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LES
REINCARNATIONS
DE
DORA
roman
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18150 Germigny rexempt
~lf!J .m_nadoo.'
Tel: 02 48 7406 09
www.aeoraesbarbarin.com
OUVRAGES de Georges BARBARIN édités actuettement
TARIF Jan 2008 disponible en librairie, à l'association ,et lou famille de l'auteur
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J'ai 1938
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Au Paradou, le 19..
- Ne craignez pas, dit un jour mon père à mon ami, avec plus d'effarement que nous autres. C'était la répé-
de ramener ce garçon sur la terre .. tition, trait pour trait, de mon rêve et du drame que
- Je n'y suis· que trop moi-même, monsieur, répondit je leur avais décrit. Mon père prit notre désarroi pour
Stéphane. Bruno m'apprend à voler. une marque excessive de sympathie et y coupa court
- N'allez pas plus haut, proféra M. Vogel, que vingt en demandant à manger.
ou trente centimètres. C'est comme cela qu'on se casse Par la suite, Catherine, effrayée, nous adjura de renon-
la figure et qu'on abime le matériel. cer à nos expériences qui lui semblaient sentir le fagot.
Bien que ne partageant pas cette manière de voir nous
••• conçûmes quelque appréhension de notre incursion dans
le mystère, car après tout nous n.'étions encore que
La vérité est que sous sa carapace de froideur, Stéphane des enfants. Il en demeura pourtant cette impression
cachait une âme ardente et que mes pires imaginations qu'il existait en moi des zones inconnues dont l'explo-
ne suscitàient aucune réprobation en lui. ration pouvait être dangereuse étant donné notre inexpé-
A la suite de je ne sais quelle séance donnée par un rience de ce temps-Ià. Stéphane m'assura que je disposais
Américain dans notre ville et au cours de laquelle des de facultés particulières et m'engagea à ne pas les déve·
gens avaient été endormis, j'achetai en secret un petit lopper moi-même mais à attendre un guide expérimenté.
livre sur l'hypnotisme et me persuadai que, moi aussi, Celui-ci ne pouvait être Catherine et encore moins mon
j'avais des pouvoirs. Nous n'avions d'autre public que père dont je présume qu'il nous eOt séparés brutalement,
nous et nous nous prîmes, tour à tour, comme sujets Stéphane et moi, s'il avait soupçonné la nature de nos
d'expérience. Quand mon père était de service, la maison distractions.
entière était à nous. Catherine suivait nos jeux avec Nous gard~mes le silence sur ce qui s'était passé et
une admiration craintive. nous fîmes bien, surtout vis-à·vis de nos supérieurs
- Est-ce bien permis? demandait-elle. N'y a-t-il pas ecclésiastiques qui auraient vu dans notre aventure un
quelque diablerie là-dedans? piège du, démon. Mais le sentiment subsista en nous
Cela dura jusqu'au jour où, étant moi-même endormi, que l'homme ne connaît qu'une région très petite de
je pris, me dit-on, une attitude horrifiée et décrivis en l'Homme et que celui-ci, s'il s'en avise, a de grandes
mots hachés un accident de voiture dont j'avais la possibilités. Je fus certain, à partir de ce moment, que
vision. C'était, parait-il, si poignant que Catherine objur- virtuellement orphelin dans la vie j'étais accompagné de
gua Stéphane de me réveiller, ce qu'il fit presque tout présences invisibles qui ne demandaient qu'à, se mani-
'de suite. Quand j'ouvris les yeux je fus surpris de leurs fester;
mines effarées et m'enquis du motif de leur agitation . •'.•
Qu'on juge de notre surprise à tous lorsque, trois heures
plus tard, nous vîmes rentrer mon père dans un état Bien que notre secret ellt été gardé et que la discrétion
inhabituel de désordre. Ses vêtements étaient lacérés, de Catherine fOt assurée, il faut croire que les événe·
boueux, et il dit à Catherine en peu de mots que la ments et'les choses ont une aura invisible et vont toucher
jument s'était emballée dans une descente et qu'au les pensées des tiers même sans notre aveu.
virage elIe avait tourné trop court. Le véhicule s'était On ne peut pas dire que mon père avait des antennes
renversé et le commis principal- se plaignait de douleurs car c'était une nature plutÔt élémentaire. Mais son godt
internes. Pour mon père, cela se bornait à quelques de la méfiance et sa tournure mentale lui conféraient
égratignures qui furent pansées aussitÔt. une sorte de prescience des choses qu'il appréhendait.
Nous nous regardions tous avec effroi et Catherine Aucun mot, aucun acte ne l'avertit et pourtant il flaira,
LES RÉINCARNATIONS DE DORA DORA 15
semble-t-il, quelque chose. Intervint-il auprès de l'éta- ces innombrables coups de sonde dans l'univers invisible
blissement ecclésiastique? Celui-ci prit-il ombrage d'une avaient fini par marquer mon âme d'enfant.
amitié qu'II n'approuvait plus? Je ne sais, mais les sorties
de Was furent brusquement supprimées et nos contacts
surveillés. J'en étais encore à me demander pourquoi
lorsque j'appris que Stéphane quittait l'école. Je ne sus
que plus tard que son tuteur l'avait rappelé. Mon ami
n'en savait pas plus que moi et c'est à peine si nous·
pQmes échanger devant témoins quelques paroles. Nos CHAPITRE III
lèvres ne dirent pas grand-chose mais nos regards expri-
mèrent tout.
Je me trouvai soudainement en pleine solitude morale
et sans Catherine je ne sais à quel geste insensé je me Les lignes qui précèdent étaient indispensables pour
serais résolu. La plaie de l'arrachement demeura vive ct préparer ce qui va suivre et qui serait inexplicable sans
longtemps brfilante. Ce n'est qu'après des mois que je cela.
sentis ma douleur décroître et s'engourdir. J'allai avoir douze ans. J'étais toute sensibilité dans
une maison lugubre. L'amour paternel se bornait à la
••• joue tendue au baiser du matin et du soir. Durant le
jour j'allais au collège où j'avais fini par être demi-
Que peut faire un garçon tout seul, sans mère et pensionnaire. Au dîner, je mangeais en face de mon
presque sans père? Sans doute Catherine me prodiguait père qui lisait son journal et ne desserrait pas les dents.
un ersatz, mais à sa manière et en raison des possibilités J'étais donc à peu près seul dans la sombre demeure,
limitées de son esprit. entre Catherine, toute bonté et faiblesse, et mon. père,
J'appréciais beaucoup les légendes berrichonnes. Cathe- toute sécheresse et sévérité. Ce n'est pas que mon père
rine ne se bornait pas d'ailleurs aux histoires lugubres m'ait jamais frappé, hors une fois. C'était quelque chose
ou bestiales. Son répertoire contenait des trésors inédits de pire. Il me couvrait parfois d'un regard de glace qui
sur les fées et les lutins. Il y avait bien de la confusion me laissait épouvanté.
dans ses souvenirs, soit qu'elle mélangeât les récits venus Je glisse sur mes études; elles ne furent ni bonnes ni
de diverses sources, soit qu'elle y apportât elle-même des mauvaises et me permettaient d'être libre les dimanches
enrichissements. comme les grands bardes et en vertu et les jeudis, A partir du jour où Stéphane disparut de
d'une disposition spéciale de son esprit. ma jeunesse, je fus pratiquement livré à moi-même.
A des contes rebattus comme ceux du Chat Botté et Mon père sévissait, durant la semaine, quelque part dans
du Petit Poucet, ou encore vivants dans tous les foyers le canton et disparaissait presque tous les dimanches,
comme celui de la Chatte Blanche, elle mêlait des Ces jours-là nul n'a jamais su exactement où il allait.
légendes de divinités champêtres dont l'origine païenne Ce qui est certain c'est que personne ne le vit au café,
était évidente ou d'enchanteurs venus en droite ligne au spectacle, aux offices religieux, ni dans un lieu public
des histoires de chevalerie et du Graal. Elle n'hésitait pas, quelconque. Ma bonne elle-même ignorait les destinations
en bonne chrétienne. à utiliser les anges et faisait une dominicales de mon père et supposait qu'il visitait de
grande consommation de chérubins et de séraphins. loin en loin une propriété abandonnée de la famille qui
Le tout formait un mélange confus mais dont l'ensem- s'appelait le Pré Clos.
ble était créateur d'atmosphère, Il n'est pas niable que Catherine travaillait sans relâche et ne pouvait me
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16 LES RÉINCARNATIONS DE DORA IX>RA
consacrer que de rares instants. D'ailleurs j'avais fait ont leur valeur et que la vitre en question joue un rôle
le tour de son savoir et connaissais ses contes encore de premier plan dans mon histoire.
mieux qu'elle. Je recherchais les livres consacrés au Bien entendu, jusqu'au moment dont je parle je n'avais
merveilleux mais n'en avais guère à ma disposition. Je jamais eu la moindre velléité de me hisser à cette hau-
n'en étais que plus désireux de pénétrer dans les terres teur. Le dernier rayon, qui ~tait immédiatement au-
inconnues. dessous, était encombré d'une vieille pendule, de lampes
En somme, pour un enfant moralement abandonné, je hors d'usage, et des toiles d'araignées s'y accumulaient
n'ai jamais manqué de présences. Celles qu'on s'accorde avec la poussière de deux générations. Il est probable
à considérer comme les plus réelles étaient les plus que le désir de voir sur quoi donnait la vitre du placard
inconsistantes à mes yeux. Par contre celles qu'on tient ne m'el1t jamais effleuré, si à diverses reprises je n'avais
d'ordinaire pour les plus illusoires étaient celles qui, entendu quelques lambeaux de voix féminines. ~on
pour moi, revêtaient la plus grande authenticité. Cela attention se trouva donc attirée par ce qui était derrière
demeurait cependant une vision par le dedans jusqu'au le carreau dormant.
jour où j'ai vu, de mes propres yeux, les fées. On va La. première fois que je perçus un air, c'était au cours
croire que j'ai fait un rêve de plus ou que mon imagi- de la nuit, alors que j'étais dans l'insomnie. Il me
nation se fourvoie. Nullement. 11 ne s'agit pas d'une semblait s'y joindre un bruit de harpe ou de piano méca-
image, en effet, mais d'une certitude, appuyée sur le nique, mais j'attribuai ce détail au rêve ou au demi-
témoignage concret de mes sens. Je les ai vues, enten- sommeil. Par la suite, je constatai que les voix étaient
dues, presque touchées et j'ai savour~ leur don gratuit. plus audibles quand le placard était ouvert. Une fois
C'est invraisemblable, n'est-ce pas 7 d'avoir reçu les même, je montai sur une chaise pour mieux entendre
cadeaux des fées. Et pourtant ce n'est pas cela qui et c'est ainsi que j'eus la certitude d'ouïr une chanson
m'enivra le plus. inconnue, que je trouvai fort belle et qui se répéta
Que le lecteur se rassure et mette de l'ordre dans son plusieurs fois.
jugement! Mes idées ont toujours été en parfait équilibre Avec l'imagination que j'ai dépeinte, je ne tardai pas
et la suite va le démontrer. à « cristalliser» autour de la chanteuse invisible. J'en
Mon père avait sa chambre et son cabinet au rez-de- fis en moi-même une sorte de madone, ou un ange, selon
chaussée, qui comprenait aussi un salon et la salle à les jours. Bref 1 je me passionnai pour cette découverte
manger. Le premier étage était clos. Depuis la mort de étrange. tant et si bien qu'un matin je retirai lampes
ma mère, personne n'y mettait les pieds. Moi, je couchais et pendules et Ôtai le rayon du haut. Je réussis à dégager
dans une chambre du second et Catherine dans la pièce la tablette du dessous et à m'y installer. Je n'étais ni
voisine. J'avais un petit meuble de bureau pour faire gros ni pesant. Je balayai les toiles poussiéreuses et
mes devoirs et un grand placard pour mettre mes livres nettoyai la vitre qui faisait lucarne. En frottant un peu,
et mes cahiers. Avant moi, ce placard avait servi à le blanc qui la faisait opaque disparut. C'est à ce moment
entreposer les provisions et les conserves. Comme il était que j'aperçus ... non les fées, mais une fée.
dans le coin le plus sombre de ma chambre, le construc- Elle était toute blanche dans une sorte de peplum
teur avait eu l'idée de l'éclairer par une vitre fixe qui orné de grandes fleurs. Et elle marchait dans un jardin
donnait sur le dehors. Ce carreau dormant se trouvait entouré de hauts murs recouverts de lierre. C'est elle
à environ cinq mètres au-dessus du sol et il était enduit qui chantait et je la reconnus à sa voix. Je ne saurais
intérieurement d'une substance blanchâtre qui lui don- dire quel âge elle avait. Pour moi, elle était sans âge.
nait l'aspect d'\ijl verre dépoli. Ou plutÔt comme je la trouvais belle et séduisante, elle
On verra que ces détails, apparemment insignifiants, avait l'âge de mon cœur. Ce fut pour moi quelque ooose
18 LES RÉINCARNATIONS DE DORA DORA 19
de miraculeux, comme une ouverture du ciel 1>ur la que de loin en loin. Quand elle survenait, tous les jeux
terre. Je redescendis de mon observatoire et refermai cessaient et les jeunes fées n'osaient plus rire. J'appelais
mon âme sur cette vision .. intérieurement la vieille: « Carabosse)l, et me recro-
A dater de ce jeudi, je me mis à guetter l'apparition quevillais dans mon coin.
angélique. Ma fée avait l'air triste et j'aurais donné Combien de temps cela dura-toi! ? Je serais fort empê-
n'importe quoi pour la consoler. Elle chantait, c'est ché de le dire. Le jardin des fées a été le chef-lieu de
vrai, mais un air si mélancolique que, je ne sais pourquoi, mes préoccupations enfantines. Il est possible que cette
il me donnait envie de pleurer. Je me disais: « Quel période ait été brève dans le temps des hommes. Elle a
malheur d'être séparé par ce carreau 1» Puis, en petit été sans limite dans mon âme d'enfant.
garçon, je pensais qu'il était peut-être défendu de regar- J'avais fini par connaître de vue toutes les fées, qui
der les fées et que si celle-ci m'apercevait elle me étaient huit en tout. Il y avait deux brunes; une rousse,
transformerait en grenouille ou en potiron. Heureuse- une châtaine et quatre blondes. Les unes étaient petites,
ment mon observatoire était à plusieurs mètres au-dessus d'autres moyennes, d'autres d'un abord imposant. Pres-
du jardin. sur lequel j'avais vue plongeante. que toutes portaient des tissus arachnéens qui les recou-
Je ne manquai pas un seul jour de regarder par la vraient à peine. Quand le soleil les éclairait, elles crem-
lucarne. Je grimpais dans le placard dès le saut du lit. blaient de grands papillons vivants.
Mais jamais je ne vis plus de fée dans la matinée. Cela aurait. pu continuer longtemps si j'avais eu de la
Pourtant je m'embusquais, chaque jeudi et chaque sagesse. Mais un après-midi alors que ma fée' préférée,
dimanche. Une seule fois, j'aperçus un homme. Je le la rousse, était seule, je ne résistai pas au désir d'être
pris pour un redoutable enchanteur. L'enchantement 3 remarqué. Le cœur battant et avec l'appréhension que
toujours joué un rôle considérable dans ma pensée; c'est l'on devine (la première fois que l'on s'adresse à une
parce qu'il en joue un non moins important dans la vie. fée!) je frappai du doigt au carreau. La fée, qui était
Dès cet âge et bien que novice. je voyais déjà le dessous penchée, se redressa, jeta un vif regard autour d'elle mais
des événements. C'est ce qui manque aux investigateurs ne me vit pas tout d'abord parce que j'étais trop haut.
d'aujourd'hui. En toutes choses ils ne considèrent que
Elle était si jolie, avec son air étonné, que je heurtai de
la surface. Nous ne sommes même pas capables de nouveau la vitre. Alors elle aperçut mon visage enfantin
voir simultanément les six faces d'un cube avec nos
sens de la troisième dimension. L'homme est un solide derrière la lucarne, sourit et m'envoya un baiser, A onze
ans, je n'étais pas un séducteur bien redoutable. Je lui
qui ne se connaît pas lui-même et c'est au moyen de sa
rendis cependant son baiser à travers la vitre et elle se
conception tronquée qu'il explique l'univers, Pourquoi sauva dans la maison comme si elle s'envolait.
ceux qui voient plus clair et plus loin seraient-ils obligés
d'attendre les myopes ou les aveugles et de s'aligner sur A dater de là je connus une joie indicible. Non seule-
leur infirmité? Certains animaux, tels le chien ou le ment j'avais vu le jardin des fées. mais encore l'une
pigeon. disposent d'un odorat ou d'un sens de l'orien- d'entre elles me prenait sous sa protection. Car je ne
tation supérieurs à ceux de l'homme. Dès que j'ai eu . doutais pas de devenir son favori et de participer aux
conscience. j'ai joui d'un n:lir spirituel. charmes de sa baguette, bien qu'à la vérité je n'aie
C'était généralement dans l'après-midi que je voyais jamais aperçu la moindre baguette dans les mains de
ces fées-là.
apparaître la fée. Un jour j'en vis surgir deux autres,
puis une troupe, avec des rires sans fin. Je me rends Je restai encore un bon moment en faction, puis ne
compte maintenant que toutes étaient d'une éclatante voyant personne sortir de la maison, je dus reprendre
jeunesse, sauf une, au regard sévère, et qui n'apparaissait l'existence ordinaire. 'celle-ci me parut infiniment terne
.1••
20. LES RÉINCARNATIONS DE DORA DORA 21
et le repas du soir désolant. j'étais si agité que mon père Vous me demanderez à quoi je voyais que c'étaient
le remarqua et dit : des fées. Simplement parce qu'elles ne travaillaient pas
- Ce garçon est insupportable, Catherine. Faites-le et chantaient souvent. Logique de petit garçon, sans
coucher tout de suite. Je ne puis le voir plus longtemps. doute, mais les fées ne sauraient être logiques, sinon elles
Ma bonne monta avec moi, m'aida à me dévêtir, me ne seraient pas fées. j'ai toujours pensé depuis qu'un
borda dans mon lit avec tendresse, et pour me calmer logicien qui rencontre une fée passe auprès d'eUe sans la
me raconta une histoire, histoire de fées, bien entendu. voir.
j'avais envie de dire à Catherine: « j'en connais une En contemplant cette troupe gracieuse, je restai muet
bien plus belle.» de plaisir. Les fées, elles, ne demeuraient p~ muettes.
Mais je refoulai mon secret. Elles couraient, jouaient, s'embrassaient, mais la mienne
••..
était absente. Soudain je la vis paraître et elle regarda
dans ma direction. Mon cœur devenait fou. j'approchai
mon visage de la vitre. Celle-ci étajt alors frappée par
Le lendemain était un vendredi et je n'avais aucune les feux du soleil couchant. Ma fée me désigna du doigt
chance de contempler les fées. Je jetai un rapide coup et dit quelque chose à ses compagnes. AussitÔt les regards
d'œil avant d'aller à l'école et vis le jardin désert. Je de toutes les fées se tournèrent vers le haut. j'essayai
m'y attendais et savais qu'il en serait de même à mon de sourire timidement et les fées se mirent à sourire.
retour <le classe. Je montai cependant alors à mon obser- Et quand la mienne eut renouvelé son baiser, toutes les
vatoire, mais n'aperçus rien d'intéressant. Je comptai les autres en firent autant. j'étais si bouleversé que j'omis
heures jusqu'à la nouvelle trêve scolaire et m'efforçai mes précautions habituelles. Je pesai sans doute d'un
de ne pas laisser voir mon impatience par les tiers. trop grand poids sur l'étagère et celle-ci bascula avec
D'ordinaire quand j'entendais Catherine gravir l'escalier, bruit. Je sautai à terre et tentai de remettre les choses
son pas pesant me mettait en garde, d'autant qu'elle en place. Catherine, attirée par le vacarme, gravit
avait l'habitude de pousser des « Jésus! Marie! )l presque pesamment mon escalier. Je refermai en hâte le placard
à chaque marche, et je sortais vite du placard. j'étais et dis que j'avais fait choir des livres. La bonne fiUe se
censé faire mes devoirs et je m'installais à ma table contenta de l'explication et je pus enfin demeurer seul.
comme un laborieux élève. Elle n'entrait pas toujours Un bonheur inexplicable m'habitait. Je n'avais plus
et quand elle le faisait, se contentait de passer sa main rien de terrestre. Une musique chantait dans ma tête et
sur ma tête. les anges dansaient dans mon cœur.
- Tu travailles trop, disait la brave femme. Ne te Comme Catherine, on le voit, je faisais un curieux
surmène pas autant. mélange de christianisme et de paganisme. On avouera
Ma dissimulation me pesait alors lourdement et je que mon émotion était fondée car y eut-il plus incroya-
me sentais intérieurement en faute. j'étais parfois tenté ble aventure que celle-là?
••..
de tout révéler à Catherine, mais la crainte de me voir
interdire l'accès de la lucarne était plus forte que tout .
Enfin ce bienheureux après-midi, tant souhaité, amva.
AussitÔt après le déjeuner, j'étais monté dans ma cham- j'eus beau garder mon trésor pour moi seul, j'étais
bre et j'avais bondi sur le rayon du placard. Aucune fée dénoncé par ma propre contenance. A dater des appa-
n'était encore là et j'attendis de longues minutes. Puis ritions, je ne fus plus le même. j'eus des malaises et je
une porte s'ouvrit et plusieurs fées apparurent en même perdis l'appétit. Chose plus grave: je négligeais mes
temps . devoirs et mes leçons, d'autant que mes stations dans
,:.-(
.
22 LES RÉINCARNATIONS DE DORA DORA 23
le placard rafistolé se firent plus fréquentes. Chaque jeudi les maçons réparaient une cheminée. En réalité, mon
et chaque dimanche j'assistais au ballet des fées et les père faisait murer le placard de ma chambre d'enfant.
fées tendaient leurs mains blanches vers moi. Pour parler franc, je ne compris absolument rien à
J'eus alors la folle tentation de briser la vitre de la l'attitude de mon père. Après y avoir réfléchi, je pensai
lucarne pour mieux entendre et pour mieux voir. Mon que cela reposait sur un malentendu. Mais le moyen de
imprudence fut devancée par l'événement. Mon père, revenir là-dessus· avec un homme. de cette sorte? La
alerté par mes professeurs qui m'accablaient de mau- seule idée d'un entretien me glaçait d'horreur. 'Ce
vaises notes, établit une surveillance dont je ne m'avisai malentendu ne s'est jamais dissipé car mon père mourut
que trop tard. avant que je l'éclaircisse. C'est à partir de la scène
L'apres-midi d'un dimanche (oh 1 ce terrible diman- affreuse que la rupture fut consommée entre nous. Dès
che 1), j'étais juché à ma place àccoutumée ~orsque mon ma guérison, je fus mis à l'internat et ne revis mon père
père entra brusquement. . que deux fois chaque année: à Pâques et à Noël. Aux
- Que fais-tu là? me dit-il. grandes vacances on m'envoyait chez une tante pater·
Je balbutiai des mots incompréhensibles. Il me saisit, nelle qui m'observait avec défiance et me suspectait
me fit descendre de l'étagère, et montant sur une chaise nuit et jour. J'étais encore au collège quand on m'an-
il regarda à son tour. nonça le décès de mon père. Je ne demandai pas à voir
Je pensais qu'il serait charmé, lui aussi, par le specta· le corps.
cie et les jeux des fées. Mais à peine eut-il jeté les yeux Qu'on ne m'accuse pas de dureté 1 Cela m'était impos-
dans le jardin du dessous qu'il redescendit· précipitam- sible. Je le revoyais, la main levée, dans mes rêves. Et
ment. Son visage pâle était devenu cramoisi. Il marcha ce n'est pas le châtiment physique qui me fait parler
sur moi furieusement (et je tremble encore de cette ainsi. C'est du soufflet moral que j'ai souffert toute ma
colère). vie, au point que même à l'heure présente mon âme est
- Petit misérable 1 cria-t-il. Tu étais indigne d'être rouge de ce soufflet.
mon enfant 1
On peut juger par là de ma sensibilité adolescente.
Il me souffleta à deux reprises et gronda: En vérité, il eût mieux valu pour moi une polyo ou
- Si jeune et déjà perdu de vice! une typhoïde car du moins elles n'eussent marqué que
J'étais hébété. Tout se mit à tourner dans ma tête. ma chair .. '
C'en était trop. Je m'évanouis . •
••
••..
Je n'ai su que plus tard, bien plus tard, la vérité.
Quand je repris mes sens, j'étais couché dans la cham- J'étais un homme déjà et j'interrogeais une dernière
bre du rez-de-chaussée et la chère Catherine veillait sur fois Cathërine. La chère créature, demeurée à mon
moi avec anxiété. Il parait que j'avais une forte fièvre service et qui avait toujours refusé de me répondre, me
et que je parlais dans mon délire. Je disais: jugea enfin capable d'être renseigné.
- Les fées 1 Où sont les fées? Elle m'apprit que l'arrière de notre maison donnait
Et ma bonne pensait: . sur le jardin d'un autre immeuble dont la façade s'éle-
« Ce sont mes contes qui lui reviennent à l'esprit!» vait dans un quartier différent. C'est pourquoi ses occu-
Un soir, comme j'allais mieux, j'entendis des pas au pants n'étaient pas connus dans notre rue. Je dirai tout
second étage. On frappait sourdement, semblait-il, et de de suite ce qu'étaient ces occupants: rien de moins que
gros pas martelaient les escaliers. Catherine me dit que les tenanciers et les pensionnaires d'une maison close.
LES RÉINCARNATIONS DE DORA DORA 25
professeur de vingt-neuf ans. Le. Père Brizeau, si tant tclIcment l'enseignement qui m'était imposé contrariait
est que cette appellation paternelle pfit être appliquée mon sentiment profond. Je sortis anticlérical de l'éta-
à une personnalité aussi juvénile, succédait à divers blissement congréganiste. Non pas antireligieux car le
prêtres ennuyeux ou insignifiants. Sans doute il bénéficia sens du Divin ne m'abandonna jamais. Et, comme il sied
de la comparaison, mais la sympathie qu'il déclencha chez les jeunes gens dont l'impétuosité écarte les demi-
en nous tous était due à son sourire et à l'espèce de mesures, je me fis socialiste révolutionnaire, ce qui à
camaraderie qu'il manifesta spontanément. l'époque était la nuance la plus vermillon.
J'avais alors dix-huit ans. Je demandai à mon tuteur J'en revins, par la suite, comme de toutes les opinions
l'autorisation d'interrompre mes études. Il ne chercha pas excessives. Il y a longtemps que j'ai abandonné ma
à m'en dissuader et vit dans la mienne sa propre libé- cravate rouge pour ne plus porter de cravate du tout.
ration. C'est ainsi que je fus émancipé, après réunion
du conseil de famille, et habilité à l'administration de •••
mes propres biens. La loi ne m'autorisant pas à vendre
avant l'âge de majorité, je conservai provisoirement la Je ne pouvais cependant rester sans occupation virile.
maison paternelle mais n'y remi~ jamais les pieds. Je Tout autre se "{fit jeté dans la débauche mais tout en
louai un appartement en ville et pris avec moi la bonne moi s'y opposait: ma formation morale d'abord, le·
Catherine qui s'était retirée à la campagne chez des milieu dans lequel j'avais vécu, l'orgueil de compa-
parents. Nous nous retrouvions avec joie et je lui vouai raison que j'ai gardé toute ma vie et une sorte de pureté
toute la tendresse qu'on éprouve pour une mère, et c'est cérébrale contrastant avec un tempérament ardent.
bien une bonne mère qu'elle était réellement par le J'appris qu'on avait ouvert un concours pour un
cœur. emploi dans line administration voisine et malgré mon
••• impréparation je m'y présentai. Mon bagage n'était pas
considérable, mais celui de mes concurrents l'était moins
Je ne sais quel est l'état d'âme du prisonnier libéré, encore. Contre toute attente, je fus' reçus et aussitÔt
mais je connais celui de l'évadé de l'internat qui recouvre installé. Catherine en conçut une grande joie et une
son indépendance. La vie s'ouvrait toute neuve devant fierté que je ne partageais guère. La chère créature
moi et je n'avais plus qu'à choisir. Je n'étais nullement voyait un gage de durée et de sécurité dans la fonction.
pressé. Il me fallait d'abord me mouvoir à l'aise, sans C'est ainsi que je pénétrai dans un milieu totalement
surveillance apparente ou cachée, sans règle et sans inconnu et m'initiai aux mœurs administratives. Comme
barreaux. ' c'était l'excellence de ma rédaction qui avait emporté
J'étais tellement habitué aux barbelés que, les pre· mon succès au concours d'entrée, en dépit de la faiblesse
miers temps, je n'osais me croIre libre. Pendant quelques de mes réponses arithmétiques, c'est à la comptabilité
semaines je gardai l'attitude de qui se sent observé. Mais que je fus mis. •
l'usage de la liberté est si merveilleusement fécond que ••
je ne tardai pas à me débarrasser des harnais de la
crainte comme des œillères de la méfiance. Enfin je J'étais alors si désintéressé de l'administration de mes
respirais, je m'appartenais, j'étais moi. biens que je négligeai d'en faire l'inventaire. Je savais
Entré dans l'école sans idées religieuses bien assises, par le notaire de la famille que l'aisance m'était assurée
je sentis celles-ci s'affermir et me pénétrer au cours des et je n'en demandai pas plus. Je coupai même un peu
premières années d'externat puis de pension. Elles décru- 'court aux explications que le digne tabellion avait
rent par la suite au point de ne plus même être discutées, entamées et lui laissai entendre que je savais à quoi
28 LES RÉINCARNATIONS DE DORA DORA
m'en tenir. En réalité j'ignorais tout des antécédents de celles qui l'avaient précédée. Le malheur était sur la
ma famille dont personne, excepté Catherine (et avec maison.
quelles réticences) ne m'avait jamais parlé. Ce n'est Je' me sentais agité par une sourde inquiétude.
qu'au bout d'un ou deux ans que la curiosité me vint - Quelle était l'attitude de mon père 1
d'en apprendre davantage. Je questionnai Catherine qui, Catherine fit la moue.
cette fois, s'y prêta volontiers. - Allez donc savoir 1· Cet homme a toujours été si
- Je sais, lui dis-je, que tout mon avoir me vient de renfermé.
ma mère et non de mon père. Mais comment se fait-il - Manüesta-t-il du chagrin du décès de ma mère 1.
que ma mère était riche quand mon père ne possédait Catherine se contenta de dire:
rien 1 N'est-ce pas la raison ou l'une des raisons pour - Je ne l'ai jamais vu pleurer.
lesquelles l'affection de ce dernier me. fut mesurée, au Et comme elle me voyait plongé dans le flot mouvant
point d'avoir semblé ne pas exister du tout 1 de mes pensées, elle dit encore:
IMa nourrice me répondit: - La famille de votre mère était jadis fort riche.
1_ Je n'ai pas voulu vous parler de tout cela avant De ses parents, morts de bonne heure, d'oncles et de
que vous ne soyez en âge de comprendre. Il y a des tantes, tout lui revint. Je ne sais dans quelles conditions
choses qui sont trop lourdes à porter quand on est elle fut amenée à épouser votre père. Je Ji'ai jamais
enfant. A présent, je ne vois aucun motif de vous compris qu'une si jolie fille ait pu se livrer à ce barbon.
cacher ce que je sais ou, du moins. ce que j'ai pu Il parait que le jour de ses noces elle était pâle et défaite
apprendre car dans l'histoire de votre famille tout n'Post comme si on l'avait contrainte malgré elle.
pas absolument clair. Je m'écriai:
- Tu m'intrigues, sais-tu 1 - T'a-t-elle fait des confidences par la suite 1
- J'ai été souvent intriguée moi-même. Mais je - Elle me disait seulement: « Catherine, Catherine,
n'avais qu'à me taire et à faire la bête, ce que j'ai fait. j'ai peur. Il
- Tu parles comme si tu pensais à quelque chose de Je suffoquais d'émotion.
laid ou de redoutable. - Elle t'a dit cela 1 Avant de mourir?
Catherine soupira, puis dit:
- Non. Dès les premiers temps de son mariage.
- Ecoutez. Votre mère n'était pas la première femme
de votre père. Avant, il avait déjà été marié deux fois. Je réfléchis, puis:
- Tu parlais de choses restées dans l'ombre ...
Je marquai mon étonnement d'une chose que ie
n'avais jamais soupçonnée. Catherine répliqua:
Catherine reprit: - Je voulais dire que M. Vogel était un homme secret.
- Les deux premières sont mortes d'une maladie de Dès ce temps-là il disparaissait régulièrement le diman-
langueur. che, et personne n'a jamais su exactement où il allait.
- Autrement dit, interrompis-je, on ne sait pas de - On a fait des suppositions cependant?
quoi elles sont mortes. - Oui, on a cru parfois qu'il se rendait à une petite
j'ajoutai vivement: campagne que vous possédez à deux lieues de la ville.
- Et ma mère 1 - Ah 1 oui. le fameux Pré-Gos où n'était admis
Catherine sembla embarrassée: personne de la famille. Il faudra d'ailleurs que j'y aille
- Que vous dire 1 Sa santé était excellente quand je pour voir dans quel état il est.
l'ai connue. Et puis, peu à peu, ses forces l'abandon- Catherine suggéra:
nèrent. De faiblesse en faiblesse, elle mourut comme - Vous devriez en savoir davantage rien qu'en regar-
LES RÉINCARNATIONS DE DORA DORA 31
dant les papiers de votre père. Après sa mort nul n'a - Moi de même, fit Catherine. Mais rassurez-vous.
pénétré que vous dans son cabinet. Il est bien mort.
Je dis avec une certaine répugnance: Je secouai le menton d'un air de doute.
- Je t'avoue que j'ai tout brfilé sans vouloir y jeter - Qui sait? Où ces sortes d'êtres sont-ils le plus
les yeux tant ce qui me rappelle mon père m'est pénible. dangereux 7 Dans la vie terrestre 7 Ou dans l'astral 7
Tu dois trouver que j'exagère? Catherine me dit avec une placidité toute campa-
Catherine me regarda d'une drôle de manière. gnarde:
- Non, fit-elle. Et pendant que j'y suis, autant tout - Si vous croyez qu'on le laisse faire!
vous dire. Votre mère avait aimé un autre homme, Je ne pus me tenir de demander:
- Où le crois-tu donc?
celui-là bon et généreux. Contraint de voyager à l'étran-
- Tiens 1 fit Catherine. En enfer'
ger,. son navire fit naufrage quand il revenait pour
épouser votre mère. Elle était enceinte quand elle se
maria ... Vous n'êtes pas le fils de M. Voge!.
.'
••
Je poussai une exclamation de joie:
- Ah 1 Catherine, quel soulagement 1 Je pourrais haïr Ce n'est qu'une semaine plus tard que je m'en fus
cet homme. Mais puisqu'il 'n'était pas mon père, je n'ai au Pré-Clos, fermé depuis la mort de celui que j'avais
que mépris pour lui. cru être mon père.
Au fond, mon nom lui-même était usurpé et je me
Catherine se taisait. J'ajoutai:
- Et lui 7 Comment a-t-il fini 7 demandais comment je pourrais m'en affranchir. Puis
je fis réflexion que cela, après tout, n'avait pas tellement
Elle répondit: , d'importance et qu'il devait exister des Vogel de toutes
- D'une bien étrange manière. C'était justement un sortes, bons ou mauvais, un peu partout. Mon parâtre
dimanche, jour de sa disparition habituelle. On présume n'était qu'un maillon d'une longue ascendance qui avait
qu'il avait dO le passer au Pré-Oos. Un charretier le peut-être comporté des criminels mais peut-être aussi
trouva dans un fossé, à quinze cents mètres d'ici, dans' des saints.
une posture invraisemblable. Il était recroquevillé sur C'est en faisant ces réflexions que je parvins au Pré-
luhmême comme s'il avait été victime du haut-mal. Clos, petite propriété isolée et entièrement ceinte de
- Il n'était pas épileptique, cependant 7 hauts murs. Il était permis de se demander pourquoi les
- Je ne pense pas. Je m'en serais aperçue. premiers possesseurs avaient cru nécessaire d'enclore
- Qu'ont dit les médecins 7 hermétiquement un si faible espace et cette impression
- Il ne portait aucune blessure, sauf les égratignures était renforcée par d'épais ombrages qui s'étendaient
causées par la chute. L'autopsie n'a rien révélé. jusqu'au-dessus du toit de la maison. Mais il en est
- Quelle apparence avait-il? souvent ainsi des lieux où l'on plante de jeunes arbres
Catherine se voila la face. sans prévoir le développement, parfois considérable,
- Affreuse, m'a-t-on dit. L'écume lui sortait des lèvres qu'ils prendront .. '
et il avait les yeux révulsés. Quoi qu'il en soit, j'ouvris la grille rouillée au moyen
- En somme, sa mort est aussi mystérieuse que celle d'une des clés du trousseau que j'avais trouvé dans la
de ses femmes. Combien je plains ma pauvre mère 1 Et succession qui m'était échue et je pénétrai dans un
quelle vie a dO être la sienne près de cet homme véritable maquis. Tout indiquait que personne n'avait
effrayant 1 Quand je repense à lui, je me sens encore tenté depuis longtemps la moindre culture et c'est tout
petit garçon et j'éprouve une sorte de panique. juste si un maigre sentier permettait d'accéder au vieux
3
LES RÉINCARNATIONS DE DORA DORA 33
logis. Celui-ci me parut d'un abord quelque peu sinistre, vigoureux, suivis d'une longue pesée, je disloquai une
avec ses volets pleins rigoureusement clos. L'imagination des portes et l'autre vint en même temps.
aidant, cela avait l'allure d'un coupe-gorge et je me Sur l'un des rayons s'alignaient plusieurs fioles conte-
disais que si ce qu'on supposait du précédent proprié- nant des liquides multicolores. Et, sur l'autre, plusieurs
taire était véritable, il semblait difficile d'expliquer des figurines en clre ne me laissèrent aucun doute sur la
visites aussi fréquentes dans un lieu pareil. nature des occupations dominicales du défunt. Certaines
Durant que je cherchais la clé qui s'adaptait à la de ces statuettes étaient en morceaux dans le fond
serrure de l'entrée, mon esprit se livrait à toutes sortes comme ayant cessé d'être utiles. Mais trois d'entre elles
de suppositions. Allais-je trouver en ce lieu un attirail semblaient encore intactes sur le devant ... je ne m'appe-
de faux-monnayeur ou les traces d'un lieu d'orgie? Tout santirai pas sur ces procédés classiques de l'envoQtement.
est possible avec ces espèces d'êtres mystérieux et cade- JI sied de n'en parler qu'à voix basse. je me contenterai
nassés. En me remémorant l'aspect de M. Vogel, son de dire que chacune des petites effigies portait une
regard froid, impénétrable, et en rapprochant mes sou- étiquette avec un nom de femme. C'était, dans l'ordre :
venirs de ce que Catherine m'avait raconté, je me laissais Adorée d'abord, Charlotte et Emma.
aller à évoquer une manière de Barbe-Bleue, et involon-
tairement je regardai s'il n'y avait pas une tache de
sang sur ma clé .
mère .
.
j'eus un éblouissement. Adorée était le prénom de ma
•• . ,
Celle-ci ouvrit enfin la porte et je secouai vigoureuse-
ment mes craintes. Je ne suis pas peureux. et j'ai l'habi- On conçoit l'émotion qui me saisit en présence de
tude de me dominer. Je traitai mentalement mes hy~ cette terrible révélation. Tout s'expliquait: les maladies
thèses d'enfantillages et j'entrai dans la première des de langueur et les lentes mais implacables agonies.
deux pièces dont j'ouvris la fenêtre aussitÔt. Elle conte- Les procédés du monstre étaient très supérieurs à ceux
nait un mobilier banal et anachronique qui constituait du banal empoisonnement. Et nulle médecine légale
sans doute celui d'ancêtres disparus. j'opérai de même n'était en mesure d'en déceler la perfidie. Je ne voyais
dans la seconde et n'y vis d'abord que des étagères et pas exactement le but de ces envoQtements successifs.
une longue table. Celle-ci était divisée à la craie en cases Il me parut qu'ils tendaient vraisemblablement à capter
inégales et des si~nes cabalistiques s'y trouvaient. j'allai le bien des différentes épouses. Sans doute ma présence
jusqu'aux rayons sur lesquels s'alignaient de nombreux constituait-elle une objection de taille pour la dernière
volumes. j'en pris un • puis un autre, et me convainquis car j'aurais dQ être supprimé. je supposai que ma mère
rapidement que tous ces ouvrages traitaient de magie s'était refusée à se dessaisir, malgré les menaces, de ses
et de l'occultisme le plus suspect. héritages afin de me les conserver. Mais comme j'étais le
La lumière commençait à se faire dans mon esprit et fils légal de Vogel, celui-ci en gardait la gestion en
la figure du disparu prenait un aspect redoutable. Je même temps que ma tutelle. Qu'eQt-il fait à l'approche
fouillai les tiroirs sans trouver grand-chose et ne vis plus de ma majorité 7 Involontairement; j'en frémis.
à prospecter qu'un placard. Celui-ci était fermé et je Sous les dehors inslgnifiants d'un modeste fonction-
redoutai de ne pas en trouver la clé parmi les autres. ,
".
naire, se cachait un profond et dangereux scélérat. Ces
sortes de vies doubles ne sont pas rares en province, où
Effectivement aucune ne s'adapta à la serrure qui me
parut être à secret. j'étais résolu à tout savoir. Je posai à la surface des eaux dormantes de temps à autre une
le trousseau sur la table et me mis au-dehors à la "
réservé aux magiciens noirs? Personne ne le saurait _ Pourquoi m'en ferai-je? Je n'ai jamais aimé le
sans doute jamais. Pour comprendre exactement le jeu Pré-Clos 1
fatal du boomerang, il eOt fallu des dons de clairvoyance
qui permîssent de lire dans l'astral. Le résultat cependant
était là. L'envoOteur envoOté gisait sous six pieds de
terre. En quittant la maison je me rendis au cimetière,
poussé par je ne sais quelle trouble curiosité. J'allai
jusqu'à la tombe du soi-disant auteur de mes jours; elle CHAPITRE V
était nue et desséchée. Parmi de rares herbes je vis une
sorte de plante charnue, semblable à une carotte bifur-
quée et dont les deux racines émergeaient du sol.
Involontairement je songeai à l'homoncule de la Pour un garçon qui s'ennuyait le soir, et qui ne
mandragore. Cela m'écœura jusqu'à la nausée et je m'en pouvait chaque jour recommencer à écrire des poèmes,
fus sans me retourner. qui d'autre part ne fréquentait personne et abhorrait les
lieux publics, l'existence purement administrative devint
•
•• très vite monotone. je me demandais quelles sortes de
distractions je pouvais choisir lorsqu'on me fit une
je revins au Pré-Clos dès le lendemain sans en avertir curieuse proposition.
Catherine à qui je me gardai bien de faire part de mes Il y avait, je le sus après, plusieurs cercles spirites
dans la ville. Mais celle-ci possédait, en outre, un confé-
impressions. rencier de même obédience qui vivait très retiré dans
j'avais emporté un paquet de vieux journaux. je les
son appartement. Comme il était menacé de cécité et
disposai sous les meubles vétustes. j'allumai le tout et
que sa vue devait être ménagée, il utilisait de temps en
dix foyers se mirent à flamber durant que je refermais
temps un secrétaire qui lui servait aussi de lecteur. Le
les portes. A deux cents mètres de là je me retournai
jeune homme affecté à cet emploi et que je connaissais
et vis une mince fumée qui montait dans le ciel.
à peine dut partir pour le service militaire et pensa à
Quatre heures plus tard, le garde champêtre de l'en· moi pour le. remplacer. je refusai d'abord, par crainte
droit sonnait à notre porte. d'aliéner mon indépendance et parce que je n'avais nul
- Monsieur Vogell cri a-t-il. Il yale feu au Pré-Clos! besoin de cet appoint financier. Puis, à la réflexion, la
j'accueillis cette nouvelle paisiblement. curiosité me vint de pénétrer -dans une autre atmosphère
- Sans doute, répondis-je, j'aurai oublié d'éteindre la et je me décidai finalement à donner mon acceptation .
.bougie et la flamme de celle-ci se sera propagte dans On se chargea de me présenter à M. Aristide, qui était
les vieux rideaux. sexagénaire, en me disant:
- Ça doit être quelque chose comme ça, fit le repré- . _ C'est un vieux toqué, avec des idées de l'autre
sentant de la loi. Mais j'aime mieux vous dire que la monde. A part ça, il n'est pas méchant.
toiture s'est écroulée et qu'il ne doit pas rester grand- je fis donc connaissance de ce milieu, qui ne compor-
chose entre les quatre murs. Que faut-il faire à présent? tait. habituellement que M. Aristide et sa sœur aînée,
- Rien du tout. C'est tout ce que la baraque mérite. laquelle assistait à toutes nos 'lectures en >,tricotant dans
Le bonhomme demeura bouche bée. son fauteuil.
- Ben 1 Vous, vous ne vous faites pas de bile 1 je dois dire que M. Aristide ne m'apparut nullement
je mis une coupure dans la main du garde. comme l'homme déséquilibré dont parlait mon prédé-
LES RÉINCARNATIONS DE OORA OORA 37
cesseur. C'est, au contraire, celui-ci qui me sembla être vide dans lequel est placé un bout de crayon très court.
un esprit léger et médiocre. M. Aristide ne chercha pas Ensuite les ardoises sont liées fortement au moyen d'une
à m'influencer. 1l1afssa ses auteurs favoris s'insinuer peu corde intacte, sur les nœuds et croisements de laquelle
à peu dans ma logique. Il faut reconnaftre que bien peu des cachets de cire sont apposés. Quand il y a matéria-
de témoignages sont aussi troublants que ceux de savants lisation de l'esprit opérateur (et je ne me sers du mot
de l'envergure du physicien Crookes ou du professeur esprit que parce que je n'en vois pas d'autre) le crayon
Lombroso. Par la suite, devaient s'y ajouter les perti- s'agite dans sa cage étroite et on l'entend écrire en
nentes remarques de l'astronome Eddington et celles de frappant les points et les barres des t. Au cours de
mathématiciens notoires qui entrouvraient les portes plusieurs séances le procédé n'avait rien donné, malgré
d'un monde immense et inconnu. les assurances du guide Tiburce et chaque fois celui-ci
j'étais tout préparé à ces investigations dont la portée, s'excusait de n'avoir' pas trouvé la force nécessaire dans
pour la connaissance de l'Homme, me semblait incalcu- le médium. Enfin un soir, après une longue. préparation
lable. Cependant, je fus longtemps avant d'être admis chantée et priée, nous entendfmes le frottement caracté-
à l'une des séances que tenait M. Aristide avec des amis risque du crayon entre les ardoises, mais cela fut bref.
de choix. Je ne me serais pas prêté à cette sorte d'expé- On fit sauter les cachets, les ficelles furent coupées à
rimentation si je n'avais trouvé chez cet idéaliste une la lumière normale, et nous pames lire assez distincte-
grande dignité de vie, un rassurant équilibre et un rare ment ces mots:
souci d'impartialité. BRNO écrire aussi
j'appris par la suite à me défier singulièrement des
mille petits cercles où de faux médiums, entourés de Nous nous perdfmes en supputations de toutés sortes.
vieilles dames, évoquent et font parler, sans le moindre M. Aristide suggéra qu'il pouvait s'agir de la capitale de
génie, Socrate, César, Mahomet, Jeanne d'Arc et, Napo- la Moravie. Mais à qui fallait-il écrire en Tchécoslova-
léon. On est confondu de voir à quel point l'absence de quie ? Mystère que je ne tardai pas à élucider. En effet,
cerveau a pu rendre niaises ces personnalités illustres, à peine rentré chez moi, dans. ma chambre de jeune
qui gagneraient singulièrement à rester dans l'ombre du homme, l'évidence me frappa que Brno ne signifiait pas
tombeau. un lieu géographique, mais était da à l'élision de la
Aucun homme célèbre ne hantait les réunions de deuxième lettre de mon prénom. Pour moi, Brno voulait
M. Aristide. Celles-ci ne comprenaient que des assistants dire Bruno et le reste constituait une invitation à l'écri-
triés sur le volet. Rarement plus de six et les entités qui ture automatique. Cette conclusion me parut tellement
se manifestaient, pour n'être pas anonymes, se revêtaient claire que, sans désemparer, je pris une feuille de papier
d'appellations très sobres, telles que Tiburce ou l'Ermite blanc, m'armai d'un crayon et, ayant posé la pointe sur
d'Occident. Le ton des communications demeurait très le haut de la feuille, j'attendis.
élevé. La police invisible était fort bien faite. Les guides Il ne se produisit rien tout d'abord et il me sembla
ne laissaient filtrer que les meilleures présences de que mon bras s'engourdissait au bout de quelques
l'Astral. minutes .. Mais ce que j'avais pris pour des « fourmis Il
Je ne fus témoin que d'un nombre restreint de maté- s'avéra être un frémissement léger. Ma main s'anima
rialisations, et une fois seulement d'un essai d'écriture spasmodiquement et commença à tracer des gribouillages
directe. On ignore peut-être que cette dernière expé. qui n'avaient pas forme de.caractères et ne ressemblaient
rience consiste à appliquer l'une contre l'autre deux à de l'écriture que de loin. Je regardais mes doigts avec
ardoises vierges entourées d'un cadre de bois. La juxta- . curiosité, me demandant s'ils agissaient seuls ou mus
position des cadres laisse entre les ardoises un certain {Jar une force incon.n.ue D~ià l~ moitié de lé!.feuille é~ai~
LES RÉINCARNATIONS DE DORA DORA 39
remplie de lignes inégales mais sans signification. Et la mystérieuse correspondante, ou si je l'ai fait, je les
brusquement je sentis ma main revêtir une énergie ai perdus au cours de déplacements ultérieurs. Mais j'ai
particulière. Des sursauts l'agitèrent et elle était presque conservé précieusement tous les autres et je reproduis
soulevée par instants. J'avais tellement l'impression de ici le plus ancien:
n'en être plus maître et de subir une influence invisible 1
que j'eus peur de cette domination étrangère et renonçai Bien-aimé, tu te croyais seul et j'étais pourtant dans
à pousser plus loin l'expérience ce soir-là. ta· vie, mais invisiblement et à l'insu de ton mental. Je
Trois jours après, je fis part de mon interprétation n'ai jamais cessé de t'entourer, de t'envelopper, de
du message direct à M. Aristide, et la table en confirma t'étreindre. Nos dmes sont nouées comme nos corps l'ont
l'exactitude en précisant la nature de ma médiumnité. été jadis. Je ne suis pas une inconnue pour toi mais la
Je n'étais qu'à demi persuadé de mes pouvoirs et de ma plus connue de toutes les femmes car nos existences se
faculté de clairaudience. Cependant, je fis de nouveaux suivent, se chevauchent ou s'épousent depuis l'éternité.
essais d'écriture automatique qui demeurèrent infruc.
Dès les premiers temps du monde, nous étions. Jus-
tueux pendant huit jours, Sans doute des lettres, plus ou qu'aux derniers temps du monde, nous serons. Mais ce
moins bien formées, apparaissaient de temps à autre et qui a une fin dans le domaine où tu es n'en dura point
même de loin en loin quelque chose qui ressemblait à
un mot. Mais rien ne permettait de relier entre eux les dans les autres sphères. Un jour, dans bien des dges, nous
ne ferons qu'un dans l'hermaphrodite premier. Et tu
lambeaux de ce graphisme. Toutefois, comme je me
prêtais de plus en plus à l'obtention du phénomène, verras alors que l'Amour n'a pas de sexe.
celui-ci finit par se préciser. Et, certaine nuit, je traçai
spontanément, et sans la participation de ma conscience, Comment dire l'émoi prodigieux où ce message me
les caractères d'une écriture absolument différente de plongea? J'atteste que mon conscient n'y était pour rien
la mienne et qui s'exprimait en un style opposé au mien. et que tout se passa en dehors de ma délibération person-
Je n'ai pas retenu les premiers éléments de communi. nelle. Tout au plus ma volonté m'avait-elle contraint à
cation. Je me souviens seulement qu'ils formaient une faire les gestes indispensables, mais une fois l'automa-
langue elliptique fort éloignée de ma langue habituelle tisme déclenché, le reste de mon comportement me
et procédaient d'une inspiration étrangère et parfois demeurait inconnu. En effet, dès la prime agitation de
contraire à mon jugement normal. mes doigts, il se produisait ceci de curieux que mon
C'est ainsi qu'il me fut reproché véhémentement attention se détachait de mon écriture et semblait vouloir
d'avoir tant tardé à recueillir les instructions invisibles rester étrangère à 'ce qu'écrivait ma main. La preuve
qui étaient signées: DORA. Cette ~ignature n'apparut c'est que j'étais sollicité par une autre occupation, telle
pas dans les premiers messages mais seulement' au qua- que d'écouter un bruit extérieur, de regarder glisser une
trième. Je soupçonnais déjà, par la nature du graphisme, goutte sur les carreaux, de suivre le trajet d'une mouche
que l'entité manifestante était du sexe féminin. Je fus sur une boiserie, tandis que mon !-'tylo poursuivait sa
étrangement troublé car c'était la première fois que je course rapide et faisait sa besogne indépendamment de
recevais une lettre de femme et cette femme était dans moi. Par la suite, il me fut donné d'écouter la radio ou
l'au-delà. même de lire pendant que par mon intermédiaire s'effec-
••• tuait la communication. De sorte que celle-ci terminée
et moi-même recouvrant la disposition 'de tous mes
Je ne crois pas avoir gardé les trois premiers spécimens sens, je prenais connaissance du texte qui m'était destiné
d'écriture automatique ne portant pas la signature de comme de celui d'une lettre venue du Chili ou de l'Inde
LES RÉINCARNATIONS DE DORA DORA
avec cette différence que ma correspondante télégra- intérieurement ta paix. Je ne suis pas venue pour te
phiait de beaucoup plus loin. troubler mais pour te parfaire et, au besoin, t'accomplir.
Evidemment, au cours des nombreuses réflexions que Je suis femme, sans doute, mais je pourrais aussi bien
je consacrai au phénomène de l'écriture automatique, être ta fille ou ta mère. L'amour que je te propose, et
ma raison évoqua la possibilité d'une intervention de qui a toujours été le nÔtre, est donc intégral. Médite
l'inconscient. Il paraît hors de doute pour tout esprit cela et règle en conséquence tes pensées. Je t'éclairerai
critique que les phénomènes de la table sont dus, pour au fur et à mesure que tu le demanderas.
la plus grande part, à la somme des inconscients rassem-
blés autour d'elle et qui forment une âme collective J'aurais voulu que le message durât toujours ou
susceptible de curieuses activités. Mais qui ou quoi met comportât, du moins, des pages et des pages. Mais, ce
en branle les leviers de cette force collective? Ce n'~ qui prouve à quel point ma personnalité y était étran-
pas un des spectateurs ou témoins puisque les phéno- gère, lorsque le point final était mis, j'aurais été inca-
mènes obtenus sont souvent contraires à ces désirs. C'est pable d'y ajouter. Plusieurs fois je tentai de contraindre
encore moins le médium puisque, lors des plus puis- ma main à continuer au-delà de la signature. Or cela
santes manifestations, celui·ci est dans l'inconscience et m'était impossible et si j'y appliquais ma volonté et
parfois dans un état cataleptique profond. mon intelligence, je n'obtenais que du Bruno banal. C'est·
Force m'était donc d'admettre que Dora n'était pas alors, mais alors seulement, que je m'en ouvris a
seulement l'expression des régions hautes de moi-même, M. Aristide et lui demandai conseil. Il médita longuement
mais une individualité distincte de la mienne et désireuse et d'abord me mit en garde contre l'expérimentation
de se rapprocher de moi. solitaire.
..
••
_ Vous n'avez cependant rien à craindre, ajouta-t-il,
si vous êtes désintéressé et si vous êtes pur.
Je pensai intérieurement qu'il était difficile à un
Que de fois je relus la dizaine de lignes que j'ai garçon de mon âge de l'être davantage. Aussi me pro-
reproduites 1 Je ne me lassais pas d'en ruminer les mettais-je de poursuivre mon expérimentation.
divers passages et j'avais le sentiment d'être appelé par Mais M. Aristide me dit. aussi:
une sous-divinité. D'abord j'étais le bien-aimé de quel- _ Tout semble indiquer que votre Dora est un esprit
qu'un et ce quelqu'un était une femme. Bien qu'elle fl1t délivré de l'emprise chamelle. Cependant, il n'est pas
désincarnée, comment ne me la serais-je pas représentée impossible que vous soyez hanté par un esprit de vivant.
dans la chair? .Et comme je l1)'étonnais, il reprit:
L'infirmité de notre imagination mentale est t~Jle _ Ne soyez pas surpris. J'ai des preuves de ce que
qu'elle ne peut rien évoquer si ce n'est dans l'apparence. j'avance. '
Malgré moi je revêtais Dora d'une forme idéale, qui avait M.. Aristide conclut:
da être celle de sa· précédente incarnation. Et puis je _ Les communications émanant de fantÔmes de
réalisai à quel point je m'égarais dans de vaines hypo- vivants ne sont donc pas impossibles, bien qu'elles
thèses et je souhaitai d'entendre à nouveau la voix demeurent très rares. Il n'est pas interdit de croire que
inaudible dans la retraite et le secret. Dora est une femme vivante qui se manifeste durant
Voici quelle fut la nouvelle communication, obtenue son sommeil.
peu de jours après, dans le silence: J'objectai:
_ Mais pourquoi m'aurait-elle choisi, moi spéciale-
8i~n-aimé, cesse de t'agiter en toi-mem~ et reçouvr( ment, dans ce monde Z
LES RÉINCARNATIONS DE DORA DORA 43
M. Aristide eut un geste évasü: replonger dans une dense incarnation. Mais une force
- Qui peut dire le pourquoi et le comment de tout? toute-puissante t'y obligeait. Ton expérience était impar-
Puis, comme il me voyait un peu désemparé, il me faite. Il fallait que tu renaisses et que tu meures de
proposa la chose suivante: nouveau.
- A la prochaine séance, nous demanderons l'avis de
l'Ermite d'Occident. Quand je lus ces mots, je dis mentalement:
Effectivement, à la réunion suivante, la question fut « Pourquoi ne m'as-tu pas donné signe de vie quand
nettement posée: j'étais dans la peine et que se brisait mon cœur
- Dora est-elle morte ou vivante? d'enfant? )1 •
••..
Je n'ai jamais cessé d'être près de toi. Quand tu étais
tout petit et que tu t'égaras dans la neige, j'étais présente
et je te forçai à marcher une partie de la nuit. Le chien
A partir de ce moment les communications devinrent· qui te garda et te réchauffa de sa chaleur animale, c'est
nombreuses. Et je pris l'habitude de converser chaque moi qui l'avais envoyé; quand tu regardas par la lucarne
soir avec Dora. Je dis bien: converser, car si j'étais dans du placard, tu ne pouvais voir que des fées car j'avais,
l'obligation de lire ses messages pour l'entendre, elle, pour toi. transformé la cour d'ignominie en jardin
par contre, saisissait mes pensées à mesure qu'elles enchanté.
naissaient dans mon cerveau.
La plupart du temps je ne posais pas d'interrogation, Je pleurai silencieusement, et je dis:
et cependant Dora répondait à ma préoccupation la - 0 Dora, j'aurais été moins misérable si seulement
plus secrète. J'étais pour elle une maison de verre et j'avais su que tu étais là !
elle lisait à travers moi.
••..
Ne raidis pas ta volonté, écrivait-elle. Ne te contracte
pas en toi-même. Laisse-moi te comprendre et te pénétrer. Il me fut dès lors impossible de vivre la vie de tout
le monde. Mon bureau et les personnes qui l'habitaient
Comme je m'étonnais d'être resté si longtemps sans me parurent illusoires et irréels. J'échangeais avec eux
qu'elle se manifestât et que j'évoquais amèrement ma des paroles qui me semblaient ne rien vouloir dire. Mon
jeunesse solitaire, elle me dit: travail m'apparaissait inutile et totalement fastidieux.
\
Je devins si distrait que Catherine s'en aperçut et me
Tu étais encore trop jeune pour que je te parle direc- demanda si j'étais malade.
tement. J'ai da attendre que tes vibrations aient la même - Certes non! lui dis-je. Jamais je ne me suis si
cadence que les miennes, sans quoi j'aurais perturbé ton bien porté.
8me et faussé ton entendement. Mais ne crois pas que je Elle insista :
t'aie jamais perdu de vue. Dès ta naissance, mon esprit - Avez-vous des difficultés? des ennuis?
planait sur toi. Ce n'est pas sans arrachement que je - Non, pas que je sache.
t'ai vu reprendre un corps de chair et descendre dans La brave femme sourit malicieusement:
une nouvelle vie terrestre. Alors tu n'étais pas moins - Ne seriez·vous pas amoureux?
anxieux que moi de quitter les zones subtiles pour te Cette question me troubla, car effectivement je devais
LES RéINCARNATIONS DE DORA DORA 45
avoir les apparences de celui qui est en proie aux Tant de preuves se manifestaient de sa tendresse invi-
tourments et aux délices de l'amour. sible que j'en vins à exiger davantage et me lamentai
Je fus tenté de tout lui révéler, mais j'eus peur de de ne point voir ni entendre Dora.
heurter sa simplicité paysanne. Je lui répondis: Celle-ci écrivit:
- Je ne vois pas une fille sur terre qui mérite de
me troubler. II devait en etre ainsi car tu vis par tes cinq sens
Elle rit franchement et me dit: encore plus que par ta pensée. II ne te suffit plus de me
- Patience 1 mon jeune maître. Quand l'amour vien- lire, tu recherches d'autres contacts. Je ne devrais pas
dra il sera si fort qu'il vous brisera comme un fétu 1 céder à ton désir parce qu'un abandon entraine l'autre,
Je me demandai où Catherine avait pêché son expé· mais je ne puis me tenir de penser au temps où j'étais
rience et je soupçonnai qu'elle aussi avait eu des troubles moi-meme dans tes bras.
de cœur.
CI Quand l'amour viendra Il, avait-elle dit. Comment Je pensai:
.
,aurait-elle eu la pensée que l'amour - et quel amour! "-
était déjà venu?
••'
« Qui étais-je donc 1 Il
Elle lut dans ma pensée .
Puis la suave odeur, peu à peu s'évanouit. difficile sur la terre. Pour nous autres, le temps n'existe
Je m'endormis presque aussitôt et me vis, en rêve, pas. Tu sais déjd que, pour Dieu, un siècle n'est pas
courant avec Dora sur les terrasses d'un merveilleux plus qu'une seconde et nous, sur notre plan, nous
palais. sommes des demi-dieux.
•••
Mais le moyen pour moi de ne pas souhait~r davan-
Beaucoup penseront que j'étais victime de ma seule tage, de réfréner l'envie d'en connaitre, chaque jour,
imagination et que cette étrange idylle était le fruit de un peu plus l Puisque notre infirmité à trois dÎillensions
ruminations extravagantes. Cependant les messages de est à la fois spatiale et temporelle, nous sommes bien
Dora étaient là, devant moi, avec leurs fines pattes· de obligés de dérouler, spire à spire, le peloton de notre
mouches si éloignées de mon graphisme habituel. j'ai, existence et d'avancer, pas à pas, vers le moindre de
en effet, une écriture de garçon, ronde et virile, alors nos buts. Que m'importait, au surplus, cette ankylose
que celle de Dora est gracile et allongée. Pour un grapho- tri-dimensionnelle si je la partageais avec un être chéri l
logue il n'y a rien de commun entre nos majuscules, Pour les amants aussi le temps n'existe plus, ce qui
l'emplacement et l'orientation des accents, les barres prouve que l'amour est chose divine. j'implorai Dora
sur les t. j'écris droit et Dora penché. Je ponctue fidèle- de ne pas s'en tenir à une écriture et à un parfum.
ment mes phrases; il n'y a aucun signe de ponctuation
dans les messages,et c'est moi qui dois les mettre après Je ne devrais pas t'écouter, disait Dora, mais les atta-
coup pour m'y retrouver. Trop de différences de fond ches qui nous relient sont trop puissantes. Moi, si forte
et de forme existent entre les deux écritures pour qu'on d l'égard des autres créatures, je me sens d'une Insigne
puisse faire entre elles le moindre rapprochement. faiblesse quand il' s'agit/de toi. Je te donnerai donc plus
L'individualité de Dora était donc absolument indé- qu'une odeur, plus qu'une parole écrite. Mais n'en
pendante de la mienne. Et ces vues m'étaient confirmées demande pas davantage ou tu perdras tout.
sans cesse dans les communications du soir:
, Que celui qui est en proie au délire sentimental me
Ne te préoccupe pas de l'opinion d'autrui, mais de la jette la première pierre 1 Quand j'eusse été certain de
tienne propre. Les hommes les plus qualifiés pour l'inter- compromettre tout le reste j'aurais été incapable Je
prétation du monde visible sont les plus incapables
résister à mon désir. '
••.'
d'interpréter le monde de l'invu. Avant toutes les théo-
ries, toutes les inventions, toutes les découvertes, j'étais
et tu étais, comme je, te l'ai dit. Notre expérience est el
cheval sur des centaines de siècles. Comment tiendrait- Comme cela s'était produit maintes fois dans les
elle compte du jugement d'un temps fugitif l soirées précédentes, la chère odeur de roses m'annonça
la présence de Dora. Je savais·que mon amie était là,
Je me plaisais à recueillir les enseignements qui me ma douce et éternelle amie" et je refermais les bras sur
venaient d'une source aussi chère mais je préférais mille .; elle comme si l'on pouvait étreindre une odeur.
fois les lignes où, quittant ces hauteurs, Dora me parlait Et voici qu'un soufflepassa doucement sur mon visage
de notre amour. et que je sentis quelque chose qui ressemblait à la
caresse d'une voix.
Bien-aimé, il faut que tu sois patient et cela est - Viens, Dora 1 murmurai-je en tremblant de fièvre.
4
LES RÉINCARNATIONS DE DORA DORA
Je n'entendis pas de paroles, mais une sorte de musique élevées. Je me maudissais d'être si friable. Mais, hélas!
de l'au-delà. Ce qui suivit est proprement indéfinissable. je n'y pouvais rien.
J'eus l'impression multiple de l'odeur, du son, du Ma folie me reprit. Je dis tout haut:
contact. Mais mes yeux n'aperçurent aucune vision, - Dora, je te veux sous ton apparence de femme. J'ai
aucune forme. J'eus seulement la notion indicible d'une besoin de te respirer, de te voir, de te sentir palpitante
présence et je m'endormis. entre mes bras.
Celui qui serait tenté de rapprocher des sensations de Le jour où je m'exprimai ainsi, je ne reçus nul mes-
la chair ces épousailles célestes se tromperait grandement sage. Ce soir-là et les soirs suivants, ma main resta
sur l'état de mon âme et de mon cœur. Jamais je ne inerte sur le papier blanc. J'avais beau appeler Dora,
me sentis plus chaste de corps et de pensée. Ce n'est pas Dora demeurait muette. Une immense impression d'aban-
en vain qu'on s'élève à ces hauteurs. don· et de solitude me saisit.
Inévitable est le processus de l'amour. Chaque réali- Celui qui, sur la terre, perd de vue son amante, a
sation fait désirer plus ardemment la réalisation suivante. mille moyens de se mettre à sa recherche et de la
L'insatisfaction est fille de chaque désir satisfait. Plus retrouver. Je ne disp03ais d'aucun véhicule en direction
j'exigeais de Dora, plus Dora m'apportait .. Et plus elle de l'astral, d'aucune ligne téléphonique. Ou bien, si
m'apportait, plus j'exigeais d'elle. J'en vins à souhaiter cette dernière existe et relie le visible à l'invisible, j'étais
sa présence effective à mes côtés. comme l'homme au combiné qui ne connaît pas le
numéro. On comprendra ma peine, mon désarroi, mon
Que me demandes-tu? écrivait Dora sous ma plume sentiment de frustration irrémédiable. J'en vins à me
inconsciente. Ne t'ai-je pas donné davantage qu'il n'est demander si une entité malicieuse ne s'était pas jouée
permis? Prends garde que ton ambition d'avoir plus de moi.
encore ne te coDte ce que tu as. Parce que je suis sans Et puis, un soir, le timbre invisible résonna, la sonnerie
courage contre toi tu m'attires dans les régions basses. inaudible se fit entendre. Je le sentis à une furieuse
Et déjd je suis entourée de plus lourdes radiations. démangeaison dans ma main. A peine étais-je installé
Il n'est pas que des amitiés dans l'au-deld. Celui-ci devant la feuille vierge que mes doigts se crispèrent et
fourmille de mauvaises intentions et m~me de haines, formèrent des caractères incohérents. Puis leur ordon-
au moins dans l'astral inférieur. J'ai déjd sentt près de nance s'harmonisa mais la cadence était si rapide que
moi telle redoutable influence. Heureusement les plus j'en éprouvais des crampes jusqu'au haut du bras.
odieuses sont avides de moyens physiques d'expression. Cette fois je ne détournai pas mon attention et je
C'est ainsi que le pire des désincarnés est présentement suivis les lignes à mesure. Lorsque mes doigts se déten-
d la recherche d'une enveloppe corporelle. Fasse le ciel dirent et marquèrent la fin de la communication, je dus
que nous ne retrouvions pas sur terre l'être de mal qui, m'y reprendre à plusieurs reprises pour déchiffrer le
depuis des siècles, s'acharne contre nous / texte qui est resté gravé dans .mon esprit:
Ce propos m'étonna. Je cherchai dans mon passé et Bien-aimé, tu as gagné et perdu. Je n'ai d'autre moyen
songeai involontairement à l'homme qui se disait mon de te satisfaire que de redescendre Il ton étage. Je ml'
père. Tout était possible de la part du misérable du Pré- réincarne donc et m'enlise dans la chair. D'ici quinze
Clos. Mais je chassai cette préoccupation de mon esprit. ans, au moins, tu n'entendras plus parler de moi. Alors
Un désir plus impérieux que tout emplissait mon âme. il t'appartiendra de me joindre et de me reconna1tre.
Je demandai pardon à Dora. Je comprenais ses raisons Mais je ferai la moitié du chemin au-devant de toi. Ne
50 LES RÉINCARNATIONS DE DORA
CHAPlffiE VI
aurais-je accepté ce qui me paraissait inacceptable? médiocres de la terre et je n'avais eu qu'à me laisser
J'étais à l'âge des grandes exigences d'âme et de corps. porter et à le suivre pour m'envoler vers les hauteurs.
Pour moi le monde se ramenait à moi-même et j'eusse Je me repentais de l'avoir brisé, de lui avoir coupé
donné des peuplades entières pour la satisfaction de les ailes, et pourtant je ne regrettais pas de l'avoir fait
mon désir. Tous mes contemporains couraient après des descendre jusqu'à moi.
hochets tels .qu'argent, honneurs, réussite et ne convoi- \ Ce n'est pas la première année qui suivit la disparition
taient la femme que pour la moins noble des choses de Dora que je fis ces réflexions mais après de longs
qu'elle peut donner. Au lieu que moi je mettais la mois de peine durant lesquels je me révoltai contre
Femme à part, comme un ange descendu dans la vie, l'impitoyable justice des événements. Au bout de trois
une sorte d'instrument rare dont seuls les virtuoses ans, mon cœur, sans être pacifié, acceptait plus froide-
savent se servir. Je n'ignore pas qu'en la poétisant ainsi ment la vie. Ma plaie devenait moins sensible à mesure
je faisais le procès. de trop de femmes di1férentes et qu'elle était moins fraiche. j'étais en voie de cicatrisation.
incapables de soupçonner leur véritable destination. Et Le souvenir de Dora s'estompait dans ma mémoire,. et
cependant, plus j'y pense aujourd'hui, plus je suis au lieu de m'accuser d'ingratitude je reconnaissais qu'au
certain du rôle divin de la Femme si seulement elle fond rien n'existait de son image que par moi. En dehors
prend conscience de son charme profond. Car ce n'~t des messages que j'avais reçus - et qui, s'ils ne prove·
pas seulement d'agréables contours qu'est faite la beauté naient pas de ma conscience, étaient de mon graphisme
fémnine, mais bien plus encore de je ne sais quelle grâce _ rien ne subsistait d'elle que le cliché idéal né en moi.
mystérieuse, née de ses gestes et de sa voix. Il· m'est Mais il restait ce petit cahier où ses communications
arrivé d'entendre rire une femme que je n'ai jamais vue demeuraient encloses et que je feuilletais, de temps à
et d'en garder dans l'âme un frisson de souvenance. autre, comme un herbier du souvenir. Alors toutes mes
Volupté musicale et qui serait toute pure s'il ne s'y 'certitudes me revenaient en présen.ce de cette écriture
mêlait cependant quelque matérielle évocation. "
étrangère et de ce tour de phrase inhabituel.
En réalité une femme n'est jamais pour moi, ni pour Puis le temps, petit à petit, recouvrit tout de sa
les vrais amoureux de la Femme, uniquement ce qu'elle cendre. La mémoire s'émoussa progressivement de ce
croit être ni peut-être même ce qu'elle est. Elle s'accroit, qui avait été. Le présent continua à grignoter le passé
. en effet, se grandit et se transfigure de tout et par tout tandis que le futur grignoit lui-même l'heure présente .
ce que l'admiration de l'homme met autour. Autrement Je n'oubliai pas, mais je pensai à 'Dora comme à un
dit, la femme aimée n'est pas un chiffre mais une beau songe d'une nuit d'été.
somme, le merveilleux total d'appétits idéalisés. Puisque
les dieux s'en éprenaient, pourquoi le simple mortel se
..
••
fQt-il soustrait à cet assemblage unique qu'est le mirado:
féminin dans son attrayante complexité? La vie avait repris son cours et j'avais été repris par
On conviendra que, plus que nul autre, j'étais l'homme la vie. Je me plaisais à considérer la gloire de la terre
de ces apothéoses de la pensée et que plus que tout autre dans ses hivers et ses étés. Je m'intéressais à. nouveau
je construisais en moi-même de la beauté. Il ne me aux passantes anonymes, guettant l'apparition d'un beau
fallait qu'un objet, fQt-ce une statue inanimée, et j'en visage et d'un corps harmonieux ..
faisais la vie triomphante avec ses prolongements inté- Cette période de mon existence eOt été cependant fort
rieurs. A plus forte raison devais-je transposer dans vide si je n'avais eu la reSSOurce d'une masculine amitié.
l'incomparable une figure idéale comme celle de Dora. j'avais écrit au tuteur de Stéphane Was et ma lettre,
Cet amour astral sans impureté dépassait les amours après de nombreux détours, était parvenue à sa veuve·
LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉODORA 57
jetâmes dans les bras l'un de l'autre avant même de' encore à mon service et de me la savoir toujours atta-
nous regarder. Je fus le premier à dire: chée son cœur se réjouit. Je le fis parler de lui. mais
- Tu n'as pas changé, Stéphane. Je retrouve ton Stéphane n'aimait guère se mettre en évidence. Il. fut
visage grave et tes yeux qui regardent droit. modeste à son habitude et glissa sur ses succès d'étu-
Stéphane sourit légèrement: diant. Je ne pus que lui confesser la faiblesse de mes
- Moi. je te trouve différent. Bruno. plus concentré, études (compensée, il est vrai. par de longues et fruc-
plus dense, en un mot: un homme. tueuses lectures) et l'incapacité où je m'étais vu je
Nous nous prîmes encore les mains et nous regar- trouver une véritable situation.
dâmes avec émotion. - Que cela. dit-il. ne te rebute point. Tu .n'es pas un
- Pourquoi. lui dis-je, ne m'as-tu pas écrit? homme comme les autres. Ce qui conviendrait à un
- Je l'ai fait. répondit Stéphane. mais jamais on n'a caractère normal n'est pas ton fait. Si tu as tenu ce que
répondu à mes lettres. tu promettais. tu dois être une lyre vibrante. C'est
- C'est donc, fis-je, que quelqu'un s'est interposé pourquoi ton sort ne peut être qu'inhabituel.
entre nous. Je reconnus la justesse de cette observation. Infailli-
- Oui, dit-il. quelqu'un ou quelque chose. blement je suis en marge: de la vie courante. de la
- N'importe! Nous nous sommes retrouvés. Mainte- politique. de la mode. de l'amour et même de la religion.
nant. nous ne nous perdrons plus. \ Stéphane dit encore:
- Cher Bruno. je t'ai regretté. - On ne peut demander à un chronomètre de faire le
- Comme tu m'as manqué. Stéphane! Tu étais le travail d'un marteau-pilon, à une fleur de garnir le
plus viril de nous deux. J'ai da souffrir plus que toi. pot-au-feu. à un pur-sang de traîner un char de bette·
Stéphane dit gravement: raves.
- Tu me raconteras cela. Je ne te présente pas J'en convins. mais je fis observer à mon ami que les
Monique. Vous avez déjà fait connaissance. et tu sais deux avaient du bon.
que je suis le frère le mieux partagé . .....,..
Toutefois. ajoutai-je. quel est le plus précieux dans
Monique ne dit rien mais ses regards parlèrent pour la société? Est-ce le cheval de trait ou le cheval
elle. d'obstacles ?
- A table. messieurs! finit-elle par dire. Et ne me
Stéphane dit:
tenez pas rigueur pour ce déjeuner. - L'humanité se maintient en vie par les êtres qui
••.. sont dans la norme. mais elle n'évolue et ne progresse
que par les êtres d'exception.
Le repas fut sobre mais parfait, avec des choses Je ne pus m'empêcher de rougir.
comme je les aime. c'est-à-dire de peu de volume et de - J'ignore. dis-je. si je suis exceptionnel. En tout cas
qualité. ce doit être par la souffrance. C'est pourquoi je pense
En présence de Stéphane. Monique restait silencieuse. qu'il eGt mieux valu pour moi être un homme banal et
A sa façon de regarder son frère, on voyait qu'elle avait moyen.
pour lui de l'admiration. Et quand le regard de Stéphane Stéphane pressentit le tour que la conversation allait
se posait sur le visage de Monique. un sourire d'orgueil- prendre. Il se leva de table et m'entratna dans son
leuse tendresse se dessinait sur ses traits. cabinet.
Nous parlâmes de tout et de rien. Stéphane avait appris
la mort de mon père. Il me demanda si Catherine était
60 LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉODORA 61
de cette obsession tyrannique. Pour l'instant, par pudeur Je dis à mon ami combien mon adolescence avait été
sans doute, je gardais ce cancer moral dans mon sein. solitaire et comment, depuis que la vie nous avait écarté~
Stéphane dut s'apercevoir du trouble qui m'avait saisi l'un de l'autre, j'étais demeuré sans amitié masculine
à la remémoration de ma prime jeunesse. S'il soupçonna ou féminine, d'où un grand vide intérieur.
quelque tragédie, il ne m'en dit rien. Je murmurai alors, Stéphane ne parut pas surpris.
répondant à mes propres pensées: - Tu es, dit-il, trop exclusif pour ne pas demander
- Nous dramatisons parfois la simple comédie aux hommes et aux femmes plus que raisonnablement
humaine et nous exagérons l'ampleur des atteintes il ils ne peuvent te donner. A mon avis, tu seras l'homme
notre sensibilité.
d'une aventure unique et celle-ci absorbera ta vie entière.
Stéphane se contenta de remarquer: - Parles-tu par expérience? répondis-je.
- Rien n'existe qu'en fonction de l'interprétation - Non, répliqua Stéphane, car mon tempérament
qu'on en fait. Une action, identique en soi, ne peut diffère absolument du tien. Tu es un passionné et je
jamais être la même pour deux hommes. Je m'en suis suis un froid. Tu es un irrégulier et je suis un métho-
déjà avisé dans ma carrière de juge et cela nous confère
dique. C'est peut-être ce qui fait que nous nous recher-
une lourde responsabilité. Toutefois la faculté d'inter-
chons. Je trouve en toi ce qui me manque et dont
prétation n'est pas seulement variable en qualité, comme
obscurément j'ai la nostalgie. Tu trouves en moi ce qui
il apparaît chez les individus de race, de milieu, ou
te complète et te fait défaut. J'ai besoin d'être soulevé·
d'éducation différents, elle est aussi variable en quantité.
par ta fantaisie; tu as besoin de te raccrocher à ·ma
Toi, par exemple, Bruno, tu es capable de mille construc-
pondération.
tions intérieures dont la possibilité échappe à la plupart
de tes contemporains .. Je m'élevai contre ces derniers mots:
- Dis tout de suite, fis-je en souriant, que je suis un .-= Non, Stéphane. Tu as plus de lyrisme que tu ne
mythomane. crois, et moi plus de raison que· tu ne penses. Heureu-
- Poursuis donc ton récit et n'omets rien des circons- sement, sans quoi ce que je vais te dire te ferait douter
tances, même les plus extravagantes, car ce sont souvent de la rectitude de mon esprit.
celles dont on tire le meilleur parti. Je l'ai déjà observé Je lui fis alors une relation détaillée de l'expérience
en matière d'instruction criminelle. Le plus fin limier Dora sans en négliger la moindre partie. Je lui narrai
serait bien' en peine s'il n'avait le secours de ce qu'il les séances auxquelles j'avais assisté chez M. Aristide
appelle le hasard. et lui montrai les messages que j'avais reçus. Contraire-
- Tu prêches' un converti. Mais sois tranquille. Au Illent à ce que je supposais, Stéphane ne marqua point
risque de t'importuner, je ne te ferai grâce de rien. l'étonnement où le plongeait une telle confidence. Et·
Je fis part à Stéphane de mon bref séjour dans l'admi· c'est là que je vis à quel point il était maitre de 'ie~
nistration que je considérais comme une erreur juvénile, sentiments.
parce que tout m'y avait blessé et que je n'y avais rien Mon estime pour lui s'en accrut car, à sa place,
appris. j'aurais été incapable d'en modérer l'expre.c;sion. Je vis
- Détrompe-toi, assura Stéphane. Aucune expérience seulement qu'il était prodigieusement intéressé par cette
n'est inutile. Tu le reconnaîtras par la suite mais il est aventure d'apparence extra-humaine. II se contenta de
encore trop tÔt. deux ou trois questions fort brèves au cours de mon
Je devais constater par la suite l'exactitude des vues exposé. Aucune d'entre elles ne permettait de préjuger
de Stéphane et souvent j'ai eu lieu de me féliciter de son opinion définitive et mon incertitude dura jusqu'à
m'être baigné dans le social. ce qu'il eGt fait lecture du dernier message de- Dora.
5
LES RÉINCARNATIONS DE DORA
TIlÉODORA
que celui-ci se rebelle, l'hypnotiseur est généralement W AS. - Peux-tu retourner en arrière?
sans pouvoir. VOGEL.- Je le crois
Au bout de deux à trois minutes je perdis conscience W AS. - Essaie.
et Stéphane me dit au réveil, qui eut lieu une demi- VOGEL.- Je suis bureaucrate. Je vois des chiffres.
heure après, que je n'avais rien fait d'intéressant. Il W AS. - Et avant?
n'était pas fâché cependant d'avoir effectué cette tenta- VOGEL.- De l'écriture.
tive parce qu'elle lui avait permis de prendre mesure W AS. - Quelle écriture?
de son action. Un souffle et une simple injonction avaient VOGEL.- La mienne .. Non! Elle n'est pas de moi.
suffi pour me tirer de l'hypnose et il ne subsistait aucune W AS. - De qui, alors?
fatigue chez l'opérateur et le sujet. VOGEL.- De Dora.
Nous convînmes que cela ne constituait qu'une demi- W AS. - Qui est Dora?
réussite, une sorte d'entrée en matière qui exigeait un VOGEL.- Je l'ignore.
développement. En somme, pas un seul moment je W AS. - Mets-toi à sa recherche. Où est-elle?
n'avais été en transe profonde, la seule qui permette VOCEL.- Je ne sais. Je ne la trouve pas.
une exploration des plans anormaux. W AS. - Cherche encore.
Dès le lendemain, dimanche, au cours de l'apres-midi, VOGEL.- Je m'écrase contre le mur. n n'y a pas de
eut lieu la seconde expérience. Stéphane prolongea ses passage.
passes magnétiques et ses commandements formels. A W AS. - Alors remonte plus haut.
trois heures, il parut que j'étais profondément endormi, VOGEL.- J'ai quinze ans.
ainsi que l'attestaient des contractures et une rigidité W AS. - Plus haut ..
cadavérique des membres inférieurs. (A ce moment, le sujet pousse un cri affreux.)
Voici le compte rendu de cette séance, qui devait être W AS. - Qu'y a-t-il?
suivie de deux autres. VOGEL.- Mon père 1..
(Vogel donne des signes de grande agitation.)
W AS. - Dors-tu? W AS. - Laisse ton père 1
VOGEL.- Oui. VOCEL.- Oui.
W AS. - Profondément? WAS. - Et remonte plus loin.
VOGEL.- Profondément. VOCEL.- Je suis un petit enfant.
W AS. - Es-tu en état de dissociation ? W AS. - Et avant?
VOGEL.- Je me sens au-dessus de moi-même. VOCEL.- Je suis seul dans la nuit et dans la neige.
W AS. - Quelle impression éprouves-tu? (Vogel s'écrie: « Catherine! ll)
VOGEL.- Celle d'être détaché, de planer. W AS. - Es-tu fatigué?
W AS. - Es-tu très haut? VOGEL.- Oui, un peu.
VOGEL.- Oui, très haut. W AS. - Cela suffit pour cette fois.
W AS. - Que vois-tu?
VOGEL.- Mon corps étendu. Stéphane me réveilla aisément et Monique traduiSit
W AS. - Quoi encore? l'interrogatoire. Cette remontée dans la conscience parut
VOGEL.- Vos doubles. explicable. En fait, les régressions de la mémoire n'ont
W AS. - Qu'ont de particulier nos doubles? rien de surprenant.
VOCEL.- Celui de Stéphane brille comme de l'or: Nous décidâmes d'attendre au samedi suivant pour
celui de Monique étincelle comme l'argent. tenir une autre séance. Entre temps, Stéphane m'ent~-
LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉODORA 73
prit sur un chapitre différent et me fit honte de mon rapide que les premières fois, parce que l'opérateur ~tait
inactivité.
plus entraîné et que le sujet s'y prêtait davantage. J'avais
- Je suis persuadé, me dit-il, de tes dons de poète. une confiance totale en Stéphane et n'aurais abdiqué au
Toutefois ceux-ci ne sont pas incompatibles avec llne profit d'aucun autre ma personnalité.
profession. Au contraire, nos meilleurs écrivains ont eu Je cite, d'après les notes de Monique, ce que fut œ
un métier, soit parce qu'ils en éprouvaient le beSOin nouvel interrogatoire. On va voir que la préoccupation
matériel, soit parce qu'ils y enrichissaient leur connais- principale de Stéphane avait, comme la mienne, ponr
sance du monde. Et il n'apparaît pas que leur œuvre objet Dora.
ait pâti de leurs plus vulgaires occupations. Nul n'a le
droit de se retrancher du social, c'est-à-dire de la commu- WAS. - Tu dors?
nion des hommes. Celui qui dispose d'une fortune VOGEL. - Oui.
personnelle - et c'est ton cas - a même de plus grands W AS. - Ton esprit est dégagé des chaînes corporelles 1
devoirs .. VOGEL. - Je suis léger. Je ne sens plus la pesanteur
J'étais disposé à me rendre à ces raisons, mais j'éprou- de mon corps.
vais de la gêne à me retremper dans l'ancien milieu W AS. - Tu es lucide?
bureaucratique et j'en fis l'objection à Stéphane qui m~ VOGEL. - Parfaitement lucide.
répondit: W AS. - Je t'ordonne de lire le dernier message de
- Crois-tu que le juge en soit exempt 1 Je suis en Dora.
contact avec les pires déchets sociaux. Je vois l'huma- VOGEL. - Je le lis.
nité sous sa face la plus misérable. Un tribunal est une W AS. - Ce message émane-t-il de toi ou d'un autre?
sentine où aboutissent toutes les laideurs. VOGEL. - D'un autre.
- N'en es-tu pas écœuré parfois 1 I.ui demandai-je. W AS. - Tu n'y es absolument pour rien, consciem-
- Non, parce que j'ai choisi ma tâche, qui est de me ment ou inconsciemment?
pencher sur les maladies morales, comme le médecin VOGEL. - J'ai été seulement le porte-plume, l'instru-
qui a choisi la sienne et se penche sur les maux du corpo;. ment.
Ces paroles me frappèrent et je demandai ma réinté- W AS. - Le message ne proviendrait-il pas d'une régiO:l
gration dans la vie administrative. Soutenu par l'exemple inconnue de toi-même?
de Stéphane, j'eus l'impression de m'y rendre utile et VOGEL. - Toute mon inconscience et ma subconscience
je n'en vis plus les fâcheux aspects. sont comme un livre ouvert devant moi.
Catherine manifesta une grande joie de cette réforme W AS. - Y vois-tu Dora?
de ma vie. Pour moi, non seulement je lui dus une VOGEL. - Comme pensée, oui. Non, comme personn~.
connaissance plus approfondie des relations humaines, . W AS. - Dora est donc une entité distincte de toi?
mais encore elle constitua ma sauvegarde dans les VOGEL. - Oui, entièrement.
années à venir.
••..
W AS. - Que sais-tu d'elle?
VOGEL. - Rien, je te l'ai dit. Je la cherche, mais elle
est introuvable.
Ce ne fut que quinze jours plus tard que Stéphane W AS. - Sens-tu la fatigue?
jugea bon de me remettre en transe. j'étais plus impl- VOGEL. - Non ..
tient que lui de savoir ce que j'allais dire au cours du W AS. - Alors, remonte dans ta vie plus haut que la
sommeil profond. dernière fois.
Celui-ci, comme il est de règle, fut beaucoup plus VOGI;;L. - M'y voilà.
7<t LES RÉINCARNATIONS DE DORA
THÉODORA 75
(A ce moment, le sujet prend une curieuse
position. Ses genoux remontent jusqu'à sa poi. 11 parait qu'alors je poussai un cri terrible. Stéphane
trine, sa tête s'affaisse sur ses genoux: il se ordonna:
recroqueville totalement.) - Remonte! Remonte 1... Puis réveille·toi 1
W AS. - Que fais·tu là? Je me retrouvai assis sur mon fauteuil, cœur battant
VOGEL. - Je suis dans le ventre de ma mère. et tempes livides. Une sueur abondante coulait de mon
W AS. - Et avant? front.
(Le sujet reprend une position normale.) Stéphane dit :
VOGEL. - Avant; je suis désincarné. - J'ai eu tort de !e faire descendre si bas. L'astral e~"t
W AS. - Comment te sens-tu en état de désincarnation! sans doute une jungle terrible. Qui sait ce que tu as vu,
VOGEL. ~ Libre, libre. Je suis libre. mon pauvre Bruno?
W AS. - Tu es heureux? Mais je ne me souvenais de rien. Je sentais seulement
VOGEL. - Je suis dans l'univers de la pensée et le que j'étais épuisé et que la séance était finie. Mon ~eul
monde du désir. désir visait au repos. On m'étendit sur un lit et j'y
W AS. - Qu'y vois-tu? dormis d'un sommeil naturel et paisible.
VOGEL. - Je suis entouré d'esprits de toutes sortes, les
uns qui montent, d'autres qui descendent et tous en
.'
••
constante vibration.
W AS. - Qu'y fais-tu ? Le lendemain seulement je pris connaissance de la
VOGEL. - Je m'y meus comme je veux, par simple sténographie. Was voulait interrompre les séances et
intention. Je construis par la pensée. Monique apeurée l'en suppliait instamment. Je les el)
W AS. - Es-tu dans un milieu bas ou dans un milieu dissuadai de mon mieux car il semblait que nous fussions
élevé? à la veille de décou vertes .intéressantes.
VOGEL. - Là où je suis, il n'y a pas de dimension. '- Je suis de ton avis, dit Stéphane, mais la dernière
11y a seulement une différence de densité. Nous sommes séance t'a trop fatigué.
plus ou moins éthérés ou plus ou moins denses. Je lui répondis:
W AS. - Peux-tu monter dans le plus éthéré? - Si j'en juge par le procès-verbal, ton erreur fut de
VOGEL. - J'y monte, mais je suis vite arrêté. me plonger dans un milieu trop peu fluide et en oppo-
W AS. - Pourquoi? sition avec mes propres aspirations. Il y a eu discordance
VOGEL. - Parce que mes vibrations ne sont pas assez entre mon rythme et celui dù monde où tu m'as conduit.
rapides. De même le plongeur est contraint d'observer divers
W AS. - Peux·tu descendre dans le plus dense? paliers dans sa descente, sous peine d'être exposé à de
VOGEL. - Je le puis mais j'y souffre. dangereuses surpressions.
W AS. - Pourquoi? - Oui, admit Stéphane. J'ai péché par imprudence.
VOGEL. - Parce que mes vibrations ne sont pas assez Ma seule excuse est de ne pas avoir .CI1.\ à la réalité de
lentes. tes interprétations. Mais où commence cette réalité et
W AS. - Essaie néanmoins. Qu'y a-t·il autour de toi' où finit le rêve 7 Question angoissante et c'est pourquoi,
(Le sujet exprime le dégo(Jt. Tont son visaglJ en défiance de moi· même, je croirais sage de ne pas
.~e contracte.) récidiver .
VOGEL. - Horreur J... Les monstres pullulent ... Oh 1 Monique ajouta:
Celui-ci est particulièrement affreux 1... - Bruno était tellement horrifié que je me sentais
moi·même pleine de trouble. Ne jouez pas avec ces
LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉODORA 77
forces inconnues qui peuvent vous entraîner on ne W AS. - As-tu donc une difficulté au cours de cette
salt où. régression ?
Je les rassurai: VOGEL.- Ce n'est pas facile du tout. Il faut d'abord
- Si vous aviez assisté comme moi à nombre de que je ressoude la corde.
séances spirites, vous sauriez que ces phénomènes sont W AS. - Quelle corde?
chose courante et que les occultistes savent parfaitement VQGEL.- La corde d'argent, qui rattache l'âme au
se protéger. corps.
- Mais, objecta Stéphane, nous ne sommes pas des W AS. - Veux-tu dire que tu te réintroduis dans ton
occultistes. Tout au plus des chercheurs sincères dési- incarnation ancienne l
reux de se documenter. j VOGEL.- Oui. j'ai déjà réussi à faire entrer mon corps
- Dans ces conditions, répliquai-je, faisons encore un astral dans la tête du mort.
essai avec les précautions d'usage. Si, par la suite, vous W AS. - Continue, si tu peux.
estimez inutile de poursuivre l'expérience je me ran· VOGEL.- Je me déploie dans sa poitrine Je gagne
gerai à votre avis. son ventre ... ses jambes ... Je suis réincorporé .
Il fut donc convenu que nous tiendrions une ultime W AS - Réincorporé dans quoi 7
séance, après quoi' nous renoncerions à explorer SOIJS VOGEL.- Dans mon cadavre. Je vais de la fosse au
cette forme le monde inconnu. corbillard.
W AS. - Après?
.'
•• VOGEL.- .n du corbillard à la maison ... Je suis sorti
de la bière. Me voilà étendu avec des gens qui pleurent
tout autour.
Je jugeai inutile d'influencer Stéphane et d'orient~r WAS. - Et avant cela?
le sens de ses recherches. Je savais que ce qui le préoccu.
(Le sujet a l'air de souffrir.)
pait avant tout était l'identification de Dora. Puisqu'il
n'y avait à espérer d'elle aucun contact délibéré, il fallait VOGEL.- Je suis malade, très malade.
prendre une voie indirecte. Or la remontée dans le W AS. - Franchis vite ce passage. Et avant?
temps, au cours de rhypnose, semblait être le meilleur VOGEL.- Avant, je suis un homme barbu.
moyen offert. W AS. - En quelle année es-tu?
VOGEL.- 1785 ou 1775.
Nous prîmes la précaution de me laisser reposer
pendant une grande quinzaine. Alors fut tentée la W AS. - Quelle est ta profession?
suprême expérience d'ordre régressif. D'après le récit VOGEL.- Philosophe.
qu'on m'en fit, je me trouvai replacé à mi-hauteur de W AS. - Quelle philosophie 7
l'astral, autrement dit dans le moyen étage incorporel. VOGEL.- Je suis un ami de Diderot.
W AS. - Es-tu marié 7
Stéphane ne s'attarda pas à ce stade et je reproduis ici,
une fois de plus, l'interrogatoire. VOGEL.- Je l'ai été. C'est le deuil immense de ma vie.
WAS. - Avec qui?
W AS. - Peux-tu t'extraire de l'astral en direction d'un~ VOGEL.- Avec Elle.
incarnation précédente 7 W AS. - Qui, elle 7 Son nom 7
VOGEL.- Je le puis. VOGEL.- Elle s'appelait Dora.
W AS. - Remonte à nouveau le cours de tes vies. W AS. - Parle, parle vite 1 Qui était-elle 7 Que faisait-
VOGEL.- j'essaie. elle 7
LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉODORA 79
6
80 LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉODORA 81
Oui, mais quelles percées dans cette sylve incon- F.lles contribuèrent seulement à entretenir mon espé-
nue 1 Quels abattis. quelles clairières. quels établissements rance d'un unique amour. Bien que je fusse naturelle-
ultérieurs 1 ment sensuel et d'âme frémissante. il me fut- impossible
Monique dit: de nouer des liaisons fugitives et des accordailles sans
- Cela est vrai. mais combien d'aventuriers ont péri lendemain. Cela me paraissait profaner le merveilleux
sous la hache des Indiens ou la dent des bêtes! espoir que j'abritais en moi-même et qui se rattachait
- Elle a· raison, conclut Stéphane. Il nous faut être à tant de vies antérieures qu'il faisait litière du présent.
circonspects. Qu'importaient. en effet. les guerres futures du
Je me fis remettre la sténo de la troisième séance et xx· siècle aux contemporains d'Alexandre 1 Que nous
je l'étudiai attentivement dans le silence de mon cabinet. importent aujourd'hui les dévastations d'Attila 1 Tandi'i
Je n'avais jamais vraiment douté de la. réalité de Dora. que l'amour que j'imaginais entre deux êtres de même
mais le temps avait jeté sur mes premières impressions sorte et qui se poursuivait de siècle en siècle. d'ère en
sa cendre fine et le souvenir de Dora pâlissait en moi ère peut-être, m'exaltait suprêmement. J'y trouvais mieux
comme un daguerréotype exténué. qu'une espérance immortelle; il avait un goût d'éternité.
, ••..
Cette ultime révélation. issue des profondeurs de ma
subconscience. ravivait en moi la mémoire d'incroyables
exaltations. Je ne doutais plus désormais que Dora fût
un jour rattachée à ma vie et je me repris à caresser Pendant cette; décade. mon intimité avec Stéphane et
en moi-même le doux fantôme de son amour. Monique alla toujours se resserrant. Mon ami avait été
mobilisé presque sur place et avait tenté d'introduire
dans la justice militaire sa foi compréhensive de
l'humain.
Stéphane était un cerveau froid et positif, une belle
armature morale. mais un homme, semble-t-il, dont les
sens ne parlaient pas très haut .. Il resta célibataire toute
CHAPITRE VIII sa vie et s'il le regretta parfois, ce que j'ignore, ne le
manifesta jamais. Peut-être cela valut-il mieux pour sa
jeune sœur. avec laquelle il passa une grande partie de
son existence. même si l'on tient compte des événements
Que se passa-t-il dans la période comprise entre 19[0 qui devaient surgir entre nous.
et 19201 Des événements essentiels pour l'histoire pré. J'étais - je l'ai dit - l'homme d'un unique sentiment.
sente de l'Humanité, mais sans intérêt direct pour moi- Celui-ci me gardait d'inclinations ordinaires, fussent-
même. elles des plus séduisantes au regard d'un autre que moi.
Ma situation dans les services auxiliaires fit que mon En dépit de cette tenace attente de Dora et de tout .ce
administration - laquelle était publique - me tint eh que je cristallisais autour d'elle. je n'étais pas assez
sursis jusqu'à ]a fin des hostilités. Je n'en subis pas moins aveugle pour ne pas rem3l'quer Monique. C'était un être
de nombreux examens médicaux à l'issue desquels je Ile moins beau que charmant et dont le caractère était
savais jamais si le départ ne serait pas inéluctable. Contre admirable. Elle était pour Stéphane la sœur idéale, et
toute attente je restai civil et n'eus pas à manier ]es pour moi une amie de tout repos. Je ne parvins jamais
engins de mort. à me considérer à son égard ëomme autre chose qu'un
Pour moi donc ces dix années furent sans histoire. membre de sa famille. Aussi j'en usais avec elle sur un
82 LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉODORA
picd d'affcction réelle que nulle pensée étrangère ne dant je n'ai jamais envisagé d'épouser personne, du
profanait. Je ne fus pas longtemps sans m'apercevoir moins pas jusqu'à présent.
que Monique avait une attitude différente. Je remarquais _ Je le regrette sincèrement, dit Stéphane. Il y a
sa joie très vive quand j'arrivais, sa tristesse quand Je longtemps que j'espérais cette union et même, pour te
m'éloignais. Lorsque nous étions seuls. ce qui arrivait parler franc, elle a depuis toujours été considérée comme
souvent, elle ne parvenait pas à cacher son trouble. acquise dans mon esprit. Nous étions frères par le cœur,
Alors elle dérobait le beau regard de ses yeux bleus. Je nous l'aurions été doublement par ce mariage. Un tel
doutai d'abord de ce sentiment puis il devint si évident aboutissement me paraissait naturel.
que j'en ressentis une gêne. A ce moment. j'espaçai mes _ Ces paroles, répondis-je, me couvrent de confusio'l.
visites chez les Was et Stéphane me demanda une Je ne mérite ni ton amitié ni l'amour de Monique. MaiS
explication de ma tiédeur. Je me retranchai derrière des est-on maître d'un sentiment aussi indéfinissable que
travaux personnels et professionnels. mais il ne fut pas l'amour? Si je devais épouser l'une des créatures actuel-
dupe de ma défaite. A sa manière directe. il aborda h: lement vivantes sur cette terre je n'en souhaiterais pas
sujet que je fuyais. d'autre que celle en qui je ne vois, comme toi. que des
- Bruno. me dit-il. tu as le droit d'être dur mais pas vertus.
celui d'être lâche. Rien ne doit être obscur. tout doit être _ Cela signifie donc, constata Stéphane, que tu n'as
clair entre nous. Je ne crois pas abuser du secret de pas d'autre inclination présente, comme je l'avais craint.
Monique ni t'apprendre quoi que ce soit en faisant état Serais-tu résolu au célibat? Cela me paraît contraire à
du sentiment que ma sœur éprouve pour ta personlle. tes aspirations intimes. telles du moins que je les
- Je l'ai remarqué. dis-je à Stéphane. Et c'est pour- connais.
quoi j'évite Monique puisqu'il m'est impossible de la _ Mon ami, lui dis-je, tu sais tout de moi et jamais
payer de retour. je n'ai tenté de te dissimuler une seule de mes pensées.
Stéphane me regarda bien en face. Non, mon rêve n'est pas de vieillir dans la solitude,
- Expliquons-nous franchement de manière que toutes car je suis essentiellement fait pour être uni.
choses soient nettes et que nulle ombre ne vienne ternir Ici. je marquai une hésitation. Et Stéphane fit douce-
notre amitié. ment:
Je répondis: - Parle. Bruno. Je puis tout entl!ndre.
- Je ne demande pas mieux et même cette explication _ Entendre, peut-être. répliquai-je. Mais comprendre?
je la souhaite. _ Hélas! dit Stéphane. je ne comprends que trop.
Stéphane acquiesça d'un signe de tête. Depuis que Dora a cessé d'être l'objet de nos conver-
- Tu aimes cependant ma sœur. affirma-t-il. sations. je pensais que ce fantôme n'habitait plus ton
- Oui. Stéphane. Autant que tu peux la chérir toi- âme. Est-il possible que tu laisses Monique vivante pour
même. Mais non point autrement. car je ne l'aime pas un être qui n'a peut-être jamais existé?
d'amour. Je m'écriai:
Stéphane reprit: - Qu'en sais-tu?
- L'amour-passion n'cst pas indispensable dans la vie Mais Stéphane:
et une union peut être heureuse rien qu'avec de l'estime _ Qu'en sais-tu toi-même? Il n'y a sans doute pas
et de l'affection. une chance sur milIe ....
Je le reconnus. Je l'interrompis:
- Nul plus que moi n'en est persuadé. J'ai pour _ Stéphane, ne me brise pas. Tout ce que tu dis, avec
Monique l'estime et l'affection les plus grandes. Cepen- une apparence de raison, je me le répète depuis Jes
LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉoDORA 85
années. Crois-tu que moi aussi je ne sois pas visité par à dater d'aujourd'hui Dora ne s'est pas révélée, alors, je
le doute? Que cette aventure ne me paraisse pas démente te le promets, je viendrai trouver Monique et lui deman-
p~r instants? Et pourtant, certains jours ou certaines
••..
der pardon.
nuits, j'ai la certitude de sa présence avec une acuité,
une force qui me font bondir le cœur. Alors je
n'escompte plus Dora; je la vois et je la touche. No:!, L'année 1920 s'écoula sans incident d'aucune sorte.
non, Stéphane, le délai qu'elle m'a fixé est à son terme; La pensée de Dora ne me quittait pas, car je l'avais
l'échéance qu'elle m'ass.igna se rapproche. Vois-tu qu'elle enrichie depuis quinze ans. Je me demandais où et quand
m'apparaisse et dise: « Me voici! Il et que je sois déjà
lié? Dora se manifesterait, comment et sous quelle forme.
En admettant qu'elle fit la moitié du chemin à ma
Stéphane demeura un temps sans répondre et dit: rencontre, cela signifiait que je devais faire l'autre
- C'était bien cela. Tu es fiancé à une ombre pour moitié. Mais en quoi consistait exactement cette autre
la vie.
moitié de la route? Devais-je entreprendre un voya~e,
Je protestai violemment: changer de profession? Et pourquoi de ce côté-ci plus
- Ce n'est pas une ombre. La Dora de chair peut que de ce cÔté-là? Et quelle profession me rapprocherait
maintenant surgir. d'elle plus que l'autre?
Mon ami garda son calme habituel et en lui reparut Dans cette incertitude, j'aurais voulu prendre. conseH
le juge. de Stéphane, mais je sentais qu'il n'était pas disposé à
- Examinons froidement les choses. Que disait le m'en entretenir. Pour lui tout ce que j'espérais n'était
dernier message de Dora? qu'illusion, fantasmagorie et le produit imaginatif de
Je n'eus pas de peine à répondre, car je le savais par mon cerveau. Il me dit un jour d'ailleurs qu'il déplorait
cœur et nul mot n'avait quitté ma pensée. Je proférai nos expériences passées et regrettait de s'être prêté à
à haute voix:
l'intoxication de mon esprit. Aussi n'allais-je chez les
Was que de loin en loin et mon attitude était gênée.
D'ici quinte ans au moins tu n'entendras plus parler Monique avait un sourire triste pour m'accueillir. Je
de moi. Alors il t'appartiendra de me joindre et de me la regardais parfois à la dérobée et je convenais en
reconna1tre. Mais je ferai la moitié du chemin au-devant moi-même qu'elle était une créature faite pour donn~
de .toi.
et pour goQter le bonheur. Mais un mur opaque nous
séparait et j'étais malheureux de la sentir malheureuse.
Stéphane se contenta de dire: Il me semblait aussi que j'avais perdu l'estime de Was.
- Rappelle-moi l'année de cette communication? Qu'on imagine ma situation dans cette période pénible
- 1905. Nous sommes en 1920. Donc la quinzième de ma vie 1 Je sais que la plupart ne comprendront pas
année est écoulée. ma conduite et me donneront tort. C'est parce qu'ils ne
- Et tu espères rencontrer la femme de tes existences se mettent pas à ma place, avec ma formation, me.>
précédentes? tendances; que, pour juger quelqu'un, il faut avoir subi
- OuI.
les mêmes impressions que lui. En parlant ainsi je pensais
- Et s'il n'y a pas d'existences précédentes? toujours à Stéphane, à la fois parce qu'il était juge et
-Ilyena. parce qu'il était mon ami. Il est peut-àre encore plus
- Et si Dora ne se présente pas? difficile d'être ami que d'être juge. L'ami est toujours un
Je dis à mon ami: juge. Le juge est rarement un ami.
- Accorde-moi un délai d'un an. Si, dans douze mois Je me disais:
86 LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉODORA
II Dieu seul, qui comprend tout et voit jusqu'au fond satisfactions de sa vie. Aussi l'emménagement fut-il
des âmes, est capable de me comprendre et de pénétrer prompt. La petite propriété s'appelait La Roche-Honneur,
dans les méandres de mon cœur. Mais Dieu est trop à cause de l'entablement rocheux auquel elle était
loin, trop haut. Il ne peut m'atteindre qu'à travers moi- appuyée. Elle n'avait pas le moindre voisinage et
même. Ainsi la pensée divine est liée à mon interpré- l'immeuble le plus proche était un monastère juché sur
tation. Or je savais l'imperfection de celle-ci, ses hési- le fatte du coteau. En continuant vers la campagne on
tations, ses doutes. Pour ne pas douter de Dieu, il trouvait deux autres maisons, distantes de trois cents
faudrait entendre sa voix toute nue. Mais s'il me parl,lIt mètres, dont l'une, qui croulait en juin sous les roses,
ainsi, Dieu ne serait plus Lui. 1) était habitée par un couple de vieillards. Ceux-ci sor-
taient rarement, l'homme parce qu'il était rhumatisant,
••• la femme parce qu'elle se consacrait à la culture d'lIn
potager. Je ne connus ces détails que peu à peu par
J'en étais là de ces réflexions où je tournais en rond Catherine, car je ne fréquentais personne et ignorais
dans moi-même sans trouver l'issue vers la libération. tout des gens de mon quartier.
Je pensais que je n'étais peut-être pas réellement prison. Je croyais que ces vieux époux vivaient seuls, puis je
nier mais seulement captif d'une fausse vision des m'aperçus qu'ils avaient une fillette. Celle-ci passait de
choses. Mon cas semblait comparable à celui de l'ivrogne temps en temps pour aller à la ville et je ne l'aurais
qui fait vingt fois le tour de la grille de l'Obélisque et certes pas remarquée si, par un jour de grand soleil, je
s'écrie soudain: II Ils m'ont enfermé 1 » n'avais été frappé par sa chevelure qui semblait de l'or
Il était possible que je fusse emprisonné dans le décor en fusion. J'ai toujours été très sensible à la grâce
artificiel de ma pensée alors qu'il eQt suffi de passer dans féminine et indépendamment de tout émoi sexuel. En
la coulisse pour retrouver le réel et la porte du dehors. l'espèce les sens ne pouvaient entrer en jeu puisque je
Seulement j'ignorais dans quelle direction nouvelle je' donnais à cette enfant quatorze ans à peine. Elle était
devais m'orienter, sur quel plan de l'esprit j'avais à maigre comme on l'est d'ordinaire à cet âge, mais sem-
prendre l'initiative. Tout me sembla soudain confusion, blait vive et pleine de santé. Son visage me parut fin et
désordre et hasard. régulier. Toutefois, comme je l'avais aperçu d'une fenê-
Sur ces entrefaites on me proposa d'acheter une tre de l'étage, mon jugement était plein d'incertitude. Je
maison située en dehors de la ville et qui n'~tait séparée n'y attachai d'ailleurs aucune importance, me dis~nt
du fleuve que par la route, ce qui lui permettait une seulement:
vue reposante sur les prairies du bord opposé. II Charmant voisinage 1 Cette fillette met de la lumière
Je vendis la maison que j'avais héritée de M. Vogel dans le décor. »)
avec la satisfaction d'un homme qui rejette une partie J'en parlai à Catherine plusieurs mois après notre
douloureuse de son passé derrière lui. Ce geste m'éloi- installation, et celle-ci me dit :
gnait encore des Was, mais il me semblait que cet _ J'achète souvent des fruits et des œufs chez le
éloignement était nécessaire aussi bien pour eux que grand.père et la grand·mère. Ce sont de bonnes gens dont
pour moi. tout le monde dit grand bien.
Catherine avait hésité un peu avant de quitter ses _ Mais, fis-je, il me semble qu'ils n'ont pas eu toujours
habitudes, mais la nouvelle demeure se trouvait entourée cette enfant?
d'un jardin assez vaste et cela séduisit ses goQts terriens. _ En effet, répondit Catherine, nous l'avons précédée
La perspective de voir ses légumes grandir et ses propres ici de plusieurs semaines. Avant, elle était dans un pen-
fruits pendre aux arbres lui causa une des plus grandes sionnat de la banlieue de Paris.
88 LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉODORA
Je n'eus pas besoin d'en demander plus. Catherine Pour cela, je n'avais qu'un pas à faire et j'étais tout de
était trop heureuse de parler du voisinage. suite à cent lieues de chez moi.
- Figurez·vous que ses parents, qui étaient fils et bru En face de ma propre maison le fleuve opposait un~
de nos voisins, avaient un poste aux colonies. C'est invincible barrière au piéton que j'étais. Mais j'acquis
pourquoi leur petite était en pension en France dan~ un bateau plat que j'amarrai de l'autre côté de la route.
l'intervalle de leurs congés. Ils comptaient rentrer défini- En cinquante coups de rame je me trouvais dans la
tivement l'an prochain et reprendre leur fille. Et puis la prairie d'en face et hors de l'univers civilisé.
••..
fièvre jaune ou quelque chose d'approchant les a empor-
tés tous deux il y à six mois. Ça fait que les grands-
parents, qui s'appellent Bonté, ont fait venir la jeune
fille et veulent la garder près d'eux. Les Was furent peinés de mon éloignement, aussi hien
- Quel âge a-t-elle? le frère que la sœur, pour des raisons dissemblables mais
- Une quinzaine d'années. Elle a l'air d'une bonne qui toutes reposaient sur une véritable affection. Nos
enfant, un peu coquette peut-être, mais les vieux en sont entrevues s'espacèrent d'abord, puis redevinrent plu~
~ fiers 1 .. fréquentes ensuite, à mesure que ma nouvelle demeure
Catherine bavarda encore un instant pendant que je et son gracieux paysage les attirait.
reclassais des livres, puis elle dit: Stéphane fit un jour cette réflexion:
- Elle a un drôle de prénom. - Tu as bien fait de venir ici. Physiquement, cela
- Ah oui? t'est indispensable parce que tu es affamé d'air pur.
- On l'appelle Théo. Ça n'est pas un saint de chez Moralement aussi, parce que les spectacles naturels sont
nous. un facteur d'équilibre. II.est bon que tu reprennes contact
Je ne pus m'empêcher de rire. avec la terre et que tu sentes les bienfaits de ~apesanteur.
- Théo n'est pas un nom de .saint, ma bonne Cathe- - Je le crois aussi, lui dis-je. Mais sans Catherine la
rine. C'est, avec une lettre en moins, le nom de Dieu vie serait trop solitaire.
en grec. Stéphane dit sentencieusement:
- Bon 1 fit Catherine. Cette petite serait donc d'ori- - L'homme n'est pas fait pour vivre seul.
gine grecque? Après tout, peut-être que sa mère était Il se tut et je m'écriai:
originaire de ce pays! - Je comprends ce que tu veux dire. Les chimères
Je ris plus fort. sont dangereuses quand il n'y a pas de présence autour
- Pas forcément. Théo sert généralement de radical de soi.
à un autre vocable. Les bienheureux du calendrier J'ajoutai:
s'appellent Théodule, Théotime, Théophraste, Théo- - C'est bien pourquoi tu me manques tant ...
pompe, etc ... Je me repris:
Catherine repartit avec indignation: _ ... pourquoi vous me manquez tous deux, toi et
- Vous ne voudriez tout de même pas que cette Monique.
jeune fille s'appelle Théopompe 1 Stéphane m'interrogea du regard.
- Il n'en est pas question. D'ailleurs elle ne le mérite - Tu sais qu'il ne tiendrait qu'à toi...
pas. Va donc pour Théo, qui est net et vif et pimpant - Biep sûr. Mais, pour l'instant, je m'impose encore
comme elle. Et· donne-moi mon manteau· pour que une consigne.
j'aille faire un tour. - Et laquelle? dit Stéphane.
J'adorais marcher à travers la campagne silencieuse. - Attendre.
LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉODORA 91
Au temps qui suit immédiatement l'avril, une exal- - Il est heureux que nous ayons Théo pour animer
tation s'empare de tout être, même s'il a déjà beaucoup le paysage qui sans elle serait désert.
vécu. A plus forte raison celui-là est privilégié dans le Catherine sourit malicieusement.
domaine des ivresses qui a l'imagination, le corps et - Est-ce que, dit-elle, vous penseriez aux jeunes filles?
le cœur neufs. Je trouvais du charme à la maison, au Il ne manque cepend~nt pas de passantes sur cette route.
jardin, à Catherine, au fleuve, à la route, à la vallée, Mais vous n'avez d'yeux que pour celle-là.
à Monique, à Stéphane et à Théo. Je rougis sottement parce qu'à la vérité j'étais sans
« Tiens 1 me dis-je. Me voilà familiarisé avec cette pensée précise. Au moment où Théo m'était apparue,
jeune fille. Sentiment paternel, car j'en pourrais être je ne songeais qu'au plaisir d'être sur l'eau.
l'auteur. Il Catherine ajouta:
J'avais alors trente-cinq ans, bien que n'en paraissant - Je passe chez les Bonté toutes les semaines. Venez
pas trente. faire leur connaissance. Ce sont de braves gens qui seront
« Il est vrai, pensais-je, que je suis presque au milieu contents de vous voir.
de la vie. Si je dois rencontrer la Femme, comme dit Je ne répondis rien et montai dans ma chambre en
Stéphane, il est grand temps. Il sifflotant avec une fausse indifférence.
Je ne me doutais pas alors de ce que dure une exis~
tence quand elle comporte les conjonctures de la mienne •••
et ses étranges rebondissements. Je croyais avoir presque
tout vécu et presque tout me restait à vivre. Mais, en Le samedi suivant j'accompagnai Catherine chez l~s
cette année 1921, je ne m'attardais pas à des considé- Bonté qui m'accueillirent avec une curiosité sympa-
rations de cet ordre. Ue besoin d'expansion physique thique.
me dominait et je commençais à comprendre l'urgence - Vous auriez di}, me dit le vieux, faire connaissance
de certains sports. C'est ainsi que je découvris les depuis longtemps.
charmes de la navigation entre deux rives. - Nous sommes tellement isolés, nous autres, dit la
Un dimanche matin, comme je fermais le cadenas vieille.
de la chaîne, je crus entendre la voix de Catherine qui Je me retranchai derrière ma sauvagerie naturelle l't
m'appelait au-delà de la route. Je relevai la tête en mes occupations. Catherine ne m'aida nullement, au
direction du parapet et j'y aperçus un être jeune l't contraire.
charmant .. - Monsieur, fit-elle, est comme les autres. Il a grand
Je songeai: besoin de société. Seulement il ne veut pas l'avouer. Ça
« J'ai vu ce visage quelque part. Il lui changerait pourtant les idées. ,
Au même instant, la gracieuse apparition se rejeta Le vieil homme demanda:
en arrière et je crus reconnaître la fillette des Bonté. - Sa fonction l'occupe beaucoup, sans doute?
Je n'en fus pas assuré sur-le-champ parce qu'elle portait Catherine s'écria:
un chapeau sur sa chevelure. Je gravis le talus et pus - Ah 1 s'il n'y avait que sa fonction 1
l'apercevoir à vingt mètres de là. Elle se retourna, me Les Bonté durent en déduire que je brassais d'énormes
vit à califourchon sur le parapet et se mit à rire. J'en affaires, alors que je ne brassais que des idées et des
fis autant et elle s'envola, légère comme un chardon- sentiments.
neret. La femme reprit:
En rentrant au jardin, je dis à Catherine qui sarclait - Je me doute que pour M. Vogel nous ne sommes
ses pommes de terre nouvelles: pas une compagnie bien agréable.
••
de mettre le saphir sur une partie de 'la Septième, ql1Ï musique, une certaine musique, n'a pas de dimension.
était le début de l'allégretto. Je n'ai jamais compris pour- Catherine grommela quelque chose comme:
quoi cette invocation admirable peut être qualiMe --.,...C'est parler pour ne rien dire! Moi, je vais finir
d'allègre, même avec un diminutif. Je ne puis, pour ma ma vaisselle! .
part, l'entendre sans que mes yeux s'emplissent de Et elle nous laissa tous les deux.
••..
larmes, tellement mon âme est soudée à celle de Beetho-
ven. Je monte avec lui à des hauteurs si prodigieuses
que je ne vois plus la terre. Ma gorge est nouée par le
bonheur. Je m'étais levé et Théo restait assise. Elle était à
Malgré la pauvreté des moyens physiques de ce temps contre-jour. Je lui dis en avançant un fauteuil près de
mon oreille était bouleversée et je n'entendis pas la voix la fenêtre:
de Catherine qui m'appelait. La porte s'ouvrit derrière - Faites-moi le plaisir de vous asseoir ici. Je vous
mon dos sans que j'eusse la perception d'une présence. verrai mieux.
Mais une odeur de rose m'investit à mon insu. Je crus. Elle s'y prêta de bonne grâce, et je pus admirer sa
à des effluves cérébraux, nés d'une floraison divine lt taille souple et ses petits pieds. Je dis encore :
qui s'introduisaient entre la musique et moi. - Nous sommes amis déjà puisque nous communions
Quand le morceau fut achevé, je me retournai et vis dans la musique.
Théo assise sur une chaise. Je crus sortir d'un rêve pour Le beau visage s'éclaira et Théo répondit:
entrer dans un autre. Je balbutiai: - Qui aime Beethoven est, en effet, mon ami.
- Mademoiselle, excusez-moi. - Je sais, repris-je, que vous prenez des leçons en
Catherine m'interrompit: ville. Etes-vous contente du professeur que vous avez 1
- Je voulais vous prévenir, mais la demoiselle m'en - Oui, fit Théo. C'est une femme très sympathique.
a empêchée. Elle m'a fait signe de me taire et s'est mIse Mais son éducation musicale est assez bornée et bientôt
où vous la voyez. je ne sais ce qu'elle pourra m'enseigner.
J'entendis la voix de Théo pour la première fois et Je me récriai:
celle-ci était une autre musique. Je ne crois pas qu'il - Mais alors, vous êtes bien plus avancée que moi
puisse exister un don plus précieux et plus évocateur qui ignore encore tant. de choses 1
que la voix. Les paroles tombaient de la bouche de la Théo me dit sans modestie:
jeune fille comme des gouttes de cristal. - Il me semble tout connaître d'avance comme !ii je
- Vous n'avez pas à vous excuser, monsieur, disait l'avais déjà appris. C'est curieux, chaque fois que j'aborde
la voix mélodieuse. C'est moi qui suis honteuse de m'être un thème nouveau, j'ai l'impression d'une réminiscence.
interposée dans cet enchantement. J'étais surpris par l'aisance et la décision de cette
Je regardais mon interlocutrice et son visage me trou- jeune fille. La maturité de sa phrase contrastait avec la
blait autant que sa parole. Des yeux étranges éclairaient juvénilité de ses traits. Pourtant, en regardant bien. il
encore, s'il est possible, une merveilleuse carnation. y avait dans la forme sinueuse de sa bouche et dans le
- Pardonnez-moi plutôt, lui dis-je, de ne pas vous menton volontaire, quelque chose qui sentait la Femme
avoir entendue. Cette symphonie est si puissante qu'elle avec ses puissants moyens. Mais l'œil me retenait surtout
me soulève hors de l'espace et du temps. avec ses profondeurs glauques et ce regard br(Hant,
Elle me répondit et cela me frappa chez une fille de extraordinaire, que je n'avais rencontré nulle part.
son âge: Je demandai à Théo si elle éprouvait la même impres-
C'est le contraire qui serait impardonnable. La sion de déjà vu à l'égard d'autres études. Elle me répon-
THEODORA 99
LES RÉINCARNATIONS DE DORA
•..
• Mon cœur battait sauvagement. Ma respiration était
oppressée. Je n'y pus tenir. Je rejetai les draps et me
Je me couchai très tôt pour mieux réfléchir dans le levai. Il me semblait que je sortais de l'obscurité même
silence nocturne, mais auparavant je mis en marche le sans lampe allumée. Je tournai le bouton cependant, non
disque où était gravé le fameux allégretto. Une nouvelle, pour voir clair dans la chambre, mais pour voir- claIr
et indéfinissable émotion s'empara de moi à l'audition dans mon esprit. Imaginez un nageur pris dans l'eau·
de ces phrases incomparables, mais à la ferveur de la fougueuse d'un torrent, tour à tour émergeant ou recou-
prière se mêlait cette fois un subtil alleluia. Je confon- vert d'écume, en proie à l'agitation, au bruit, à l'angoisse
dais Beethoven et Théo dans une même ardeur passion- et au péril. Etais-je à la veille de tout découvrir ou sur
née. J'étais au ciel et pourtant je restais sur terre, le point de. tout perdre? Je marchais de long en large
abtmé entre deux mondes également bienheureux. sans parvenir à me calmer. Je m'assis à ma table de
Le morceau terminé, j'éteignis la lampe et me trouvai travail et fis un effort considérable pour maîtriser les
soudain dans la nuit de mes pensées, semblable au voilier vagues intérieures.
qui, après le spasme des vagues, sent le vent mollir. ((Raisonnons, me disais-je. Soyons logique. Voyons les
Je me dis: choses froidement. Il
((Quel est ce sentiment ardent qui se lève dans ton Autant demander à un volcan de cracher le feu au
âme et fait hérisser ta chair? Comment peux-tu être ralenti ou au séisme de se prêter aux calculs des labo-
assez peu maître de toi pour te laisser aller à la tentation ratoires. Cependant cet effort m'apporta un semblant de
féminine? Que devient Dora dans cette aventure? L'as-tu calme. Dès que j'en eus la perception, je m'allongeai
oubliée déjà ? » sur le sol. Là,· étendu sur le dos, je me décontractai,
Je me sentais plein de remords et pourtant une force disciplinai ma respiration, me contraignis à des aspira-
toute-puissante me poussait à ne pas renier Théo pour tions profondes. Et, peu à peu; je recouvrai une semi-
Dora. indépendance dont je me réjouis. Quand, après dix
Je pensais aussi: minutes, je me relevai, j'étais disposé à envisager les
Il Qu'est-ce que Théo? Une enfant que je connais choses d'une façon plus ordonnée. Je sortis d'un tiroir
depuis trois heures. Il de mon secrétaire le dossier secret de Dora,
Mais je songeais immédiatement: Je le feuilletai rapidement, car j'en connaissais toutes
((Qu'est-ce que Dora problématique en face de Théo les pièces pour les avoir si souvent parcourues et j'en
d'âme et de chair?» eus vite extrait les pages relatives à l'interrogatoire de
Mon esprit vacillait entre ces deux pôles de ma veille . Stéphane quand il me faisait remonter dans le temps.
et s'affolait comme l'aiguille de la boussole au voisinage Je me reportai à .celles du 15 février, c'est-à-dire aux
de l'aimant, toutes dernières: .
((L'une ou l'autre? Celle-ci ou celle-là? La proie ou
l'ombre? L'hypothèse ou la certitude? II Est-ce toi que je vois, Dora, avec tes cheveux d'or et
Puis, après un temps: tes yeux d'aigue-marine J ••• Elle est grande et plus' belle
((Pourquoi pas l'une et l'autre? Celle-ci et celle-là? La que tout. Son corps est comme une amphore ... Le petit
proie et l'ombre? L'hypothèse et la certitude? II doigt de la main gauche n'a que deux phalanges et elle
Et soudain, comme un éclair, une pensée me sub- porte une lentiIIe sous le sein droit ... Sa voix est line
mergea: musique e.t je voudrais toujours l'entendre ...
Il Si c'était Elle !...Si c'était la même!... Si Théo n'était
;lutre que Dora réinc;lmée!... Il Tous ces mots, je les connaissais. Comment n'y avais-
102 LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉODORA 103
je pas songé 1 C'était aveuglant de ressemblance. «Les leusement et harmonieusement ordonné. Si nous ne ~o\1S
cheveux d'or, les yeux d'aigue-marine ... » (Ceux de 'Théo en rendons pas compte, c'est que la partie invisible lie
sont bleus et verts.) « Grande ... » (Pas encore absolument, la Vie nous échappe et que nous appliquons notre logique
mais Théo n'a pas achevé sa croissance ) «Belle ... » à analyser des choses qui sont au-delà de notre raison..
(0 combien 1 Et telle que je l'aurais espéré ) «Le petit Dès que j'évoquais l'image de Dora, celle-ci ne me
doigt de la main gauche ... » parvenait pas d'une manière visuelle mais de façon audi-
Ici, je m'arrêtai. Je n'avais pas vu sa main gauche. Et tive et olfactive. j'entendais une musique subtile et une
je me souvins que Théo n'avait pas quitté ce gant-I~. odeur de roses venait jusqu'à moi. Or il se trouvait
J'évoquai la «lentille sous le sein droit », mais Théo qu'entre toutes les fleurs j'aimais spécialement les roses
n'était pas complètement femme. Sa poitrine naissait à et que mon premier soin avait été d'en planter diverses
peine sur un corps adolescent. II Sa voix est une musi- espèces dans le jardin de La Roche-Honneur. J'y avais
que ... » Mon sang bouillonna de nouveau. Pas de doute 1 pris le plus grand intérêt et le plus grand soin. On ne
C'est Elle 1 c'est Elle 1..• Elle a quinze ans, bientÔt seize connaissait pas alors les étonnantes variétés réalisées
Cela correspond à la date de l'incarnation. depuis par des horticulteurs de génie comme les Mallerin
Oh 1 la revoir, la revoir longuement, tout de suite, et les Meillant. Toutefois les' obtentions de ce temps
sans obstacle 1 Vérifier sa main, me gorger de preuves, s'avéraient déjà remarquables et j'ai gardé l'amour des
l'identifier, elle, enfin! Madame Herriot, Claudius Pernet, Marie d'Orléans, etc ...
Ma tête tournait. Je me sentais en proie à un vertige, Mais mes préférences allaient aux roses les plus parfu-
infiniment grand, infiniment doux. mées: Maréchal-Niel, Gloire de Dijon, Caroline Testout,
Comment ai·je dormi, cette nuit-là 7 Je l'ignore. La celles des rosiers mousseux ou rugueux et surtout cette
réalité se mêlait au rêve. Et quand je m'éveillai, je ne extraordinaire semi-double dont le rouge carminé est
savais plus si j'étais dans le rêve ou la réalité. un petit volcan de parfum.
••.'
A peine se montraient les premiers boutons dans cette
ville du Centre, mais j'avais forcé des rosiers dans une
petite serre attenant à la maison. Trois roses étaient
Le lendemain matin, j'étais debout au sortir de l'aube. épanouies, dans toute leur opulence. Je les cueillis et,
Catherine, qui se levait tÔt, fut surprise de m'apercevoir. sous prétexte de faire un tour sur la route, j'allai jusque
- Auriez-vous mal dormi 1 me demanda-t-elle. chez les Bonté.
- Oui, j'avais trop chaud. Un mouvement fébrile, Le vieil homme travaillait déjà de ses mains expertes
peut-être. Mais à présent je me sens bien. et s'évertuait aux semailles de printemps. Il se releva
Je fis un pas vers le jardin. en entendant mon pas et dit :
- L'air pur me semble bon à respirer. Je vais m'y - Tiens! Monsieur Vogell Quel bon vent vous
plonger pendant une heure. amène 1
- Bonne idée 1 fit Catherine. Occupez-vous donc de - Rien d'autre que celui de vous montrer deux
vos rosiers. variétés de roses à vous qui aimez les fleurs.
Cette suggestion me frappa. Comment Catherine, qui Je mentais odieusement en parlant ainsi car je les
ignorait tout de mes secrètes préoccupations, me propo- destinais à Théo et l'opinion du grand-père m'était
sait-elle une tâche exactement dans leur axe 1 Je suis indifférente. Cependant, M. Bonté s'exclama:
de ceux qui croient qu'il n'y a pas, qu'il n'y a jam"lis - Quelle admirable espèce 1 Et comment l'obtenez·
de hasard. Tout, jusqu'au plus petit détail, à la i>lus vous? .
infime circonstance, fait partie d'un ensemble m~tiC'.l- Je lui contai mes essais dans ma petite forcerie. n
LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉODORA 105
parut intéressé et je lui promis des greffons. Le visage M. Bonté ajouta:
ridé s'éclaira: - Il a trop travaillé. sans doute!
- C'est bien aimable à vous de songer à un vieux Je me relevai et m'assis sur mon séant. Je reconnaissais
bonhomme. le décor qui m'entourait sans comprendre. Mais la
Et, faisant de lui-même une association d'idées sem- mémoire me revint. Je m'excusai de ma faiblesse. Puis
blables aux miennes, il s'écria: mes yeux se posèrent sur la main gauche de Théo et
- Je vais les montrer à Théo. le vertige me reprit.
Il n'eut pas besoin d'appeler. A l'une des fenêtres du - Allons bon! fit M"'0 Bonté. On dirait qu'il défaille
premier, encadrée par une clématite, je vis apparaître encore!
le fin visage et je dois dire qu'il s'éclaira en m'aperce- - Ne vous alarmez pas. lui dis-je. C'est un incident
vant. Il me parut que Théo était vêtue d'un saut de lit banal. J'ai beaucoup pensé et peu dormi. la nuit der-
ou d'un déshabillé assez vague. On voyait la naissanr.e nière.
de menues épaules sur quoi tombaient les boijcles d'or. Je me remis assez difficilement sur mes jambes avi:C
Je dus prendre empire sur moi pour ne pas tendre les l'aide du grand-père et de Théo. Le contact de celle-ci
bras vers elle. Je me contentai d'un sourire et d'un me fit l'effet d'une brOlure dont le frisson délicieux me
salut cérémonieux. parcourut tout entier.
Le grand-père brandit les fleurs. Mm. Bonté s'exclama:
- Regarde. fit-il. ce que notre voisin t'apporte! - Entrez dans la salle à manger! Vous n'êtes pas en
Théo disparut pour reparaître bientÔt dans le jardin. état de suivre la route 1
Ses yeux brillaient d'une joie enfantine. Elle s'écria d'un Je refusai:
air extasié: \ - Non, non. Catherine serait inquiète. Il faut que je
- Des roses! Comment saviez·vous que je les aimais ? rentre à la maison ..
Je la vis s'approcher. onduleuse et frêle. Je serrai les En réalité j'avais besoin de me retrouver seul. de faire
doigts divins. Et soudain ma main droite rencontra le le bilan de la matinée. de reclasser les richesses qui
petit doigt de la main gauche. Il y .manquait une pha- avaient fondu sur moi d'un coup. Théo dit résolument ~
lange. Mon rire s'éteignit et tout me sembla tourner - Je jette un manteau sur moi et je reconduis M. Vogel
autour de moi. Je vis encore. dans un halo. le cher tout de suite ..
visage et puis tout s'effaça dans la nuit. Mon orgueil voulut protester. mais mon amour le
terrassa.
- Je n'ose refuser, dis-je. Vous serez mon petit guide.
La syncope ne dura pas et je repris conscience assez Je fis quelques pas dans une allée et tout malaise se
vite. J'étais allongé sur une pelouse et plusieurs dissipa. Durant que Théo s'habillait. ~. Bonté m'inter-
silhouettes s'agitaient au-dessus de moi. La première que rogea:
je reconnus fut la dernière que j'avais vue. Théo était - Etes-vous sujet à ces indispositions subites? .
à genoux près de ma tête et m'épongeait le front. - Nullement, répondis-je. C'est la première fois que
- Cela va mieux. ?l présent, dit la voix enchante- cela m'arrive. Mais il y a une raison que je connais, t"t
resse. cette raison explique tout.
Je murmurai: Déjà Théo était devant moi et m'entraînait vers la
- Je vous remercie. Qu'est-il donc arrivé? porte.
Mm. Bonté s'écria: - Je reviens à l'instant. dit-elle.
- Vous vous êtes évanoui. tout bonnement! Je pris alors congé des vieux époux.
106 LES RÉINCARNATIONS DE DORA
.
•• -
THÉODORA
Je n'eus pas la prudence de tenir ma langue et je aimait les sports. les voyages, l'aventure. Quand elle
prononçai ces paroles inouïes: venait tous les deux ans en France avec mon père, elle
- Je le savais avant de vous avoir vue et c'est abrégeait son séjour. Mon père aurait aimé m'avoir nrès
pourquoi je suis si troublé. de lui mais sa mission, très dure, rendait cela difficile.
Malgré sa maîtrise d'elle-même, Théo me regarda d'un Peut-être tout aurait-il changé l'année prochaine. à leur
air inquiet: retour définitif.
- Comment pouviez-vous connaître ce détail avant Je lui pris la main involontairement et elle ne fit rien
que je n'apparaisse? pour la reprendre.
Je lui dis:
- Votre enfance. dis-je, n'a pas été heureuse.
- Je sais de vous bien plus encore, mais n'ai pas le Théo reconnut:
droit d'en parler.
Elle s'étonna: - Pas malheureuse non plus. J'ai le sentiment de
- Et quoi? mon Dieu 1 n'avoir pas existé jusqu'à présent. d'avoir séjourné dans
- Je vous le dirai quand l'heure sera v~nue. les limbes. comme les petits enfants sans baptême.
- Mais, s'écria-t-elle, nous sommes en plein mystère 1 Un sourire éclaira son visage.
Je répliquai: , - Maintenant. j'ai reçu le sel et l'eau.
- Pourquoi dites-vous cela?
- Vous ne croyez pas si bien dire. Tout dans notre
rencontre est mystérieux. Théo retira sa main .et j'eus le sentiment de la perdre
toute entière.
- Ne puis-je savoir pourquoi?
- VOllS le saurez certainement, car rien de ce qui - Parce que, fit-elle. je commence seulement à vivre
vous touche ne m'indiffère. Toutefois, il n'est pas temps pour de bon. '
encore. Et pourtant cela presse, car me voici déjà vieux. Je ne pus m'empêcher de m'écrier:
Théo me considéra attentivement. puis me dit avec - Moi de même! Avant aujourd'hui. je n'ai pas connu
la vie.
une sérénité imperturbable:
- Je suis tellement plus âgée que vous! Les paupières de soie se fermèrent sur les yeux de Théo
. Les bras me tombèrent d'étonnement. et la chambre s'obscurcit .
- Comment, vous. printemps en bouton. osez-vous - C'est étrange. dit-elle. cette impression commune.
dire semblable chose l Comment expliquez-vous cela?
La voix d'or reprit: Je répondis:
- Je suis jeune de corps mais vieille d'âme. Il me - Si vous aviez deux ans de plus, je vous fournirais
semble avoir toujours vécu. une explication très simple.
Je demandai: -:- Laquelle? Je puis tout entendre. Ne vous fiez pas
- Est-ce une impression seulement, ou basez-vous ce à l'enveloppe.
que vous avancez sur autre chose l Je me contentai de dire :
Théo me dit: - Nous en reparlerons.
- C'est mieux qu'une impression: une certitude. mais Pourtant je la buvais du regard cette séduisante enve-
qui ne repose sur aucun fait précis. loppe. Il n'est pas possible que plus de grâce soit réunie
·Elle sembla changer de propos: dans le même corps féminin. J'imaginais ce que serait
- Vous savez peut-être que mes parents sont morts cette gracilité quand de l'hésitante chrysalide sortirait
l'année dernière. Comme ils étaient depuis longtemps aux l'être parfait.
colonies je les ai, en somme. peu connus. Ma mère Théo rit .candidement.
LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉODORA 1I5
Vous me regardez avec des yeux de juge. ,Suis-je Elle se dirigea vers la porte et, avant de descendre,
condamnée d'avance ou acquittée dans votre esprit? se tournant vers moi:
- Ce serait plutôt à moi, répliquai-je, d'en appeler à - Ne m'appelez pas Théo non plus.
votre indulgence car je vous parle à mots couverts et Quelque peu abasourdi, je pris l'escalier' derrière elle.
mes réticences doivent vous étonner. Catherine attendait en bas avec la curiosité que 1'0,1
- Rien ne m'étonne de vous, dit Théo, car je c;ens devine. Quand nous flîmes dans le petit salon, je dis: .
votre sympathie qui m'entoure. C'est la première fois - Si vous ne voulez pas que je vous appelle Théo,
que je me sens en sécurité avec un homme. Il me semble de quel nom faut-il que je vous nomme?
que vous êtes mon parent. Mlle Bonté nous regarda tous deux, Catherine et moi.
Cette phrase me peina et je fis un retour en moi-même. - Mon nom n'est pas Théo, qui est le diminutif cher
- Il est vrai, dis-je, je pourrais être votre père. à mon grand-père. En réalité; je me nomme Théodora.
Théo devint sérieuse et fit cette réflexion incroyable: Et comme Catheiine et moi demeurions anéantis, elle
- Il me semble, à moi, que je pourrais être votre mère. ajouta:
Une telle stupeur se peignit sur mon visage, que Théo - Je sais. Ce prénom oriental doit vous sembler
elle-même parut surprise de ce qu'elle avait dit. Elle étrange. Cependant je l'aime. Vous vous y ferez aussi.
reprit: Elle rit et l'on eOt dit des perles tombant dans line
- Ne vous étonnez pas de mes propos. Il y a en moi coupe de Bohême, Puis elle s'envola en disant:
de\lx personnes: l'une très ancienne et qui connatt bien - A demain, n'est-ce pas?
des choses, l'autre très jeune et qui ne sait à peu près
0'
rien. 00
Je ne pus m'empêcher de dire:
- Quand saurai-je à laquelle j'ai affaire? Je criai à Catherine:
- Je ne le sais pas moi-même. Elles sont imbriquées - Tu vois! C'est Dora, te dis-je!
l'une dans l'autre et des idées me viennent des profon- J'ajoutai pour moi:
deurs. - Théo n'était que le préfixe et le prétexte~
- Il est certain que vous alliez à la grâce la plus Catherine s'exclama:
enfantine une aisance qui n'est pas de votre âge, - Voilà une chose extr~ordinaire !
- Cela vous choque peut-être? Elle s'enquit, méfiante:
- Non, cela me confond. - Vous êtes bien sOr que vous ne le saviez pas?
Théo se leva. Je ripostai violemment:
- Il faut me prendre comme je suis ... dit-elle. - Hé! si je l'avais su, crois-tu que je me serais creusé
Elle soupira: la tête comme je le fais depuis quarante-huit heures?
- '" et m'aider à me comprendre moi-même. Me Catherine en convint et murmura:
permettez-vous de revenir? . - Jamais je n'ai vu pareille chose, Car enfin {'ette
Je criai presque: jeune fille, vous ne la connaissiez même pas avant-hier,
- Je vous en supplie, Théo 1... Pardon 1 Je vouhis - Il est vraisemblable, lui dis-je, que je la connais
dire: mademoiselle. depuis longtemps puisque tous les signes coïncident.
Théo me jeta un regard indéfinissable, Il faudrait être aveugle pour ne pas voir en ceci la
- Ne m'appelez pas mademoiselle, comme une étran- main de Dieu.
gère. Catherine bougonna:
Il6 LES RÉINCARNATIONS DE DORA mÉODORA II7
- Je veux bien que ce soit la main de Dieu, mais si Catherine ne parut pas avoir compris, mais je parlais
c'était autre chose ? pour moi-même. Elle demanda:
- Que veux-tu dire? - Avez-vous parlé à M. Stéphane de ces événements?
Ma bonne parut gênée: - Comment l'aurais-je fait? Tout ceci vient d'arriver.
- Je ne sais. Peut-être le Malin. Mais c'est demain dimanche. Nous verrons Stéphane et
Je raisonnai Catherine: Monique dans la matinée ou l'après-midi.
- Ce qu'on appelle le Malin n'est autre que l'instinct - Que pensez-vous qu'ils diront?
sensuel de l'homme et la malice naturelle de son espnt. Je hochai la tête:
C'est à nous d'affaiblir le diable en nous et de donner - Je ne sais comment présenter les choses.
à Dieu toute la place. Puis je fis un geste désinvolte:
- C'est possible. - Stéphane comprendra certainement.
- Ne crois-tu pas à la pureté de cette jeune fille? - Oui, mais Monique? interrogea Catherine.
Catherine protesta: Je pensai à part moi:
- Je lui donnerais le bon Dieu sans confession. « Pauvre Monique 1)'
- Et moi, repris-je, me crois-tu sans vertu? M'aHu vu Mais je prononçai tout haut:
céder aux penchants de la plupart des autres? . - Elle comprendra aussi.
Catherine s'écria avec émotion:
- Oh! Bruno, vous êtes le plus loyal garçon que je
connaisse.
- Alors, quel bénéfice le Mal peut-il extraire de gens
comme nous?
La vieille nounou reprit ses distances et dit:
- Ne m'en veuillez pas. Cette petite m'est sympa- CHAPITRE X
. thique. Dès le premier moment, j'ai songé à elle pour
vous. Car ce n'est pas une vie normale que vous menez.
Je veux faire sauter vos enfants sur mes genoux avant
de disparaître. Et, comme disent les Ecritures, il n'est Contrairement à ce que je supposais, les Was ne
pas bon que l'homme soit seul. vinrent pas à La Roche-Honneur ce dimanche ..
- Tu vois bien. Y a-t-il 'union plus évidente de deux Nous approchions de mai et les feuilles sortaient en
êtres que tant de similitudes portent l'un vers l'autre, hâte des bourgeons. Il faisait presque beau et presque
de coïncidences aussi? J'épouserai Théodora ou je n'épo:l-. chaud. Cela aurait dQ inciter Stéphane et Monique à la
serai personne. promenade. Mon devoir était d'aller chez eux pour
Catherine dit: m'enquérir de leur intention. Je n'en eus pas le courage.
- C'est le coup de foudre. Je ne vous ai jamais vu parce que j'espérais une nouvelle visite de Théodora et
ainsi. aussi, faut-il le dire? parce que je reculais devant une
Je répondis: explication. Je sentais que celle-ci était nécessaire et
- Cela ne me surprend pas. Je ne me reconnais plus même indispensable, que plus elle viendrait tÔt et mieux
moi-même. Je me fais l'effet de Lancelot enchaîné au cela vaudrait pour tous. Cependant une sourde inertie
fond du lac. Seulement, lui, c'est quand le charme est freinait ma volonté et ma raison. j'avais besoin, non de
rompu qu'il se libère, tandis que moi c'est quand le plus de certitude en Théodora, je l'avais, mais de me
charme opère que je nais enfin au bonheur. familiariser avec cette certitude.
Ils LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉODORA 1I9
Je savais qu'il suffisait d'attendre et que tout me Il faut se souvenir que depuis vingt ans j'amassais une
paraîtrait normal. Le miracle est comme la catastrophe; puissance de vie charnelle, que j'étais depuis l'adol~
il demeure abrupt pendant une heure, une journée 011 cence en refoulement continuel. D'incroyables énergies
une semaine. Puis il s'emboite dans l'habitude et on finit sentimentales bouillonnaient en moi, d'autant plus
par ne plus le distinguer de l'habituel. Pour l'in'itant ardentes qu'elles étaient mieux cachées. Et voilà que cc
cependant la révélation que Théodora nous avait faite torrent de forces, de désirs, ce trésor d'attente, cette
à son insu martelait ma sensibilité exacerbée. épargne solitaire entrevoyaient l'issue et le moyen de
THEO. DORA. Je n'avais pas songé à rapprocher l'une se libérer.
de l'autre. Et pourtant j'étais déjà sGr que Théo était Catherine remarquait mon énervement et ne disait
Dora. Toutes les preuves étaient là avant qu'elle eùt rien, sauf des paroles maternelles.
parlé et l'énoncé de son vrai nom m'était néanmoins - J'ai douté, faisait-elle, mais à présent je suis sGre.
tombé comme une pierre sur la tête. Théodora vous aime comme vous aimez Théodora.
THEO DORA, le féminin de Théodore. Theou doron : - Crois-tu? répondais-je.
don de Dieu. Oui, c'était réellement un don divin qUI Non que ma foi ne mt absolue, mais parce que j'aimais
m'était offert car je ne doutais plus de l'adhésion à ma l'entendre dire par une autre.
vie de Théodora toute entière. J'étais marqué pour elle - Vous serez heureux, je le crois, et vous êtes faies
comme elle était marquée pour moi. pour vous unir. Alors pourquoi vous agiter ainsi lorsque
Bien entendu, je ne pouvais admettre que ce dimanche tout est pour le mieux?
passât sans qu'il me mt donné de la voir, de l'entendre, Je bougonnai:
et je ne savais auquel de ces deux sens donner. la - Parce que j'attends et que l'attente est épuisante.
prééminence car je n'osais même évoquer la joie du - Vous avez bien attendu pendant tant d'années,
toucher. J'avais tenu sa main pourtant, j'en avais serré . disait la brave femme.
la chair nerveuse et elle ne s'était pas refusée et ;e - Justement. Je n'en peux plus.
l'avais gardée un instant. Je n'imaginais pas Théodora
autrement que consentante et prête à tout pour nous
réunir. Ce dialogue intérieur se poursuivit jusqu'au soir,. coupé
d'allées et venues. Je tentai vainement de faire de la
musique, de travailler, de dormir. Le nom chéri allait
La matinée passa et aussi une partie de l'après-midi. et venait, lui aussi dans ma tête, comme le battant d'une
Je frémissais d'impatience contenue. Je m'étais gardé de cloche, tantÔt magnifique et reconnaissant à la façon
faire ma sortie matinale sur le fleuve de peur de manquer d'un Te Deum, tantÔt en cascade joyeuse d'Alleluia.
Théodora. Je me disais: Quand l'heure· vint de dîner, je dis à Catherine:
« Si à quatre heures elle n'est pas là, j'irai la trouver - Inutile de me mettre à table. Je déteste la nourriture
moi-même au risque de porter ombrage aux grands- et monte me reposer.
parents, » La bonne créature parut consternée. Elle avait préparé
Puis je songeais que peut-être elle était sortie, que ce repils dominical du soir avec un soin inhabituel.
j'ignorais ses obligations, la contrainte où la tenait la Elle quitta son tablier et dit: .
vie en société. Mais l'exigence croissait en moi de - Je ne peux te voir ainsi, Bruno. J'y vais!
l'accaparer sans réserve et toutes les raisons de ma raison - Où cela?
me semblaient misérables en face de la vérité brutale: - Chez les Bonté!
elle m'appartient. Je mis ma main sur son bras.
120 LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉODORA 121
Catherine, ce n'est pas possible. A cette heure. rester chez eux. Toutefois ils ont délégué leur petite-fille
c'est incorrect. pour nous tenir compagnie, à la condition que je la
- Je me moque bien, fit-elle, de ce qui est incorrect. recondl,!ise moi-même après dîner.
- Mais que diras-tu? Théodora ajouta:
- C'est mon affaire. - Mes vieux sont très touchés de votre invitation
spontanée. Ils y voient une nouvelle preuve de :'on
voisinage et d'amitié.
En toute autre circonstance je me fusse opposé à cette Comme je restais muet, dans ma surprise et dans I.la
démarche insolite. mais la lâcheté en moi prit le dessus. joie, elle ironisa:
Je laissai à Catherine l'initiative de son geste. - Vous ne dites rien. monsieur Vogel. et je serais
« Arrive que pourra, me disais-je. Du moins je saurai inquiète si vos yeux ne parlaient pour vous.
à quoi m'en tenir.» Cette douce moquerie me rendit la voix:
- D'abord. je vous défends de m'appeler monsieur
- Dora ... Dora ... - Vous êtes tous les deux pareils à ceux qui ont bu
Puis elle fit: du vin nouveau!
- Bruno ... Et comme nous nous récriions, elle appuya:
Et elle me regarda de façon si intense que je me sentis - Parfaitement! Vous vous grisez de mots. Le prin-
traversé par le feu de ses yeux verts. temps vous monte à la tête.
Et brusquement elle émergea, semble-t-i1, du songe. Il est vrai que Théodora et moi échangions mille
Son visage redevint normal, sa bouche se détendit. paroles pour rien. Je ne sais ce qu'elle éprouvait, mais
Catherine, légèrement inquiète, demanda; quant à moi je ressentais le'besoin impérieux d'entendre
- Vous n'auriez pas eu un malaise? sa voix, d'en goûter les inflexions, d'en savourer le
Théodora se mit à rire et je retrouvai le rire enfantin. timbre. Ma griserie ne m'empêchait pas de constater qu;:
- Rassurez-vous, madame Catherine. Je ne me 'iUIS la fièvre de Théodora était la même que la mienne.
jamais mieux portée. Mais, par intervalles, je disparais. Malgré les protestations de Catherine, le dîner fut assez
- Pour aller où? demandai-je. vite terminé.
- Je ne sais pas ... ailIeurs ... Quand ma vieille bonne se leva, elle dit:
Je m'écriai; - A présent, je vous mets dehors durant que je
- Je comprends tout, Théodora, car j'éprouve la rétablis de l'ordre_ Allez où vous voudrez, dans l:t
même chose. Mais, à présent, je sais où je· vais quand bibliothèque par exemple. Je vous préviendrai quand il
je disparais. faudra reconduire Mademoiselle Théodora.
Elle parut intéressée. Celle-ci embrassa gf'ntiment Catherine.
- Vraiment? - Appelez-moi aussi Théodora. Je suis une si petite
- Je vous le dirai un jour peut-être ... fille.
Catherine s'interposa: - Je veux bien, dit Catherine.
~ Tout ça est bel et bon. Mon dîner refroidit. A table, Elle ajouta en branlant la tête:
mes enfants! - Pas si petite fille que cela.
J'avais l'habitude de manger avec Catherine pour qui
j'éprouvais un amour filial. On ajouta un troisième cou-
.'
••
vert, et malgré mon désir d'être auprès de Théodora jf'
me plaçai en face d'elle pour mieux la voir. J'avais entrainé Théodora dans le sanctuaire des livres.
Ce diner improvisé était fort réussi. Culinairement, - Je me demande, lui dis-je, si nous aurons le temps.
il constituait un petit chef-d'œuvre. Pourtant je mangeaIs Théodora parut voyager encore dans je ne sais quel
du bout des lèvres, au grand scandale de la cuisinière point de l'espace, et elle murmura d'une voix étouffée
qui avait son amour-propre d'auteur. L'étonnement de ces mots dont je ne compris que plus tard le sens;
Catherine se mua en indignation lorsqu'elle vit que - Je crains bien que nous n'ayons pas le temps .:ette
Théodora faisait de même fois-ci parce que nous sommes en avance.
- Vous devez man~er à votre âge, faisait Catherine, - Mais justement 1 m'écriai-je. Si nous étions telle-
si vous voulez être grande et belle, comme vous serez! ment en avance, nous aurions le temps.
Théodora approuvait en riant, prenait, de-ci, de-là, Son regard hésita comme si deux influences se combat-
quelques superfluités alimentaires. Et moi je faisais de taient en elIe.
même, et nous nous abreuvions de propos joyeux. - Non, non. Il faudra payer car je ne suis pas
Catherine, qui avait bon appétit et ne dédaignait pas arrivée à l'heure juste, voyez-vous.
un doigt d'une bonne bouteille, s'écria: Ces paroles me semblèrent étranges et j'en aurais
THÉODORA 125
124 LES RÉINCARNAlIONS DE DORA
conçu de l'inquiétude si je n'avais su que Théodora procès-verbaux datent de 1905 et 1906. Il y a donc
n'était pas une enfant. En réalité, celle qui avait parlé quinze à seize ans qu'ils sont couchés sur ce papier.
c'était Dora et je me proposais de réfléchir à ce propos Théodora me regarda avec étonnement.
extraordinaire. Mais déjà Théodora s'était remise à rire - Mais 1905 est l'année de ma naissance.
comme une fillette qu'elle était. Elle eut l'air de s'aper- Je répliquai:
cevoir seulement que nous étions tous deux dans la - Je n'ai pas voulu dire autre chose.
- Vous m'intriguez, fit Théodora.
bibliothèque et qu'elle était seule avec moi. Ses yeux Je me contentai d'ajouter:
s'emplirent d'un bonheur enfantin et voyant mon visage - Lorsque vous aurez lu, vous le serez encore davan-
soucieux, elle demanda:
- Qu'ai-je dit tout à l'heure? tage. Songez que ces pages sont devenues la Bible de
mon âme pendant quinze ans.
- Je répondis: Théodora rejeta en arrière sa chevelure. Elle prit I~s
- Que vous n'étiez pas arrivée à l'heure juste. Je cahiers et dit:
n'ai pas compris. - A présent, monsieur, plus un mot.
Elle rit: Puis, dans le silence de la nuit, elle se mit à lire.
- Moi non plus!
Elle parut réfléchir. ..
••
- C'est encore, dit-elle, une réflexion de l'autre. J'O'Ii
parfois bien du mal à distinguer ce qui est de moi. Pendant que Théodora se penchait sur les feuilles
Je ne crus pas devoir encourager ce propos et je jis . jaunies par le temps, je ne savais à quoi occuper mes
- Théodora. j'ai des choses très graves à vous appren- mains et mes pensées. Je tentai de lire, mais tous les
dre. chefs-d'œuvre des hommes n'auraient pu me distraire
Elle me saisit la main : de Théodora. Je la regardais par-dessus mon livre et ie
- Heureuses? N'est-ce pas? J'ai tant besoin d'être la voyais de profil. Ainsi Théodora m'apparaissait encore
heureuse. plus séduisante. La fine arête de son nez était presque
- C'est vous qui en jugerez. en ligne avec son front pur. Et le dessin des lèvres,
Je me dirigeai vers le tiroir secret où j'avais enfermé juvénilement pointées, s'harmonisait avec la courbe
les messages de Dora et les comptes rendus de mes heureuse du menton. Je n'eus pas le temps de passer
interrogatoires par Stéphane. J'installai Théodora sous aux détails du cou. Le visage de Théodora s'émut et ses
une lampe et lui dis: mains se contractèrent. Elle releva la tête et me. dit
- Lisez tout ceci. d'une voix un peu sèche:
Théodora leva vers moi un visage interrogateur. - C'est à vous qu'était destiné ce message7
- Ces pages vous concernent? J'inclinai la tête.
- Oui. - Il m'est parvenu en écriture automatique, c'est-
- Et elles me concernent 7 à-dire par l'intermédiaire d'une médiumnité.
Je fis un signe affirmatif: - Qui l'a écrit 7
- Elles sont autant pour vous que pour moi. - Matériellement, c'est moi. Mais, psychiquement.
La curiosité de Théodora parut singulièrement piquée. c'est une autre. D'ailleurs, ce n'est pas mon écriture
- Ce sont, dit-elle, des choses que vous avez écrites habituelle. Celle-ci est un graphisme féminin.
ces jours-ci? - J'avais une vague idée de cela. dit Théodora, mais
,_ Nullement. Nous sommes en 1921. Or messages et c'est la première fois que je vois de près ce phénomène.
THÉODORA
126 LES RÉINCARNATIONS DE DORA
étaient plus graciles que ceux de Dora, mais il existait A quoi bon revenir sur ce qui n'est pas ou· qui est
une évidente similitude entre les deux écritures.
autrement qu'il aurait pu être? Ce qui importait, c'était
Le billet était ainsi conçu: de tirer le meilleur parti de ce qui m'était donné. Or
cela semblait net. Théodora existait, elle, et j'étais au
Je ne puis vous dire ce que j'ai éprouvé en lisant les sortir de son internat le seul homme qu'elle pOt connaî.
messages de Dora. Cela m'a causé de l'étonnement, de tre, d'où cet échange très vü de nos sensibilités. Je ne
l'admiration et de l'inquiétude. Mais j'ai peut-2tre été pouvais préjuger ce que ferait exactement Théodora.
encore plus stupéfaite en parcourant les interrogatoires Pour moi cependant la question ne se posait pas; je la
de Stéphane Was. Je n'arrivais pas el me persuader 'lue résolvais d'avance. Tous les biens du monde ne m'au-
ces documents dataient de ma naissance. Les révélations raient pas fait renoncer à Théodora.
qu'ils contiennent me laissent pleine de trouble. Croyez- Ainsi je flottais entre deux courants, également fou.
vous vraiment que je sois Dora, et n'y a-t-il pas méprise 1 gueux et parfois contraires, et je ne savais dans quel
Tout est si invraisemblable. Pardonnez-moi de vous dire sens précisément gouverner. Par moments je revivais les
cela. Et mettez-vous seulement el la place d'une petite phases de l'intervention de Dora. Je me répétais ses
fille. phrases si particulières, ce tour spécial si noble qu'~lle
Amicalement el vous donnait aux plus simples mots. Alors tout me paraisS.lit
THEODORA. aveuglant, lumineux, indiscutable. Si Théodora, pens3is-
je, est Dora incarnée, elle va s'aider elle-même à sortir
.-.de ses hésitations. On voit quel tourbillon se creusait
P.-S. - Je vous rapporterai le dossier demain soir
en moi. J'avais l'âme décharnée. Je ne pus dSner avec
peut-être. Catherine qui me le reprocha amèrement.
- Ce n'est pas de ma faute, lui fis-je observer. L'amour
Je reposai le papier avec accablement. Ainsi Théodo:'a ne se raisonne pas. Il balaie tout sur sa route.
n'avait pas l'assurance d'être Dora. Pourtant les preuves Ma vieille Catherine ne bondit pas en entendant ces
qu'elle avait en main constituaient une démonstration mots. Elle secoua doucement la tête et murmura d'une
absolue. Une coïncidence, en effet, peut être attribuée voix presque imperceptible:
au hasard. Mais deux, trois, dix coïncidences valent une - Oui, tout, même le devoir.
certitude. Je fis semblant de n'avoir pas entendu, mais cela
Je vainquis cependant très vite cet accès de décou-· m'ouvrit un horizon immense. Ainsi Catherine elle-
ragement. Celui-ci venait seulement de ce que, dans ma même ... Pauvre créature, comme elle avait dO souffrir 1
foi totale, j'étais persuadé que la conviction découlait L'être jeune ne s'imagine pas, au contact des vieill~s
nécessairement de la seule lecture du dossier. Toutefois personnes, que nombre d'entre elles enferment un secret.
je savais bien, j'étais même assuré qu'un élément, l'lus Car la plupart le cachent si bien, comme une couronne
puissant que tous les autres, créait entre Thédora et moi d'épines ou comme un reliquaire, que le reste des
je ne sais quelle communion intime. Je me demandais hommes passe à côté sanS le voir ..
même s'il n'aurait pas mieux valu renoncer à toute J'en conçus une affection plus grande et une plus
spéculation occulte et fortifier le courant de sympathie sincère estime pour celle qui m'avait servi de mère
naissante qui, dès l'abord, s'était établi entre nous. Sans et qui me servait tout court.
doute presque une génération se dressait entre l'homme
fait que j'étais et cette toute jeune fille, mais l'amour se
rit de ces différences quand il s'installe dans les cœurs,
THÉODORA 135
LES RÉINCARNATIONS DE DORA
134
.
•• ' - Catherine, ne me fais pas languir .
- Eh bien 1 oui, dit Catherine. C'est entendu. Théo-
Le lendemain était un mercredi. Mai embaumait de dora viendra prendre des leçons trois fois par semaine,
toutes ses cassolettes. Nous étions en pleine orgie rie soit avant dîner, soit après.
lilas blancs. - Mais des leçons de quoi?
La matinée me parut relativement courte mais - De tout 1 de tout! Est-ce que vous êtes embarrassé
de tout connaitre?
j'appréhendais l'interminable après-midi et l'attente jus-
Je ne pus que sourire
qu'au soir. Encore Théodora n'avait-elle pas dit qu'elle
viendrait sarement, mais peut-être. Je fis ce pari en - Il m'est possible, lui dis-je, de perfectionner son
moi-même: si elle vient, c'est qu'elle était d'avanœ français, son anglais et son latin. Quand vient-elle?
- Ce soir.
résolue à venir. Donc elle m'aime, ou du moins, elle est
sur la pente. Si elle ne vient pas, c'est qu'elle étaIt Un bonheur inexprimable s'empara de moi. Des rosées
résolue à ne pas venir et que, par conséquent, elle divines pleuvaient en mon âme et se formaient en perles
sur mon cœur.
n'éprouve pour moi que de la sympathie. Je pesais
les deux termes de cette alternative en rentrant déjeuner •••
et j'étais aveugle à ce qui passait sur la route. Je devais
avoir l'air d'un homme accablé d'un lourd fardeau. Tout le temps du déjeuner, Catherine bavarda comme
Quand j'entrai dans le jardin, Catherine Y étendait une pie. Et c'est à peine si je l'écoutais.
deux ou trois pièces de linge. Elle s'écria à mi-voix: « Théodora, disais-je à part moi, que tu es femme!
_ Une bonne nouvelle! Je viens de recevoir pendant Dans ma candeur, je n'aurais pas songé à cela,»
plus d'une heure la visite de M""0 Bonté. Ainsi elle avait fait exactement ce qu'il fallait avec
Je fis la moue, car ce n'était pas celle que j'avais une adresse consommée. Ce qui pouvait sembler risqué
dans ce voisinage étroit de deux êtres hier' encore
espérée.
_ Ne vous hâtez pas, dit Catherine, de faire le inconnus l'un de l'autre, s'était métamorphosé en situa-
dégoaté. Savez-vous ce que la grand-mère venait me tion de tout repos. Car rien de plus normal qu'une
demander? jeune fille qui vient chez son professeur ou qu'un .
- Non, fis-je, un peu inquiet. professeur qui donne des leçons à une jeune fille.
_ Tout simplement d'intervenir près de vous pour Au bureau, j'abattis triple besogne. Je fus d'une
que vous consentiez à donner des leçons à sa petite-fille. humeur charmante, filial avec mes supérieurs hiérar-
Mes yeux crièrent leur ravissement. chiques, .fraternel avec mes égaux, paternel avec mes
- Alors, qu'as-tu répondu? subordonnés. En sortant, le soir, je saluais tout le monde
Catherine cligna de l'œil malicieusement: et la nature, En somme, je faisais une déclaration d'amour
à l'univers.
_ Que je n'avais sur vous aucune espèce d'influence,
Ah 1 Théodora, quelle puissance était enfermée daos
que vous n'en faisiez qu'à votre tête, et que ...
Je l'interrompis familièrement: vos petites mains, quelle magie dans votre sourire!
_ Vieille menteuse! Ose dire que tu n'as pas exprimé J'entrevoyais une vie de fièvre heureuse, je rêvais d'être
l'opinion contraire! Comme si tout le monde ne savait consumé par votre regard.
pas que tu fais de moi ce que tu veux! Celui qui n'a pas aimé totalement, passionnément,
_ J'en pourrais dire autant de vous avec bien plus c'est-à-dire avec ses sens, son imagination, son esprit et
de certitude, rétorqua ma vieille servante. son âme ne peut supposer l'ampleur du cataclysme senti-
Je frémissais: mental. Car celui-ci s'abat sur vous à la façon d'une
LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉODORA 137
inondation, d'un orage. On est submergé, ballotté, - Me payer, moi 1..; Jamais de la vie 1
embrasé, rafraîchi jusqu'au fond de l'être. Ou bien Théodora ne se troubla pas et dit:
l'amour est comme un aigle qui fond sur la proie consen- -'- Refuser, c'est jeter la combinaison par terre. Et
tante et qui pioche délicieusement à même son cœur. pourtant j'ai eu du mal à la mettre debout 1
je sentais venir et croitre d'instant en instant œt Les beaux yeux me dévisageaient et la tendre voix
envo(ltement subtil, cette transfiguration magistrale par coulait comme un or fluide.
quoi la plus modeste créature se transcende et se plO- - Ne soyez pas rebelle, Bruno ...
jette dans les hauteurs. A plus forte raison quand je me sentais prêt à toutes les faiblesses et ne pus
l'Amour saisit un être imaginatif chez qui la cérébraiité que dire:
est toute-puissante. Alors la collaboration des sens et du - Je suis incapable de vous résister. Où désirez-vous
cerveau allume de gigantesques incendies, bâtit des que les leçons aient lieu?
cathédrales immenses et déchaîne un feu d'artifice en - j'aimerais, fit Théodora, que ce fC1tdans la t,ilio-
plein ciel. thèque.
je chantais en rentrant chez moi et Catherine chantait C'est la pièce que j'aurais choisie parce que c'est là
aussi dans sa cuisine. je riais à propos de tout et Cathe- que s'était révélée Dora. Nous nous y assîmes sagement
rine à propos de rien. et demeurâmes en silence. j'avais trop à dire et Théodora
Nous dînâmes de bonne heure pour être prêts de sans doute égaletnent. Mais nos regards parlaient pour
même. A huit heures moins cinq, Théodora pénétra nous, le mien plein de contemplation, le sien moins
dans la maison. je guettais son regard et surpris dans direct, plus timide, où se traduisait son émoi. Je rompis
celui-ci des flammes heureuses. je serrai ses mains lon- enfin ce dialogue des yeux qui ne pouvait se prolonger
guement sans pouvoir en détacher les miennes. sans· gêne et je dis à Théodora:
_ Vous 1 disais-je. Enfin vous 1 - Je ne comprends pas que vous m'ayez écrit ce
Et mon âme disait: billet. j'attendais tout de vous, sauf l'aveu d'une incer-
((Toi 1 Toi 1 Toi 1 II titude.
Théodora se dégagea légèrement, donna sa cape à Théodora .dépouilla toute timidité et je la vis se
Catherine. transformer à vue d'œil. Sa voix, d'une musicalité encore
_ Vous voyez, dit-elle, que je suis exacte. De huit enfantine, prit un accent plus grave et certaines notes
heures à dix heures, j'ai droit à cent vingt minutes de approchaient du contralto Cette modificatio.n des traits
cours. et de la voix était bouleversante chez un aussi jeune être.
Ces cent vingt minutes me parurent une éternité. j'eus le sentiment d'une autre présence quand elle dit:
_ Et cela, dis-je, trois fois par semaine, en attendant - Je n'ai pas voulu signer Dora. Pourtant c'est bien
que vos progrès permettent une leçon quotidienne. Dora qui vous a préparé à la recevoir et à l'entendre.
_ N'allons pas trop vite, fit Théodora. Mais la transition de Théodora était nécessaire pour que
Elle ajouta ironiquement: vous et moi reprenions pied dans' l'apparent.
__ Mes grands-parents ne peuvent engager de dépenses Je l'écoutais, ,effrayé et ravi, car ce qu'elle disait
excessives pour parfaire mon instruction. dépassait mon espérance ~t me jetait en même temps
Comme je la regardais, étonné, elle précisa: dans un religieux J espect ..
_ -Nous avons convenu d'un prix par leçon avec - Oui, c'est vrai, continuait la profonde voix. Je me
Catherine. Toutes choses doivent être en règle, mon- suis enfin retrouvée. Je suis Dora que tu as souhaitée et
sieur le professeur 1 ne puis être qu'elle en Théodora.
Je me récriai avec indignation: Je risquai;
LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉODORA
139
- Je ne te perdrai plus désonnais. Elle réfléchit:
Elle répondit ; - Tout ceci est peut-être exact, mais si vous saviez
- N'engage pas l'avenir, mais jouis seulement de comme j'aspire à me retrouver une. On ne saurait .;;ans
l'heure présente. risque demeurer éternellement épars.
Je n'apercevais plus la jeune fille. A travers elle le - Je le pense aussi, mais l'état présent n'est que
voyais une autre femme, sage et haute, qui m'enseignait. provisoire. Il était indispensable à votre reconnaissance
Je fennai les yeux, et hors du mensonge de la fonne, et .à votre identification
j'entendis le verbe d'un être supérieur. Je m'approchai de Théodora.
Il disait:
- Donnez-moi vos mains, lui dis-je. Elles me sont
Il Qu'il en soit comme tu veux! Mais ne crois pas à indispensables. Il me semble alors que nous sommes en
la félicité humaine.» parfaite communion.
Malgré moi, et ('n moi-même, j'affirmai: Elle y consentit et je savourai la volupté d'enfenner
Il Si 1 J'y crois! Il ses doigts dans mes paumes durant que nos têtes s'incli-
La voix poursuivait: naient jusqu'à se toucher.
Il Tout est fait pour que tout aille au mieux, afin que Je demandai à Théodora sans la regarder:
tout évolue, non selon nos vues et nos préférences, mais - Quelle est la révélation des messages ou des inter-
suivant l'orientation de l'Esprit. Il rogatoires qui vous a le plus troublée?
Je rouvris les paupières et je reconnus Théodora qui Elle répondit:
semblait renaître d'elle-même et sortir d'un songe irréel. - La noblessè de ces messages avant tout.
Elle secoua ses boucles d'un air mutin et demanda:
- Il est vrai, lui dis-je, que ce langage n'a rien
- Qu'ai-je dit? Vous semblez perplexe. d'habituel, qu'il m'est étranger comme il l'est à la
Je protestai: plupart des hommes et des femmes. Et cependant il
- Mais non. j'écoutais seulement Dora parler. arrive parfois que vous parliez sur ce ton.
Elle eut un geste impatient: - Oui, c'est surprenant, admit Théodora. Mais plus
- Ah 1 oui, Dora. Parfaitement... Oh ! Je n'en suis pas surprenantes encore sont les indications de particularités
jalouse. Mais sachez aussi que je suis quand même physiques que personne ne pouvait connaître en dehors
Théodora. de Dora et de moi.
Cette boutade me redescendit de l'empyrée et je me - N'est<e pas?
mis à l'unisson de son rire:
Je
à face. relevai le front et contemplai le beau visage face
- Faut-il vous dire laquelle je préfère?
- Non, non! fit-elle. Je serais peut-être déçue. - « Grande et belle », Théodora.
- Pourquoi? répliquai-je. J'aime Dora dans Théodora Les lèvres fines s'entrouvrifent:
et Théodora en Dora. - Je suis encore assez petite.
Elle sourit : - Mais vous grandirez.
- Manière éléR:mte de vou." en tirer. J'ajoutai:
Je répondis; - te Les cheveux d'or et les yeux d':ligue-marine Il,••
- Elle est la seule possible. Dora et Théodora ne sont
qu'une dans mon esprit. Et pourtant il y a dualité, ainsi lesLes prunelles de Théodora vacillèrent durant que je
admirais.
que le démontre votre récente attitude. Tantôt c'e.;t - Il Son corps ll, ô Théodora, « est comme une
l'une qui parle et me tutoie, tantÔt c'est l'autre qui me amphore Il•••
dit Il vous ll. Elle voulut retirer ses mains pour cacher sa confusion.
THÉODORA
140 LES RÉINCARNATIONS DE DORA
_ Non, non 1 fis-je. Je garde le petit doigt de la main plus du sentiment à la sensation. la Femme se meut sur
gauche, celui qui n'a que deux phalanges. les deux plans avec une aisance naturelle. Peut-être
Théodora tenta encore de se dégager quand je dis: même. pour elle, n'y a-t-il qu'un monde unique où elle
_ Il reste encore un dernier signe d'identification. est toujours de plain-pied.
Et comme Théodora rougissait intensément, je baissai - Hé 1 oui. ThéOdora 1 m'écriai-je. Vous pourriez être
de nouveau la tête. mon élève et moi votre professeur. mais n'est<e pas
_ Voyez. Théodora. Mon regard est caché. Vous vous d'abord qui êtes le professeur et moi l'élève?
Théodora se fit modeste:
pouvez parler sans crainte. Existe-t-il. ce signe?
j'entendis comme un souffle: - Pour l'instant. je suis à vos ordres. Que m'enseignez-
- Oui... vous ?
j'insistai: Je fus assez embarrassé car je n'avais rien préparé
- Est-il sous le sein droit? pour une séance d'étude que je n'avais pas prise au
Aucune parole ne vint mais les main~ de Théodora sérieux. Je le lui dis et elle m'admonesta aimablement.
serrèrent convulsivement les miennes. Je me relevai. lui - j'en veux. dit-elle. pour mon argent. Sans quoi je
rendis la liberté et ce fut à moi de rougir. n'oserais reparaître devant ma famille. Par quoi commen-
_ Désormais. lui dis-je. nous ne sommes qu'un pour çons-nous? Lettres ou langues vivantes?
la mort et pour la vie. - Si vous le permettez, dis-je, nous nous bornerons.
Théodora répéta machinalement: cette fois. au latin. Où en étiez-vous quand vous êtes
_ Pour la vie et pour la mort. sortie de l'internat?
..
••
- Je terminais ma seconde classique.
- Bien. Que diriez-vous de Virgile? ,
- Il est bien brave. dit Théodora, quoique discoure lU
Nous restâmes ainsi quelques instants. dans un état et verbeux.
d'exaltation sans pareille. Pour ma part, je n'éprouvais Je ne me sentis pas la force, de défendre le Cygne de
Mantoue.
aucun désir d'y mettre fin.
Ce fut Théodora qui s'écria tout à cÇ>Up: - Nous pourrions nous borner à une petite églogue?
- Mais la leçon, Bruno? - Volontiers. Laquelle?
Je dus faire effort pour reprendre pied dans le raison- - La quatrième. par exemple. qui est d'abord sans
nable. prétention ....
Je balbutiai: Théodora m'interrompit et sortit un petit cahier.
- Quelle leçon? - J'aimerais. dit-elle. inscrire ici quelques vers frivoles.
_ Mais. dit Théodora, êelle pour laquelle je suis venue. ne {Qt<e que pour justifier de mes prqgrès.
Je ne pus que répondre : - Entendu. Théodora. Mais, pour parler sincèrement,
_ Ah 1 oui, vous êtes venue pour cela aussi 1 je n'ai pas le cœur aux choses frivoles. Ce dont j'aimeraIS
_ Non. rectifia Théodora, à la faveur de cela. Mais parler est tellement au-dessus de cela.
Théodora s'exclama:
puisque la leçon sert de prétexte, qu'au moins la leçon
nous serve 1 Ne croyez-vous pas, monsieur le professeur ? - Il Y a temps pour tout. Dictez-moi en latin le sujet
Combien les femmes sont plus adroites et plus expertes de ma rédaction prochaine que je vous rapporterai pour
correction.
que les hommes dès qu'il s'agit d'accorder la vie et son
interprétation 1 Alors que nous éprouvons une certaine - Soit 1 Commentez donc ces mots:· Paulo majora
difficulté à passer de la sensation au sentiment. et encore canamu~. « Chantons des choses un peu plus grandes. \..
Il
THÉODORA 143
LES RÉINCARNATIONS DE DORA
10
rnÉODORA 145
144 LES RÉINCARNATIONS DE DORA
caractère. Quant à Monique, elle est la plus parfaite - Vos amis savent-ils que vous me connaissez?
des femmes et des sœurs. - Pas encore.
Théodora demeura un instant songeuse. - Avez-vous, poursuivit Théodora, l'intention de les
_ Est-ce que vos amis sont agés 7 demanda-t-elle. mettre au courant de notre secret?
_ Stéphane, dis-je, est mon ainé d'un an. Monique Je lui répondis:
doit avoir vingt-huit ou vingt-neuf ans. - Stéphane et Monique n'en ignorent pas la première
Théodora réfléchit encore .. partie. Ils ont lu les messages de Dora, et durant que
_ Comment se fait-il que Milo Was ne soit pas Stéphane menait les interrogatoires c'est Monique qt;i
mariée 7 rédigeait les procès-verbaux.
J'éludai la question: - Donc, souligna Théodora, ils en savent autant que
_ Sans doute est-elle indispensable à son frère, qui nous. ,
est célibataire, et dont elle tient la maison. - Non, car pour eux Dora réincarnée n'est qu'une
Théodora ne put se tenir de poser la question hypothèse, un songe, une divagation de l'esprit.
qu'eussent posée toutes les femmes: Théodora soupira:
_ Est-elle jolie 7 - Je commence à tout comprendre. Vous pensez,
- Très jolie. après-demain, leur fournir la preuve que Dora et Théo-
_ Et vous la connaissez depuis longtemps 7 dora ne font qu'un.
_ Depuis son Jdolescence. J'inclinai la tête affirmativement.
Cela plongea Théodora dans un abîme de réflexions. - Ne pensez-vous pas, reprit Théodora, que cette
Elle n'en sortit que pour me dire: constatation' leur sera cruelle?
_ Si Monique est si belle et si parfaite que vous le - Je le pense, en' effet, répondis-je. Mais cette chi-
dites et si, depuis toujours vous êtes l'ami de Stéphane, rurgie est indispensable pour couper court à toute indé-
il parait incroyable qu'aucun projet d'union n'ait été cision.
ébauché entre vous. Théodora s'approcha de moi et me regarda, prunelle
_ .Cette remarque, fis-je, devait s'imposer à votre dans prunelle:
esprit un jour ou l'autre. Je vous remercie de ne l'as - Etes-vous certain de ne pas regretter vous-même de
l'avoir seulement pensée, mais de, m'en avoir fait part rompre définitivement les ponts?
aussitÔt. Monique ne m'est pas indifférente, loin de là. Je répliquai:
mais je n'éprouve'à son égard qu'une affection frater- - Les ponts ne seront pas rompus. Je connais trop la
nelle. Je souhaite qu'il en soit de même de sa part. noblesse de Stéphane et de Monique. Ils reporteront
_ Douteriez-vous de son amitié 7 dit vivement certainement sur vous une part de l'affection qu.'ils ont
Théodora .. pour moi. Il nous faudra les aimer doublement, Théodora,
_ Nullement. car ce sont des êtres d'élite. Mais, pour apaiser "OS
Je pesai mes mots : scrupules, laissez-moi vous rappeler qu'il y a seize ans
_ J'ignore seulement si elle est de même nature que que je vous attends.
la mienne. ' Théodora se serra contre moi et je sentis ses cheveux
Théodora garda le silence. Au bout d'un moment, d'or sur mes lèvres et un indéfinissable parfum de rose
elle dit: m'enveloppa ..
_ Ne craignez-vous pas que ma présence ne leur soit
peu agréable?
LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉODORA 1-47
sine et son sourire firent plus pour nous remettre en - Bruno nous a parlé de vous et cela en des termes
place que tous les discours et toutes les fleurs. Stéphane tels que toute notre sympathie vous est acquise.
fit honneur au repas mais je vis que Monique mangeait La voix d'or répondit:
à peine. Elle invoqua une subite migraine et cela rendit - Pardonnez à une petite fille d'être émue, Je sors de
son frère soucieux. l'enfance et n'ai rien appris. Mais je sais par M. Vogel
Je me rendis compte que nous étions à l'instant le quels liens profonds vous unissent. Je vous aime en lui
plus délicat de cette journée, qui devait être décisive tous les deux.
pour tous et à tant d'égards. Stéphane et Monique ne pouvaient détacher leurs yeux
•••
du beau visage. Je m'écriai:
- Théodora, mettez-vous à l'aise et quittez vite ce
chapeau.
Vers trois heures, Théodora parut ou plustôt nous Elle obéit et la. chevelure de feu apparut dans sa
l'entendimes aborder Catherine. Je ne distinguais pas magnificence, durant que luisait au soleil le feu liqUide
ses paroles, mais je tressaillais au son de sa voix. Puis de ses yeux, Ce fut un tel. éblouissement que toute la
son rire cristallin se mit à perler et ce fut une musique. pièce fut illuminée.
Je m'écriai en me levant: .
- Voici Théodora! Au bout d'un instant, Monique ne peut contenir ~on
émotion. Elle cria involontairement:
Stéphane et Monique firent comme moi, et Stéphane - C'est Elle J
dit:
- Quelle voix incomparable! Stéphane se retourna vers sa sœur, et presque timi-
dement:
Monique murmura: . - Qui, elle 7
- Si la jeune fille lui ressemble, je comprends l'intérêt
de Bruno. Et Monique, comme hors d'elle-même:
Je leur dis: - Dora! Je n'en doute malheureusement pas J
- Vous pourrez la voir. Permettez-moi d'aller au- Stéphane tenta de la calmer.
devant d'elle. - Tu te laisses égarer, fit-il, par les propos de Bruno,
Je sortis et pris Théodora par la main. A force d'y penser, tu te suggestionnes toi-même.
- Venez, lui dis-je. Nos amis sont là et attendent ma Monique semblait au comble de l'agitation.
petite merveille. - Non J non! Les femmes ont des antennes 1 C'est
Mes yeux disaient avec éloquence ce que mes paroles Dora, te dis-je! Tout le prouve: sa voix, ses cheveux,
n'articulaient pas.· ses yeux. Elle a l'âge du message.
- Vous me faites honte, Bruno. Et je suis affreusement Stéphane lui-même semblait avoir perdu son sang-
intimidée. froid.
Je quittai sa main, m'effaçai devant elle. - Je ne conteste pas, dit-il, que ce que nous voyons
- Mademoiselle Théodora Bonté, dis-je, ma voisine est étrange. Je pris mademoiselle d'excuser notre émoi
et mon élève. Monsieur Stéphane Was et sa sœur commun.
Monique, mes amis de toujours. J'intervins:
Théodora était vêtue d'une très simple robe blanche. - Théodora comprend tout car je lui ai fait part de
Une vaste capeline de paille noire cachait ses cheveux. vos doutes. Mais puisque nous en sommes là, il faut aller
Elle s'inclina avec un sourire charmant, serra les mains jusqu'au bout.
tendues, tandis que Stéphane disait gravement: Je pris la main gauche de Théodora.
LES RÉINCARNATIONS DE OORA THÉODORA 151
_ Vous souvenez-vous, dis-je à mes amis. du troisième
.
- Lui et moi nous n'avons pas d'âge. Nous sommes
interrogatoire? hors du temps et de la norme. Nous nous séparons. mais
- Je m'en souviens très bien. répondit Stéphane. nous ne nous quittons pas.
Monique appuya: Elle alla vers Monique et lui prit la main.
- C'est à lui que tout à l'heure je pensais. - Vous êtes ma sœur du fond des âges.
Je repris: Elle y réunit celle de Stéphane:
_ Quels signes particuliers présente Dora ? demandait - Et vous êtes mon frère de l'éternité.
alors Stéphane. Et je répondis inconsciemment en état Monique. incapable de résister à l'appel du cœur,
d'hypnose: « Le petit doigt de la main gauche n'a que s'élança vers Théodora et l'embrassa avec fièvre. Ce
deux phalanges.)) geste parut dénouer l'emprise de Dora et la jeune fille
r élevai la main de Théodora et la mis en évidence: reparut. Ses yeux redevinrent ce qu'ils étaient aupa-
- Regardez ceci. ravant. c'est-à-dire les plus beaux du monde. Elle parut
Stéphane contemplait. effaré. le minuscule auriculaire. surprise de se retrouver dans les bras de Monique et
rendu plus petit encore par cette extraordinaire mal- manifesta un trouble charmant.
formation. - Ne voulez-vo:lS pas m'embrasser. petite sœur? dit
Au bout d'un moment. il dit: Monique.
_ Ce serait à perdre la raison si l'on était moins sûr Théodora se jeta à .~on cou. puis. spontanément. à celui
de ses bases. Je confesse que tout ceci échappe à la de Stéphane déconcerté.
logique et doit chercher ailleurs son explication. - Je vous aime tous les deux. dit-elle en riant. Et je
_ Qu'est-il besoin de logique là-dedans. m'écriai-je. vous confonds dans la même tendresse.
si ce n'est pour nier l'évidence? Tout est clair comme Je m'exclamai:
la lumière du jour. - Nos amis ont bien de la chance! Personne ne m'en
Monique fit amèrement: a dit autant!
_ Je n'avais pas besoin de cette preuve nouveile. Le visage de Théodora se colora d'un rouge pudique.
Tout en moi reconnaît la Dora des messages et. dans le - Je suis trop bien élevée. fit~lle. pour dire ces
fond de mon âme. j'ai toujours su qu'elle apparaîtrait. choses à mon professeur.
Elle fit effort sur elle-même et dit: Durant qu'elle tenait ses yeux baissés avec un soupç..Jn
_ Théodora ne pouvait rien trouver de mieux que de gaminerie. Monique dit à Stéphane:
Bruno. Mais Bruno ne pouvait rien trouver de mieux - As-tu senti l'odeur de rose?
que Théodora car elle est Dora retrouvée. Stéphane répondit:
j'étais si ému que je ne trouvai pas la force de -,- Oui. elle m'obsède depuis un instant.
protester. Ce fut Théodora qui prit le commandement.
avec cette autorité qui parfois me frappait de surprise.
Les traits du puéril visage s'ennoblirent et quelque chose
d'auguste passa dans sa voix. Le regard lui·même changea,
se fit plus fulgurant et à la fois plus sombre. comme s'il
cessait d'explorer le dehors pour voir en dedans.
_ Je suis. en effet. Dora. dit-elle lentement. Une force
m'a appelée. J'étais. avant toutes les autres, et mon
époux est Bruno.
Je joignis les mains. Elle poursuivit:
mÉODORA 153
152 LES RÉINCARNATIONS DE DORA
Qu'avons-nous besoin de nous enquérir d'autre six heures au moment où j'y arriverai moi-même de
mon bureau.
chose?
Catherine renifla imperceptiblement:
M"'e Bonté approuva de la tête, puis dit:
- J'ai de la peine pour elle.
- Qu'il soit fait selon votre volonté!
Je ne trouvai rien à dire, parce que j'avais de la peine
Je m'agenouillai devant eux et Théodora fit de même. aussi.
- Père, mère, dîmes-nous ensemble, bénissez-nous
car nous sommes purs.
•••
M. Bonté esquissa maladroitement un geste sur nos Une circonstance imprévue retarda ma sortie du
têtes et sa femme murmura:
bureau d'une demi-heure. Je mourais d'impartience car
-:- Je suis tout de même contente que cette joie 'Ile j'appréhendais une confrontation sans moi. J'avais tort
soit donnée avant de mourir.
car lorsque je pénétrai dans le salon des Was je trouvai
••.. Théodora danS les bras de Monique qui la caressait
comme une sœur. Ce tableau me ravit le cœur d'autant
que Stéphane, assis auprès d'elles, semblait y prendre
Catherine exultait quand je la mis au courant des autant de plaisir que moi.
choses. J'éprouvais pourtant un certain embarras auquel
- Enfin, 'dit-elle, je vais avoir aussi mon rayon de Monique mit promptement fin en m'interpellant d'une
soleil. Cette petite Théodora m'a plu dès sa première voix paisible :
visite. Elle est si pleine de lumière qu'elle m'éblouit. - Allons, Bruno, venez nous annoncer la grande nou-
Catherine baissa la voix: velle pour que -nous nous réjouissions avec vous 1
- Et si je vous disais qu'elle m'en impose. N'est-ce Je risquai:
pas curieux pour une vieille femme d'éprouver cette - Théodora vous a dit ... 7
sorte de respect 7 Mais Stéphane:
Je repartis: - Nous ne sommes pas absolument imbéciles. Nous
- Comment n'en serait-il pas ainsi puisque je me sens nous interrogions seulement sur le point de savoir quand
petit garçon moi-même lorsque Théodora me regarde vous vous décideriez. .
d'une certaine façon 7 Théodora releva son front et ses yeux brillèrent d'un
Ma bonne nounou dit sentencieusement: éclat insoutenable.
- Rien n'est ordinaire dans ces événements. Et tout - Ne pensez-vous pas, dit-elle, que tout a été décidé
me dépasse. en dehors de nous? Vous constatez en moi une certaine
- j'en pouvais dire autant, Catherine, mais mainte- maturité mais je sens moi-même une petite et faible
nant tout me semble net. chose dont le rôle n'est pas de discourir mais d'accepter.
- Vous avez bien de la chance, fit Catherine. Er Monique approuva gravement:
qu'en, pense M, Stéphane 7 - Oui, d'accepter. C'est là le plus difficile. Et cepen-
- Il est prodigieusement intéressé, dant quand on le fait sincèrement tout devient plus
Catherine n'avait posé cette première question que facile qu'on ne le croyait.
pour en amener une seconde. ' Théodora reprit: .
- Et Monique 7 demanda-t-elle. Allez-vous lui annon- - J'ai conscience de mon libre arbitre, mais dans les
cer vos fiançailles 7 limites d'une direction invisible à laquelle je me soumets.
- Oui, dès demain. Théodora ira chez les Was vers Stéphane objecta:
LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉODORA 159
_ Si vous subissez une aussi impérieuse direction, que Quand elle leur eut avoué que nous deVions nous ren-
reste-t-il de votre libre arbitre? contrer chez eux ils comprirent que ce ne pouvait être
Théodora lui dit: que pour une démarche commune, celle qu'ils pré-
_ C'est en pleine assurance de mon libre arbitre que voyaient depuis la veille, et ils étaient préparés à l'évé-
je m'en remets à plus haut que moi. nement.
Je m'écriai: - Monique, fit Théodora, me parla de vous avec une
_ Ne suis-je pas libre, si je le veux, de suivre une affection sincère, m'adjurant de faire votre bonheur. Je
route mauvaise? lui répondis que cela ne dépendait pas seulement de moi
_ Non, fit Stéphane. Tu reconnais toi-même que tu mais d'une conjoncture supérieure dont je ne pouvais
es à la merci de ton inclination. être maîtresse jusqu'au bout. Cela l'inquiéta' et je lui
Théodora vint à mon secours: jurai que tant qu'il me resterait un souffle de vie je le
_ N'est-il donc pas permis d'accorder son inclination mettrais à votre service et que je ne faillirais pas. Alors
et ses buts? Nous adhérons de tout notre cœur à la elle m'embrassa convulsivement et je sus que la meilleure
tâche proposée. et la plus compréhensive des tendresses m'était née.
_ En effet, dis-je, tout est là. Devoir ce qu'on aime Je l'arrêtai:
et aimer son devoir. - Et ma tendresse à moi n'est-elle pas aussi grande
Monique s'interposa: et compréhensive?
_ Ils ont raison tous deux. Mais leur devoir est Elle répliqua:
agréable. - Non, car elle est moins pure et moins désintéressée.
Elle ajouta avec mélancolie: Nous n'avons pas de mérite à nous aimer ..
_ Le plus dur est d'aimer le devoir qui fait souffrir. J'allais protester, mais je la vis si infiniment désirable
Nous nous regardâmes avec gêne, Stéphane et moi, que je compris à quel point l'émoi de mon âme était
et je ne sais comment j'aurais mis fin à cette émotion inséparable du trouble de mes sens. La route était déserte
pénible si Théodora, brusquement, n'avait pris ce que et je passai son bras sous le mien pour sentir sa chaleur
j'appelais en moi-même la voix de Dora: et me rapprocher de son haleine. La vie me semblait
_ Patience, Monique. Tout n'a qu'un temps. Il y en a immense et une force venue du plus profond me sou-
pour le bonheur et pour les larmes, de même qu'il y en levait. Nous marchâmes un instant sans parler parce qu'il
a un pour les larmes et pour le bonheur. y avait trop à dire. Et puis Théodora rompit le silence
Nul de nous ne comprit le sens prophétique de ces la première: '
paroles dont je devais, par la suite, sentir si longtemps - A quoi pensez-vous?
la brftlure dans mon cœur. Je ne lui cachai pas que je pensais à Monique et à la
•..•
beauté de son sacrifice et elle me confessa qu'elle avait
la même préoccupation que moi.
- Je lui ai rappelé, fit-elle, la phrase qu'elle avait
Quand je me retrouvai seul avec Théodora sur la prononcée en me voyant apparaître le premier jour.
route familière, je lui demandai comment elle avait été - Ah 1 oui, dis-je, lorsqu'elle eOt crié: « C'est elle III
reçue et de quelle manière elle avait annoncé nos fian- et que Stéphane ayant demandé: « Qui, elle? ll, elle
çailles chez les Was. Elle me dit que sa surprise avait répondit: « Dora. Je n'en doute malheureusement pas. Il
été grande de ne pas me trouver au rendez-vous mais Théodora reprit :
que Stéphane et Monique s'étaient empressés autour - Vous ne sauriez croire l'émotion que m'a causée cet
d'elle et l'avaient traitée avec une affectueuse amitié. adverbe de souffrance. Ma joie tombait en morceaux.
11
THÉODORA 161
160 LES RÉINCARNATIONS DE DORA
- Ce que vous nous dites de M. Vogel ne fait que
_ Qu'a dit Monique quand vous avez touché la plaie confirmer l'estime que nous avions déjà pour lui.
de son âme? Stéphane déclara :
_ Elle a dit: « Il y a des souffrances qui enrichissent - C'est donc une chose entendue. Nous nous réuni-
pourvu qu'on ne les repousse pas.» rons en commun chez Catherine pour les fiançailles et
_ Et qu'avez-vous répondu? le mariage aura lieu dès que vous le jugerez bon.
_ Que j'étais prête à m'effacer si elle le jugeait utile,
M'DeBonté répondit:
que je ne voulais pas construire mon bonheur aux dépens - Ce serait avec joie que je donnerais Théo sur
du sien. Elle me remercia avec effusion et me dit: II Vous
l'heure puisque cette union inespérée ne nous sépare
n'êtes pas seule en cause. ) J'ai compris qu'elle entendait
pas de notre enfant. Nous la verrons souvent près de
parler de vous .. nous ou bien nous viendrons près d'elle et nous n'aurons
Je m'écriai:
_ Nulle considération, si haute qu'elle soit, ne saurait pas le chagrin d'une séparation. Mais Théo est encore
m'éloigner de vous. Je vous suis lié indissolublement et si jeune en dépit de ses airs graves. Elle n'est pas suffi-
samment formée et la sagesse voudrait qu'on attende
j'écarterais l'humanité entière pour vivre un instant de deux ou trois ans.
plus près de vous.
Cette exaltation émut ma petit fiàncée. Je sentis 'ion - Il en sera comme vous voudrez, assura Stéphane.
bras se presser plus tendrement contre moi. Et soudain Mon ami m'a chargé de vous dire qu'il serait le plus
accommodant des fils.
elle le dégagea, éteignit le feu de ses regards, cessa cie
sourire et me dit, de cet air grave que je lui connaissais M. Bonté posa timidement quelques questions sur ma
de temps à autre: fonction, ma condition, ma fortune. A tout cela, Stéphane
_ Bruno, nous ne devons pas aimer égoïstement. Au répondit en disa~t:
dessus de nous est la Grande Présence sans qui nous ne - Je réponds de Bruno comme de moi-même et nul
serions que ce que noUS sommes, c'est-à-dire des êtres parti ne saurait mieux convenir à votre Théodora.
inférieurs.
Je répondis :
_ Je le sais. Mais si nous ne pouvons aimer pour nous A partir de ce jour, je vis sans contrainte ma fiancée
seuls, quelle est donc notre première tâche? qui allait et venait sans cesse entre les deux maisons.
Avec un accent inoubliable, Théodora proféra: Nous reprimes les leçons, sérieusement cette fois, car
- Etre aux ordres! Théodora se rendàit compte des lacunes de sa formation
Et nous ne dîmes plus rien jusqu'à La Roche-Honneur. scolaire, mais je vis qu'elle s'y pliait plutÔt pour me·
faire plaisir .
••• - Voyez-vous, me disait-eUe, je sais par intuition tout
ce qu'il importe que je sache. S'il est des choses que
C'est Stéphane lui-même qui alla chez les Bonté j'ignore, et elles sont innombrables, aucune d'elles n'a
demander pour moi la main de leur petite-fille. Les de véritable importance pour moi.
bonnes gens accueillirent cette démarche avec une Je répondais:
considération immense et en furent singulièrement - 0 mon cher amour, vous avez hérité de Dora ses
touchés. connaissances et je suis persuadé que votre science
_ Monsieur le juge est trop bon, dit le père Bonté, cachée est grande, même à l'insu de vous. Mais je suis
de se déranger pour d'aussi modestes personnes. heureux de pouvoir vous enseigner quelque chose moi-
M"'e Bonté enchérit:
'.,J.
162 LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉODORA
même, ne serait-ce que pour l'illusion de vous donner J'avais cru l'étouffer, ou tout au moins le contenir durant
un peu de moi. cette interminable attente où Dora apparaissait lointaine
Théodora eut ce sourire charmant, qui illuminait mon et hypothétique à mon espoir enfiévré. Et voici qu'au
âme.
premier frôlement (mais de quelle femme!) les gigan-
- Ami bien-aimé, dit-elle, il ne peut y avoir de supré- tesques flammes d'un incendie menaçaient de me consu-
matie entre nous deux. Nous sommes deux aspects d'un mer.
même élan, deux efforts complémentaires. N'avez-vous Je réussis pendant assez longtemps à rester maître de
pas le sentiment que nous nous retrouvons après nous moi-même mais les soirées se succédaient, de plus en
être perdus? plus enivrantes, et tout ce qui me venait de Théodora
- C'est bien pourquoi, lui dis-je, je ne veux pas laisser était créateur de désir. Sa voix divine me plongeait dans
passer une seule heure sans jouir intensément de votre une exaltation continuelle. Même en son absence, l'odeur
présence. de rose me poursuivait d'aromes capiteux. Mes yeux ne
Je ne me lassais pas de caresser ses cheveux, de poser se lassaient pas d'errer sur sa chevelure, son cou, sa
ses mains sur ma bouche, de la vivre intensément, Elle gorge svelte. Je me grisais de son sourire et ne pouvais
s'y prêtait chastement mais sans la moindre gêne, comme regarder sa bouche sans un frisson voluptueux.
si elle n'eil.t fait que poursuivre un amour ancien. Cepen- Je n'avais encore baisé que son front, sa main, sans
dant rien ne subsistait en moi du virginal accord des me permettre de caresse plus précise car je savais
premières semaines. Un feu insidieux me brOlait chaque qu'alors je ne serais plus libre de m'arrêter. Et je me
jour davantage et je sentais monter en moi les vagues demandais si cet état pourrait durer longtemps parce
croissantes du désir.
• ment.
que Théodora n'était pas insensible et s'enfiévrait égaIe-
« Comment, pensais-je, me serait-il possible d'attendre
encore deux ou trois ans avant de goQter le bonheur Un soir de juin, quand la nuit s'installe avec peine et
dans sa plénitude? Pourquoi renoncerais-je aux plus qu'un long crépuscule succède au jour victorieux, elle
belles joies de l'amour?» vint dans ma chambre, plus belle et troublante que
Insensé que j'étais de souhaiter. l'accomplissement jamais, en robe légère, et je sus dès l'entrée que nous
comme s'il n'était pas le signe de la décroissance. Ce étions aux mains des génies invisibles de l'amour. Elle
n'est pas quand la coupe est. bue que l'homme est au s'approcha de moi, visage contre visage, sans dire une
sommet de lui-même, mais seulement à l'instant où elle parole et sans sourire non plus. L'expression de ses
est pleine encore de l'eau de son désir. Je ne comprenais traits n'avait plus rien d'enfantin et je contemplais avec
pas que dans l'amour rien ne vaut les premières délices, une sorte d'effroi ce masque pathétique et cet élan
celles qui naissent d'un contact furtif, d'une odeur ou presque douloureux.
d'une inflexion de voix. En réalité j'avais tout à moi de Je murmurai:
ce qui fait la splendeur des choses puisque j'illuminais - Théodora, ne me regarde pas ainsi. Je suis au bord
tout de ma propre transfiguration. du vertige.
Quel verbe de quel poète chantera l'électricité subtile - Et moi, fit-ellc d'une voix sombre, crois-tu que
d'un attrait double? Quelle musique atteindra le stade l'abîme ne me tente pas?
ultime par quoi le désir est idéalisé? Ses lèvres s'entrouvraient légèrement et son haleine
L'une de ces réflextions m'effleurait de temps en temps se mêlait à la mienne. Je n'eus plus de volonté mais
et ma raison en reconnaissait la sagesse, mais trente ans seulement un intense' désir d'abdication. Je ne sais
de chasteté physique et de contention sentimentale comment nos bouches se trouvèrent réunies. Et puis
avaient accumulé en moi le plus dévorant des brasiers. nous rQmes la proie de pouvoirs impérieux.
LES RÉINCARNATIONS DE DORA rnÉODORA
Je jure que tout s'est accompli en dehors de moi et, pressent dans mon esprit. Je n'arrive pas maintenant à
sans doute, en dehors d'elle. Nous nous éveillâmes d'un m'y reconnattre. Mais demain il fera jour sur terre et
songe et comprimes le sens de la parole: Il Vous serez il fera clair en moi. .
comme des dieux. l) - Va donc, bien-aimée, rejoindre les tiens. Je t'accom-
pagne jusqu'à la porte.
••• Théodora me dit:
- C'est mon corps seul qui t'abandonne. Mon esprit
Quand je revins à moi, je tournai vers Théodora des reste auprès de toi.
yeux de tristesse.
- 0 mon divin amour, lui dis-je, qu'ai-je fait? •••
Théodora semblait surgir d'une région inconnue. Ma
voix frappa ses oreilles et la compréhension lui revint. Je m'éveillai le lendemain comme au sortir d'un songe.
- Ne regrette rien, bien-aimé. fit la voix unique. Tout était-il vrai du miracle de la veille? Avais-je possédé
C'est toi qui as voulu· ces choses et les as souhaitées Théodora?
depuis longtemps. Mais puisque je suis revenue vers toi, Les événements se déroulaient avec une telle rapidité
mon désir est de t'être unie par l'esprit et par la chair. depuis plusieurs semaines que je ne savais plus très
Un flot de reconnaissance me submergea, en même bien où était le rêve et où la réalité. Pourtant la mémoire
1
temps qu'un remords complexe, où se mêlaient étrange- '" précise me revint de tant de joies accumulées et je fus
ment la peur, l'audace, la honte et l'orgueil. j'étendis effrayé par la splendeur de ce qui m'était offert. Je ne
Théodora sur mon lit et couvris de \>aisers se.s pieds et m'arrêtais pas de savourer les détails de cette remémo-
ses jambes fines. sa main allongée contre elle, son épaule, ration amoureuse. Chaque souvenir avait un parfum
sa bouche et ses yeux. Je prolongeai longtemps cette merveilleux. Le véritable amant ne se contente pas de
prise de possession 'sur son regard de lumière jusqu'à ce cueillir avidement la gerbe de ses délices; il en rumine
que la voix de Catherine, en bas, nous rappelât que nous ensuite jusqu'à la moindre odeur. j'étais comme un
appartenions au monde extérieur. avare au milieu de ses trésors étalés et qui. fait tinter
Théodora se releva légèrement, mit ses bras autour les pièces rares. En même temps. j'étais le prodigue prêt
de mon cou et laissa aller sa tête sur ma poitrine. Ainsi ',
.
à jeter au vent des richesses qui ne tarissent point .
mon visage errait dans le doux parfum de ses cheveux. Théodora ne devait revenir que le soir, mais je savais,
Les restes d'un feu brQlant nous 'consumaient encore et en le mesurant à ma propre impatience, qu'elle ne
,.
déjà de nouvelles ardeurs s'éveillaient en nous. pourrait attendre un jour après une nuit. Quand je
- Pourquoi, m'écriai-je amèrement, faut·il que tu me rentrai· chez moi un peu au-delà de midi, Théodora
sois déjà Ôtée? A peine accédons-nous à la Vie que nous dressait le couvert avec Catherine.
guette la séparation. Je ne me sens pas le courage de Son rire m'éclaboussa bien avant la porte et je courus
ces petites morts quotidiennes. vers la salle à manger.
- Qu'importe 1 dit Théodora, si tu renais chaque jour. - Je déjeune avec vous, cria Théodora. Catherine
- Je veux repattre en toi et au bord de toi. L'existence veut bien de moi de temps à autre.
humaine est si brève que je n'aurai jamais le temps. de . Ma nourrice la regardait avec une admiration non
me rassasier de ton amour. déguisée.
Théodora releva la tête et retira ses mains de mes - Qui ne voudrait, dit-elle, avoir ce printemps en
épaules. " face de soi?
- Entends-moi, Bruno. Cent pensées confuses se Ce repas fut exquisement gai et frais et jeune. Toute
166 LES RÉINCARNATIONS DE DORA
THÉODORA
12
,
THÉODORA 177
LES RÉINCARNATIONS DE DORA
les maintenant et partage mon allégresse. Je suis tota-
Mais détache-toi peu à peu si tu ne veux pas trop lement heureuse de ce qui nous est donné.
souffrir. Je répondis:
- Ne me parle pas de mort, mais seulement de vie.
Elle eut alors ce mot étrange:
Depuis bientôt deux mois nouS vivions égoïstement - En te parlant de mort, c'est à la Vie que je songeais.
••..
et retranchés sur nous-mêmes. Nous écrivions rarement
à Catherine, aux Bonté, aux Was. Une insidieuse lan-
gueur paralysait toutes nos initiatives dès que nous
tentions un pas vers l'extérieur. Les uns et les autres Il ne faut que s'arracher des choses auxquelles on
se plaignaient doucement de notre, silence et nous ne tient le plus pour constater qu'on peut tout de même
trouvions rien à leur répondre, sinon que nous avions vivre sans elles. A mesure que nous remontions vers le
conscience d'arriver' seulement. Le malheur brûle à petit Nord, nous perdions en partie la mémoire du Sud. Les
feu; le bonheur est une flambée. A la pensée de quitter contours de l'Eden ne s'effaçaient pas, mais ils devenaient
cette maison de rêve, nous nouS révoltions touS les deux. plus imprécis. Notre souvenir avait des lacunes. Il nous
C'est alors que je conçus le dessein d'acquérir la pro- restait seulement la certitude d'y avoir connu la plus
priété entière, avec son parc de mystère et ses arbres intense félicité. Et n'emportions-nous pas notre paradis
fous. Je ne voulais pas que d'autres après nous profa- avec nous, Bruno avec Théodora, Théodora avec 'Bruno,
nâssent le décor de nos apothéoses. Je n'eus aucune tous deux étroitement rivés à la même enivrante aven-
peine à réaliser l'achat car les propriétaires du domaine ture? Qu'importait après tout le lieu où je jouirais de
répugnaient à son entretien. Lorsque nous revînmes de mes trésors!
chez le notaire (première et unique incursion dans la C'est donc apaisés, épanouis, que nous revînmes en
vie courante), Théodora ne cachait pas sa joie et me Touraine. Tous ceux que nous aimions nous attendaient
regardait avec des yeux triomphants. à La Roche-Honneur. On me trouva plus dépouillé, plus
_ Tu es heureuse, lui dis-je, mon amour, d'être enfin viril, avec dans le regard un feu sombre, alors que les
dans ta demeure? Bonté, les Was et Catherine s'extasièrent sur la méta-
A ma profonde tristesse, elle répondit: morphose de Théodora. Je ne m'étais pas aperçu du
_ Oui, parce que tu l'habiteras quand je ne serai changement profond qui s'était produit en elle, parce
plus là. que je la contemplais sans cesse et que j'assimilais
Je l'embrassai fiévreusement. chaque instant de sa présence. Mais ceux qui ne l'avaient
_ Ne brise pas notre bonheur. N'assombris pas notre pas vue depuis deux mois hésitaient à la reconnaître.
joie. Partie ébauche, elle revenait peinture achevée. Elle avait
Elle eut un merveilleux sourire. maintenant l'esthétique de sa voix.
_ Ma joie demeure entière et intégral mon bonheur. En les entendant exprimer leur admiration, je me mis
Elle ajouta: aussi à considérer ma bien-aimée avec les yeux d'un
_ Lorsque je ne vivrai plus, tu répandras mes cendres autre. Et ce fut pour moi une brusque révélation. La
dans ces taillis vierges et quelque chose de mon corps créature qui se tenait devant moi était d'une beauté
revivra parmi tes fleurs. hallucinante, au point que j'éprouvais certaine honte à
Voyant que mes yeux s'emplissaient de larmes, elle me remémorer les scènes de possession. Une voix mur-
dit encore: murait en moi: « On ne couche pas avec les déesses.
_ Cher amour, je ne te parlerai plus de ces choses. Ceux qui croient qu'elles se sont données ont été victi-
Et pourtant il fallait les dire avant de partir d'ici. Oublie-
LES RÉINCARNATIONS DE DORA
THÉODORA 179
178
mes d'une illusion.)l De sorte que, par moments, je ne Elle hocha doucement sa jolie tête.
- J'ai da n'apporter avec moi qu'une étincelle de. vie,
savais plus si j'avais été l'objet d'un enchantement ou . juste suffisante pour arriver jusqu'à toi.
s'il m'avait été donné de goOter les faveurs d'une
Je me taisais, consterné.
immortelle. Elle dit aussi:
Je dus secouer ces doutes et Théodora m'y aida de - Mon père et ma mère sont restés des étrangers
son mieux. Lorsque, le premier soir de notre rentrée,
pour moi. Ils ne se sont unis que pour que je vive. J'ai
elle pénétra avec moi dans notre chambre, elle se jeta da profiter de la première conjonction humaine qui s'est
à mon cou et m'embrassa à m'étouffer. Sa violence
offerte pour accomplir le vœu de Dora.
amoureuse me gagna. Nous n'eOmes pas le temps de
gagner notre couche. Le voluptueux séisme nous submer-
gea et nous ne fOmes plus qu'une chair. Et soudain
l'étreinte se dénoua. J'entendis comme une plainte c.t
Théodora me sembla pâle comme la mort.
_ Bien-aimée, criai-je, que t'arrive-t-il?
Je la pris à bras-le-corps, l'étendis sur le lit et me CHAPITRE XV
penchai sur elle. Théodora poussa un profond soupir et
dit, en posant la main sur son cœur:
- J'ai mal, ô Bruno ...
Je caressais son front, ses cheveux. Les Was avaient voué à Théodora une affection aussi
_ Ce n'est rien, disais-je, que la fatigue du voyage.
grande que celle de Catherine à qui ma jeune femme
Je vais chercher Catherine. inspirait un sentiment d'adoration. Toutefois cette affec-
Théodora ouvrit les yeux, eut un faible sourire et
murmura: tion se nuançait, chez eux, d'une manière de respect da
au fait que, derrière Théodora, ils sentaient la présence
_ Ne me quitte pas ... Cela va mieux à présent. d'un autre être, infiniment complexe et infiniment ancien.
Un peu de rose naissait à ses joues et je les baisais Monique surtout considérait Théodora avec une mater-
doucement.
nelle tendresse. Toutes deux avaient de longues conver-
Elle dit encore :
_ Ouvre la fenêtre, veux-tu 1... Bien grande, bien sations dont Monique sortait ravie et effrayée à la fois.
J'avais recommencé à faire quelques promenades avec
grande ... Stéphane, mais il n'y avait plus entre 'tous la même
Et comme j'obéissais: liberté qu'autrefois. Je supportais malaisément l'absence
_ Laisse entrer toutes les étoiles ... C'est l'air qui fait
de Théodora; dès. que je quittais son soleil, j'entrais
vivre et la terre qui fait mourir.
dans le froid de l'ombre intérieure. Je sentais que
••• Stéphane aurait aimé me parler de certaines choses que
son esprit rassis jugeait trop obscures à son gré mais je
ne pouvais rien lui dire qui ne fOt mêlé à l'intimité la
Cette défaillance de Théodora fut suivie de plusieurs
plus secrète, tellement nous ne faisions qu'un, Théodora
autres, puis tout sembla se remettre en place et ma et moi. Monique, moins intelligente et plus subtile, avait
bien-aimée se porta de mieux en mieux. Elle riait d'elle- déjà deviné une partie de nos pensées et n'en concevait
même et disait:
que plus d'estime à notre endroit .
_ Je suis une chose fragile. Il ne faut pas me deman- Je me bornai à chanter devant Stéphane la beauté
der quelque chose de trop fort.
1
'180 LES RÉINCARNATIONS DE DORA TIlÉOOORA 181
incomparable du lieu où nous avions passé plus de huit Théodora s'aperçut qu'elle n'était pas assez couverte et
semaines. Je lui promettais, aux vacances prochaines, de elle frissonna. Je ralliai la rive la plus proche et la
l'y conduire avec Monique pour leur faire partager notre conduisis chez une vieille paysanne à demi paralysée
éblouissement. Là se bornaient généralement nos entre- dont la fille nous servait. de laitière et qui la fit asseoir
tiens et nous laissions, d'un commun accord, le sujet dans un fauteuil d'autrefois.
principal dans la pénombre pour retourner chacun à - Tu as froid, mon amour, lui dis-je. parce que tu
notre vie habituelle, la sienne toute d'austérité et de restais immobile. Repose-toi ici durant que je vais cher-
devoir, la mienne toute de bçmheur et de passion. cher un manteau. Ensuite nous remonterons doucement
En réalité je ne me plaisais absolument qu'avec avec la barque.
Théodora qui n'était pas une simple créature, mais un La nature était si paisible et la femme si accueillante
être multiple aux déconcertants aspects. TantÔt j'avais que Théodora consentit à m'attendre patiemment. Le
devant moi l'enfant que son âge indiquait réellement, trajet que j'avais à faire était bref, car le fleuve sinuait
avec les rires, les spontanéités, les jeux de l'enfance, et à travers les prairies alors que la route coullait au
je surprenais une jeune vierge, pleine de timidités et plus court.
d'élans. TantÔt la femmf' m'enveloppait d'une plénitude Je dis à Catherine en passant;
ardente ou bien un être très grand et même parfois - J'ai laissé Théodora un peu frissonnante chez
très auguste m'inspirait un filial effroi. Plusieurs géné- l'Ernestine. Je vais lui porter un vêtement chaud.
rations cohabitaient sous cette enveloppe séduisante et Catherine répondit:
je n'arrivais pas à comprendre la raison pour laquelle - C'est moi qui vais y aller. M. Stéphane vous attend
moi, Bruno, j'avais été choisi pour les concilier. dans la bibliothèque.
Je ne me dissimulais pas que mon amour pour Théo- J'acceptai son offre car je n'avais pas vu Stéphane
dora changeait insensiblement de nature. Peu à peu depuis huit jours.
j'adoptais certains tours de phrases de Théodora. J'étais . - Bonjour, ami, lui dis-je. Tu nous as manqué.
sans le vouloir gagné par la forme elliptique de sa Je lui tendis la main et il la garda un instant dans
pensée. Je m'engageais avec elle dans un territoire la sienne.
spirituel seulement connu de nous deux. Nous nous - Tant que cela?
comprenions à demi-mot et même sans parler. La - Bien sfir.
question que je lui posais était elle-même une répome - Pourtant, vous vous suffisez tous les deux.
à l'interrogation muette qu'elle m'avait adressée. Il en Je souris:
résultait que personne ne pouvait nous suivre dans ces - Tu n'es pas jaloux de Théodora?
dialogues inaudibles et je comprends maintenant l'éton- - Si je pouvais être jaloux, rétorqua Stéphane. ce
nement un peu inquiet que certains de nos propos serait de toi. Ta femme est exquise.
inspiraient à Stéphane resté sur l'autre bord. - A la bonne heure 1 Ça, au moins, c'est naturel.
•..
Stéphane ajouta sérieusement:
• - Tu n'as rien à me dire de particulier?
- Pourquoi cela? .
Certain jour de décembre où la journée était chaude - Parce que tu ne me sembles plus le même.
et ensoleillée, j'avais décidé Théodora à m'accompagner - Est-ce à cause de mon mariage?
sur le fleuve et nous descendîmes jusqu'au bateau. La - Pas seulement. Tu m'échappes seulement un peu
promenade au fil de l'eau entre deux haies d'arbres roux plus.
semblait pleine de charme. Au bout d'une demi-heure. - Je t'ai donc toujours échappé?
182 LES RÉINCARNATIONS DE DORA rnÉOOORA
_ Oui, tu as toujours été secret sur toi-même. A douze est si spécial, tellement en dehors de toute norme que
ans, tu passais déjà pour un garçon mystérieux. j'ai peur, non du blâme, mais de la raillerie, et cela
- Et toi, dis-je, que pensais-tu de moi? serait pire que tout.
Stéphane répondit: Stéphane se plaça devant moi: '
_ Qu'il y avait quelque chose dans ta vie qui te murait - Mets tes yeux dans les miens, Bruno. Ai-je l'air
dans le silence et te rendait certains contacts doulou- d'un homme qui raille?
reux. -Non.
Je confessai: - Va donc, si tu crois que je puisse te soulager.
_ Cela est vrai. Je portais un secret que je n'ai confié Je répondis:
à personne. - Oh 1 tu sais, il ne faut pas te faire d'illusion et
- Pas même à Théodora? penser que j'ai commis un crime ...
_ Pas même. Elle aurait pu ne pas comprendre et Stéphane dit gravement:
cela m'aurait rendu malheureux. - Même si tu avais commis un crime.
_ Tu as eu tort, dit Stéphane. Il est des choses qu'il - ... ni supposer quelque chose de monstrueux.
vaut mieux ne pas conserver en soi. Sinon elles vous - Je ne crois rien et ne suppose rien, fit Stéphane.
brûlent, vous corrodent. Mon cœur est ouvert et t'écoute.
Je m'écriai: Cela m'émut et je dis:
- Le moyen de faire autrement? - Assieds-toi donc ici et moi là. Nous en avons pour
_ C'est vrai, admit Stéphane. Ta mère était morte un temps.
prématurément. Ton père ... Stéphane s'assit et, pris d'un scrupule murmura:
Je m'assombris: - Si Théodora survenait au cours de cet entretien ...
- Laissons mon père où il est - C'est que Dieu l'aurait voulu. Dans çe cas elle
Stéphane. reprit: prendrait un autre siège. '
_ Tu as été baptisé. Tu aurais pu te confesser à un Je demeurai silencieux durant un moment, puis:
prêtre ... - Ce que je vais te confier, Stéphane, n'est peut-être
_ Cela, fis-je, n'est pas du domaine de la confession. pour d'autres qu'une banale histoire enfantine, mais
_ .., voir un pasteur alors ou un médecin ... celle-ci m'a marqué jusqu'au tréfonds. Toute mon exis-
_ Ce n'est du ressort ni du temple ni de la médecine. tence ultérieure est, psychologiquement, la résultante
Stéphane me regarda avec de bons yeux amicaux. de cet événement premier, qui devait régir ma vie
inconsciente.
_ J'aurais voulu t'aider cependant ... comme un ami...
comme un frère . Je lui narrai alors minutieusement mon enfance sans .
Je relevai la tête pour le voir bien en face. . joie et la dureté paternelle dans la lugubre maison, puis
_ Stéphane, j'ai déjà pensé 3 toi. Tu es, dans ta la découverte du placard, puis l'apparition des fées,
profession, une manière d'ecclésiastique et une manière puis la gifle, puis la réprobation, puis la honte. Je ne lui
de médecin. fis grâce d'aucun détail. En évoquant ces souvenirs, je
Mon ami fit simplement: revivais les heures angoissantes et j'en arrivais à oublier
_ On peut tout me dire, il est vrai. Je suis prêt à Stéphane lui-même et Théodora. Je n'étais plus que
tout entendre. "enfant d'autrefois, au creux du plus grand désespoir
- Tout? qui puisse s'emparer d'une âme humaine.
_ Oui, tout. Que n'ai-je déjà entendu 7 J'en fus tiré par ces paroles de Stéphane:
_ Je m'en doute, Stéphane. Mais ce que j'ai à révéler - Je comprends bien des choses maintenant. Mais
1
THÉODORA 18S
184 LES RÉINCARNATIONS DE DORA
est une faute. Cependant je ne réussis pas à croire que
ceci n'explique pas le miracle incompréhensible des fées. j'ai péché. Et cependant l'infâme accusation me ravale,
_ A ce moment, lui dis-je, je ne m'expliquais rien en dépit de moi, me taraude secrètement et secrètement
non plus. me blesse.
Stéphane se fit pressant: Théodora vint se placer derrière moi et ses mains fines
_ Mais, à présent, tu sais. se posèrent sur mon front.
- Oui, je sais. - Vite! Explique.
Et je gardai le silence. Alors Théodora parut à la porte Sa voix se faisait maternelle. Elle ajouta:
de la bibliothèque et s'écria: ...,...Je puis tout comprendre de toi et tout aimer.
_ Alors parle, Bruno, parle! - Je le puis aussi, dit Stéphane. Ne suis-je pas le
Stéphane se retourna. frère de ta jeunesse?
_ Vous étiez là? dit-il. je répondis :
Je demandai à mon tour: - Quand tu es entré dans ma vie, j'étais pur aux
- Tu as entendu? yeux du monde. Après il en a été autrement. je ressem-
_ Presque toute la fin. blais alors à ces innocents, condamnés par la justice aux
_ La lucarne? Les fées? Le soufflet? galères et qui, même réhabilités, conservaient la fleur de
_ Oui, dit Théodora. Tu ne m'avais jamais parlé de lis sur leur chair.
cela. Théodora me ferma les yeûx :
Je répondis: - N'ajoute rien à cela.
_ Jusqu'à maintenant je croyais que c'était de l'en- Et Stéphane:
fantillage. En le remémorant, je vois que je m'étais - Donne-nous la clé de l'énigme.
trompé. Je les regardai tous deux.
_ Allons donc! fit Théodora. L'enfant peut souffrir - Voilà, dis-je. Mes fées étaient des filles.
comme un homme. Explique-nous ce mystère de ta vie. - Des filles? demanda Théodora.
_, Oui, ajouta Stéphane. Libère-toi. - Oui, les pensionnaires d'un lupanar.
Je murmurai: Ils me regardèrent avec stupéfaction.
_ Après tout, c'est mieux ainsi. Il est des pudeurs -'- Comment! Que dis-tu?
inutiles. - Je dis que ces créatures angéliques étaient les
Stéphane soupira: prostituées d'une maison voisine. Mais qu'est-ce que cela
_ Il doit y avoir là-dessous quelque affreux malen- change à l'idée virginale qui était en moi?
tendu. - Rien 1 dit fougueusement Théodora.
Je me tournai vers lui. J'ajoutai:
_ C'est exact. Voilà pourquoi je n'ai jamais pardonné - je ne sais si tu me comprends, Stéphane.
à mon père. Je le revoyais, la main levée, dans mes rêves. - Très bien, fit celui-ci. J'aurais pensé et agi comme
_ Il Y a certainement, dit Stéphane, autre chose que toi.
('C quc tu nous as dit et que nous allons savoir sans Théodora m'entoura la tête de ses bras et je sentis
doute tout à l'heure. sur mes cheveux le baiser de sa bouche.
Théodora appuya: - Oublie, bien-aimé, disait-elle. C'est ton rêve qui
_ Oui, sans doute. Et je vois que je ne connais pas était la réalité.
encore mon mari tout entier. - Mais oui, dit Stéphane, tout ceci est loin.
Je leur dis: - Non, Stéphane. C'est encore d'hier. je n'étais pas ...
_ Vous aurez toute ma confession si ce que j'ai fait
186 LES RÉINCARNATIONS DE DORA
THÉODORA
••..
Je dis vivement:
- Les fées .
- Tu vois. La première interprétation est celle de
Nous le suivîmes des yeux un instant puis revînmes tes sens, la deuxième est celle de ton esprit.
dans ma chambre. J'étreignis passionnément Théodora et Je me rendis:
la tins longtemps sur mon cœur. - Tu as raison. Je me perds dans les méandres de
- Ma vie 1 lui dis-je. moi-même.
Son étreinte répondit à la mienne. Théodora expliqua:
- Mon amour! balbutia-t-elle. - Parce que tu ne fermes pas assez tes yeux de chair
Je la regardai avec tendresse. et n'ouvres pas assez tes yeux spirituels.
- Tu n'es pas fâchée que je t'aie celé ce morceau Je me fis tout petit.
de ma vie 7 - J'ai beaucoup à faire pour te ressembler,' pour
- Oh 1 non, dit-elle. Je me demande seulement t'imiter, pour te suivre ...
comment tu as pu n'en point parler. Théodora grandissait à mesure que je parlais.
- C'était comme une plaie à vif. J'évitais d'y appuyer - Ne crains rien. Je vois pour deux.
ma pensée. Mais le contact le plus léger me révélait la Le son particulier de sa voix m'avertit qu'une fois
présence de l'écharde dans ma chair. de plus Théodora descendait en elle-même.
La voix précieuse murmura: - Que vois-tu 7 lui dis-je.
- J'aurais eu des doigts si légers ... Elle ferma les yeux et dit:
Je l'arrêtai: - Une route de lumière.
- C'est surtout à cause de toi que j'avais honte. - Une route 7
Voilà pourquoi je me suis d'abord ouvert à Stéphane, - Oui. Et une porte rayonnante, toute grande ouverte
Ô ma candeur, Ô ma pureté! au bout.
Théodora me caressa des yeux et ceux-ci lançaient Le visage de mon amour prenait un éclat incompa-
de courtes flammes. rable ..
- Ne sais-tu pas, Bruno, que nous sommes un en - La porte de quoi 7 demandai·je.
deux 7 Elle répondit:
Je secouai la tête dubitativement. - Du royaume ... du beau royaume enchanté ...
- La dualité persiste puisque nous avons un corps - Ne vois·tu rien de plus 7
double. - Si. Je m'aperçois moi-même qui chemine ...
J'entendis alors le contralto magnifique de Dora: Je me penchai:
- La dualité n'est qu'apparente. Tout, dans le monde, - Sur la route?
est unité. - Sur la route.
- Pourtant, dis-je... J'osai demander:
Il y a, chéri, ce qu'on croit voir et il y a ce qui est. - Tu es seule?
19<> LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉODORA 191
mienne et dont pourtant je suis l'intime prolongement 7 - Cela ne dépend plus de moi.
Théodora se dégagea subtilement et, le contact rompu, - De qui, alors?
me dit: Elle eut cette phrase mystérieuse:
_ Nous en avons tiré toutes les joies. Mais, à présent, ..:.- De ceux qui sont derrière la porte. Je les ai
ce stade est dépassé. entendus qui disaient: Il A ce soir! Il
_ J'ai encore soif de toi, lui dis-je fougueusement. le la regardai, égaré :
_ Et moi, fit Théodora, j'ai soif de l'âme des choses. - Ce soir 1...
Nous ne connaissons que le fantÔme de l'amour. Théodora entrelaça ses doigts dans les miens.
J'objectai: - Touche-moi. Je n'ai pas la fièvre. Je suis prête ... Si
- Et si tu te trompais? je pleurais, ce serait sur toi, qui n'es pas encore préparé.
Elle dit, avec quel élan: le me révoltai:
- Je ne me trompe pas, je suis sQre. - Allons donc 1 Cela ne tient pas debout. Tu es belle,
_ Tu parles comme si tu connaissais ton destin. saine, en pleine jeunesse.
- Je le connais, dit Théodora. - Il est vrai. Mais je dois être moissonnée avant
- Ton assurance m'épouvante. l'heure de la moisson.
Théodora me prit, par les épaules et, son front contre Je dis farouchement:
le mien, me dit: - Je te suivrai.
_ Sois brave, Bruno. N'aie surtout pas peur de ma Mais elle:
mort .. - Non, ami. N'abrège pas ton expérience car tu ne
Je lui fermai la bouche d'un baiser, mais elle m'écarta serais plus là quand je reviendrai.
avec douceur. je dis involontairement:
- Tu n'as pas peur, n'est-ce pas? - Ainsi, tu reviendras 7
Je répondis: - Oui, et je serai tienne, quoique d'une autre façon.
_ Si, j'ai peur, non de toi mais de tes paroles. - Tu me laisserais donc seul. promis à quelle exis-
tence ?
- Mes paroles 7 s'étonna-t-elle.
- Oui. N'appelle pas la mort. Elle dit avec tendresse:
Théodora sourit avec enivrement. - Entends-moi, chéri. Je ne désire pas que tu sois
_ La mort, dit-elle, ne vient pas sur rendez-vous. seul. .
Elle n'est qu'une autre forme de vie qui survient à son je cachai ma face dans mes mains:
heure, harmonieusement. L'homme est semblable à - je suis seul.
l'insecte qui, après avoir passé de la chenille au papillon, - Non, Bruno, protesta Théodora, Il te reste encore
une amie.
passe du papillon à la chenille par l'intermédiaire de
l'œuf. Lequel des deux états est la vie? Aucun des deux - Quelle amie 7
n'est la mort. - Monique, que je considère comme une sœur.
La grandeur de cet enseignement m'échappait. Je n'y je répondis:
voyais qu'une raison de trouble. - Moi aussi je l'aime comme une sœur, mais ce
_ Comment parler ainsi sans frémir? répondis-je. Tu n'est pas d'amour fraternel que je suis affamé, c'est
consentirais ... et même tu consens ... d'amour seulement, de ton amour, Ô la plus chérie ...
Théodora se borna à dire: Théodora sembla ne pas m'entendre. Elle articula d'une
voix sereine :
- Je subis la métamorphose.
_ Attends encore, a ma vie! - Quand je serai morte ...
194 LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉoDORA 195
- Tais-toi 1
- Quand je serai morte, épouse-la!
- Tu es folle, mon amour 1
- Je sais ce que je dis. Promets-le pour que j'aie
l'âme apaisée?
Je m'y refusai violemment:
- Jamais de la vie 1 Tu es ma femme unique ... CHAPlmE XVI
- j'en suis sûre, dit Théodora. C'est pourquoi je te
parle ainsi.
j'étais en pleine confusion. La seule idée de la mort de
Théodora, son incompréhensible acceptation, l'autorité Le lendemain, nous nous entretenions de Monique et
avec laquelle elle s'exprimait, tout me plongeait dans la Théodora déplorait qu'une aussi parfaite créature demeu-
fièvre. Je ne pus que dire: . rât sans connaître la douceur d'un amour partagé. Sans
- Ce que tu me demandes est insensé.
doute Stéphane était le meilleur des frères et le plus
Elle approcha son visage du mien et, lèvres contre compréhensif, mais il est des échanges, qui ne sont
lèvres, elle murmura, sûre d'elle-même :
- Promets. possibles qu'entre mari et femme et Monique était faite
pour une vie complète et une totale intimite. Nous
Je me dérobai encore une fois: pensions qu'elle avait maintenant trente et un ans et
- Ce sont des enfantillages! cependant elle restait éternellement jeune fille avec Une
Son haleine était mêlée à la mienne et, dans le plus grande fraîcheur de sentiments.
profond du vertige, je l'entendis qui disait: Je redoutais que Théodora ne revînt sur notre conver-
- As-tu promis? sation de la veiIle et je cherchais le moyen de l'orienter
Je tentai de me soustraire au breuvage pernicieux qui ailleurs lorsque Monique arriva.
me rendait sans volonté auprès d'elle. Je dis, pour - Bonjour, tous deux 1 fit-elle.
m'évader: Nous l'embrassâmes. Et Théodora lui dit:
- Bien sftr, que je te promets. Cela n'a aucune - Quand on parle du loup ...
signification. Monique s'étonna:
- Merci, Bruno, dit-elle. Je suis contente. - Vous parliez de moi?
Elle ajouta, avec un sourire ineffable: Mais Théodora, suivant son idée:
- Ne sais-tu pas que l'amour est plus fort que la - ... c'est la louve qui vient.
mort? ..
- Oh 1 protesta Monique,' une louve· bien apprivoisée,
sans dents et sans petits.
Théodora prit la balle au bond.
- Pourquoi, Monique, demanda-t-elle, ne t'es-tu pas
mariée?
Monique dit simplement:
- Il edt fallu qu'on me demande.
Théodora repartit:
- Les soupirants ne t'ont cependant pas manqué.
Le visage de Monique se teinta de mélancolie.
- Je n'ai jamais trouvé, <lit-elle, l'homme Cie ma vie,
LES RÉINCARNATIONS DE DORA fHÉODORA 197
celui avec lequel j'aurais réalisé ce que vous faites - Cependant, fit Monique, d'ordinaire vous êtes
ensemble. d'accord ?
J'intervins: - Cette fois, repartis-je, nous sommes d'accord sur le
- Il Y a d'autres Bruno. fond mais pas sur la forme.
Monique répliqua aussitÔt: Monique se récusa:
- Mais non d'autres Théodora. - Pardonnez-moi, Bruno, je ne voudrais pas être
- Chaque femme, dit Théodora, a sa formule de vie. indiscrète.
Si j'étais homme, j'aimerais déchiffrer celle de Monique. Je répondis:
- Je ne suis pas indéchiffrable, dit celle-ci. - Vous ne pouvez l'être, Monique. Nous .n'avons
Théodora la regarda avec une admiration contenue. pour vous rien de caché.
- Tu es heureuse, ma sœur, de sortir directement de J'ajoutai gravement:
la source et de donner à boire à ceux qui sont altérés. - Théodora songe àsa mort, qu'elle déclare immi·
nente.
Tu sembles un ruisseau à ciel ouvert. Je suis une eau
souterraine. Monique eut une exclamation d'effroi:
- Grand Dieu 1
Elle prit la main de Monique.
- Excuse-moi, petite sœur, de vous laisser ensemble. - Elle y pense avec calme, presque avec joie.
J'ai promis à la vieille Ernestine d'aller la voir un - Est-ce possible 1
instant. Tiens compagnie à Bruno, qui n'aime guère la - Elle en parle avec sérénité.
solitude. Monique s'écria:
- Mais qu'est-ce qui lui fait croire cela 1 Sa santé
- Veux-tu que nous t'accompagnions? lui dis-je.
- Non, chéri. Tu souffrirais devant cette déchéance est d'apparence parfaite. Sauf de légers malaises ...
- Je viens de le lui dire.
de l'âge sénile. Le temps de mettre un chapeau et j'y - Alors 1
cours.
- A bientôt, mon amour. - Elle prétend qu'elle a reçu l'ordre.
- Quel ordre 1
Je la conduisis jusqu'à la porte. '- Celui de partir.
- Reviens, Théodora, reviens vite. Monique tressaillit.
Elle m'envoya un baiser. - Mais c'est fou 1 Comment Théodora peut-elle envi-
- Ne crains rien. Je reviendrai toujours. sager sans frémir une séparation de vos deux vies 1
Elle disparut, et tous deux nous regardions la porte Je lui dis:
par où elle était allée. - Elle affirme que la mort elle-même ne pourra nous
séparer.
Monique déclara :
Monique me demanda: - Cependant la ·tombe est un cruel isolement.
- Pourquoi dit-elle: toujours? - Oui, fis.je, et cette seule pensée me déchire.
- En effet, Monique, vous ne pouvez comprendre. A ce moment le bruit d'un camion qui passait en
Cela fait suite à l'entretien que nous avions ensemble. trombe sur la route couvrit nos voix, et il nous sembla
Théodora a dit des choses qui m'ont troublé. percevoir un faible cri.
- Bonnes? - Qu'y a-t-il? dit Monique.
- Théodora dit que oui. Mais moi je les trouve / Un affreux pressentiment me saisit. Je criai avec
m:luvaises. angoisse:
LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉODOllA 199
_ Théodora 1... Mon amour! ... Sa .voix me parut insupportable. Je lui dis :
Mais déjà j'entendais la voix de Catherine, une voix - Monte jusqu'au monastère. Peut-être s'y trouvera-t-il
toute changée, qui criait: un médecin. En tout cas, ils peuvent téléphoner et nous
- Bruno! Bruno 1 en aurons un tout de suite.
Et cela vous serrait le cœur. Catherine éloignée, je restai seul en face de mon
Je m'élançai de toutes mes forces en direction de la désespoir. Je baisais le front, les yeux, la bouche de
route mais déjà j'étais sQr de mon malheur. En fran- Théodora. Et II me semblait que leur tiédeur diminuait,
chissant le seuil de la porte-charretière je vis son corps que déjà l'horrible chose ...
étendu et Catherine auprès, à genoux. Je me baissai sur Je m'étais agenouillé auprès du lit. La main et les
Théodora dont les yeux étaient fermés. Je la soulevai, doigts de Théodora étaient souples et je me reprenais à
l'emportai dans mes bras et la posai sur le lit de sa espérer. Combien de temps demeurai-je ainsi en confron-
chambre. Je disais : tation avec l'inéluctable? Je me rebellais et en même
- Théodora, ma bien-aimée 1... Réponds-moi ! temps je courbais la tête car je songeais aux dernières
Mais les lèvres de mon amour demeuraient obstiné- paroles de Théodora. Au bout d'interminables instants,
ment closes et je n'entendais que les sanglots de Cathe- j'entendis une voiture s'arrêter devant la porte. Je
rine et de Monique qui étaient autour de moi. ' quittai ma bien·aimée pour reconnaître l'arrivant. C'était
Je dis à Monique: bien un médecin du lieu que je connaissais de vue. Il
_ Vite! Courez chercher un médecin 1 De l'aide, était au courant de l'accident et de la chute. Il monta
n'importe où! Mais de l'aide 1 et s'approcha du lit où gisait Théodora. Un rapide
Monique disparut et j'interpellai Catherine: examen lui permit de constater qu'elle n'était pas
- Que s'est-il passé? blessée. Il l'ausculta longuement, passa un miroir sous
Durant ce temps je dégrafais le petit blouson léger, les narines et dit en se relevant:
découvrais la gorge admirable. - Arrêt du cœur.
_ Elle étouffe peut-être, Catherine. Donnons-lui de - Mais, dis-je, c'est momentané. Vous allez faire des
l'air. massages, une piqQre?
Mais Théodora ne bougeait pas. Tout son corps était Le praticien me dit:
inerte. Je balbutiais à demi-voix: - Inutile, monsieur. La mort a fait son œuvre.
_ Elle n'est qu'évanouie ... Elle va reprendre connais- . - Ce n'est pas possible 1 criai-je brutalement.
sance ... Le médecin ne s'émut pas. Il demanda:
Catherine semblait frappée d'hébétude. Je lui criai - Votre femme n'avait pas de lésion cardiaque 7
avec violence: Je me souvins alors des malaises étranges de Théodora
_ Enfin, qu'y a-t-il eu? Je ne vois pas de sang. à notre retour du Midi. Je les lui expliquai et il reprit:
Ma pauvre nourrice reprit ses esprits et dit: - D'après votre servante, l'auto ne l'a pas touchée.
_ Je jure que l'auto ne l'a pas heurtée. j'étais près C'est donc le choc nerveux qui a déterminé l'irréparable.
d'elle quand elle a voulu traverser la route. Elle s'est Seule l'autopsie serait capable de nous éclairer.
rejetée en arrière. Et puis elle est tombée là. Je repoussai avec horreur l'idée de mutiler ce corps
Ces mots me rendirent espoir. Je pensai: incomparable. Je ne sais ce que je répondis ni comment
LES RÉINCARNATIONS ilE OOlU THÉODORA 201
200
et nous laissâmes Catherine, qui assumait la charge « Thé-o-do-ra ... Thé-o-do-ra ... »
ingrate de s'occuper des époux Bonté. Ceux-ci avaient Je finissais par ne plus avoir ma personnalité et
enregistré le deuil qui les frappait avec émotion sans Théodora prenait sa place. Je n'étais, au fait, qu'un
doute, mais il semble que parvenus à un certain âge, prolongement, une survivance de Théodora. Je remâchais
l'homme et la femme deviennent, sinon indifférents, tout la même pensée avec une croissante amertume:
au moins incapables des réactions violentès de la sensi· ((J'ai tout perdu ... tout perdu ... définitivement.»
bilité. Le vieil homme reprit ses occupations machina- Cette idée devint si forte et persécutrice que soudain,
lement, et seule la vieille épouse versa des larmes en et pour la première fois depuis l'événement funeste, mes
même temps que sa faculté de comprendre s'affaiblissait. larmes jaillirent et je me mis à pleurer. Stéphane et
La nécessité de venir en aide aux parents de Théodora Monique s'empressèrent autour de moi.
sauva Catherine d'eUe-même et détourna son attention - A la bonne heure 1 dit Stéphane. Libère·toi de ce
du fait brutal de la mort de Théodora. Je lui fus, une qui t'étouffe. Je commençais à m'alarmer en présence
fois de plus, reconnaissant de s'oublier pour les autres. de tes yeux secs.
Il est des créatures qui n'en finissent jamais de se Monique ajouta:
donner. - Pleurez .sans crainte, Bruno. Nous joignons nos
•
•• larmes aux vôtres .
Ces mots eurent pour effet de précipiter mes sanglots
Le voyage en direction du MidI fut pour moi une convulsifs. Monique m'avait pris les mains dont je
croix supplémentaire. Bien que j'eusse la plupart du couvrais mon visage, mais Stéphane murmura:
temps les yeux fermés, chaque nom de station prononcé - Laisse-le. Son mal va s'engourdir.
me rappelait notre descente à deux. U, Théodora avait Il avait dit vrai. Après les nuits sans sommeil, je
acheté des fleurs, là nous avions mangé un fruit ensem· sombrai dans une sorte de léthargie et je m'endormis
••..
ble, là encore nous avions erré dans la ville et regardé profondément.
les monuments sans les voir. Il n'y avait alors que nous
au monde et les plus beUes choses de la terre se résol·
vaient en l'union de nos doigts, de nos bouches et de Je fus réveillé par un bruit de gare. Nous quittions la
nos cœurs. voie ferrée pour· prendre un car et je ne sus pas d'abord
Stéphane et Monique respectèrent mon silence et se où j'étais. La voix de Stéphane me parvint:
bornèrent à quelques phrases banales. Eux aussi, je le - Le grand air lui fera du bien, disait-elle.
savais, étaient cruellement atteints par la mort de ma La mémoire me revint à grandes bouffées et je sus
femme mais tout s'effaçait devant ma propre douleur. que j'étais le plus inalheureux des hommes et que je
j'aurais voulu leur donner un témoignage d'amitié et de ne pouvais rien contre mon malheur.
gratitude, mais j'étais incapable de me sortir du maquis Mes compagnons m'aidèrent à monter dans la longue
de ma pensée et de me soustraire à mon drame intérieur. voiture de la côte, et quelque temps après nous dépas-
Rien ne pouvait faire que je n'eusse perdu ce qui repré- sâmes le Canadel. Bien que nous fussions en décembre
sentait pour moi l'essence même de la vie. Je me butais et que le mauvais temps sévît dans le Centre et dans
à cette idée lancinante qui revenait en moi comme un le Nord, un soleil éclatant ruisselait sur ces contrées.
leit.motiv. Le bruit des rails me rappelait impitoyable- En reconnaissant le décor des minutes heureuses, je fus
ment les mêmes syllabes obsédantes. A chaque passage sur le point de défaillir. Quand nous pénétrâmes dans
des roues du wagon sur la coupure, j'entendais sans le parc, encore tout plein de Théodora et de sa grâce,
cesse en moi: il se fit un grand silence et Monique dit à voix contenue:
204 LES RÉINCARNATIONS DE DORA THÉODORA 205
- je comprends que vous ayez appelé ceci le Paradou. sans bruit dans le parc. Une brume légère en noyait les
je demandai à mes amis de ne pas me laisser seul ce contours et cette fougueuse végétation faisait penser aux
soir-là car je ne répondais pas de ma solitude. premiers temps du monde.
- je coucherai près de toi. dit Stéph~ne, dans la Pour moi ce n'était pas - du moins je le croyais -
même chambre; mais, Bruno, comment feras-tu demain? un monde qui commençait, mais un monde finissant.
je n'ai pu m'absenter que pour un temps très court et je m'avançai dans les frondaisons et, ayant brisé le léger
mon devoir me réclame. vase, j'en dispersai les cendres adorées pour me confor-
- je le sais, Stéphane, répondis-je. C'est pourquoi je mer au vœu de Théodora :
te suis reconnaissant du fond du cœur. « Tu répandras mes cendres dans les taillis vierges
- Il faut donc, reprit mon ami, que tu remontes et quelque chose de mon corps revivra parmi tes fleurs. Il
demain avec. nous car nous ne pouvons te laisser dans
cette atmosphère. Trop de souvenirs ici t'enveloppent
et tu es encore trop faible pour lutter.
- je ne veux pas m'en aller. dis-je, car j'ai un pèle-
rinage à faire. Tu sais pourquoi je suis venu. Pardonne-
moi de rester.
Monique, demeurée silencieuse, s'écria soudain:
- je resterai aussi! Ne crains rien, Stéphane! Dès que
Bruno se sera acquitté de son devoir, je remonterai avec
lui.
je considérai Monique avec étonnement, mais aussi
avec gratitude. J'étais effrayé à la pensée de demeurer
seul dans la maison.
Monique reprit en me regardant:
- Bruno est d'accord avec moi. N'est-il pas mon
frère? J'ai promis en mon cœur à Théodora de veiller
sur lui. N'était-elle pas ma sœur?
Je lui pris la main et la baisai. mais elle la retira très
vite. Stéphane me dit gravement:
- je te confie ce que j'ai de plus cher au monde.
Je sais que tu me la ramèneras .
..
••
La nuit vint et d'abord je ne pus dormir bien que
j'eusse pris la précaution de ne pas coucher au rez-de-
chaussée, qu'habitait l'ombre de. Théodora. Puis un
sommeil brutal me saisit et dura jusqu'à l'aurore.
Je me levai silencieusement durant que Stéphane
sommeillait encore et, prenant dans mes mains la petite
ume qui contenait les restes de Théodora, je descendis
TROISIÈME PARTIE
DOROTHÉE
CHAPITREXVII
sept ans de moins que moi-même. Dans le fond de mon Elle sourit mélancoliquement:
cœur je la plaignais d'être restée fille, alors qu'elle méri- - Une vieille enfant, parvenue à la maturité.
tait une si totale affection. Sans doute les liens de cœur Je ne m'arrêtai pas à ces mots:
et de sang qui l'attachaient à son frère étaient de nature - En même temps, je vous considère comme le plus
exceptionnelle, mais quelle tendresse fraternelle rem- loyal garçon que j'aie recontré de ma vie. Vous m'avez
placera jamais un véritable amour? Je pensais, il est toujours paru ressembler à un jeune Anglais d'Eton:
vrai, que rien ne sert d'aimer et d'être aimé si l'objet Elle demanda :
d'un si grand attachement vient à disparaître. Alors il - Comment pouvez-vous concilier ces choses?
vaudrait mieux n'avoir jamais connu les délices de - Elles ne sont pas inconciliables. Vous êtes sans fard,
l'amour. Je songeais ainsi et je me disais que cependant, sans détours. Je ne trouve pas en vous le complexe
me retrouvant au même carrefour de mon existence, psychologique des femmes. En somme, vos qualités sont
j'aurais couru du même élan au-devant de Théodora. celles qu'on aimerait chez un adolescent. Et pourtant,
Pour rien au monde je n'aurais voulu que ces courts physiquement, vous gardez toute la grâce et la douceur
instants bienheureux fussent rayés de ma vie. Celui qui de la femme. C'est ce curieux mélange qui fait de vous,
a connu l'exaltation sentimentale en est marqué pour Monique, un être inhabituel.
toujours. Elle manifesta un peu de confusion :
Lorsque le chemin devint moins étroit, je revins à la - Je pense que votre amitié vous abuse. Je ne sais si
hauteur de Monique. Celle-ci leva vers moi son visage je revêts les aspects que vous dites. Je n'ai jamais
candide et le regard de ses yeux purs. Elle dit: cherché à faire une analyse de mes sentiments. Je
- Ma présence, Bruno, ne vous offense-t-elle pas en m'efforce de marcher droit, de penser proprement et
ce lieu et à cette heure? tout simplement de vivre.
Je répondis: Je lui dis:
- Vous êtes sans doute le seul être au monde que je - C'est un programme admirable et que vous réalisez
puisse admettre auprès de moi. à la perfection.
Elle parut heureuse et ses traits s'épanouirent. Elle répond,it' ingénuement :
- C'est parce que, fit-elle, je partageais votre amour - Je n'ai pas de mérite à agir ainsi puisque je ne vois
pour Théodora. pas d'autre possibilité de vie. Il est singulier que vous
- Pour autre chose aussi, lui dis-je. trouviez extraordinaire un comportement si banal.
Elle garda le silence. Et j'ajoutai: Je m'arrêtai et elle s'arrêta aussi. .
- Monique, vous êtes pour moi la représentation - Vivre simplement, Monique, avez-vous dit? C'est
idéale de la jeune fille, avec ce je ne sais quoi fait de la tâche la plus difficile. Croyez-vous que je puisse vivre
mystère et de clarté. Et quoi que vous deveniez un jour, simplement et que Théodora le pouvait aussi?
je suis assuré que vous resterez toujours jeune fille parce Elle réfléchit et dit:
que rien ne ternira jamais la virginité de votre cœur. - Votre nature et celle de Théodora ont toujours été
Elle dit sérieusement: excessives. Je dois avouer qu'elles me submergent. Je
- N'exagérez-vous pas un peu, Bruno? vous ai aimés tous les deux sans jamais vous avoir
Je répondis: compris.
- Ce que j'exprime est très en deçà de ma pensée. Je pris sa main et la serrai avec affection.
A ce propos nous partagions d'ailleurs la même opinion, - 0 Monique, lui dis-je, âme claire, puissiez-vous
Théodora et moi. Vous êtes l'expression même de la rester ce que vous êtes et ne jamais quitter cette
pureté et, si j'ose dire, de l'enfance. blancheur!
210 LES RÉINCARNATIONS DE DORA DOROTHÉE 211
Jc l'cntraÎnai jusqu'au Paradou, surprisc mais non - Cependant, lui dis-je, pour vous comme pour les
convaincue, et je sentais qu'clic pcnsait sans oser le dire: autres, la vie n~est pas sans chutes, sans épines.
« Qu'ont-ils donc tous à vouloir être exceptionnels? Il . . Elle confessa' avec une candeur inexprimable:
- Si je tombe, je me relève et les épines je ne les
••• sens pas .
- Mais les laideurs, Monique?
Le soir du même jour, Monique me dit: - Je les ignore.
- Ne croyez-vous pas que si nous pénétrons dans l'insistai :
l'appartement de Théodora nous abîmerons quelque - Quand vous marchez dans la rue, les pavés sont
chose qui doit rester intact dans le reliqujlire du sou- pleins d'immondices. '
venir 1 Elle dit alors ceci que je n'ai pas oublié:
- Je ne le pense pas, répondis-je. Car cela répond - Je ne regarde jamais par terre. J'ai toujours les
au vœu de Théodora dont je vous parlerai tout à l'heure. yeux levés vers le ciel.
Il n'y a que vous qui puissiez entrer ici sans profanation. Elle rit légèrement:
Je la conduisis dans les diverses pièces du rez-de- - C'est une des raisons pour lesquelles parfois je
chaussée et spécialement dans l'espèce de petit boudoir chois par terre pour avoir ,trop regardé les étoiles ou
ouvrant sur la terrasse et d'où l'on apercevait les îles d'Or. le soleil. Je n'ai d'yeux que pour ce qui est beau et pur.
C'était proprement le cœur de notre intimité à Théodora Je suis fermée à tout le reste.
et à moi, le saint des saints de notre amour, et je voulais Je l'interrompis:
sans tarder en débrider le mystère car je savais que si - Vous êtes sans doute ainsi depuis l'enfance 1
je n'y introduisais pas Monique tout de suite, jamais - Je n'ai jamais cessé d'être enfant. C'est pourquoi
plus je n'aurais le courage d'y entrer. j'aime les enfants par-dessus toute chose et les enfants
En dépit de 'sa sérénité habituelle, la sage Monique m'aiment d'instinct parce que je suis au niveau d'eux.
fut enveloppée par le charme particulier de cette pièce Les bêtes n'ont pas peur de moi; les chiens me suivent
et, bien que son esprit ne mt pas romantique, elle dut sur la route. Nous faisons partie du même univers
fraternel.
imaginer l'envo(ltement qu'elle avait exercé sur nous.
Elle avoua: Je m'écriai:
- Nulle part je n'ai ressenti le trouble qui s'empare - Vous êtes un petit saint François!
de moi dans ce décor inoubliable. La montagne, la forêt, Elle répondit:
la mer, les arbres et les fleurs font de ce lieu un Eden. - Je suis une toute petite Monique à l'ombre de son
Je vous sais gré, Bruno, d'en permettre l'accès à ]a grand Stéphane et qui est perdue hors de lui.
petite fille que je suis restée. - Combien, lui dis-je, je vous dois pour avoir accepté
de rester avec moi dans cette maison vide 1
Je lui dis:
- Je sais que tout cela est heau. mais c'est en vous - Je n'y ai pas eu de peine, Bruno. Je savais que
qu'est l'Eden. v.ous aviez un dernier devoir à accomplir et je redoutais
pour vous la solitude d'un pareil geste.
Elle repartit: Elle dit aussi :
- Si vous voulez dire par là quë je transporte ma
- Il ne faut plus le différer pour que nous puissions
joie avec moi et mon amour des êtres et des choses, repartir.
vous avez raison, et je bénis Dieu charque jour de ce Je lui dis:
paradis renaissant. - C'est fait depuis ce matin. Aux premières lueurs
212 LES RÉINCARNATIONS DE DORA DOROTHÉE 213
de l'aube, ce qui restait matériellement de mon amour - Oui, parce qu'elle l'exigeait
s'est envolé dans le monde matériel. Ses cils battirent doucement.
- Déjà! - Cette promesse ne vous engage pas. Elle vous a
- Oui, déjà. Il me tardait de ne plus sentir la présence été arrachée.
de ces cendres bien-aimées dont le contact me brûlait - Si, Monique. Je l'avais faite seulement des lèvres.
le cœur. Tout ce qui était charnel s'est dissous, tout ce Depuis la mort de Théodora, je l'ai renouvelée dans
qui était physique est retourné à la nature. Mais l'âme mon cœur.
de Théodora est bien vivante et plus brillante d'être sans Monique avait fermé les yeux et son visage était
corps. devenu pâle.
Monique demanda à voix basse: - Cette promesse, lui dis-je, n'engage que moi et
- Où croyez-vous qu'elle soit maintenant? non vous,
- Ici, près de nous, sans doute. Mais ailleurs aussi, Monique murmura:
car une âme est partout à la fois. - Elle m'engage autant que vous, car Théodora, à
- Nous entend-elle 7 La Roche-Honneur, m'a fait promettre la même chose.
- Sare ment , mais pas avec les oreilles de la Terre. Je fus surpris. ,
Elle entend nos idées mais pas nos mots. - Alors, lui dis-je, nous nous unirions seulement à
- Nous voit-elle 7 cause de cela 7
- Certainement, mais pas avec nos regards infirmes. Monique secoua faiblement la tête de droite à gauche.
Elle voit le jeu de nos pensées et y répond subtilement. Puis elle dit:
Monique demanda encore: - Vous, oui. Moi, non.
- Vous qui l'aimez tant, Bruno, comprenez-vous ses Je m'approchai d'elle:
réponses? - Que voulez-vous dire?
- Je n'ai pas besoin de les comprendre pour le - Vous voulez m'épouser par obéissance, mais moi...
moment, car Théodora a exprimé sa volonté avant de Elle cacha son visage dans ses mains.
mourir. - Mais vous, Monique 7
Monique baissa les yeux. Je poursuivis: - Ne me forcez pas à en dire plus.
- Contrairement à ce que d'autres feraient à ma Je la regardai. Une rougeur intense avait subitement
place, c'est parce que la déchirure est toute fraîche que envahi son visage.
je vais vous faire connaître cette dernière volonté. Je lui dis:
Monique leva sur moi ses yeux clairs. - Vous m'aimiez donc 7
- Est-ce bien à moi, dit-elle, de recevoir cette C'onfi- Elle répondit dans un souffle:
dence 7 - Ne le saviez-vous pas 7 .
- Oui, Monique, parce qu'elle vous intéresse direc-
tement . ..
••
Elle ne répondit rien, et j'.ljoutai:
- A l'endroit que nous occupons, Théodora, ,envisa- Quand nous revînmes à La Roche-Honneur, notre
geant sa mort inéluctable, me dit: Il Quand je serai entente était scellée. A la vérité, je n'avais jamais douté
morte, promets-moi d'épouser Monique car je ne veux de l'amour que Monique avait pour moi. Trop de signes
pas que tu sois seul.), le démontraient jusqu'à l'évidence. Avant que Dora
Monique dit d'une voix presque imperceptible: n'apparOt dans ma vie, Monique avait fondé là-dessus
- Et vous avez promis, Bruno 7 tout son espoir. Ce sentiment immaculé différait entiè-
214 LES RÉINCARNATIONS DE DORA DOROTHÉE 215
rement de la passion brO.lante de Théodora et de son sourire éblouissant. Je ne crois pas avoir rencontré chez
exaltation spirituelle. Il était ce que pouvait être l'atta- aucune femme des dents aussi minuscules. Leur perfec-
chement naturel d'une âme de pensionnaire pour le seul tion rappelait celle des incisives inférieures des jeunes
homme de son entourage qu'elle eOt vraiment connu. chiens. Leur orient était incomparable et elles miroitaient
Je savais que le projet de cette union avait été long- comme des perles car Monique n'était pas avare de ses
temps caressé par Stéphane et même par Catherine. Il sourires enfantins. Mais c'est surtout quand elle riait
fallait l'irruption triomphante et impérieuse de Théodora aux éclats que sa bouche créait de la lumière. Alors que
pour submerger leur dessein. Cependant j'étais le prin- le rire déforme le visage de presque toutes les femmes,
cipal intéressé et jamais je n'avais éprouvé de sentiment le sien lui conférait une jeunesse inconcevable. Théodora
amoureux pour Monique. Je la considérais à ce point en avait fait la remarque et disait de Monique trente-
d'un œil fraternel que l'union physique avec elle m'eOt naire:
paru revêtir un caractère incestueux. Je l'avais vue - Quand elle rit, ellc a seize ans.
grandir en partie sous mes yeux ou, tout au moins, se La peau de Monique était fine et mate. L'oreille, admi-
développer jusqu'à l'époque présente. Il est vrai de dire rablement dessinée," encadrait une mique adolescente
que depuis la révélation de Dora et la naissance de dont la puérilité ne se démentit jamais. Rien n'attirait
Théodora, je n'avais eu d'yeux pour aucune femme tant l'œil brutalement dans l'ensemble et seul un examen
j'étais la proie d'une sorte de messianisme sentimental. attentif permettait d'apprécier la perfection individuelle
Chose étonnante, après la disparition de Théodora et des organes. Il est juste de reconnaître que Monique ne
les quarante-huit heures de solitude passées ensemble, faisait rien pour mettre en valeur son héritage. Son
il me semblait avoir la révélation d'une Monique encore absence de coquetterie demeurait proverbiale pour nous
jamais vue et qui m'apparaissait, comme Minerve, armée tous qui la pratiquions.
de pied en cap. Etait-ce la douleur, l'émotion, l'inattendu, J'admets ainsi qu'elle avait mille raisons de plaire et
le voyage? Une autre Monique surgissait, tellement diffé- cependant rien ne m'attirait vers elle, tant du point dè
rente de la première que je me prenais à douter de leur vue chamel que du côté sentimental. Quelle est donc la
identité. Je me demandais si je n'étais pas le jouet d'une raison pour laquelle j'acceptais de m'unir à Monique
nouvelle illusion et si Monique seconde ne constituait par le mariage et cela tout meurtri encore d'un arrache-
pas un autre mirage, semblable à l'étincelant fantÔme ment de l'âme et de la chair? Je n'en pouvais douter:
de Théodora .. Sans doute, me disais-je, mon étonnement d'abord j'avais peur de la solitude, moi qui avais passé
est-il fils de mon amour éternel ide la Femme pourvu que tant d'années dans un isolement presque absolu. Car je
celle-ci corresponde à mon rêve du moment. Cependant ne compte pas comme une présence le troupeau banal
mes yeux de chair étaient là pour me prouver la des autres hommes, faits pour une existence extérieure,
présence de ce nouvel être, tellement différent des alors que je vis surtout en-dedans. Mais pourquoi m'étais-
autres et surtout de Théodora. je rallié précisément à l'idée de refaire une vie avec
Je dus reconnaîire que jusque-là je n'avais jamais Monique? Pour deux motifs essentiels qui s'imposaient
considéré Monique. Peut-être n'avait-elle nullement d'abord à mon esprit. Je voulais m'entretenir de Théodora
changé et peut-être le changement n'était-il qu'en moi. et nulle autre que Monique n'était capable de se prêter
En tout cas, j'apercevais, semble-t-il, pour la première à cette remémoration ardente. Enfin j'obéissais aux solli-
fois ses cheveux d'un noir de geai, naturellement bouclés, citations dernières de Théodora, dans lesquelles je pres-
avec des reflets métalliques, et ses yeux pleins de dou- sentais maintenant une détermination longuement mQrie
ceur. Les traits paraissaient menus et pourtant la bouche en vue de lointains aboutissements ..
, était grande. Elle était continuellement ouverte par un Tout s'orientait vers cette union d'apparence préci-
216 LES RÉINCARNATIONS DE DORA DOROTHÉE 217
pitée mais qui, en réalité, constituait la suite de conjonc- tement parce qu'elle-même entourait Catherine de solli-
tures voulues et dirigées, de longue date comme de citude. Stéphane sentait grandir encore leur amour
haute main, par Dora. fraternel. Enfin Monique avait pris soin en personne
A présent que la foudre était tombée et que je n'avais des grands-parents Bonté, qu'elle visitait chaque jour,
plus ses éclairs de feu dans les oreilles, je commençais se prêtant à leurs entretiens et à leurs plaintes qui, tous,
à retrouver le jeu normal de mon esprit. Et ma compre- gravita'ient autour de Théodora. Toute autre que Monique
hension s'ouvrait peu à peu à cette politique d'outre- se fût lassée de ces rappels constants de la morte, y eOt
tombe par quoi une âme supérieure s'efforçait d'ordonner trouvé des motifs de lassitude et de susceptibilité. Au
le futur. Dora avait généré Théodora, qui nécessitait contraire, il semblait que Monique payât une dette de
Monique, laquelle enfanterait je ne sais quoi. Je savais reconnaissance envers celle sans qui le présent n'eût
désormais que la pièce n'était pas finie, que le rideau se pas été.
levait sur un nouvel acte, et qu'il restait d'autres Par moments, j'avais honte de cet amour naïf et
tableaux à venir. Je me rappelais certaines phrases plus charmant auquel j'étais si peu apte à répondre, mais je
ou moins énigmatiques de Théodora au moyen desquelles réfléchissais que le contentement de Monique se suffisait
Dora tentait d'éclairer mon ignorance. à lui-même et qu'étant de nous deux la plus heureuse,
- Je ne puis vivre plus d'un an, m'avait-elle dit un elle me dispensait de remords. Mes rapports d'affection,
soir au moment de s'endormir, parce que tu m'as déjà si étroits avec Stéphane, s'étaient encore resserrés
appelée prématurément. Je dois renaître pour un complé- par ce projet d'union auquel il avait toujours songé.
ment de vie. Avec lui nous tirions des plans pour souder encore plus
J'avais attribué ces propos à l'invasion du sommeil nos vies, car je ne pouvais pas plus imaginer une exis-
commençant et n'y avais pas attaché plus d'importance tence sans Stéphane que Stéphane pouvait l'imaginer
qu'à une phrase de rêve. sans nous. Il fut convenu que La Roche-Honneur étant
'. Une autre fois Théodora, à qui je racontais ma vie une habitation spacieuse, nous y logerions tous en
cénobitique d'avant elle, m'avait dit, et j'y reconnaissais famille. Monique exigea que la chambre de Théodora
la parole même de Dora: demeurât inoccupée et elle la transforma pieusement en
- C'est parce que tu m'aimes depuis l'éternité que musée du souvenir. j'avais, parmi les portraits de Théo-
tu n'as chercher à connaître aucune autre femme. dora, une effigie troublante où elle était représentée dans
Tout était donc organisé, voulu par une Dora de l'éclat de sa mystérieuse beauté. Je la fis agrandir et
grande lignée spirituelle et pour des fins qu'elle seule nous l'installâmes sur le mur principal. en pleine lumière.
connaissait. J'entrevoyais de plus en plus distinctement Chaque jour, j'allais me recueillir devant elle et souvent
la trame sans fin dont les fils les plus proches: Dora, j'y trouvais Monique en prière et les yeux brillants de
Théodora, Monique se continuaient et s'entrecroisaient pleurs.
dans un incrustable avenir.
Monique ne cherchait pas si loin. Sa vie s'enroulait
naturellement à la mienne. Une f~licité radieuse semblait
l'envahir. Elle reportait son bonheur sur Théodora qui
l'avait orienté vers elle et sans cesse elle m'entretenait
de celle dont j'avais le cœur rempli. Sa joie était si
grande et éclatante qu'elle débordait ses propres fron-
tières. Tout le monde participait à l'allégresse qui sortait
de sa bouche et de ses yeux. Catherine la servait dévo-
218 LES RÉINCARNATIONS DE DORA DOROTHÉE 219
\
- Bonsoir. mon ami chéri. Faites de beaux rêves.
Puissiez-vous y revoir Théodora!
Je mis un baiser sur ses mains:
- Chère Monique, dormez sans rêves. pour que
demain je vous retrouve douce et fraîche et pure comme
aujourd'hui.
CHAPITRE XVIII Telle fut notre première nuit dans la maison silen-
••..
cieuse .
Le principe du mariage étant admis. Monique n'éprou- Depuis la mort de Théodora, je n'avais qu'une idée
vait aucune impatience de le réaliser. Sa chair était aussi en tête: communiquer avec elle, renouer le fil inter-
calme que son âme. Entre Stéphane et moi. elle était rompu. Il n'était pas possible que Dora me laissât
heureuse et rien ne troublait sa sérénité. longtemps sans amorcer sa présence. Chaque jour et
Ce fut moi qui hâtai la conclusion pour que toutes chaque nuit j'attendais qu'elle se mani'estât. Mais jours
choses fussent en place et qu'il n'y efit entre nous tous et nuits s'écoulaient sans que je reçoive le signe. Dieu
aucune ambiguïté. Stéphane était du même avis et sait pourtant si tous mes sens étaient aux aguets 1 Bien
Monique partagea nos vues, de même qu'elle efit admis entendu. presque au lendemain de la disparition funeste,
une décision contraire si nous J'avions estimée préfé- je m'étais remis en face de la feuille de papier blanc.
rable. à notre gré. A peine avais-je été capable d'attendre une semaine. Je
La cérémonie eut lieu au début de février 1925 alors savais cependant que l'esprit de ma bien-aimée devait
que la neige recouvrait la terre. Ce fut une formalité encore être dans la sorte de trouble que les occultistes
toute nue et qui ne changea pas grand-chose à notre nomment le « gris Il. C'est l'état de demi-sommeil où.
comportement habituel. Durant que nous revenions à l'âme, fraîchement séparée du corps. se remet lentement
la maison. Monique se serrait frileusement contre moi et- du traumatisme psychique dO.à la rupture de la Il corde
je sentais sa chaleur animale. Mais je n'arrivais pas à d'argent Il. Alors la partie éthérée de l'être se recueille
croire que nous étions définitivement liés .. dans son enveloppe fluidique jusqu'à ce qu'elle soit en
mesure de se reconnaftre dans les territoires de l'aStral.
Nous déjeunâmes tous quatre simplement et l'installa-
tion de Monique fut vite faite. Comme au temps de Les esprits grossiers peuvent rester longtemps dans cet
Théodora on avait aménagé deux chambres, une pour état d'engourdissement animique, mais je ne doutais pas
elle et une pour moi. J'avais cédé la mienne à Monique que Théodora po.t s'y soustraire rapidement. C'est pour-
parce qu'elle était plus grande et plus commode. J'occu- quoi son silence m'alarmait en dépit des preuves passées,
pais l'autre parce qu'elle communiquait avec celle de de sa volonté et de sa sagesse. A peine étions-nous de
Théodora .. retour du Paradou, Monique et moi, tandis que les
Fo.t-ce à cause de ce voisinage? L'idée de consommer cendres de Théodora voltigeaient encore sur la terre
le mariage ne m'effleura même pas. Au reste, je n'éprou- desséchée. que je tentais d'entrer médiumniquement en
vais pas la moindre sollicitation charnelle. Nous passâmes rapport avec elle, mais le crayon resta inerte entre mes
la soirée ensemble, Monique et moi. Je lus à haute voix. doigts. Si j'insistais, une agitation s'emparait de mon
Elle fit de la musique. Et vers onze heures du soir je bras énervé et ma main formait des caractères incohé-
l'embrassai sur le front. Elle me regarda avec ses yeux rents aux jambages multiformes, hérissés de boucles et
bleus, chargés d'une tendresse infinie. et me dit.: de nœuds. Moi seul étais là et nulle Dora inspiratrice
220 LES RÉINCARNATIONS DE DORA DOROTHÉE 221
ne venait ordonner la marche de la pensée dans ces J'éteignis sans bruit les lampes et revins dans ma chamhre
graphismes extravagants. pour m'y asseoir.
Je recommençai pendant des semaines avec obstina- Le crayon vola littéralement dans mes mains qui le
tion, malgré les échecs répétés de mes tentatives, jusqu'au happèrent d'un geste fébrile. Aussitôt. les caractères
jour où je m'avisai que peut-être Théodora attendait s'accumulèrent, d'abord précipités et informes, puis
l'accomplissement de ma promesse. C'est alors que je ordonnés et cohérents. La poussée était si forte que je
hâtai mon union avec Monique et j'attendis. n'arrivais pas à suivre le message. Je ne m'arrêtai que
lorsque l'emprise intérieure cessa.
••• Je décq.iffrai alors ce qui suit avec l'impatience que
l'on devine;
Ce ne fut pas long. A peine ma jeune femme était-elle
dans sa chambre et moi retiré dans la mienne, que j'en- Me voici revenue dans le monde des esprits. Je n'ai
tendis nettement, dans la boiserie qui me séparait de la jamais été plus près de toi dans la véritable Vie. N'aie
pièce voisine, un coup frappé. aucune impatience et aucune fébrilité. Laisse-moi ordon.-
J'étais trop familiarisé avec ces sortes de manifestations ner au mieux ton existence et la mienne. j'ignore encore
pour ne pas reconnaître en ce craquement d'ordre spécial beaucoup de choses, mais tu en ignores plus que moi.
la sorte de décharge fluidique nommée Il raps Il par les Je sais maintenant pourquoi je suis prématurément
spirites. Je tendis l'oreille et le même coup fut frappé descendue. Il le fallait et c'est mieux ainsi. Je n'en dis
encore deux fois. Le bruit venait de la cloison qui me pas plus long ce soir. Je voulais t'assurer de mon passage.
séparait de la chambre de Théodora. Aussitôt j'y péné- A demain, bien-aimé.
trai doucement et, sans faire la lumière complète, j'allu- THEO-DORA.
mai les six petites ampoules masquées qui ceignaient le
portrait de Théodora de leur éclairage indirect. Vérita- Ma main avait tenté d'unir ces quatre syllabes, mais
blement, ce portrait vivait. Par-dessus tout, les beaux une force plus grande que la mienne me contraignit à les
yeux pers me suivaient avec une attention intense. Je ne séparer. Théodora étalt inséparable de Dora, alors qu'en
me lassais pas de contempler le front secret, les sourcils dépit de moi je tendais à en faire deux personnalités
onduleux, la fine arête du nez. Et je m'arrêtais passion- distinctes, l'une que j'aimais sans la connaître d'un
nément à la bouche en fleur, avec sa lèvre inférieure amour immatériel, l'autre que j'avais tenue dans mes
plus charnue que l'autre, et qui jamais plus ne s'entrou- bras et dont l'image était toujours vivante. Je devais
vrirait pour le baiser. Et je revenais malgré moi à ce cependant me rendre à cette conception inévitable d'un
double regard incomparable, à la fois mystérieux et pur. être unique mais à plusieurs dimensions. Le plus !:age
Je sentais mon exaltation croître d'instant en instant. était de ne pas chercher à prendre l'initiative mais de
J'aurais voulu poser ma bouche sur l'effigie tant elle me laisser conduire et porter par l'événement.
semblait vivante et prête à parler. Mais ses lèvres res- Je dormis tard et je dormis mal car j'étais en proie
taient fermées et je sentais que le sceau de la mort était . au bouillonnement de mes pensées. Aux confins de'l'aube
posé sur elles. Par contre, tout le reste du visage expri- seulement je trouvai le véritable repos.
mait un langage muet. Et tandis que j'étais en proie au
ravissement, en même temps qu'à l'angoisse, une odeur •••
ineffable de roses fraîches descendit d'en haut et me
submergea. J'eus alors l'absolue certitude que Théodora Quand je m'éveillai, la maison semblait pleine d'acti-
m'avait répondu et que la route était de nouveau ouverte. vité. J'entendais, venues d'en bas, les voix de Monique
222 LES RÉINCARNATIONS DE DORA DOROTHÉE 223
et de Catherine. je crus être encore enfoui dans le rêve - Hier soir, quand nous eames regagné nos chambres,
puis je me souvins que j'étais remarié. j'entendis plUSIeurs coups frappés dans le mur et sus
je demeurai un peu effaré par ce réenchainement que qu'ils annonçaient la présence de Théodora. J'allai dans
je n'avais pas souhaité et par l'union surprenante qui la chambre du portrait et il monta de celui-ci une
m'était imposée avec une femme que je respectais infi· intense odeur de rose.
niment mais vers qui je ne me sentais pas d'autre Monique fit remarquer:
inclination. - Comme celle des précédents messages, n'est-ce
je me levai, fis ma toilette au plus vite et trouvai pas 7... Les messages de Dora? .
Monique à la porte de sa chambre où elle remontait - Exactement, je compris alors que la communication
discrètement. je l'e~brassai affectueusement sur l'une et était rétablie. je revins chez moi et Théodora me dicta
sur l'autre joue et elle se blottit contre mon épaule d'un ce que voici.
geste déjà familier. je me repentis soudain de répondre je lui tendis le papier en ajoutant:
si incomplètement à cet abandon d'une femme aimante, - Rien de ce qui me touche et touche Théodora ne
qui me dit très doucement: doit être ignoré de vous. Lisez donc et dites-moi ce qu'il
- Avez·vous bien dormi, mon ami chéri 7 faut faire.
- C'est à vous qu'il faut demander cela, lui dis-je. Elle hésita:
j'aimerais savoir que vous vous êtes sentie heureuse - Ne vaut-il pas mieux que ceci reste entre vous et
dans votre nouvelle maison. Théodora 7
Elle me répondit avec cette simplicité qui caractérisait - Non, Monique. Nous formons un tout dans ce
toutes ses paroles et tous ses gestes: monde comme dans l'autre.
- je suis heureuse là où vous êtes. Mon bonheur est Elle prit le message, le lut attentivement et le relut.
d'être auprès de vous. J'attendais avec un peu d'anxiété, à cause de cette
Pendant que nous déjeunions et qu'elle babillait d'une seconde lecture. Monique dit:
voix fraîche, je me demandais si je devais la mettre au - VOUSvoyez que je suis absente de ce message. Il
courant du message de la veille et de la reprise du était donc pour vous seul.
contact avec Théodora. j'agitai cette question tout le je protestai: .
jour et ne me déterminai que le soir, avant le dtner, - Ce n'est pas mon opinion et nous serons fixés par
quand nous étions tous deux dans la bibliothèque et la communication suivante, car celle-ci a pour but
que nous demeurions un moment silencieux. unique de renouer le fil apparemment brisé.
- Monique, lui dis-je, vous plairait-il d'avoir des nou- Monique n'insista pas. Elle brancha le pick-up et
velles de Dora s'il m'arrivait d'en recevoir? j'entendis se dérouler les notes du concerto de Cimarosa
Elle sursauta: pour hautbois et orchestre, qui nous ravirent pour un
_ Commen\ pouvez-vous me poser une telle question 7 temps à nos mutuelles préoccupations. Après.Ie repas
En dehors de vous, la pensée de Théodora ne me quitte du soir, nous demeurâmes une heure environ dans ma
pas. Son souvenir me bouleverse. je suis encore impré· chambre, durant laquelle nous ne nous préoccupâmes que
gnée de son charme et de sa frakheur, de dispositions d'ordre matériel. Vers neuf heures,
Elle demanda vivement: Monique se leva et dit :
- Savez-vous quelque chose de nouveau? - A quelle heure pensez-vous recevoir le deuxième
j'inclinai la tête affirmativement, et elle s'écria: message 7 .
- Qu'attendez·vous pour me le dire 7 - Ordinairement, vers onze heures, lui dis-je. Mais il
je répondis: n'est pas absolument sQr que nous l'ayons.
15
LES RÉINCARNATIONS DE DORA DOROTHÉE 225
224
Mon intention. chère Monique. était de ne rien une perle sans prix. Je ne crois pas qu'il existe beaucoup
précipiter. J'attendais que notre vie en commun, le d'échantillons de Monique. Il n'y avait en celle-ci aucune
charme de votre présence ... trace des réactions si particulières de la femme. Pas
Elle m'interrompit: l'ombre de cette coquetterie par quoi les désirs de
- Ne cherchez pas d'autre explication. Je suis votre l'homme sont attisés. Monique était la représentation
femme entièrement et je sais à quoi je me suis engagée. la plus parfaite de ce qu'il est convenu d'appeler la
Vous agirez comme vous voudrez, à votre heure ou à blanche hermine. bien qu'à la vérité cette expression
celle de Théodora. soit indigente puisque l'hermine elle-même parait jaune
Elle ajouta. et je sentais percer dans sa voix une sur un paysage hivernal. Monique était immaculée
légère amertume: comme la neige sans en avoir la froideur. et même
- J'avais pensé que l'union ph}'sique ne découlait pas dirais-je en formant un vocable nouveau. une créature
d'une intervention extérieure, mais d'une mutuelle immaculable, car il n'existait en elle aucune notion de
attraction. péché. Cet être droit. uni. calme, simple et lisse ressem-
Tandis qu'elle prononçait ces mots. son visage revêtait blait aux grandes plaines de Beauce où rien ne masque
une dignité surprenante en même temps qu'il exprimait le ciel et l'horizon. Toute sa personne s'étalait au grand
une émouvante confusion. Telle quelle. Monique était jour et jamais son âme de cristal ne fut souillée d'une
réellement jolie et désirable. Sa dernière phrase me seule ombre. N'abritant pas de mal en soi. elle ne voyait
souffleta et je me jugeai sévèrement. J'allai vers elle et pas le mal chez les autres. Elle était pleine de chants de
la pris dans mes bras. Toute apparence de froideur rossignols et d'alleluias.
disparut de ses traits et ses yeux de bleuet profond me Je ne pense pas que Monique ait jamais soupçonné le
regardèrent avec tant de confiance que je les fermai par mensonge. Aucun doute ne l'a effleurée en présence de
un baiser. Elle défaillit et. presque naturellement. nos ce qu'elle ne comprenait pas. Elle admettait qu'on fftt
lèvres se joignirent. Ce fut infiniment doux et nous différent d'elle et même se jugeait d'essence trop modeste
demeurâmes ainsi quelque temps. Puis je pris ma femme pour qu'on ne lui fQt pas nécessairement supérieur. Elle
sur mes genoux et lui dis: constituait donc ce cas unique d'une créature que la
- Sois à moi. Monique. boue ne peut atteindre puisqut; la conscience de la boue
Elle eut un faible sourire et chuchota: était hors du champ de sa réflexion. C'est la raison pour
- Est-ce par obéissance? laquelle elle était sans pudeur. se dévêtant avec sérénité
Je murmurai contre sa bouche: devant moi alors -que je ne l'aurais pas fait moi-même
- Non, Mortique. C'est pour l'amour de toi. sans honte. preuve indéniable de ma turpitude secrète
comme aussi de sa pureté.
••• Cela me permit devoir en sa nudité le corps gracieux
de Monique. tout en finesse d'attaches et en discrets
Je me souviendrai toujours des yeux triomphants de vallonnements. Elle me rappelait certaines statues de
Catherine lorsqu'elle nous servit à déjeuner le lendemain. nymphes que j'avais vues aux Tuileries. avec leur gorge
Elle ne fit aucune réflexion mais pour moi qui la ferme. leur nombril en amande verticale et leurs genoux
connaissais jusqu'au tréfonds, cette jubilation était élo- polis. Une autre découverte m'émerveilla: celle d'une
quente. Elle fut aux petits soins pour Monique qui. pour peau éblouissante où l'épiderme avait la délicatesse d'un
finir, l'embrassa. pétale de fleur. Quand je manifestais mon admiration.
La plupart du temps, je couchais dans la chambre de Monique me regardait avec surprise.
Monique et il me fut donné de m'apercevoir que j'avais . « Comment, semblaient dire ses yeux, peut-il attribuer
LES RÉINCARNATIONS DE DORA DOROTHÉE
de l'importance à ces choses? Ne suis-je pas semblable qui s'imposent à votre esprit et à votre chair d'un seul
à tout le monde? Et qu'est-il besoin de me louer? Il coup. Il en est d'autres qu'il faut pratiquer et connattre
De même que Monique n'avait rien à cacher,' par pour en dégager le charme secret. Monique était de
contagion sans doute je n'avais rien à lui dissimuler, et celIes-ci. ElIe n'avait pas l'odeur triomphante de la rose
là sans doute réside le secret de notre merveilleuse mais un discret parfum de violette révélait ses dons
entente, chacun ayant naturelIement confiance en l'autre cachés.
et ne cherchant jamais à se dérober. Quelle est la femme Elle fut heureuse de l'approbation sans réserve de
qui ne s'est interrogée sur les faits et gestes de son Théodora et encore plus lorsque celle-ci, dans un qua-
mari ou de son amant, qui n'a tenté de pénétrer au trième message, écrivit sous ma main:
fond de sa. pensée, qui n'a suspecté ses mobiles et qui
n'a jamais douté? Dis à ma sœur Monique que je visite son Orne. Ses
••..
pensées sont d'un bleu indéfinissable, comme un rai de
soleil dans l'améthyste, et je communie avec elle jour
et nuit. Aime-la comme elle mérite d'être aimée et dis·~oi
Le troisième message de Théodora avait cette teneur: qu'elle est plus près de Dieu que beaucoup de saints
illustres et surtout que toi et moi.
Tu as très bien agi, bien-aimé, car tu as préparé mes
voies. Je t'aime spirituellement parce que je te suis liée Monique me dit, après avoir lu ces lignes:
sans réserve, mais je t'aime aussi matériellement à travers - Ne crois-tu pas que Théodora exagère? Comment
Monique, choisie exprès pour toi. Ces choses ne doivent, la femme sans dons que je suis aurait~lIe accès près
pas être considérées selon l'opinion humaine mais en de Dieu?
fonction de contingences plus hautes auxquelles nous je lui répondis:
sommes soumis. Bien loin de m'offenser, comme tu - jésus n'a-t-i1 pas dit à ses disciples qui repoussaient
aurais pu le croire, de votre union charnelle, je m'em- les enfants des hommes: « Laissez venir à moi les petits
ploie activement à la rendre plus étroite et même à la car le royaume des cieux leur appartient Il?
féconder. Je t'expliquerai ce mystère de l'incarnation,
dans la mesure où je pourrai toucher ta connaissance
infirme. Et tu verras comme tout est simple dans .sa
merveilleuse complexité.
Cette communication me délivra d'un sentiment de
culpabilité que je portais en moi-même, tellement il me CHAPITRE XIX
paraissait que mon amour pour Monique constituait une
infidélité du souvenir. je devais pourtant convenir que
j'avais agi poussé par Théodora et en dépit de la répu-
gnance intime que j'avais pour ce second mariage, mais Monique me dit un soir avant d~ s'endormir dans mes 1
- Ne plaisante pas, ami chéri. Pour moi, je songeais à ce qu'elle venait de dire et qui
- Mais, Monique, ce n'est pas une plaisanterie. Pour ne m'avait pas effleuré jusqu'à présent. A la vérité, je
passer du domaine où l'on vole au domaine où l'on n'avais jamais songé à la naissance, d'un enfant depuis
marche, il faut beaucoup d'abnégation. que Théodora m'avait affirmé qu'elle ne serait pas mère.
Monique reprit : Cependant mon âge et celui de Monique rendaient cette
- Qu'est-ce qui oblige les anges du ciel à devenir éventualité probable et je me mis à la considérer. Je
des hommes? savais qu'un tel événement ferait la joie de. Monique,
Je répondis: qui trouverait dans le nouvel être un reflet candide de
- Sans doute une force toute-puissante sans laquelle son cœur. Il serait accueilli avec intérêt par Stéphane et
ils resteraient où ils sont. avec enthousiasme par Catherine qui en conservait
- Tu connais cette force? depuis longtemps l'espoir. Mais moi 1... Je ne réussissais
- Non, Monique. Je la présume. pas, à me sentir père. Trop de responsabilités morales
- Pour quelle raison 's'exerce-t-elle? semblaient découler de la paternité. En outre, je crai-
- Parce que sans cela une descente de l'esprit dans gnais pour notre tranquillité, cette solitude double, que
la chair serait inexplicable. Il faut qu'il y ait là un troubleraient des soins, des exigences et des pleurs. Je
devoir impérieux. dus reconnaître que je n'avais aucune sollicitation pour
Monique réfléchit: cet état nouveau, créateur de bruit et de désordre, et
, - La naissance ne serait donc pas une joie? j'ajournai en moi-même le problème dont je ne voyais
- Non. C'est une mort à la vie subtile, une entrée pas très bien la solution. C'est à la faveur de cette
dans la vie plus dense, un alourdissement des vibrations. conversation du soir avec Monique et de la méditation
L'être qui s'incarne après avoir vécu dans l'astral est consécutive que je sentis combien nos décisions sont
comme le libre animal de la forêt qu'on enferme dans peu de choses quand elles sont opposées au monde des
une cage. causes qui nous régit.
Monique mit sa tête sur mon épaule et dit:
- La cage est bien agréable cependant .
.'
••
Je ne pus m'empêcher de rire.
- Pour toi, créature extravagante, toute vie est belle. Après un silence de plusieurs jours, Théodora me
Je suis persuadé que, sur quelque plan que tu sois, ta dicta un autre message. Il était adressé à Monique aussi
félicité te suit. bien qu'à moi.
Monique fit timidement:
- Ne penses-tu pas que tu es trop compliqué? Mes bien-aimés, disait-il, il faut que je \'OUS révèle
- Parbleu 1 répliquai-je, tout est là! Et comme je certaines choses qui sont cachées à l'entendement des
t'envie de voir simple! simples mortels. Je vous ai dit que je reviendrais pOlir
Déjà Monique était aux portes du sommeil et cepen- parfaire l'existence terrestre que, dans mon incarnation
dant sa conscience encore affleurait. Elle murmura : dernière, je n'ai fait qu'ébaucher. D'ordinaire le choix de
- Cela te dt5plairait-il de voir s'incarner un ange? leur retour dans la chair n'est pas laissé aux entités qui
- Que veux-tu dire, petite fille? se réincarnent. C'est plutÔt une obligation aveugle' qui
Elle bredouilla, les yeux clos: les pousse à reprendre forme là où les conduit leur
- J'aimerais bien avoir un petit ange à caresser. karma. Pour moi la faculté m'est donnée de rejoindre les
Sa respiration devint très douce et je m'aperçus qu'elle humains de ma préférence et c'est pourquoi, depuis des
était endormie, semaines, mon espdt rÔde autour de vous. Vous n'en
LES RÉINCARNATIONS DE DORA DOROTHÉE
avez pas le sentiment, persuadés que vous êtes de votre insensible au charme de ta présence? Je te chérissais
autonomie, et pourtant c'est parce que je vous assiège autant que Stéphane et ne te séparais pas de lui dans
sans cesse que l'amour mutuel est né dans votre cœur. mon cœur.
Les désirs charnels ne sont que le résultat d'approches - Oui. répliqua Monique. tu avais pour moi l'affection
subtiles effectuées par des êtres de l'astral. La plupart de d'un frère. mais c'est vers une créature différente qu'allait
ces ê1res sont grossiers et rudimentaires. Leur ambition ton amour. Et cette froideur du sentiment à l'égard de
unique est de reconstituer un véhicule matériel. D'où la la seule Monique t'a poursuivi jusqu'à la mort de Théo-
vulgarité et même la bassesse des sollicitations qu'ils dora et même jusqu'à notre mariage, souviens-t'en.
inspirent. Toute autre est la manœuvre des esprits élevés Je ne pus le nier. Elle poursuivit:
qui se réincarnent par souci de perfection. Notre but - Même après la cérémonie. ton attitude est demeurée
est de nous évader dénnitivement de la chair mais seule- fraternelle. C'est parce que tu n'avais pas envisagé cette
ment après en avoir subi la contrainte. Je m'eflorce donc union de toi-même, mais seulement à la prière de Théo-
de renaître et de renaître par vous. Car, bien que nous dora. Tu m'épousais sans m'aimer et moi je t'aimais de
ne soyons pas tous trois sur le même plan, nos routes toutes mes forces. Je me disais dans la candeur de mon
ne sont pas différentes et c'est tous ensemble que nous âme: « Cet amour est si grand qu'il finira par l'embraser
nous acheminons vers la libération. Ceux qui sont les lui aussi.» J'ai cru, oui, j'ai cru que la flamme était
premiers at.tendront ceux qui sont les derniers. Personne allumée, que tu devenais l'amant après n'avoir été que
ne doit rester en arrière. Prêtez-vous donc l'un et l'autre l'époux. Et voici qu'il n'en était rien, que ton désir vient
à la manifestation de d'une autre, et qu'une fois encore nous sommes des
THeO-DORA. instruments aveugles dans les mains de Théodora.
Je la suppliai:
••• - Monique, ne parle pas ainsi. Je ne sais ce qu'il faut
retenir d'exact du dernier message. Mais je te jure que
Le premier effet de ce message fut de nous plonger je suis sincère et que mes sentiments n'appartiennent
dans un embarras extrême. Nous avions si bien fini, qu'à moi. Il est possible que Théodora, par affection,
Monique et moi, par croire notre amour issu d'une cherche à revivre en nous-mêmes, mais le pourrait-elle
inclination mutuelle, que la seule idée qu'il provenait si nous n'étions déjà mOrs pour le rapprochement
d'une influence étrangère (fat-ce celle d'un être chéri) . souhaité? Je ne doute pas que les hommes et les femmes
nous atteignait au plus profond de nous. soient mus par le Génie de l'Espèce qui les achemine
- Oh 1 disait Monique, je sais que Théodora n'est l'un vers l'autre en vertu des lois physiologiques de
pour rien dans l'amour que je ressens pour toi. fi y a l'hérédité. Mais je suis non moins certain qu'en dehors
si longtemps que je t'ai élu dans le secret de mon cœur des nécessités de la race physique il existe des affinités
que nul autre que moi ne peut en avoir eu l'initiative. de cœur et d'âme qui agissent même sur nos sens.
Je t'aimais avant que Théodora ne fat née. Je t'aimais - Ainsi, fit Monique, tu m'aimerais vraiment, même
avant de te connaître, sans le savoir. L'homme vers qui si Théodora 's'y opposait?
j'allais confusément, le compagnon informulé de ma vie, Je souris:
c'est toi, Bruno, qui en incarnais le type. Je revendique - Pour la première fois, Monique, l'amour met dans
. hautement l'indépendance de mon amour. Mais toi tu ne ta bouche un raisonnement de femme .
m'aimais pas puisque tu as parcouru un tiers de ton Elle rougit.
existence sans me remarquer. sans me voir. - Tu as raison, dit-elle. Qu'ai-je à discuter les candi·
Comment. lui dis-je. peux-tu croire que j'étais tions de mon bonheur? Que Théodora les utilise, s'il le
LES RÉINCARNATIONS DE DORA DOROTHÉE 237
faut! Rien ne me sera plus agréable, au cas où notre dans la matière et prépare d'avance son nid dans Ja
union serait féconde, que de bercer une amitié chère chair. L'heure est proche où je m'endormirai d'un som-
dans le corps d'un petit enfant. meil subtil, où mes facultés spiritue/Ies se mettront en
- A la bonne heure! m'écriai-je. Voilà de la sage et veilleuse et où je me réveillerai dans les langes d'un
simple Monique. nouveau-né. f'acilitez mon retour. Votre aide animique
Je la pressai contre moi tendrement et la tiédeur de m'est indispensable. Soyez les amis fidèles et intelli-
son parfum opéra. gents de
- Ne cherche pas d'où vient le désir, lui dis-je. De THEO-DORA.
toutes façons il nous mène. Sans doute est-ce une énergie
grandiose à la disposition de célestes ingénieurs. Au lieu Nous nous regardâmes, Monique et moi, sans prononcer
d'obéir inconsciemment, soyons les collaborateurs consen- une parole. Nous étions comme des enfants surpris et
tants d'une plécanique inconnue, par quoi l'humanité effrayés en présence de ce mystère sans fond.
est régie, en vertu de buts que nous ignorons. Chaque jour des centaines de milliers d'hommes
Monique me rendit mon étreinte passionnément et, fécondent dés centaines de milliers de femmes, chaque
les yeux plongés dans les miens, elle dit: . jour des centaines de milliers de femmes mettent au
- Ton regard devient brûlant et tes lèvres se durcis- monde des centaines de milliers d'enfants. Et pas une
sent. Déjà tu n'es plus le même aux approches de la de ces créatures de l'un et de l'autre sexe n'a la moindre
possession. idée du mécanisme invisible auquel elle a obéi. Leur
Elle ajouta sombrement: cécité spirituelle est si grande qu'ils ne voient dans la
- Avec ou sans Théodora j'y suis bien pour quelque procréation qu'une simple processus physique quand
chose. encore ils ne se bornent pas à rechercher la jouissance
••• de brèves convulsions. Il n'y a presque pas de différence
entre leur conjonction charnelle et celle des animaux,
Ce n'est pas sans une intense curiosité que nous tant ils sont fermés à la grandiose opération psychique
guettâmes la réponse de Théodora à notre entretien. dont ils sont les éléments passifs.
Elle arriva le soir même et sous la forme suivante: Et voici que Théodora nous ouvrait les yeux et nous
révélait des choses ignorées aussi bien des biologistes
Bien-aimés, ne vous égarez pas dans les subtilités du que des théologiens. La vie visible et la vie invisible
sentiment. Puisque vous admettez que l'amour est sous s'imbriquent étroitement l'une dans l'autre et rien n'est
le gouvernement des dieux, que vous importe que je sois entièrement explicable de la matière sans compréhension
ou non leur intermédiaire? Et si je le suis, pourquoi de l'esprit. Nous nous apercevions que, dans la solitude
douter de notre affection à tous? La jalousie ne peut la plus totale, un prodigieux grouillement de vie astrale
venir que de la chair et pourtant il est une expression nous entourait et nous pénétrait. Nos champs fluidiques
de la chair qui ne compone pas de jalousie. C'est celle et magnétiques se trouvent sans cesse brassés par des
que j'ai choisie en cherchant el me réincarner en vous. champs mentaux et éthériques et nous n'avons pas
Le penchant physique que vous éprouvez en ce moment conscience de leur incessante activité. Des êtres de la
l'un pour l'autre se serait manifesté tÔt ou tard, m2me quatrième dimension vivent à travers nous et nous
sans mon intervention. Mais j'ai précipité cette mani- vivons à travers eux sans davantage le soupçonner que
festation en frÔlant vos sources de vie. Je les entoure la fourmi ne pense à l'air qu'elle respire ou l'infusoire
d'auras frémissantes en vue de leur harmonisation. Ainsi à l'océan qui l'investit.
agit toute entité désincarnée qui envisage son retour Je n'assure pas que Monique se livrait à toutes ces
LES RÉINCARNATIONS IJE DORA DOROTHÉE 239
rétlexions qui surgissaient dans mon âme, mais elle était ••..
frappée par sa découverte de l'univers étrange où évo-
luait Théodora. Il y eut encore une semaine d'interruption dans les
Au bout d'un assez long temps, elle s'écria: messages de Théodora, puis nous reçfimes celui-ci qui
- Que nous reste-t-il donc de notre libre arbitre si accrut mon étonnement et celui de Monique:
nos instincts les plus intimes sont à la disposition de
l'inconnu? Bien-aimés, c'est une épreuve redoutable que je subis
- Grave question, lui dis-je, depuis toujours débattue pour me réunir à vous. Il m'a fallu quitter les régions
sans que jamais personne soit parvenu à un accord. Pour claires de l'astral et ses vibrations subtiles pour descen-
ma part, et après y avoir souvent réfléchi, je pense que dre dans les régions sombres où tout est dense et lourd.
le libre arbitre n'est pas le même pour tous les hommes. Je monte sans cesse la garde autour de vous car des
- Est-ce possible? fit Monique. Mais alors où serait larves psychiques pullulent dans le voisinage des unions
l'équité? physiques et cherchent à se réincarner à tout prix.
Je lui dis: J'écarte ces éléments dangereux que sollicitent les
- Ne devance pas mes conclusions, chérie, et laisse- matrices vides et j'exerce une protection vigilante sur
moi te dire. Chaque homme est jeté dans la vie terrestre le moule où je dois venir. Le temps est proche désormais.
pour y faire son évolution. Car tout dans la Création Déjà Bruno a engendré et Monique a conçu le noyau
doit évoluer, que ce soit le système sidéral ou l'organisme infime de mon véhicule organique. Dans peu de jours
des espèces. Or nul homme n'évolue de la même manière je m'incorporerai. Priez, soyez purs de pensée, et aidez
qu'un autre, ceux-ci progressant très vite et ceux-là très
lentement. Le libre arbitre n'échappe pas à cette loi; il THEO-DORA.
croit en fonction de l'évolution individuelle, autrement
dit les plus évolués ont un plus grand libre arbitre et les Après lecture, Monique me saisit la main et me dit:
moins évolués sont davantage déterminés. - Est-il vrai? Et vais-je être mère?
- Je comprends, dit Monique. Un saint a presque tout - Nous en aurons bientôt l'annonce physiologique,
son libre arbitre. Un anthropophage est mené par le lui dis-je. En tout cas,· prions. comme le demande
destin. Théodora.
- C'est précisêment cela. Aussi, pour revenir à la Monique demanda encore:
question de tout à l'heure, j'estime que dans une large - Si j'ai bien compris, Théodora ne serait pas encore
mesure toi et moi sommes libres de nos sentiments. en moi mais je contiendrais seulement le premier germe.
Reste la part du monde que nous ignorons et pour - Il faut croire, répondis-je, que l'esprit ne s'incorpore
laquelle nous sommes obligés de prendre des intermé- pas immédiatement. Mais ne cherchons pas à appro-
diaires. N'ayons donc que reconnaissance pour Théodora fondir ce redoutable mystère. Bornons-nous à guetter
qui nous sert d'idéal truchement. les signes et à nous réjouir de l'événement.
Cet échange de vues philosophiques se termina par un La lunaison s'écoula et Monique me confia:
baiser, ce qui prouve que dans les débats les plus élevés - Un cycle est interrompu. Un autre commence.
la matière finit par jouer son rôle, lequel n'est ni - Que veux-tu dire par là]
inférieur ni méprisable mais adapté à la vie organique - Que je suis entrée dans une nouvelle ère physique.
où nous sommes immergés. Mais déjà tu m'as compris.
Je vis que Théodora avait raison et pensai qu'il ne
viendrait. plus de message. Par acquit de conscience je
16
LES RÉINCARNATIONS DE DORA DOROTHÉE
m'immobilisais chaque soir devant la fcuille vierge, mais m'avait laissé le soin d'cffectucr avec son frère une mise
ma main ne bougeait pas. Au bout d'un mois environ au point. Nous eOmes donc, Stéphane et moi, une longue
le début de grossesse de Moniquc dcvint une certitude et conversation durant laquelIe je ne passai rien sous
soudainf'ment, un jour, je sentis mes doigts trembler silence. Stéphane était presque autant l'ascendant de
comme au temps des grandes communications. Monique que son colIatéral. Depuis toujours il exerçait
Je dis à Monique: sur elIe une protection paternelIe et nous savions pouvoir
- Théodora n'aurait-elIe pu tenir sa promesse? Et compter sur son intelIigente compréhension.
quel être d'en haut s'est donc incarné en toi? Malgré tout ce qu'il connaissait de nos relations avec
Monique me pressa d'alIer dans la chambrc ou dans Théodora, et même en dépit de la part directe qu'il
la bibliothèque. avait prise aux événements qui l'avaient précédée, sa
- Nous verrons bien, dit-elIe, s'il s'agit de Théodora calme logique et l'habitude des enquêtes objectives
ou non. mettait Stéphane en défiance contre ce qu'il appelait le
A peine étais-je instalIé que le crayon m'échappa et surnaturel. .
j'eus du mal à le reprendre tant les contractions étaient - Dans tout ceci, objectait-il, il est des éléments que
vivcs. Aussi les caractères apparurent-ils extrêmement la raison n'accepte pas sans contrÔle. Ce qui vous arrive
désordonnés. est telIement en dehors de toute norme que cela met
Le message tenait en quelques lignes: en garde l'observateur désintéressé.
- j'en conviens, disais-je. Mais n'en a-t-il pas été
Vous appellerez J'enfant Dorothée et vous veillerez toujours ainsi au fur et à mesure du progrès des décou-
sur elle, car une entité néfaste s'est depuis longtemps vertes? Imagine un peu l'homme du moyen âge dans
réincarnée et nous poursuit de sa haine dans le futur une machine volante ou l'homme du XVIII" siècle don-
comme dans le passé. Bruno J'a connue déjà et devra la nant rendez-vous dans une boîte sonore à toutes les
reconnaître. Je n'en puis dire davantage. Aimez-moi et voix de l'univers.
gardez-moi. - Je ne puis contester que ces inventions auraient
paru diaboliques et hors des possibilités humaines mais
La signature était à peu près illisible et c'cst à grand- il s'agit là de choses d'ordre matériel, tandis que ce
peine que nous y retrouvâmes l'ébauche des sylIabes de que tu me dépeins et ce que j'ai pu voir moi-même est
Théodora. surtout d'ordre psychique, occulte même, pour dire le
mot.
Je répliquai:
- Le plus grand malheur de ceux qui explorent le
domaine invisible est de se voir enfermés dans ce vocable
qui a mauvaise réputation. On a tout dit quand on a
CHAPITRE XX flétri ce qu'on ne comprend pas en le classant dans le
domaine occulte. Comme si tout ce que nous ignorons
n'était pas occulte, c'est-à-dire caché.
Stéphane ne répondit pas directement.
Nous avions mis Stéphane au courant des incidents - Pour toi, fit-il, l'existence subjective et 'même posi-
des dernières semaines mais d'une façon générale et tive de Dora est démontrée?
sans en préciser les détails. Monique répugnait d'ailleurs Sans l'ombre d'aucun doute, et nous disposons
à la révélation par elIe d'espérances trop intimes et elIe pour cela d'éléments objectifs.
242 LES RÉINCARNATIONS DE DORA
DOROTHÉE
- Oui, les messages. Mais les messages sont dus à ta 1
j.'
parfois. déploré souvent, et la plupart du temps. subi d'un pôle à l'autre de la connaissance sans se fixer à
comme une nécessité inéluctable. Nul des géniteurs n'a
l'un d'entre eux. Conséquence inévitable de sa nature
la moindre notion de ce qui a précédé spirituellement
amphibie. à califourchon sur deux plans et sur deux
ce phénomène en quoi tout le monde voit un départ
domaines: celui du corps et celui de l'esprit.
quand ce n'est qu'un aboutissement. On étonnerait bien
des gens en leur apprenant que le petit être qui geint .'
••
dans ses langes est le maillon d'une longue chaine spiri-
tuelle et que son expérience précédente est peut-être de C'est en fin d'année que la naissance eut lieu.
beaucoup supérieure à la leur.
Jusqu'à la veille, Monique avait mené la vie de tout
Nous nous trouvions parmi les rares privilégiés à qui.
le monde sans restreindre ses occupations. Dans !a
par la vertu d'en haut. étaient révélées des choses du
domaine invisible et dont la responsabilité croît d'autant. matinée. elle avait accusé, des pesanteurs et enregistré
Il m'arrivait de contempler le ventre distendu de d'inhabituels symptÔmes. La journée s'écoula cependant
Monique. ses seins gonflés. sa taille épaisse et je ne sans que rien ne se produisit. Vers huit heures du soir.
parvenais pas à croire que je fusse à nouveau si voisin les premières douleurs commencèrent. Elles se poursui-
de Théodora. Malgré mon assurance en présence de virent, en vagues de plus en plus rapprochées. mais
demeurèrent supportables jusque après minuit. Catherine
Stéphane, et bien qu'ayant la faculté de me remémorer
avec précision les événements passés. le doute se glissait allait et venait de sa cuisine à l'étage et pourvoyait aux
en moi et je craignais d'être la proie d'une imagination soins matériels. Une menue sage-femme nous assistait.
tumultueuse et d'une interprétation spécieuse des faits. à la fois experte et diligente. qui assurait que la présen-
tation était excellente et que tout serait bientÔt terminé.
Sans doute le témoignage de Monique fortifiait le mien
mais ne sait-on pas que les époux, quand ils sont tendre- Stéphane lisait dans la chambre voisine. mais je
n'oserais assurer que son esprit fOt près de son livre.
ment unis, arrivent au bout d'un temps de vie commune
à nourrir les mêmes pensées et à porter les mêmes De nous tous. c'est Monique qui était la plus calme.
jugements? Elle suivait le processus de sa délivrance avec une grande
curiosité. La sage-femme devait la retenir tant elle aidait
J'avais été patient durant ces deux tiers d'année.
fougueusement la nature. Et soudain la tête de l'enfant
Toutefois. à mesure que se rapprochait le terme. ma
fut dehors et l'on entendit le premier cri. Puis les mus-
fébrilité reprenait le dessus. Qu'allait-il sortir de !a cles se contractèrent puissamment et le nouveau-né fut
deuxième femme que j'avais choisie? Une réédition de projeté sur le drap comme une. balle. Il exécuta une
la première ou un exemplaire banal? Dans le premier sorte de cabriole et la sage-femme le retourna.
cas, je devais convenir que nous représentions un ~as - C'est une fille, dit-elle, et parfaitement constituée.
inouï de réincarnation délibérée, en même temps qu'un Monique demanda:
exemple remarquable de prémonition. - Ne lui manque-t-il vraiment rien?
J'aurais pu consulter un médium ou JI}'associer à un J'ajoutai vivement:
groupe spirite. 'Mais. outre le fait que je suspectais - Regardez les petits doigts des deux mains.
l'efficacité de ces moyens de reconnaissance. quelque
chose me poussait à ne pas avoir recours aux para- ,. - Je n'aperçois rien d'extraordinaire! s'écria la sage-
femme.
normaux. Il me semblait confusément qu'en me bornant Puis soudain :
à enregistrer les faits au fur et à mesure de leur succes- - Ah! si... Un petit doigt atrophié!
sion, ma raison serait davantage maîtresse d'en faire Je me penchai et elle s'étonna:
l'appréciation positive. Ainsi l'homme va constamment - Mais c'est celui du pied gauche.
248 LE~ RÉINCARNATIONS DE DORA
DOROTHÉE
,,
.'
..
A dix mois, eUe avait prononcé une ou deux syllabes de
r,
LES RÉINCARNATIONS DE DORA
DOROTHÉE
253
reconnaissance à la vue d'un animal domestique, puis
elle était retombée dans le jeu des onomatopées que moi, que des parents heureux. Monique faisait beaucoup
nous appelions, à cause de ses départs en A et du de musique et, contrairement à Théodora qui aimait les
roulement guttural qui s'ensuivait, la langue d'Arreu. grands classiques, eUe jouait de préférence certains
Certains demandaient parfois si l'enfant n'était pas modernes que je ne suivais pas. toujours avec le même
sourde, d'où sa persistante mutité. Tel était le cas de intérêt. Pour m'être agréable, Mozart, Bach, Haendel,
la grand-mère Bonté qui s'intéressait beaucoup à notre . Vivaldi, revenaient de temps à autre sous ses doigts mais
fille. Mais Catherine protestait avec force contre cette j'évitais de lui demander tels morceaux qui m'eussent
interprétation. Avec la partialité sereine d'une mère rappelé
près de trop vivement des heures inoubliables passées
Théodora.
véritable, elle déclarait que ce retard du langage articulé
ne provenait chez Dorothée que d'un excessif amour- Je me rappeUe même qu'un soir Monique en feuille-
propre et que celle-ci ne parlerait que lorsqu'eUe serait tant ses cahiers avait hésité sur une symphonie de
en mesure de prononcer des phrases toute!' faites et Beethoven, certainement dans l'unique but de' me plaire.
pleines de sens. Monique et moi ne pouvions nous Je l'orientai vivement vers un compositeur russe qu'eUe
empêcher de sourire en présence d'une telle affirmation affectionnait par-dessus tout. Je pense qu'eUe n'y vit pas
que la vieille nounou formulait cependant avec une malice, mais seulement de ma part le désir de répondre
conviction entraînante. 11 n'en reste pas moins qu'en à une genti11esse par une autre. En réalité, l'audition de
dépit de leur apparente extravagance les dires de Cathe- teUes pages du grand musicien m'eOt été extrêmement
rine se trouvèrent entièrement confirmés par l'événement. pénible et en
demeurée je moi
me serais bienà vif.
presque gardé de toucher une plaie
Vers l'âge de vingt-deux mois Dorothée se mit à parler
naturellement avec une aisance inhabituelle, ce dont Et cela me conduisait à un abîme de réflexions. Jamais
Catherine triompha sans modestie en présence de notre conjoncture aussi étonnante ne s'était offerte à la médi-
émerveillement. tation humaine. Je me remémorais l'irruption haUuci-
L'année qui suivit fut sans histoire et, sauf de légers nante de Dora dans ma vie sentimentale, puis le jaillisse-
incidents de santé communs à tous les petits en bas-âge, ment tardif mais éblouissant de Théodora, puis l'avè-
Dorothée continua l'existence la plus banale et nous nement de la douce et pure Monique, enfin l'entrée en
nous en félicitâmes mutuellement. Rien n'est plus dan- scène de Dorothée, porteuse de je ne sais quel message
gereux, pensions-nous, que d'être exceptionnel de trop encore indéchiffré. Par instants je me sen t,ais en plein
bonne heure. Nous gardions la mémoire d'enfants phé- désarroi affectif, partagé entre d'ineffables sympathies et
nomènes et qui n'avaient pas vécu. Nous préférions donc en proie aux plus enivrants comme aux plus cruels
souvenirs.
de beaucoup que Dorothée n'eOt point de prédispositions
géniales et qu'eUe laissât au temps le soin de développer Quand Monique me disait: « Mon cher amour»,
ses dons, si elle en avait. j'entendais lès mêmes mots dits par Théodora d'une autre
En pensant cela nous nous mentions d'ailleurs à nous- manière et je m'affligeais de la pauvreté du vocabulaire
mêmes, car persuadés que nous étions de nous trouver humain. Les mêmes phrases, les mêmes expressions
en présence d'une réincarnation de Théodora, procédant servent à formuler les amours les plus vulgaires, comme
eUe-même d'une incarnation Dora, nous nous attendions les élans les plus éthérés. On voit par là combien le
malgré tout à quelque .manifestation extraordinaire tout verbe chamel est impuissant à traduire certaines nuances
en redoutant une trop grande précocité. et comme il est nécessaire que l'Homme PUisse trouver
Les années 1929 et 1930 s'écoulèrent donc avec une' un mode d'exprimer sa pensée hors de l'univers formel.
monotonie exemplaire et nous ne fQmes, ma femme et
DOROTHÉE 255
254 LES RÉINCARNATIONS DE DORA
Catherine, Dorothée s'est introduite dans la bibliothèque
••• et a ouvert le piano. ,
- Il n'y a pas de doute, fit Stéphane.
Dorothée emplissait la maison de ses jeux et faisait Mais alors je me dressai d'un bloc.
les délices non seulement de Catherine mais aussi de - Que se passe-t-il ? m'écriai-je.
Stéphane, qui se détendait avec elle de ses laborieuses Ma femme, alarmée par ce ton inhabituel, bondit hors
préoccupations. Mon beau-frère se prêtait complaisam- du fauteuil où elle était assise.
ment à la tyrannie de ce bout de femme dont la beauté - Ecoute! lui dis-je fébrilement.
enfantine croissait de jour en jour. Sans le moindre doute les notes qui me parvenaient,
Un après-midi où Stéphane, Monique et moi conver- au premier abord incohérentes, se disciplinaient peu
sions familièrement dans une pièce du premier étage à peu. Et j'entendais, oui, j'entendais, je le jure, l'allé-
et où nous envisagions, si je me souviens bien, l'orien- "• gretto de la Septième, joué d'une façon hésitante et
tation à donner à la future éducation de Dorothée, ma malhabile, mais reconnaissable malgré tout .
femme dit soudain: 1
Monique dit :
_ Mais, au fait, où peut bien être cette jeune fille? - Qui a pu s'introduire dans la bibliothèque?
Stéphane répondit: Stéphane ajouta:
_ Il n'y a pas cinq minutes, je l'entendais jouer en - Il n'y a en bas que Catherine et Dorothée.
bas avec Catherine. Comme la musique se poùrsuivait avec des interrup-
Je confirmai ces dires: tions et des maladresses, je courus vers la porte en
_ La nounou ne la perd pas des yeux une minute. disant:
Monique insista: - Je veux en avoir le cœur net.
_ pourtant on ne l'entend plus. Le jeu de cette symphonie et, entre tous, de l'allégretto,
_ C'est donc, fit Stéphane, que Catherine lui raconte à quoi. une si grande part de ma vie était liée, me
une histoire, comme elle faisait pour son père. semblait une offense personnelle et je m'en irritais inté-
Il ajouta malicieusement: rieurement ..
_ Quelque beau conte de fées. Stéphane me retint par le bras:
Je souris de l'allusion et la conversation reprit à voix . - Doucement, Bruno. Ne fais pas de bruit. Surprenons
plus contenue. Stéphane, renouant le fil, déclara: le mélomane.
_ Ce qui importe, à mon sens, est de ne pas déve- i
\
Nous descendîmes tous trois, avec le moins de heurts
lopper chez cette enfant de dons anormaux. 1 possible, mais l'exécutant ne semblait pas en mesure de
Monique appuya son frère: nous entendre puisque le morceau se poursuivait. On
_ Je pense aussi qu'il faut la laisser s'épanouir toute eOt dit du Beethoven simplifié, arrangé, comme celui
seule. Si elle est Théodora, comme nous le croyons Bruno que les éditeurs proposent à leur clientèle enfantine.
et moi, elle saura d'elle·même faire ce qu'il faut. Ne le J'ouvris silencieusement la porte de la bibliothèque,
penses-tu pas, toi aussi? qui était entrebâillée, et nous demeurâmes tous trois
Ce disant, la chère créature tournait vers moi un frappés d'étonnement. Dorothée était assise sur le tabou·
regard de tendresse. ret, et sans musique devant elle (qu'en eOt-elle fait,
_ Mais bien sOr 1 lui dis-je. Je partage entièrement d'ailleurs 1) elle jouait, en tirant la langue, avec une
votre opinion à tous les deux. extrême application. Nous restions figés devant cette
Au même moment, quelques notes nous parvinrent . chose inouïe. Parfois le petit être suspendait son jeu el}
du rez-de-chaussée. Monique leva la tête: présence d'une difficulté d'orchestration et, dans l'impos-
_ Tiens! Avec la complicité ouverte ou tacite de
17
LES RÉINCARNATIONS DE DORA
DOROTHÉE
sibilité où étaient ses doigts minuscules de réaliser
certains accords, il y suppléait par d'incroyables trou- •• .'
vailles techniques comme si, l'œuvre étant gravée à
même son âme, il n'efit eu qu'à laisser agir l'inconscience A partir de là, il me fut impossible de considérer
de son corps. Dorothée Comme l'efit fait un père ordinaire. La Ten- .
Monique s'approcha tout près de l'enfant avec une dresse que je ressentais pour ma fille se doubla d'une
surprise mêlée de crainte. Quant à moi, je suffoquais nouvelle et puissante affection. Devant ma femme ou
d'angoisse et d'émotion. Je tenais la preuve, la seule qui devant Stéphane, je mettais la bride aux démonstrations
manquât, de la revivance bien-aimée. C'est bien Théodora extérieures et me contentais d'anodines caresses et de
qui était là, assise devant le demi-queue, et qui jouait propos encourageants. Mais quand il m'arrivait d'être
exprès pour moi. seul avec elle je la prenais dans mes bras ou l'asseyais
S'il s'était agi d'une quelconque incarnation, j'aurais sur mes genoux et, durant une ou deux minutes, je
pris peur en présence de l'insolite Mais Dora-Théodora baisais les beaux yeux d'aigue-marine, et respirais les
savait son rôle et je n'avais qu'à m'incliner devant sa cheveux de teinte inégale où se mêlaient la couleur de
révélation. Monique et celle de Théodora.
Monique était trop mère pour ne pas fremir, Elle se Cette fougue surprenait parfois l'enfant qui me disait :
pencha sur sa fille et appela d'une voix tremblante: - Pas si fort, papa. Tu me casses.
- Dorothée 1... Mon amour!...
Cela suffisait à me rappeler que ce corps fragile n'était
L'enfant cessa de jouer et parut sortir d'un rêve,
Visiblement elle était absente. Aussi quand Stéphane, murais ébauche.
qu'une tout bas: Alors je fermais les yeux et je mur-
s'approchant d'elle, lui demanda: « Chérie, ne voudrais· - Théodora ... Théodora ...
tu pas rejouer le même air pour ton bon oncle? n, Un soir, alors que Monique réglait en bas je ne sais
Dorothée le regarda avec étonnement d'abord, puis se quoi avec Catherine, je prononçai plus haut et sans
mit à rire brusquement: m'en rendre compte le prénom bien-aimé, Ma petite fille
- Si, dit-elle, Dorothée va jouer.
l'entendit et d'abord se prit à rire. Puis, sans transition,
Ses mains parcoururent le clavier et en tirèrent des
ses traits se figèrent et elle me regarda fixement. Je n'ai
notes discordantes dont la cacophonie correspondait
exactement à ses trois ans. jamais oublié ces yeux-là qui lançaient un regard de
femme, Les lèvres de Dorothée s'entrouvrirent comme
Je me tournai vers Stéphane: si elle allait dire quelque chose, mais elle referma la
- Qu'en penses-tu, cette fois? N'était-ce pas Théodora bouche sans parler.
en personne? Car nous étions trois à entendre, et chez
des êtres si différents l'hypothèse d'hallucination collec- Je redoutai d'avoir trop demandé à ce puéril orga-
nisme et dorénavant m'abstins d'alerter son inconscient.
tive ne tient pas ... '
- Je me rends, dit-il. Ceci dépasse les bornes du Je mesurai de la sorte la force étonnante de la Nature
qui tire d'un œuf minuscule un être promis aux plus
croyable. Pourtant j'ai entendu de mes propres oreilles
et vu de mes propres yeux.
1 grandes fins, de 'même que de la graine infime du hêtre
Monique avait pris Dorothée sur son cœur: elle sort une ramure colossale avec la collaboration de
l'espace et du temps,
- Pourquoi as-tu joué du piano avant que nous arri·
vions? Qui te l'a ordonné? Réponds, ma toute belle. 1 Ce n'est que bien des mois plus tard que Monique me
Dorothée se contenta de dire: surprit dans un de ces accès de tendresse qu'elle ne
- Petite mère, je ne sais pas. ,
1 soupçonnait pas. Elle en fut étonnée et peut-être secrè-
tement choquée.
258 LES RÉINCARNATIONS DE DORA
DOROTHÉE
259
Tu ne m'as, se contenta-t-elle de dire, jamais 1
1 cet homme en qualité de livreur était situé à quelques
embrassée de cette façon. ~
Je me récriai en toute bonne foi. centaines de mètres au-delà de La Roche-Honneur. Je
- Chaque amour, lui dis-je, entraîne la sorte de connaissais de vue le directeur-gérant de cette laiterie,
démonstration qui lui est propre. J'ai aimé Théodora mais aucune des personnes à son service n'avait attiré
comme je n'aimerai jamais personne et je t'aime comme
1 spécialement mon attention.
je n'ai jamais aimé Théodora. Dorothée est pour moi un ~ Stéphane m'avait montré le signalement exact de
amour nouveau dont, avant que tu l'aies portée dans ·t Loiseau, tiré des fiches anthropométriques, et nous cn
ton sein, je ne soupçonnais pas la nature. Comment avions examiné ensemble les photos. Le suspect était de
aimerais-je Dorothée comme une autre puisqu'elle est taille moyenne et, en raison de son âge, plutôt mince.
la première fille de mon sang?
- Tu as raison, convenait Monique. Ne cherchons
pas plus loin et contentons-nous de ce que le sort nous
! Le visage n'était pas repoussant, à première vue, mais
plutôt buté et sournois. Le front bas succédait à une
épaisse chevelure noire, le menton carré semblait volon-
donne et qui est déjà tellement grand. taire, la bouche dure. L'ensemble eût donné l'impression
Toutefois, je sentais ma femme surprise par ma ferveur d'un coureur d'aventures et non d'un mauvais garçon.
1
paternelle et j'osai de moins en moins libérer les élans
croissants de mon affection.
•••
i,
,
).
Mais il restait les yeux, troubles, insaisissables, pareils à
ceux d'un très vieil homme usé par les plaisirs. Leur
double regard restait pénible à supporter et conférait à
l'expression générale un je ne sais quoi d'intraduisible
et d'obsédant .
Bien entendu, ni Stéphane ni moi n'avions fait part En toute loyauté je dois avouer que rien dans Loiseau,
à Monique des circonstances exactes de la mort de à pan son nom, ne rappelait le Vogel de mon enfance.
Théodora et des soupçons inspirés par le voisinage. C'eOt Aussi je modérai peu à peu mes craintes et )a sourde
été l'alarmer inutilement et je me promettais de redou- angoisse née du dernier message de Théodora. Stéphane
bler de surveillance et d'attention. D'ailleurs, jamais devait, au surplus, m'affranchir de préoccupations ulté-
Monique ne se séparait de sa fille et elle la couvait sans rieures. Un rappon de police lui fit connaître que
cesse du regard. Nous sortions peu. les uns et les autres. Loiseau avait quitté le pays pour une destination
Dorothée, quand elle n'était pas immédiatement auprès inconnue, ce qui s'expliquait par le fait que notre enquête
officieuse avait dO le mettre en éveil.
de nous, ne quittait pas la robe de Catherine. Il n'y avait
aucune vraisemblance qu'elle fût menacée d'un péril Je m'assurai de son départ à )a laiterie même et )e
gérant me certifia qu'il s'estimait heureux d'en être
débarrassé.
••..
quelconque tant qu'elle
revanche, qu'elle serait serait enfant.exposée
davantage Je présumais, en
quand elle
deviendrait jeune fille et que c~est à partir de sa nubilité
qu'il nous faudrait la préserver du péril.. Celui-ci m'appa-
raissait d'autant plus redoutable qu'il était obscur et Pour plus de précaution, lorsque Dorothée eut sept ans,
qu'à part l'identification que j'avais cru faire de Loiseau je décidai de faire avec Monique un fong séjour au
et de mon parâtre je ne disposais d'aucun élément de Paradou, ne fOt-ce que pour faire perdre nos traces.
mise en garde contre un ennemi caché. Nul n'était au courant, dans notre ville, de cette
J'avais eu de longues et nouvelles conversations avec acquisition immobilière et nous' étions, là-bas, parfai-
tement inconnus.
Stéphane touchant l'auteur, volontaire ou non, de la
fin brusquée de Théodora. L'établissement qui employait . L'installation eut lieu en 1932 et Dorothée mena,
avec nous deux, une existence sauvage. Stéphane (~t
260 LES RÉINCARNATIONS DE DORA DOROTHÉE 261
Catherine nous y rejoignirent aux grandes vacances et donner à eux-mêmes. Notre offre de les recueillir au
je laisse à penser l'émerveillement de ma vieille nounou. Paradou lésait leurs vieilles habitudes. et la perspective
Elle qui n'avait jamais vu la mer ne tarissait pas en de quitter leur maison les emplissait d'effroi. Tous deux
exclamations admiratives. Quant à la propriété elle- se tassaient visiblement et leur sénilité devenait de plus
même. celle-ci lui inspirait du respect. La maison ne fut en plus évidente. Dans le but de tout concilier je leur
pas longtemps à l'état d'abandon qui la caractérisait et adjoignis la sœur de notre ancienne laitière. bonne et
faisait d'ailleurs une partie de son charme. Avec le joviale personne. qui prit d'eux le plus grand soin. Ceci
concours éclairé de Monique, Catherine la transforma nous permIt de récupérer Catherine au Paradou en
en demeure confortable où nous oubliions La Roche- attendant la nomination de Stéphane dans une région
Honneur. voisine. La résidence la plus rapprochée était Toulon et
Notre fille devint rapidement une enfant dorée et nous escomptions fermement son installation à ce tri-
musclée. qui se complaisait aux exercices les plus bunal. J'avais acheté une seconde auto et la première
violents. Très vite elle sut nager, grimper comme sa pouvait servir à mon beau-frère et ami pour faire quoti-
mère. Elle se servait constamment d'une petite bicyclette diennement les cinquante-deux kilomètres qui nous sépa-
pour effectuer de courtes promenades aux environs. Ceci raient du grand port militaire.
nous donna l'idée de la mettre en classe au Canadel. Tout semblait donc organisé pour notre félicité
hameau voisin de trois kilomètres, où commencerait commune. et nous attendions impatiemment le plus
son éducation scolaire et son contact véritable avec proche mouvement judiciaire. lorsque la foudre du
d'autres enfants. malheur s'abattit sur nous.
Monique avait bien manifesté quelques appréhensions J'en arrive au point crucial de cette extravagante
de cette course quotidienne et avait suggéré de conduire aventure et quand j'en suis à ce stade ma plume tremble
l'enfant et de la ramener en voiture. mais j'estimais que encore d'émotion.
l'exercice serait salutaire à Dorothée et. au surplus. la
mettrait sur pied d'égalité avec les petits Méridionaux.
D'ailleurs l'alimentation de notre fille étant assurée à
,midi sur place, le voyage se bornait à un seul aller et
retour. Pour rassurer Monique. j'accompagnais au début
Dorothée à moitié chemin et. parvenu à un petit bois.
CHAPITRE XXII
j'embrassais ma fille puis la lançais d'une poigne vigou-
reuse en direction du Canadel. Le soir. nous allions
généralement. Monique et moi. au-devant d'elle et nous
nous asseyions parfois dans l'herbe pour l'attendre en
savourant notre bonheur. Ce dimanche de mars 1932, Dorothée était gaie comme
Stéphane était reparti au début d'octobre et nous lui à son habitude et jouait à cœur perdu. Au bout d'un
avions laissé Catherine qui devait, en outre~ s'occuper moment. je l'arrêtai entre deux cabrioles et la maintins
des époux Bonté. sur mes genoux. Elle avait chaud et des gouttes de sueur
Les uns comme les autres, nous envisagions l'avenir perlaient à ses tempes.
sous des formes nouvelles. Il était question pour Stéphane Je lui dis:
d'obtenir son déplacement pour se rapprocher de nous. - Repose-toi un instant. chérie. Ensuite tu reprendras
Le seul véritable obstacle résidait dans la solitude crois- tes jeux.
s;mte des grands parents que nous ne pouvions aban- J'avais sur elle une grande influence. Ses muscles se
LES RÉINCARNATIONS DE DORA DOROTHÉE 265
Elle se retourna, à dix mètres de moi, agita la main et nous confirmèrent qu'ils s'amusaient dans les chênes-
cria comme moi: lièges quand ils entendirent le coup de frein d'une voiture
- A ce soir! venant du Canadel. Un homme jeune, vêtu d'un bour-
Il ne devait plus y avoir pour nous de soir et pas geron de mécano, en sortit, saisit Dorothée par la taille
davantage de demain. La nuit brutale, opaque, descendait en lui mettant la main sur la bouche. Puis l'auto fit
sur nous et nous nous y traînons encore, à l'afffit du demi-tour et repartit en direction du bourg.
moindre indice et de la moindre lueur. Pressés de dire s'il y avait une autre personne dans
Ici j'abrège le récit d'événements que tout le monde la voiture, les enfants restèrent indécis. Nous rame-
connaît, puisque la presse entière en a parlé et que nâmes tout le monde au petit bois et nous aperçfimes
les enquêtes ont succédé aux enquêtes. Justice, polices la bicyclette de Dorothée dans le fossé, à demi recou-
publique et p'rivée ont déployé en vain leurs moyens verte par des cistes. Nous fouillâmes le taillis, mais en
objectifs. vain. Tout espoir était envolé.
Dans l'après-midi seulement, l'institutrice du Canadel Monique ~tait livide mais agissait. avec une décision
me faisait tenir le billet que voici: fébrile. Je la sentais animée d'une intense énergie. Deux
heures après, tout l'appareil de la justice était en branle
Monsieur, votre fille Dorothée n'est pas venue ce et le pays en rumeur.
matin d l'école. j'ai aussitôt pensé qu'elle pouvait etre Nous avions confiance alors dans cette énorme orches-
malade ou fatiguée et je ne m'en suis pas inquiétée tration policière, mais nous ne devions pas tarder à
autrement. Mais je viens de recueillir d l'instant le comprendre que notre immense malheur était au-dessus
témoignage de deux enfants qui avaient fait l'école de tels procédés. Nous en sommes aujourd'hui, après
buissonnière et qui m'ont affirmé qu'un automobiliste huit mois de tortures. morales, exactement au même
s'était arreté dans le petit bois auprès de Dorothée, point qu'au premier jour.
l'avait saisie malgré ses cris et emportée dans la voiture Mon frère et ami Stéphane, accouru dès le lendemain
qui avait démarré aussitôt. Dites-moi si je dois accorder \ ' du jour fatal. et qui s'était fait mettre en disponibilité
foi d ces racontars d'écoliers menteurs et indisciplinés, pour nous seconder dans nos recherches, a déclenché
ou si Dorothée est demeurée avec vous pour line raison tous les concours positifs. J'y ai joint personnellement
quelconque. j'attendrai votre réponse avant de saisir la d'autres moyens d'investigation, tels que ceux de la
gendarmerie et mes supérieurs. clairvoyance et de la radiesthésie. Les meilleurs méta-
gnomes et les pendulisants les plus autorisés déclarent
On imagine notre effondrement. unanimement que Dorothée est vivante et qu'ils en
- Vite! criait Monique. La voiture! perçoivent les vibrations,
J'étais déjà au garage et actionnais le démarreur. J'eus Nous ne devons donc pas nous lasser de poursuivre
toutefois la présence d'esprit de demander: ' notre quête de toutes l~ façons et dans les directions
- Et Catherine? les plus invraisemhlables, parce qu'il est aujourd'hui
Monique répondit brièvement: prouvé que rien de ce qui a été fait jusqu'à présent
- Elle est effondrée sur une chaise de la cuisine. Et n'était susceptible de réussir.
comme je la· comprends! En effet, nous avons affaire, indéniablement, à un ou
En moins de cinq minutes nous étions au Canadel où plusieurs adversaires occultes, c'est-à-dire qui opèrent
l'institutrice nous mit en présence du frère et de la dans un domaine où la justice des hommes ne peut rien
sœur, seuls témoins de l'enlèvement de notre fille. Ils
contre eux parce qu'Us travaillent sur un autre plan. Par
262 LES RÉINCARNATIONS DE DORA DOROTHÉE
contre, cette justice peut beaucoup pour nous aider si et c'est en fonction de la balance de notre compte que
elle est prête à admettre nos postulats et à requérir le notre passif déborde ou non notre actif.
concours extra-judiciaire de personnalités sans mandat J'ai foi qu'après l'épreuve la paix nous sera donnée,
social mais que leurs facuItés particulières désignent qu'après l'angoisse nous connaîtrons la joie et que le
pour cela. bien triomphera du mal.
C'est pour familiariser les enquêteurs avec les agisse-
ments invisibles que j'ai écrit la confession qui précède Terminé d'écrire au Paradou,
et dont la valeur réside dans son extrême sincérité. le 30 novembre '932•
Je suis persuadé, pour ma part, non 'seulement que BRUNO VOGEL.
Dorothée n'est pas morte, mais encore que l'être supé-
rieur qui revit en elle a les moyens de se libérer. C'est
de lui certainement que viendra la première révélation,
le premier éclaircissement, le premier signe.
Sous quelque forme que l'événement se présente, nous
sommes prêts à l'utiliser .
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