooo), Leipzig (20 ooo),
Ligny et Waterloo (20 à 25 ooo). À ces morts, il faut ajouter
les blessés dont, compte tenu des lacunes de la médecine de
guerre de l'époque, beaucoup succombèrent, parfois plu-
sieurs semaines après avoir été touchés. Il y eut 20 ooo blessés
à Eylau, sans doute plus à Wagram, 14 ooo à La Moskowa,
plus de 20 ooo à Waterloo. Les ennemis de la France ne
furent pas épargnés et subirent sans doute plus de pertes
encore que la Grande Armée, si on en juge par les nombres
estimés de leurs morts et de leurs blessés à Friedland (25 ooo
morts), Essling (27 ooo morts ou blessés), Wagram (23 ooo
morts ou blessés), La Moskowa (45 ooo morts ou blessés),
Leipzig (35 ooo morts et 45 ooo blessés), Ligny et Waterloo
(/)
(22 ooo morts ou blessés) . Rappelons que, si ces chiffres
c
0
:;:::; sont bien loin, dans l'horreur, de ceux des guerres modernes,
-0
•Q)

::l
l'armement de l'époque (fusil à un coup, à chargement très
Q)
as
L
long ; artillerie imprécise et à courte portée) et le fait que les
Q)

ru batailles rangées se déroulaient le plus souvent sur une seule


>
ru
u journée laissent imaginer à quels carnages on assista parfois.
Q)
_J

(V')
Après deux siècles, à Austerlitz, à Wagram, à Leipzig, à
,..-1
0
N Waterloo et dans des dizaines d'autres lieux, on retrouve,
@

..r::
lors des travaux des champs ou de terrassement, de nom-
01
·c
>- breux squelettes de soldats de la Grande Armée ou des coali-
0. . .
u
0
uons successives.
Quoiqu'il en soit, sur le plan démographique, on doit ici
nuancer l'idée reçue. En effet, en 1815, la France (dans ses
limites du traité de Paris) comptait environ 30 millions

103
Napoléon, une ambition française

d'habitants, soit 900 ooo de plus qu'en 1801 et 1,5 million


de plus qu'en 1790. Le recul de la mortalité (notamment
infantile par l'amélioration des conditions d'accouchement
et le développement du nombre de sages-femmes) compensa
largement une baisse de la natalité due pour l'essentiel à des
causes structurelles (notamment l'essor de la contraception,
les modifications juridiques des conditions du mariage, de
l'héritage et du divorce) . Contrairement à une hypothèse
fort répandue, l'accroissement naturel de la population
française fut légèrement plus fort entre 1790 et 1816 que
pendant la période 1740-1790. Les guerres n'eurent qu'un
faible impact démographique sur le long terme.
Parce qu'elle était très peuplée, que son agriculture était
puissante et que son industrie emprunta enfin les chemins
de la révolution industrielle, le France se releva en deux ou
trois décennies du choc des guerres de la Révolution et de
l'Empire.
(/)
c
0
:;:::;
-0
•Q)

::l
Q)
as
L
Q)

ru
>
ru
u
Q)
_J

(V')
,-1
0
N
@

..c
01
·c
>-
0.
0
u
Guerre

r Le redressement des finances sous la première


Restauration : le remède de cheval du baron Louis

Quinze ans après l'avènement de Napoléon et une coûteuse épopée


plus tard, déficits et dettes publics étaient de retour. À la chute de
l'Empire (avril 1814), les caisses de l'État étaient vides, l'arriéré se
montait à environ 670 millions de francs et les dépenses à venir à
environ 500 millions. Le besoin total à court terme représentait plus
de deux années de recettes. Pour Louis XVIII, restauré en mai, il était
hors de question de ne pas honorer la parole de l'État, eût-elle été
donnée par un « usurpateur». Son gouvernement décréta une véri-
table purge conçue et mise en œuvre par le ministre des Finances,
joseph-Dominique Louis (1755-1837).
Pour faire face à l'urgence, on commença par quelques expédients
comme la confiscation de l'argent personnel de Napoléon, l'arrêt
des travaux de fortification ou des achats de fournitures militaires. Ils
permirent de tenir pendant les premières semaines. Pour le moyen
terme, il ne restait plus qu'à augmenter les recettes et à baisser les
dépenses, ce qu'il est toujours prudent de faire en ne négligeant pas
les conséquences politiques des solutions retenues.
(/)
c Les choix cruciaux ne tardèrent pas. Le roi renonça d'abord à tenir
0
:;:::; les promesses sans cesse répétées par les royalistes en exil, dont la
-0
•Q)
principale était la suppression totale des contributions indirectes qui
::l
Q)
as représentaient plus de 20 % des recettes. Il aurait été suicidaire de
L
Q) s'en passer. Elles furent donc maintenues. Déçu par ce reniement, le
ru parti royaliste fut tout aussi décontenancé par la décision de vendre
>
ru
u 300 000 hectares de bois confisqués au clergé et non vendus depuis
Q)
_J

(V')
la Révolution : 562 millions purent ainsi être inscrits dans la colonne
,..-1
0 recette de l'État.
N
@ Restait à mettre en place un «train d'économies». Dans ce
.....
..c
01 domaine, les bureaux, emmenés par leur ministre, réalisèrent une
·c
>-
0.
œuvre remarquable mais terriblement maladroite. Pour la première
0
u fois, la technocratie imposa des décisions aux politiques. Le budget
pour 1814 fut sèchement amputé de près de 250 millions de dépenses,
soit 25 % de celles qui avaient été inscrites par Napoléon dans son
projet de la fin 181 3. L'armée et la marine en furent les premières
victimes : les dépenses militaires passèrent de 816 à 516 millions de
Napoléon, une ambition française

francs en 1814; le projet de budget 1815 allait les fixer à 251 mil-
lions. Des dizaines de milliers de postes étaient supprimés, des
soldes allaient rester impayées et on laissa les prisonniers de guerre
libérés rentrer chez eux sans le sou. La logique défendue par Louis
était implacable: régime pacifique, la monarchie n'avait plus besoin
de maintenir sous les armes des centaines de milliers d'hommes ou
de poursuivre à la même échelle les projets de reconstitution de la
flotte. Dès le 12 mai 1814, une ordonnance décida le renvoi dans
leurs foyers d'environ 200 000 soldats, dont 10 à 12 000 officiers
mis en demi-solde. La mesure fut par la suite amplifiée.
Autres victimes, plus consentantes, les communes furent invitées à
remettre à l'État les dettes qu'il avait contractées auprès d'elles
« pendant les derniers événements militaires », notamment pour les
avances en numéraire ou en nature aux troupes qui y stationnaient.
Les arriérés passaient du budget national à celui des municipalités,
car il fallait bien payer les fournisseurs. Air connu jusqu'à nos jours :
le transfert des charges ne s'accompagnait pas de celui des ressources,
mais l'on doit souligner que dans le cas qui nous intéresse, l'État
consentait à faire pour sa part de réelles et palpables économies.
Avec ce plan, le gouvernement escomptait arriver à l'équilibre bud-
gétaire (et même un léger excédent) dès la fin de 1815. Sur le plan
(/)
technique, l'œuvre était parfaite. Elle charriait pourtant de gros nuages
c
0
:;:::;
par le mécontentement qu'elle entraînait et répandait sur tout le ter-
-0
•Q) ritoire et toutes les couches de la population. En laissant les coudées
::l
Q) franches à un ministre des Finances technocrate à qui, selon Prosper
as
L de Barante, « le bien et le mal n'apparaissaient que dans leur relation
Q)

ru avec l'utile », le roi prit le risque de mécontenter tout le monde. Les


>
ru décisions comptables et financières enclenchèrent le processus qui
u
Q)
_J allait déconsidérer le régime dans l'opinion et favoriser, un an plus
(V')
tard, le retour de l'île d'Elbe.

_J
,..-1
0
N
@

..c
01
·c
>-
0.
0
u

106
« Napoléon a réinventél
l'art de la guerre. »

La guerre ne se fait qu'avec de la vigueur, de la décision et une


volonté constante; il ne faut ni tâtonner ni hésiter.

Au général Bertrand, 6 juin 1813

Ses conquêtes et ses victoires font de Napoléon un


conquérant sans pareil. Un modèle aussi dont on enseignait
les manœuvres dans les écoles de guerre jusqu'à la Première
Guerre mondiale. Aurait-il réinventé l'art militaire ?
Général de la Révolution, Napoléon a tiré parti des modi-
fications survenues dans l'art de la guerre à partir de 1792,
qu'il s'agisse du recrutement et de l'organisation des armées
(la conscription remplaça le volontariat, créant ainsi une
(/)
c
0
armée nationale), de leurs marches et manœuvres, de la
:;:::;
-0
•Q)
combinaison des armes (infanterie, cavalerie, artillerie). Il
::l
Q)
as n'inventa pas à proprement parler une stratégie nouvelle.
L
Q) C'est par l'étude, la réflexion et la synthèse qu'il devint un
ru
>
ru des grands capitaines de l'histoire. Jeune, il avait découvert
u
Q)
_J le fondement de sa stratégie dans les commentaires de
(V')
,..-1
0
Guibert sur les campagnes de Frédéric le Grand : la guerre
N
@ est mouvement, elle se gagne avec les jambes des soldats,

..r::
·c
01 pour surprendre l'ennemi, pour le poursuivre lorsqu'il est
>-
0.
0
battu, pour se mettre en sécurité en cas de besoin.
u
S'il est très difficile de dire ce qui est original dans la stra-
tégie napoléonienne, il est patent qu'on ne fit plus la guerre
après lui comme on la faisait avant.
Napoléon, une ambition française

Premier élément, l'époque napoléonienne fut celle de


l'entrée en conflit des idéologies : pour simplifier, on se bat-
tait pour les « idées nouvelles » contre l' « Ancien Régime ».
Même si Napoléon, lui-même pragmatique, pensait la
diplomatie sur un mode plus traditionnel qu'idéologique,
cette conception de la guerre s'imposa peu à peu. À la fin de
« l'épopée », ça n'étaient plus les monarques qui, comme
jadis, se faisaient la guerre mais des nations qui s' affron-
taient: la bataille de Leipzig, perdue par Napoléon en 1813,
fut d'ailleurs baptisée « la bataille des N arions ». En consé-
quence, l'époque napoléonienne vit apparaître les « masses »
(remplaçant les mercenaires) sur le champ de bataille, ce qui
entraîna la mise au point d'un commandement et d'une
logistique adaptée. Les effectifs furent plus nombreux que
par le passé et sans cesse en hausse : on estime à environ
deux millions le nombre d'hommes qui servirent dans les
armées napoléoniennes. Il fallait les habiller, les nourrir (le
(/)
pillage remédiait aux insuffisances de l'intendance), les
c
0
:;:::; commander, les faire marcher de concert vers un objectif
-0
•Q)

::l
commun, éventuellement les soigner en cas de blessure ou
Q)
as
L
de maladie.
Q)

ru Sans vraiment se soucier de satisfaire les besoins élémen-


>
ru
u taires des troupes, Napoléon fut un meneur d'hommes hors
Q)
_J

(V')
pair, sachant jouer des cordes sensibles du soldat qui le
,-1
0
N considérait comme un des siens, son « petit caporal ». Avec
@

..r::
ses proclamations, ses bulletins et jusqu'à son comporte-
01
·c
>- ment personnel (tirant l'oreille ou décorant les braves sur le
0.
u
0
lieu de leurs exploits), il mit au point une« communication
interne » aux armées sans équivalent jusqu'alors. Surtout,
il eut à sa disposition une génération de guerriers. Ces
Français-là combattaient depuis 1792. Aucune troupe au

108
Guerre

monde n'avait leur expérience. Aucune ne disposait de tels


officiers supérieurs, ce qu'ont mis en valeur les travaux
de Jean-Paul Bertaud. L'outil militaire dont disposait
!'Empereur (en particulier l'artillerie du système dit
« Gribeauval », du nom de son inventeur, beaucoup plus
moderne que ses homologues européens) était le meilleur de
son temps. Malgré quelques imperfections, on peut dire que
la « Grande Armée » fut bien organisée et encadrée, au
regard de ce qui se passait chez les autres belligérants.

Deuxième changement, depuis la Révolution et plus


encore avec Napoléon : le siège cessa définitivement d'être
le but suprême d'une campagne. On se rappelle avec quel
apparat Louis XIV se transportait au milieu de ses armées
assiégeant telle ou telle grande place, assistait aux assauts,
présidait aux bombardements, parfois durant de longs mois.
Pour Napoléon, un siège, c'était du temps perdu, même s'il
(/)
« assiégea », ou fit lui-même assiéger (Dantzig, Ratisbonne,
c
0
:;:::; etc.) L'homme était pressé, souvent en infériorité numérique
-0
•Q)

::l
et ne pouvait se permettre de laisser ses adversaires regrouper
Q)
as
L
leurs forces. C'est donc la bataille qu'il recherchait, le plus
Q)

ru vite possible, afin de détruire une armée ennemie pour


>
ru
u passer à la suivante. Le système stratégique napoléonien fut
Q)
_J

(V')
essentiellement offensif et se fonda sur la vitesse, qu'il
,..-1
0
N s'agisse des déplacements des troupes ou de l'exécution des
@

..r::
manœuvres proprement dites. La campagne de 1805 en fut
01
·c
>- un bel exemple : l'armée, partie de Boulogne, traversa la
0.
u
0
France, battit une première armée autrichienne, occupa
Vienne qui se déclara ville ouverte (donc pas de siège) et
écrasa dans un second temps une armée austro-russe à
Austerlitz.
Napoléon, une ambition française

Sur le fondement de cette stratégie, on ne peut parler


d'une tactique unique de Napoléon sur un champ de
bataille. Il n'avait pas d'idées préconçues et prenait ses déci-
sions en fonction de la position des troupes adverses. Il ten-
tait de déduire les intentions de son ennemi ou le trompait
sur les siennes, avant de choisir l'endroit du théâtre où se
ferait la décision. Dans une même bataille, loin d'évoluer à
partir d'un schéma pré-établi, il lui arriva de changer d'avis,
de modifier sa marche : il savait s'adapter. Mais lorsqu'il
avait choisi de frapper, il le faisait avec rapidité et violence.
Il concentrait le plus de moyens possibles sur ce qu'il avait
défini comme le point décisif de son attaque. Dès 1797,
Bonaparte écrivait : « L'art de la guerre consiste, avec une
armée inférieure, à avoir toujours plus de forces que son
ennemi sur le point que l'on attaque, ou sur le point qui est
I
attaque. »
Il ajouta plus tard sa définition de la guerre, mille fois
(/)
reprise : « L'art de la guerre est un art simple et tout d' exé-
c
0
:;:::; cution. Tout y est bon sens, rien n'y est idéologie. »
-0
•Q)

::l
Q)
as
L
Q)

ru
>
ru
u
Q)
_J

(V')
,..-1
0
N
@

..c
01
·c
>-
0.
0
u

110
Guerre

r Une organisation perfectionnée

Par grandes réformes ou petites touches, Napoléon réorganisa en


profondeur l'organisation militaire française pour la rendre compa-
tible avec son système de mouvement. Il forgea un état-major (dirigé
par l'excellent Berthier) capable d'interpréter et de transcrire en
ordre précis ses intuitions et ses décisions fulgurantes. Il s'entoura de
maréchaux et de généraux qui connaissaient sa pensée et que,
grand connaisseur de la pâte humaine, il employait généralement
dans leur meilleur rôle : à Davout, Soult ou Suchet les choses savantes,
à Masséna, Ney ou Murat les actions d'éclat. Il créa des écoles
d'officiers par armes, des cours de sous-officiers, une organisation
efficace de l'entraînement au tir et à la manœuvre : « Une réunion
d'hommes ne fait point de soldats, écrivit-il; l'exercice, l'instruction
et l'adresse leur en donne le caractère. » Il créa un ministère particu-
lier (!'Administration de la guerre) pour gérer la logistique et des
corps spéciaux pour transporter le matériel et l'artillerie. Sur le ter-
rain, il réorganisa les armes, souvent en allant puiser son inspiration
dans les grandes ordonnances du passé (1 788 pour la cavalerie,
1 791 pour l'infanterie). Il perfectionna le système des corps d'armée
qui étaient autant de forces autonomes d'environ 30 000 hommes,
(/)
c possédant les services nécessaires à leur fonctionnement et à leur
0
:;:::;
-0 marche. Dans le même esprit, le niveau inférieur, celui de la division,
•Q)

::l fut réformé afin qu'une division attaquée puisse tenir au moins une
Q)
as
L
journée contre un ennemi supérieur en nombre et permettre ainsi
Q)
à l'armée d'arriver. Des réserves furent constituées, qui pouvaient
ru
> intervenir au besoin pour soutenir les points faibles ou renforcer les
ru
u
Q) points forts. Avec la Garde impériale, il disposa enfin d'un corps
_J

(V')
,..-1
d'élite capable de faire basculer les grandes journées. Pour la campagne
0
N de Russie, ce système atteignit pourtant ses limites : il instaura de
@ véritables « groupes d'armée », regroupant plusieurs corps, dont la

..r::
01 masse ne pouvait plus être dirigée par un seul homme. Il ne le recon-
·c
>-
0.
nut pas, d'où une certaine confusion dans la marche vers Moscou
0
u (au moins jusqu'à Smolensk), à laquelle s'ajoutèrent de mauvais
choix dans le commandement des groupes et des corps.
L'expérience fut un élément déterminant dans les grands succès de
la première partie du règne. Napoléon disposa et sut se servir d'une
armée expérimentée et habituée depuis des années au rythme qu'il

111
Napoléon, une ambition française

lui imposait. Souvent sous les drapeaux depuis le début de la


Révolution, les anciens savaient ce que combattre veut dire et for-
maient les plus jeunes à leur école. Ce n'est sans doute pas par
hasard si le système commença à se détraquer après l'invasion de
l'Espagne, lorsque les troupes les plus aguerries furent bloquées dans
la Péninsule, l'empereur devant se contenter de conscrits, de soldats
italiens et de la Confédération du Rhin pour mener la campagne de
1809, face à des Autrichiens qui commençaient, eux, à tirer tous les
enseignements de la prééminence française sur les champs de
bataille. Au même moment, à l'autre bout de l'Europe, le ministre du
tsar, Barclay de Tolly, réorganisait en profondeur l'armée russe : trois
ans plus tard, la Grande Armée ne fut pas vaincue seulement par
l'hiver mais par des forces qui l'avaient copiée et, pour certaines,
avaient adapté ses innovations.

_J

(/)
c
0
:;:::;
-0
•Q)

::l
Q)
as
L
Q)

ru
>
ru
u
Q)
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(V')
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.....
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01
·c
>-
0.
0
u

11 2
ESTINÉE

(/)
c
0
:;:::;
-0
•Q)

::l
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L
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ru
>
ru
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,..-1
0
N
@

..c
01
·c
>-
0.
0
u
(/)
c
0
:;:::;
-0
•Q)

::l
Q)
as
L
Défaite à LeipLig
octobre !KU
Q)

ru
>
ru
u
Q)
_J

(V')
,..-1
0
N
@ Abdicat ion
.µ 6 avril 181-1
..r:: Exil à l'île d'Elbe
01
·c
>-
0.
0
u
Battu à Waterloo le 111 ju in 181 5, exilé à Sai nte-lléléne, il y meurt en 1821.

La destinée de Napoléon d'après une gravure allemande du XIX siècle


« Napoléon est parti cle rien. 71
je me trouve suffisamment honoré de descendre des Bonaparte :
ma famille date du 18 Brumaire.

Au Conseil d'État, 1810

Parti de rien, Napoléon Bonaparte serait parvenu au som-


met du pouvoir par son seul travail, mis au service de son
génie. En réalité, si la famille Bonaparte ne roulait pas sur
l'or, elle sut s'adapter aux conditions créées par la cession de
la Corse à la France et s'appuyer sur de précieux soutiens.
N apoleone Buonaparte (la francisation de son patronyme
n'intervint qu'à partir de 1794) naquit à Ajaccio, le 15 août
1769, dans une Corse cédée par Gênes à la France l'année
précédente (traité de Versailles, 15 mai 1768). À un an près,
(/)
c
0
il aurait pu ne pas naître français (comme ce fut le cas de son
:;:::;
-0
•Q)
frère aîné, Joseph, né justement en 1768).
::l
Q) Fils de Charles Buonaparte et de Maria-Letizia Ramolino,
as
L
Q) il vint au monde dans une famille aux origines nobles
ru
>
ru
(depuis 200 ans, selon le conseil supérieur d'Ajaccio).
u
Q)
_J
Charles était avocat de formation et devint assesseur de la
(V')
,..-1
0
juridiction d'Ajaccio en 1771. Sans être un rouage essentiel
N
@ de l'administration française de l'île, le père de Napoléon en

..r::
01
devint un notable important, suffisamment en vue pour
·c
>-
0. fréquenter le gouverneur de l'île, M. de Marbeuf, être élu
0
u
aux États de Corse, nommé au conseil des Douze Nobles
qui assistaient les autorités venues du Continent (1772),
représenter la Corse à Versailles et y être présenté au roi
(1778), voir Marbeuf et la femme de !'Intendant Boucheporn
Napoléon, une ambition française

porter son fils Louis sur les fonds baptismaux. La maison


familiale (que l'on peut encore visiter aujourd'hui et qui
n'est pas une masure) était surmontée des armes de la famille :
«Couronne de comte, écusson fendu de deux barres et deux
étoiles avec les lettres B.P. qui signifient Buona Parte, le
fond du blason rougeâtre, les barres et les étoiles bleues, les
ombrements et la couronne jaunes » (Arthur Chuquet).
Comme noble, Charles Bonaparte eut droit à tous les pri-
vilèges de son état, tels des bourses d'études pour les enfants
(et pour les obtenir, il n'hésita pas à se faire délivrer un cer-
tificat d'indigence !) ou des subventions pour divers travaux
agricoles (comme l'assèchement d'un étang). Comme ami
du pouvoir, on lui accorda la concession des pépinières de
mûriers établie par l'État en Corse et on facilita à sa famille
la récupération d'un héritage.
Sur le plan matériel, sans être riche, Charles Bonaparte
n'était pas démuni. Il possédait trois maisons, des vignes,
(/)
des terres et un moulin. À l'échelle de l'économie corse de
c
0
:;:::; l'époque, ce capital n'était pas négligeable, même s'il ne
-0
•Q)

::l
produisait pas d'énormes revenus (vin, olives, élevage). À
Q)
as
L
cela s'ajoutaient les gages d'avocat de Charles et les libéralités
Q)

ru de son riche oncle, l'archidiacre Lucien. En 1775, les revenus


>
ru
u des exploitations de Charles Bonaparte s'élevaient, par
Q)
_J

(V')
exemple, à 7 400 livres, auxquelles il faut ajouter les
,..-1
0
N 900 livres de son traitement d'assesseur. Cette somme de
@

..r::
8 300 livres est à rapprocher des 40 livres de salaire annuel
01
·c
>- d'un employé de maison en Corse à l'époque. En 1778, lorsque
0.
u
0
Charles, se rendant à Versailles, conduisit son fils à Autun
(Napoléon devait y perfectionner son français et préparer son
entrée au collège militaire de Brienne, où il serait entièrement
pris en charge par l'État), il reçut une forte indemnité

116
Destinée

de déplacement (4 ooo livres) et une belle gratification


(2 ooo livres). Avec de telles rentrées - régulières ou excep-
tionnelles-, les Bonaparte étaient une famille corse aisée, en
vue et parmi les mieux introduites d'Ajaccio.
La légende qui voudrait que Charles Bonaparte ait été
l'un des bras droits de Pascal Paoli en lutte contre les
Français pour l'indépendance de l'île apparaît exagérée,
même si Paoli avait confié quelques missions au père de
Napoléon qui avait couru les montagnes et lancé quelques
appels aux armes ... avant de se ranger résolument du côté
français. C'est probablement son passé de paoliste modéré
qui justifia l'intérêt que lui porta Marbeuf. On a parfois pré-
tendu que c'est surtout la beauté de Letizia qui attirait le
gouverneur (à qui certains accordent, contre toute vraisem-
blance, la paternité de Napoléon). Sans doute la politique
(qui consistait à créer une clientèle française en Corse) et la
compagnie de madame Bonaparte jouèrent-elles un rôle
(/)
conjoint dans la bienveillance des autorités.
c
0
:;:::; Son passé corse ne fut pas cependant sans influence sur
-0
•Q)

::l
Napoléon. Il intégra le collège d'Autun (en 1778) puis le col-
Q)
as
L
lège militaire de Brienne (1779). Il poursuivit ses études à
Q)

ru l'école militaire de Paris (1784). Il en sortit avec le grade de


>
ru
u lieutenant en second dans l'artillerie. Le 3 novembre 178 5, il
Q)
_J

(V')
rejoignit sa première affectation, le régiment de La Fère,
,..-1
0
N stationné à Valence. Mais le jeune lieutenant n'était guère
@

..r::
passionné par son métier au service du roi de France .
01
·c
>- Admirateur de Jean-Jacques Rousseau, qui avait prédit
0.
u
0
qu'un jour la Corse étonnerait le monde, il se serait bien vu
bouter les Français hors de Corse, aux côtés du leader indé-
pendantiste Pascal Paoli. Bénéficiant de nombreuses et
longues permissions, c'est en Corse qu'il participa le plus

117
Napoléon, une ambition française

activement aux débuts de la Révolution, au sein des clubs


d'Ajaccio et de Bastia. Se souvenant que son père avait
rejoint le parti français, Paoli l'accueillit froidement mais lui
confia quelques missions. Luttant pour la Corse, Napoléon
n'en conçut pas moins un fort attachement aux idées de la
Révolution. La France conduisait le monde vers la Liberté.
Se battre pour la France, c'était se battre pour la liberté de
la Corse ... La stratégie de Paoli était différente. Pour lui,
l'île devait être indépendante, quel que soit le prix à payer.
Il se rapprocha des ennemis de la France en guerre depuis
avril 1792. La rupture avec Bonaparte intervint en juin 1793,
lorsque la famille Bonaparte dut s'enfuir vers Toulon, tandis
que Paoli faisait appel aux troupes anglaises. Par la force des
choses et par adhésion aux idées de la Révolution, Napoléon
venait de choisir la France et allait poursuivre sa carrière (et
quelle carrière !) à son service.
On ne vivait donc pas dans la misère chez les Bonaparte
(/)
et ce d'autant plus que Letizia avait, dès l'époque de la jeu-
c
0
:;:::; nesse de Napoléon, un art consommé de l'épargne et de
-0
•Q)

::l
l'économie. Malgré cela, la mort de Charles Bonaparte
Q)
as
L
(1785) - qui, « adroit, opiniâtre, chasseur de prébendes et
Q)

ru d'honneurs» (B. Simiot, De quoi vivait Bonaparte?, 1992),


>
ru
u n'en était pas moins un piètre gestionnaire - plongea la
Q)
_J

(V')
famille dans la gêne (mais pas dans la pauvreté) et c'est l'oncle
,..-1
0
N Lucien qui conduisit l'assainissement des finances de sa
@

..r::
nièce. La légende d'un futur empereur « parti de rien » doit
01
·c
>- donc au moins être nuancée.
0.
0
u

118
Destinée

r L'élève Bonaparte

Après avoir reçu des leçons d'un abbé Recco à Ajaccio et avoir fré-
quenté les petites classes d'une école locale, le jeune Napoléon
arriva, le 15 mai 1 779, au collège militaire de Brienne. Boursier du
roi, il intégrait ainsi une des douze écoles destinées à préparer les fils
de gentilshommes au métier des armes. C'est dans ce petit bourg de
Champagne que la légende allait puiser les plus beaux clichés sur
l'éducation et la formation de « l'enfant parti de rien pour finir par
dominer le monde» : l'élève solitaire, moqué à cause de son accent
et de son imprononçable prénom (Napoleone devenant « la paille-
au-nez »); les professeurs lui prédisant le plus bel avenir; le stratège
révélant ses talents lors d'une bataille de boules de neige légendaire,
etc. La réalité fut sans doute moins belle que la légende qui insiste
beaucoup sur la formation «encyclopédique» de Napoléon. Il était
certes, comme tant d'élèves et d'adultes de son époque, un lecteur
avide (de Plutarque, Platon, Cicéron, Fénelon, Voltaire, Rousseau ou
Bossuet, pour ne citer que ceux-là) mais il n'épuisa pas tous les
sujets, mettant surtout à profit une mémoire exceptionnelle pour
assimiler les points forts de chaque œuvre. Quoique apprécié par ses
professeurs, il obtint des résultats passables en français (mauvaise
(/)
c syntaxe, orthographe et grammaire peu assurées, confusions de
0
:;:::;
-0
•Q)
vocabulaire), en latin et en philosophie romaine. Il était peu doué
::l
Q)
pour les langues étrangères, à part l'italien. Heureusement, il se
as
L
montra excellent en mathématiques et en histoire. Figurant dans
Q)
une bonne moyenne, il fut reçu à l'examen de sortie et put intégrer
ru
> l'école militaire de Paris où, mathématiques obligent, on l'orienta
ru
u
Q)
__J
vers l'artillerie. Il passa ainsi ses douze premiers mois à Paris, d'octobre
(V')
,..-1
1784 à octobre 1785. Il sortit des fameux bâtiments du Champ de
0
N Mars comme lieutenant en second (42e sur 58) et connut, à partir de
@

novembre 1785, la monotonie de la vie de garnison, au sein du régi-
..r::
01 ment de La Fère, de Valence à Auxonne, en passant par des séjours
·c
>-
0. à Douai ou à Lyon. La solde était modeste, l'activité répétitive, la
0
u perspective de ne pouvoir dépasser, à terme, les grades subalternes
peu enthousiasmante. Le service du roi en temps de paix n'avait rien
de passionnant, d'autant qu'aucune guerre ne pouvait être « espé-
rée » sous peu, Louis XVI n'ayant pas de goût pour la gloire militaire
(il s'était engagé dans la guerre d'indépendance américaine à
Napoléon, une ambition française

reculons) et ses finances exsangues ne lui permettant pas, de toute


façon, de se lancer dans aucune aventure. La Révolution allait donner
un élan inimaginable à sa carrière.
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12 0
« S'il avait gagné à Waterlo:,'l
Napoléon aurait conquis le monde. >>

journée incompréhensible! Concours de fatalités inouïes!


Grouchy ! Ney ! D 'Erlon !
N'y a-t-il eu que du malheur ?
Ah ! pauvre France !

À Las Cases, 18 juin 1816

« Il dit Grouchy, c'était Blücher » ... Pour Victor Hugo,


c'est par un coup du sort que Napoléon a perdu la bataille
de Waterloo. Jusqu'où serait-il allé si des renforts français
avaient devancé les Prussiens sur le champ de bataille ?
18 juin 1815. La bataille était indécise. Les Anglais de
Wellington s'accrochaient désespérément au terrain. « Dieu
(/)
c fasse que la nuit ou Blücher arrivent », avait lâché celui que
0
:;:::;
-0
demain on surnommerait le « duc de fer ». Chacun connaît
•Q)

::l
Q) la suite : le Prussien Blücher arriva et la Grande Armée fut
as
L
Q)
mise en déroute. S'arrêtant à quelques lieues du champ de
ru
>
ru
bataille, près d'un feu de camp allumé par des soldats,
u
Q)
_J
Napoléon pleura. Et André Castelot de noter qu'avec ces
(V')
,..-1 larmes, l'épopée prit fin.
0
N
@
Que se serait-il passé si, au lieu des Prussiens, les

..r::
01
30 ooo hommes du maréchal Grouchy avaient « marché au
·c
>-
0. canon » et étaient tombés sur les flancs des Anglais exté-
0
u
nués?
L'exercice qui consiste à répondre à cette question a été
tenté à de multiples reprises. Les optimistes ont pensé que,
après d'autres batailles gagnées, Napoléon aurait pu obtenir

12 1
Napoléon, une ambition française

la paix. Il aurait continué à régner et, peut-être, serait-il


mort dans son lit des Tuileries, laissant le trône de France à
son fils Napoléon II* revenu d'Autriche. D'autres, plus réa-
listes, estiment qu'après Waterloo, !'Empereur n'aurait pu
gagner la guerre et que son régime se serait effondré à la
première défaite. Au congrès de Vienne*, les puissances
n'avaient-elles pas fait le serment de se débarrasser définiti-
vement de celui qui, depuis quinze ans, troublait la paix du
continent ? C'est par surprise que Napoléon avait fondu sur
les troupes anglo-prussiennes stationnées en Belgique. À
Ligny, il avait bousculé Blücher qui ne s'attendait pas à être
attaqué si tôt. Pendant ce temps, les Russes, les Suédois, les
Autrichiens, et demain les Espagnols, préparaient leurs
marches vers les frontières françaises. Napoléon aurait une
fois de plus succombé sous le nombre. À l'intérieur, la
France était loin d'avoir répondu unanimement à l'appel du
revenant de l'île d'Elbe. L'Ouest s'était soulevé. Le Midi
(/)
restait royaliste. La population, si excédée qu'elle fût par les
c
0
:;:::; Bourbons, n'était pas prête à voir renaître la conscription et
-0
•Q)

::l
à subir une nouvelle invasion. La cause de Napoléon était,
Q)
as
L
en 1815, une cause perdue.
Q)

ru Si l'imagination s'éveille lorsqu'on évoque une victoire de


>
ru
u Napoléon à Waterloo, il ne s'agit là que d'une activité intel-
Q)
_J

(V')
lectuelle. L'histoire ne se réécrit pas. Seul le romancier
,-1
0
N d'histoire-fiction est autorisé à aller au bout de la ré-invention
@

..r::
du passé. Pour Napoléon, il en est un qui sort du lot : Louis
01
·c
>- Geoffroy, auteur en 1836 d'un Napoléon apocryphe ou
0.
u
0
Histoire de la monarchie universelle : Napoléon et la conquête
du monde-1812-1832 que l'on a redécouvert dans les années
1980, grâce à Jacques Jourquin qui le réédita. Tant qu'à faire,
Geoffroy ne part pas de Waterloo, mais de la campagne de

122
Destinée

Napoléon après la défaite de Waterloo, par François Flameng

Russie. Après sa victoire sur le tsar Alexandre, Napoléon


(/)
établit Poniatowski sur le trône de Pologne, conforte la
c
0
:;:::; monarchie espagnole de son frère Joseph et place Lucien sur
-0
•Q)

::l
le trône du Portugal. Il finit par vaincre définitivement la
Q)
as
L
Russie, la Prusse, la Suède et la Turquie, créé un Empire
Q)

ru d'Europe, ré-épouse au passage Joséphine* après le décès de


>
ru
u Marie-Louise, s'installe en Afrique, en Océanie et en Asie.
Q)
_J

(V')
,..-1
En 1827, l'Amérique se soumet et la monarchie devient
0
N « universelle». Napoléon partage le monde en quatre par-
@

..r::
ties. Il meurt, le 21 février 1832, sans héritier. Geoffroy ne
01
·c
>- nous dit pas ce qui se passe après.
0.
u
0
Mais Napoléon fut bien vaincu à Waterloo. Il se livra aux
Anglais qui l'exilèrent à Sainte-Hélène. L'endroit était,
selon la légende, le pire qu'on aurait pu choisir : c'est vrai,
l'île était éloignée de tout, l'habitation de Napoléon était

123
Napoléon, une ambition française

exposée au vent et à l'humidité (alors que le reste de l'île est


plutôt agréable). Accompagné d'un petit carré de fidèles,
Napoléon allait y survivre cinq ans et demi, dans des condi-
tions matérielles et une promiscuité qui allaient diviser sa
suite rongée de jalousies mesquines. Il y subit autant l'ennui
que le climat détestable ou les tracasseries du gouverneur
anglais Hudson Lowe qui exerçait sur ses activités une
surveillance de tous les instants. C'est là pourtant que
Napoléon tissa sa légende, dictant à Las Cases*, Gourgaud,
Bertrand et Montholon sa version de l'épopée, se compo-
sant le masque d'un libéral incompris ayant succombé sous
les coups de l'Europe conservatrice. C'est là qu'il ressassa ses
souvenirs, s'adonnant parfois, lui qui avait dominé le
monde, au jardinage dans un petit domaine de quelques
hectares étroitement surveillé par des sentinelles anglaises.
C'est là enfin qu'il mourut, le 5 mai 1821.

(/)
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0
:;:::;
-0
•Q)

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12 4
D estinée

N apoléon à Sainte-Hélène

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Sainte-Hélène. H abitation impériale de Longwood

125
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0
u
« Napoléon a créé sa propre légende. :i
Cette vérité historique tant employée n'est souvent qu'un mot : elle
est impossible au moment même des événements dans la chaleur des
passions croisées; et si plus tard on demeure d'accord, c'est que les
intéressés, les contradicteurs ne sont plus.
Mais qu'est-ce alors cette vérité historique, la plupart du temps ?
Une fable convenue.

À Las Cases, 20 novembre 1816

Napoléon sut se construire tout au long de sa carrière - et


pas seulement à Sainte-Hélène - une « image » de nature à
entourer son personnage d'un halo de mystère et de légende.
Bref itinéraire d'un communicateur de génie.
Dès ses premiers pas en politique, Napoléon comprit que
(/)
la Révolution avait changé les conditions de la légitimité.
c
0
:;:::;
L'irruption de la nation et des « masses » sur la scène politique
-0
•Q)
rendait nécessaire la création, la diffusion et l'entretien
::l
Q)
as d'une « image » que le général, le Premier consul puis
L
Q)

ru
!'Empereur surent faire évoluer en fonction de leurs besoins
>
ru
u et des circonstances.
Q)
_J

(V')
Dès 1796, Bonaparte mit sur pied un système de propa-
,..-1
0
N gande destiné à le présenter comme un homme de convic-
@
.µ tions, proche du soldat et prêt à voler au secours de la
..r::
·c
01

>-
République menacée par la contre-révolution. Le général
0.
u
0 victorieux sut d'abord utiliser la presse. Il créa deux jour-
naux dévoués, Le Courrier de l'armée d1talie et La France vue
de l'armée d1talie, feuilles étroitement contrôlées qui fédé-
raient les troupes autour d'un esprit de corps. Elles faisaient

127
Napoléon, une ambition française

l'éloge du chef, homme simple et dépouillé vivant les


mêmes épreuves que ses soldats. Elles le montraient aussi
déjà « Grand Homme », comme cet article du 23 octobre
1796, rédigé par Bonaparte lui-même, qui disait « [le général
en chef] vole comme l'éclair et frappe comme la foudre. Il
est partout et il voit tout. » Enfin, elles interprétaient les
événements parisiens, opposant « l'opinion de Paris sur les
armées à l'opinion des armées sur les intrigues de Paris ».
Ces journaux furent complétés par des brochures, des gra-
vures populaires et les proclamations enivrantes du général
en chef. Bonaparte se créa ainsi une solide clientèle dans son
armée, mais aussi en France où ce matériel fut diffusé,
contribuant à le faire encore mieux connaître. Elles furent
relayées par d'autres initiatives conduites par les frères de
Napoléon, comme un journal de Bonaparte et des hommes
vertueux qui exista pendant un temps à Paris et qui vantait
les mérites du vainqueur de l'Italie, le comparant aux grands
(/)
noms de l'histoire du monde, tandis que les poètes (dont
c
0
:;:::; Marie-Joseph Chénier) composaient des odes en l'honneur
-0
•Q)

::l
du nouveau héros.
Q)
as
L
Pendant la campagne d'Égypte, l'effort de propagande fut
Q)

ru maintenu, tandis que Bonaparte guerroyait de l'autre côté


>
ru
u de la Méditerranée. Ses frères entretinrent la flamme à
Q)
_J

(V')
partir du moment où les communications furent coupées.
,-1
0
N Grâce à eux, le « vainqueur des Pyramides » retrouva une
@

..r::
France où sa popularité était quasi-intacte et où les élites
01
·c
>- continuaient à croire qu'il serait le seul à pouvoir remettre
0.
u
0
de l'ordre dans le pays. Il devint donc, presque naturelle-
ment, le « sabre » de la conspiration fomentée par Sieyès,
alors même qu'il ne rentra à Paris que trois semaines avant
le coup d'État.

128
Destinée

Sous le Consulat*, la problématique changea et Bonaparte


modifia son approche. Il s'éloigna un peu du commun des
mortels, entretenant son mystère et ne réservant plus ses
vraies confidences qu'à un entourage restreint. Cette fois, la
presse pro-gouvernementale - c'est-à-dire bientôt la totalité
de la presse - fut un pur outil de propagande à la gloire de
son gouvernement, donc à sa propre gloire. Il n'hésita pas à
prendre lui-même la plume pour donner anonymement son
avis. Cet appareil fut solidement relayé par l'administration
ou l'Église, entièrement soumise au pouvoir, malgré les pré-
ventions à cet égard du pape Pie VII. Dans cette phase, le
personnage du général vertueux se mua en dictateur de salut
public, à la romaine, frugal, économe et ... sans ambition
pour lui-même. À partir de 1803, le consul commença à se
voir Empereur. Charlemagne fut appelé à la rescousse. Les
monuments à la gloire du chef de l'État poussèrent un peu
partout. Progressivement, « Napoléon perça sous Bonaparte »,
(/)
ainsi que l'écrivit Victor Hugo. Il fit répandre l'idée que
c
0
:;:::; seule la nécessité et l'appel de la nation le poussaient à
-0
•Q)

::l
accepter la dignité impériale. L'image du personnage légen-
Q)
as
L
daire s'éloigna quelque peu, laissant la place à celle d'un
Q)

ru souverain alourdi par la pompe et une stricte étiquette.


>
ru
u Les guerres permirent heureusement le retour du héros
Q)
_J

(V')
proche de ses hommes et de son peuple. L'identité visuelle
,..-1
0
N fut simplifiée (petit chapeau et redingote grise) et le message
@

..r::
permanent : loin d'être « l'ogre » dénoncé par ses ennemis,
01
·c
>- Napoléon était un homme comme les autres dans son com-
0.
u
0
portement quotidien, malgré la supériorité que son génie lui
donnait sur ses semblables. Les anecdotes attendrissantes (et
pas toujours apocryphes) mettant en scène la bonté de
!'Empereur en campagne, les oreilles des grognards pincées,

129
Napoléon, une ambition française

la prise de risque au mépris du danger fournirent la matière


première au renouveau de l'image du monarque. Les anec-
dotes « civiles » se coulèrent dans ce moule, colportant la
grâce accordée à un prisonnier après que son épouse se fût
jetée aux pieds du souverain, les humbles abordés dans la
rue pour une conversation informelle, les puissants châtiés
pour avoir mis la main sur ce qui ne leur appartenait pas.
Scène finale : les adieux de Fontainebleau du chef vaincu
à sa Garde (avril 1814) confirmèrent que, même dans le
malheur, l'Homme était vénéré et n'avait chuté que par la
trahison de ses maréchaux ingrats.
Les Cent-Jours doivent être mis de côté car la communi-
cation impériale fut brouillée par l'appel à des références et
des soutiens contradictoires qui furent mis à contribution.
En effet, Napoléons' exprima successivement en jacobin, en
libéral et en souverain absolu.
Au moment de poser le pied sur l'île de Sainte-Hélène,
(/)
Napoléon avait derrière lui une vingtaine d'années d'habile
c
0
:;:::; propagande autour de sa personne. Il consacra son exil à
-0
•Q)

::l
peaufiner ou à transformer son portrait. Avec l'aide du comte
Q)
as
L
de Las Cases*, auteur du Mémorial de Sainte-Hélène, il se
Q)

ru donna des allures de libéral et de sauveur, châtié par une


>
ru
u puissance réactionnaire (l'Angleterre) dont l'oligarchie crai-
Q)
_J

(V')
gnait qu'il ne parvienne à libérer l'Europe. Deux ans après
,..-1
0
N sa mort, le principal« évangile» de Sainte-Hélène fut le point
@

..r::
de départ d'une nouvelle légende que Napoléon ne contrôlait
01
·c
>- plus. Elle balaya la « légende noire » qui avait un temps
0.
u
0
fleuri en France et dont Chateaubriand avait été un des pre-
miers propagateurs avec son De Buonaparte et des Bourbons.
Dans le sillage du Mémorial, les romantiques cherchèrent
à guérir leur « mal du siècle ». Nés sous le règne de

130
Destinée

(/)
c Napoléon dictant ses mémoires aux généraux Montholon et Gourgaud
0
:;:::;
-0
•Q)
en présence du grand-maréchal Bertrand et du comte de Las Cases
::l
Q)
as
L
Q)

ru
Napoléon, témoins de sa gloire (Dumas et Hugo étaient fils
>
ru
u de généraux), ils créèrent, avec une nouvelle forme de litté-
Q)
_J

(V')
rature, le « champ de bataille » qui leur manquait. Ils virent
,..-1
0
N
en Napoléon le champion de leur quête d'énergie et d'absolu.
@
.µ Après la mort de !'Empereur, son épopée devint la toile de
..c
01
·c
>-
fond de la littérature romantique avec Hugo (Ode à la
0.
u
0 Colonne), Sainte-Beuve (Volupté), Vigny (Servitudes et
Grandeurs militaires), Nerval (Napoléon et la France guer-
rière), Musset (La Confession d'un enfant du siècle), Quinet
(Napoléon) et surtout Balzac (Le Médecin de campagne, Une

131
Napoléon, une ambition française

ténébreuse affaire, Les Employés, La Femme de trente ans .. .)


ou Stendhal (Le Rouge et le Noir, La Chartreuse de Parme).
Les philosophes soutinrent cette charge romantique (Hegel
voyait en Napoléon« l'âme du monde»), au son des musiques
de Berlioz, voire de Beethoven. Ni la peinture (Vernet,
Charlet, Delacroix, Géricault, Ingres, etc), ni la sculpture
(Seurre, Rude) ne restèrent à l'écart du phénomène.
Une telle masse de romans, poèmes, odes et mémoires ne
pouvait que pénétrer la société française et favoriser la nos-
talgie d'un passé magnifié mais révolu. Le lit du bonapartisme
(qui en profita pour reprendre le pouvoir, avec Napoléon III,
neveu de !'Empereur, de 1848 à 1870) était fait. Après le
Second Empire, et pour reprendre l'opposition simpliste
et injuste de Victor Hugo, « Napoléon le Grand»
(Napoléon Ier) ne pâtit pas du rejet de« Napoléon le Petit »
(Napoléon III). Revanche de la défaite de 1870 oblige,
!'Empereur fut appelé à la rescousse : si les Français avaient
(/)
écrasé les Prussiens en 1806, ils sauraient encore le faire. On
c
0
:;:::; enseigna Napoléon à l'école de guerre. On se pressa pour
-0
•Q)

::l
voir Le Rêve, toile épique de Detaille montrant le soldat
Q)
as
L
français rêvant à la gloire de la Grande Armée. Barrès fit de
Q)

ru Napoléon le « professeur d'énergie » dont la France avait


>
ru
u besoin. L'Alsace-Moselle revenue dans le giron français,
Q)
_J

(V')
Napoléon continua à servir d'exemple, aussi bien aux dicta-
,..-1
0
N teurs européens qu'à ceux qui leur résistaient.
@

..r::
Mais !'Empereur ne fut pas présent seulement dans les
01
·c
>-
grandes crises internationales. Le théâtre (Rostand, Hardy,
0.
u
0
Shaw), la philosophie (Bloy, Suarès, Nietzsche) et la
littérature (Claudel, France, Élie Faure, Maurras, Aragon,
Malraux, etc.) continuèrent et continuent à s'inspirer du
personnage de Napoléon. Et bien sûr, le cinéma s'est
Destinée

emparé de l'épopée et de son héros. Dès 1897, les frères


Lumière réalisèrent une Entrevue de Napoléon et du Pape,
qui ouvrait un cycle ininterrompu dont les derniers films en
date sont Le Colonel Chabert, d'Yves Angelo ou Pan Tadeusz
d'Andrzey Wajda, et dont une des œuvres les plus célèbres,
quoique inachevée, est le Napoléon, d'Abel Gance (1927).
Les grands metteurs en scène, dans le monde entier, ont eu
affaire à Napoléon. Citons, par exemple, Les Cent-jours, de
l'italien Forzano (1931), Napoléon, de !'Argentin Amadori
(1944), Guerre et Paix, de !'Américain Vidor (1955), Waterloo,
du Russe Bondartchouk (1970), L 'Otage de !Europe, du
Polonais Kawalerowicz (1988) ou le Monsieur N du Français
de Caunes.
Depuis la mort du Grand Homme, le mythe - qu'il a tant
contribué à bâtir, de son vivant - n'a pas été démenti.

(/)
c
0
:;:::;
-0
•Q)

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>
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u
« Napoléon est mort empoisonné. 71
je meurs prématurément, assassiné par l'oligarchie anglaise
et son sicaire ; le peuple anglais ne tardera pas à me venger.

Testament de Napoléon, 15 avril 1821

Depuis le début des années 1960, plusieurs auteurs affirment


que Napoléon serait mort empoisonné à l'arsenic. La répé-
tition de cette affirmation, les « éléments nouveaux » versés
au dossier et les moyens de communication mis en œuvre
par les tenants de cette thèse finiront peut-être à faire entrer
l'empoisonnement de Napoléon dans la catégorie des idées
reçues.
L'affaire de « l'empoisonnement » de Napoléon est relati-
vement ancienne. Elle date de la « révélation » qu'eut un
(/)
c
0
dentiste suédois, Sten Forshufvud, à la lecture des mémoires
:;:::;
-0
•Q)
de Marchand, le valet de chambre de !'Empereur à Sainte-
::l
Q) Hélène, publiés seulement en 1955. Forshufvud conclut de
as
L
Q) la description détaillée de la maladie du captif que sa mort
ru
>
ru
était due à une intoxication chronique à l'arsenic. Il publia
u
Q)
_J
ses premières conclusions dès 1961 et fut rejoint dans sa
(V')
,-1
0
démarche par le médecin légiste écossais Hamilton Smith
N
@ et un passionné d'histoire napoléonienne canadien, Ben

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01
Weider .
·c
>-
0. Des analyses de cheveux ayant appartenu à Napoléon
0
u
confortèrent leur point de vue inlassablement répété dans
les livres publiés notamment par Weider et Forshufvud en
1978, Weider et le journaliste David Hapgood en 1981,
Weider seul en 1997 et en 1999. Dans cette dernière production,

135
Napoléon, une ambition française

Ben Weider révélait des résultats d'analyses, favorables à sa


thèse et selon lui formels, émanant du laboratoire du FBI.
On remarquera que d'autres laboratoires ne parviennent
pas aux mêmes résultats et que, pour parler clair, d'autres
analyses infirment celles-ci. Ici, l'historien n'est pas plus
avancé, même avec l'aide de la « science ».
Comme il fallait un coupable, les « découvreurs » de la
thèse de l'empoisonnement en trouvèrent un : le général de
Montholon, qui aurait accompagné Napoléon à Sainte-
Hélène sur ordre du comte d'Artois, le futur Charles X,
avec mission de le supprimer. Pour faire bonne mesure,
Montholon aurait si bien joué la comédie qu'il décrocha un
legs considérable de !'Empereur.
Les historiens français ne sont pas restés inactifs devant ce
déferlement dont la grande force était de pouvoir intéresser
un public avide de mystère. Alors que les successeurs de
Forshufvud publiaient des ouvrages très accessibles et parfois
(/)
bien écrits, la contre-attaque se fit sur un terrain scientifique
c
0
:;:::; et, le plus souvent, fit l'objet de publications dans des revues
-0
•Q)

::l
spécialisées. Ainsi, la thèse de l'empoisonnement par
Q)
as
L
Montholon ne fut pas tuée dans l' œuf aux yeux du grand
Q)

ru public. Pourtant, les arguments solides permettant de rejeter


>
ru
u la quasi-totalité des « trouvailles » de Forshufvud et de ses
Q)
_J

(V')
continuateurs ne manquent pas.
,..-1
0
N 1 - On dispose d'un rapport d'autopsie détaillé établi par
@

..r::
plusieurs médecins le lendemain de la mort de Napoléon ; il
01
·c
>- montre que !'Empereur n'est pas mort d'un cancer (comme
0.
u
0
on l'a souvent écrit) mais d'un « squirre du pylore », soit
une perforation d'ulcère, associé à des séquelles d'une hépa-
tite ancienne. L'issue fatale fut accélérée par une grave
lésion de la muqueuse stomacale aggravée par un traitement
Destinée

inapproprié prescrit par le docteur anglais Arnott, contre


l'avis des autres médecins.
2 - Quant aux symptômes identifiés par Forshufvud, ils
sont pour la plupart communs à d'autres maladies (maux de
tête, vomissements, fièvre, pieds glacés, etc.), tandis que
sont absents les symptômes les plus caractéristiques de l'in-
toxication arsenicale (mélanodermie, kératinisation des
extrémités, bandes de Mees sur les ongles, etc.).
3 - Si la présence d'arsenic dans les échantillons de cheveux
analysés (sont-ils bien ceux de Napoléon ?) paraît incontes-
table et dépasse la teneur « normale » d'aujourd'hui, on
ignore totalement quelle était la teneur « normale » du
début du XIXe siècle et particulièrement à Sainte-Hélène.
Pour être décisifs, les résultats des analyses menées depuis
Forshufvud devraient être comparées à ceux de cheveux
d'autres habitants de Sainte-Hélène à cette époque. Sur la
présence d'arsenic dans les cheveux de Napoléon, plusieurs
(/)
explications peuvent être avancées, fondées sur une réalité :
c
0
:;:::; l'arsenic était un produit bien plus utilisé au début du
-0
•Q)

::l
xrxe siècle que de nos jours et on en trouvait dans nombre
Q)
as
L
de produits de la vie quotidienne, notamment à Sainte-
Q)

ru Hélène. Premières sources de contact de Napoléon avec


>
ru
u l'arsenic, les produits servant à lutter contre les parasites, les
Q)
_J

(V')
pigments du papier peint de Longwood (qui contenaient
,..-1
0
N bien de l'arsenic, ainsi que l'a montré un article de la revue
@

..r::
Nature) ou la fumée dégagée par la combustion du charbon
01
·c
>- utilisé pour chauffer les pièces (Napoléon était très frileux)
0.
u
0
auraient pu provoquer une intoxication lente, tout comme
une alimentation à base de produits contenant del' arsenic. En
second lieu, on doit remarquer quel' entretien des chevelures
et la conservation des cheveux coupés (et des perruques)

137
Napoléon, une ambition française

Portrait du général Montholon

(/)
c
0
:;:::; étaient souvent assurés par des produits à base d'arsenic à
-0
•Q)

::l
l'époque qui nous intéresse (ce qui expliquerait qu'on en ait
Q)
as
L
également retrouvé dans les cheveux de !'Empereur prélevés
Q)

ru en 1805).
>
ru
u
Q)
Et quand bien même Napoléon aurait été empoisonné,
_J

(V')
,..-1
on aurait du mal à trouver un mobile sérieux au coupable
0
N désigné. Le dévouement de Montholon à la cause des
@

..c
Bourbons reste à démontrer. Bien qu'issu d'une grande
01
·c
>- famille <l'Ancien Régime, cet aventurier avait accompli une
0.
u
0
honorable quoique chaotique carrière militaire et diploma-
tique sous l'Empire. Nommé général par Louis XVIII, en
1814, il avait été confirmé dans son grade par Napoléon aux
Cent-] ours. Craignant les représailles des royalistes pour sa
Destinée

volte-face et s'étant trouvé un peu par hasard dans l' entou-


rage de Napoléon, il avait suivi !'Empereur à Sainte-Hélène.
Il fut effectivement un des mieux lotis par le testament de
celui-ci (deux millions), mais ne pouvait s'en douter au
moment où il aurait commencé à accomplir sa « diabo-
lique » mission. Après Sainte-Hélène, loin d'être récom-
pensé par les Bourbons (qui l'ignorèrent tout en le faisant
surveiller comme suspect), il dilapida sa fortune et s'exila en
Angleterre. Il se mit au service de Louis-Napoléon Bonaparte
(le futur Napoléon III), l'accompagna dans sa tentative de
débarquer à Boulogne en 1840, ce qui lui valut d'être
enfermé au fort de Ham. On le voit, dans la carrière de
Montholon, tout militerait plutôt pour une fidélité à la
cause bonapartiste.
Finalement, l'hypothèse de Forshufvud a permis de
réveiller la recherche sur les conditions de la détention,
l'état psychologique et les causes de la mort de Napoléon.
(/)
Celles-ci sont aujourd'hui mieux établies. Le vague « cancer »
c
0
:;:::; a laissé la place à un diagnostic qui semble mieux étayé et
-0
•Q)

::l
pourrait être : perforation d'ulcère sur un terrain stomacal
Q)
as
L
et hépatique très dégradé. Ainsi, en matière d'idées reçues, à
Q)

ru quelque chose malheur peut être bon.


>
ru
u
Q)
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(V')
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u
« Napoléon égale Hitler. :i
On invoque Napoléon en assurant que Hitler agit comme lui et
qu'il ressemble en toutes choses à Napoléon. [. .. }
Hitler ne ressemble pas plus à Napoléon qu'un petit chat ressemble à
un lion ; car Napoléon combattit les forces de réaction en s'appuyant
sur les forces de progrès, tandis qu'Hitler, bien au contraire, s'appuie
sur les forces de réaction pour combatte les forces de p rogrès.

Joseph Staline, 6 novembre 1941

Aucune idée reçue sur Napoléon n'est plus insoutenable


(à tous les sens du mot) que celle qui consiste à le comparer
à Adolf Hitler. Il n'y a rien de commun entre l' œuvre du
Premier Empire et les méfaits du IIIe Reich, dès lors qu'on
dépasse la simple comparaison anachronique de faits qui se
(/)
ressemblent.
c
0
:;:::;
Entre Napoléon et Hitler, certains voient une sorte de
-0
•Q)

::l
filiation quis' établirait autour de « similitudes de destins » :
Q)
as ils vinrent au pouvoir par un coup de force ; ils organisèrent
L
Q)

ru
leur pays autour d'un exécutif autoritaire ; surtout, ils vou-
>
ru
u lurent conquérir l'Europe et leurs ambitions trouvèrent un
Q)
_J

(V')
épilogue identique à la fois dans la résistance farouche de
,..-1
0
N l'Angleterre et dans l'immensité des steppes russes. Par ces
@
.µ seuls faits, le Premier Empire serait donc une sorte de
..r::
·c
01

>-
Ille Reich avant la lettre, ou Hitler une sorte de Napoléon
0.
u
0 du :xxe siècle. Car n 'étant plus à un anachronisme près, les
amateurs de comparaison l'utilisent dans les deux sens.
On commencera à dissiper cette idée reçue (répandue par
les partisans d'Hitler dès son entrée en politique, tandis que
Napoléon, une ambition française

le Führer se compara rarement à !'Empereur) en faisant


remarquer que les analogies entre deux individus et deux
périodes si différents n'ont aucune valeur historique ou
politique. Napoléon et Hitler furent au pouvoir à cent
trente ans d'écart, dans deux pays différents et dans deux
situations politiques impossibles à comparer. Vouloir les
rapprocher, n'est-ce pas tenter de donner quelques lettres de
noblesse à une « œuvre » destructrice qui en fut totalement
dépourvue, sans même évoquer une tentative de trouver des
• I • I
circonstances attenuantes aux cnmes monstrueux et syste-
matiques commis au nom de la doctrine d'Hitler ?
Au petit jeu des comparaisons impossibles, on fera encore
remarquer que les personnalités des deux hommes sont
opposées. Napoléon était un pur produit des Lumières, un
homme cultivé et éduqué, un stratège militaire hors pair.
N'ayant jamais dépassé le grade de caporal et ayant montré
ses limites de chef de guerre en de multiples occasions,
(/)
Hitler était un vaincu de 1918, sorti del' enfer de la Première
c
0
:;:::; Guerre mondiale rempli d'amertume et de désir de revanche,
-0
•Q)

::l
doublé d'un dilettante peu instruit et sûrement pas cultivé.
Q)
as
L
Récent biographe du dictateur nazi, Ian Kershaw - qui
Q)

ru trouve « grotesque » toute comparaison entre Hitler et


>
ru
u Napoléon - écrit : « Napoléon, Bismarck, Churchill,
Q)
_J

(V')
Kennedy : tous étaient des personnages consistants en
,..-1
0
N dehors de leur vie publique [ ... ] En dehors de la politique,
@

..r::
la vie de Hitler était largement un vide. » Un autre histo-
01
·c
>-
rien, !'Américain Woodruff Smith, l'a même qualifié de
0.
u
0
« non-personne ».
Le Führer bâtit son ascension sur la démagogie pure, en
flattant les instincts brutaux de masses désorientées.
Napoléon construisit patiemment son image, certes, mais
Destinée

ne se considéra jamais comme le destructeur de l'ancienne


société. La politique de la table rase ne fut jamais la sienne.
Alors qu'Hitler voulait instaurer partout un « ordre nou-
veau » sur les ruines d'une société qu'il voulait détruire,
Napoléon fut un canalisateur du mouvement révolution-
naire (aux objectifs généreux), l'homme de la synthèse entre
ce qu'on pouvait conserver de l'Ancien Régime et des réformes
de 1789.
On nous dit encore que Napoléon et Hitler furent deux
conquérants (mais n'est-ce pas aussi le cas de Jules César, de
Frédéric le Grand et de tant d'autres ?) . C'est ignorer que le
second ne connaissait pas grand chose à l'art de la guerre et
que, pour le plus grand bien de l'humanité, il commit par
vanité nombre d'erreurs fatales (notamment en Russie et
dans les jours qui suivirent le 6 juin 1944). À l'inverse,
Napoléon - qui n'agissait pas par idéologie et savait être
souple - n'eut pas de rival militaire, au moins jusqu'à l' éclo-
(/)
sion des qualités de Wellington. Et puis, les conquêtes hitlé-
c
0
:;:::; riennes eurent pour moteur le concept de la prétendue
-0
•Q)

::l
supériorité d'une « race des seigneurs » qui devait dominer
Q)
as
L
les vieilles nations et réduire à l'esclavage de larges catégo-
Q)

ru ries de « sous-hommes». Pour Napoléon (dont on ne sau-


>
ru
u rait contester pourtant qu'il se lança, après 1808, dans des
Q)
_J

(V')
guerres de pure conquête), les combats à mener s' inscri-
,..-1
0
N vaient à la fois dans la continuité de ceux de la Révolution
@

..r::
et dans une diplomatie traditionnelle, jusque dans ses
01
·c
>- méthodes et ses rites.
0.
u
0
Avec les conquêtes de Napoléon, des nations allaient naître
et des millions d'hommes devenir, à terme, citoyens. Si les
conquêtes hitlériennes avaient réussi, les nations auraient
été vouées à disparaître et des millions d'hommes à devenir

143
Napoléon, une ambition française

esclaves. Héritier de la Révolution, Napoléon, peu fervent


de la guerre idéologique, présentait au moins son œuvre
comme libératrice des peuples et presque universaliste : il
apportait la liberté- mais une liberté maîtrisée, donc limitée -
au monde. De son côté, Hitler et ses complices ne recher-
chaient que le triomphe du nationalisme allemand le plus
dévoyé : loin d'ouvrir des perspectives pour le monde, ils
entendaient le rapetisser autour de leur domination. Du
IIIe Reich, il ne resta rien, du souhait même de son délirant
fondateur. L' œuvre de Napoléon, au contraire, ne fut pas
engloutie par sa défaite. Elle fut un point d'ancrage de la vie
politique et sociale du XIXe siècle. Enfin, le « système »
napoléonien ne fut ni raciste, ni ethno-centriste. Hitler vou-
lut (et failli bien réussir à) exterminer des catégories entières
d'hommes, de femmes et d'enfants. Les Juifs furent sa cible
la plus constante, dans une frénésie de mots et d'actes de
mort. On ne trouvera rien de semblable chez Napoléon.
(/)
Bien au contraire, il poursuivit l' œuvre d'émancipation des
c
0
:;:::; Juifs commencée sous la Révolution : en leur donnant un
-0
•Q)

::l
statut religieux semblable à celui des catholiques ou des pro-
Q)
as
L
testants, loin de les exclure, il voulut mieux les intégrer, avec
Q)

ru la citoyenneté, dans la société française.


>
ru
u
Q)
_J

(V')
,..-1
0
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01
·c
>-
0.
0
u

144
Destinée

r
«
Napoléon-Hitler: l'opinion de lan Kershaw

S'arrachant à ses humbles origines à la faveur des bouleversements


révolutionnaires, Napoléon, qui s'empara de l'Empire français, se
ceignit de la couronne impériale et conquit une bonne partie de
l'Europe avant de finir dans la défaite et dans l'exil [ .. .]. Mais
Napoléon n'a pas détruit la France. Des pans importants de son héri-
tage sont demeurés intacts. Un appareil administratif national, un
système éducatif et le code des lois en sont trois vestiges significatifs
et positifs. Et ce qui n'est pas le moins important, aucun opprobre
moral ne s'attache à sa personne. Les Français d'aujourd'hui peuvent
en être fiers et admiratifs, et c'est souvent le cas. L'héritage d'Hitler
est d'un ordre différent. Même si Attila et Gengis Khan offrent de
vagues parallèles dans un lointain passé, on a là un cas unique dans
les temps modernes : celui d'un homme qui n'a semé que destruc-
(/)
c tion sur son passage [ .. . ]. À la différence de Napoléon, Hitler a laissé
0
:;:::;
-0 derrière lui un immense traumatisme moral, au point que des décen-
•Q)

::l
Q)
nies après sa mort, il est impossible [ ... ] de porter sur le dictateur
as
L
allemand et son régime un regard d'approbation et d'admiration. En
Q)
un mot, il ne saurait inspirer que détestation et condamnation. »
ru
>
ru
u
Q)
_J
lan Kershaw, Hitler. 1936-1945: Némésis, Flammarion, 2000, pp. 9: . J
(V')
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u
conclusion
« Il n'y a plus rien à dire sur Napoléon. »

La bibliographie napoléonienne en langue française


représente des dizaines de milliers de titres. Chaque année,
il paraît une dizaine ouvrages supplémentaires. Cette ava-
lanche conforte l'idée selon laquelle tout aurait été dit sur
Napoléon et que les auteurs napoléoniens rabâchent.
Lorsqu'on examine la colossale bibliographie sur
l'homme et son œuvre (autant qu'il soit possible d'en faire
le tour), on y constate pourtant des manques qui justifient
que la recherche (universitaire ou non) poursuive son
travail.
Les études napoléoniennes sont d'abord marquées par
(/)
c
0
:;:::;
leur histoire : le romantisme, la propagande du Second
-0
•Q) Empire, la Revanche, le rejet des études napoléoniennes par
::l
Q)
as l'université, les guerres mondiales, l'entre-deux-guerres, la
L
Q)

ru
Guerre froide, la fièvre du bicentenaire de la naissance de
>
ru
u !'Empereur (1969) et tant d'autres épisodes ont tour à tour
Q)
_J

(V')
influencé les travaux scientifiques ou à destination du grand
,..-1
0
N
public. De nos jours, la pensée dominante interdirait presque
@

de prendre au sérieux les études napoléoniennes tentant de
..r::
·c
01
poser un bilan ne serait-ce qu' équilibré du règne. On y ajou-
>-
0.
u
0 tera que l' autoflagellation, sport favori de nos élites, inter-
prète de façon démesurée les côtés obscurs du personnage et
de son action. On en veut pour preuve le tintamarre orchestré
en 2005 autour du rétablissement de l'esclavage en 1802

147
Napoléon, une ambition française

(que l'on feignait de redécouvrir) et un soi-disant « géno-


cide des Noirs» (que l'on inventait de toutes pièces). Les
études napoléoniennes sont aussi sujettes aux préférences
partisanes : de Thiers à Tulard, en passant par Lavisse,
Michelet, Jaurès, Dunan, Masson, Lefebvre, Madelin,
Soboul, Baudon pour n'en citer que quelques-uns, il y a
plusieurs Napoléon. Elles sont enfin dominées par des
thèmes « porteurs » (la vie intime, la guerre, le Sacre, les ins-
titutions prestigieuses, etc.) tandis que d'autres aspects sont
souvent délaissés (vie politique, société, économie, histoire
locale, institutions secondaires, impact de la propagande
ou de la légende et, dans une certaine mesure, diplomatie).
Sur le plan « technique » enfin, l'histoire napoléonienne
concerne une période très courte qui ne permet pas l'étude
du long terme et les grandes synthèses dont l'historio-
graphie a été friande dans les dernières décennies.
L'histoire napoléonienne n'a jamais été vue comme un
(/)
champ d'études « banal ». Son historiographie s'est rare-
c
0
:;:::; ment développée dans la sérénité. Elle a longtemps donné
-0
•Q)

::l
lieu à un combat entre diverses tendances ... et beaucoup
Q)
as
L
des grands historiens de Napoléon se sont posés en défen-
Q)

ru seurs passionnés du « Grand Homme », ce qui n'a pas


>
ru
u contribué à encourager les études critiques sur la période. À
Q)
_J

(V')
une certaine intolérance des « napoléonistes » ont longtemps
,..-1
0
N répondu les sarcasmes des autres historiens qui réduisirent
@

..r::
l'histoire du Consulat et de l'Empire à ce qu'ils appelaient
01
·c
>- avec mépris l' « histoire-bataille ». Pourtant, l'historiographie
0.
u
0
napoléonienne est bien vivante, pour peu qu'elle tire les
leçons de ce passé conflictuel.
Ayant toujours voulu dédramatiser les rivalités de chapelle -
même s'il a lui-même de fortes convictions - et pour redonner
Conclusion

à l'historiographie napoléonienne ses lettres de noblesse,


Jean Tulard (notamment dans les « débats ouverts » de son
Napoléon ou le mythe du sauveur) a montré à quel point la
recherche et la bibliographie napoléoniennes ont de beaux
jours devant eux, pour une meilleure connaissance en pro-
fondeur des aspects intérieurs comme extérieurs, en les
dégageant de leur gangue légendaire, en faisant appel aux
travaux non français, voire en ré-étudiant à la lumière de
nouvelles recherches (ou en décalant les points de vue) des
sujets que l'on croyait épuisés.
Autre preuve de la vivacité des études napoléoniennes,
on ne saurait imputer au hasard le fait que plusieurs presti-
gieuses sociétés savantes sur la Révolution aient élargi leur
champ d'études au Consulat et à l'Empire, démontrant
ainsi qu'il y a dans les années 1800-1815 de nouvelles direc-
tions de recherches, en même temps qu'elles reconnaissent
implicitement que l'épisode napoléonien est une continua-
(/)
tion de la Révolution.
c
0
:;:::; Enfin, si l'université française a longtemps rejeté les études
-0
•Q)

::l
napoléoniennes (et, en cela, elle est le premier responsable,
Q)
as
L
pour les raisons évoquées plus haut, du retard pris par les
Q)

ru études scientifiques sur le Consulat et l'Empire), le public


>
ru
u français - mais aussi étranger - se passionne toujours pour
Q)
_J

(V')
le personnage et son époque. Régulièrement, des sondages
,..-1
0
N et des enquêtes rappellent que Napoléon reste un des héros
@

..r::
préférés des Français (le plus souvent en deuxième position
01
·c
>- après De Gaulle). Depuis plusieurs années, les sites internet
0.
u
0
et les revues napoléoniennes se multiplient avec succès.
Même remarque pour les chaînes de télévision, thématiques
ou non, qui diffusent ou produisent documentaires et films
sur Napoléon et son époque.

149
Napoléon, une ambition française

Depuis 1999, avec moins de fastes et d'arrière-pensées


politiques qu'en 1969, la France est entrée dans un long
bicentenaire du règne de Napoléon Bonaparte. Le désintérêt
apparent des autorités pour cet événement est, en quelque
sorte, une chance pour les études napoléoniennes : les célé-
brations propres aux institutions créées sous le Consulat et
l'Empire (Conseil d'État, préfets, Banque de France, Cour
des comptes, etc.), les initiatives locales (colloques organisés
par les historiens régionaux sur des thèmes peu développés
jusqu'alors), l'émergence d'une nouvelle génération d'uni-
versitaires (dont bon nombre de disciples de Jean Tulard,
mais aussi des chercheurs héritiers de l'école « soboulienne »
ou influencés par celle des Annales) qui ne craint plus d' affi-
cher son intérêt pour la période ne peuvent que dynamiser
la recherche et les productions napoléoniennes.

L'histoire d'un grand homme, fut-il aussi envahissant et


(/)
essentiel que Napoléon, n'est rien sans l'arrière-plan des
c
0
:;:::; réalités de son époque et des conditions politico-sociales qui
-0
•Q)

::l
engendrèrent sa destinée. Elle n'est rien non plus si les
Q)
as
L
historiens se refusent à toute étude critique. En ouvrant de
Q)

ru nouveaux champs, en élargissant leurs perspectives, en revi-


>
ru
u sitant l'histoire à la lumière des archives ou de documents
Q)
_J

(V')
nouveaux (car on en trouve encore, comme les Mémoires de
,..-1
0
N Cambacérès publiés 180 ans après sa mort), en bousculant
@

..r::
les idées reçues, les études napoléoniennes se renouvellent
01
·c
>- et, probablement, se développeront durant les vingt années
0.
u
0
qui viennent. Ainsi, chacun s'apercevra qu'il y aura toujours
à dire sur Napoléon.
Conclusion

r La publication (en cours) de la correspondance


de Napoléon

Il peut toujours y avoir du neuf en histoire napoléonienne, même


dans des domaines où l'on croyait que tout avait été dit ou publié.
C'est le cas avec la nouvelle édition de la Correspondance générale de
Napoléon lancée par la Fondation Napoléon, en 2001. C'est sous le
Second Empire que la première publication systématique avait été
menée à bien avec les trente-deux volumes de la Correspondance de
Napoléon 1er publiée par ordre de !'Empereur Napoléon Ill (1858-
1869). Il s'agissait en réalité d'un mélange de 22 000 lettres, procla-
mations, bulletins de la Grande Armée, décrets importants.
Sélectionné par une commission officielle, cette publication était
incomplète et parfois peu fiable : les textes les plus gênants pour des
personnages encore vivants ou leurs descendants avaient été écartés,
parfois même modifiés.
La Fondation Napoléon a repris ce travail de zéro, avec l'aide des
(/)
c
0
Archives de France, du Service historique de la Défense, des Archives
:;:::;
-0
diplomatiques et de près de deux cents centres d'archives français et
•Q)

::l étrangers. Un vaste réseau de collectionneurs et de marchands d'auto-


Q)
as
L
graphes a également répondu à son appel. Méthodiquement une
Q) nouvelle Correspondance générale de Napoléon voit le jour, avec un
ru
> fort pourcentage d'inédits. Publiée aux éditions Fayard, elle comptera
ru
u
Q) quinze forts volumes présentant plus de 40 000 lettres civiles et
_J

(V') militaires, officielles ou privées, adressées à des centaines de destina-


,..-1
0
N
taires différents. Cette publication devrait être achevée à la fin de I
@

..r::
l'année 2018. ....J
01
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0.
0
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0
u
Une mine d'idées reçues:
Napoléon dans les livres
scolaires

Pour créer et véhiculer les idées reçues, la littérature et la petite


histoire ont un concurrent de taille : les livres scolaires. Voici un
florilège de la façon dont fut enseignée l'histoire de Napoléon à
plusieurs générations d'écoliers au travers de trois manuels de
cours élémentaire, publiés en 1884, 1895 et 1945. Nous laissons à
nos lecteurs le soin de repérer la semence à idées reçues dans les
textes ci-dessous.

Leçons d'histoire de France à l'usage des écoles primaires


(/)
Par E. Brouard, Hachette, 1884
c
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:;:::;

En 1804, il fut proclamé empereur sous le nom de Napoléon rer.


-0
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Son règne ne fut qu'une suite de conquêtes et de batailles. [... ]
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ru En 1812, Napoléon déclara la guerre à la Russie et s'avança en


>
ru
u vainqueur jusqu'à Moscou. Mais la retraite fut désastreuse, nos
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(V')
soldats périrent presque tous de froid et de faim. [ ... ] Au mois de
,..-1
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N janvier 1814, la France fut envahie par les armées de l'Europe
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coalisée contre nous. En vain Napoléon fit des prodiges de génie
01
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>-
et de valeur pour la défendre. Le 31 mars, les alliés entraient à
0.
u
0
Paris. Napoléon après avoir abdiqué à Fontainebleau, fut relégué
dans l'île d 'Elbe. L'année suivante, il remonta sur le trône ; mais
vaincu définitivement à Waterloo où Cambronne prononça ce
mot fameux : "La garde meurt et ne se rend pas." Il fut transporté

155
Napoléon, une ambition française

à Saint Hélène à plusieurs milliers de lieues de la France et y


mourut le 5 mai 1821, tué en quelque sorte par l'ennui et la
rigueur du climat.
C'est ainsi que finirent les grandes guerres de la révolution et de
l'Empire, après avoir duré près d'un quart de siècle, de 1792 à
1815. ))

Cours élémentaire d'histoire de France


Par l'abbé Godefroy, Armand Colin, 1895

« Napoléon était à l'apogée de sa gloire. Il se crut tout permis, se


permit tout en effet et se perdit. Napoléon avait procuré beaucoup
de gloire à la France, mais il la laissait amoindrie. Les nouvelles
frontières imposées par le traité de Paris étaient un peu moins
étendues que celles de 1789.
Rongé par un cancer de l'estomac, obsédé par le souvenir de sa
(/)
grandeur passée, torturé physiquement et moralement par le
c
0
:;:::; gouverneur Hudson Lowe, "étouffant entre quatre murs", celui
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qui avait parcouru l'Europe à cheval s'éteignit. »
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ru Notre premier livre d'histoire
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(V')
Par Bernard et Redon, Fernand Nathan, 1945
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« Récit
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Avec Napoléon Ier, la France ne connaît plus la liberté, ni la
0.
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République, ni la paix. Ce furent quinze années de batailles à
travers toute l'Europe. Napoléon est un grand chef de guerre. Il
va de victoire en victoire. Ses grognards, c'est-à-dire ses vieux
soldats, l'adorent comme un Dieu. Soldats, leur dit-il après la
Annexes

grande victoire d'Austerlitz, je suis content de vous. Il vous suffira


de dire : "Je me suis battu à Austerlitz! pour qu'on vous réponde :
- Vous êtes un brave !" Il conduit la Grande Armée bien loin en
Russie, jusqu'à Moscou. Mais les Russes brûlent la ville pour que
les Français ne puissent y passer l'hiver. Nos pauvres soldats
reprennent le chemin de la France, et la plupart meurent de froid et
de faim dans les plaines glacées de la Russie. Alors, tous les peuples
se soulèvent contre Napoléon. Il est battu à Waterloo en 1815.
Prisonnier des Anglais, il mourra, au loin, dans la petite île de
Sainte-Hélène.

Résumé
Napoléon rer fut un grand conquérant qui, durant dix ans, rem-
porta de belles victoires. Mais il laissa la France vaincue (1815). »

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Quelques .rappels
historiques
Blocus continental : Afin de vaincre l'Angleterre, Napoléon
décida de mettre les îles britanniques en situation de blocus. Par
les décrets de Berlin (1806) et de Milan (1807), il interdit le com-
merce avec l'Angleterre.

Brumaire : Les 18 et 19 brumaire an VIII (9 et 10 novembre 1799),


Bonaparte et Sieyès prirent le pouvoir par un coup d'État qui se
déroula au château de Saint-Cloud. Les chambres du Directoire
décidèrent la création d'un consulat provisoire, avec trois consuls
(/)
(Bonaparte, Sieyès et Ducos) à la tête del' exécutif. Un mois plus
c
0
:;:::; tard, Bonaparte imposa ses vues sur la nouvelle constitution et se
-0
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débarrassa de Sieyès et Ducos.
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ru Calendrier révolutionnaire : Adopté par la Convention le


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u 24 novembre 1793 , ce calendrier fixait le premier jour de l'ère
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(V')
républicaine au 22 septembre 1792, jour de la proclamation de la
,-1
0
N République en France. L'année était découpée en douze mois
@
.µ de 30 jours, plus cinq jours complémentaires par an (six pour les
..c
01
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>-
années bissextiles). Le calendrier grégorien fut rétabli par
0.
u
0 Napoléon à partir du 1er janvier 1806.

Cambacérès (1753-1824) : Cet homme de loi fut le véritable


« numéro deux » du régime napoléonien. D'abord second consul,

159
Napoléon, une ambition française

il devint archichancelier de l'Empire, assurant l'intérim de


Napoléon lors de ses fréquentes absences.

Concordat : Traité signé entre la France et la papauté, en juillet


1801, qui mit fin à douze années de brouille et rétablit la paix
religieuse en France. En échange de la suppression de l'Église
« constitutionnelle », indépendante de Rome, créée au début de
la Révolution, le pape Pie VII accepta que les ecclésiastiques
soient choisis et rémunérés par l'État. Il ne conservait sur eux
qu'une autorité spirituelle.

Congrès de Vienne : De septembre 1814 à juin 1815, cette confé-


rence internationale réunit les puissances européennes pour fixer
le cadre d'un nouvel ordre européen après les guerres napoléo-
niennes. Talleyrand y représentait la France de Louis XVIII. Il
parvint à éviter que les principales décisions soient prises sans dis-
cussion par les quatre vainqueurs (Russie, Angleterre, Prusse et
(/)
Autriche). L'Acte final du congrès fut signé le 9 juin 1815.
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Consulat : D'abord provisoire (novembre-décembre 1799), le
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Consulat fut institutionnalisé par la constitution de l'an VIII,
Q)

ru entrée en vigueur le 1er janvier 1800. Trois consuls, Bonaparte,


>
ru
u Cambacérès et Lebrun, dont le premier exerçait la réalité du pou-
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(V')
voir, gouvernaient la France, avec le soutien de deux chambres
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0
N législatives (Corps législatif et Tribunat), une chambre chargée de
@
.µ « conserver » la constitution (Sénat) et une assemblée administra-
..c
01
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>-
tive (Conseil d'État). Le Consulat prit fin le 18 mai 1804 avec la
0.
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0
proclamation de l'Empire par le Sénat.

Directoire : Régime politique de la France de 1795 à 1799, le


Directoire tenait son nom de la forme de l'exécutif. En effet,
Annexes

celui-ci était confié à cinq « directeurs » élus par les deux chambres,
le conseil des Anciens et le conseil des Cinq-Cents.

Franc germinal : Unité monétaire de la France depuis 1793, le


franc reçut une définition définitive avec la loi du 7 germinal
an XI (28 mars 1803) : un franc égalait à 5 grammes d'argent. Le
rapport entre l'or et l'argent était également fixé par la loi. Durant
tout le XIXe siècle, le franc allait montrer une remarquable stabilité
et la définition du franc par rapport aux métaux précieux (argent
et or) allait durer jusqu'à la loi du 25 juin 1928 créant r étalon-or
en France : le franc Poincaré.

Institut : Créé en 1795, l'Institut national fut réorganisé en jan-


vier 1803 et divisé en quatre classes : Sciences et Mathématiques
(Sciences après 1816), Langue et Littérature Française (redevenue
l'Académie Française en 1816), Histoire et Littératures Anciennes
(inscriptions et Belles-Lettres après 1816), Beaux-Arts. L'Académie
(/)
des Sciences Morales et Politiques, foyer d'opposition, fut supprimée
c
0
:;:::; par Bonaparte. Elle fut rétablie en 1832.
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Joséphine: Marie Josèphe Rose, dite« Joséphine», Tascher de la
Q)

ru Pagerie (1763-1814), veuve du général de Beauharnais (guillotiné


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u en 1794), épousa Napoléon le 9 mars 1796. Ne pouvant lui donner
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d'enfant, elle fut répudiée en 1809, !'Empereur épousant l'année
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N suivante l'archiduchesse autrichienne Marie-Louise (1791-1847).
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>-
Las Cases (1766-1842) : Noble <l'Ancien Régime qui avait émigré
0.
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0
en 1791, Emmanuel de Las Cases rentra en France sous le Consulat.
Il obtint alors quelques succès littéraires. Nommé maître des
Requêtes au Conseil d'État (1809), il devint chambellan de
!'Empereur et comte de l'Empire en 1810. Il accompagna Napoléon
Napoléon, une ambition française

à Sainte-Hélène et resta dix-huit mois auprès de lui, avant d'être


chassé de l'île par le gouverneur Hudson Lowe. De ses conversa-
tions avec Napoléon, il tira le fameux Mémorial de Sainte-Hélène,
publié en 1823-1824, qui présentait un empereur libéral, victime
de la vindicte des vieilles monarchies rétrogrades. Cet ouvrage,
qui connut de nombreuses éditions, favorisa l'envol de la légende
napoléonienne.

Légion d'Honneur : Instituée par la loi du 19 mai 1802, la Légion


d'Honneur visait à récompenser les militaires et les civils qui
s'étaient illustrés au service de la France. Elle fut combattue à
l'origine par les républicains qui y voyaient le rétablissement des
ordres <l'Ancien Régime. Les membres de la Légion d'Honneur
étaient répartis en cohortes et classés selon leur grade, de cheva-
lier à grand aigle. La décoration proprement dite fut dessinée et
instaurée en juillet 1804. Environ 35 ooo personnes en furent
décorées sous le Consulat et l'Empire.
(/)
c
0
:;:::; Napoléon II (1811-1832) : Fils de Napoléon et de Marie-Louise, il
-0
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fut emmené par sa mère après la campagne de France (1814) . Il ne
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devait plus quitter la cour d'Autriche. Il fut proclamé empereur
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ru par les chambres le 22 juin 1815, sous le nom de Napoléon II.


>
ru
u Cette proclamation resta sans effet et Louis XVIII put se réinstaller
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sur le trône . Élevé comme un prince autrichien, le fils de
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N !'Empereur (que la légende a baptisé« !'Aiglon »),devenu duc de
@
.µ Reichstadt, mourut de la tuberculose à l'âge de 21 ans. En prenant
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01
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>-
le titre de Napoléon III, le second empereur des Français (Louis
0.
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0
Napoléon Bonaparte, président de la République de 1848 à 1852,
empereur de 1852 à 1870) voulut montrer qu'il y avait une sorte
de continuité dans la dynastie et que Napoléon II avait effective-
, ,
ment regne.
~r .aller
Olll ...
Pour se créer une bonne base documentaire sur Napoléon,
nous indiquons ici une bibliographie partielle et sans doute par-
tiale. Que le lecteur veuille bien la considérer comme un conseil
(certes un peu avisé) et nullement comme une distribution des
prix. Nous y avons privilégié les livres récents et disponibles.

Dictionnaires et outils de travail


(/)
Fierro (Alfred), Palluel-Guillard (André) et Tulard (Jean),
c
0
:;:::; Histoire et dictionnaire du Consulat et de l'Empire, Paris, Robert
-0
•Q)

::l
Laffont, coll. « Bouquins », 1995.
Q)
as
L
Jourquin (Jacques), Dictionnaire des maréchaux du Premier
Q)

ru Empire, Paris, Christian/Jas, éd. 1999.


>
ru
u Révérend (A.), Armorial du Premier Empire, Paris, Honoré
Q)
_J

(V') Champion, 1974, 2 volumes.


,..-1
0
N Six (Georges), Dictionnaire biographique des généraux et am i-
@

..r::
raux de la révolution et de l'Empire (1 792-1814), Paris, Librairie
01
·c
>- historique et nobiliaire Georges Saffroy, 1934, 2 volumes.
0.
u
0
Tulard (Jean), dir., Dictionnaire Napoléon, Paris, Fayard, 1999,
2 volumes.

Tulard Qean) et Garros (Louis), Itinéraire de Napoléon au jour


le jour, Paris, Tallandier, 1992.
Napoléon, une ambition française

Tulard (Jean), Fayard (Jean-François) et Fierro (Alfred),


Histoire et dictionnaire de la révolution française. 1789-1799, Paris,
Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1987.

Biographies de Napoléon
Englund (Steven), Napoléon, Paris, éditions De Fallais, 2003.
Gueniffey (Patrice), Bonaparte et la Révolution, Paris, Gallimard,
2013.
Lefebvre (Georges), Napoléon, Paris, Presses universitaires de
France, 1941, réédition chez Nouveau Monde Éditions, 2006.
Mascilli Migliorini (Luigi), Napoléon, Paris, Perrin, 2003.
Tulard (Jean), Napoléon ou le mythe du sauveur, Paris, Fayard,
éd. 1987.

Sur le Consulat et l'Empire


(/)
Bertaud (Jean-Paul), Quand les enfants parlaient de gloire.
c
0
:;:::; L'armée au cœur de la France de Napoléon, Paris, Aubier, 2006.
-0
•Q)

::l
Baudon (Jacques-Olivier), Histoire du Consulat et de l'Empire,
Q)
as Paris, Perrin, 2003 .
L
Q)

ru Branda (Pierre), Le Prix de la gloire. Napoléon et l'argent, Paris,


>
ru
u Fayard, 2007.
Q)
_J

(V')
Lignereux (Aurélien), L'Empire des Français. 1799-1814, Paris,
,..-1
0
N Seuil, 2012.
@
.µ Madelin (Louis), Histoire du Consulat et de l'Empire, Paris,
..r::
01
·c
>-
Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2003, 4 volumes.
0.
u
0 Tulard (Jean), La France de la Révolution et de l'Empire, Paris,
Presses universitaires de France, 1995.
Tulard (Jean), Le Grand Empire, Paris, Albin Michel, 1982.
Tulard (Jean), Napoléon chef de guerre, Paris, Tallandier, 2012.
Annexes

Sur Sainte-Hélène et la légende


Bluche (Frédéric), Le Bonapartisme. Aux origines de la droite
autoritaire. 1800-1850, Paris, Nouvelles éditions latines, 1980.
Chevallier (Bernard) et alii, dir., Sainte-Hélène, île de mémoire,
Paris, Fayard, 2004.
Dancoisne-Martineau (Michel), Chroniques de Sainte-Hélène.
Atlantique sud, Paris, Perrin, 2011.
Ganière (Paul), Napoléon à Sainte-Hélène, Paris, Perrin, rééd. 1998.
Ménager (Bernard), Les Napoléon du peuple, Paris, Aubier, 1988.
Pagé (Sylvain), Le Mythe napoléonien. De Las Cases à Victor
Hugo, Paris, CNRS éditions, 2013.
Tulard Oean), Napoléon à Sainte-Hélène, Paris, Robert Laffont,
collection Bouquins, rééd. 2012.

Revues et sites internet


Les mordus pourront s'abonner à la Revue de l1nstitut Napoléon
(/)
(à vocation universitaire), à la Revue du Souvenir Napoléonien
c
0
:;:::; (tournée vers un large public et d'excellente qualité), à Napoléon Jer,
-0
•Q)

::l
Le magazine du Consulat et de l'Empire (vendu en kiosque et à des-
Q)
as
L
tination du même public) ou à la revue en ligne (gratuite) de la
Q)

ru Fondation Napoléon : Napoleonica, consultable à partir du site


>
ru
u napoleon.org. Les internautes pourront surfer sur les dizaines de
Q)
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(V')
milliers de pages de ce site animé et mis à jour quotidiennement par
,..-1
0
N les équipes de de la Fondation Napoléon (www.napoleon.org).
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dans la collection
<< idées reçues »

- L 'Âge totalitaire, B. Bruneteau


- Algérie : des événements à la guerre, S. Thénaul t
- Les Croisades, J. Flori
- Des Guerres et des hommes, O. Hubac & M. de Fritsch
- jeanne d'Arc, M.-V. Clin
- La Monarchie, D. de Montplaisir
- Le Moyen Âge, L. Verdon
(/)
c
- Mystérieux templiers, J.-V. Bacquart
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-0
- La Première Guerre mondiale, F. Cochet
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Q)
- La Reine scandaleuse, C. Berly
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L - La Révolution française, J.-C. Martin
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ru
>
- Le Roi absolu, Y.-M. Bercé
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..c Pour connaître la liste complète des titres de la collection :
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www.lecavalierbleu.com
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Et aussi

Le Grand Livre
d .s idée s reçue s
PCMr dém2ler le vr~~ dJA, f~vu:

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