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tobre 1830. Mais dix ans plus tard, Adolphe Thiers, nou-
veau Président du Conseil de Louis-Philippe, et historien
du Consulat et de l’Empire, imagina un grand « coup » po-
litique : obtenir le retour de la dépouille mortelle de Na-
poléon. Pour lui-même, à titre personnel, c'était achever
définitivement l'entreprise de réhabilitation de la Révolu-
tion et de l'Empire qu'il avait engagée avec son Histoire de
la Révolution française et son Histoire du Consulat et de
l'Empire. Il espérait en outre flatter les rêves de gloire de
la gauche et redorer le blason de la monarchie de Juillet
alors que les problèmes d'Égypte menaçaient les relations
diplomatiques entre la monarchie et le reste de l'Europe.
C’était au demeurant la politique de Louis-Philippe de
Le char funèbre de Napoléon se dirige vers les Invalides, d'après tenter de se rattacher à « toutes les gloires de la France »,
Adolphe Jean-Baptiste Bayot et Eugène Charles François Gué- auxquelles il avait dédié le château de Versailles trans-
rard. musée de l'Armée, Paris. formé en musée de l'histoire de France. Pourtant, le
roi se fit tirer l’oreille, finit par se laisser convaincre à
La formule consacrée retour des cendres – le terme contrecœur[2] et, le 10 mai 1840, François Guizot, alors
« cendres » étant pris non au sens propre mais au sens ambassadeur à Londres, fit, à son corps défendant, une
figuré de « restes mortels d'une personne » – désigne le demande officielle au gouvernement britannique, qui fut
rapatriement en France, en 1840, à l'initiative d'Adolphe aussitôt agréée, non sans ironie[3] , conformément à la ré-
Thiers et du roi Louis-Philippe, de la dépouille mortelle ponse déjà faite en 1822[4] .
de Napoléon et son inhumation aux Invalides.
Le 12 mai, pendant la discussion d’un projet de loi sur
En mourant, Napoléon Ier avait manifesté le désir d’être les sucres, le ministre de l’Intérieur, Charles de Rémusat,
inhumé « sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple monta à la tribune de la Chambre des députés :
français [qu’il avait] tant aimé » dans un codicille de son
testament écrit le 16 avril 1821 à Longwood House.
« Messieurs,
Le Roi vient d’ordonner à Son Altesse
1 Histoire Royale Monseigneur le Prince de Joinville
(mouvement d’attention et de curiosité) de se
rendre avec une frégate à l’île de Sainte-Hélène
Lorsque l'Empereur mourut, le comte Bertrand demanda (nouveau mouvement) pour y recueillir les
au gouvernement britannique l’autorisation d’emmener sa restes mortels de l’empereur Napoléon (explo-
dépouille mortelle en Europe, mais il ne l’obtint pas. Dans sion d’applaudissements dans toutes les parties
la suite, il s’adressa pour le même objet aux ministres de de l’Assemblée). Nous venons vous demander
Louis XVIII. Il ne reçut pas un refus absolu, seulement on les moyens de les recevoir dignement sur la
lui fit entendre que l’arrivée en France des cendres de Na- terre de France et d’élever à Napoléon son
poléon serait indubitablement la cause ou le prétexte de dernier tombeau (acclamations, applaudisse-
troubles politiques qu’il était de la prudence du gouver- ments). […] La frégate chargée des restes mor-
nement de prévenir et d’éviter, mais que sitôt que l’état tels de Napoléon se présentera au retour à
des esprits le permettrait, on ferait droit à sa demande. l’embouchure de la Seine, un autre bâtiment
Dès le 14 juillet 1821, Gaspard Gourgaud fut le premier les rapportera jusqu’à Paris. Ils seront dépo-
(avec les colonels Fabvier et de Bricqueville) à adresser en sés aux Invalides. Une cérémonie solennelle,
vain une pétition à la Chambre des députés, pour la prier une grande pompe religieuse et militaire inau-
d'inviter le gouvernement à réclamer de l'Angleterre, au gurera le tombeau qui doit le garder à jamais.
nom de la France, les restes de l'empereur[1] . […] Il fut Empereur et Roi, il fut le souverain
Après les Trois Glorieuses, une autre pétition demandant légitime de notre pays. À ce titre, il pourrait
le transfert des cendres de Napoléon sous la colonne Ven- être inhumé à Saint-Denis, mais il ne faut pas
dôme fut repoussée par la Chambre des députés le 2 oc- à Napoléon la sépulture ordinaire des Rois. Il
1
2 1 HISTOIRE
faut qu’il règne et commande encore dans l’en- sans prévoyance. Je ne me prosterne pas de-
ceinte où vont reposer les soldats de la patrie, vant cette mémoire ; je ne suis pas de cette re-
et où iront toujours s’inspirer ceux qui sont ap- ligion napoléonienne, de ce culte de la force
pelés à la défendre. […] L’art élèvera sous le que l’on veut, depuis quelque temps, substituer
dôme, au milieu du temple consacré au dieu dans l’esprit de la Nation à la religion sérieuse
des armées, un tombeau digne, s’il se peut, du de la liberté. Je ne crois pas qu’il soit bon de
nom qui doit y être gravé. […] Nous ne dou- déifier ainsi sans cesse la guerre, de surexci-
tons pas, Messieurs, que la Chambre ne s’as- ter ces bouillonnements déjà trop impétueux
socie avec une émotion patriotique à la pen- du sang français, qu’on nous représente comme
sée royale que nous venons d’exprimer devant impatient de couler après une trêve de vingt-
elle. Désormais, la France, et la France seule cinq ans, comme si la paix, qui est le bonheur
possèdera tout ce qui reste de Napoléon. Son et la gloire du monde, pouvait être la honte
tombeau, comme sa mémoire, n’appartiendra des nations. […] Nous qui prenons la liberté
à personne qu’à son pays. La monarchie de au sérieux, mettons de la mesure dans nos dé-
1830 est, en effet, l’unique et légitime héritière monstrations. Ne séduisons pas tant l'opinion
de tous les souverains dont la France s’enor- d'un peuple qui comprend bien mieux ce qui
gueillit. Il lui appartenait sans doute, à cette l'éblouit que ce qui le sert. N'effaçons pas tout,
monarchie, qui la première, a rallié toutes les n'amoindrissons pas tant notre monarchie de
forces et concilié tous les vœux de la Révolu- raison, notre monarchie nouvelle, représenta-
tion française, d’élever et d’honorer sans crainte tive, pacifique. Elle finirait par disparaître aux
la statue et la tombe d’un héros populaire, car yeux du peuple. […] c’est bien, Messieurs ; je
il y a une chose, une seule, qui ne redoute pas ne m’y oppose pas, j’y applaudis : mais faites
la comparaison avec la gloire : c’est la liberté ! attention à ces encouragements au génie à tout
(triple salve d’applaudissements, acclamations à prix. Je les redoute pour l’avenir. Je n’aime pas
gauche et au centre, long mouvement)[5] » ces hommes qui ont pour doctrine officielle la
liberté, la légalité et le progrès, et pour symbole
Le ministre venait déposer un projet de loi qui ouvrait un sabre et le despotisme[8] . »
« un crédit de un million pour la translation des restes
mortels de l’Empereur Napoléon à l’Église des Invalides En concluant, Lamartine invita la France à montrer
et pour la construction de son tombeau. » L’annonce fit qu'« elle ne [voulait] susciter de cette cendre, ni la guerre,
sensation. On se mit à discuter ferme dans la presse, où ni la tyrannie, ni des légitimités, ni des prétendants, ni
l’on fit toutes sortes d’objections au principe, comme à même des imitateurs »[9] . En entendant cette péroraison
son application. La ville de Saint-Denis réclama, par une qui le visait implicitement, Thiers parut comme terrassé
pétition du 17 mai, que l’Empereur fût inhumé dans la sur son banc[10] .
nécropole des rois de France.
Pourtant, l'opinion était, dans sa majorité, largement fa-
Les 25 et 26 mai, le projet de loi fut discuté à la Chambre. vorable. Le mythe napoléonien avait déjà atteint son plein
Le rapporteur était le maréchal Clauzel, vieux soldat de développement, et n’attendait plus que ce couronnement.
l’Empire que la monarchie de Juillet avait rappelé et éle- Casimir Delavigne, devenu le poète officiel de la monar-
vé à la dignité du maréchalat. Au nom de la commission, chie de Juillet, chantait l’événement :
il approuva le choix des Invalides, non sans avoir expo-
France, tu l’as revu ! ton cri de joie, ô France,
sé les autres solutions qui avaient été suggérées – outre
Couvre le bruit de ton canon ;
Saint-Denis, il avait été question de l’Arc de triomphe de
Ton peuple, un peuple entier qui sur tes bords s’élance,
l'Étoile, de la colonne Vendôme, du Panthéon, et même
Tend les bras à Napoléon[1] .
de la Madeleine –, proposa de porter à deux millions le
crédit demandé par le gouvernement, demanda que la dé-
pouille fût ramenée en France par une escadre, et non par 1. Casimir Delavigne, « La Napoléonne », 1840 – in :
un navire isolé, et enfin que personne d’autre ne serait, à Œuvres complètes, Paris, Didier, 1855, p. 525
l’avenir, enterré aux Invalides, qui devaient demeurer ré-
servées à Napoléon. La chambre vota un million, non pas Le 4 ou 6 juin, le général Bertrand fut reçu par Louis-
deux, par 280 voix « pour » et 65 voix « contre », après Philippe, à qui il remit les armes de l’Empereur, qui furent
des discours du républicain Glais-Bizoin, qui fustigea placées dans le trésor :
l’Empire[6] , d’Odilon Barrot, futur président du Conseil
de Louis-Napoléon Bonaparte en 1848, qui défendit le « C’est à Votre Majesté, à sa démarche so-
projet, et surtout de Lamartine[7] , qui trouvait la mesure lennelle et patriotique que nous devons l’ac-
dangereuse et prononça un discours resté dans l'histoire : complissement des derniers désirs de l’Empe-
reur, désirs qu’il m’avait particulièrement ex-
« Quoique admirateur de ce grand homme, primés à son lit de mort avec des circonstances
je n’ai pas un enthousiasme sans souvenir et qui ne peuvent s’effacer de ma mémoire.
1.1 L'arrivée à Sainte-Hélène 3
entre vos mains, le jeudi 15 octobre. » Du côté français, on trouvait, autour du comte de Rohan-
La mission se remit en route en direction de Longwood Chabot entre autres, les généraux Bertrand et Gour-
House et descendit d’abord dans la « vallée du tombeau », gaud, Emmanuel de Las Cases, les anciens serviteurs
dite aussi « du géranium ». Le tombeau de Napoléon, si- de l’Empereur, l’abbé Félix Coquereau, aumônier de la
tué dans ce lieu solitaire, était couvert de trois dalles pla- Belle Poule, avec deux enfants de chœur, les capitaines
cées au niveau du sol. Le monument, très simple, était Guyet, Léonard Charner et Doret, le docteur Guillard,
entouré d’une grille en fer, solidement fixée sur son sou- chirurgien-major de la Belle Poule, enfin un ouvrier plom-
bassement et ombragé par un saule pleureur, un autre était bier, le sieur Leroux ; du côté britannique : MM. William
Wilde, le colonel Hodson, que Napoléon prénommait
couché mort à côté. Le tout était entouré d’un grillage en
bois ; tout près, et en dehors de cette enceinte se trouvait Hercule, et Seale, membres du conseil colonial de Sainte-
Hélène, MM. Thomas et Brooke, le colonel Trelawney,
une fontaine dont l’eau fraîche et limpide plaisait à Napo-
léon. commandant l’artillerie de l’île, le lieutenant de vaisseau
Littlehales, le capitaine Alexander, qui représentait le
À la porte de l’enceinte, le prince de Joinville mit pied à gouverneur Middlemore (celui-ci, quoique souffrant, fi-
terre, se découvrit, et s’approcha de la grille de fer, sui- nit par se rendre sur place accompagné de son fils et d'un
vi par le reste de la mission. Dans un profond silence, aide-de-camp)[15] , enfin Mr Darling, qui avait été tapis-
ils contemplèrent la tombe nue et sévère. Au bout d’une sier à Longwood du temps de la captivité. De plus, il
demi-heure, le prince remonta à cheval, et tout le monde y aurait eu la présence du sergent Abraham Millington,
rentra à bord. La dame Torbet, propriétaire des lieux, qui l'armurier qui avait soudé les cercueils de Napoléon en
y avait installé une guinguette où elle débitait des rafraî- 1821. Il a laissé un procès-verbal de cette opération qui
chissements aux rares pèlerins, était fort mécontente car fut publié pour la première fois en 1836[16] . Millington
l’exhumation allait tarir son petit bénéfice. avait été reconnu par les serviteurs de Longwood lors
On alla en pèlerinage à Longwood qui se trouvait dans un d'une promenade en ville, et avait assisté à l'ouverture des
grand état de délabrement : les meubles avaient disparu, cercueils.
des inscriptions étaient sur plusieurs murs, la chambre de À la lueur des torches, les soldats britanniques se mirent à
Napoléon était devenue une écurie où un fermier faisait l’ouvrage. Ils déposèrent la grille, puis les pierres qui for-
paître ses bêtes. Les marins de L’Oreste se jetèrent sur le maient la bordure de la tombe, dont on avait au préalable
billard, qui avait été épargné par les chèvres et les mou- retiré la terre végétale et les fleurs qui y avaient poussé,
tons, et en arrachèrent la tapisserie et tout ce qu’ils purent que les Français se partagèrent. On leva ensuite les trois
emporter, sous les vociférations du fermier qui arrondis- dalles qui fermaient la fosse. De longs efforts furent né-
sait son revenu en faisant visiter l’endroit et réclamait à cessaires pour venir à bout de la maçonnerie qui renfer-
grands cris une indemnité. Les militaires anglais auraient mait le cercueil. A neuf heures et demie, la dernière dalle
rougi de honte devant le peu de respect de mémoire du fut retirée et le cercueil apparut. L’abbé Coquereau l’as-
lieu. pergea de l’eau de la source où Napoléon avait aimé boire,
qu’il avait bénite, et récita le De profundis. Le cercueil
fut levé et transporté sous une grande tente rayée bleu
1.2 L'exhumation et blanc qu’on avait dressée la veille. Puis l’on procéda à
l’ouverture de la bière, dans un silence complet. Le pre-
mier cercueil d’acajou dut être scié aux deux bouts pour
en extraire le second cercueil, de plomb, qu’on plaça dans
le cercueil d’ébène de forme antique qui avait été amené
de France.
À l’arrivée du général Middlemore et du lieutenant Tou-
chard, officier d’ordonnance du prince, on procéda au
dessoudage du cercueil de plomb. Le cercueil suivant,
d’acajou, était remarquablement conservé. Les vis en
furent difficilement ôtées. On put alors ouvrir, avec d’in-
Ouverture du cercueil de Napoléon dans la vallée du Tombeau à
finies précautions, le dernier cercueil, de fer blanc.
Sainte-Hélène le 15 octobre 1840
Lorsqu’on en eut ôté le couvercle, on vit apparaître une
Le 14 octobre à minuit (à la demande du gouverneur de forme blanche, indécise, qui paraissait flotter comme
l'île), les membres de la mission revinrent à la vallée du dans un rêve. Le capiton de satin blanc dont était gar-
tombeau. Le prince de Joinville était demeuré à son bord nie la partie supérieure du couvercle s’était détaché et re-
car, toutes les opérations jusqu'à l'arrivée du cercueil im- couvrait le corps comme un linceul. Le docteur Guillard
périal au lieu de l'embarquement devant être conduites roula délicatement cette enveloppe, depuis les pieds jus-
par des soldats étrangers et non par les matelots français, qu’à la tête. L’Empereur apparut alors. Son uniforme vert
il estimait ne pouvoir assister à des travaux qu'il ne pou- à parements écarlates de colonel des chasseurs de la garde
vait diriger. était parfaitement conservé. La poitrine était encore bar-
1.4 Le retour de Sainte-Hélène 5
1.5 L'arrivée en France Le gouvernement, craignant d’être débordé par son ini-
tiative (le futur Napoléon III avait tenté un coup d'État)
mais ne pouvant plus y renoncer, décida de brusquer les
choses : « Il était pressé d’en finir », commenta Victor
Hugo[22] . « Que les préparatifs soient prêts (sic) ou non,
la cérémonie funèbre aura lieu le 15 [décembre], quelque
temps qu’il fasse ou qu’il arrive »[23] , affirma le ministre
de l’intérieur, le comte Duchâtel.
Il fallut réquisitionner tout ce que Paris et les faubourgs
comptaient de bras pour achever à la hâte les préparatifs
(le retour rapide du tombeau et les problèmes politiques
internes avaient entrainé un retard considérable) et dres-
ser, du pont de Neuilly aux Invalides, les échafaudages
de carton-pâte qui regarderaient passer le char funèbre,
Le transbordement du cercueil de la Belle Poule sur le vapeur qu’on n’acheva de barbouiller que tard dans la nuit précé-
Normandie en rade de Cherbourg le 8 décembre 1840, Léon dant la cérémonie[24] . Afin d’éviter toute contagion révo-
Morel-Fatio, 1841, château de Versailles. lutionnaire, le gouvernement – qui avait déjà insisté pour
que l’Empereur fût enterré aux Invalides, avec les gloires
Pendant ce temps, en France, un ministère nominalement militaires de la France – ordonna que la cérémonie serait
présidé par le maréchal Soult, mais dont Guizot était la strictement militaire, écartant du cortège les corps consti-
véritable tête, avait succédé en octobre 1840 au cabinet tués, à la grande fureur des étudiants de droit et de mé-
Thiers pour tenter de résoudre la crise provoquée, avec decine, qui réclamaient l’honneur de suivre le cercueil de
le Royaume-Uni, par les affaires d’Orient. Cette nouvelle l’Empereur[25] . Le corps diplomatique, réuni à l’ambas-
donne ne manquait pas de susciter, dans la presse, des sade du Royaume-Uni, décida de s’abstenir de paraître à
commentaires hostiles dans la perspective de la cérémo- la cérémonie par antipathie pour Napoléon ainsi que pour
nie du retour des cendres : Louis-Philippe.
Le 30 novembre, la Belle-Poule entra dans la rade de
« Celui qui va recevoir les restes de l’Empe- Cherbourg, et six jours plus tard les restes furent trans-
reur [Guizot] est un homme de la Restauration, férés sur le bateau à vapeur la Normandie. Après avoir
1.6 L'inhumation 7
étaient couverts. Le respect et la curiosité l’emportaient madame de Flahaut, qui avait invité les vieux restes fé-
sur l’énervement et le froid pénétrant achevait de glacer minins de l'Empire […] Les quatre-vingt mille hommes
les velléités d’agitation de la foule. Sous le pâle soleil qui de troupe donnaient, dit-elle, l'aspect d'une revue plutôt
avait succédé à la neige, les statues de plâtre et les orne- que d'un enterrement (elle) regrette, avec raison, l'attitude
ments de carton doré produisaient un effet ambigu : « le du peuple, qui n'était ni religieuse, ni recueillie, ni tou-
mesquin habillant le grandiose »[27] : chante ».
Le cortège arriva aux Invalides vers une heure et demie ; à
« Tout à coup, le canon éclate à la fois à deux heures il atteignit la grille d’honneur ; le roi et tous les
trois points différents de l’horizon. Ce triple grands corps de l’État attendaient dans l’église du Dôme.
bruit simultané enferme l’oreille dans une sorte Le prince de Joinville devait prononcer un petit discours,
de triangle formidable et superbe. mais on avait oublié de l’en prévenir : il se contenta de
Des tambours éloignés battent aux champs. saluer du sabre, et le roi de marmonner quelques paroles
Le char de l’empereur apparaît. inintelligibles[29] . Le Moniteur arrangea tant bien que mal
Le soleil voilé jusqu’à ce moment, reparaît la scène :
en même temps. L’effet est prodigieux.
On voit au loin, dans la vapeur et dans le « • Sire, a dit le prince de Joinville, en baissant
soleil, sur le fond gris et roux des arbres des son épée jusqu’à terre, je vous présente le corps
Champs-Élysées, à travers de grandes statues de l’empereur Napoléon.
blanches qui ressemblent à des fantômes, se
mouvoir lentement une espèce de montagne • Je le reçois au nom de la France, a répondu
d’or. On n’en distingue encore rien qu’une sorte le roi d’une voix forte[30] . »
de scintillement lumineux qui fait étinceler sur
toute la surface du char tantôt des étoiles, tan-
tôt des éclairs. Une immense rumeur enveloppe
cette apparition.
On dirait que ce char traîne après lui l’ac-
clamation de toute la ville comme une torche
traîne sa fumée. […]
Le cortège se remet en marche. Le char
avance lentement. On commence à en distin-
guer la forme. […]
L’ensemble a de la grandeur. C’est une
énorme masse, dorée entièrement, dont les
étages vont pyramidant au-dessus des quatre
grosses roues dorées qui la portent. […] Le
vrai cercueil est invisible. On l’a déposé dans
la cave du soubassement, ce qui diminue l’émo-
tion. C’est là le grave défaut de ce char. Il cache
ce qu’on voudrait voir, ce que la France a ré-
clamé, ce que le peuple attend, ce que tous les
yeux cherchent, le cercueil de Napoléon[28] . »
Médaille gravée en 1840 par Caqué pour le retour des cendres
de l'Empereur, bronze 52mm
« Ce que j'ai trouvé de vraiment admirable, c'est le
char. Rien de plus magnifique et de plus imposant ; les
Le général Atthalin s’avança, portant sur un coussin
étendards de chaque département portés par les sous-
l’épée d’Austerlitz et de Marengo, qu’il présenta à Louis-
officiers faisaient très bien ; les trompettes qui poussaient
Philippe ; le roi eut un curieux mouvement de recul, et se
à l'unisson un chant simple et funèbre m'ont saisi. J'ai ai-
tourna vers Bertrand :
mé aussi les cinq cents marins de La Belle Poule, qui,
par leur tenue austère, contrastaient avec la splendeur du
reste. Mais ce qui était ridicule, c'était les vieux costumes « Général, je vous charge de placer la glo-
de l'Empire […] La marche du char n'était pas assez rieuse épée de l’Empereur sur son cercueil. »
promptement suivie par la foule, de sorte que le peuple
se précipitait de façon trop bruyante […] On a aussi vu Bertrand, trop ému, ne put remplir cet ultime devoir ;
quelques drapeaux rouges et entendu quelques chants de Gourgaud se précipita et se saisit de l’arme. Le roi se tour-
La Marseillaise, mais cela a été réprimé et étouffé » — na alors vers lui :
récit d'un témoin oculaire cité par la duchesse de Di-
no le 19 décembre 1840 (op. cit, p. 437), qui ajoute : « Général Gourgaud, placez sur le cercueil
« La duchesse d'Albuféra a vu passer le cortège de chez le chapeau de l’Empereur. »
1.7 L'échec politique du retour des Cendres 9
« Toute cette cérémonie, analysa Victor D’après une décision prise par le gouvernement, les restes
Hugo, a eu un singulier caractère d’escamo- de Napoléon reposent dans un magnifique monument
tage. Le gouvernement semblait avoir peur du qui s’élève au milieu du dôme des Invalides. Conçu par
10 3 NOTES ET RÉFÉRENCES
[4] « Les cendres de Napoléon seront rendues lorsque le gou- [19] Elles portent sur l’avers le profil de Louis-Philippe et au
vernement français en manifestera le désir », (source : Al- revers l’inscription : « Loi du 18 juin 1840 ordonnant la
bert Benhamou, L'autre Sainte-Hélène, 2010, p. 365). translation des restes mortels de l’empereur Napoléon, de
l’île de Sainte-Hélène, à l’église de l’hôtel royal des Inva-
[5] Laumann, pp. 15-16 lides de Paris, et la construction de son tombeau aux frais
de l’État. S.A.R. le prince de Joinville, commandant l’ex-
[6] « Les idées bonapartistes, dit-il, sont une des plaies vives pédition. »
de notre temps ; elles représentent ce qu'il y a de plus fu-
neste pour l'émancipation des peuples, de plus contraire à [20] Pour mettre en batterie toutes les pièces que la frégate
l'indépendance de l'esprit humain. » pouvait opposer à une attaque, on démolit les chambres
provisoires qui avait été établie pour loger les membres de
[7] Avant l'ouverture du débat, Lamartine avait dit : « Les la commission de Sainte-Hélène ; les cloisons, ainsi que
cendres de Napoléon ne sont pas éteintes, et l'on en souffle les meubles qui garnissaient ces cabines, furent jetés à la
les étincelles. » (Antonetti, p. 817) mer ; le quartier du bord où se trouvaient ces chambres
prit le nom de Lacédêmone. L’équipage se préparait aux
[8] cité par : Laumann, pp. 32 et 34 et Antonetti, p. 816
éventualités d’un combat par de fréquents exercices et des
[9] Antonetti, p. 817 branle-bas multipliés.
[10] Avant la séance, Thiers avait tenté de dissuader Lamartine [21] Le Courrier Français, 11 décembre 1840, cité par : Lau-
d'intervenir : « – Non, lui avait répondu le poète, il faut mann, p. 97
décourager les imitateurs de Napoléon. – Oh ! Mais qui
[22] Victor Hugo, « 15 décembre 1840. Funérailles de l’Em-
peut aujourd'hui songer à l'imiter ? – Vous avez raison, je
pereur. Notes prises sur place », Choses vues – in : Œuvres
voulais dire les parodistes de Napoléon. » (Antonetti, p.
complètes, Histoire, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins,
817) Le mot a fait le tour de Paris.
1987, p. 813
[11] Laumann, p. 40
[23] cité par : Laumann, p. 97
[12] ibid. pp. 40-41 [24] Le char funèbre, tout resplendissant de dorures et de riches
draperies, était haut de 10 mètres (30 pieds), large de 5
[13] Ce dernier écrivit dans le Times : « L’épée d’Austerlitz ne
mètres 80 centimètres (17 pieds) et long de 30 mètres,
devrait jamais se trouver en des mains ennemies ; elle doit
lourd de 13 tonnes, était tiré par 16 chevaux, distribués en
rester où elle peut être tenue au jour du danger pour la
quatre groupes ou quadriges richement caparaçonnés. Le
gloire de la France. […] Priver les héritiers de l’Empereur
char se composait ainsi qu’il suit : Quatre roues massives
de l’unique héritage que le sort leur a laissé ; donner à un
et dorées, sur l’essieu desquelles reposait un socle ou sou-
bénéficiaire de Waterloo les armes du vaincu, c’est trahir
bassement, ayant la forme d’un carré long ou plutôt d’une
les devoirs les plus sacrés, c’est forcer les opprimés à dire
table épaisse ; sur ce socle s’élevait une sorte de second
un jour aux oppresseurs : « Rendez-nous ce que vous avez
soubassement arrondi sur le devant et formant une plate-
usurpé ». » (cité par René Girard, Napoléon III, Paris, Ar-
forme demi-circulaire, sur laquelle on avait fixé un groupe
thème Fayard, 1986 ; réimpr. Paris, coll. Pluriel, 1993, p.
de Génies supportant la couronne de Charlemagne ; en ar-
54)
rière, s’élevait un dais semblable à celui d’un piédestal or-
[14] Les lettres décachetées en mer des instructions du roi ré- dinaire, se terminant par une sorte de piédouche quadran-
vèlent en fait que le chef de l'expédition est l'anglophile gulaire. Enfin, quatorze statues plus grandes que nature,
Philippe de Rohan-Chabot. entièrement dorées, portaient un vaste bouclier sur leurs
têtes, au-dessus duquel était placé le modèle du cercueil de
[15] Albert Benhamou, L'autre Sainte-Hélène, 2010, p. 386 Napoléon ; le tout était voilé d’un long crêpe violet parse-
mé d’abeilles d’or. À l’arrière du char s’élevait un trophée
[16] Albert Benhamou, L'autre Sainte-Hélène, 2010, ibid., voir de drapeaux, de palmes, de lauriers, où se lisaient les noms
traduction de ce procès-verbal aux pp. 342-343 des principales victoires de Napoléon.
[17] Le cercueil en bois d’ébène avait été confectionné à Paris. [25] Ils firent la protestation suivante, publiée par Le National :
Sa forme rappelait celle des sarcophages antiques ; il était « Enfants des générations nouvelles, [les élèves en droit et
long de 2,56 mètres, haut de 70 centimètres et large de en médecine] ne comprennent pas le culte exclusif qu’on
1,05 mètre. Il portait sur son couvercle, pour toute ins- rendrait à la force des armes, en l’absence des institutions
cription, le mot Napoléon en lettres d’or. Chacune de ses civiles qui sont le fondement de la liberté. Ils ne se pros-
faces était décorée de la lettre N en bronze doré. Six forts ternent pas devant l’esprit d’envahissement et de conquête,
anneaux en bronze servaient à le saisir et à le déplacer. Sur mais au moment où notre nationalité semble avilie, les
le cercueil, on pouvait lire « Naploléon_Empereur_mort écoles auraient voulu par leur présence rendre hommage
à Sainte-Hélène le 5 mai 1821 » à l’homme qui fut au-dehors le représentant énergique et
glorieux de cette nationalité. » (cité par : Laumann, pp.
[18] Dans ce fameux solo, le diable invoque, dans le cimetière 132-133)
d’un couvent en ruines, les âmes des nonnes qui, de leur
vivant, ont rompu leur vœu de chasteté : « Nonnes qui re- [26] Duchesse de Dino, château de Rochecotte, 17 décembre
posez / Sous cette froide pierre / Réveillez-vous, / Pour une 1840, dans Chronique, de 1831 à 1862, Plon, 1909, p.
heure quittez, / Votre lit funéraire / Et levez-vous ! etc. ». 434.
12 5 ANNEXES
[33] Cette curieuse légende semble immortelle : elle a été mise • Charles Mullié, Biographie des célébrités militaires
au goût du jour en 1969 par un journaliste, Georges Ré- des armées de terre et de mer de 1789 à 1850, 1852
tif de la Bretonne (Anglais, rendez-nous Napoléon !, Paris,
Jérôme Martineau éditeur, 1969), puis en 2000 par Bru- • Philippe de Rohan-Chabot, Les Cinq Cercueils de
no Roy-Henry (Napoléon, l’énigme de l’exhumé de 1840, l’Empereur, souvenirs inédits, préface de René de
Paris, L’Archipel, 2000).
Chambrun (Paris, France-Empire, 1985).
[34] Victor Hugo, « 15 décembre 1840. Funérailles de l’Em-
pereur. Notes prises sur place », Choses vues – in : Œuvres
complètes, Histoire, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 5.2 Bibliographie
1987, p. 815
• E.M. Laumann, Le retour des cendres (Paris, Dara-
[35] Hors série « les Invalides » du magazine gon, 1904) ;
« l'estampille/l'objet d'art » no 21 janvier 2006,
page 51 par François Lagrange, chef de la division de
• Jean Bourguignon, Le retour des Cendres (Paris,
la recherche historique et de l'action pédagogique de
l'Armée
Plon, 1941) ;
[36] La carrière de Carélie dont la pierre avait été extraite, au • Georges Rétif de la Bretonne, Anglais, rendez-nous
prix de grandes difficultés, appartenait au tsar Nicolas Ier ; Napoléon ! (Jérôme Martineau, 1969) ;
il en coûta environ 200 000 francs, payés par la France
(L. Léouzon Le Duc, Études sur la Russie, p. 12, cité • Jean Boisson, Le retour des Cendres, préface du gé-
par : Octave Aubry, Sainte-Hélène, Paris, Flammarion, néral de Grancey (Paris, Études et recherches histo-
coll. « L’histoire », 1973, p. 461, note 3). Contrairement riques, 1973) ;
à ce qu’on lit un peu partout, cette roche très dure et qua-
siment inaltérable n’est pas du marbre, encore moins du • Gilbert Martineau, Le retour des cendres (Paris, Tal-
porphyre, mais un grès métamorphisé.
landier, 1990) ;
[37] R. Reymond, Énigmes, curiosités, singularités, 1987 p. 158
• Guy Antonetti, Louis-Philippe (Paris, Librairie Ar-
[38] Les masques mortuaires de Napoléon thème Fayard, 2002 – (ISBN)2-213-59222-5) ;
[39] Franck Ferrand, « Napoléon : l’énigme du tombeau », • Georges Poisson, L'aventure du retour des Cendres
émission L'ombre d'un doute, 18 janvier 2012. (Paris, Tallandier, 2004) ;
[40] Bruno Roy-Henry, « Napoléon repose-t-il aux Inva- • Franck Ferrand, L'histoire interdite (Paris, Tallan-
lides ? », Historia, no 638, février 2000 dier, 2008) ;
[41] Thierry Lentz, Jacques Macé, La mort de Napoléon :
• Patrick Tudoret, La Gloire et la cendre, L'ultime vic-
Mythes, légendes et mystères, éd. Librairie Académique
toire de l'Empereur (Paris, La Table Ronde, 2008) ;
Perrin, 2009, 226 p. (ISBN 2262030138)
[42] Le corps de Napoléon est bien aux Invalides ! • Albert Benhamou, L'autre Sainte-Hélène (2010)
voir chapitre Rutledge pour l'inhumation et cha-
[43] Muriel Frat, « Le mystère du tombeau de Napoléon », sur pitre Guillard pour l'expédition des cendres et
lefigaro.fr, 18 janvier 2012 l'exhumation.
5.3 Liens externes 13
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14 6 SOURCES, CONTRIBUTEURS ET LICENCES DU TEXTE ET DE L’IMAGE
6.2 Images
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