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DU MÊME AUTEUR

La Visualité du langage
L’Harmattan, 1998

La Langue et le Miroir
Livre en arabe
Dâr Bidâyât, Damas, 2006

Figures du féminin en Islam


PUF, 2012

EN COLLABORATION AVEC ADONIS


Le Dîwân de la poésie arabe classique
Préface d’Adonis
Traduction d’Houria Abdelouahed et d’Adonis
Gallimard, « Poésie », 2008

Le Regard d’Orphée
Conversations avec Adonis
Fayard, 2009

Violence et Islam
Entretiens
Seuil, 2015
TRADUCTIONS
Adonis
Histoire qui se déchire sur le corps d’une femme
Mercure de France, 2008

Adonis
Le Livre (Al-Kitâb). Hier Le lieu Aujourd’hui
Trois volumes
Seuil, 2007, 2013 et 2015
ISBN 978-2-02-131122-8

© ÉDITIONS DU SEUIL, MAI 2016

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Un rêve insiste, toujours le même : l’Ange lui présente dans un drap en
soie un bébé emmailloté et lui dit : « Voici ton épouse. Retire-lui son
voile ! »
TABLE DES MATIÈRES

Du même auteur

Copyright

Les épouses

Khadîja - « La meilleure des femmes »

Sawda bint Zumu‘a - Celle qui donna sa nuit

Aïsha fille d’Abû Bakr - La petite rouquine

Hafsa fille de ‘Umar - La gardienne du Coran

Zaïnab fille de Khuzaïma - La mère des pauvres

Hind fille d’Abû Umaya - Oum Salama

Zaïnab fille de Jahsh - La femme fatale

Juwaïriya fille d’al-Hârith

Ramla fille d’Abû Sufyân - Oum Habîba

Safiya fille de Huyay

Maïmûna fille d’al-Hârith

Les concubines

Raïhâna fille de Zaïd - dite Raïhâna as-sabtiya

Maria la copte
D’autres femmes

Celle qui divorça de Muhammad - Fâtima fille de Dahhâk

Celles qu’il a épousées, mais dont le mariage n’a pas été consommé

Et d’autres - Celles qu’il demanda, mais ne devinrent jamais épouses

Les filles

Zaïnab - La fille amoureuse et la parole donnée

Ruqaya - La fille aux deux exils

Oum Kalthûm - « L’assiégée »

Fâtima - La fille déshéritée

Et Gabriel leva le voile

Aïsha - La petite rouquine

Sajâh, la femme libre

Cheminer…

Sources bibliographiques

Notes
Muhammad fit un songe : l’Ange Gabriel lui présente dans un drap en
soie un bébé emmailloté et lui dit : « Voici ton épouse. Retire-lui son
voile ! » Muhammad s’exécute. L’insolence d’une vision ! La frayeur d’une
image ! Par deux fois le même songe. Par deux fois, le même visage.

C’était à Médine. C’était après que Muhammad eut perdu son épouse
Khadîja, la meilleure des femmes. Celle qui l’a protégé lui offrant amour,
argent et abri. Khadîja morte, Muhammad perdit son soutien le plus solide.
Il était désormais seul.
On raconte qu’une femme nommée Khaoula vint le voir et lui dit : « Ô
Messager de Dieu ! Pourquoi ne te remaries-tu pas ? Tu ne peux continuer à
vivre seul ! »
LES ÉPOUSES
Khadîja

« La meilleure des femmes »

« Elle crut en moi lorsque les gens m’ont abandonné. Elle me donna son
argent lorsque les gens m’en ont privé. Et elle fut la seule à m’avoir donné
des enfants », dira Muhammad à Aïsha.

Deux fois mariée avant ses épousailles avec Muhammad, deux fois
veuve, elle fut d’abord la femme de ‘Atîq ibn ‘Â’idh al-Makhzûmî dont elle
eut Hind ibn ‘Âtîq avant d’épouser Abû Hâla ibn Zurâra at-Tamîmî dont
elle eut Hâla. Femme immensément riche, elle refusera après son second
veuvage les demandes des prétendants et s’adonnera au commerce,
montrant un immense talent et un grand savoir-faire dans la fructification de
l’argent.

En Arabie, deux voyages étaient organisés : un en été, l’autre en hiver.


Ne pouvant voyager elle-même, Khadîja employait des hommes. Un jour,
elle confia sa caravane à un jeune homme, nommé Muhammad, qui vivait
chez son oncle Abû Tâlib qui l’avait recueilli à l’âge de six ans après la
mort de sa mère Amîna bint Wahb, veuve de ‘Abdallah qui mourut alors
qu’Amîna était enceinte. Orphelin, Muhammad grandit auprès de son oncle
paternel. Précoce et bien bâti, il accompagna, à l’âge de douze ans, son
oncle dans un voyage entre le Yémen et le Shâm (Syrie). Il fut remarqué par
le prêtre Buhaïra qui lui prédit un avenir singulier. On raconte que
l’adolescent fut très sensible aux coutumes des gens, qu’il admira le Shâm
dont les jardins et les végétations contrastaient avec l’aridité de La Mecque,
qu’il entendit parler des différences entre les Byzantins et les Perses. Outre
les sillons que ce voyage creusa dans l’âme du jeune adolescent, il lui
donna l’expérience qui poussera des années plus tard son oncle à l’envoyer
chez Khadîja afin de lui proposer ses services, à moins que ce ne fût la
femme qui convoqua Muhammad après avoir entendu parler de sa sagesse
et de sa fidélité. Celui-ci partit vers le Shâm avec la caravane de Khadîja,
accompagné de son esclave Maïsara. Ce dernier remarqua qu’une nuée
abritait le jeune homme lors de ses déplacements et qu’un nommé Nistûr
confiait à Maïsara l’importance future de Muhammad.
Lorsque les caravanes furent de retour à La Mecque, Khadîja
admira Muhammad, sa sagesse, sa fidélité et son éloquence. Après avoir
écouté le récit de Maïsara, elle en informa son cousin Waraqa ibn Nawfal
qui prédit un avenir de prophète à Muhammad.
Cette version relatée par tous les hagiographes doit être complétée :
La Mecque polythéiste célébrait l’une de ses fêtes. Et le lieu saint abritait
une idole du nom de Hubal entourée d’autres statues de divinités. Un
passant juif dit aux femmes présentes en souriant : « Un prophète est sur le
point de faire son apparition. Que celle qui peut l’épouser n’hésite pas à le
faire. »
Pensant qu’il était en train de se moquer d’elles, les femmes
l’accablèrent d’injures, excepté Khadîja. Une fois chez elles, les femmes
oublièrent la prédiction de l’homme, excepté Khadîja. Elle envoya alors sa
sœur Nafîsa à Muhammad pour le demander en mariage. Le futur prophète
devint ainsi l’époux de la plus puissante femme de Quraïsh.
La rencontre de l’orphelin et de la femme puissante ne cessera de hanter
l’imaginaire arabe et musulman. La figure de Khadîja s’impose dès qu’on
évoque la Révélation. Tous les manuels relatent les expressions de sa
tendresse et de son amour infini. Elle sera l’épouse, la mère, celle qui
déploiera pour lui sa fortune et son pouvoir de femme aristocrate. Elle
l’aimera de toute son âme, deviendra l’épouse-mère qui devinera ses
moindres désirs et les réalisera anticipant même sur ses
demandes. Muhammad, qui perdit sa mère à l’âge de six ans, eut ainsi
l’amour dont il était privé. Lui qui avait grandi orphelin auprès d’un oncle
de descendance aristocratique mais pauvre avec beaucoup de bouches à
nourrir jouissait enfin d’une vie aisée. L’épouse lui fit goûter également aux
joies de la paternité en mettant au monde quatre filles et deux garçons. Et
lorsque les deux garçons moururent en bas âge, Khadîja ne pleura même
pas, dit-on, afin d’éviter d’attrister davantage son époux. Elle ravala ses
larmes, refoula son chagrin et entoura son mari de son immense tendresse et
incommensurable bonté. La mère s’effaça devant la femme à moins que
l’on ne dise que Khadîja la mère des enfants s’éclipsa devant Khadîja la
mère de Muhammad. En elle, il trouvera le havre de paix et l’amour infini
d’une mère, amour plus vaste que l’étendue de l’océan. Aucune tension.
Aucun conflit. Aucune ambivalence des sentiments. Quinze ans de bonheur
absolu.
Leur maison abritait leurs filles, ‘Alî, le fils de l’oncle Abû Tâlib
que Muhammad recueillit chez lui et éleva comme son propre fils, Zaïd ibn
al-Hârith, un esclave affranchi qui deviendra Zaïd ibn Muhammad, plus
Hind, la fille de Khadîja de son premier époux Ibn ‘Atîq et enfin Hind ibn
Abî Hâla, le fils de Khadîja de son second mariage. Deux enfants de même
prénom, comme une réduplication ou une figure du double. On appellera
Khadîja : Oum Hind (mère de Hind).
C’est cette image qui sera transmise de génération en génération, de
livre en livre, de feuillet en feuillet : une femme puissante et fortunée
portera jusqu’à son ultime destin l’orphelin qui deviendra le prophète de
l’islam.
On raconte :
Le prophète, au fur et à mesure que la Révélation approchait, entendait
des voix. Khadîja ne cessait de le soutenir, tiraillée par l’angoisse lorsqu’il
était dans sa retraite, apaisée, aimante lorsqu’il était à ses côtés. Un jour,
pendant le mois de ramadan, dans la grotte de Hirâ’, Muhammad entendit la
voix de Gabriel qui disait : « Ô Muhammad ! Tu es le prophète de cette
Communauté et je suis Gabriel. » Muhammad avoua à Khadîja que l’image
de Gabriel était là, emplissant l’espace.
Dans une autre version :
Dans la grotte de Hirâ’, Muhammad reçut la visite de l’Ange. Se
croyant victime d’une hallucination, il tremblait de tout son être. « Ô
Khadîja, je vois une lumière et entends une voix. Je crains d’être un
devin. » Elle répondit : « Dieu te préserve de tout cela. Tu es véridique,
fidèle et généreux avec tes proches » (Littéralement, avec les gens qui ont
avec toi un lien de sang et, plus précisément, un lien matriciel, ou utérin).
Dans une autre version :
« J’ai peur d’être atteint par la folie ou d’être un devin. » Et Khadîja de
dire : « Un homme comme toi ne peut être atteint par Satan. »
Dans une autre version :
Cette année, Muhammad, quittant la montagne, vint auprès de Khadîja
et lui dit :
« Ô Khadîja, je crains de devenir fou.
– Pourquoi ? questionna-t-elle
– Parce que je remarque en moi les signes des possédés : lorsque je
marche, j’entends des voix sortant de chaque pierre et de chaque colline. Et
dans la nuit, je vois en songe un être énorme qui se présente à moi, un être
dont la tête atteint le ciel et les pieds touchent le sol. Bien que je ne le
connaisse pas, il s’approche de moi pour me saisir. »
Khadîja lui dit : « Avertis-moi si tu le vois. » Un
jour, Muhammad s’écria : « Ô Khadîja, l’être m’apparaît, je le vois. » Celle-
ci s’approcha de Muhammad, s’assit, le prit sur son sein et lui dit :
« Le vois-tu maintenant ?
– Oui », répondit-il.
Alors Khadîja découvrit ses cheveux et dit :
« Le vois-tu encore ?
– Non », répond Muhammad.
Et Khadîja de dire : « Réjouis-toi. C’est un ange et non un démon. »
L’image de l’Ange fuyant la chevelure féminine traverse tous les
ouvrages hagiographiques. Et l’on raconte que Khadîja alla une seconde
fois voir son cousin Waraqa ibn Nawfal qui la réconforta en disant que son
époux serait le nouveau prophète après Moïse et Jésus. Elle fut la première
à croire en lui, la première musulmane.
À chaque visite de l’Ange, Muhammad allait voir sa femme et lui
enseignait les sourates et la prière. Mais un jour, Gabriel interrompit ses
visites. Grande fut la tristesse de la femme qui dit : « Ton seigneur t’a haï
(qalâ). » Mais, voici que Muhammad revint un jour le visage réjoui et récita
les versets de la sourate Ad-Duhâ (L’Aube).

Par la clarté du jour !…


Par la nuit, quand elle s’étend !
1
Ton Seigneur ne t’a ni abandonné, ni haï !

Surpris par ‘Alî, Muhammad lui transmit le message divin. Le cousin


crut en lui. Comment en douter ? N’est-il pas un second père ? N’est-il pas
son protecteur qui le prit dans la grande maison pour lui épargner les affres
de la pauvreté ? ‘Alî fut le premier enfant à adopter l’islam, suivi par Zaïd
le fils adoptif de Muhammad.
Des années sombres vont marquer le début de la Révélation. Le
nouveau prophète affrontera hostilités, injures et maltraitance. Les
Quraïshites mettront des épines sur son passage. Et l’épouse aimante
chargera ses esclaves de veiller sur lui et d’assurer sa protection. Les
convertis à l’islam vont être assiégés pendant des années. Certains vont
choisir la route de l’exil. Ils éliront l’Abyssinie (Al-Habasha) gouvernée par
Najâshî afin de sauver leur vie et leur foi. Ceux qui restèrent sur le sol natal
connurent famine, injures, moqueries et humiliations, le tout scellé par un
traité fixé sur la Ka‘ba, la Pierre noire. Suivront des années de
bannissement et d’exil à l’intérieur de leurs murs jusqu’au jour où des
proches de Muhammad, rongés par le remords, rompaient le pacte qui
isolait Muhammad au sein de sa tribu.
Mais au bonheur de voir le siège levé, succéda le chagrin d’assister au
départ de la compagne, celle qui fut son épouse, sa mère et son soutien. Elle
rendit l’âme en écoutant son époux lui promettre une maison au paradis
calme, faite de roseaux (baït min qasab, lâ sakhaba fihî walâ nasab).
Immense fut le chagrin de Muhammad. Insondable. Il confia à la terre la
compagne qui partagea vingt ans de sa vie, la mère de ses enfants, la sienne,
celle qui l’entourait de sa tendresse, celle qui apaisait ses angoisses, celle
qui a cru en lui, celle qui n’a jamais douté. Celle qui avait assisté à la
réalisation de la prophétie.
Une semaine plus tard, Muhammad perdit son oncle.
Comment se consoler ? Comment affronter les Quraïshites désormais ?
Devant la recrudescence des hostilités, Muhammad fut contraint de
quitter La Mecque. Médine l’accueillit, lui offrant asile et abri. Les
Médinois surent être de véritables Ansâr (les soutiens) : ils lui offrirent leur
sol, leurs maisons, la possibilité de prêcher la nouvelle religion et d’étendre
les assises de son règne. C’est à Médine que Muhammad allait organiser les
nouvelles conquêtes et plier les autres tribus.

Cette histoire, celle que je viens de raconter, est fort célèbre. Elle est
relatée dans tous les manuels, écrite et réécrite. Je n’ai aucun mérite. Je n’ai
fait que la lire dans ses différentes versions afin de relancer mon récit qui
débute ici :
Après la mort de Khadîja, Muhammad est seul. Une femme, Khaoula
bint Hakîm, entre en scène et dit : « Ô Messager de Dieu ! Pourquoi ne te
remaries-tu pas ? Tu ne peux continuer à vivre seul ! »
Dans une autre version :
« Ô Messager de Dieu ! J’ai l’impression que la perte de ta femme t’a
fait perdre l’esprit.
– Elle était la mère des enfants et la maîtresse de la maison.
– Et pourquoi ne prends-tu pas celle qui te donnera sa tendresse et sa
présence comme Khadîja ?
– Qui ? questionne-t-il.
– Je connais aththîb (la non-vierge) et al-‘adhrâ’ (la vierge).
– Qui est aththîb et qui est al-‘adhrâ’ ?
– Sawda et Aïsha.
– Va et demande pour moi les deux. »
Sawda bint Zumu‘a

Celle qui donna sa nuit

Elle fait partie de la première vague des musulmans qui furent


contraints à prendre le chemin de l’exil afin de sauver leur vie et leur foi.
Elle connut en exil Oum Habîba Ramla bint Abî Sufyân, Oum Salama et
Asmâ’ bint ‘Umaïs et leurs époux.

Elle s’appelle Sawda, Sawda bint Zumu‘a, la seconde épousée après


Khadîja. Elle fut d’abord la femme d’As-Sukrân ibn ‘Amrû qu’elle perdit
après leur retour de l’Abyssinie (Al-Habasha) dans une bataille livrée
contre les ennemis de l’islam.
On raconte qu’elle accepta le mariage avec le prophète sachant qu’elle
ne pouvait ni le combler ni remplacer Khadîja. « Ni dans son cœur ni dans
son âme », renchérissent certains historiens. Mais elle s’en accommoda et
déploya toute son énergie pour réconforter son nouveau mari et le soutenir
pendant des jours et des mois face aux hostilités des Quraïshites avant son
départ pour Médine. Des chroniqueurs ajouteront : « Le prophète épousa
Sawda en attendant qu’Aïsha, âgée de six ans, grandît. »
On la dépeint comme une femme généreuse et tendre, tellement tendre
qu’elle devait accueillir sans sourciller Aïsha, sans éprouver le moindre
chagrin ni la moindre jalousie. On la décrit aussi comme obèse, à la
démarche lente, laide et trop âgée. On la dit insignifiante, inintelligente,
voire sotte et laide au sein d’un harem qui regorge de jeunes femmes belles,
distinguées et vives d’esprit. Figure pâle à côté d’Oum Salama, Zaïnab bint
Jahsh et Aïsha, sans fortune et sans éclat. On raconte que le prophète
n’avait nulle affection pour elle, qu’il n’éprouvait aucun désir ni plaisir à la
toucher, qu’il s’amusait de sa naïveté, qu’il riait de son manque d’agilité,
qu’il voulut la répudier, mais qu’elle dit : « Garde-moi ô Messager de Dieu
et je fais don de ma nuit à Aïsha. Je sais qu’elle est ta préférée. »
Chroniqueurs et hagiographes répètent cette phrase comme la parole
sage d’une femme qui choisit la vie future et la Résurrection — comme
épouse du prophète et Mère des croyants — aux réjouissances d’ici-bas.
Toutefois, s’il lui était permis de parler, cette femme dirait :
« Je suis Sawda fille de Zumu‘a. Mariée d’abord à mon cousin As-
Sukrân ibn ‘Amrû. Nous étions contraints à l’exil afin de sauver nos vies et
notre foi. J’ai renoncé à la religion de mes pères au profit de la nouvelle
Révélation. Je perdis mon époux et mon exil fut double : la douleur du
veuvage et celle de se voir bannie de sa propre famille. Le prophète me prit
pour femme sur le conseil de Khaoula bint Hakîm, celle qui dit :
« “Je connais la vierge et la non-vierge. C’est comme tu souhaites.”
« Celle qui dit :
« “Sawda bint Zumu’a. Elle fut parmi les premières à croire en toi et
parmi les premiers à avoir épousé ta foi.”
« On me présente comme celle dont le rôle consistait à satisfaire un
homme dans l’attente du fruit désiré. Et le jour où le prophète voulut me
répudier, j’aurais dit : “Garde-moi ô Messager de Dieu et je fais don de ma
nuit à Aïsha. Je sais qu’elle est ta préférée.” Avant de devenir l’épouse
de Muhammad, je fus la femme d’As-Sukrân ibn ‘Amrû. Parce que nous
avons renié la religion de nos pères, nous fûmes contraints à l’exil. Je ne
suis pas née musulmane. L’islam fut un choix. Lorsque mon frère apprit ma
conversion, il pleura de chagrin. Immense fut sa douleur. Pour l’islam, j’ai
quitté père et mère, frères et sœurs. On me décrit comme insignifiante.
Comment une femme insignifiante peut-elle se défaire des croyances de ses
aïeux au profit d’un autre idéal et aux dépens de sa vie, aux dépens de ses
premières attaches et des traditions ancestrales ? On me dit laide. L’islam
n’est-il pas censé donner une beauté intérieure ? Abandonner le foyer chaud
de l’enfance et ses attraits, prendre le chemin de l’exil et se heurter à
l’angoisse de l’inconnu serait-ce le signe d’une insignifiance ou d’une
débilité ? Se convertir à la nouvelle religion se fit au prix d’un arrachement
à la peau familiale, à l’éloignement de la terre natale. Contraints à l’exil,
mon époux et moi allâmes en Abyssinie. Je me trouvai dans un pays
étranger, laissant derrière moi biens et famille. Devant moi, l’exil dans toute
son étendue avec son lot d’angoisse, de remords, d’espoir, de désespoir et
un éventail de questions : Comment serons-nous accueillis ? Que ferons-
nous sur cette terre ? De quoi vivrons-nous ? Notre présent s’ouvre sur
l’inconnu et le lien avec nos familles est défait à tout jamais. S’ajoute la
crainte d’être livrés aux émissaires quraïchites qui venaient pourparler avec
le roi Najâshî afin qu’il nous expulsât et nous livrât à eux. Nous vivions un
véritable cauchemar et je me souviens encore aujourd’hui de cette angoisse
qui nous étreignait : l’angoisse de perdre la vie et les êtres chers.
« Nous avons un jour décidé de rebrousser chemin afin de retrouver le
sol natal. Sur le chemin, nous apprîmes qu’un siège faisait souffrir les
musulmans. Mais nous avons décidé de continuer la route vers La Mecque.
Nous affrontâmes la faim. Et le rejet de nos familles fut une autre faim.
C’était le prix de la foi. Terrible prix à payer.
« Je perdis mon époux sur le champ de bataille pour la nouvelle
religion. Et je devins veuve. Je ne pouvais aucunement retourner auprès de
ma famille afin d’être réconfortée. J’étais seule désormais : ni époux ni
famille. Je devins l’épouse du prophète.
« On me dit vieille. Je ne l’étais point. On raconte que le prophète
voulut me répudier à cause de mon âge avancé, mais, désirant rester sa
femme pour le retrouver au paradis comme épouse et Mère des croyants, je
donnai ma nuit à Aïsha. Mais voici l’histoire :
« Il y eut une bataille où le prophète fut vainqueur. Lorsque j’ai vu des
membres de ma famille, qui étaient des seigneurs, vaincus, réduits à la
captivité et à l’esclavage, ce cri de douleur m’a échappé : “Pourquoi n’êtes-
vous pas morts comme mon père et son frère ?”
« Ils étaient ma famille. Certes, ils faisaient partie des mécréants.
Néanmoins, ils étaient ma famille. Certes, ils ont combattu le prophète de
Dieu. Mais, ils étaient ma famille, ma chair et mon propre sang. Je venais
de perdre mon père et mon oncle. Mon père ! Quelle que fût ma nouvelle
foi, il restait mon père. Je ne pouvais renier cette filiation ni l’amour qui
nous unissait. Mon amour de fille me tiraillait. Être l’épouse de celui dont la
cause perdit mon père et mon clan n’était guère facile. Quelle honte et
quelle douleur ! En moi, le déchirement de la fille, de la nièce, de la cousine
devant ces hommes morts ou enchaînés. Devais-je me réjouir du triomphe
de mon époux ou pleurer la perte des miens ? Devant le spectacle des
cousins enchaînés, toute la douleur sourdait condensée. Que n’ai-je rêvé de
voir les miens se convertir à la nouvelle religion ! Mais voici que mon père
est mort ainsi que mon oncle. Je ne les retrouverai même pas le jour du
Jugement dernier. Perte à jamais. J’aurais aimé les serrer une dernière fois
dans mes bras ! J’aurais aimé implorer leur pardon ! J’aurais tant aimé…
« Comment peut-on interdire à une femme de pleurer la perte de sa
famille fût-elle mécréante ? C’était ma chair que je voyais ce jour-là réduite
à l’avilissement. J’étais partagée entre mon appartenance à l’islam et mon
amour filial, partagée entre ceux que j’aimais et celui dont j’étais l’épouse.
Malheureusement, le prophète de Dieu n’a pas eu pitié des tourments de
mon âme. Outre la douleur du deuil, le chagrin de subir la sentence du
prophète. Répudiée, qu’allais-je devenir ? Comment retourner auprès des
miens ? Où habiter ? Qui me nourrira ? Considérée comme une traîtresse, je
n’avais plus de famille. Je pleurais toutes les pertes. Sans pitié pour mon
âme, le prophète dit : “Tu exaltes les ennemis de Dieu contre le Messager
de Dieu ?” Voyant que le prophète de Dieu allait me répudier, je m’adressai
à l’homme : “Garde-moi et je fais don de ma nuit à Aïsha. Je sais qu’elle est
ta préférée.” L’Ange Gabriel le réconforta en disant :

Quand une femme redoute


l’abandon ou l’indifférence de son mari ;
nul péché ne leur sera imputé
2
s’ils se réconcilient vraiment .

« Donner ma nuit fut le prix de la réconciliation. Afin de rester son


épouse, je devais céder sur mon droit de femme. Comme il était difficile de
ne vivre épouse du prophète qu’au prix de ne plus être son épouse. Nous
étions nombreuses et chacune avait le privilège d’une nuit. Sauf moi. J’étais
celle qui avait donné sa nuit à Aïsha. Une ombre à l’ombre des femmes du
harem. »

On raconte qu’elle mourut à la fin du règne du calife ‘Umar. Dans une


autre version, en l’an 54 ou 55 de l’hégire, pendant le règne de Mu‘âwiya le
fondateur de la dynastie des Umayyades. Si elle était aussi âgée qu’on a
bien voulu nous faire croire, elle serait décédée à cent ou cent dix ans.
« Et quand bien même j’aurais été d’âge mûr, n’avais-je pas veillé sur
son foyer avant l’arrivée des autres coépouses ? Mon premier époux n’a-t-il
pas donné sa vie pour la nouvelle religion ? Dans les Annales, je figure
comme celle qui a donné sa nuit à Aïsha pour être admise au paradis avec
les autres coépouses. Cependant, avant de m’éteindre, je restitue la vérité. »

Elle fut enterrée au cimetière al-Baqî‘.


Aïsha fille d’Abû Bakr

La petite rouquine

« Aïsha ! Voici Gabriel qui te salue » (Muhammad).


« La Mecquoise, la Quraïshite, la Mère des croyants, l’épouse du
prophète, la plus savante des femmes de la Communauté » (Adh-Dhahabî).
« Elle était blanche de peau et surnommée : la petite rouquine » (Adh-
Dhahabî).
« La seule femme que Muhammad eut vierge » (Adh-Dhahabî).

Fille d’Abû Bakr et d’Oum Rûmân, elle devint l’épouse


de Muhammad à l’âge de huit ans.
Elle fut la troisième épousée après Khadîja, la deuxième après Sawda 3.
Hafsa fille de ‘Umar

La gardienne du Coran

« Fille ! J’ai appris que le prophète ne te garde comme épouse que parce
que tu es ma fille » (‘Umar).
Dans une autre version : « Fille ! N’imite pas celle qui s’enorgueillit de
sa beauté et de son statut de favorite. J’ai appris que le prophète ne t’aimait
pas. Et si je n’étais pas ton père, il t’aurait répudiée. »
C’est par ces paroles que les historiens débutent leur récit.

Elle s’appelait Hafsa, fille de ‘Umar de la tribu de ‘Adî ibn Ka‘b. Le


père de ‘Umar ne se mariait pas par désir, mais pour engendrer une
descendance nombreuse. ‘Umar se distingua par son intelligence, sa fermeté
et sa rigidité. Il faisait partie des dix-sept Mecquois lettrés. D’où son
prestige. Grand et robuste, il excellait dans les épreuves de force. On
raconte qu’il aimait les femmes et les chevaux. Il eut neuf femmes : quatre
épousées à La Mecque et cinq à Médine. On dit que si ‘Umar avait vécu
plus longtemps, il aurait épousé plus de neuf femmes. Néanmoins, afin de
ne pas dépasser le nombre d’épouses fixé par le Texte, il répudiait pour
pouvoir se remarier.
Homme de sabre et de fouet, ennemi farouche de l’islam avant sa
conversion, il deviendra, plus tard, l’épée qui pourchassera les « infidèles et
les mécréants ». On raconte qu’Abû Bakr le trouva un jour en train de
fouetter une esclave qui refusait de se convertir à l’islam. Las de frapper, il
l’abandonna à son corps zébré et à ses hurlements. Abû Bakr acheta
l’esclave et l’affranchit.

Sur sa conversion, les ouvrages n’offrent que des explications fort


succinctes, voire laconiques. On raconte qu’il prit un jour son épée pour
tuer sa sœur et son époux qui s’étaient convertis à la nouvelle religion. Le
voyant menacer son mari, la sœur s’interposa. Il la frappa jusqu’à ce que le
sang coulât de son nez. Il demanda ensuite à écouter les versets. Il apprécia
la langue et se convertit sur-le-champ. Depuis, on loue sa vaillance, son
courage, sa justesse et son intégrité. Mais comment un ennemi farouche de
l’islam devint-il le défenseur d’une religion qu’il haïssait ? Dans quelles
profondeurs de la psyché ce revirement puisa-t-il ?
Par-ci par-là, nous recueillons les bribes d’une histoire : ‘Umar aurait
pratiqué, avant sa conversion, le wa’d, l’enterrement de la fille vivante (al-
maw’ûda). Nous lisons : « ‘Umar voulait enterrer sa fille vivante. Mais,
pendant qu’il creusait, la terre s’attacha à sa barbe. La fille leva la main
pour essuyer la barbe de son père. Celui-ci recula. » Qui est cette fille qui
allait être ensevelie vivante ? Était-ce Hafsa ou une autre ? Cette histoire
est-elle une réminiscence ou une reconstruction ? La conversion serait-elle
le fruit d’un sentiment de culpabilité ? Les historiens ne soulèvent aucune
question. Nous savons seulement que la conversion de ‘Umar n’atténuera ni
sa rudesse ni sa misogynie, qu’il interdira chant et musique et prônera le
voile et la fermeté vis-à-vis des femmes.

Cinq ans avant la Révélation, les tribus décidèrent de reconstruire la


Ka‘ba. Les chefs des tribus, se disputant le privilège de poser la Pierre
noire, décidèrent de se fier à un arbitre : le premier arrivant. Ce
fut Muhammad. Ce dernier déposa la Pierre noire sur un tissu et invita le
chef de chaque tribu à tenir un pan. Ainsi, l’honneur de poser la Pierre
sacrée était alloué à tous les chefs.
C’est en ce jour mémorable que Hafsa vint au monde. Les récits des
hagiographes ne s’arrêtant pas sur l’enfance, nous ne la verrons pas grandir,
jouer ou chanter, pleurer ou sourire. À peine née, la jeune fille devient
l’épouse de… Hafsa fut alors donnée en mariage à Khunaïs ibn Hudhâfa as-
Sahmî, l’un des premiers convertis qui participa à la bataille de Badre. Il
s’éteignit suite à ses blessures. Et la jeune femme qui allait sur ses dix-huit
printemps devint veuve. Son père demanda à Abû Bakr de l’épouser. Ce
dernier déclina l’invitation. Dépité, ‘Umar la proposa à ‘Uthmân qui venait
de perdre sa femme, Ruqaya, la fille du prophète, mais il refusa. D’autres
historiens racontent que le père la proposa également à ‘Alî avant d’aller
voir le prophète qui lui dit : « Épousera Hafsa celui qui est meilleur que
‘Uthmân et épousera ‘Uthmân une meilleure que Hafsa. » ‘Umar n’en
croyait pas ses oreilles. C’est un honneur dont il ne pouvait rêver. Le
prophète daignera-t-il épouser Hafsa ou est-ce une hallucination ?
On dit que le prophète se maria avec Hafsa par amitié pour ‘Umar, son
meilleur conseiller après Abû Bakr. Elle devint la femme de Muhammad et
l’une des Mères des croyants.
« Ainsi, je devins femme du prophète, coépouse d’Aïsha et de Sawda.
On dit que le prophète m’épousa par pitié pour son ami et conseiller. Sur les
injonctions de mon père, j’ai fourni un effort considérable afin de gagner
l’amitié d’Aïsha ! Il ne cessait de répéter : “Tu ne vaux pas grand-chose
face à Aïsha et ton père n’a pas le mérite de son père.” Je passais de
l’autorité du père à celle du mari à celle de son épouse favorite. Je savais
qu’Aïsha était la fille du premier compagnon du prophète et qu’elle était
fière d’appartenir à une demeure aussi fortunée que noble. Je devais
m’effacer, réprimer sentiments, pensées et chagrin. J’assistais ensuite au
cortège des femmes qui petit à petit emplissaient la demeure prophétique.
On dit qu’Aïsha me prit pour confidente. Mais lourd en fut le prix ! Ma
parole devait être un écho de la sienne et mes sentiments étaient secondaires
par rapport aux siens. Et je ne devais rivaliser qu’en piété, jamais en
amour. »
Au sein du harem, Hafsa fut dépeinte comme assawâma (la jeûneuse),
al-qawwâma (celle qui consacre ses nuits à la prière). C’est à ces attributs,
dit-on, qu’elle devra son salut.
« Un jour, furieux, mon père me dit : “Tu n’as ni la beauté de Zaïnab ni
l’intelligence d’Aïsha. Et le prophète ne te garde que parce que tu es ma
fille.” Immense fut mon chagrin. Voici la raison de sa fureur : le prophète
passait une nuit chez chacune de nous. Chaque épouse le gardait une nuit,
excepté Aïsha qui avait en plus la nuit concédée par Sawda. Un jour, je
rentrai chez moi plus tôt que prévu. Je fus pétrifiée devant l’horrible scène
qui s’offrait à moi : dans ma chambre et sur mon lit, se tenaient enlacés mon
époux et Maria la Copte. Je repris mes esprits et criai : “En mon jour, dans
ma chambre et sur mon lit ?” Le prophète me jura qu’il renoncerait à Maria,
mais que je devais garder le secret. Il me donna sa parole de ne plus la
toucher. Cependant, lacérée, blessée à mort et voulant gagner les faveurs
d’Aïsha, je lui fis part de cet événement qu’elle s’empressa de raconter aux
autres coépouses. Le prophète était furieux. Et nos pères, irascibles. »
On lit que l’Ange Gabriel, aux aguets, révéla à son prophète la traîtrise
de ses épouses et le réprimanda de s’interdire ce que Dieu lui avait rendu
licite.

Ô Prophète !
Pourquoi interdis-tu ce que Dieu a rendu licite
lorsque tu recherches la satisfaction de tes épouses ?
– Dieu est celui qui pardonne
Il est miséricordieux –

Suivront d’autres versets à l’adresse d’Aïsha et de Hafsa :


Si toutes deux vous revenez à Dieu,
c’est que vos cœurs se sont inclinés.
Mais si vous vous soutenez mutuellement
contre le Prophète,
sachez que Dieu est son Maître […].
S’il vous répudie,
son Seigneur lui donnera en échange
des épouses meilleures que vous,
soumises à Dieu,
croyantes, pieuses, repentantes 4 […]

Le prophète répudia Hafsa. Mais Gabriel lui demanda de la reprendre


par compassion pour ‘Umar. Dans une autre version, le prophète ne répudia
pas Hafsa, car Gabriel dit : « Elle est sawwâma, qawwâma » (Elle pratique
continûment le jeûne et la prière). Mais lorsque ‘Umar apprit la nouvelle, il
se lamenta si fort qu’il dit : « Si le Messager de Dieu m’avait demandé de
trancher la tête de Hafsa, je l’aurais fait sur-le-champ. »
Le désir de décapiter sa propre fille serait-il un vestige de cette pratique
qu’on lui attribuait, celle de l’enterrement de la fille vivante ?
On raconte :
‘Umar raconte qu’un voisin du prophète du groupe des Ansâr vint
marteler sa porte. ‘Umar questionna : « Que se passe-t-il ? Les Sassanides
ont-ils envahi Médine ? » L’homme répondait que c’était encore plus grave,
que le prophète avait répudié ses épouses. ‘Umar eut cette parole : « C’est
la perte de Hafsa. » Il courut vers la mosquée, fit la prière, puis se dirigea
vers la maison du prophète qui refusa de le recevoir. La première tentative
comme la seconde furent vouées à l’échec. ‘Umar, autorisé finalement à
être introduit auprès du Messager de Dieu, dit : « Ô Messager de Dieu ! As-
tu répudié tes femmes ? » « Non ! » fut la réponse de ce dernier. ‘Umar se
détendit et dit : « À La Mecque, nous dominions nos épouses. Mais elles
ont été perverties par les femmes de Médine. Ô Messager de Dieu ! J’avais
demandé à Hafsa de demeurer humble car elle n’est pas aussi belle
qu’Aïsha ni aussi lumineuse. » Muhammad, dit-on, esquissa un sourire.
Dans une autre version, il répudia Hafsa, mais la reprit lorsque l’Ange
Gabriel lui rappela qu’elle « est la fille de ‘Umar et (qu’) elle est sawwâma,
qawwâma ».
« Au lieu d’avoir de la compassion pour moi, mon père menaça de me
trancher la gorge. Père ! Être ta fille devait être source de fierté. Mais tes
paroles sont aussi foudroyantes que ton épée : “Ô fille ! N’imite pas celle
qui a les faveurs du Messager de Dieu. Je sais qu’il ne t’aime pas. Et il te
garde auprès de lui seulement par égard pour moi. Si je n’étais pas ton père,
il t’aurait répudiée”, ne cesses-tu de me répéter. Pauvre de moi ! Ni
tendresse de l’époux, ni l’amour du père. Je suis la fille d’un homme qui ne
supporte ni la voix des femmes ni leur présence. Combien de fois a-t-il
essayé de s’immiscer dans la vie de notre vie au sein du harem. Il fallait
tout le courage d’Oum Salama pour lui rappeler que les épouses du
prophète n’étaient nullement sous son autorité à lui. Il a réprimandé même
les femmes qui pleuraient Ruqaya, la fille de Muhammad, morte dans la
fleur de l’âge. Il ordonna aux pleureuses de ravaler leurs larmes. Joie et
chagrin sont interdits. Tout est banni : le chant aussi bien que les pleurs. Et
cette parole plus tranchante qu’une épée : “Si le Messager de Dieu avait
ordonné la décapitation de Hafsa, je l’aurais fait.” Père ! Comment peux-tu
être insensible à la douleur de ta propre fille ? Celle qui est née de tes
entrailles ? Une femme condamnée par les frappes du destin à goûter, si
jeune, à la douleur du veuvage, à se voir refusée par les hommes que tu
sollicitais et à être prise par le prophète non pour moi-même, mais pour
consolider ses liens avec toi. Être la femme du prophète est certes un
honneur. Cependant, cet honneur devait être partagé avec d’autres femmes
toujours élues pour leur beauté. Maria était une fleur à peine sortie de son
bourgeon.
« Le prophète m’a demandé de ne pas divulguer le secret de ses amours.
Mais j’en ai parlé à Aïsha par vengeance, certes, pour gagner sa confiance,
certes, mais aussi par tristesse et par dépit. J’avais trop de chagrin. Je me
sentais bafouée. C’était dans ma chambre et sur mon lit. J’en ai parlé à
Aïsha pour tenter également de comprendre : comment le Messager de Dieu
peut-il me demander de taire le secret alors que Dieu est Omniscient et
Tout-Puissant ?
« Comment oublier cette scène ? Je me sentais humiliée. Il est vrai que
nous étions habituées à partager. Cependant, chacune devait attendre son
tour. Au lieu de préserver la loi du partage, le verset nous blâmait. Et nos
pères, au lieu de nous réconforter, nous condamnaient. Dieu, son Ange et
nos pères étaient du même côté. Notre châtiment serait terrible si nous
mécontentions le prophète de Dieu. C’est l’Ange lui-même qui l’a dit. »

Elle restera dans les Annales comme la gardienne du Livre sacré. En


effet, lors du règne d’Abû Bakr, il y eut les guerres dites d’apostasie.
Beaucoup de musulmans parmi les lecteurs du Coran périrent, d’où l’idée
de rassembler le Livre sacré. Le Coran rassemblé fut déposé chez Abû
Bakr, puis chez ‘Umar, ensuite chez Hafsa qui l’apprit par cœur.
Elle dit soixante hadîths. Muslim en garda six comme authentiques.
Elle mourut en l’an 45 de l’hégire à l’âge de soixante-trois ans à
l’époque de Mu‘âwiya et fut enterrée à l’instar des autres coépouses dans le
cimetière al-Baqî‘.
L’Histoire gardera son nom comme l’une des épouses du prophète et
l’une des Mères des croyants. Peu de gens savent qu’elle fut une femme
bafouée, condamnée par le Texte sacré dont elle devint la dépositaire et la
gardienne.
Zaïnab fille de Khuzaïma

La mère des pauvres

Zaïnab bint (fille de) Khuzaïma ibn al-Hârith ibn ‘Abdallah ibn Amrû
ibn ‘Abd Manâf, surnommée « la mère des pauvres ».

Avant son entrée dans le gynécée de Muhammad, elle fut d’abord la


femme de Tufaïl dont elle divorça. Elle épousera en secondes noces son
frère ‘Ubaïda qui sera assassiné lors de la bataille de Badre, à moins qu’elle
ne devînt l’épouse de ‘Abdallah ibn Jahsh en l’an 3 de l’hégire. Elle était la
demi-sœur de Maïmûna bint al-Hârith, qui devint elle aussi Mère des
croyants.
Elle fut la quatrième épousée après Sawda, Aïsha et Hafsa. Le prophète
l’a prise comme femme vingt jours après ses noces avec Hafsa.
Nous ignorons la raison pour laquelle elle devint l’épouse
de Muhammad. Les historiens demeurent silencieux au sujet de cette
femme qui n’apparaît que furtivement dans la maison du prophète.
Femme de charité avant l’avènement de l’islam, à cette époque nommée
« temps de la jâhiliya », elle vouait sa vie à l’aumône et l’apaisement de la
souffrance d’autrui. Ce qui invite à interroger ce vocable (jâhiliya) qui
désigne dans l’imaginaire musulman un temps d’ignorance, de paganisme,
d’immoralité et d’inculture. Ce terme fit son apparition dans un verset
coranique qui demandait aux femmes du prophète de ne pas s’accoutrer
comme les femmes de la jâhiliya. Depuis, et malgré le flou historique qui
caractérise ce terme, il restera jusqu’à aujourd’hui équivalent d’ignorance,
de paganisme, voire de prostitution. On décrit le temps de la jâhiliya
comme synonyme d’une époque vile car païenne et on oublie que le
monothéisme existait déjà dans une Arabie qui embrassait les Gens du
Livre : les juifs et les chrétiens. De même qu’on feint d’oublier que
La Mecque était un carrefour commercial où affluaient des gens de tout
bord, du Yémen, du Shâm, d’Al-Yamâma… qui avaient leurs traditions,
leurs règles de vie, leur industrie, leur poésie et leur culture. Nul besoin
d’évoquer la grande civilisation des Sassanides, ni l’Égypte pharaonique
qui abrita le premier monothéisme, ni Byzance. Dire alors que Zaïnab avait
consacré sa vie au don et à l’amour du prochain avant même l’avènement
de l’islam en dit long sur les valeurs préislamiques de l’Arabie : générosité,
orgueil, respect de la parole donnée, œuvre de bienfaisance et l’amour de
l’autre. La générosité de Samaw’al était et restera légendaire. Zaïnab serait
son double féminin, une échappée jaillissant des plis vivants de la mémoire
pour éclairer un temps dépeint injustement comme sombre, un temps noirci
par les premiers historiens dont l’œuvre n’a jamais été interrogée.
Ces derniers ne disent pas comment Zaïnab est morte. Ils relatent
seulement qu’elle restera juste quelques mois chez Muhammad, silencieuse,
presque mutique et loin des intrigues du harem, de ses enfantillages et de sa
cruauté. Happée par un ailleurs, digne et ascète, elle ne marquera pas la vie
du harem.

On raconte :
La bataille d’Uhud vit la défaite des musulmans. Muhammad dira : « Ils
(les mécréants de Quraïsh) nous ont battus parce que certains de mes
archers m’ont désobéi. Croyant à notre victoire, ils ont couru au butin en
abandonnant un point stratégique. L’ennemi en a profité pour nous prendre
à revers. » ‘Umar eut ces paroles : « ’Abdallah ibn Ubaï profère des
médisances à ton sujet. Il dit que tu n’es qu’un assoiffé de pouvoir et de
royauté, que jamais un prophète n’a subi une telle défaite. Permets-moi, ô
Messager de Dieu ! de le mettre à mort, lui et ceux qui tiennent les mêmes
paroles. Ils sont si nombreux. »
On raconte :
Afin de consolider son lien avec les Banû Khuzaïma en ce début d’hiver
de l’an 3 (décembre 625), Muhammad demanda au chef la main de sa fille
Zaïnab, veuve depuis un an.
Est-elle morte de maladie ? Du dépit d’avoir perdu un mari ? Lequel ?
D’une sombre mélancolie, celle qui ravit à l’être son désir de vie ? De quels
tourments fut-elle la prisonnière ? Des vestiges de l’enfance ou de la
blessure de voir la grandeur de l’âme foulée par les niaiseries et les vilenies
inhérentes à la vie du harem ? Plus silencieuse que le silence, plus mutique
que le mutisme, nous n’entendons pas le son de sa voix, mais celle du
prophète lui disant lorsqu’elle voulut affranchir une esclave noire : « Ne
vaudrait-il pas mieux nourrir un frère ou une sœur ? » Il se peut que son
ailleurs fût plus immense que les préceptes de son époux.
Grandeur d’une âme vouée à la dignité humaine, fragilité d’une femme
dont l’apparition, furtive tel l’éclair, n’est mentionnée que pour inviter les
musulmans à interroger leurs vocables et rétablir la vérité sur cette période
dite de la jâhiliya.
Doublement mère, Mère des croyants et Mère des pauvres, cette femme
généreuse au cœur lourd fut la première épouse du prophète à s’éteindre à
Médine. Elle sera ensevelie dans le cimetière al-Baqî‘. Quelques années
plus tard, Muhammad épousera Maïmûna, sa sœur.
On raconte :
Les trois coépouses recevaient les condoléances de la ville et se
réjouissaient de la mort de la rivale. Toutefois, ce bonheur fut de courte
durée car Muhammad demanda aux coépouses de nettoyer la chambre de la
défunte pour recevoir Oum Salama, réputée pour sa beauté surnaturelle et
son appartenance aristocratique.
Hind fille d’Abû Umaya

Oum Salama

« Lorsque le prophète se maria avec elle je fus meurtrie par les rumeurs
qui circulaient sur sa beauté. Mais lorsque je l’ai vue, je fus foudroyée. Sa
beauté était surnaturelle et surpassait tout ce que j’avais imaginé » (Aïsha).

Elle s’appelle Hind fille d’Abû Umaya. Sa mère est ‘Âtika fille de
‘Âmir. Et son cousin est Khâlid ibn al-Walid surnommé « le glaive de
Dieu ». Elle fut l’épouse de ‘Abdallah fils de Hilâl fils de ‘Abdallah fils de
Makhzûm dit Abû Salama (le père de Salama).
Avec son mari, Hind quitta La Mecque pour l’Abyssinie, terre d’asile où
elle donna naissance à son premier fils Salama. Le couple retourna à
La Mecque après la conversion de Hamza, l’oncle de Muhammad et de
‘Umar ibn al-Khattâb, le père de Hafsa.
Sa voix est précieuse. Elle laissa un témoignage sur la générosité du roi
Najâshi. Grâce à elle, nous savons que ce dernier a su accorder le droit
d’asile à la première vague des réfugiés en Abyssinie. Il leur a permis de
pratiquer librement leur religion et les a défendus contre les émissaires de
Quraïsh. Nous apprenons également que, après la conversion de plusieurs
notables de La Mecque, les musulmans réfugiés décidèrent de quitter la
terre d’asile pour le sol natal avant de partir définitivement pour Médine.
Oum Salama nous livre un récit où se mêlent le trauma collectif et la
tragédie de chacun :
« Lorsque le prophète autorisa les musulmans à émigrer vers Médine,
mon mari Abû Salama m’a mise dans une litière. J’avais mon fils dans mes
bras. Mais des hommes nous arrêtèrent disant à mon mari : “Nous ne
pouvons te laisser partir avec cette femme qui fait partie de notre clan !” Ils
voulurent m’arracher à mon fils qui hurlait et s’accrochait à moi. Mais ils
tiraient si fortement qu’ils réussirent à nous séparer. Mon mari fuit vers
Médine. Je fus séquestrée par les gens de ma tribu, les Banû Mughîra. Et
mon fils fut pris par les Banû Asad qui disaient : “Nous ne pouvons lui
laisser ce garçon qui nous appartient.” Je restai seule. Pendant un an, je ne
cessai de pleurer la perte de mon fils et de mon mari. Longues étaient mes
heures d’attente, interminables en ce lieu qui assista à mon drame, me
remémorant les jours et les nuits du bonheur conjugal. Je me souviens
encore de mes pleurs et de mes gémissements en ce lieu désert. Quelle
angoisse ! L’angoisse de perdre l’enfant à tout jamais et de ne plus revoir
mon mari. De longs mois de séparation, d’espoir, de désespoir, de prière et
de tremblement jusqu’au jour où un cousin eut pitié de mon âme. Il
intercéda auprès des deux familles afin que je puisse rejoindre mon époux.
L’on me rendit mon fils et je fis le chemin seule. La route fut longue. À
Tan‘îm, je rencontrai ‘Uthmân ibn Talha qui m’accompagna jusqu’à
Médine. »
Dans la nouvelle Cité, elle donnera naissance à ‘Umar, Durra et Zaïnab.
Abû Salama guerroya lors des deux batailles : Badre et Uhud. Touché
par une flèche, il fut soigné. Mais deux mois plus tard, le prophète lui
demanda d’affronter les Banû Asad. Il combattit avec bravoure, mais sa
plaie se rouvrit. On raconte que femme et mari se promirent fidélité afin de
se retrouver époux dans l’autre monde pour l’éternité. On raconte aussi que
son époux lui dit qu’elle pourrait se remarier avec un meilleur que lui. On
raconte qu’Oum Salama s’occupait de son mari et recevait les visites
de Muhammad qui venait régulièrement demander des nouvelles d’Abû
Salama, compagnon, cousin et frère de lait.
Le mari succombera un jour en la présence du prophète. Pauvre Oum
Salama après la déchirure de la séparation, la voici séparée de son mari
cette fois-ci à tout jamais. Elle prononça ces paroles : « Celui qui subit une
catastrophe et dit : “Nous revenons à Dieu. Seigneur épargne-nous dans
cette catastrophe”, Dieu exauce son vœu. » Le prophète lui fit ses
condoléances disant : « Seigneur ! Accorde-lui la patience dans cette
épreuve. Et donne-lui un meilleur époux. »

Voici ce qu’écrivent les chroniqueurs : face à la mort, Oum Salama fit


preuve d’une grande patience et accueillit l’événement avec un cœur
qu’emplit la foi. Abû Bakr et ‘Umar la demandèrent en mariage, mais
furent éconduits. Lorsque Muhammad lui demanda de l’épouser, elle eut
cette réponse : « Je suis âgée. J’ai des enfants et je suis extrêmement
jalouse. » Et Muhammad de dire : « En ce qui concerne l’âge, je suis plus
âgé que toi. Tes enfants seront pris en charge par Dieu et son Messager.
Quant à la jalousie, je demande à Dieu de te purifier de ce sentiment. » Il l’a
prise pour épouse en l’an 4 de l’hégire. On raconte qu’il lui dit : « Si tu
veux, je te garde sept jours (de noces) ou quatre. C’est selon ton désir. »
Sawda raconte : « J’ai entendu les sanglots d’Aïsha, encore enfant et
déjà malade de jalousie, évoquant la beauté envoûtante d’Oum Salama qui
allait arriver dans la demeure prophétique. Celle-ci avait repoussé Abû Bakr
et ‘Umar. Celle qu’Aïsha faillit connaître comme belle-mère deviendra une
coépouse. Elle était terriblement jalouse et accusait Oum Salama de lui
ravir son mari. Mais je lui ai expliqué que la veuve avait tenté de
décourager le prophète en lui présentant des arguments que le Messager de
Dieu réfutait. Lorsqu’elle parla de son âge, il dit qu’il était plus âgé qu’elle.
Lorsqu’elle évoqua ses enfants, il répondit que Dieu et Son prophète s’en
chargeraient. Et lorsqu’elle dit qu’elle était excessivement jalouse, il lui
répondit qu’il allait prier afin que Dieu extirpât ce terrible sentiment de son
cœur. En ce jeudi de Shawwâl de l’an 4, le prophète épousa Oum Salama.
Pendant quatre jours et quatre nuits, ils restèrent ensemble conformément
aux règles établies. »
Oum Salama : « J’ai repoussé Abû Bakr et ‘Umar. Me voici l’épouse du
prophète. Je me suis retrouvée coépouse d’Aïsha et de Hafsa après avoir
refusé d’être la coépouse de leurs mères. Abû Salama n’était pas un
prophète, mais je fus sa seule femme, l’unique de son univers, sa bien-
aimée et la prunelle de ses yeux. Je lui avais juré fidélité. Mais le prophète
ne manquait pas d’expédients.
« Je pris la chambre de Zaïnab bint Khuzaïma qui s’est hâtée à quitter
ce monde. La chambre mortuaire devint ma chambre nuptiale. Le prophète
me dit : “Si tu veux, je reste avec toi sept jours et sept nuits ou quatre jours
et quatre nuits.” Chacune de nous est Mère des croyants. Chacune de nous
goûte à ce miel amer de partager le prophète avec les autres. Est-ce le
prophète ou l’homme que chacune de nous tient dans ses bras ? La jalousie
d’Aïsha n’a rien de divin. Que Dieu nous pardonne de ne pas être à la
hauteur de son enseignement. Chacune de nous manigance et désire
discréditer l’autre. Une fournaise de la géhenne ne serait pas plus brûlante
que l’ignominie au sein du harem. Et ce feu qui dévore la femme lorsqu’elle
voit l’homme du cœur et de la chair s’éloigner pour l’autre femme. Nous
attisons notre animosité. Chacune rivalise avec les autres pour briller aux
yeux de l’homme. Terrible bataille. La femme devient nécessairement
l’ennemie de l’autre femme. Toute femme croisée dans la rue est ressentie
comme ennemie car supposée devenir un jour une coépouse, une rivale. »

Elle restera dans les Annales comme une femme de sagesse dotée d’une
forte personnalité. Elle osa dire un jour à ‘Umar : « Chose extraordinaire,
fils de Khattâb ! Tu te mêles de tout au point de te mêler de la relation du
prophète à ses épouses. »
Et le jour où le prophète manifesta son mécontentement car ses femmes
demandaient la nafaqa (la pension), Abû Bakr réprimanda sa fille et ‘Umar
en fit de même. Lorsque les deux hommes tentèrent de blâmer Oum
Salama, elle s’écria : « Pourquoi vous mêlez-vous de nos affaires ? Si le
prophète voulait nous blâmer, il l’aurait fait. Et à qui demander si ce n’est
au Messager de Dieu qui est notre époux ? » Et lorsque les femmes
réclamèrent l’égalité devant l’héritage et qu’on leur expliqua que cette
inégalité était due à la participation des hommes à la guerre, elle dit avec
d’autres femmes : « Qu’il nous soit accordé le droit de livrer bataille
comme les hommes ! » Mais l’Ange Gabriel adressa aux femmes ces
versets :

Ne convoitez pas les faveurs dont Dieu a gratifié


certains d’entre vous de préférence aux autres :
Une part de ce que les hommes auront acquis par leurs œuvres leur
reviendra ;
une part de ce que les femmes auront acquis par leurs œuvres leur
reviendra.
Demandez à Dieu qu’Il vous accorde sa grâce.
5
Dieu connaît toute chose .

Oum Salama se soumit à la parole divine.

En l’an 6 de l’hégire, elle accompagna le prophète à La Mecque. Elle


l’accompagna également lors de la bataille de Khaïbar, lors de la conquête
de La Mecque, l’encerclement de Tâ’if et le pèlerinage des adieux en l’an
10. On louera la grande sagesse de celle qui lui fit adresser des années plus
tard ce message à Aïsha :
« D’Oum Salama, épouse du prophète à Aïsha, Mère des croyants. Je
loue Dieu l’Unique. Tu as transgressé l’ordre du prophète qui consistait à
maintenir ses épouses derrière un voile. Le Coran exige que tu demeures à
l’abri des regards des hommes. Reste dans ta maison et n’erre pas dans le
désert. Si le prophète avait su que les femmes supportaient le djihâd, il
l’aurait dit. Il t’a interdit l’excès et l’anticipation. Le djihâd des femmes
consiste en leur obéissance aux préceptes de l’islam. J’aurais honte le jour
du Jugement dernier d’aller vers le prophète si je laissais le voile et
transgressais les préceptes de Dieu. Je te conseille de rester chez toi. Ta
maison doit être une citadelle. »
Celle qui manifesta auparavant le désir de livrer bataille afin d’avoir la
même égalité de droits que l’homme s’insurgea plus tard contre
l’émancipation d’Aïsha. Par jalousie ou par désir de mourir sans tache
conformément aux préceptes de l’islam, ou les deux ?
En fait, cette animosité plonge ses racines dans un conflit qui a débuté
lors de l’entrée d’Oum Salama dans la demeure du prophète. Deux clans
virent le jour et s’opposèrent avec une violence inouïe : celui d’Aïsha et ses
partisanes et celui d’Oum Salama et ses fidèles. Le harem sera le lieu de
l’anecdotique, du tragique, de la haine, des mesquineries, des coups bas, de
la rivalité la plus inouïe pour… l’amour d’un homme, et les hagiographes se
presseront pour consigner ces histoires pour la postérité.
On raconte :
Un jour le prophète désirait Oum Salama. Mais voyant qu’elle portait sa
fille Zaïnab, il rebroussa chemin. ‘Ammâr ibn Yâsir apprit (vit ?) cela et prit
Zaïnab chez lui.
On raconte qu’Oum Salama accompagna Muhammad avec Safiya, fille
de Huyay, lors de l’un de ses voyages. Muhammad, s’étant trompé de
litière, marchait en disant des mots doux à celle qu’il croyait être Oum
Salama. Celle-ci protesta en disant : « Tu parles avec la fille d’un juif en ce
jour qui me revient ? » Elle s’excusera par la suite.
On raconte que son fils ‘Umar vécut auprès du prophète et devint un
transmetteur de hadîths. Il posa un jour cette question à Muhammad : « Le
jeûneur peut-il recevoir un baiser ? » Le prophète demanda à Oum Salama
de répondre et elle dit : « Oui. »
La parole d’Oum Salama restera dans les Annales puisqu’elle eut lieu
en la présence du prophète. On la dit « vraie » ou « authentique » car elle
découlait de la bouche même du Messager de Dieu. En tant que telle, elle
doit être transmise aux générations futures. Seulement, on oubliera, on
omettra, on arrachera à son sens et à sa tonalité psychoaffective le fait que
la question émanait d’un garçon avide de réponses sur la scène primitive de
sa mère, que la question du garçon portait sur la bouche comme lieu qui
peut s’ouvrir ou se fermer selon les lois du désir. De Muhammad ou de sa
mère ?

Les enfants d’Oum Salama connurent une grande notoriété. Salama


épousera Oumâma ou Fâtima bint Hamza l’oncle de Muhammad. ‘Umar
deviendra gouverneur de Perse et de Bahrein, mort en 83 pendant le règne
de ‘Abdelmalik de la dynastie des Umayyades. Quant à Zaïnab, elle
épousera ‘Abdallah ibn Zumua’a ibn Aswad al-Asadî. Elle s’illustra dans
les sciences religieuses de son époque, mais perdit deux fils le jour de
Hurra, une bataille sanglante entre les descendants des Mecquois et Yazîd
ibn Mu‘âwiya (de la dynastie des Umayyades) en l’an 63 de l’hégire.

Oum Salama s’éteignit en l’an 59 ou 60 de l’hégire à l’âge de quatre-


vingt-quatre ans ou quatre-vingt-dix ans selon d’autres sources. Elle
transmit les trois cent soixante-dix-huit hadîths appris de son époux le
prophète, dont vingt-neuf figurent dans les deux Sahîh et dont treize sont
considérés comme véridiques.
Elle sera inhumée dans le cimetière al-Baqî‘ auprès des autres
coépouses.
Zaïnab fille de Jahsh

La femme fatale

Elle disait : « Vous avez été mariées par vos pères, et moi, c’est Dieu
Lui-même qui m’a donnée à son prophète. »

Elle s’appelait Burra et c’est Muhammad qui, n’appréciant pas ce


prénom, la rebaptisa Zaïnab. Elle naquit à La Mecque d’une famille
aristocratique. Sa mère fut Oumaïma fille de ‘Abd al-Muttalib. Zaïnab était
donc la cousine de Muhammad.
Femme fatale. De ces femmes qui bouleversent à tout jamais la vie de la
Cité. L’Histoire garde jusqu’à aujourd’hui les traces indélébiles de sa
présence sur l’échiquier de l’Arabie.
Voici son histoire telle qu’elle figure dans les récits des hagiographes :
Zaïd, de la tribu de Banû Kalb, fut enlevé, à l’âge de huit ans, lors d’une
guerre entre tribus. Une autre version présente plus de détails : Zaïd fut
perdu un jour où sa mère allait rendre visite à sa famille ; jour néfaste car la
tribu de Banû Qaïn attaqua celle de la famille de Zaïd et ravit argent, bétail,
chameaux et enfants. Zaïd fut enlevé et vendu au marché de ‘Ukâd à
La Mecque. Hakîm ibn Hizâm, l’un des neveux de Khadîja, l’acheta au prix
de quatre cents dirhams et le donna à sa tante. Dans une autre version,
Hakîm présenta des esclaves à sa tante Khadîja disant : « Voici un lot
d’esclaves. Choisis celui que tu préfères. » Celle-ci choisit Zaïd car ses
traits dégageaient de l’intelligence. Et lorsqu’elle épousa Muhammad, elle
le lui offrit. L’enfant grandit ainsi auprès de celui qui devint le prophète de
l’islam.
Les parents de Zaïd furent affligés et on attribue ces vers au père de
Zaïd, foudroyé par la disparition de son fils :

Je pleure Zaïd et ne sais plus ce qu’il est devenu


Est-il vivant, l’on espère, ou s’est-il éteint ?
Son souvenir est présent au lever du soleil
Et reste impérissable à chaque coucher.

Un jour, des hommes de la tribu allèrent à La Mecque pour le


pèlerinage, aperçurent Zaïd et se hâtèrent d’apporter la bonne nouvelle à sa
famille. Le père Hâritha et son frère Ka‘b se dirigèrent vers La Mecque afin
de racheter l’enfant. Muhammad demanda à Zaïd de choisir entre rester
avec lui ou retourner auprès des siens. Zaïd choisit Muhammad optant pour
une autre filiation que celle du sang : le père devient ainsi celui qui est
choisi par le fils. Muhammad l’affranchit disant cette parole mémorable
devant l’ensemble des gens de Quraïsh : « Ô gens de Quraïsh ! Soyez
témoins que Zaïd est mon fils. J’hérite de lui et il hérite de moi. » Zaïd ibn
(fils de) Hâritha devint Zaïd ibn (fils de) Muhammad qui le surnomma :
« hibbu rasûl Allah », l’aimé du Messager de Dieu. L’enfant grandit dans la
maison prophétique. Il devint un jeune homme et Muhammad songea à le
marier.

Devant le flot des prétendants, Zaïnab envoya sa sœur Hamna chez le


prophète pour avoir son avis. Ce dernier répondit : « Ils ne valent pas celui
qui enseigne le Livre de son Seigneur et la sunna 6 de son prophète. »
Hamna crut que le prophète désirait Zaïnab pour lui. Voulant en savoir
davantage, elle questionna le prophète qui répondit : « Zaïd. » Excédée, la
sœur s’exclama : « Tu donnes en mariage ta propre cousine à un
affranchi ! » On raconte que le frère de Zaïnab fut également blessé dans
son orgueil par cette demande non conforme aux règles tribales.
Lorsque Zaïnab apprit la nouvelle, elle fut dépitée et proféra des paroles
sévères et méprisantes à l’encontre de Zaïd. « Comment l’épouser ? Je suis
meilleure que lui. » On parla de sa langue pendue (lasnâ’). Averti, Zaïd dit :
« Je ne pense pas qu’elle puisse s’en servir contre moi. Elle a une âme
noble. »
Fier et heureux, Zaïd demanda au prophète d’intercéder auprès de la
famille de Zaïnab et d’évoquer son affection pour lui. N’est-il pas le fils du
prophète ? Muhammad dit alors : « Zaïd est le plus cher des êtres à mon
cœur, ahabbu annâs ilayya. »
Comment en serait-il autrement ? N’a-t-il pas choisi le prophète aux
dépens de sa propre famille ? N’a-t-il pas préféré au lien du sang une
filiation spirituelle ? N’a-t-il pas introduit une révolution sans précédent
dans la vie de l’Arabie ? N’a-t-il pas arraché la filiation aux liens de la chair
pour l’instituer comme filiation symbolique ? Zaïd, tout jeune encore, a
institué la famille comme celle du choix de l’individu. S’il y a une paternité,
c’est celle du cœur et de l’esprit. Le père est celui que je choisis. C’est moi
qui l’institue dans sa fonction de père au-delà des lois biologiques et de la
consanguinité. Par ce choix, Zaïd a bouleversé l’ordre de la pensée et les
catégories parentales traditionnelles dans une Arabie esclavagiste, tribale,
extrêmement attachée aux liens du sang.
On dit que Muhammad donna Zaïnab à son fils adoptif afin que la
spiritualité l’emportât sur les distinctions sociales et pour que la foi
triomphât de l’esprit tribal. Toutefois, Zaïnab persévéra dans son refus face
à ce qu’elle considérait comme une destitution de son rang. Et il fallait la
désapprobation du ciel pour qu’elle acceptât ce mariage.
Gabriel la réprimanda par ce verset :
Lorsque Dieu et son Prophète ont pris une décision,
il ne convient ni à un croyant ni à une croyante
de maintenir son choix sur cette affaire.
Celui qui désobéit à Dieu et à son Prophète
s’égare totalement et manifestement 7.

Elle fut désignée par le Coran comme une égarée. Comment pouvait-
elle se soustraire au décret divin ? Ne subirait-elle pas le châtiment éternel
pour son égarement ? Devrait-elle s’enorgueillir d’avoir fait l’objet d’un
verset coranique ou se lamenter d’épouser celui qu’elle n’aimait pas ni ne
respectait ? Cependant, dans la crainte du châtiment éternel, elle obéit à la
voix de Gabriel et devint la femme de Zaïd.
Mais l’histoire n’est pas finie. Elle se poursuit ainsi ou ne fait que
commencer :
Un jour, Muhammad entra dans la maison de son fils adoptif qui était
absent. Son regard tomba sur Zaïnab qui se lavait les cheveux et il fut
foudroyé. Un jour, Muhammad entra dans la maison de son fils adoptif, qui
était absent et Zaïnab, sachant que Muhammad était là, se pressa de
« s’habiller et de sortir ». Un jour, Muhammad entra chez son fils qui était
absent. Et Zaïnab « s’habilla précipitamment » lorsqu’elle apprit que le
prophète était devant la porte et alla à sa rencontre. Un
jour, Muhammad entra dans la maison de son fils adoptif Zaïd qui était
absent et Zaïnab se hâta à courir vers lui en tenue légère. Un
jour, Muhammad entra dans la maison de Zaïd qui était absent et vit Zaïnab
en habit d’intérieur…
Terrassé par cette beauté surnaturelle qu’il ne connaissait pas, le
prophète recula en disant : « Seul Dieu détient la puissance. »
On raconte :
Accablé par cette vision bouleversante d’une beauté incarnée, le
prophète ne cessait de répéter : « Gloire à celui qui détient les cœurs. »
On raconte :
Zaïd lui dit : « Est-ce que Zaïnab t’a plu ? » Le prophète lui ordonna de
ne plus la connaître charnellement.
Une autre version :
« Le prophète tomba éperdument amoureux de Zaïnab que Zaïd
haïssait. Ce dernier demanda à Muhammad l’autorisation de la répudier. »
Une autre version :
« Muhammad, après avoir donné Zaïnab sans l’avoir vue à Zaïd, en
tomba éperdument amoureux lorsqu’il la vit et dit sa phrase : “Seul Dieu
détient la puissance.” Zaïnab, qui entendit la phrase, la répéta à son mari qui
en saisit le sens et se détourna d’elle. »
Une autre version :
« Après avoir vu Zaïnab, Muhammad connut les affres de l’insomnie et
Aïsha devina qu’il s’agissait d’un amour ardent. »

Le prophète fut perplexe : comment épouser la femme de son fils


adoptif ? Ne se nommait-il pas Zaïd ibn (fils de) Muhammad ? Comment
lui ravir sa femme alors qu’il a été parmi les premiers à croire en lui ? Peut-
il affliger celui qui a fait le choix de demeurer avec lui ? Peut-il, lui le
prophète, se défaire d’une parole donnée à celui qui s’est hissé au-delà des
règles établies pour inscrire la paternité dans le seul registre de la
spiritualité ? Le prophète n’avait-il pas proclamé : « Zaïd est mon fils.
J’hérite de lui et il hérite de moi » ? Comment se défaire d’une parole
lorsqu’on est prophète et Messager de Dieu sans se délégitimer et sans
discréditer la parole ? « Que dira la Communauté et que diront les ennemis
de l’islam ? » se demandait Muhammad. En effet, la question porte ici sur la
solidité des liens et des représentations et sur la fiabilité de la parole et la
croyance dans la valeur et le sens des mots.
En guise de réponse, nous lisons :
Zaïd demanda au prophète l’autorisation de répudier Zaïnab car elle
était hautaine, et dédaigneuse. Le prophète dit : « Garde ton épouse. » Mais
Gabriel intervint :

Quand tu disais
à celui que Dieu avait comblé de bienfaits
et que tu avais comblé de bienfaits :
« Garde ton épouse et crains Dieu »,
tu cachais en toi-même, par crainte des hommes,
ce que Dieu allait rendre public ;
– mais Dieu est plus redoutable qu’eux 8 […]

Ce verset fut révélé à Muhammad dans la chambre d’Aïsha, la plus


jeune des épouses. Le sourire aux lèvres, il lui annonça que l’Ange Gabriel
rendait le mariage avec Zaïnab licite. « Qui va trouver Zaïnab pour lui
annoncer la bonne nouvelle ? interrogea-t-il. Car Dieu me l’a donnée. » La
mort dans l’âme, en guise de réponse, Aïsha avoua malgré elle : « Je vois
que Dieu se hâte à satisfaire tes désirs. »
Salmâ, l’esclave de Muhammad, alla chez Zaïnab pour lui annoncer la
bonne nouvelle. Dans une autre version, le prophète demanda à Zaïd
d’annoncer lui-même la nouvelle à Zaïnab. Ce dernier rentra chez lui. La
regardant, il sentit la douleur l’étrangler face à la perte de cette beauté
incomparable, mais il réussit à dire : « Zaïnab ! le prophète te désire comme
femme. » Zaïnab ne répondit pas. Dans une autre version : Elle se leva et
pria Dieu pour Le remercier.
Aïsha ne parvint pas à cacher sa stupéfaction, voire sa révolte. Est-ce
possible ? Est-ce permis ? Le prophète n’avait-il pas déjà les quatre épouses
autorisées par la loi coranique ? Ne transgresse-t-il pas les règles établies
par le Texte dont il est le Messager ? Peut-il prendre une cinquième épouse,
la femme de son fils de surcroît ? Cela ne se peut. Mais Gabriel dit :

[…] quand Zaïd eut cessé tout commerce avec son épouse,
nous te l’avons donnée pour femme
afin qu’il n’y ait pas de faute
à reprocher aux croyants
au sujet des épouses de leurs fils adoptifs,
quand ceux-ci ont cessé tout commerce avec elles.
– L’ordre de Dieu doit être exécuté –
Il n’y a pas de faute à reprocher au Prophète
au sujet de ce que Dieu lui a imposé […] 9

Le mariage eut lieu soulevant une tempête au sein de la Communauté :


le prophète qui interdit le mariage avec la femme du fils a épousé la femme
de son fils. Mais Dieu secourut son prophète et révéla ce verset :
10
« Muhammad n’est le père d’aucun homme parmi vous ».
Et lorsque Aïsha dit que son époux n’avait pas le droit de dépasser le
nombre autorisé pour les musulmans, l’Ange réapparut :

« Vous, les femmes du prophète ! Celle d’entre vous


qui se rendra coupable d’une turpitude manifeste,
recevra deux fois le double châtiment.
Cela est facile pour Dieu. »

Aïsha dira : « Aucune autre femme ne pouvait rivaliser avec moi,


excepté Zaïnab. »
Elle faisait certainement allusion à l’intercession du ciel.
Anas ibn Mâlik 11 raconte que le prophète fêta le mariage avec beaucoup
de faste, mais que ce mariage convoqua la Révélation du verset sur le
voile :
« Le jour de son mariage avec Zaïnab, le prophète convia ses amis au
repas de noces. Les convives tardèrent à repartir et le prophète, impatient de
retrouver Zaïnab qui était assise à l’encoignure de la chambre avec sa
beauté foudroyante, devenait de plus en plus sombre. Faisant les cent pas, le
prophète ne dissimulait pas son mécontentement. Il retourna de temps à
autre auprès de Zaïnab. Constatant enfin le départ des trois derniers
convives, il s’empressa de baisser le rideau. Le verset sur le voile fut révélé
à ce moment. »
Anas ibn Mâlik décrit l’impolitesse des convives sans quitter lui-même
le prophète d’une semelle voulant noter pour la postérité tous ses dires et
gestes dans l’oubli de l’intimité. Néanmoins, sa version omet un fait :
‘Umar exhortait le prophète d’imposer le voile à ses femmes, disant : « Ta
maison reçoit tout individu » ou « Quiconque désire te questionner entre
dans ta maison. Tes femmes doivent se voiler ». Muhammad écoutait les
arguments de ‘Umar sans réagir. Mais le désir de protéger Zaïnab du regard
fit dire à Gabriel :

Ô vous, les femmes du Prophète !


Vous n’êtes comparables à aucune autre femme.
[…]
Restez dans vos maisons, ne vous montrez pas
dans vos atours comme le faisaient les femmes
au temps de l’ancienne ignorance (jâhiliya ûlâ) 12.

« Les convives tardèrent-ils à partir parce que retenus par la beauté de la


nouvelle épouse ou parce qu’ils méconnaissaient les règles de politesse ? »
se demandera Tabarî. Les deux suppositions sont bonnes. Et on peut
ajouter : il se peut que ce soit également une manière pour les hommes
d’exprimer leur envie. Tabarî qui questionne d’abord le désir des convives
se rattrape et explique que les femmes du prophète devaient se voiler afin
de ne pas attiser le désir de l’adultère. D’où cette injonction qui fut traduite
par : « Ne vous montrez pas dans vos atours (walâ tabarrajna) comme le
faisaient les femmes au temps de l’ancienne ignorance. » Le terme tabarruj
(d’où tabarrajna, traduit par : « Ne vous exhibez pas », « Abstenez-vous, ne
vous montrez pas dans vos parures », « Ne vous parez pas des parures »…)
est pris, dans les différentes traductions, comme synonyme d’un
accoutrement compromettant, car trop séducteur. Le vocable désigne en fait
tabakhtur, à savoir la démarche nonchalante. Quant à l’expression « la
première jâhiliya » (le paganisme, première ignorance…), elle s’offre dans
le flux des interprétations de Tabarî comme un temps insaisissable, temps
qui se perd dans les brumes d’un passé aux traces indiscernables, non
historisables.
Les théologiens d’aujourd’hui relient directement ce verset qui
s’adresse exclusivement aux épouses du prophète à un autre demandant aux
croyantes de

rabattre leurs voiles sur leurs poitrines,


13
de ne montrer leurs atours qu’à leurs époux ou à leurs pères […]

Ce qui fut traduit par « poitrines » est al-jaïb, à savoir la fente qui peut
être sexuelle ou anale ou l’espace entre les deux seins. On oubliera la
signification de ce vocable dans le débat sur le voile, on omettra de
mentionner que le Coran ne signale nullement les cheveux à couvrir, que le
mot (cheveux) ne fait l’objet d’aucun verset coranique. En outre, les
hagiographes et les historiens ne s’arrêteront ni sur le devenir de Zaïd ni sur
la parole défaite et la paternité redevenue celle du sang. La pensée, en
souffrance, s’élude au profit de l’anecdotique au sein du harem depuis
l’arrivée de Zaïnab.
Le prophète, disent les différents récits, partageait ses cadeaux entre ses
épouses. Aïsha, étant sa préférée, en avait un de plus. Un jour Zaïnab
demanda à Fâtima, la benjamine de Muhammad, d’intercéder auprès de son
père. Ce dernier donna cette réponse :
« Fille ! N’aimes-tu pas ce que j’aime ?
– Que si !
– Alors ! Aime-la ! » (C’est-à-dire Aïsha.)
Fâtima fit part à Zaïnab de la réponse de son père.
Les histoires se suivent sur le même modèle : jalousie, rivalité,
complicité, haine et vilenie. Aïsha, Hafsa et Sawda qui savaient à quel point
le prophète haïssait les mauvaises odeurs étaient convenues de dire au
prophète qu’il avait une mauvaise haleine chaque fois qu’il sortait de chez
Zaïnab. Lorsqu’il allait chez Aïsha, celle-ci lui demandait s’il avait mangé
des maghâfîr (un mets qui donne une mauvaise haleine). Hafsa lui posait la
même question ainsi que Sawda. Lorsque le prophète répondait que Zaïnab
lui avait donné du miel, Sawda expliquait que la mauvaise haleine était
provoquée par le miel d’une abeille qui butinait et prenait son nectar d’un
arbre donnant une odeur désagréable. Aussi le prophète s’interdit-il « le
miel de Zaïnab ».
Anecdotes où se mêlent l’oral, l’anal et le génital. Les hagiographes
consignaient sous forme anecdotique les hostilités les plus farouches, la
haine la plus coriace, les jalousies les plus dévastatrices au sein du harem.
Mais jamais le miel ne sera pris dans une dimension autre que littérale. Ils
écriront simplement : « Le prophète s’interdit le miel de Zaïnab. » Était-ce
pour cette raison qu’elle devint la awwâha (celle qui gémit) ?
Zaïnab, dont la beauté foudroyante eut pour effet de défaire la parole
d’un prophète, une fois dans le harem devint une femme parmi d’autres.
Elle dira de temps à autre : « Vous avez été mariées par vos pères, et moi,
c’est Dieu Lui-même qui m’a donnée à son prophète. »
On se souviendra pendant des siècles de sa rivalité avec Aïsha. Mais,
personne ne dira comment la rose flétrissait, comment cette singularité de
femme s’évanouit, comment la puissance fut broyée et l’échine pliée,
comment la femme fatale devint une awwâha dont les plaintes emplissaient
l’espace de Médine. De même qu’on oubliera que depuis ce jour où le
regard du prophète croisa la belle Zaïnab, ce jour où le prophète manifesta
publiquement son impatience et les convives leur ambivalence, les femmes
portent le voile et l’adoption est bannie en islam.
Celles qui portent le voile aujourd’hui ne savent pas que le désir du
prophète pour la femme de son fils adoptif fut si incommensurable qu’il eut
pour effet d’imposer le voile et d’annuler la filiation symbolique, que, pour
cette Hélène de l’Arabie, le prophète revint sur une parole mémoriale qui
sera engloutie dans les méandres du désir. La filiation symbolique n’a pas
résisté à la puissance de la pulsion.
Ce fait ne sera jamais soulevé. On dira en revanche que « la femme se
hâta de s’habiller pour s’exposer au regard du prophète ». Manière
d’inscrire la tentation du côté de la femme, manière de la décrire comme
une Lilith. Si l’on pousse le raisonnement : afin de se hisser au statut de
Mère des croyants, la femme doit renouer avec la figure de Lilith.
Les historiens consignent des faits sans les interroger. Mais comment
celle qui bouleversa l’ordre de la Cité devint-elle une mélancolique ? Qu’a-
t-elle perdu ? Quelle était cette faute irrémédiable, cette perte au-delà de
toutes les pertes pour qu’elle passât le restant de ses jours à implorer le
pardon ? À qui et pour quelle raison ? D’avoir épousé le père après avoir eu
le fils ? Se lamentait-elle de ne plus être le miel convoité ? A-t-elle enfin
compris le sens d’avoir été une femme donnée puis reprise pour être
redonnée au nom du ciel à la convoitise des hommes ? À moins qu’elle ne
pleurât le trop de haine dont elle fit l’objet non seulement au sein du harem,
mais aussi au sein de la Communauté dont les assises n’étaient pas encore
fermement établies. On dira seulement qu’elle devint une awwâha (celle qui
gémit). Manière de dévoiler, tout en refoulant, l’intranquillité qui l’habitait.
La femme à la beauté ensorcelante fit œuvre de pénitence. Elle
s’interdira l’argent donné par ‘Umar et l’offrira aux pauvres, comme elle
refusera d’aller en pèlerinage après la mort du prophète.
Voir la terre natale était-ce si douloureux ? Revoir le pays de l’enfance
était-ce si amer ? Si douce est la retraite. Si noble est le refus.
Zaïnab ! Pourquoi ce refus de revoir La Mecque ? La faute fut-elle si
terrible qu’elle devait rester sans absolution ? Ou était-ce la douleur de
n’avoir convoqué la parole céleste que pour tomber dans la fournaise du
harem ? Une parmi d’autres.
Sawda refusa également d’aller à La Mecque. N’était-elle la femme
cruellement blessée ? Elle qui céda sa nuit à la coépouse seulement pour
s’épargner le statut de la répudiée du prophète, elle qui était la veuve d’un
homme mort dans une bataille pour le prophète. Après sa mort, elle pouvait
assumer pleinement ce geste de refus : ne plus voir cette Ka‘ba construite
par Abraham et Ismaël dans le bannissement d’Agar. Mieux vaut rester à
Médine. Pourquoi remuer les fantômes du passé ? N’a-t-elle pas, épousant
le plus juste des hommes, cédé sur le plus évident de ses droits d’épouse et
de femme ?
Elle refusera de faire le pèlerinage et restera avec Zaïnab al-awwâha.
Zaïnab sera la première épouse à mourir après Muhammad. Morte en
l’an 20 pendant le califat de ‘Umar, elle fut enterrée à al-Baqî‘. ‘Umar fit la
prière et ses neveux la confièrent à sa dernière demeure.

Ô Zaïnab ! Pourquoi ces gémissements qui déchiraient ton âme et tes


entrailles ? Dis ! Qu’as-tu perdu ? Il est vrai que l’Histoire garde ton nom
comme une femme magnifiquement belle qui épousa le prophète sur décret
divin après avoir épousé son fils sur décret divin. Le ciel qui s’ouvrit pour
te donner se tut à jamais et tu devins une femme parmi d’autres, une
coépouse parmi d’autres coépouses. Il se peut que tu aies enfin saisi que,
même donnée sur décret divin, tu n’étais qu’une femme parmi d’autres en
cette contrée où les lois du ciel se mêlaient trop de la vie des hommes. Tes
gémissements avaient-ils un lien avec l’amertume d’un rêve qui s’avéra
affligeant et une splendeur qui n’a pas duré ? Ou avec les traces d’un passé
qui demeurait secret, enfoui, hantant ta mémoire, mémoire dont les
historiens ne se sont jamais occupés ?
On présente ces femmes du début de la Fondation comme de simples
objets d’échange, se satisfaisant de leur circulation entre les hommes, se
consolant rapidement dans les bras d’un nouveau mari dans l’oubli de toute
trace du passé. Femmes amnésiques. Pourtant, entre les lignes, dans les
interstices des discours ou dans les lacunes ou les levées du refoulement,
nous lisons :
Hamna, la sœur de Zaïnab, vint demander au prophète des nouvelles de
sa famille, après la bataille d’Uhud. Celui-ci lui dit : « Ton oncle Hamza est
mort. » Elle demanda pour lui miséricorde et pardon divins. Puis le
prophète dit : « Et ton frère ‘Abdallah. » Elle fit de même. Et le prophète de
continuer : « Et ton époux Mus‘ab. » Elle laissa alors échapper ce cri : « Ô
guerre ! »
Temps de guerres et de conquêtes où les femmes perdaient leurs époux
et les mères, leurs fils. Et dans ces guerres, pendant ces guerres, malgré les
guerres et parce que les guerres, on disposait des femmes.
Juwaïriya fille d’al-Hârith

Temps de guerres.
Temps de guerres et de sexe.
Le sang des morts et des blessés se mêlait aux larmes des jeunes filles et
des femmes devenues captives. Elles perdaient leurs pères, leurs cousins,
leurs frères, leurs oncles et leurs époux, qu’ils fussent morts ou encore en
vie. Elles perdaient leur liberté et leur dignité. Elles devenaient les captives
de guerre. On les vendait, on les prenait, on les donnait comme cadeaux.
C’est selon.
Guerres interminables, grosses de tous les hommes engloutis, de toutes
les femmes brisées !
« Lorsque le Messager de Dieu partagea les captives de Banû Al-
Mustaliq, Juwaïriya, fille d’al-Hârith, devenait la propriété de Thâbit ibn
Qays. Sa beauté était telle que quiconque l’apercevait tombait sous le
charme. Elle vint trouver le prophète au sujet de sa captivité. Dès que je l’ai
vue sur le seuil de ma porte, je l’ai haïe. Je savais parfaitement que le
prophète allait être le captif de cette beauté », raconte Aïsha.

En l’an 6 de l’hégire, les musulmans qu’on nommait désormais « les


Faucons de Médine » devenaient les maîtres du désert menaçant les routes
et s’emparant des caravaniers qui venaient de Syrie ou d’Alexandrie. Grâce
à ces « Faucons », le prophète devint puissant. À coups d’épée, il négociait
les alliances avec les chefs des tribus. Son autorité s’étendait au-delà de
La Mecque et de Médine. Et le voici en route pour une expédition contre les
Banû Al-Mustaliq. La règle voulait que l’une de ses épouses
l’accompagnât. Les femmes tiraient au sort et le sort désigna Aïsha.
L’expédition se dirigea vers le sud-ouest de Médine où demeurait la
tribu d’Al-Hârith ibn Abî Dirâr, un polythéiste qui adorait la déesse Manât.
Le chef pensait inciter les tribus à déclarer la guerre à Muhammad. Mais ce
dernier le devança. La bataille dite d’Al-ahzâb (les Factions) fut courte et le
tribut important. Les Banû al-Mustaliq perdirent la bataille et les femmes,
leur liberté.
Vainqueurs, les musulmans eurent un butin colossal : deux cents
familles avec deux mille chameaux et un troupeau de cinq cents moutons et
chèvres. Les captifs étaient nombreux. On allait soit les vendre, soit les
prendre à son service.
Parmi les captifs, figurait Burra la fille d’al-Hârith ibn Abî Dirâr.
À Médine, de retour chez lui, le prophète fit le tour de ses différentes
femmes, sans oublier Raïhâna, une captive de guerre, qui refusait toujours
sa demande en mariage.
On raconte :
Alors qu’il est chez Aïsha, on frappe à la porte. Aïsha se lève, ouvre et
reste stupéfaite devant la beauté de la femme qui demande à voir le
prophète. Elle flaire le danger, mais ne sait comment repousser la jeune
femme. Nous lisons : « Aïsha ouvrit la porte et se trouva face à une jeune
femme à la beauté ensorcelante. Son malheur ajouta à sa beauté un charme
singulier. » Aïsha devina qu’il s’agissait d’une captive des Banû Al-
Mustaliq. Elle la détesta dès le premier regard. Son inquiétude fut immense.
Sur la demande de Muhammad, la femme, honteuse, confuse, apeurée
avança et dit : « Ô Messager de Dieu ! Je suis Burra, la fille d’al-Hârith le
seigneur des Mustaliq. J’ai été frappée par le malheur et je viens implorer
ton aide. Je suis la captive de Thâbit ibn Qaïs et ne souhaite pas le rester. »
Elle expliqua qu’elle devait payer une forte somme pour son
affranchissement, mais qu’elle ne disposait pas du prix de sa liberté car sa
famille venait de tout perdre dans la guerre. Elle dit également combien lui
était difficile de se voir dans les tourments de la servitude, pour elle, la fille
d’un seigneur.
« Vaudrais-tu mieux que cela ? demanda le prophète saisi par la beauté
de la jeune femme.
– Qu’y a-t-il de mieux ?
– Que je paie ta rançon et que je t’épouse. »
On raconte qu’elle accepta. Muhammad paya son prix à Thâbit,
l’affranchit, changea son nom de Burra à Juwaïriya et l’épousa. Il affranchit
également une centaine de personnes de sa tribu. Ce fut la septième épousée
après la mort de Khadîja.
Face à la douleur d’Aïsha, à son incompréhension et à son
indignation, Muhammad expliqua que les raisons du mariage étaient
strictement politiques. « C’est pour consolider la religion », dit-il.
La jeune captive devint une épouse du prophète et une des Mères des
croyants. Les captifs de son clan retrouvèrent leur liberté. On la surnomma :
« Sayyidat al-‘itq », la dame de l’affranchissement.
On raconte :
Affligé et bafoué dans son orgueil de chef de tribu, le père voulait
délivrer sa fille en payant une forte somme pour son affranchissement. Il
conduisit alors devant Muhammad des chamelles après avoir pris le soin
d’en garder deux. Le prophète l’interrogea sur les deux chamelles
dissimulées et le père se convertit à l’islam sur-le-champ.
C’est ainsi que l’histoire est consignée. C’est ainsi qu’elle est relatée et
transmise :
Un père affligé, bien qu’il fût le seigneur d’une tribu et malgré sa
douleur, malgré son orgueil blessé et bien qu’il tremblât de perdre sa fille,
ne parvenait pas à s’arracher à sa cupidité et sa mesquinerie.
Les détails sur la petitesse du père, l’inspiration du prophète et la
conversion de celui qui a été dévoilé emplissent les manuels. Serait-ce une
manière d’éluder le plus important ? Avant sa captivité, Juwaïriya était
l’épouse de Safî ibn Musâfî ibn Safwân al-Mustalqî. À l’instar des autres
hommes du clan, il tomba en captivité. Mais fut-il affranchi comme les
autres membres de la tribu ? Recouvra-t-il sa liberté ou fut-il exécuté ou
périt-il dans la guerre ? On ne parlera plus de lui. Comme si les épousailles
de Juwaïriya avec le prophète devaient effacer les vestiges du passé. La
femme sera toujours la vierge sans trace, dépourvue de mémoire et
affranchie des sillons de son existence antérieure.
Jamais une parole ne sera prononcée sur son époux. Il tombe très vite
dans le blanc ou l’oubli. Les chroniqueurs ne le mentionneront plus. Nulle
parole le concernant ne sera attribuée à la femme. Jamais. Comme si son
âme était dépourvue d’affect, ne se nourrissant que du présent, comme si
toute mémoire, visuelle, tactile, sensorielle, cognitive s’évaporait après la
rencontre avec Muhammad. Triste est le destin d’une captive. Un voile
épais tombe sur sa vie antérieure. Des pans entiers de son existence ne
seront plus soulevés, demeureront engloutis ou ensevelis dans un présent
opératoire qui renie les palimpsestes de la mémoire.
Mais on raconte :
Au sein du harem, les coépouses lui rappelaient son statut de captive. Et
le prophète de dire : « Ne t’ai-je pas affranchie ? Ne t’ai-je pas épousée et
n’ai-je pas libéré quarante personnes de ta tribu ? » L’affranchissement était
sa dot. « Immense dot », disent les historiens. Mais n’était-elle pas libre
avant la guerre ? N’était-elle pas la fille d’un chef et l’épouse d’un chef ?
En fait, les railleries relatées par les historiens étaient une façon de réanimer
la mémoire, de relancer le souvenir d’un passé non entièrement enseveli.
On dira qu’elle passa sa vie chez le prophète « contente de son destin »
tout en rappelant que, lors de cette bataille, le prophète avait demandé
Raïhâna et épousé Juwaïriya.
La construction de la nouvelle Cité impliquait la chute d’autres Cités et
d’autres empires. Mais à ces femmes on enleva, dans l’écriture de leur
histoire, la possibilité même de pleurer leurs êtres chers. Elles, qui perdaient
liberté, dignité, famille et biens, se trouvaient enfermées dans des discours
qui les dépouillaient même de leurs éprouvés et de leurs pensées.

Morte en l’an 50 de l’hégire à l’époque des Umayyades pendant le


règne de Marwân ibn al-Hakam, elle sera enterrée auprès des autres
coépouses.
Elle ne transmettra pas de hadîths.
Ramla fille d’Abû Sufyân

Oum Habîba

Elle s’appelait Ramla, surnommée Oum Habîba (mère de Habîba). Son


père Abû Sufyân fut l’un des ennemis les plus farouches de la nouvelle
religion. Mais elle tomba amoureuse de ‘Ubaïdallah ibn Jahsh, dépeint par
les ouvrages comme un héros de tragédie grecque. Il risqua sa vie devant la
Ka‘ba en exhortant les gens de Quraïsh de laisser leurs anciennes croyances
au profit de l’islam. Il fut, avec Waraqa ibn Nawfal, Zaïd ibn ‘Amrû ibn
Nufaïl et ‘Ubaïdallah ibn al-Hârith, le quatrième homme à rappeler aux
Arabes polythéistes leur filiation abrahamique. Vaillamment, au risque de sa
vie, il proclama : « Fils d’Abraham ! Nettoyez la Maison de Dieu et brisez
ces idoles sourdes. Gens de La Mecque ! Un prophète annoncé par la Bible
et le Nouveau Testament est parmi nous aujourd’hui. C’est Muhammad. » Il
se tenait devant les gens avec force, inébranlable tel un roc avec sa voix
puissante et sa foi ferme.
La fille du chef devint la femme d’un héros. Par amour pour lui, elle
épousa la nouvelle religion et emprunta avec lui le chemin de l’exil vers
l’Abyssinie. Enceinte, elle marchait, mettant en péril le bébé qu’elle portait.
C’est sur la terre d’asile qu’elle goûta aux joies de la maternité, qu’elle
berça l’enfant de l’amour, l’enfant qui atténuait les affres de l’éloignement
et adoucissait le goût amer de l’exil. Le couple vécut heureux sous la
protection du roi Najâshi.
Un jour, Ramla fit un rêve sombre où elle voyait son cher époux sous
une forme hideuse (aswa’ sûra). Effrayée, elle lui fit part de son rêve. Quel
ne fut son étonnement lorsque son mari lui dit qu’il préférait reprendre son
ancienne religion, le christianisme.
Ce fut le début de l’effondrement, la chute d’un héros ! Tiraillé par le
doute, il sombra dans l’alcool et « but jusqu’à la mort ». Lui qui incitait les
gens de Quraïsh à se convertir à l’islam devenait indécis, oscillant entre la
nouvelle religion et l’ancienne, déchiré entre son ancienne filiation et sa
nouvelle appartenance. Il se peut qu’il ne pût affronter la répudiation de
l’ancienne religion en même temps que les tourments de l’exil.
L’histoire des conversions n’a jamais été simple. C’étaient des foyers
brisés, des familles déchirées, des fils qui reniaient leurs pères et des
femmes qui désavouaient leurs frères ou leurs cousins. Le quotidien était
fait de ruptures familiales et de souffrance. Comment renier celui à qui on
doit la vie ? Comment s’insurger contre son propre sang ? Comment
surmonter l’angoisse viscérale d’avoir défait un lien aussi puissant que le
lien familial ? N’oublions pas que la terre d’asile chrétienne et généreuse
réanimait constamment les vestiges laissés à La Mecque où vivaient
d’autres chrétiens.
Les historiens diront que le mari est mort ivre et mécréant après avoir
été indécis. J’imagine un homme tourmenté, écartelé entre la nouvelle
religion et l’angoisse de perdre les siens, tiraillé entre les attaches du passé
et la nouvelle vie sur une terre inconnue. L’adoption d’une nouvelle religion
n’allait pas sans déchirement, sans angoisse et sans culpabilité. Être infidèle
à la tradition héritée de ses pères exigeait beaucoup de renoncement. Et il
arrive que des individus soient rattrapés par les affres du doute, les
tourments du remords. L’Histoire garde le nom de Khâlid ibn al-Walîd,
celui qui sera surnommé « le glaive de Dieu ». Par trois fois, il se convertit
à l’islam et par trois fois il renonça à sa conversion. Il livra bataille à
chaque fois dans un camp différent.
Plus tragique fut le destin de ‘Ubaïdallah ibn Jahsh, mort seul en exil.
Lui qui désavoua le christianisme est mort sur une terre chrétienne. Il
s’éteignit loin de la communauté qui a émigré avec lui sans faire partie de la
communauté qui l’a accueilli. Mort dans la misère, ravagé par l’alcool, le
désespoir et l’infortune, renié par les musulmans, désavoué par les siens.
Celui qui choisit l’exil afin de sauver sa famille et sa foi mourut dans l’exil,
loin de sa famille et loin de la foi. Le héros s’éteignit sans gloire.
Aujourd’hui, on parlerait volontiers de dépression ou d’humeur noire
— dans le langage des Grecs. Les hagiographes qui ont consigné cette
histoire se contentent de dire qu’il est mort mécréant et qu’il buvait « la
boisson interdite ». Or, le vin à cette époque ne faisait pas encore l’objet
d’un interdit coranique.
Après la mort de son époux, Oum Habîba resta seule avec sa fille
désormais orpheline.
On raconte :
Un jour, elle entendit frapper à la porte. C’était Abraha, l’esclave de
Najâshî qui venait lui annoncer la bonne nouvelle : Muhammad désirait
l’épouser.
On raconte que le prophète informa le roi Najâshî de son désir
d’épouser Oum Habîba, que Najâshî lui envoya une servante du nom
d’Abraha pour lui demander son avis, qu’Oum Habîba était tellement
heureuse qu’elle enleva de ses poignets deux bracelets et les offrit à
l’esclave. Khâlid ibn Sa‘îd ibn al-‘Âs fut son tuteur. Il reçut sa dot, quatre
cents dinars, qu’il lui transmit. Oum Habîba pria avec ferveur et remercia
Dieu. On raconte que Najâshî invita les musulmans à célébrer le mariage
de Muhammad et d’Oum Habîba en la présence de quelques notables de
Quraïsh, dont Ja‘far ibn Abî Tâlib, le cousin du prophète. Najâshî prononça
la formule du mariage et Oum Habîba, devenue épouse légitime du
prophète de l’islam, se trouva ainsi hissée au statut de Mère des croyants.
La servante la parfuma, encensa ses robes et la prépara à rencontrer son
futur époux. Ramla fit le chemin vers Médine, accompagnée des
musulmans qui quittaient majestueusement l’Abyssinie sur des vaisseaux
prêtés par le roi.
On raconte qu’Aïsha, voyant Sawda en train d’ordonner aux servantes
des aménagements dans la seule chambre disponible, la questionna :
« Pour qui ces préparatifs ?
– Pour Oum Habîba, la fille d’Abû Sufyân, répondit Sawda. Notre
prophète l’a épousée. Et elle est en route pour Médine. Son arrivée est
imminente. »
Aïsha n’en croyait pas ses oreilles. Son époux ne lui avait rien dit.
Sawda lui expliqua que, au retour de Hudaïbiya, Muhammad, fort d’un
pacte qui lui donnait un prestige digne d’un chef d’État, avait dépêché des
ambassadeurs auprès de divers souverains. Il se présentait en Envoyé de
Dieu prêchant la nouvelle religion qui octroyait le paradis aux croyants et
réservait le châtiment aux mécréants. Les ambassadeurs s’étaient rendus
auprès des gouverneurs de la Syrie et de l’Égypte, du prince du Yémen et
du roi de Perse.
Impatiente, Aïsha l’apostropha :
« Je sais !
– Mais ce que tu ignores, continue Sawda, c’est que le prophète, pour le
roi d’Abyssinie, outre la présentation de la nouvelle religion a ajouté sa
demande d’épouser la fille d’Abû Sufyân. »
On raconte qu’Aïsha ne parvenait plus à retenir ses larmes qu’elle laissa
couler abondantes, amères.
On raconte aussi que la future mariée fit le voyage comme dans un rêve.
Arrivée à Médine, elle s’écria : « Où est mon époux ? » On lui apprit qu’il
était parti avec son armée pour une expédition contre les juifs de Khaïbar.
On raconte aussi que les femmes l’accueillirent avec beaucoup de
compassion et de pitié, pitié pour la femme humiliée. Car dans l’attente de
son arrivée, et ce que tout Médine savait, c’est que son époux avait déjà
prix une autre femme, Safiya bint Huyay.
Est-ce possible ? Elle, qui avait quitté père et mère, elle qui avait perdu
son mari dans l’exil et avait dû survivre seule avec sa fille, elle la fille du
puissant Abû Sufyân méritait-elle d’être bafouée ainsi, ridiculisée, humiliée
et insultée dans son orgueil devant toute la Communauté ?
Mais on se pressa de rectifier : « Elle vécut sereine et heureuse. »
Elle mourut en l’an 44 de l’hégire à l’âge de soixante-dix ans. Elle vécut
donc jusqu’au règne de son frère Mu‘âwiya, le fils de Hind et d’Abû
Sufyân.
Ramla était la fille d’Abû Sufyân, celui qui jura avec sa femme Hind la
perte de Muhammad. Hind, lors de la bataille d’Uhud, tailla le foie de
Hamza, l’oncle du prophète. Elle ouvrit le cadavre encore chaud, arracha le
foie et y planta ses dents. Le sang coulait sur son visage et elle jubilait de
dévorer le foie de celui qui avait tué son père et son oncle. Elle était
inconsolable de la perte de son père. Oum Habîba, en revanche, renia par
deux fois son père : lorsqu’elle accepta par amour de se convertir à l’islam
et lorsqu’elle devint l’épouse de Muhammad. Mais personne ne nous dira
ce qu’elle a éprouvé face à l’extermination des petits-fils du prophète par
son frère Mu‘âwiya fils d’Abû Sufyân.
Elle mourut probablement en l’an 44 de l’hégire et fut enterrée à al-
Baqî‘ à côté des autres coépouses.
Safiya fille de Huyay

« Tu es la fille d’un prophète. Ton oncle est un prophète et tu es


l’épouse d’un prophète. En quoi te serait-elle supérieure ?, fafîma tafkharu
‘alayki ? » dit Muhammad.

Safiya fille de Huyay ibn Akhtab ibn Sa‘ya. Elle fut l’épouse de Kinâna
ibn Abî Haqîq, le chef d’une citadelle de Khaïbar, poète et chevalier.
En l’an sept, le prophète décida d’affronter les juifs de Khaïbar.
Voici ce qu’on raconte :
Le père de Safiya ne cessait de manigancer contre le prophète de
l’islam, exhortant la tribu de Banû Quraïda à batailler contre les
musulmans. L’Ange Gabriel dit au prophète : « Dieu te demande de
marcher sur Banû Quraïda. » Muhammad confia le commandement à ‘Alî
et ordonna aux musulmans de ne faire la prière qu’une fois arrivés dans le
territoire de Banû Quraïda. On raconte que Gabriel prit l’apparence de
Dihya al-Kalbî (un homme de Quraïsh) chevauchant une jument blanche.
Les juifs furent assiégés dans leur citadelle pendant vingt-cinq jours. Les
musulmans creusèrent des fossés (khanâdiq) autour de la citadelle. Le siège
eut l’effet désiré. Les musulmans furent victorieux. Khaïbar tomba, les
hommes furent décapités et les femmes, captives.
Tabarî compte entre six cents et huit cents morts (et on dit : entre sept
cents et neuf cents assassinés). La guerre laissa un paysage de désastre : des
cadavres éparpillés sur un sol ensanglanté. Une femme riait. Elle riait de
dépit, de désolation, de ces rires qui sont en fait des gémissements. Le
prophète en fut informé. La femme demanda à être exécutée. Elle le fut.
Le chef de la tribu avili, ses vêtements en lambeaux et les mains
attachées autour du cou, fut amené devant le prophète qui dit : « Je ne
ressens aucun remords à te prendre comme ennemi. Celui qui se détourne
de Dieu, Dieu se détourne de lui. » Le prisonnier fut décapité.
C’était le père de Safiya.
Dotée d’une grande beauté, Safiya marchait sur ses dix-sept printemps.
Elle venait d’épouser Kinâna, le trésorier de Khaïbar. Le prophète le
questionna sur le lieu où était caché le trésor. Kinâna en nia l’existence.
« Si l’on trouve le trésor, tu seras condamné »,
dit Muhammad menaçant Kinâna qui continuait à nier. Le trésor fut
découvert et le mari de Safiya, décapité par Muhammad ibn Salama.
On lit : « Dihya al-Kalbî choisit la fille du chef afin qu’elle soit sa
captive. Elle regardait les hommes de sa famille dans l’avilissement de la
captivité et de la défaite pendant qu’elle cheminait avec Bilâl 14 à travers les
cadavres des gens de sa famille. »
Dans une autre version :
« On conduisit les femmes captives, dont Safiya et sa cousine. Tandis
que Safiya gardait le silence devant le spectacle de désolation qui engloutit
sa famille, sa cousine hurlait, s’arrachait les cheveux et poussait des cris.
Ayant appris que Bilâl avait massacré devant les deux jeunes filles les
membres de leur famille, il lui dit : “Es-tu dépourvu de cœur pour que tu
tues les hommes devant elles ?” Bilâl répondit : “O prophète ! J’ignorais
que tu n’approuverais pas. Je voulais qu’elles voient les débris de leur
famille .” »
Le prophète affranchit Safiya et l’épousa. Sa dot fut son
affranchissement.
Une autre version :
« Bilâl conduisait les captives à travers des endroits qui regorgeaient
d’assassinés parmi les juifs. On amena les deux femmes devant le prophète.
Tandis que Safiya demeurait silencieuse, sa cousine, les cheveux éparpillés
couverts de poussière et les vêtements en lambeaux, hurlait. Le prophète
détourna son visage disant : “Éloignez de moi cette diablesse” (shaytâna 15).
Il s’approcha de Safiya, la regarda tendrement et dit à Bilâl : “ La pitié a
déserté ton cœur au point de passer avec ces deux femmes devant des
assassinés parmi les gens de leur famille ?” Il mit son burnous sur Safiya,
signe qu’il la voulait pour lui. On ne savait si elle allait être épouse ou
concubine. Mais lorsqu’elle porta le voile, on comprit qu’elle faisait
désormais partie des Mères des croyants. Son affranchissement fut sa dot. »
On raconte qu’un homme nommé Abû Ayûb Khâlid ibn Zaïd veillait sur
le repos du prophète en cette nuit de noces et gardait son épée brandie. Au
lever du jour, le prophète sortant de la tente vit l’homme qui expliqua sa
présence ainsi : « Je craignais pour ta vie. Cette femme a tué son père, son
mari et son clan. Elle était mécréante. » Le prophète dit : « Seigneur !
Protège Abû Ayûb comme il a voulu me protéger ! » Il se souvenait d’une
femme qui, après la chute de Khaïbar, lui avait offert de la viande
empoisonnée alors qu’il était avec son compagnon Bishr ibn al-Burrâ. Ce
dernier mangea le premier et mourut.
Safiya fut d’abord installée dans la maison de Hâritha ibn An-Nu‘mân.
On raconte que les femmes des Ansâr se rassemblèrent pour voir la
nouvelle arrivée et que les épouses du prophète, dont Aïsha et Hafsa,
allèrent, déguisées, voir la nouvelle élue. Muhammad aperçut Aïsha, en
proie à la jalousie. Amusé, il lui demanda : « Qu’as-tu vu ? » Aïsha
répondit : « J’ai vu une juive. » Muhammad dit : « Ne dis pas cela. Elle
s’est convertie. Et son islam est sans tache. »
Oum Salama qui accompagna le prophète dans cette expédition nous
laisse ce témoignage : « Je suppose, dit-elle à ses coépouses, que vous
l’avez vue. Elle est très belle et le prophète l’aime beaucoup. Lorsqu’il la
remarqua, il la recouvrit de son manteau. Il n’a pas pu résister à cette beauté
exceptionnelle et fou de désir il n’a pas attendu le délai de viduité. Il a
ordonné le mariage sur-le-champ. Safiya étincelait comme un astre avec ses
bijoux. Elle était plus resplendissante que la lune. Le banquet fut dressé
avec les choses prises à Khaïbar. Pendant quatre jours et quatre nuits les
deux amants ne se sont pas séparés. »
Safiya quitta la maison d’emprunt pour s’installer dans la demeure du
prophète auprès des autres coépouses. Elle gardait le silence lorsqu’elle
entendait Aïsha et Hafsa se vanter d’être arabes quraïshites alors qu’elle
était la juive étrangère. Informé de son chagrin, le prophète eut cette
phrase : « Il fallait répondre : “Comment pourriez-vous être meilleures que
moi alors que mon époux est Muhammad, mon père est Aaron et mon oncle
est Moïse ?” »

Après la mort du prophète, bien que son épouse, elle restera la juive,
l’étrangère. Un jour, une servante se présenta devant ‘Umar ibn al-Khattâb
et lui dit : « Ô prince des croyants ! Safiya aime le samedi et ses liens avec
les juifs n’ont jamais cessé (tasil al-yahûd). » ‘Umar demanda à Safiya si la
servante disait vrai. Elle eut cette réponse : « Je n’aime plus le samedi
depuis que le Seigneur m’a donné le vendredi. Quant aux juifs, il y a parmi
eux des gens de ma famille. »
« Pourquoi cette accusation ? » dit-elle à la servante.
Celle-ci répondit :
« C’est le méfait de Satan.
– Pars, dit Safiya, tu es libre. »

Elle mourut à l’époque de Mu‘âwiya en l’an 52 et fut enterrée auprès


des autres coépouses. On raconte qu’elle légua un tiers de son héritage à un
neveu qui conserva sa religion.
J’aurai pu inverser l’ordre des histoires : commencer d’abord par Safiya
avant de vous présenter Oum Habîba. Aïsha résuma la situation ainsi :
« Oum Habîba n’est pas encore arrivée de l’Abyssinie
que Muhammad revient avec une nouvelle conquête, juive de surcroît. On
dit qu’elle est jeune, dix-sept ou dix-huit ans à peine. Et sa beauté n’a pas
de pareille. »
Mais Aïsha a omis un détail. En fait, le prophète, qui avait demandé
Oum Habîba, épousa Safiya en attendant que Raïhâna acceptât sa demande
en mariage. Les épousailles avec Oum Habîba suivirent de près le mariage
avec Safiya. Aïsha lança ce cri : « Cela ne peut durer. La virilité d’un
homme a ses limites. »
L’indignation d’Aïsha portait sur la puissance virile de l’homme et
nullement sur sa cruauté.
Celle qui a cheminé parmi les cadavres, celle qui a eu un père et un mari
décapités, celle qui a perdu en un seul jour père, frères, époux, biens, rang
et liberté, qu’a-t-elle ressenti dans les bras du nouveau mari ? On raconte
qu’elle est restée digne dans sa douleur, qu’elle n’a pas pleuré. Il arrive que
la douleur devienne si lancinante qu’elle broie même la possibilité de
pleurer, qu’elle devienne si terrassante que les larmes se pétrifient, que le
cœur affligé déserte le monde. Et un mari, fût-il prophète, pourrait-il la
consoler ? Le pourrait-il ? C’est par sa main que son clan a péri. Que
ressentait-elle lorsque la touchait la main de celui qui avait ordonné par
deux fois la décapitation ? On raconte que son époux a menti au prophète
au sujet d’un trésor caché. Et si ce trésor, c’était justement elle, l’épouse
aimée ? On prend au sens propre ce qui pouvait s’entendre au figuré. La
cruauté fait saigner aussi bien les mots que les choses. Elle extermine les
humains et dépouille le langage de son caractère métaphorique. L’homme a
payé chèrement son mensonge, dit-on. Il a seulement refusé de dévoiler le
secret sur le trésor caché, un trésor tellement cher qu’il lui avait sacrifié sa
vie. On dira que les juifs de Khaïbar étaient sans foi, ni loi. Mais il suffit de
lire Tabarî pour voir la cruauté invraisemblable des musulmans : le siège, la
famine, les corps brûlés, des hommes décapités, des femmes assassinées,
d’autres prises de force, perdant honneur et liberté. Celle dont l’âme fut
meurtrie est dépeinte comme une meurtrière. Victime, elle devient
assassine. La seule manière de dire qu’elle a une mémoire consiste à la
dépeindre comme une meurtrière. Piètre tentative de lui redonner une
subjectivité.
Elle perd tout et dans ce tout il y a le père et le mari décapités, la défaite
et la captivité. Cependant, « elle était heureuse d’épouser » celui qui avait
exterminé tout son clan. Cette femme qui circulait parmi des cadavres
déchiquetés, des membres éparpillés, celle qui vit l’horreur, celle qui assista
au massacre était heureuse dans les bras de son nouveau mari. Cependant,
dans les interstices du récit, on lit qu’elle s’était refusée à Muhammad la
nuit de noces provoquant ainsi son chagrin. Mais la douleur de la femme
sera esquivée aussi vite qu’elle est évoquée. Le refus serait attribué à sa
crainte de subir la vengeance de sa tribu. Laquelle ? Khaïbar était bel et
bien exterminé. Et si on disait plutôt que cette femme ne pouvait se donner
à celui qui a causé la perte de tout son clan et de sa famille, qu’elle ne
pouvait se livrer sur un sol ensanglanté, lourd de tous ces cadavres que les
âmes venaient à peine de quitter. Probablement aussi, ayant été mariée,
voulait-elle attendre le délai de viduité pour éviter toute confusion en cas de
grossesse.

On raconte, lisons-nous, qu’elle se convertit, mais qu’elle parlait


peu. Muhammad dira que son islam était sans tache. Toutefois, son silence
n’exprimait-il pas une terreur jamais guérie ? Un mariage sur fond de
décapitation et de sang non encore coagulé.
Les coépouses qui avaient montré leur compassion pour Oum Habîba
n’ont jamais accepté Safiya, la mariée esseulée. Autant on parle d’Oum
Salama, de Hafsa, d’Aïsha, de Zaïnab, autant Safiya resta enveloppée dans
le mutisme. Voix éteinte. Ni rire, ni paroles, elle demeurait étrangère sur la
terre de Médine. Seule au sein du harem, recevant, lorsque son tour arrivait,
la visite de l’homme.
Et si l’on reste attentif aux textes, elle n’a pas transmis de hadîths.
Qu’est-ce à dire ? Même convertie, sa parole n’a pas été consignée.
Elle mourut en 52 ou 55 de l’hégire et fut enterrée à côté des autres
coépouses.
Maïmûna fille d’al-Hârith

La dernière des épousées par le prophète avait vingt-six ans. Fille de


Hind bint ‘Awf de la tribu de Humaïr, elle fut native de La Mecque et elle
s’appelait Burra, fille d’al-Hârith ibn Huzn. Elle devint la femme du
prophète en l’an 7 après la bataille de Khaïbar après avoir été l’épouse
d’Abû Rahm ibn ‘Abd al-‘Uzaï ou de son frère ‘Abdallah ou encore de
Huwaïteb. Elle fut la tante d’Ibn al-‘Abbâs, le célèbre transmetteur des
hadîths, et de Khâlid ibn al-Walîd.
On raconte que Burra s’était offerte au prophète disant : « La monture et
ce qu’elle porte appartiennent au prophète de Dieu. » C’était en cette année
du pacte de Hudaïbiya, sept ans après l’émigration du prophète vers
Médine. Le prophète se dirigea pour le pèlerinage vers la Ka‘ba avec mille
musulmans qui avaient hâte de revoir, pour les uns, de voir, pour les autres,
La Mecque. Le prophète récita :

Oui, Dieu confirme la vérité


de la vision accordée à son Prophète.
Vous pénétrerez donc en sécurité
dans la Mosquée sacrée
– si Dieu le veut –
la tête rasée et les cheveux coupés
et vous n’aurez pas peur.
Dieu sait ce que vous ne savez pas.
Il vous avait accordé auparavant
une prompte victoire 16.

Le pèlerinage se termina auprès de Maqâm ibrâhîm, la Demeure


abrahamique dite la Maison antique ou la Ka‘ba. Les musulmans se
dirigèrent ensuite vers la colline de Safâ afin de commémorer le souvenir
d’Agar qui courait telle une folle sous le soleil accablant de l’Arabie à la
recherche d’une source d’eau pour sauver Ismaël.
On raconte que les musulmans attendaient avec émotion que leur
prophète revînt de son pèlerinage, que les femmes éprouvaient
émerveillement et admiration, que Burra fille d’al-Hârith, rêvant de devenir
l’épouse du prophète, était comme sur une braise. Elle en informa sa sœur
Oum al-Fadl qui confia le secret à son époux Al-‘Abbâs, l’oncle
de Muhammad. Al-‘Abbâs informa ce dernier du désir de Burra.
L’Ange Gabriel vint révéler :

Ô toi, le Prophète !
Nous avons déclaré licites pour toi
les épouses auxquelles tu as donné leur douaire,
les captives que Dieu t’a destinées,
les filles de ton oncle paternel,
les filles de ton oncle maternel,
les filles de tes tantes maternelles
– celles qui avaient émigré avec toi –
ainsi que toute femme croyante
qui se serait donnée au prophète
pourvu que le prophète ait voulu l’épouser ;
Ceci est un privilège qui t’est accordé,
à l’exclusion des autres croyants 17.
Elle sera désignée par le Coran comme « la croyante qui s’est donnée au
prophète ». Le cycle qui fit de Muhammad époux pour la première fois sur
la demande d’une femme, Khadîja, se clôtura par la demande d’une femme,
Burra rebaptisée Maïmûna. Prénom qui signifie : celle qui apporte le
bonheur et la fortune.
Les trois jours du pèlerinage terminés, les Quraïshites demandèrent au
prophète de quitter La Mecque. Celui-ci dit : « Pourrai-je célébrer mon
mariage ici ? Je vous inviterai à partager notre repas. » Les Quraïshites
firent cette réponse : « Nul besoin de ton repas. Pars d’ici. »
Muhammad partit avec ses gens. La tente fut levée à Sarif à quelques
kilomètres de La Mecque. Le mariage eut lieu en Shawwâl de l’an sept.

On ne sait rien d’autre sur Maïmûna, sauf que le mariage fut de courte
durée, que le prophète tomba malade alors qu’il se trouvait chez elle.
C’était son jour, mais elle accepta qu’il s’installât chez sa coépouse, Aïsha.
On raconte également qu’elle demanda à être enterrée à Sarif, le lieu où elle
eut sa nuit de noces avec Muhammad. Elle sera ainsi la seule à ne pas
reposer dans le cimetière al-Baqî‘ à côté des autres coépouses.
Elle mourut en l’an 51 ou en 61 de l’hégire. On emmena « avec
douceur » son corps jusqu’à Sarif où elle fut inhumée. La prière fut célébrée
par son neveu ‘Abdallah ibn Al-‘Abbâs, le transmetteur des hadîths.
LES CONCUBINES
Raïhâna fille de Zaïd

dite Raïhâna as-sabtiya

Raïhâna fille de Zaïd ibn ‘Amrû ibn Khunâfa, surnommée Raïhâna as-
sabtiya (la juive, littéralement celle qui honore le samedi).
Elle fut captive en l’an 6 lors d’une bataille du prophète contre les
Quraïda.
Les récits la concernant comprennent beaucoup d’incertitudes. On dit
qu’elle avait le choix entre sa religion et l’islam et qu’elle choisit l’islam.
Le prophète lui donna une dot et l’épousa en l’an 6 de l’hégire après qu’elle
eut ses menstrues. Il lui imposa le voile qu’elle refusa. Le prophète la
répudia, mais attendri par ses pleurs il la reprit.
Une autre version :
Tombée en captivité en l’an 6 de l’hégire, le prophète la prit à cause de
sa grande beauté. Il lui proposa de se convertir, mais elle refusa. Il demanda
à Ibn Sa‘ya de lui enseigner l’islam. Ce dernier lui parla longuement de la
nouvelle religion et de la place de l’élue qu’elle aurait dans le foyer du
prophète.
On raconte :
« Le prophète était avec ses compagnons lorsqu’il entendit les pas d’Ibn
Sa‘y. Il dit : “C’est Ibn Sa‘y qui vient m’annoncer la conversion de
Raïhâna.” Le prophète demanda à Oum Al-Mundhir de la garder chez elle
jusqu’à ce qu’elle eût ses menstrues. Elle devint l’une des épouses et elle
porta le voile. »
On lui attribue ces paroles : « J’avais un époux qui me chérissait. Mais à
l’issue de la guerre, je devins une captive. Je fus présentée à Muhammad. Il
me choisit et me confia à la maison d’Oum Al-Mundhir jusqu’à l’apparition
de mes menstrues. J’y suis restée jusqu’à la mort des prisonniers et la
distribution des butins. Le prophète vint me voir. Timide, j’attendais. Il me
dit : “Si tu choisis Dieu et son prophète, le prophète te choisit pour lui.” Je
répondis : “Je choisis Dieu et son prophète.” Le prophète m’affranchit,
m’épousa après m’avoir donné une dot. Il m’imposa le voile. »
On raconte que le prophète aurait dit : « Si elle avait demandé
l’affranchissement des Banû Quraïda, je les aurais affranchis. »
Mais d’autres versions relatent qu’elle refusa d’épouser le prophète et
qu’elle choisit de rester une concubine :
« Le prophète la choisit pour sa grande beauté. Mais elle refusa de
quitter sa religion. Fou de désir, le prophète l’isola et demanda à Sa‘d ibn
Sa‘y d’intercéder en faveur de la bonne religion. Il dit : “Si tu te convertis,
tu seras au prophète de Dieu.” Il insista sur cette place privilégiée de la
compagne du prophète — une femme au-delà des autres femmes — et parla
longuement de l’honneur de goûter au plaisir de devenir une femme élue
par l’Élu de Dieu. Elle accepta alors de se convertir. Muhammad l’installa
chez Oum Al-Mundhir bint Qaïs en attendant qu’elle ait ses menstrues et
qu’elle se purifiât. Celle-ci informa le prophète que Raïhâna était prête. Le
prophète vint la voir et dit : “Je pourrai t’affranchir si tu le souhaites, tu
deviendras ainsi mon épouse. Et si tu veux, tu es milkî (tu es ma propriété,
ce que je possède). À toi de choisir.” Elle fit cette réponse : “Ô Messager de
Dieu ! Il m’est plus facile d’être parmi mâ malakat al-yamîn”.”Fakânat fî
mulk al-yamîn (Elle fut une possession du prophète). Yata’uhâ hattâ mâtat
‘indahu (Il la prit jusqu’à sa mort, littéralement : il était sur elle jusqu’à sa
mort). Elle faisait ainsi partie des femmes esclaves autorisées pour le
prophète qui la posséda jusqu’à ce qu’elle mourût chez lui. »
On raconte qu’elle fut affranchie et devint l’épouse de Muhammad, ou
bien qu’elle fut affranchie et qu’elle retourna auprès de sa famille, ou bien
encore qu’elle était restée concubine. Cette dernière version est la plus
probable car, si elle était devenue l’épouse légitime du prophète, elle aurait
porté le nom de Mère des croyants. Or, elle ne l’était pas. La captive resta
concubine.
Son histoire est truffée d’imprécisions. Mais une chose est certaine :
avant sa captivité, elle était la femme de Hakam.
Tellement occupés à énumérer les femmes du harem, à effacer les traces
de douleur chez ces femmes et à protéger l’anesthésie des hommes, les
historiens restent secs comme le climat de l’Arabie. Le style est aride et la
pensée opératoire.
Les premiers émigrants vers l’Abyssinie, qu’ont-ils éprouvé ? Comment
était le chemin de l’aller ? Faisait-il chaud ou froid ? Les exilés,
marchaient-ils le jour ou la nuit ? Quels paysages ont-ils rencontrés ?
Quelle trace a laissée la mer dans les sillons de leur mémoire ? Comment
était la terre d’asile ? Quelle langue parlait le peuple ? Vainement
cherchons-nous un arbre ou une fleur. Les récits sont blancs : aucune odeur,
aucune couleur. Ni voix chantante ni musique, prohibées par ‘Umar. Ni la
beauté d’une colline, ni les ondulations d’une montagne ni la fraîcheur d’un
soir d’été. Vainement cherchons-nous le murmure d’un ruisseau, la brise du
matin, la couleur du crépuscule, le ciel étoilé ou le chant d’un rossignol. On
ne se soucie nullement des coutumes des pays, des villes et des tribus, de
leur vie sociale, économique et culturelle. Les lieux diffèrent, les guerres se
poursuivent, mais le récit demeure le même. Et au fil des guerres, les
épousailles.
Toutefois, cette femme qui devient captive que ressent-elle ? Sa famille
disséminée, sa fortune pulvérisée, son orgueil broyé, avait-elle le cœur à
célébrer un mariage, à festoyer devant les cadavres et les lambeaux de sa
famille ? Et son époux qu’est-il devenu ? Est-il mort exterminé dans la
bataille ou est-il resté avili parmi les captifs ? On ne sait. Le récit dit
seulement ceci : on décapite les hommes et on prend les femmes. Le décor
transmis est celui des seules batailles et des têtes tranchées. Et les femmes
qui étaient des épouses avant de devenir des femmes du prophète ou des
concubines, nous ne les voyons pas pleurer. Nous ne les entendons pas
sangloter. Sécheresse du cœur ou de la plume ?
Guerres et épousailles. Sur le sol arrosé du sang des humains, on plante
des tentes pour les nouveaux mariages. Le mari est mort ! Vive le mari !
« Les femmes étaient heureuses d’être des élues ». Étaient-elles à ce point
dépourvues d’affects et de pensées ? Étaient-elles dotées de cette capacité
inouïe d’effacement de toutes les empreintes de leur vie passée ?
Raïhâna ne devint pas une Mère des croyants.
Il se peut qu’elle ait préféré le statut de la concubine à celui de l’épouse.
Manière fière de partager le sort d’un clan vaincu, manière mélancolique et
noble de dire la douleur de la défaite, de continuer à être l’épouse légitime
de celui à qui elle jura fidélité. Tout avilie et milk al-yamîn qu’elle était, elle
tenait à la seule chose qui lui restait : son orgueil et son refus de trahir les
siens. Plutôt prise qu’épouse consentante. Plutôt concubine qu’épousée.
Plutôt concubine que Mère des croyants. Elle ne se donne pas. On la prend.
Raïhâna. Celle dont le prénom exprime le parfum laissa un parfum de
noble refus, d’orgueil et de dignité.
On dit qu’elle mourut après le pèlerinage d’adieu en l’an 10 et fut
enterrée à al-Baqî‘. Elle ne transmettra pas de hadîths et elle restera
Raïhâna as-sabtiya.
Maria la copte

Avec l’Égypte, on quitte la terre aride et ses collines rocailleuses pour


une terre majestueuse et la vie citadine. L’Égypte, terre fertilisée par le Nil,
le fleuve nourricier qui prend sa source dans une jungle inconnue, traverse
vaillamment des contrées, forme un delta avant de se déverser et se perdre
dans les bras de la mer. Avec l’Égypte, la verdure des champs se nourrit du
limon noir des crues et les reflets de la mer étreignent le bleu de l’azur.
Avec l’Égypte, la sensorialité fait son entrée, les couleurs et les parfums, la
lune qui scintille, l’eau qui coule argentée. Nous entendons les oiseaux
chanter, humons le musc, goûtons le miel, palpons le tissu, regardons le ciel
étoilé, ciel des rois et des prophètes. L’Égypte, pays des Pharaons, pays de
Moïse. Pays où Moïse apprit le monothéisme d’Akhenaton. L’Égypte aux
merveilles du monde : le phare d’Alexandrie et les pyramides. Le pays que
Platon cite dans son Timée.
Historiquement, pays d’une grande civilisation. Mythiquement, pays
d’Agar, la mère des Arabes. Agar qui donna Ismaël, l’ancêtre
de Muhammad, Agar l’oubliée dans le désert de l’Arabie, la bannie du
Texte, indigne d’y figurer.
L’Égypte aux multiples reflets était à cette époque le plus beau pays de
Byzance.
Ce beau pays reçut un jour la visite des ambassadeurs de Muhammad.
On raconte :
Le prophète chargea son ambassadeur ‘Alâ ibn Al-Hadramî de
transmettre au gouverneur d’Égypte le message qui suit :
« Au nom de Dieu le Miséricordieux, le Clément. De Muhammad ibn
‘Abdallah l’Envoyé de Dieu à Al-Mundhir ibn Sâwâ. Le salut est sur celui
qui suit le bon chemin.
« Je t’invite à suivre l’islam. Convertis-toi afin d’échapper au malheur.
Dieu te pourvoira de ses biens.
« Signé : Muhammad le Messager de Dieu »
Une autre version : ‘Alâ ibn al-Hadramî fut accompagné
par Muhammad ‘Alâ, Dihya ibn Khalifa al-Kalbî et Hâteb ibn Abî Balta’a
qui firent part au gouverneur du message suivant :
« Au nom de Dieu le Miséricordieux, le Clément.
« De Muhammad le Messager de Dieu à Al-Mundhir ibn Sâwâ.
« Après le salut, je loue Dieu l’Unique. Et témoigne qu’il n’y a nul autre
Dieu que Lui et que Muhammad est son prophète.
« J’invoque pour toi Dieu. Celui qui prodigue des conseils s’enrichit.
Celui qui obéit à mes messagers m’obéit. Mes ambassadeurs m’ont loué tes
mérites. Aussi, t’ai-je pardonné comme j’ai pardonné aux pécheurs. Je
demande que tu laisses les musulmans pratiquer leur religion. Et nous
n’annulerons pas tes fonctions. Cependant, ceux qui préfèrent garder leur
judaïsme ou leur paganisme doivent s’acquitter d’un tribut. »
Dans une autre version :
Muhammad envoya au gouverneur d’Égypte son ambassadeur Hâteb
avec ce message :
« Au nom de Dieu le Miséricordieux, le Clément. De Muhammad ibn
‘Abdallah à Al-Muqawqas, chef des coptes. Gloire à celui qui suit le droit
chemin. Je t’invite à suivre la voie de l’islam. Si tu acceptes, tu auras une
double gratification. Si tu refuses, tu auras préféré le péché. »
Puis, l’ambassadeur récita :
« Dis :
“Ô gens du Livre !
Venez à une parole commune entre nous et vous :
nous n’adorons que Dieu ;
nous ne Lui associons rien ;
nul parmi nous ne se donne de Seigneur
en dehors de Dieu” 18. »

On raconte :
Après avoir pris connaissance du message, le gouverneur dicta à son
scribe :
« J’ai lu ta lettre et saisi le message quant aux principes auxquels tu
nous convies. Je savais qu’un prophète allait venir. Mais je pensais qu’il
serait originaire du Shâm. J’ai honoré ton messager et t’adresse deux
esclaves d’une grande valeur, une monture nommée Daldûl, du tissu, du
musc et du miel. Je te salue. »
Le gouverneur d’Égypte déclina l’invitation à se convertir mais offrit de
l’or, du tissu, une jument, un âne, du miel de la région de Binhâ, un
eunuque nommé Mâbûr et deux femmes : Maria et Sîrîne, deux sœurs qui
vivaient dans le palais du gouverneur.
Le cortège quittait la terre d’Égypte vers l’Arabie. Chaque pas disait ses
adieux au Nil, aux palmiers, au sol aimé, au lieu de l’enfance. Quel sera
leur destin sur cette terre qui accueillit jadis Agar ?
Le cortège arriva à Médine. La nouvelle se répandit à la vitesse de
l’éclair : deux femmes superbement belles arrivèrent de la terre d’Égypte,
cadeau pour le prophète. Celui-ci prit Maria qu’il installa dans la maison de
son compagnon fidèle Al-Hârith ibn An-Nu‘mân près de la Mosquée et
donna sa sœur Sîrine à son poète Hassân ibn Thâbit.
Les épouses furent dévorées par le feu de la jalousie car le prophète
allait souvent voir la belle Égyptienne et passait des heures du jour et de la
nuit chez elle. N’était-il pas réellement épris d’elle au point de transgresser
la loi du partage et d’équité ? Hafsa ne le trouva-t-il pas avec elle dans sa
chambre et sur son lit ?
Nous savons que Hafsa se fâcha, que le prophète lui promit de
s’interdire Maria, que Gabriel le réprimanda (« Ô prophète ! Pourquoi
interdis-tu ce que Dieu a rendu licite ? »), que Hafsa divulgua le secret du
prophète (« Lorsque le prophète confia un secret à l’une de ses épouses et
qu’elle le communiqua à sa compagne »), que Gabriel réprimanda Hafsa et
Aïsha (« Si vous vous soutenez mutuellement contre le prophète, sachez
que Dieu est son maître »), que Dieu menaça de donner au prophète de
meilleures épouses (« S’il vous répudie, son Seigneur lui donnera en
échange des épouses meilleures que vous »), que le prophète quitta ses
femmes, qu’il répudia Hafsa, que Gabriel eut pitié de ‘Umar, qu’il demanda
à Muhammad de reprendre Hafsa par compassion pour ‘Umar, que ce
dernier menaça de trancher la gorge à sa fille d’avoir désobéi au prophète,
que ce dernier pardonna, qu’il revint vers ses épouses au bout de vingt-neuf
jours, qu’Aïsha fut comblée de le revoir auprès d’elle.
Voyant l’hostilité des coépouses, Muhammad installa Maria à ‘Âliya à
cinq kilomètres de Médine. Et « kâna yastakthiru minhâ », il la fréquentait
intensément (au sens de la rencontre charnelle). Un jour, Maria lui annonça
la bonne nouvelle : elle portait son enfant. Immense fut la joie
de Muhammad, lui qui à soixante ans et depuis la mort d’Al-Qâsim et de
‘Abdallah qu’il avait eus avec Khadîja n’avait toujours pas de descendance
mâle. Il était surnommé al-abtar (le castré). Ce garçon à venir allait le
sauver de l’injure.
La nouvelle se répandit à la vitesse de l’éclair. Les hagiographes diront
des femmes de Muhammad « dânnat butûnnuhuna », qui signifie : leur
ventre fut parcimonieux, il a refusé la générosité du don, il était avare.
Atterrées, les coépouses, souvent en conflit, se rapprochèrent et racontaient
à qui voulait l’entendre que l’enfant n’était pas de Muhammad mais du
copte qui accompagna Maria de l’Égypte et qui demeurait à son service.
Médine était fiévreuse. Le prophète se sentait bafoué et tiraillé par le
doute. Était-ce un adultère ? Maria n’était pas une épouse, mais, mâ
malakat al-yamîn (elle était sa propriété). Toutefois, la question avait son
importance car portait sur la paternité de celui qui était le prophète de la
Communauté.
Le tonnerre grondait sur Médine. ‘Alî prit la parole : « Un copte, cousin
de Maria, alla souvent la voir. Le Messager de Dieu me dit : “Prends cette
épée. Si tu le trouves chez elle, tue-le.” Je répondis : “Ô Envoyé de Dieu, je
serai comme le fer rouge et me hâte à exécuter ton ordre. Le témoin ne voit-
il pas ce que l’absent ne peut voir ?” J’y allais avec mon épée. Je trouvai le
copte chez elle. Lorsqu’il me vit brandir mon épée, il s’enfuit en
s’accrochant à un palmier. Je revins chez le prophète et l’informai de la
fuite du copte. Le prophète dit : “Gloire à Dieu qui purifia les Gens de la
maison.” »
Une autre version : « Un copte nommé Mâbûr allait voir souvent Maria,
mère d’Ibrâhîm, Le prophète me dit : “Prends ton épée. Si tu le trouves chez
elle, tue-le.” Je répondis : “Je serai tranchant et vif. Celui qui voit n’est pas
comme celui qui ne voit pas.” Je brandis mon épée et courus. Je le trouvai
chez elle. Il me vit avec l’épée et comprit que je désirais le tuer. Il se sauva.
Il grimpa à un palmier et sauta dans un puits. Je le tuai avec mon épée et
allai en rendre compte au prophète. » Néanmoins, le doute ne fut pas
dissipé. Le prophète resta inquiet jusqu’à ce que Gabriel vînt l’appeler :
« Père d’Ibrâhîm ».
Une autre version : « Un copte nommé Mâbûr allait voir souvent Maria,
mère d’Ibrâhîm, Le prophète me dit : “Prends ton épée. Si tu le trouves chez
elle, tue-le.” Je répondis : “Je serai tranchant et vif. Le témoin n’est-il pas
plus au courant que l’absent ?” “Si, dit Muhammad. Celui qui voit n’est pas
comme celui qui ne voit pas.” J’allai chez Maria et trouvai l’homme chez
elle. Je brandis l’épée. Il s’enfuit, grimpa au palmier et sauta dans un puits.
Je le rattrapai. Dans le combat, je le vis amsah (n’a pas d’organe masculin,
dépourvu de virilité). J’en informai le prophète qui loua Dieu. »
L’histoire continue ainsi : « Le prophète alla chez Maria qui était prise
par les douleurs des contractions, soutenue par sa sœur Sîrîne. Elle espérait
qu’il resterait auprès d’elle jusqu’à l’accouchement. Mais il partit à ses
affaires demandant à son esclave Salmâ, femme d’Abû Râfi‘, qui aida
Fâtima à accoucher de ses deux enfants, d’aller auprès de Maria afin de
l’aider à accoucher. Salmâ et son mari allèrent à ‘Âliya. Abû Râfi‘ se pressa
d’apporter la bonne nouvelle à Muhammad : Maria a mis au monde un
garçon. » Le prophète fut tellement heureux qu’il lui offrit un esclave et
partit voir Maria. Il entra « avec un beau sourire et la félicita de la bonne
délivrance, prit l’enfant, l’embrassa, déposant dans ce baiser toute la
tendresse de son cœur ». Et il dira : « Son fils l’affranchit. »
Une autre version :
Il partit voir Maria, prise par les douleurs de l’accouchement. Elle aurait
aimé qu’il restât à ses côtés, mais il la laissa avec sa sœur Sîrîne et alla à
Médine. Il demanda à son esclave Salmâ de rester auprès de Maria. Après
un certain temps, Abû Râfi‘ vint lui annoncer la bonne nouvelle. Le
prophète fut heureux, un sourire aux lèvres, il partit chez Maria pour la
féliciter. La médisance emplissait les rues de Médine. Le prophète fut
ressaisi par le doute, mais, pour la seconde fois, Gabriel intervint pour
innocenter la femme aimée. Il dit : « Le salut sur toi, père d’Ibrâhîm ! »
Apaisé, le cœur plus serein, Muhammad affranchit Maria disant :
« A‘taqahâ waladuhâ, son fils l’affranchit. » Le baptême eut lieu sept jours
plus tard. Muhammad égorgea un bélier et se rasa le crâne.
Ibrâhîm avait à peine deux ans lorsqu’il tomba malade.
Anas ibn Mâlik raconte : « J’ai vu Ibrâhîm en train d’agoniser dans les
bras du Messager de Dieu. Les yeux de celui-ci étaient remplis de larmes et
il dit : “Les yeux te pleurent et le cœur est brisé. Nous ne pouvons dire que
ce qui contente le Seigneur. Je jure par Dieu que nous sommes tristes.” »
On raconte que le décès de l’enfant fut suivi d’une éclipse. Dotée d’une
âme, la nature épousait la douleur des humains. Immense fut le chagrin du
ciel au point de porter le deuil et de bannir la lumière.
Pour Maria, cette lumière fut son fils, la prunelle de ses yeux, l’enfant
qui la consolait dans l’exil et l’éloignement. À ‘Âliya, hormis sa sœur
et Muhammad, elle ne voyait personne. Boudée par les épouses du
prophète, elle vivait seule. Ibrâhîm était sa consolation. En lui se
condensaient l’amour pour le Nil et ses rivages, la verdure des jardins, le
jaune du désert, l’ocre de la terre, le clapotis de l’eau, le bruit des vagues, la
langue de l’enfance et la joie de la maternité. Ibrâhîm qui la fit mère
renouait avec le palimpseste de la mémoire. L’esclave de l’Égypte qui
donna une descendance à Muhammad tissait un lien indéfectible avec Agar.
Mais, celui qui était sa fierté, son orgueil et sa revanche sur les épouses,
n’est plus.
Pourtant, on dit qu’elle prit exemple sur le prophète récitant : « Nous
sommes à Dieu et nous retournons à Lui. » « Elle fit preuve de patience. »
Le prophète dit : « Si Ibrâhîm avait vécu, j’aurais affranchi ses oncles
(maternels) et j’aurais aboli le tribut pour les coptes. »
Ibrâhîm parti, les oncles restaient des étrangers à la Communauté et
devaient payer le tribut. Ibrâhîm n’est plus, le lien est irrévocablement
défait. Cependant, Maria seule et esseulée frappée au cœur de sa maternité
fit « preuve d’une grande patience ».
Un an après la perte d’Ibrâhîm, Muhammad mourut. La voici
doublement thaklâ (endeuillée). Au chagrin de perdre le fils s’ajoute celui
de perdre le père du fils. Elle vécut recluse, ne voyant que sa sœur, ne
sortant que pour se recueillir sur la tombe de son prophète et celle de son
fils. Seule jusqu’à sa mort. Elle rendit l’âme pendant le règne de ‘Umar, en
l’an 16.
Elle vécut cinq ans après le prophète, six ans après le décès de leur fils.
‘Umar pria sur elle et elle fut enterrée à al-Baqî‘ en la présence des
compagnons du prophète.
« Hasbuhâ annahâ dakhalat hayât ar-rasûl (Il lui suffit d’avoir été dans
la vie du prophète) et qu’elle ait conçu de lui un enfant. Que Dieu prenne
Maria bint Sham‘ûn dans sa miséricorde. Que la bénédiction soit sur elle »,
écrivent les historiens.
Elle se convertit à l’islam, mais elle ne cessera jamais d’être Maria la
copte. Elle porta le voile, mais restera la concubine. Elle fut la mère
d’Ibrâhîm, mais elle n’accédera pas au statut de Mère des croyants. Elle fut
et restera dans la mémoire collective l’esclave affranchie.

Pauvre Maria ! Tu vécus seule et mourus loin de ton pays. Ta maternité


ne t’a pas vraiment affranchie. Bien que mère d’Ibrâhîm, tu ne figures pas
comme Mère des croyants. Bien que convertie, tu resteras dans les Annales
Maria la copte. Toi, la fille de la Cité, tu vivras loin de la Cité, recluse sur
une colline, loin de la vie, telle une louve bannie, loin de la société, loin, ô
combien loin. Loin même de Médine. Toi la fille de l’immense fleuve et de
la civilisation pharaonique, tu endossas l’habit de la solitude. Solitude non
choisie, solitude imposée. Tes cheveux bouclés et ton teint pharaonique qui
rappelaient l’antique Égypte ont fait des jalouses. Tu attisas tellement la
haine avec ta beauté légendaire et ton appartenance à la grande Cité
byzantine. Ta sœur venait lorsqu’elle pouvait t’assister dans ta solitude.
D’elle, on ne sait rien. Comment vivait-elle chez Hassân ? Probablement,
assurément, une concubine parmi d’autres concubines. Avait-elle des
enfants ? Ton double qui ne restera dans l’Histoire que comme la sœur de
Maria la copte.
La copte. Le vocable te faisait proche du Nil qui était pourtant loin, ce
fleuve que tu as connu magiquement illuminé par le clair de lune. De cette
magie, tu fus éloignée, tapie dans ta réclusion sur une colline, près d’un
puits et d’un arbre : seule verdure dans ton paysage aride. Ton fils atténuait
l’austérité de ce tableau et réanimait le visage de sa mère. Je l’imagine
faisant ses premiers pas, disant ses premiers mots. Je t’imagine tellement
fière de ses premiers pas et de ses premiers mots. Et je suis si triste de te
voir meurtrie de l’avoir perdu. Ton regard ne suivra plus les pas de l’enfant,
ton oreille n’entendra plus les gazouillis de l’oiseau. Seule et esseulée, loin
de ta terre, frappée dans ta maternité. Thaklâ, doublement ! Ceux qui ont
consigné ton histoire ne s’arrêtent pas sur ta douleur, mais répètent
uniquement les paroles de Muhammad, après la perte de votre fils, pas les
tiennes, indignes d’être retenues. Ils n’ont peut-être pas entendu le son
pétrifié au fond de ta gorge ni vu les larmes que verse une mère sur ce rapt
de la vie dans cet éternel duel entre la vie et la mort. On te voulait forte ou
désanimée, anesthésiée face aux frappes du destin. On t’a dépouillée même
de ton affliction. On te ravit même ton chagrin. Mais je sais que tu fus
déchirée, brisée comme peut l’être une mère qui perd la seule chose qui la
faisait tenir à la vie. Que tes larmes aient coulé ou que tu les aies ravalées,
ton cœur saignait. On ne dira pas non plus si tu as pleuré après la mort
de Muhammad. Moi, je sais que tu as longuement pleuré. Tes larmes
coulaient abondamment comme le Nil. Ton âme gémissait. Ton corps
hurlait les amertumes et les chagrins. Inconsolable parmi les inconsolables.
Tu ne resteras que quelques années après les deux morts. Tu t’éteindras loin
de ton pays, loin de ta langue, loin du bruit du Nil, loin des jardins
verdoyants, loin de ta famille. Tu t’éteindras seule, étrangère, exilée. Il se
peut que ta sœur t’ait assistée en ce moment où tu faisais, délivrée enfin et
brisée, tes adieux à la vie. Cette vie qui t’a donné et qui a repris. Elle donna
à l’Arabie une belle Maria. Et Maria s’est éteinte sous le ciel de l’Arabie.
L’historien consignera pour la postérité : « Il lui suffit d’avoir été dans la
vie du prophète. »

L’Égypte, avant de recevoir la visite des ambassadeurs, vit naître une


étoile. Hélas, l’étoile de l’Égypte s’éteignit seule en Arabie. Même pas à
La Mecque, même pas à Médine. Loin des vivants. Nichée sur une colline.
Adieu l’Égypte ! Adieu terre d’exil. Adieu le fils, adieu l’amant. Adieu la
sœur ! Que ta vie soit longue si tu es heureuse. Qu’elle soit courte si elle est
emplie de chagrin. Adieu ma terre, adieu mes souvenirs. Je quitte l’Arabie
et son aridité. Je quitte son ciel dur, son sable brûlant et la sécheresse de son
cœur. Adieu l’Égypte ! Adieu mon pays ! Les Pharaons marchaient après la
mort et les chrétiens ont une résurrection. Morte convertie, je ne serai pas
l’épouse de Muhammad dans l’autre monde car je ne l’étais pas dans ce
monde-ci. Adieu l’Égypte ! Comme Agar, je m’éteins loin de mon pays.
Comme elle je m’évanouis entre dunes et sables. Comme elle, je donnai le
fils des espérances. Comme elle, je n’en fus pas remerciée. Elle erra affolée
à la recherche d’une source d’eau pour sauver l’enfant de la promesse. Je
donnai l’enfant, mais il me fut ravi. S’il était resté, ses oncles auraient été
affranchis. Mais le ciel qui donne a repris. Plus de fils, plus d’amant, plus
de pays. Elle donna Ismaël, j’accouchai d’Ibrâhîm. Le fils d’Agar devint
patriarche. Mon fils ne le sera jamais. Pris comme un bouton non encore
ouvert, le bourgeon d’une promesse non tenue. Après l’enfantement, Agar
disparut. Son destin s’évapora dans le sable de l’Arabie. Adieu l’Égypte qui
n’enfante des fleurs que pour être englouties par l’Arabie.
Égypte ! Le climat de l’Arabie est nocif. Il est nuisible pour tes roses.
S’il te plaît ! Ne donne plus tes roses. Garde-les ! Protège-les des sables
mouvants de l’Arabie. Il ne sied pas à une terre d’abandonner ses fruits, de
sacrifier ce que le limon du Nil dépose sur ses rives. Il ne sied pas à un pays
de laisser faner le bourgeon d’une rose. Ô Égypte ! Tes filles sont avalées
par l’Arabie. Elles meurent jeunes, flétries, tuées sous le soleil de l’Arabie,
par la sécheresse et l’aridité de l’Arabie. Même le désert de l’Égypte est
plus fertile, plus clément, moins cruel et plus humain que celui de l’Arabie.
En Arabie, l’Égyptienne perd sa virginité, celle qui se trouve chez les pires
des bagnards, comme le disait Louis Massignon. L’Arabie se nourrit des
fleurs de l’Égypte, les dévore et les engloutit.
Adieu l’Égypte ! Égypte des Pharaons. Je me convertis à l’islam et
portais le voile comme les épouses du prophète. Mais je m’éteins
concubine. Et je reste dans l’Histoire Maria al-qibtiya, Maria la copte.

Elle mourut en l’an 16 de l’hégire. On ne dit pas si Maria avait été


pleurée par les épouses de Muhammad, ne serait-ce que des larmes de
complaisance.
Concubine, elle ne figure pas comme transmetteuse de hadîths.
Elle fut enterrée au cimetière al-Baqî‘.
La vie la sépara de ses rivales. La mort l’en a rapprochée.
D’AUTRES FEMMES
Celle qui divorça de Muhammad

Fâtima fille de Dahhâk

On raconte que le prophète l’épousa après la mort de sa fille Zaïnab.


Elle ne restera pas longtemps chez lui car, lorsque le prophète demanda à
ses épouses de choisir entre le divorce et le fait de ne pas se remarier après
sa mort, elle demanda le divorce.
Elle se serait mariée après la mort de Muhammad pendant le règne
d’Abû Bakr.
Celles qu’il a épousées, mais dont
le mariage n’a pas été consommé

– Oum Sharîk. On dit qu’elle s’appelait Ghuzayya fille de Dûdân ou


bien fille de jâbir ibn ‘Awn ou bien Khaoula bint (fille de) Hakîm ou
Khaoula la femme de ‘Uthmân ibn Maz‘ûn. ̣
– Khaoula bint al-Hudaïl ibn Hubaïra. Elle mourut avant d’arriver chez
le prophète.
– ‘Umra bint Yazîd, celle qui dit : « A‘ûdhu billâh minka » (je demande
à Dieu la protection contre toi), formule que les coépouses lui soufflèrent.
Le prophète la répudia sur-le-champ. À moins qu’il ne s’agisse de
– Bint An-Nu‘mân ibn al-Jawan ibn Sharâhîl. On raconte qu’elle se
nommait Oumaïma ou Oumâma. On raconte qu’elle était très belle. Et les
coépouses lui dirent de répéter cette formule devant le prophète, qui,
furieux, la répudia.
– Malîka bint Ka‘b al-Laïthiya.
– Al-‘Âlia bint Zạ byân ibn ‘Awf. Muhammad l’épousa et la répudia à
cause d’un blanc sur sa peau. Elle devint l’épouse de l’un des fils de ‘Umar.
– Qutaïla la fille de Qaïs, sœur d’Al-Ash’at. Elle fut donnée comme
épouse par son frère en l’an 10 de l’hégire. Le prophète mourut avant
qu’elle n’arrivât à Médine. Certaines sources mentionnent qu’elle fut son
épouse deux mois avant sa mort. Le prophète lui demanda de choisir entre
lui et la vie terrestre. Elle choisit le divorce. Et après la mort du prophète,
elle retourna à Hadramawt où elle devint l’épouse de ‘Akrama ibn Abû
Lahab. Abû Bakr fut furieux. Mais ‘Umar lui dit : « Elle ne fait pas partie
des Mères des croyants. » On dit qu’elle renia l’islam, comme son frère.
Cette histoire rappelle celle de Fâtima bint Dahhâk. Il se peut que ce
soit la même personne.
– Saba’ bint Abî as-Silt. On raconte que le prophète mourut avant que le
mariage ne fût consommé. Et on raconte qu’il la répudia.
– Sharâf bint Khalîfa al-Kalbiya la sœur de Dihya. Elle mourut avant
que le mariage ne fût consommé.
– Laïlâ bint al-Khatîm. Elle épousa le prophète et en informa sa famille
qui lui dit : « Tu es trop jalouse et le prophète aime les femmes. » Elle
retourna voir le prophète et demanda sa répudiation. Elle épousa après
Mas‘ûd ibn Aws ibn Sawâd.

Muhammad ash-Shâmî cite d’autres femmes :


Oum Harâm, Salmâ fille de Najda, Saba’ fille de Sufyân ibn ‘Awf,
Sanâ’ fille d’Asmâ’ bint As-Silt, Ash-Shât fille de Rafâ‘a, Ash-Shanbâ fille
de ‘Umar al-Ghaffârî, Laïlâ fille de Hakîm, Malîka fille de Ka‘b al-
Kinâniya et Hind fille de Yazîd.

Voici ce qu’écrit Shaarâwî : les chroniqueurs s’accordent pour dire que


sept furent répudiées. Quatre moururent pendant la vie du prophète :
Khadîja, Zaïnab bint Khuzaïma, la sœur de Dihya et la fille de Hudhaïl. Le
prophète laissa dix épouses. Mais le mariage ne fut pas consommé avec
une. Elles étaient vingt-trois femmes. Et on raconte dans La Noblesse de la
prophétie (Sharaf an-nubuwwa) que le nombre des épouses fut de vingt et
un. Muhammad répudia six femmes, cinq sont mortes et il mourut laissant
dix femmes.
Et d’autres

Celles qu’il demanda,


mais ne devinrent jamais épouses

Oum Shabîb, Safiya fille de Shâma, Oum Hâni’ fille d’Abû Tâlib, une
femme dont on ignore le nom qui fut captive, qui avait le choix entre son
mari et le prophète et qui choisit son mari, une nommée Al-Jandiya (mais
les chroniqueurs ne sont pas tous d’accord), Dubâ’a fille de ‘Âmir ibn Qart
ibn Salama, et Nu‘âma, une captive des Banû ‘Anbar.

On lui proposa deux femmes : Oumâma ou Fâtima bint Hamza bint


‘Abd al-Muttalib, mais elle était sa sœur de lait et ‘Azza bint Abû Sufyân
ibn Harb, interdite car la sœur de Oum Habîba.
LES FILLES
Zaïnab

La fille amoureuse et la parole


donnée

Zaïnab, la fille aînée de Muhammad, la troisième enfant de Khadîja.


Nous lisons : « Au fond d’elle-même, Khadîja sent que cette grossesse
est différente des autres grossesses, une chose merveilleuse qui satisfait le
cœur et promet une immense joie à l’âme. »
Khadîja accoucha d’une jolie fille. La prenant dans ses
bras, Muhammad sentait la joie de la paternité l’envahir. En scrutant ce petit
visage, regardant comment elle ouvrait ses paupières et les refermait, il
commença, dit-on, à réfléchir sur l’énigme de la création.
Les années passaient. La fille choyée grandissait. Son cousin Abû l’Âs
ibn Rabî‘, le fils de la sœur de Khadîja, la demanda en mariage. Jeune
homme à la filiation aristocratique et sans tache, commerçant aisé, noble,
surnommé comme le prophète : « al-amîn », le fidèle. Khadîja désirait cette
alliance et en facilita le chemin.
Deux familles cousines et puissantes se liaient. Khadîja donnait sa fille
au fils de sa sœur. Muhammad dit : « ni‘ma as-sihr » (le meilleur des
gendres). N’était-il pas de la même famille ? L’arbre généalogique du
gendre révèle une rencontre avec la famille de Muhammad. La mariée fut
parée de beaux vêtements et d’un superbe collier, cadeau de sa mère.
La Mecque fut heureuse et le mariage fastueux. Les voix des femmes
emplissaient l’horizon. La jeune fille quittait la demeure familiale laissant
un père ému et une mère au cœur débordant de joie et aux yeux larmoyants.
Dans sa nouvelle maison, la mariée découvrit la chaleur d’un foyer et
l’amour d’un époux. Elle chérissait ce bonheur conjugal et « vécut comme
toute fille de bonne famille. Elle s’occupait de son foyer et chérissait son
mari ». Les deux jeunes époux eurent un garçon, ‘Alî, et une fille, Oumâma.
Les jours passaient. Abû l’Âs s’occupait de son commerce qui nécessitait
des allers-retours entre La Mecque et le Shâm, les joies des retrouvailles
dissipant le chagrin de l’éloignement.
C’était avant la Révélation.

Pendant qu’il priait dans la grotte de Hirâ’, Muhammad eut la


Révélation. Il tremblait de tout son être et craignait pour sa raison. « Est-ce
un ange ou un démon ? » demanda-t-il à Khadîja qui le rassura en disant :
« Réjouis-toi ! Ce n’est pas un démon. C’est un ange. » On raconte que
Zaïnab entendit l’échange entre ses parents et demeura songeuse. Elle se
réveilla sur la voix de Fâtima :
« N’es-tu pas heureuse d’être la fille du prophète ?
– Si, répondit la grande sœur. Quelle est la fille qui ne serait pas fière
d’avoir un tel honneur ? Mais notre oncle Waraqa dit également que notre
père aurait des ennemis, qu’il entrerait en guerre et qu’il s’exilerait. »
Se doutait-elle que la réalité serait encore plus sombre et plus cruelle ?
On raconte :
Revenant de l’un de ses voyages après une longue séparation, Abû l’Âs
prit sa Zaïnab dans ses bras et lui fit part de ce qu’il avait entendu sur la
route : « Un nouveau prophète s’oppose à la religion de leurs pères. » Et il
ajoute : « Ce ne sont que des rumeurs. » Mais sa femme de répondre que
son père avait reçu la visite de l’Ange dans la grotte de Hirâ’ et qu’elle
croyait en lui. Le sol se dérobait sous les pieds du jeune homme. Incrédule,
il s’écria :
« Zaïnab ! Le crois-tu réellement ?
– Je ne pourrai démentir mon père. Les gens l’ont surnommé “al-amîn”.
C’est ainsi que je l’ai toujours connu : fidèle et véridique. »
Un terrible face-à-face entre l’attachement filial et l’amour pour le mari.
La fille aînée ne pouvait soutenir son père qu’au prix de mécontenter son
époux. Et celui-ci risquait de perdre son honneur et sa face s’il abandonnait
la religion de ses pères pour suivre celle de sa femme. Quel dilemme ! Le
choix interrogeait la puissance du lien et ne pouvait se faire qu’au prix
d’une souffrance incommensurable et d’une perte irrémédiable. Le jeune
mari aurait dit, du moins c’est ce que nous lisons :
« Écoute, Zaïnab ! Je n’accuse pas ton père de mensonges. J’aurais tant
aimé que nous empruntions le même chemin. Mais comment supporter
qu’on me traite de faible, qu’on dise que j’ai renié la croyance de mes pères
et de mon peuple pour suivre celle de ma femme ? »

La famille de Muhammad sera assiégée. Elle subira hostilité, injures,


humiliation et isolement. Pendant trois longues années, tout contact social
ou commercial sera prohibé par une charte suspendue sur la Ka‘ba. La
famille souffrira de la faim et de la malnutrition. Le foyer qui était jadis
heureux connut des jours sombres.
Ce siège prit fin lorsque l’un des cousins, affecté par les conditions de
vie de Muhammad et de sa famille, dénonça cette extrême violence à
l’encontre de l’un des leurs, un homme de leur sang et de leur tribu.
La joie fut de courte durée car Muhammad perdit ses deux soutiens les
plus puissants : sa femme et son oncle Abû Tâlib à quelques jours
d’intervalle. Désormais, il devait affronter seul ses ennemis et leur hostilité
farouche, jusqu’au jour où il décida de quitter La Mecque pour Médine
laissant Zaïnab avec son époux Abû l’Âs. Ce dernier refusa de se convertir.
Le foyer devint le lieu d’un terrible déchirement. L’espace devenait
inamical et le temps prenait l’épaisseur de l’attente. Attente d’une
conversion ? Ou d’une tempête qui délivrerait de l’attente ?

« Quelle est cette terre désertée par la mère, le père et les sœurs ?
Abandonnée, je me sens étrangère dans le pays où je suis née, où j’ai grandi
et me suis mariée. Les morts comme les vivants sont tous partis me laissant
seule. Seule et tourmentée entre l’amour filial et l’amour pour le mari ; un
mari qui continue à adorer les idoles désavouées par celui qui m’a donné la
vie. Mais, j’aime mon mari. Je suis sa femme et la mère de ses enfants.
J’étais heureuse d’être la fille de l’un et l’épouse de l’autre. Mais
aujourd’hui la guerre oppose l’un à l’autre. On dirait que les deux hommes
se mesurent et se haïssent. Qui va triompher de l’autre ? Qui va exterminer
l’autre ? J’ai choisi de rester dans la maison de mon mari, la mienne, sur
une terre qui me devient de plus en plus hostile. Je ressens l’inimitié de
ceux qui me reprochent d’être la fille de Muhammad. »
L’inévitable guerre eut lieu. La bataille de Badre opposa les musulmans
aux idolâtres de Quraïsh. Ceux-ci ont été vaincus et beaucoup d’hommes,
dont Abû l’Âs, tombèrent en captivité. Sa famille voulait le racheter en
payant une grande rançon. Mais Zaïnab, pour le délivrer, envoya à son père
ce qu’elle avait de plus cher : le collier offert par sa mère. Nous lisons :
« Les Mecquois voulurent racheter leurs enfants captifs et envoyèrent de
fortes rançons. Zaïnab joignit à l’argent le collier que sa mère lui avait
offert le jour de son mariage. Lorsque l’Envoyé de Dieu vit le collier, il
éprouva une grande pitié et dit : “Accepteriez-vous de libérer son mari et de
lui rendre son argent ?” Les musulmans acceptèrent et Abû l’‘Âs recouvra
sa liberté. »
On raconte que l’époux était ému, qu’il courait afin de retrouver sa
femme. Mais il se souvint de la promesse faite au prophète : il devait rendre
Zaïnab à son père. Il ne pouvait revenir sur sa parole sans entacher sa
réputation d’al-amîn (le fidèle). Lorsque Zaïnab courut vers lui pour se jeter
dans ses bras, il recula et dit qu’elle lui était désormais interdite. C’était le
prix de sa liberté.
Alors qu’ils étaient proches l’un de l’autre, s’étendait entre eux le
gouffre de la séparation. Le jeune homme dit : « Prépare-toi ! Tu dois
rejoindre ton père. »
« Je ne saisissais pas ce qu’il me disait. Ses mots étaient dépourvus de
sens. Ne l’avais-je pas racheté avec ce que j’avais de plus cher ? N’avais-je
pas refusé de le quitter ? Mais le voilà qui dit : “L’islam nous a séparés.”
Mon cœur fut brisé en cet instant. La fille du prophète ne peut demeurer
avec un ennemi du prophète. Mais il est mon époux, l’homme que j’aime.
Terrible choix ! Que dis-je ? Nul choix. Le tonnerre ne serait pas plus
foudroyant ni la foudre plus accablante. La fille du prophète, malgré son
amour pour son époux, doit rejoindre son père. Je ne retrouverai mon père
qu’au prix de perdre mon époux. Et les deux me sont chers. Le premier m’a
donné la vie, le second m’a ouvert sur la vie. Pourquoi devrais-je y
renoncer ? Et mes enfants ? Quel est ce ciel qui m’impose une telle
affliction ? Mon père a exigé et mon mari a donné sa parole. En fait, j’ai
délivré de la captivité le captif d’une promesse. Quelle est cette injustice qui
me fait plus la fille de mon père que la mère de mes enfants ? »
Elle suivit son beau-frère Kinâna ibn Rabî‘ qui la conduisit à travers les
rues de La Mecque. Ce spectacle provoqua la colère des Mecquois : n’était-
elle pas la fille de leur ennemi qui avait fait périr leurs frères, leurs maris et
leurs fils ? Comment osait-elle déambuler ainsi au vu et au su de tout le
monde ? On ne vit pas que son cœur saignait d’avoir subi en peu de temps
les frappes du destin.
« J’avais le cœur qui saignait. L’idée de revoir mon père et mes sœurs
m’emplissait de joie et de chagrin. Chaque pas qui me rapprochait d’eux
m’éloignait davantage de ce que je chérissais dans ma ville natale. J’étais
tiraillée entre deux devoirs, deux désirs et l’impossibilité de proférer une
parole qui serait mienne. Je retrouverai la tendresse paternelle au prix de
renoncer à ma maternité. Et cet enfant que je porte dans mon ventre naîtra
loin de son père. Que sera son destin, lui, le petit-fils du prophète et le fils
d’un idolâtre ? Reverrai-je un jour mon foyer ou l’ai-je perdu à tout
jamais ? »
Meurtrie, elle se laissa conduire à travers les rues de La Mecque. On
l’injuria. On la poursuivit. À Wâdî Tiwâ, un nommé Hubâr ibn al-Aswad
ibn ‘Abd al-Muttalib brandit sa lance contre elle alors qu’elle était dans sa
litière. Elle se mit à saigner. Kinâna, son beau-frère, la protégea. Mais il
décida de rebrousser chemin et de sortir de la ville à la tombée de la nuit.
Sur le chemin du retour, Zaïnab continuait à perdre son sang et fit une
fausse couche. Son mari se précipita pour alléger ses deux blessures. Après
quelques jours passés auprès d’Abû l’Âs, elle repartit pour Médine laissant
son âme à La Mecque. Outre la perte, l’angoisse sur les routes d’une
nouvelle attaque et d’une nouvelle humiliation. Celle qui était comblée
venait de tout perdre. Elle n’a même plus son bébé pour la consoler des
deux enfants laissés à La Mecque. La litière cheminait vers une ville
inconnue au destin incertain. Elle arriva enfin à l’endroit où l’attendaient les
deux messagers de son père. Le père accueillit une fille meurtrie. Il
condamna Hubâr et son ami Nâfi’ ibn ‘Abd Qaïs al-Fihrî à être brûlés. On
dit qu’il revint sur cette sentence disant : « Seul Dieu punit par le feu. Si
vous arrêtez ces deux hommes, tuez-les ! »
On ne raconte pas comment Zaïnab vécut ces six années de séparation
avec ses enfants et son époux, ni comment les enfants grandissaient loin de
leur mère. Cependant, on peut l’imaginer hurlant en silence et faner chaque
jour davantage, en proie à la culpabilité d’avoir laissé la chair de sa chair,
déchirée entre le fol espoir et le désespoir, coupable d’être la fille du
prophète et de haïr secrètement le ciel. Elle resta déchirée… jusqu’au jour
où son mari se convertit à l’islam. Il alla à Médine et dit l’attestation de foi.
On raconte que Zaïnab entendit sa voix et se hâta à le retrouver.
« Bienvenue, cousin, bienvenue, père de ‘Alî et de Oumâma. » Le prophète
autorisa le remariage de sa fille avec Abû l’‘Âs.
Longues étaient les années de séparation ! Terrible fut le chagrin de
l’éloignement ! Le temps se mesure au poids de la joie ou du chagrin. Les
deux époux se retrouvaient de nouveau sous le même toit, sous les
bannières de la même religion. Cependant, Zaïnab, terrassée par autant
d’épreuves, ferma les yeux un an après les retrouvailles avec son époux et
ses enfants. Elle ferma les yeux à tout jamais. Elle n’a vécu que pour serrer
contre elle ceux qui lui étaient chers. Affaiblie par la perte du sang répandu
sur le désert de l’Arabie, accablée par la perte d’un bébé mort avant d’avoir
goûté à la vie, tourmentée par les longues années d’attente, elle partit. Elle
quitta ce monde en l’an 8 de l’hégire laissant deux enfants qui n’ont vu que
furtivement leur mère.
Partie. Elle ne verra pas sa fille Oumâma, encore trop jeune, remplacer
sa tante Fâtima dans la couche de ‘Alî.
Ruqaya

La fille aux deux exils

Regardant avec gratitude sa femme, Muhammad prit dans ses bras sa


deuxième fille et l’appela Ruqaya. Le couple accueillit cette seconde fille
avec amour et fierté. Elle grandit auprès de ses deux parents, sa sœur aînée
et sa sœur cadette Oum Kalthûm.
Les années passèrent. Ruqaya grandit et devint une jeune fille. Un jour,
l’oncle du prophète, Abû Tâlib, dit à Muhammad : « Cher neveu ! Tu as eu
raison de donner ta fille aînée à Abû l’‘Âs car c’est un très bon gendre.
Seulement, tes cousins pensent qu’ils méritent que tu leur accordes
également l’honneur d’épouser Ruqaya et Oum Kalthûm. Ils ne sont en rien
inférieurs à Abû l’‘Âs. »
Les deux cousins étaient ‘Ataba et ‘Utaïba, fils d’Abû Lahab et d’Oum
Jamîl.
Muhammad acquiesça à la demande de son oncle. En revanche, Khadîja
était triste de donner ses filles comme brus à la terrible Oum Jamîl dont la
descendance aristocratique ne pouvait souffrir l’affront d’un refus.
Cependant, elle ne pouvait s’opposer à ce mariage afin de ne pas exposer
son époux à la colère de son clan et parce qu’elle avait remarqué qu’il était
déjà pris par un ailleurs. Elle réussit à dissimuler son
inquiétude. Muhammad donna sa bénédiction. Ruqaya fut mariée à ‘Ataba
et sa sœur Oum Kalthûm à ‘Utaïba. Les deux sœurs se retrouvèrent avec
Oum Jamîl sous le même toit.
Nous sommes au début de la Révélation et les gens de Quraïsh de dire :
« Vous avez libéré Muhammad de ses soucis. Rendez-lui ses filles afin
qu’il soit de nouveau tourmenté. » Trois foyers furent ébranlés. Celui de
Zaïnab et de ses sœurs. Mais, contrairement à Abû l’‘Âs qui refusa de
répudier Zaïnab, les fils d’Abû Lahab se hâtèrent à prendre d’autres
épouses. ‘Ataba choisit une femme parmi les Âl Sa‘îd ibn l’‘Âs.
On raconte que c’est Oum Jamîl qui exigea le renvoi des jeunes
femmes. Elle haïssait tellement Muhammad qu’elle jetait des épines sur les
routes qu’il empruntait. On raconte également qu’Abû Lahab demandait
aux commerçants d’augmenter les prix afin que les musulmans ne puissent
acheter leur nourriture et il payait la différence.
Amer devient l’orgueil d’être les filles de l’élu. À peine mariées, elles
se trouvaient renvoyées. Mais un jeune notable aisé et aristocrate, dont
l’arbre généalogique signe la rencontre avec Muhammad au niveau de
l’ancêtre ‘Abd Manâf, demanda la main de Ruqaya. Outre la noblesse et
l’aisance, il avait une belle apparence. Le prophète accepta et bénit le
mariage. On raconte que jamais un couple ne fut plus harmonieux ni plus
resplendissant.
Les hostilités contre la nouvelle religion s’étant amplifiées, l’exil
devenait une voie inévitable. ‘Uthmân et Ruqaya furent parmi les premiers
musulmans à quitter La Mecque pour l’Abyssinie. La jeune femme jeta un
dernier regard vers la maison familiale, le lieu cher de l’enfance
insouciante. Elle embrassa ses parents et ses sœurs et suivit son mari vers le
pays lointain.
La terre d’accueil sut être digne de ce nom. Elle respectait les croyances
des réfugiés et leur offrait l’hospitalité dans une vallée fertile. On raconte
qu’il y avait quatre-vingts émigrés, parmi lesquels : Oum Salama encore
mariée à Abû Salama, de même que Sawda et son époux.
Loin de sa famille, Ruqaya mit au monde un garçon, ‘Abdallah.
Apprenant que les hostilités des Mecquois devenaient plus faibles, ‘Uthmân
et Ruqaya quittèrent l’Abyssinie parmi trente personnes pour le pays natal.
Arrivée à La Mecque, Ruqaya courait afin de retrouver ses parents et
ses sœurs. Qu’elle est douce, l’étreinte des proches après la douleur de
l’éloignement ! Elle s’y abandonna avant de s’écrier : « Où est mon père ?
Où est ma mère ? »
Elle eut cette réponse :
« Ton père va bien. Il est allé accueillir ceux qui reviennent de
l’émigration.
– Et ma mère ? Où est-elle ? Pourquoi n’est-elle pas venue à ma
rencontre ? »
Oum Kalthûm baissa la tête, tandis que Fâtima éclata en sanglots.
Ruqaya arrêta ses questions. Elle alla chancelante vers la chambre de sa
mère, les yeux secs, les membres glacés. On dit qu’elle ne pleura que
lorsqu’elle vit son père et qu’il l’eut prise dans ses bras. Tremblant de tout
son être telle une branche d’automne, elle laissa enfin couler ses larmes et
pleura la disparition de sa mère.
Vide de Khadîja, La Mecque devint inamicale. Pourquoi rester ? Les
deux époux empruntèrent le chemin vers Médine. Médine, la ville aux
tambourins qui accueillit le prophète et les premiers musulmans, la ville des
Ansâr (les soutiens et défenseurs du prophète).
Le couple s’installa dans la ville lumineuse. La jeune femme était
encore triste d’avoir perdu sa mère. Néanmoins, le petit garçon la consolait
de tout ce qu’elle avait traversé. Elle commençait même à oublier…
« Ô destin ! N’es-tu pas repu ? Quand seras-tu rassasié ? Les larmes
d’une jeune femme bafouée juste après ses noces, l’exil loin de la terre
natale, la mort de ma mère ne te suffisent pas ? Te fallait-il un autre repas ?
Était-ce nécessaire que tu me prennes ma chair, mon fils, mon unique bien,
mon unique enfant ? »
Ruqaya goûta à marârat aththakl, l’amertume du deuil, à la douleur
d’une perte qui réactive les autres pertes. Elle devint thaklâ. Le vocable qui
désigne la mère endeuillée, thaklâ, se conjugue uniquement au féminin,
signant ainsi l’intensité du lien mère-enfant. Pauvre Ruqaya ! En elle, la
fille qui a perdu sa mère et la mère qui a assisté à la mort de son enfant.
Grandeur de l’amour, faiblesse de l’humain. « Comme elle était de
nature sensible et comme elle n’avait pas la force de supporter toute cette
douleur, elle tomba malade, en proie à une forte fièvre. Et lorsque le
prophète appela à la guerre sainte, ‘Uthmân fut parmi les premiers à
répondre à l’appel sacré. Mais l’Envoyé de Dieu lui conseilla de demeurer
auprès de son épouse souffrante. »
‘Uthmân resta au chevet de sa femme aux prises avec une maladie qui
ne lui laissait aucun répit. Son jeune visage devenait dhâbil, fané, comme
une fleur d’automne. Elle respirait difficilement, à peine. Elle se savait
condamnée, mais heureuse d’être en route vers sa mère et la prunelle de ses
yeux, qu’elle ouvrait à peine. Ses yeux qui s’emplissaient de la vue de son
fils étaient maintenant clos. Cet enfant qui l’a aidée à surmonter les affres
de l’exil, à oublier le premier mariage et le premier bébé arraché trop tôt à
la matrice. Elle a passé des années à le voir pousser, yatara‘ra‘. Le terme
arabe désigne la poussée verticale d’une plante qui s’arrache à l’obscurité
du sol pour voir la lumière. Cette lumière est désormais interdite. Le ciel
qui a déjà ravi le premier bébé appelait le second.
Elle fut la première des filles du prophète à quitter la vie. On raconte
qu’elle mourut alors que les musulmans s’apprêtaient à déclencher la
bataille de Badre.
Retenu par la bataille, le père n’assista pas aux funérailles de sa fille.
Les voix des musulmans plus tard s’approchèrent annonçant le triomphe sur
les Mecquois. La terre fière des pas des guerriers devait porter en son sein
la fille du prophète qui revenait vainqueur. Nul n’est vainqueur devant la
mort, le seigneur absolu.
On raconte :
‘Umar menaça de frapper les femmes qui pleuraient avec un fouet.
Depuis, le silence règne sur Médine : ni joie, ni larmes. Le son des
tambourins se tut depuis la conversion de ‘Umar et son arrivée sur le sol de
Médine. Le Messager de Dieu dit : « Pleurez, mais évitez les cris de
Satan. » Fâtima s’assit sur la tombe de sa sœur et versait des larmes chaudes
et silencieuses tandis que le prophète essuyait ses yeux avec les pans de son
habit.
Nous lisons : « Lorsque Ruqaya rendit l’âme, son père était à Badre. Il
n’assista pas à la mort de sa fille. La fille aux deux exils mourut loin de la
terre natale. Elle fut enterrée à Médine. »
Seconde dans la naissance, elle fut la première fille à mourir en cette
année 6 de l’hégire.
La fille de Khadîja a connu Sawda, Aïsha, Hafsa, Zaïnab bint Jahsh,
Oum Salama…
Mieux vaut retrouver sa mère.
Oum Kalthûm

« L’assiégée »

« La résignée, la pénitente, l’assiégée, la pure fille de la plus pure des


femmes. »

La troisième des filles connut une enfance heureuse. Elle épousa, le


même jour que sa sœur, le beau-frère de celle-ci. Et comme elle, sa vie dans
la maison d’Oum Jamîl fut de courte durée. Elle échappa à celle dont le
destin funeste restera scellé à celui de son mari, maudit à jamais par le texte
coranique :

Que les deux mains d’Abû Lahab périssent


et que lui-même périsse !
Ses richesses et tout ce qu’il a acquis
ne lui serviront à rien.
Il sera exposé à un feu ardent
ainsi que sa femme, porteuse de bois,
dont le cou est attaché par une corde de fibres 19.

Contrairement à Ruqaya qui devint l’épouse de ‘Uthmân, Oum Kalthûm


resta dans la maison familiale et partagea ainsi le triste sort de la famille
lors du siège des musulmans par les gens de Quraïsh. Elle vécut au cœur de
la bataille qui opposait les musulmans aux Quraïshites et qui s’accentua
après la conversion de ‘Umar ibn al-Khattâb et de Hamza ibn ‘Abd al-
Muttalib, celui dont le foie sera dévoré par Hind.
Les Quraïshites stipulèrent par traité (wathîqa) la rupture de tout lien
avec les Banû Hâshim, le clan de Muhammad. Le traité fut suspendu sur la
Ka‘ba, décrétant le hisâr (le siège). Pendant trois années, la nourriture ne
parvenait qu’en secret et en petite quantité à la famille du prophète et aux
autres musulmans. La jeune femme faisait preuve de patience et de
dévouement. Elle s’occupait seule (Ruqaya étant en Abyssinie et Zaïnab
avec son mari) de sa mère malade, de son père et de sa petite sœur Fâtima.

Nous lisons :
Un jour, alors que ses forces commencèrent à la quitter, Khadîja dit à
Oum Kalthûm :
« Je souhaite vivre jusqu’à la fin de ces malheurs. Je mourrai alors
heureuse. »
Oum Kalthûm s’écria :
« Que ta vie soit longue, mère ! »
Khadîja poursuivit :
« Fille ! Aucune femme de Quraïsh n’a été aussi comblée et aussi
heureuse que moi. Aucune femme dans le monde n’a goûté au bonheur que
j’ai eu. Il me suffit d’être l’épouse de l’aimé, la femme de l’élu. Il me suffit,
pour l’au-delà, que je sois la première musulmane, la première à avoir cru
en lui et que je sois Oum al-Mu’minîn (la Mère des croyants). »
Muhammad, qui arrivait pour annoncer la fin du siège, trouva Khadîja
couchée se préparant à rencontrer son Seigneur. « Elle était rassurée et
pouvait quitter ce monde. Le prophète était auprès d’elle. Il lui annonçait le
bonheur qui l’attendait au paradis. »
Elle ferma les yeux devant le regard de ses deux filles anéanties par la
douleur.
Pauvre Oum Kalthûm qui devait désormais materner la petite sœur qui
n’avait, somme toute, que six ans et le père, doublement frappé, car il
perdait sa femme et son oncle Abû Tâlib. Oum Kalthûm, dans cette
abnégation, dans ce sacrifice de soi, dans cet oubli d’elle-même ne proférait
aucun son. Ni mère, ni père présents, ni sœurs, ni mari, ni personne qui
puisse la prendre dans ses bras, la secourir, essuyer ses larmes, écouter sa
plainte de jeune femme esseulée, l’entendre raconter ses soucis et sa
douleur.
Le père vivait au rythme des hostilités. On raconte qu’un Quraïshite jeta
de la terre sur lui, qu’Oum Kalthûm lavait son père et sanglotait. Le
prophète dit : « Ne pleure pas, fillette. Le Seigneur protège ton père. »
Muhammad sentit qu’il ne pouvait rester à La Mecque. Les Ansâr lui
ouvraient leurs cœurs et les portes de leur ville. Il fit ses adieux à ses filles,
la petite Fâtima et Oum Kalthûm restées momentanément à La Mecque qui
se vidait de tout ce qu’elles chérissaient.

Vint le jour où les deux filles devaient rejoindre leur père.


Les deux filles allèrent vers Médine, la ville hospitalière qui offrit
généreusement ses palmiers, son lait, ses toits et ses étoiles, la ville qui
accueillit le prophète avec des chants et la musique des tambourins, ville
d’où partaient les expéditions. La première fut la bataille de Badre qui vit le
triomphe des musulmans.
Pour Oum Kalthûm, les larmes de joie se mêlaient à celles du chagrin :
la joie d’assister au triomphe de son père qui revenait d’une bataille
incertaine enlaçait la douleur de voir s’éloigner définitivement sa sœur.
Nulle guerre n’est plus sûre que celle livrée par la mort.
Nous lisons :
Après la mort de Zaïnab, ‘Uthmân pleurait disant à Muhammad : « Je
pleure la rupture de notre lien. » Et celui-ci de l’apostropher : « Ô
‘Uthmân ! Voici Gabriel qui me demande de te donner Oum Kalthûm
comme je t’ai donné sa sœur. Elle aura la même dot que Ruqaya. »
L’on se souvient que la bataille de Badre laissa des veuves, dont Hafsa,
que Muhammad dit à ‘Umar : « Se mariera avec Hafsa celui qui est
meilleur que ‘Uthmân et épousera ‘Uthmân une meilleure que Hafsa. » Le
père prit Hafsa et Oum Kalthûm fut donnée à ‘Uthmân qui devint
« l’homme aux deux lumières ».
Elles étaient inséparables pour le meilleur et pour le pire. Elles ont
partagé les joies de l’enfance, le bonheur du mariage, le malheur du divorce
et les retrouvailles avec la maison familiale. Mais la sœur quasi jumelle est
partie réactivant un éventail d’affects. La mort qui les a séparées les réunit à
nouveau. Elle était en train de s’interroger sur ce lien indéfectible entre elle
et sa sœur, lorsqu’elle prit conscience qu’Oum ‘Ayâsh, l’esclave de son
père, lui tendait la robe qui avait servi au mariage de sa sœur.
Maigres sont les pages qui lui seront consacrées. On n’a presque rien à
dire, sauf qu’elle grandit auprès de deux parents aimants qu’elle quitta pour
se marier, qu’elle se retrouva comme sa sœur répudiée, qu’elle subit le
siège, qu’elle assista à la mort de sa mère, aux différentes épousailles de son
père, qu’elle émigra avec sa petite sœur vers Médine, qu’elle épousa le veuf
de sa sœur, qu’elle eut la même dot et le même lit sur lequel mourut sa
sœur. Quelques pages pour autant d’événements.
Pauvre femme ! Répudiée prématurément, souffrant la haine d’une
belle-mère, retournant dans la honte de la répudiation chez ses parents,
partageant avec sa famille restante les maigres repas pendant les trois
années du siège, souffrant de faim et d’humiliation. Affligée par la mort de
sa mère, l’éloignement de sa sœur aînée, elle devait apaiser le cœur de son
père et veiller sur sa petite sœur. Donnée en secondes noces à ‘Uthmân, elle
aura la même dot, portera la même robe de mariée, se couchera sur le même
lit avec l’homme qui a déjà possédé la sœur. Oum Kalthûm retrouvait sa
sœur dans la couche du mari. Aujourd’hui, nous parlerions volontiers du
motif du double et du sentiment d’inquiétante étrangeté. Où commence la
tendresse ? Où débute la violence ? Où commence sa vie ? Où s’arrête-t-
elle ?
Si elle pouvait prendre la parole, elle dirait : « Je retrouve le lit sur
lequel dormait ma sœur. Me voici avec son mari. Comment recomposer
avec le fantôme de la défunte ? Comment être moi sans être elle ? Comment
être sans être avec elle ? Même morte, elle est présente. Son fantôme rôde
en permanence. Vacillement d’un moi confronté continuellement au
souvenir de la disparue. Pense-t-il à moi ou à elle lorsqu’il me prend dans
ses bras ? Elle fut sa première épouse et la mère de son enfant. Je ne suis
qu’un pâle reflet de ma sœur. Comment cheminer toute seule ? Comme si
chaque étreinte réactivait le souvenir de celle qui fut et convoquait son
retour. Outre la tragédie qui a jalonné notre vie, nous voici devant une autre
qui me ravit la seconde vie. Celle qui m’appartient, la mienne. J’épouse le
frère de son premier mari, je deviens la femme de son second mari. Même
dot. Même toit et même homme. J’hérite non de ce qui me revient de mes
parents mais de ma sœur éteinte. À moins que ce ne soit lui qui hérite de
moi. Comme si j’étais condamnée à consacrer ma vie aux défunts. Je ne sais
si je dois pleurer sa perte ou la mienne, sa mort ou ma vie. Chaque
rencontre avec le mari me confronte à un malaise. Les morts sont tout-
puissants. Comment retrouver ma place ? Quelle confusion, comme
demeure, pour l’homme aux deux lumières ! Sur une immense béance
repose l’expression qui ne cesse de nous unir au lieu de nous séparer. La
substance qui a touché ma sœur me touche. Les mains qui ont touché ma
sœur me touchent. La bouche qui a baisé la défunte me touche. Le Coran
interdit de s’unir à deux sœurs vivantes. Mais le mort est parfois plus vivant
et plus puissant que le vivant. Le mort peut dévorer le vivant et se repaître
de sa chair. Comment vivre ? Comment nous séparer ? Je ne ris pas, ne
parle pas. Bouche close. Éternellement. Le départ de Ruqaya réactive celui
de ma mère. Mon père épouse Hafsa et moi, je suis l’héritage de ‘Uthmân.
J’ai l’impression d’être ensevelie vivante. J’offre mon corps en sépulture.
On me lie à elle jusqu’à l’annulation de ma vie. On cultive le lien
indéfectible au lieu de laisser chacune cheminer seule. Que son âme repose
en paix et que je continue ma vie. »
Cependant, la force de la jeunesse a cédé devant la mélancolie.
« Comment l’oublier si je suis condamnée toute mon existence à la
retrouver dans le lit conjugal qui l’accueillait ? Celle qui fut ma sœur bien-
aimée, je la hais d’être morte ou parce que je n’arrive pas à m’en libérer ? »

Oum Kalthûm est morte en l’an 9 de l’hégire.


N’est-elle pas morte pour échapper au motif du double et à l’inquiétante
étrangeté ?

Nous lisons :
Le jour des funérailles, le prophète dit : « Celui qui n’a pas touché à une
femme hier, celui-là peut mettre Oum Kalthûm dans sa tombe. » ‘Uthmân
baissa la tête et recula. Abû Talha s’avança et mit le corps de la défunte
dans la terre.
Une autre version :
Le prophète dit : « Ne descends dans la tombe que celui qui n’a pas
touché à ses femmes cette nuit. Y a-t-il parmi vous un homme qui n’a pas
touché à ses femmes ? » ‘Uthmân ne répondit pas. Baissant la tête, il recula.
Abû Talha répondit : « Moi, ô Messager de Dieu ! » Le prophète dit : « Tu
peux descendre et la mettre dans sa tombe. » Toutefois, il rassura ‘Uthmân
en disant : « Si j’avais une troisième fille, je te l’aurais donnée. Et si j’avais
cent filles, je te les aurais données l’une après l’autre. »
N’est-ce pas la figure de Barbe-Bleue ?

Pauvre Oum Kalthûm ! Tu fus mise dans la tombe par les mains d’un
autre homme.
Le mémorial ouvre sur cette violence inouïe : la femme n’a même pas
été pleurée et son corps à peine froid, le mari se servait déjà dans la chair
d’une autre.
Si la mort est scellée par l’acte des funérailles, ce dernier dira à quel
point Oum Kalthûm fut bafouée et la mémoire outragée. L’acte des
funérailles ouvre sur cette blessure de la mort. « ’Uthmân recula. » Oum
Kalthûm n’a même pas eu le respect dû, au-delà de la morte, à la mort.
Violente façon d’en finir avec le motif du double.
Celle dont la maternité est inscrite dans la chair du nom ne donna pas
d’enfants. N’avait-elle pas en elle suffisamment de vie pour se prolonger à
travers ceux qui perpétuent la vie ? Morte Oum Kalthûm d’avoir été
l’assiégée de ce don de soi dans le sacrifice et le chagrin d’une vie.
Elle est partie laissant l’homme « aux deux lumières » qui « recula »
sans verser de larmes.
Il n’a pas pleuré.
Il a seulement reculé.
Pas une larme.
Fâtima

La fille déshéritée

« La Dame, al-bathûl (la vierge), l’impolluée, la fille du meilleur des


hommes, celle dont la géhenne est sevrée » (dans la tradition chiite).
En l’an 5 avant la Révélation, eut lieu la reconstruction de la Ka‘ba. Les
gens de Quraïsh se disputaient la fierté de poser la Pierre noire et chacune
des tribus revendiquait cette faveur. Le sort désigna Muhammad comme
arbitre et il aura le privilège de poser lui-même la Pierre noire.
En cette année mémorable, Khadîja mit au monde Fâtima la benjamine,
née la même année que Hafsa. Elle vint au monde alors que le père, happé
par un ailleurs, se trouvait loin des préoccupations du monde d’ici-bas. Les
sœurs mariées, Fâtima grandira seule ou presque car il y avait son cousin
‘Alî, l’un des fils de l’oncle Abû Tâlib que Muhammad recueillit chez lui. Il
l’élèvera comme son propre fils. ‘Alî grandira dans la même maison que
Fâtima comme un frère et presque un cousin. Il fut le premier enfant à
croire en Muhammad, le premier enfant à devenir musulman.
Fâtima avait cinq ans lorsque survint la Révélation. Elle assista, enfant,
à la naissance de l’islam. Elle sera témoin du siège, des ravages de la
famine. On raconte qu’un compagnon du prophète dit : « Pendant le siège,
j’ai mis quelque chose dans ma bouche. Je ne sais toujours pas ce que
c’était. » Frappée comme tous les assiégés, exténuée par les événements
graves qui se déroulaient sous son regard d’enfant, elle restera frêle et sa
maigreur bien visible, da‘îfa (fragile), nahîlat al-jism (maigre).
Petite, elle assista à l’exil de sa sœur Ruqaya, à la souffrance d’Oum
Kalthûm, à la perte de sa mère et aux mauvais traitements infligés à son
père.
On raconte :
Un jour, son père allait vers la Ka‘ba. Lorsque les gens de Quraïsh le
virent, ils l’encerclèrent en criant : « Est-ce toi qui critiques nos
divinités ? » Et le prophète de répondre : « Oui, c’est bien moi. »
On raconte : Fâtima pleurait de voir un homme tirer Muhammad par les
pans de ses habits et le malmener tandis qu’Abû Bakr criait : « Tueriez-vous
un homme qui dit “mon Seigneur est Allah” ? » Les hommes étaient
déchaînés. Le regard empli de haine, menaçant, ils
traînèrent Muhammad par la barbe et le frappèrent jusqu’à ce que le sang
giclât de sa tête. Il quitta la Ka‘ba, marchait et, tout au long du chemin, les
gens, libres ou esclaves, l’insultaient et démentaient sa prophétie.
Terrorisée, Fâtima suivait de près.
L’amour qu’elle éprouvait pour son père rendait plus lancinante sa
douleur. Elle vivait dans sa chair ce qu’il vivait, souffrait de ce qu’il
endurait, sentait dans son propre corps la brûlure des pierres qu’on jetait sur
lui.
On raconte que lorsqu’elle prit avec sa sœur Oum Kalthûm le chemin
du nord pour Médine afin de rejoindre leur père, sur la route à la sortie de
La Mecque, un nommé Al-Huwaïrith ibn Naqîd ibn ‘Abd ibn Qasî les
poursuivit et les rattrapant les arracha à leur monture. Blessées, les deux
sœurs marchaient, faisant le chemin à pied jusqu’à Médine. Des années plus
tard, Al-Huwaïrith sera décapité par celui qui deviendra le mari de Fâtima.
Médine. Terre d’asile, mais non havre de paix. Elle qui perdit toute
petite sa mère devait composer avec toutes les coépouses du père. Comment
ne pas ressentir davantage la nostalgie pour la mère dont elle fut trop tôt
sevrée ?
Elle grandit à Médine. Les prétendants ne manquaient pas. On cite
d’abord Abû Bakr, le père d’Aïsha, et ‘Umar le père de Hafsa. Chacun des
beaux-pères de Muhammad voulait goûter à l’honneur d’être le gendre.
Mais ce dernier avait déjà pris sa décision : elle sera à ‘Alî, cousin et fils
adoptif. Issu de la même famille, circule en lui le même sang hashimite.
Elle grandit sous ses yeux, cousine et sœur. Il la vit rire, souffrir et pleurer.
On raconte qu’elle fut triste de la décision de son père : pourquoi la
donner au plus pauvre de Quraïsh ? En quoi était-elle inférieure à ses
sœurs ? Zaïnab n’avait-elle pas été donnée à un homme riche et noble ?
Ruqaya et Oum Kalthûm n’avaient-elles pas été les femmes de deux
hommes extrêmement fortunés avant l’arrivée de ‘Uthmân, l’homme
prospère ? Pourquoi la donner à ce cousin qui est fort indigent ? Mais le
prophète lui dit : « Je jure de t’avoir donnée à celui qui possède la science,
la sagesse et la foi. »

On raconte :
Timide, ‘Alî n’osait pas faire la première fois sa demande en mariage.
La seconde fois, il dit : « Dhakartu Fâtima, je parle de Fâtima. » Le
prophète répondit : « Ahlan wa sahlan, sois le bienvenu. » La troisième
fois, il osa poursuivre : « Je désire demander la main de Fâtima. » Le
prophète le questionna : « Qu’as-tu à lui donner ? » Il répondit : « Je n’ai
rien. » Mais le prophète lui rappela une cuirasse qu’il gagna après la bataille
de Badre. On dit qu’il partit en courant chercher la cuirasse, la vendit et
retourna voir le prophète avec les quatre cent soixante-dix dirhams que
‘Uthmân lui donna comme prix. Ce fut la dot de Fâtima. Khadîja n’étant
plus de ce monde, c’est l’une des épouses du père, Oum Salama, qui
prépara la jeune mariée.
Elle avait dix-huit ans. Après la prière du soir, le prophète bénit le
mariage. Fâtima continuait à pleurer. Mais son père lui dit qu’il la laissait
chez le musulman à la foi inébranlable, à la science immense et à la haute
moralité.
Fâtima, en cette nuit de noces, a certainement pensé à sa mère perdue
trop tôt. Son père l’aurait-il donnée à ‘Alî si sa mère était encore de ce
monde ? Elle l’aurait sûrement protégée. N’était-elle pas la plus riche et la
plus noble de Quraïsh ? Pourquoi l’avait-elle abandonnée ?
Abandonnée ! La maison de ‘Alî étant loin de la demeure
paternelle, Muhammad demanda à son voisin Hâritha ibn An-Nu‘mân de lui
céder sa maison afin que Fâtima ne fût pas loin de lui. Elle restait proche de
son père. Mais on raconte que sa vie était faite de misère : un hiver, les deux
époux étaient couchés sur leur lit khashin (rugueux, dur) essayant de dormir
en vain à cause du froid qui était qâris. Qâris se dit d’un insecte qui pique,
du froid qui pénètre la chair, agresse la peau, la lacère et ne cesse de la
zébrer jusqu’au saignement. La porte s’ouvrit. Et le Messager de Dieu
rentra. Il les trouva recroquevillés sous une couverture trop courte et sans
épaisseur qui ne pouvait couvrir ni la tête ni les pieds. Le père fut si saisi
par la triste scène qu’il eut les larmes aux yeux.
Sa vie jalonnée de deuils et de misère, Fâtima était aux prises avec
l’angoisse de perdre son père lors d’une bataille ou de voir affluer d’autres
veuves, butin du père ou d’un mari réputé pour sa rudesse. On parle à son
sujet de ghalâza, ̣ sarâma, khushûna, dureté, sévérité et rudesse. On raconte
que le foyer était souvent secoué par les disputes et que le prophète disait
lorsqu’il arrivait à réconcilier les deux époux : « Comment ne pas être
heureux alors que je viens de rapprocher les êtres les plus chers à mon
cœur ? »
Cependant, un jour, Fâtima apprit que ‘Alî désirait se remarier. Il avait
en effet demandé la main de la fille de ‘Amrû ibn Hishâm ibn al-Mughîra
Al-Makhzûmî. Fâtima alla voir son père et dit ces paroles : « ’Alî veut
épouser la fille d’Abû Jahl. »
La polygamie était autorisée. C’est même le père-prophète qui la fixa
par le Texte. Et les musulmans avaient épouses et concubines. Le prophète,
âgé de cinquante-sept ans, était l’époux de Sawda, Aïsha, Hafsa, Oum
Salama, Zaïnab… La loi islamique était donc du côté de ‘Alî. Et Fâtima
savait parfaitement que son mari ne transgressait en rien la loi coranique.
Cependant, la fille interpella son père. Et le père souffrait de la souffrance
de sa benjamine, la plus chère de ses enfants, celle qui lui donna des petits-
fils, Hasan et Husein, les enfants de la chair. Il dit un jour : « Tous les
enfants appartiennent à leur père, excepté les enfants de Fâtima. Ils sont
mes enfants. » Comme il dira : « Ce sont mes fils et les fils de ma fille. Je
les aime. Seigneur ! Aime-les et aime ceux qui les aiment ! » N’a-t-il pas dit
à Fâtima le jour où il entendit Husein pleurer : « Ne sais-tu pas que ses
pleurs me chagrinent ? » Fâtima eut une fille après les deux garçons. Et le
prophète l’appela Zaïnab en souvenir de sa fille Zaïnab. Deux ans plus tard,
elle eut une quatrième fille que le prophète nomma Oum Kalthûm. Il était
heureux de ces naissances, lui qui perdit l’une après l’autre ses filles
enterrées à Médine, qui portait dans ses entrailles le corps de son père
‘Abdallah éteint, alors qu’il était encore dans le ventre de sa mère Amîna,
morte lorsqu’il avait six ans.
La phrase de Fâtima était courte. Incisive. Pourtant, elle exprimait la
colère, le refus, l’indignation et la détresse. Et le prophète qui accorda aux
hommes le plaisir de la polygamie bravera pour sa fille les règles qu’il a lui
même établies et dira haut et fort devant la Communauté : « Je n’interdis
pas ce que Dieu a rendu licite ni n’autorise ce qui est interdit. Mais Dieu
n’accepte pas que la fille du Messager de Dieu et la fille de l’ennemi de
Dieu soient sous le même toit. Si ‘Alî désire prendre une autre épouse, qu’il
divorce d’abord avec ma fille. »
Certes, Abû Jahl était un ennemi farouche et cruel et Muhammad rendit
sa mort licite. Il fut décapité et sa tête posée devant le prophète qui loua le
Seigneur. La fille de cet homme pourrait-elle être la coépouse de Fâtima ?
Ceux qui relatent l’histoire oublient qu’Oum Habîba épousa le prophète
alors qu’elle était la fille d’Abû Sufyân, réputé pour son incommensurable
haine pour Muhammad, que la fille d’Abû Jahl était née musulmane et que
le prophète avait des épouses dont les pères étaient hostiles à la nouvelle
religion. Muhammad ajouta : « Je crains que Fâtima ne souffre dans sa
foi », sa foi dans l’amour d’un père qui poursuivit : « Fâtima minnî. Fâtima
est une partie de moi. Ce qui la chagrine me chagrine. »
Une partie de lui, si profondément inscrite dans sa chair qu’il lui promit
sur son lit de mort qu’elle ne lui survivrait pas.
On raconte qu’en cette année 11 de l’hégire, Fâtima alla voir son père
en pleurant et qu’elle souriait en partant. Son père lui promit sur son lit de
mort qu’elle serait la première à le rejoindre. Les deux destins étaient ainsi
scellés. À la vie, à la mort. Père et fille liés par une promesse. Nulle vie
pour la fille après la mort du père. Nul départ pour le père s’il n’est suivi de
celui de sa fille.
Le prophète meurt. On se rassemble à Saqîfa. On oublie de l’enterrer
pendant qu’on discute de la succession. Le cadavre oublié commence à
exprimer sa présence par l’odeur qui s’en dégage. Comment laisser la terre
se repaître de l’être immensément cher ? N’est-il pas celui sur qui elle
portait tout l’amour qu’elle éprouvait pour sa mère ? Et par son amour, le
père tentait de panser la béance de la douleur provoquée par la perte de la
mère. Il ne le savait que trop, lui, qui vécut la perte de sa mère exactement à
l’âge où sa fille perdait la sienne. N’est-ce pas pour cette fille qu’il a bravé
les lois du ciel en criant devant la communauté : « Fâtima minnî » ? Ne lui
a-t-il pas promis d’être la Dame du paradis lorsqu’il serait le seigneur le
jour du Jugement dernier ?

À Saqîfa, ‘Umar écarta les Ansâr, les gens de Médine, faisant triompher
ainsi la loi de la tribu. Il imposa Abû Bakr, mecquois et beau-père du
prophète, comme calife. On raconte que ‘Alî, cousin et gendre
de Muhammad, désirait succéder à la tête de la Communauté et que Fâtima
refusa de prêter allégeance à Abû Bakr.
Pourquoi ce refus ? Par amour du pouvoir ?
Lisant entre les lignes, nous trouvons avant le vœu de mort une
promesse de vie : Fâtima refusa de faire allégeance à Abû Bakr non pas
parce que son époux avait été écarté du pouvoir, mais parce que le nouveau
calife lui refusa le fadak promis par le père alors qu’elle était encore une
petite fille.
Tabarî relate l’événement en quelques lignes des six volumes qui
constituent Les Chroniques :
Abû Sâlih Ad-Darârî raconte. Il dit : « ‘Abd Ar-Razzâq ibn Hammâm
nous dit d’après Ma‘mar, d’après Az-Zahrî, d’après ‘Urwa, d’après Aïsha
que Fâtima et Al-‘Abbâs allèrent chez Abû Bakr afin de demander
l’héritage qui leur échoyait après la mort du prophète sur lui le salut et la
paix. Ils demandaient leur part de la terre de fadak. Mais Abû Bakr leur dit :
“J’ai entendu l’Envoyé de Dieu dire : ‘On n’hérite pas de nous. Ce que nous
laissons est une aumône.’ Et je jure que je n’abandonnerai pas
l’enseignement de l’Envoyé de Dieu.” Fâtima le désavoua et ne lui adressa
plus la parole jusqu’à sa mort.” »
Abû Bakr poursuivit : « Je ne peux le faire bien que tu sois plus chère
que ma fille Aïsha. » Fut-elle vraiment l’objet de son amour ou la demande
en mariage signifiait-elle le désir de renforcer davantage le lien
avec Muhammad « auquel Abû Bakr aurait tout donné » ? Ce « tout » des
historiens est loin d’être simple. Quelle rivalité entre ces deux êtres (la
femme et l’homme, la fille et le compagnon) dans l’approche amoureuse ?
Réclamant le fadak, Fâtima signifiait qu’elle était la fille de son père et
non d’un prophète. Elle réclamait l’héritage du père pour retrouver sa place
de fille, elle qui était la mère de son père. On raconte que lorsque le
prophète dit que ses épouses seraient les Mères des croyants, elle s’écria :
« Et moi ? » Et Muhammad de répondre : « Si elles sont les Mères des
croyants, toi tu es ma mère. » Insolite généalogie qui l’institue comme la
mère de son père, lui qui s’est proclamé le père des enfants de la fille. Elle
demanda l’héritage afin de retrouver sa place de fille au sein de la
généalogie et pouvoir remettre en mouvement les sentiments figés par la
confusion des places et des générations. Son père lui promit qu’elle ne lui
survivrait pas. Elle acquiesça à ce désir du père. Néanmoins, avant de
mourir elle souhaitait se réapproprier sa place dans la filiation.
Mais l’héritage lui fut refusé. Elle s’enfermera chez elle et boudera alors
la Communauté qui condamnait la fille à demeurer sans héritage. ‘Umar,
plus explosif qu’un volcan, aussi froid que l’acier, ira la voir pour la
menacer. Inflexible, telle une Antigone, elle osera lui rappeler les lois de la
filiation. Devenu Maître de la Cité du vivant d’Abû Bakr, il ne supportait
pas l’affront d’une femme. L’ancien prétendant éconduit par le prophète
frappa la fille du prophète. Elle fut battue alors qu’elle était enceinte. Elle
perdit l’enfant qu’elle portait. L’orpheline devint thaklâ (mère endeuillée).
Outragée, elle, la fille de celui qui fut le guide pour la Communauté, malade
et frêle, elle resta néanmoins inébranlable quant à son désir. Et faute d’avoir
eu l’héritage prometteur de vie, elle s’abandonna à la promesse de suivre
son père. Elle se mura dans son silence. La mort ne pouvait être plus
mutique. Sa maison deviendra la Maison des afflictions, bayt al-ahzân,
aujourd’hui détruite par les wahhabites qui rasent tous les vestiges.
Dans cette maison qui était la sienne, « elle fondait chaque jour de
chagrin. Ses enfants la regardaient avec tristesse, l’éclat de ses jolis yeux
s’éteignait petit à petit. La mort marchant vers elle afin qu’elle rejoignît son
père et ses sœurs bien-aimées ». Elle meurt quelques semaines après son
père. Son dernier lieu sera inconnu. Enterrée en secret, sa tombe se trouvera
dans trois lieux différents, effritée ou composée comme une figure du rêve.

La mélancolie de Fâtima fut-elle la réaction à la mort de son père ou


l’amour de ce dernier était déjà une réaction au mal-être de sa fille ? Elle,
dont le prénom porte dans ses plis deuil et sacrifice (puisqu’il signifie : la
jeune chamelle sevrée qui est immolable au pèlerinage), fut avant le décès
de son père la première des munâdibât (pleureuses silencieuses) et
s’appelait déjà Dhât al-ahzân (la dame des afflictions). Elle sera, au sein de
l’islam, la seule femme à laquelle fut accordée par le père la faveur d’aller
au cimetière (manière de se recueillir sur la tombe de sa mère). Depuis,
c’est grâce à Fâtima que les femmes vont une fois par semaine (le vendredi)
prier dans les cimetières.
Dans son désir radical, portée par la promesse du père, Fâtima incarnera
ce désir de mort. Certes, la promesse du père est un empiètement de la mort
sur la vie. Toutefois, la mort de son père réactive une première perte
survenue trop tôt dans la vie de la fille, celle de la mère dont elle sera
précocement sevrée. Le lien intense au père sera une tentative de combler la
béance creusée par la perte de sa mère et donc une tentative d’offrir à la
petite fille une survie psychique. Et dans cette intensité du lien au père, elle
sera plus la fille du père que la mère de ses enfants.
« J’allai le voir, les larmes aux yeux. Il était malade et je craignais le
pire. Il m’accueillit avec un grand sourire. Il me dit que je ne lui survivrais
pas, que je serais la première à le suivre. J’étais ravie. »
Dans cette intensité du lien (au père) elle sera, dans l’imaginaire
musulman, la pure, l’impolluée, la vierge. On va jusqu’à écrire qu’elle
redevenait vierge après chaque rapport sexuel avec son mari. Une manière
de dire qu’elle était tout amour pour le père et qu’aucun homme n’a pu lui
ravir son cœur. Elle deviendra dans l’au-delà la Dame du paradis qui trônera
à côté de son père.
Néanmoins, avant de le retrouver, elle désirait s’inscrire dans la lignée
des enfants et réclama ce qui lui revenait de droit : l’héritage du père pour
retrouver sa place de fille. Lorsqu’elle l’appela un jour « Ô Messager de
Dieu ! », ce dernier l’apostropha : « Dis “père”, car cette appellation vivifie
le cœur. » Mais promettre à sa fille qu’elle le rejoindrait, c’est lui ôter la
possibilité de rester en vie. La revendication de Fâtima était un souhait que
le deuil pût se mettre en mouvement afin de pouvoir rester en vie. Mais la
communauté la condamna à rester fidèle à ce refus de rester en vie. Ni
morte ni vivante jusqu’à la fin de sa courte vie. Son silence était le silence
d’une agonie d’avant la mort. Le père certes est mort. Mais du disparu,
semblait dire Fâtima, il doit rester quelque chose. Or, ce quelque chose lui
fut refusé. Sa mélancolie découlait de cette impossibilité de constituer un
reste. Lui refuser l’héritage du père, c’est la figer dans une immortalité du
père. L’héritage devenait la relique qui lui aurait permis d’historiser la mort.
La revendication était pour qu’elle pût recomposer, psychiquement, une
figure du père qui soit mortelle, c’est-à-dire humaine. L’héritage refusé, elle
conservait en elle, malgré elle, le mort vivant qui commençait à se
décomposer avant d’être inhumé.
Le désir de Fâtima fut double : se réapproprier la place dans la
génération et relancer le fantasme de la petite fille. Sa révolte contre les lois
de la Cité restant lettre morte, elle s’enferma dans un monologue mortifère
de la souffrance. La répression sociale et politique n’a pas permis un
mouvement d’expression chez la fille. Plutôt une fossilisation.
‘Umar et la Communauté la fixaient à cette identification au mort et à la
mort de ceux qu’elle a aimés. En outre, lui refusant l’héritage, ne l’a-t-on
pas laissée face au démoniaque du disparu ? Façon exemplaire pour la
Communauté d’exprimer son ambivalence vis-à-vis du prophète mort.
D’abord le cadavre décomposé, ensuite la violence du maître de la Cité qui
va jusqu’à battre la fille d’un prophète qui a bravé les lois du ciel pour
l’amour de sa fille ? On dit que les Arabes n’ont pas écrit de tragédies.
Toute leur histoire est une immense tragédie. Cette mise en scène
spectaculaire des chiites pleurant l’assassinat de Husein (le fils de Fâtima
qui devint martyr) ne couvre-t-elle pas une condensation où les larmes des
fils enlacent les pleurs de la mère traitée injustement et morte esseulée
« comme une louve », dira Louis Massignon ?
Morte, elle fut lavée par Asmâ’ bint ‘Umaïs. Respectant la volonté de la
défunte, Asmâ’ refusa à Aïsha la possibilité d’entrer dans sa chambre
mortuaire.
Fâtima sera la Mère des deux martyrs : Hasan et Husein, les deux petits-
fils du prophète qui seront assassinés par les soldats de Mu‘âwiya, frère de
Ramla bint Abû Sufyân, Oum Habîba, femme de Muhammad.
Après la mort de Fâtima, ‘Alî prêtera allégeance à Abû Bak et aura
plusieurs épouses.

Fâtima ! Toi l’inflexible qui fus battue, toi qui perdis ton enfant parce
que battue. Toi qui osas affronter celui qui désirait te posséder et qui fut
éconduit, tu ne le verras pas prendre ta fille en mariage prématuré.
‘Umar qui n’a pas obtenu Fâtima aura sa fille, une fois la mère morte, et
Oumâma, la fille de Zaïnab, remplacera sa tante Fâtima dans le lit de ‘Alî,
l’homme à l’immense science et à la haute moralité dont la mort de Fâtima
le délivra de la monogamie.
ET GABRIEL LEVA LE VOILE
Aïsha

La petite rouquine

Muhammad fit un songe : l’Ange Gabriel lui présente dans un drap en


soie un bébé emmailloté et lui dit : « Voici ton épouse. Retire-lui son
voile ! » Muhammad s’exécute. L’insolence d’une vision ! La frayeur d’une
image ! C’est le visage d’Aïsha. Est-ce possible ? La fillette n’a que six ans
et lui, la cinquantaine. Par deux fois le même songe. Par deux fois, le même
visage. La troisième fois, le prophète demande à l’Ange de lever lui-même
le voile. Celui-ci s’exécute et c’est le visage d’Aïsha qui apparaît. « Dieu en
a décidé ainsi, conclut le prophète. Dieu me l’ordonne. »

On raconte :
Dans l’immensité du désert, par une nuit étoilée, après s’être lovés sur
les zébrures du sable, après avoir assouvi la faim qui tiraillait leur jeune et
beau corps, deux amants cheminent lentement vers la caravane. La femme
est assise sur le dos du chameau et l’homme tient la bride.
On parlera peu de l’homme, mais beaucoup de la femme. Il s’appelle
Safwân. Et elle, Aïsha. Elle est l’épouse du prophète, l’une des épouses du
prophète. La plus chère, dit-on, et la plus jeune. Aïsha, l’amante de l’Aimé
de Dieu.
Médine est en effervescence. On devise à Médine. On médit à Médine :
l’épouse du prophète est adultère. « Qui pourrait la blâmer ? Safwân est
plus jeune et plus beau que Muhammad », osent dire certains. Mais aussi :
« Il faut la répudier car elle a entaché l’honneur du prophète et a compromis
la prophétie. »
Alitée, ignorant ces rumeurs, Aïsha remarque que son époux a changé.
Il est moins tendre, plus sévère, soucieux. N’est-elle plus sa bien-aimée ?
L’élue, celle que le ciel donna à son Envoyé ?

1.
Se pensant possédé, Muhammad allait se jeter de la falaise, mais il fut
arrêté par l’Ange et rejoint plus tard par Khadîja et son ami fidèle Abû
Bakr, venu lui annoncer la nouvelle de l’accouchement de sa jeune épouse
Oum Rûmân. Grâce à l’assistance de Khadîja, la jeune mère fut délivrée.
Oum Rûmân souffrait car le bébé ne voulait pas sortir. On alla chercher
Khadîja car ses mains avaient la vertu d’apaiser son époux lorsqu’il était
souffrant. La Dame de Quraïsh vint mettre ses mains sur le ventre d’Oum
Rûmân. Sans elle, la jeune mère serait peut-être morte.
Abû Bakr, déjà père de ‘Abdallah et d’Asmâ’, nés d’un premier
mariage, poursuit : « Oum Rûmân mit au monde une fille, une rouquine. »
On dit qu’il fut effrayé par sa rousseur et qu’il ne savait pas s’il allait la
garder vivante. Muhammad fit remarquer qu’à cette heure l’Ange Gabriel
s’était montré à lui. Elle s’appellera Aïsha, la Vivante, fille de ‘Abdallah ibn
‘Uthmân ibn ‘Âmir ibn Ka‘b ibn Sa‘d ibn Tîm ibn Murra ibn Ka‘b le
Quraïshite et d’Oum Rûmân bint ‘Âmir de la tribu de Kinâna.
Elle est née après la Révélation.
Cheveux flamboyants, peau blanche et taches de rousseur, Aïsha était
dotée d’une admirable beauté et d’une grande vivacité d’esprit. Remarquant
l’intelligence de sa fille, le père lui inculqua des rudiments du savoir :
histoire des peuples et des tribus de l’Arabie, leurs généalogies, les piliers et
les arcanes du monothéisme musulman. Toutefois, comme toute petite fille,
elle aimait jouer et s’amuser avec ses amies. Elle aimait rire de ce rire
enfantin qui emplissait l’horizon et donner des réponses savantes qui étaient
des paroles de petite fille.
Nous lisons :
« La voix de Muhammad, l’ami de son père, se fait entendre :
“Voilà de drôles de jouets.
– Ce sont des chevaux ! répond Aïsha qui venait juste d’avoir six ans.
– Les chevaux n’ont pas d’ailes, rétorque-t-il.
– Et les chevaux de Salomon ?
– Tu es bien savante, petite rouquine !” »
Elle aurait pu continuer à jouer comme joue toute petite fille, à se
balancer au rythme de la balançoire qu’elle chérissait ou avec les poupées
qu’elle appelait ses petits. Elle aurait pu continuer à grandir comme
grandissent les petites filles. Mais elle fut propulsée à l’âge de six ans vers
un destin singulier. Elle fera son entrée dans l’Histoire sur la parole d’une
femme jointe à la vision d’un ange présentant à Muhammad un bébé
emmailloté.
On raconte que Khaoula dit au prophète de Dieu :
« Ô Messager de Dieu ! Pourquoi ne te remaries-tu pas ?
– Qui ?
– J’ai aththîb (la non-vierge) et al-‘adhrâ’ (la vierge). Laquelle choisis-
tu ?
– Qui est aththîb et qui est al-‘adhrâ’ ?
– Sawda et Aïsha.
– Va et demande pour moi les deux. »
Dans une autre version :
« Si Sawda consent au mariage, dit le prophète, demande-lui de
chercher un témoin. Ensuite, va et demande pour moi Aïsha. »
Dans une autre version :
« Tu ne peux rester seul ô Messager de Dieu, dit Khaoula. Il y a aththîb
et al-‘adhrâ’. La première est Sawda qui est veuve car son mari est mort
lors de la première bataille contre les Quraïshites.
– C’est bien, dit le prophète. Maintenant, dis-moi qui est la vierge.
– Aïsha, la fille de ton meilleur ami Abû Bakr.
– Tu iras d’abord chez Sawda. Si elle accepte ta proposition, qu’elle
cherche un homme pour nous marier. Ensuite va voir Abû Bakr.
– C’est un grand honneur pour l’une et pour l’autre », dira Khaoula.

Sawda répond que son sort est entre les mains du Messager de Dieu.
Abû Bakr, en revanche, est perplexe. Sa fille est déjà promise au fils de l’un
de ses associés. En outre, elle est trop jeune pour un homme qui pourrait
être son grand-père. Il trouve à dire : « Comment donner ma fille à mon
frère ? » Et le prophète de répondre : « Nous ne sommes frères qu’en islam.
Ce mariage est licite. Et ta fille me convient (tasluhu lî). » Dans une autre
version : « Nous ne sommes frères qu’en islam et c’est Aïsha que je veux. »
Le prophète de Dieu prendra pour femme Sawda en attendant qu’Aïsha
grandisse. On lit : « Accaparé par les affaires politiques, il prit Sawda car il
lui fallait une femme dans son foyer et dans son lit. Et Sawda était une
experte et non une novice nécessitant du temps, de la patience et de
l’attention. Pendant qu’il se satisfaisait auprès de Sawda, il rêvait d’Aïsha. »
Aïsha apprit de sa mère la nouvelle de ses fiançailles avec le prophète,
mais elle continua à jouer avec ses poupées dans l’ignorance de ce qui était
en train de se tramer pour elle.
On interdit à la petite rouquine de sortir de la demeure paternelle car
elle est désormais la fiancée du prophète. Les fillettes continuent à lui
rendre visite pour jouer avec elle. Parfois, Muhammad se joint à elles.
Lorsqu’ils sont seuls, il lui raconte des histoires fabuleuses. La fillette est
charmée par la beauté de l’extraordinaire et sa magie. Elle l’écoute avec
ravissement comme sait écouter un enfant lorsqu’on déploie devant ses
yeux les horizons du fabuleux et qu’on l’invite à voyager dans les contrées
de l’imaginaire.
Fille de l’islam, pétrie de son enseignement, elle demande ce qu’elle
doit faire pour plaire au Tout-Puissant. « Chérir sa parole et la respecter »,
répond le futur époux.

2.
« Encore ! Plus fort », dit-elle à ses amies qui la poussent à la
balançoire. Ses cheveux flamboyants s’éparpillent dans l’air. Son souffle est
haletant et son rire, à la hauteur de sa joie.
De ce monde du jeu de la balançoire, elle se trouve propulsée dans un
univers qui fera d’elle l’épouse du prophète. Elle avait neuf ans, dans
d’autres versions huit ans. En fait, les mois du calendrier musulman sont
lunaires. Neuf ans dans le calendrier de l’hégire équivalent aux huit ans du
calendrier de l’ère chrétienne.
« Nous étions à Médine, dans la maison d’Al-Hârith, raconte Aïsha. Le
Messager de Dieu arriva. Des hommes et des femmes s’assemblèrent autour
de lui. Ma mère vint vers moi alors que j’étais sur la balançoire. Elle
m’essuya le visage avec un peu d’eau fraîche et me conduisit à l’intérieur
de la maison. J’étais essoufflée. Lorsque ma respiration se calma, elle
m’introduisit auprès du Messager de Dieu qui était assis sur un lit parmi des
gens d’Al-Ansâr. Elle me mit dans son giron, disant : “C’est ta famille
désormais. Que Dieu vous bénisse !” On n’immola pas d’animaux. J’étais
une fillette de neuf ans. »
Ni musique, ni festin. C’est ainsi qu’elle devint « l’épouse-enfant ».
Jamais les historiens ne se sont arrêtés sur la violence d’une telle
expression. L’épouse réconforte, accueille dans ses bras, prend et donne, se
donne en prenant, connaît le plaisir de la chair et les péripéties de la
sexualité. Alors que l’enfant parle une autre langue, celle de la tendresse.
Arrachée au monde des fables et des histoires que lui contait l’ami de
son père, la voici dans cette chambre, désormais la sienne, qui contraste
avec la richesse de la demeure paternelle : une natte pour couvrir le sol, un
coffre pour les vêtements, des coussins pour s’asseoir et, dans un coin, une
bassine et une jarre.
La petite fille promène son regard, baisse les yeux, confuse, ne sachant
pas ce qu’on attend d’elle. Épuisée par la balançoire et toutes les émotions
de la journée, elle se jette sur la couche. Le sommeil plie ses jolis cils. Le
mari regarde. On raconte que son cœur à lui chavire. Le bébé de l’Ange est
une fille « dont la splendeur prometteuse est indéniable ». Il l’embrasse.
Elle ouvre les yeux, ne comprenant pas, craintive, elle recule.
Nous lisons : « Miel de mon cœur. Je ne te ferai aucun mal. Viens te
blottir dans mes bras et laisse-moi te serrer contre moi. Je t’apprendrai les
milles douceurs des jeux du corps. Tu es ma femme, celle que Dieu m’a
choisie. Tu es aussi une bien jeune fille que je dois protéger. » Il caresse,
cajole, « avec un talent parfait, il multiplie à l’infini les jeux de séduction
qui font naître le désir et ouvre la porte du plaisir ».
Depuis les premières années de l’hégire jusqu’à aujourd’hui, on écrit
sur le plaisir du prophète et la virginité d’Aïsha.
Dans cette contrée de l’Arabie, la tradition accordait à la femme veuve
ou divorcée trois jours et trois nuits (ou quatre jours et quatre nuits). En
revanche, sept jours et sept nuits étaient alloués à la vierge.
Pendant ces jours et ces nuits, la servante de Sawda préparait à manger
et déposait le plat devant la porte de la couche de la nouvelle épouse. Plus
tard, lorsque le mari reprit ses occupations, Aïsha continua à jouer à la
poupée, seule ou avec ses amies. Lorsque le Messager de Dieu rentrait chez
lui, amusé, il rappelait auprès de sa femme les camarades de jeu qui
s’enfuyaient à sa vue. Mais le soir, il lui faisait découvrir le plaisir de la
chair. Et dans ses bras, il recevait la Révélation.

3.
La bataille de Badre fait de Muhammad un chef puissant et aux yeux de
la petite rouquine, un roi.
Sawda pleure ses morts tués par l’armée de son époux. Découvrant des
prisonniers de son clan, elle hurle : « Pourquoi n’êtes-vous pas morts
comme mon père et son frère ? » Hors de lui, Muhammad s’écrie :
« Sawda ! Tu oses exciter les infidèles contre Dieu et contre son
prophète ? » Furieux, il la répudie. Douloureusement, la mort dans l’âme,
Sawda dit : « Garde-moi et je fais don de ma nuit à Aïsha. Je sais qu’elle est
ta préférée. »
C’est à ce prix qu’elle pouvait rester épouse du prophète et être admise
le jour de la Résurrection au paradis. Muhammad accepta. On raconte
qu’Aïsha fut heureuse de l’avoir pour elle seule.
Toutefois, la guerre ne laisse pas seulement butins et trophées, mais des
veuves. Hafsa, la fille de ‘Umar, a perdu son mari dans le combat. Elle n’a
que dix-huit ans. Son père la propose à Abû Bakr, le père d’Aïsha, qui
décline l’offre. Il la propose à ‘Uthmân qui vient de perdre son épouse
Ruqaya. Mais il refuse également. Dépité, ‘Umar se plaint au prophète qui
répond : « Épousera Hafsa celui qui est meilleur que ‘Uthmân et épousera
‘Uthmân une meilleure que Hafsa. » Muhammad prend Hafsa et donne sa
fille Oum Kalthûm, la sœur de Ruqaya l’épouse défunte, à ‘Uthmân.
On dit que Muhammad avait besoin du puissant ‘Umar, grand stratège
et excellent guerrier.
Aïsha est frappée au cœur. Pourquoi son époux ne se contente-t-il pas
d’une seule femme comme il l’a fait du temps de Khadîja ? À vrai dire, le
souvenir de la première épouse n’a jamais cessé de hanter Aïsha qui était
toujours tiraillée par le fantôme de la défunte, comme elle ne pouvait
oublier la réplique de son époux lorsqu’elle a traité Khadîja de vieille. « Par
Dieu, dit-il, elle a cru en moi quand les gens se montraient impies. Elle a
tenu pour vrai ce que je disais au moment où les gens me traitaient de
menteur ! Elle m’a secouru avec ses biens quand tous m’en privaient. Elle a
été la femme qui m’a donné deux garçons. » Cette Hafsa qui arrive lui
donnera-t-elle un garçon ? Comment rester l’élue ? On raconte que Sawda
l’a rassurée, énumérant sa fraîcheur, sa beauté et la virginité qu’elle offrit à
son époux. Toutefois, la petite rouquine espère en secret avoir un enfant.
Elle est certes trop jeune. Mais un jour, elle le lui donnera.
Après les quatre jours et quatre nuits passés avec Hafsa, Aïsha gardera
le privilège de deux nuits.

4.
La guerre d’Uhud est terrible pour les musulmans, vaincus par les
Quraïshites. Le prophète échappe à la mort, mais il a une dent cassée et une
entaille dans la joue. Aïsha suit son époux qui lui montre l’œuvre de
la guerre et du trépas : des éventrés, des corps défigurés et le sang des
humains répandu sur le sable. Aïsha reste livide, sans mot devant toute cette
cruauté.
Les guerres et les traités s’enchaînent et les mariages
aussi. Muhammad épouse Zaïnab veuve de ‘Ubaïda. Nous sommes au début
de l’hiver de l’an 3 (décembre 625). Zaïnab meurt quelques mois après le
mariage. Réjouies, les coépouses reçoivent les condoléances de la ville.
Mais la chambre de la défunte sera rapidement occupée par Oum Salama,
l’aristocrate à la beauté éblouissante qui a rejeté à plusieurs reprises la
demande en mariage du prophète. Elle n’a cédé que difficilement laissant
cette phrase pour la postérité : « Que ma jalousie est grande ! Mais ma foi
est grande aussi. » Les coépouses espèrent que le prophète se lassera vite de
cette femme dont le corps qui a porté plusieurs enfants flétrira rapidement.
Aïsha est jalouse de cette femme comblée par les joies de la maternité.
Espace où se jouent les frivolités jusqu’à la niaiserie, le harem est aussi
le lieu des batailles les plus cruelles pour qui saura le mieux assouvir le
désir de l’homme. On ne cache plus les hostilités ni les alliances. L’être de
la femme, qu’elle soit aristocrate ou d’origine modeste, juive, chrétienne ou
musulmane sera réduit à ce désir de trôner sur le cœur de l’homme. La
polygamie alimente le sentiment de haine entre les femmes. Chaque femme
devient une ennemie à exterminer. La femme est assujettie au désir de
triompher aux yeux de l’homme. Seul désir, seule ambition à cultiver :
comment le garder ? Comment être la favorite ?

5.
Mais voici l’année 5 de l’hégire qui secoue et bouleverse la Cité. Le
prophète est foudroyé par la beauté de Zaïnab, la femme de son fils adoptif.
Il ne dort plus, répète inlassablement : « Seul Dieu est puissant ! » Le ciel
rend le mariage licite. L’Ange viendra annoncer la bonne nouvelle
à Muhammad qui s’empresse de la communiquer à Aïsha. Celle-ci écoute.
Foudroyée, elle dit : « Dieu se hâte à satisfaire tes désirs. » Son époux
répond : « Tu dois aimer ce qui me rend heureux. »

6.
Des guerres et des ennemis décapités puis jetés dans des fosses,
hommes mûrs ou adolescents et même une femme. On proclame : « Allah
akbar. Dieu est grand ! » Muhammad est désormais un homme fort.
Vainqueur de la guerre, il gagne une esclave juive, nommée Raïhâna. Il la
voulait. Mais elle rejeta le mariage. Aïsha est rassurée. Pétrie
d’enseignement religieux, elle sait que son époux doit se contenter de
quatre femmes. Et il en a déjà quatre.

7.
Le prophète n’allait jamais aux expéditions seul. Ses épouses avaient
l’habitude de tirer au sort pour savoir laquelle était désignée pour
l’accompagner. Dans le gynécée du prophète, on procède au tirage au sort.
Cette fois-ci, c’est Aïsha qui sera désignée. Elle ne cache pas son bonheur
de pouvoir enfin accompagner son époux.
Voulant goûter à la fraîcheur du crépuscule, sous le ciel étoilé, elle sort
du palanquin. De retour, elle constate la perte de son collier et part à sa
recherche. Lorsqu’elle revient, le camp est vide et la caravane, partie. Ceux
qui ont arrimé son palanquin sur le chameau ne s’étaient pas aperçus de sa
légèreté. Elle s’assied à l’endroit du palanquin. Affolée, dans l’immensité
du désert, elle attend. La nuit, nulle âme qui vive. Silence glaçant mêlé, par
moments, au hurlement du vent. Elle attend, recroquevillée. Elle se fait
toute petite, elle qui l’est déjà, petite boule dans l’étendue du désert. Un
jeune homme, Safwân, la retrouve et dit : « Le prophète m’a chargé de
récupérer les objets oubliés. J’ai aperçu un voile blanc et me suis rapproché.
J’ai reconnu les cheveux d’or cuivrés que chacun admirait lorsque
l’obligation de les couvrir n’était pas encore prescrite. »
Elle monte sur le chameau et Safwân la ramène vers Médine.
Dans d’autres versions, elle attend, petite, recroquevillée. Safwân,
chargé de ramasser les objets oubliés, s’est dirigé vers elle car il avait désiré
connaître cette forme aperçue de loin. Découvrant l’épouse du prophète, il
l’invita à monter sur le chameau et la conduisit sans parole vers la caravane.
Les langues se délient et les commérages vont bon train. La femme du
prophète aurait eu une aventure avec le jeune homme. ‘Alî, les découvrant
le premier, en informe le prophète et lui conseille de la répudier. La ville est
secouée. On raconte, on médit. ‘Abdallah ibn Ubaï dit : « Qui pourrait la
blâmer ? Safwân est plus beau et plus jeune que Muhammad. »
Aïsha raconte :
« Lorsque le Messager de Dieu désirait partir en guerre, il demandait à
ses épouses de tirer au sort pour qu’il désignât celle qui allait
l’accompagner. Le sort me désigna. J’accompagnai le prophète de Dieu.
Comme le verset du voile fut révélé, je restais dans ma litière à l’abri des
regards. Lorsque le prophète finit la bataille, il nous demanda de partir. Je
sortis de la litière pour me soulager. Lorsque j’eus fini, je touchai mon cou
et constatai la perte de mon collier. Je commençai à le chercher et
m’éloignai. Ceux qui transportaient la litière partirent sans se rendre compte
que je n’y étais pas. J’étais jeune et mince. Je retrouvai mon collier. Mais
les soldats étaient partis. Je demeurai en ce lieu espérant qu’on allait se
rendre compte de ma disparition. Pendant que je patientais, je fus vaincue
par le sommeil. Safwân ibn al-Mu‘attil vit une tache noire. Il me reconnut
car il m’avait vue avant que les épouses du prophète ne fussent voilées. Je
me réveillai et me couvris le visage. Je jure qu’il ne m’a pas adressé la
parole. Je montai sur la chamelle jusqu’à ce que nous arrivions au camp des
soldats. Les gens parlaient en ville du ifk (calomnie). Je demeurais dans
l’ignorance de ces calomnies, mais remarquai que le prophète n’était plus
aussi tendre avec moi lorsque je me plaignais. Lorsqu’il arrivait, il disait :
“Comment vous vous sentez ?” J’étais surprise mais ne pensais à rien de
mal. Lorsque je fus rétablie, je sortis avec Oum Mistah. Nous ne sortions
que la nuit. Elle trébucha et dit : “Malheur sur Mistah.” Je dis : “Comment
oses-tu injurier un homme qui a participé à la bataille de Badre ?” Elle
répondit : “N’as-tu pas appris ce qu’il avait dit à ton sujet ?” Elle m’informa
ce que les calomniateurs racontaient. La maladie me reprit et je demandai
au prophète l’autorisation d’aller me reposer chez mes parents. Une fois
chez mes parents, j’interrogeai ma mère sur ces bruits qui circulaient à
Médine. Ma mère dit : “Quand une femme est chérie par son mari, elle
attise beaucoup de jalousie.” Je pleurais à chaudes larmes. Le prophète
convoqua ‘Alî ibn Abû Tâlib et Usâma ibn Zaïd afin de les consulter au
sujet de ma répudiation. Ce dernier témoigna en ma faveur disant : “Nous
n’avons jamais remarqué un mal venant de ta famille.” En revanche ‘Alî
dit : “Pourquoi t’imposes-tu ce fardeau alors que les femmes sont
nombreuses ?” […] Je gémissais lorsque le Messager de Dieu arriva et dit :
“Aïsha ! Si tu es innocente, Dieu attestera de ton innocence. Si tu as péché,
demande pardon au Seigneur. Et Dieu te pardonnera.” Je dis à ma mère :
“Peux-tu répondre ?” Elle eut pour réponse : “Je ne sais pas quoi dire.” Je
dis alors : “Je sais que vous avez entendu certaines choses. Si je dis que je
suis innocente, vous ne me croirez pas. Et si j’avoue que j’ai péché — alors
que Dieu sait que je suis innocente — vous me croirez.” Je dis alors comme
le père de Joseph : “Douce patience ! Et c’est à Dieu qu’il faut demander
secours contre ce que vous débitez’.” Je m’allongeai sur mon lit sachant que
j’étais innocente et que Dieu m’innocentera […]. »
Vingt-neuf jours de torture, de doute et de calomnie. Lancinée par
l’angoisse la plus noire, accablée par autant de médisances, elle pleure jour
et nuit. Le prophète reçoit enfin la Révélation qui l’innocente. Il va la voir
en riant et dit : « Dieu t’innocente. » « Ma mère me demanda, raconte
Aïsha, de rejoindre mon mari. Mais je dis : “Je ne loue que Dieu qui m’a
innocentée.” »
La petite rouquine reprend sa place au sein du harem. Les accusateurs :
Hassân ibn Thâbit (le poète du prophète qui aura Sîrîne, la sœur de Maria),
Mistah et Hanna bint Jahsh (la sœur de Zaïnab) recevront cent coups de
verge sur la place publique.
Des versets vont se suivre pour interdire l’adultère, les faux
témoignages et les calomnies.

Les calomniateurs sont nombreux parmi vous […].


Sans la grâce de Dieu sur vous et sa miséricorde,
en ce monde et dans la vie future,
vous auriez été atteints par un terrible châtiment,
à cause du mal dans lequel vous vous êtes lancés,
lorsque vous colportez par votre langue,
et que vous dites de votre bouche
20
ce que vous ne savez pas .

Dix versets qui resteront pour la postérité sur l’histoire du ifk (la
calomnie).

8.
Une captive qui se nomme Juwaïriya, fille d’un chef de tribu, dont la
rançon fut élevée vient solliciter l’aide du prophète. Celui-ci l’épousera. Sa
dot sera son affranchissement. Elle deviendra la sixième épouse. L’ex-
captive devient épouse légitime et sera installée dans la maison du prophète.
Un prophète, disent les ennemis de l’islam, qui bafoue les lois divines en
s’autorisant plus de quatre femmes et dont l’épouse eut une aventure avec
un bel homme.

9.
À l’aube de l’an 7, Aïsha va vers ses quinze ans. Dans le gynécée on
procède à l’habituel tirage au sort pour savoir laquelle des épouses va
accompagner le prophète. C’est Oum Salama qui sera, cette fois-ci,
désignée. Avant son départ, Muhammad demande la main d’Oum Habîba.
Mais avant l’arrivée de cette dernière, il épouse Safiya en attendant que
Raïhâna accepte sa demande en mariage. Oum Salama racontera lors de son
retour au harem que Muhammad n’a pu résister à la beauté exceptionnelle
de la femme. Fou de désir, continue Oum Salama, « le prophète n’a pas
attendu le délai de viduité. Il a ordonné tout de suite le mariage ».
Riche de ses expéditions, le prophète fait agrandir la maison. Il raconte
un rêve à Oum Salama : « La lune entrait en son giron et le croissant de
l’islam lui annonçait le roi du Hijâz. »
« Autre union descendue du ciel », ironisa Aïsha en jetant un regardant
à Zaïnab avant de poursuivre :
« Cela ne peut continuer. La virilité d’un homme a ses limites. »

10.
Invité à se convertir à l’islam, le gouverneur d’Égypte reste évasif, mais
envoie parmi les cadeaux deux sœurs esclaves : Maria et Sîrîne. Le
prophète donne Sîrîne à son poète Hassân et prend la belle Maria. Fort épris
de la belle Égyptienne, il lui rend visite de jour comme de nuit. La jalousie
atteint son paroxysme et Muhammad se trouve contraint à l’installer dans
une maison sur les hauteurs de Médine.
Un jour, Hafsa, regagnant son logis, découvre son époux avec Maria sur
son lit tendrement enlacés. Elle s’écrit : « En mon jour, dans ma chambre et
sur mon lit ? » Muhammad fait promettre à Hafsa de ne pas répandre le
bruit et s’engage à mettre fin à la relation. Hafsa en informe Aïsha, et le
prophète, averti par l’Ange, quitte toutes ses épouses et part s’installer chez
Maria provoquant un véritable cataclysme à Médine. Les pères ont eu peur
de se trouver avec des filles divorcées. « L’islam ne s’en relèvera pas, dit
Abû Bakr. Notre famille en portera la faute. » Et ‘Umar de renchérir : « Il
est temps de ramener ces femelles à la raison. »
Pendant un mois lunaire, les femmes vivent suspendues à la décision
qui tarde à venir. Quel ne fut pas le soulagement des pères de
voir Muhammad revenir à Médine. « L’islam est sauvé », s’écrie Abû Bakr.
Gabriel révéla ce verset : « Les femmes doivent être obéissantes, et taire les
secrets de leurs époux 21 ».

11.
Le prophète fait le pèlerinage, mais ramène une femme : Burra bint
Hârith, rebaptisée Maïmûna. Elle a vingt-sept ans. Gabriel autorisera le
mariage.
Il a soixante ans. Elles sont neuf. Et Aïsha va sur ses seize ans. Elle est
la plus jeune. On répète qu’il n’est plus dans son lit chaque soir, mais
qu’elle garde le privilège de deux nuits.
On parlera de son jeune âge, de sa peau blanche, de ses seins fermes
d’adolescente, de la chevelure flamboyante qui lui donnent le privilège de
la favorite auprès de l’homme qui lui a « enseigné l’art de l’amour ». Elle
était fière de cette allure toujours jeune, d’éternelle enfant. Toutefois, son
univers bascule lorsqu’elle apprend la grossesse de Maria. Lacérée dans sa
chair, Aïsha se sent brisée. De la maternité, elle n’a que le nom. Elle se
souvient du vêtement taché de sperme qu’elle lavait. Depuis le début du
mariage, afin de ne pas déformer ses formes enfantines,
« Muhammad prenait soin de se retirer de son corps ».
Je lui prête ces mots. Elle les a certainement pensés. Il se peut même
qu’ils soient les siens : « Tu me dis ta fierté d’avoir enfin un fils. Penses-tu
à ce que je peux éprouver ? Réalises-tu l’immensité de mon chagrin et
l’étendue de mon affliction ? Tu veillais sur mon corps longiligne. Tu
voulais qu’il restât corps de petite fille. Mais la fille désirait devenir mère.
Et je ne le suis que par le nom. Mère des croyants dont tu fais d’ailleurs
partie ! Combien te faudrait-il de mères toi l’orphelin aux quatre mères sans
compter l’épouse-mère et la fille qui devint ta mère ? Celle dont je fus à
l’âge de neuf ans la belle-mère, moi qui rêvais encore aux poupées. Je les
appelais mes enfants. Quand je te voyais chez nous, je continuais à jouer. Et
dans ma tête de petite fille, chaque poupée était un enfant. Cette maternité,
tu me l’as refusée. Tes autres épouses ont connu ce plaisir de la maternité :
le ventre qui s’arrondit, les seins qui gonflent, le lait qui gicle pour allaiter
l’enfant de la chair, l’enfant qu’elles ont conçu. Moi, je suis restée enfermée
dans mon imaginaire de petite fille. J’ai cru en toi. Je t’ai cru lorsque tu
m’appelais “ta préférée”. Ma foi ne me permettait pas de douter.
Aujourd’hui, je m’interroge : comment l’Envoyé de Dieu, disant le verset
qui stipule l’équité, faillit-il à cette règle ? Tu ne fus point équitable envers
Sawda lorsqu’elle m’offrit ses nuits. Et tu m’as refusé une existence plus
douce lorsque tu renvoyas les quelques biens que mon esclave m’avait
apportés de la demeure paternelle me rappelant mon statut d’épouse d’un
prophète qui honnit les biens matériels. Mais au fur et à mesure de tes
conquêtes, tu t’enrichissais et les mariages avec les nouvelles épouses
devenaient fastes. Ces femmes que tu aimes et qui ne cessaient d’affluer. Tu
dis : “On m’a fait aimer trois choses de votre monde : les femmes, le
parfum et la prière.” Épouse du prophète, Mère des croyants et Mémoire
des musulmans, je ne pouvais que boire tes paroles et les réciter. Pouvais-je
faire autrement ? Et comment ? J’étais si jeune et tu fus le premier homme à
me posséder. Comment aurais-je pu me défier de toi ?
« Je suis née dans la demeure du premier converti à l’islam, ton meilleur
ami et ton fidèle compagnon. J’étais pétrie d’enseignement. Avant de
posséder mon corps, tu avais déjà conquis mon esprit. Tu emplissais à
chacune de tes visites mon imaginaire d’enfant. Ensuite, tu pris ce corps
avant même que je n’aie compris le sens de ce qui m’arrivait. Tu ouvrais cet
immense monde pour moi alors que je n’avais que neuf ans. Comment dans
ces instants qui lient à jamais l’enfant à l’adulte pouvais-je douter de toi ?
Tu nourrissais mon esprit par tes histoires dont celle d’Agar. Aujourd’hui,
cette esclave répète le geste d’Agar. T’instituant père, elle me tue
doublement. Lacérée dans mon cœur, trahie dans mon amour, je souffre
jusqu’à l’agonie, jusqu’au blasphème, moi l’épouse de l’Envoyé de Dieu.
Ma sœur a des enfants. Ta fille est la reine indétrônable de son époux
monogame. Toi qui institues les lois divines, tu as défendu à ton gendre de
prendre une autre épouse “pour ne pas briser son cœur”, as-tu dit. Tu
proclamas haut et fort : “J’ai peur que Fâtima ne souffre dans sa foi.”
Puisque je suis ton aimée, pourquoi n’as-tu pas éprouvé cette crainte pour
moi ? Tu me disais ta préférée. Et tu disais que c’est Dieu Lui-même qui
m’a donnée à toi. Alors, alors, pourquoi toutes ces femmes ? Tu as goûté à
tout : musulmanes, converties, juives, chrétiennes, concubines, esclaves et
que sais-je ? Et chaque fois, le ciel lui-même intercède en ta faveur.
« Mon bien-aimé ! Tu es mon homme, mon prophète, mon père, mon
guide et mon initiateur. Tu ne m’as pas défendue lorsque toute la ville
médisait. Un précipice s’ouvrait devant moi. Pour garder ma foi, je n’ose y
penser. ‘Alî, ton gendre et cousin, voulait que tu me répudies. Il se peut que
ce fût le souhait de ta fille, Fâtima, dont je suis la belle-mère alors qu’elle
est mon aînée. Je l’envie ! Pour elle tu as bravé le ciel. Nos pères sont
dépourvus de cette verve paternelle. Ils sont plus les amis du prophète que
les pères de leurs filles. Je pensais être l’unique, mais ta maison au fil des
années s’emplissait de nouvelles femmes. Tu en augmentas le nombre
jusqu’à ce que le ciel soit revenu sur sa parole : “Tu n’ajouteras point au
nombre actuel de tes épouses ; tu ne pourras les changer contre d’autres
dont la beauté t’aurait frappé, mais la fréquentation de tes femmes esclaves
t’est toujours permise. Dieu observe tout 22.”
« Lui qui voit tout, a-t-Il vu comment tu m’as empêchée d’être mère ?
Comment tu as empêché mon corps de grandir, moi qui t’ai juré fidélité.
“Après toi, dis-je, nul autre homme”, alors que je n’étais qu’adolescente et
avais toute une vie devant moi. Je ne connaîtrai pas d’autres maternités
excepté celle du nom que je dois partager avec tes autres épouses qui ne
partagent pas leurs enfants avec moi. Seigneur ! Pardonne-moi de me
rebeller contre ton Messager ! Mon chagrin est trop profond, ma douleur est
si lourde. Moi qui suis un exemple pour les femmes, je hais l’enfant de ma
rivale, l’esclave égyptienne qui a donné au prophète un garçon. »

12.
Le prophète est malade. Il choisit pour dernier logis la chambre
d’Aïsha. Une séquence est souvent relatée : « Il perd connaissance. Aïsha
pose sa bouche sur la sienne pour le ranimer. » « Nous avons ainsi échangé
nos salives », dit-elle fièrement.
Le prophète meurt dans le giron de la bien-aimée, notent les
hagiographes, en cette année 11. Dernier élan de deux amants ? Le
ravissement amoureux a plutôt le goût de la mort et pour la petite rouquine,
confusion de langues : petite mort et mort confondues.
Les femmes n’avaient pas le droit de laver le corps du défunt ni
d’assister aux funérailles.

13.
Un conflit ravage Médine. Les hommes se querellent : qui gouvernera la
nouvelle Communauté : un notable de Quraïsh, la tribu de Muhammad, ou
l’un des Ansâr qui offrirent une terre d’accueil au prophète lui permettant
ainsi de répandre le message divin ? Le conflit durera trois jours et trois
nuits. La dépouille du prophète sera oubliée. L’on ne se souviendra de lui
que lorsque l’odeur envahira les lieux.
Le prestige du califat revient à Abû Bakr. Aïsha goûte au pouvoir en
tant que fille du premier calife de l’islam. Après la mort de son père, ‘Umar,
devenant calife, augmente sa rente. Elle devient, dit-on, une femme
fortunée.
Fortunée ! Le fut-elle réellement ? On oublie de mentionner que le
prophète fut enterré dans sa chambre, sous son lit, de même qu’Abû Bakr,
de même que ‘Umar. Dans la chambre qui reçut la Révélation reposent trois
cadavres. Religion, sexe et mort confondus. Le sexe a l’odeur de la mort.
« Le temps est passé. Lorsque j’étais enfant et que tu me racontais tes
fables, je te prenais pour un roi. Mais on m’apprit que le prophète de Dieu
était plus fort que tous les rois de la terre. Je te croyais alors immortel. Mais
voici que le trépas t’a arraché à moi et ton cadavre a infesté ma chambre.
Cette chambre qui abritait nos ébats. Elle était notre chambre et ton seul
logis avant que tu n’en ouvres à chaque conquête une nouvelle pour une
jeune arrivée. Je me souviens encore. C’était avant que tu ne deviennes
riche, c’était à l’époque où mon père nous nourrissait, j’y suis arrivée petite
et frêle. Tu m’as amenée dans cette chambre. Il y avait une natte, une
couverture, des coussins, une jarre et deux ou trois autres petites choses.
J’ignorais la raison de ma présence. Mais je me souviens de ma confusion.
Je ressentais. Qu’est-ce que je ressentais ? Je ne saurais le dire. Mais, c’était
étrange et j’en étais effrayée. Lorsque ma mère m’a arrachée à la balançoire
pour me rafraîchir le visage et me conduire vers toi, je me souviens qu’il y
avait des hommes assis. Aucun n’a remarqué mon jeune âge. Arrivée ici,
j’ai regardé cette chambre pauvre et presque nue. Je me suis endormie. Au
fur et à mesure de ton enrichissement, je souffrais de te voir célébrer avec
pompe chacun de tes mariages. Insupportable douleur qui me saisissait
chaque fois brisant mon souffle et déchirant mes entrailles. Moi, Aïsha, la
Vivante, je fus livrée entre huit et neuf ans à toi. On ne célébra pas le
mariage et celui-ci ressemblait à un enterrement. Il se peut qu’il en fût un.
La Vivante, une enterrée vivante dans des versets qui la condamnaient à
réciter ce qui faisait le bonheur de son homme et son malheur à elle. Je te
croyais à moi. Je t’ai partagé avec toutes. Je te croyais inatteignable, je t’ai
vu après la seconde bataille et mon regard devint perplexe, ne savait quoi
penser : tu avais une dent cassée et la joue entaillée. La cicatrice disait que
mon roi était un guerrier. Après ta mort, l’odeur de ton cadavre infestait
cette chambre qui reçut maintes fois les visites de l’Ange alors que nous
étions dans les délices de la chair.
« Ô mon prophète, mon homme, mon unique ! Est-ce possible ? Tu
m’as appris que l’Ange s’était sauvé devant la chevelure de Khadîja.
Comment a-t-il osé interrompre nos ébats ? On dit les anges pudiques.
Celui-ci voyait-il vraiment mon corps nu ? Il nous rendait souvent visite
dans cette chambre qui m’a vue grandir entre tes mains, qui a vu mon corps
se transformer. Cette chambre qui entendait mes sanglots lorsque tu allais
rejoindre les autres femmes. Comme le verset appelle à l’équité, je devenais
folle de douleur et de jalousie. Je t’imaginais les caresser de la même façon
et avec la même équité, prendre leur bouche, enfermer leurs seins dans tes
mains, les pénétrer et crier, toi qui disais avoir la force de quarante hommes
dans l’accouplement. L’homme peut-il vraiment être équitable envers
chacune des femmes ? Comment fait-il pour doser son amour ? Se donne-t-
il entièrement à chacune ? En quoi alors suis-je la favorite, la bien-aimée ?
L’étais-je vraiment ?
« Ma chambre ! Pauvre chambre qui reçoit ton cadavre décomposé et
pauvre de moi qui te reçois cadavre sous mon lit. Effrayante chambre où se
mêlent sexe, religion et mort. Chambre qui a reçu les visites de Gabriel, qui
a écouté les prières du prophète de Dieu et entendu ses gémissements
lorsqu’il prenait la petite fille, la sacrifiée au nom d’un songe. Ton fantôme
me fait peur, ainsi que celui de mon père et celui de votre ami, le père de ma
coépouse. Une chambre où logent trois trépassés. J’ai l’impression que le
regard de mon père se repaît du lieu où sa fille se livrait à son ami. Il dit le
jour de la mort de mon époux : “Que ne suis-je mort le jour où notre bien-
aimé nous a quittés.” Au nom de cette parole, mon lit fut retiré pour enterrer
mon père à côté de son ami. Je n’ai jamais su lequel de nous deux était cher
à son cœur. Et lorsque ‘Umar mourut, mon lit se trouva de nouveau retiré.
On l’enterra à côté de ses compagnons. La chambre nuptiale devint
cimetière. Je sens l’odeur de la terre retournée. Moi qui récitais en tant que
Mémoire des musulmans “lorsque l’on demandera à la fille enterrée vivante
pour quel crime elle a été tuée 23”, je ne réalisais pas que j’étais une enterrée
vivante. La Vivante n’est en fait qu’un simulacre de vie. Vivante pétrifiée
depuis que mes parents ont accepté de me livrer à cette chambre. Après
avoir goûté à la petite mort, me voici confrontée à la mort. La Vivante
accueille le trépas comme un compagnon qui se repaît de son malheur. Ces
corps qui gisent sous mon lit, des cadavres qui se décomposent au fil des
jours ! Quelle horreur ! Je reste seule avec des cadavres d’hommes
puissants qui ont hanté mon imaginaire d’enfant, liés à la vie à la mort, qui
se décomposent sous mon toit, sous mes yeux et sous mon nez. »

14.
Après la mort du prophète, Aïsha offre son aide pour assembler le
Coran, corriger et rectifier les erreurs. Elle deviendra la référence pour les
hadîths qu’elle transmettra à la postérité. Des hommes vérifient
l’authenticité des hadîths depuis la mémoire de l’adolescente qui écoutait,
enfant, son prophète. Elle s’opposera à Abû Huraïra qui lança : « Trois
choses invalident la prière : les ânes, les chiens et les femmes ». Aïsha
s’écrie : « Vous nous comparez aux animaux ? Le prophète priait alors que
j’étais à côté de lui sur le lit. » Elle récusera également cette parole qu’Abû
Huraïra attribue au prophète s’adressant à ‘Alî : « Tu es mon frère, mon
hériter et mon successeur et celui qui jugera au nom de ma religion. » Aïsha
proteste : « J’étais présente pendant sa maladie et son agonie, et ce jusqu’à
son dernier souffle. Alors quand aurait-il pu lui dire cette parole ? »
Elle n’oubliera jamais sa rancune contre l’homme qui désirait sa
répudiation. Elle l’affrontera plusieurs années plus tard lors de la bataille du
Chameau presque en amazone. Le troisième calife ‘Uthmân, l’homme aux
deux lumières, lui en fournit l’occasion.

Devenant calife, ‘Uthmân bouleverse la Cité en introduisant la musique,


ouvrant le Trésor public aux membres de sa famille et choisissant parmi les
lectures du Coran à son gré ce qu’il livre aux scribes et il détruit ce qu’il
n’admet pas.
Il eut le mérite de rassembler le Coran. Seulement, on ne saura jamais
sur quelle base et quelles assises puisqu’il choisit une version et fit brûler
toutes les autres. Le Coran que nous avons aujourd’hui est le fruit de
l’unique choix (choix arbitraire) de ‘Uthmân.
On raconte qu’Ibn Mas‘ûd refusa de lui donner sa version et qu’il fut
battu et jeté hors la mosquée avec deux côtes brisées. Aïsha montra la
tunique du prophète en disant : « ’Uthmân est en rupture avec le droit
chemin alors que la tunique du prophète défunt n’a pas encore défraîchi. »
‘Uthmân répond : « Inna la kaydahunna ‘azîm ̣ » (Que leur ruse est
24
grande ). Elle continua : « Tu te sers dans le Trésor public. Tu attribues
trop de privilèges à Banû Umayya en privant le reste des musulmans. Tu
appauvris ainsi la communauté de Muhammad. Que Dieu te prive de la
bénédiction du ciel et des biens de la terre ! Si tu n’étais pas musulman, on
t’aurait immolé comme les chameaux. » ‘Uthmân répondit : « Dieu donna
un exemple de deux mécréantes : la femme de Noé et la femme de Lût 25 ».
L’insupportable outrage : comparer la Mère des croyants et la Mémoire des
musulmans à deux mécréantes ! Aïsha incita les gens au meurtre disant :
« Tuez Na‘thal. Il est mécréant. »

Elle fut la seule épouse du harem et la première femme de Médine à se


mêler de la politique. Elle quitta le harem afin de dresser les musulmans
contre ‘Uthmân.
On encercla le calife avec sa famille. Le siège dura quarante jours.
Femmes, enfants et vieillards furent privés d’eau et de nourriture. On voulut
le décapiter. Mais sa femme Nâ’ila s’interposa. Assassiné, l’homme aux
deux lumières resta trois jours sans sépulture. ‘Alî intercéda afin que
‘Uthmân fût inhumé. Sa fille faillit être lapidée lorsqu’elle éleva sa voix
pour pleurer l’assassinat de son père.

Est-elle entrée dans l’Histoire car l’enfant-épouse ou parce qu’elle


conduisit une guerre qui déchira la communauté musulmane ?
La Mémoire des musulmans qui récitait « Il est interdit à un musulman
de tuer un autre musulman » sortira à la tête d’une armée de trois mille
hommes en cette année 36 de l’hégire pour venger le calife assassiné après
avoir appelé elle-même à sa mort. ‘Alî sera désigné comme coupable. Aïsha
n’a pas oublié sa rancune d’antan contre l’homme qui conseilla au prophète
de répudier la femme accusée d’adultère.
Ce fut la guerre entre la Mère des croyants et l’Émir des croyants, entre
la veuve du prophète et le gendre du prophète qui n’est autre que le mari de
Fâtima. Aïsha en était jalouse. Jalouse car fille de l’époux. Jalouse car elle
avait l’exclusivité des faveurs de son mari monogame. Jalouse car, pour
elle, le prophète a bravé les lois divines. Jalouse car elle lui a donné une
descendance mâle. En outre, devenant l’Émir des croyants, ‘Alî privait
Talha, le cousin d’Aïsha, de l’exercice du pouvoir. La cruauté de l’enfant
empêchée de grandir à son rythme se réveillait alors tumultueuse, noire,
condensée et déplacée sur ‘Alî. Aïsha, qui exigea l’assassinat de ‘Uthmân,
s’agite et proclame :
« ’Uthmân est mort injustement. Je vengerai son sang.
– N’as-tu pas dit qu’il fallait tuer ‘Uthmân car devenu mécréant ? disent
quelques-uns parmi les musulmans.
– Ils ont exigé son repentir et il s’est repenti. J’ai dit et ils ont dit. Et
mon dernier dire annule mon premier. »
Qui est Talha ? Il est celui qui est à l’origine de la nomination « Oum
al-Mu’minîn » (Mère des croyants). Il exprima le désir d’épouser Aïsha
après la mort de Muhammad. Mais Gabriel révéla le verset qui interdit un
tel dessein. Depuis, les épouses du prophète portent le nom d’Oum al-
Mu’minîn afin de devenir interdites aux hommes de la Communauté 26.
Ne pouvant épouser Aïsha, Talha liera son nom au sien et combattra
sous ses ordres aidé par Zubaïr le beau-frère d’Aïsha. ‘Alî lui dira : « Tu as
amené (sur le champ de bataille) l’épouse du prophète laissant la tienne à
l’abri ! »

Terrible sera la guerre, divisant les clans, brisant les familles. Le frère
d’Aïsha, ‘Abdallah, sera dans le camp adverse. Son beau-frère Zubaïr, le
mari d’Asmâ’ et leur fils prendront le parti d’Aïsha.
Usant de son titre de Mère des croyants, elle écrit :
« D’Aïsha, fille d’Abû Bakr, Mère des croyants, l’aimée du Messager
de Dieu, à son fils Zaïd ibn Sûhân. Lorsque tu recevras notre lettre, joins-toi
à nous afin de nous aider à remporter la victoire. Sinon, exige des gens
qu’ils ne soutiennent pas ‘Alî. » Zaïd lui fit parvenir cette réponse : « De
Zaïd ibn Sûhân à Aïsha fille d’Abû Bakr le Véridique, l’aimée du Messager
de Dieu. Je suis ton fils si tu abandonnes cette affaire et retournes à ta
maison. Sinon, je serai le premier à te combattre. » Déterminée, elle dira :
« Pendant vingt-six jours, j’ai prêché la parole vraie (al-haqq) pour ne pas
verser le sang. » Le sang sera répandu. Et la Mère des croyants fera l’objet
d’une tentative d’assassinat qui échouera.
Impitoyable sera la guerre, digne d’être racontée par un Homère ou un
Flaubert. Bras et mains qui s’envolent, têtes qui chutent, corps transpercés
par des flèches qui s’abattent sur les uns ou sur les autres. Le champ de
bataille devient fleuve de sang. Zubaïr dit : « Nous étions comme une
montagne noire. » On met la parure de la guerre à ‘Askar, le chameau
d’Aïsha. Talha le fidèle sera le premier des assassinés. La femme qui
regardait, petite, les atrocités de la guerre, participera au carnage au nom du
Coran, de son statut de Mère des croyants et de l’aimée du Messager de
Dieu.
Le Coran est brandi par les deux camps. ‘Alî demande : « Qui accepte
de défendre le Coran sacré ? Si sa main droite tombe, qu’il le prenne avec
sa main gauche. Si cette main est coupée, qu’il le prenne avec ses dents. »
Un jeune se désigna. Ses mains furent, l’une après l’autre, arrachées. Il prit
le livre sacré entre ses dents. Il fut tué. Dans le camp adverse quiconque
prenait la bride du chameau se faisait abattre. Pères ou fils, pères et fils. Des
jeunes et des plus âgés tombaient des deux camps. La fleur de la jeunesse
périssait. Les deux armées ne cessaient de s’affronter et les soldats se
tuaient dans des duels. Ceux qui protégeaient le chameau portant la litière
d’Aïsha s’écroulaient comme des mouches. Les flèches lancées
transperçaient sa litière. le fils de Zubaïr, ‘Abdallah, qui prenait la bride du
chameau faillit se faire assassiner. La guerre allait dévorer le fils après avoir
englouti le père. Asmâ’ devint veuve. On raconte : « Elle (Aïsha) s’enquit
de l’identité de celui qui conduisait le chameau. Il répondit : “C’est
‘Abdallah ibn Zubaïr.” Elle se lamenta : “Pauvre Asmâ’ qui sera thaklâ (wâ
thuklu Asmâ’).” » Mais ‘Abdallah le fils d’Asmâ’ fut épargné. Marwân,
prenant la suite, protégeait le chameau et coupait la main à quiconque osait
s’y approcher jusqu’à ce qu’on l’ait surpris par-derrière.
On raconte que les flèches fusaient d’un côté comme de l’autre, que la
litière, transpercée par les flèches, ressemblait à un hérisson. ‘Alî donna
l’ordre de tuer le chameau qui s’écroula. Ce fut la fin de la bataille. La
litière fut déposée sur le sol. ‘Abdallah, son frère, s’annonçait.
« Qui es-tu ? dit Aïsha.
– Ton frère.
– Ingrat (‘aqûq) ! » s’écria Aïsha.
On raconte que ‘Ammâr ibn Yâsir l’interrogea :
« Comment trouves-tu le combat, ô mère ?
– Qui es-tu ?
– ‘Ammâr ibn Yâsir.
– Je ne suis point ta mère.
– Si ! Même si tu le refuses. »
On raconte qu’A‘yun ibn Dubba al-Mujâshi‘î leva le voile pour voir,
dans un geste de désinvolture, la femme du prophète dont la vision était
interdite aux musulmans depuis le verset sur le voile.
« Recule. Sois maudit », s’écria-t-elle.
Il fit cette réponse :
« Je ne vois qu’une rouquine.
– Que Dieu répande ton secret, arrache ta main et dévoile ta
‘awra (parties intimes) », hurla-t-elle.
Il fut tué à Bassora. Ses mains furent coupées et lui, jeté nu dans une
vieille maison abandonnée. On raconte qu’elle fut prisonnière, que sans la
clémence de ‘Alî, la Mère des croyants serait devenue une captive de
guerre.
Muhammad ibn Zubaïr conduisit Aïsha à la tombée de la nuit telle une
reine déchue vers Bassora. C’était en l’an 36 de l’hégire. Il y avait autour
du chameau dix mille morts des deux camps. Dix mille hommes ont péri.

Aïsha. La Mère des croyants, diront les gens de La Mecque et de


Médine, assassine ses propres fils. On dira : « A‘aqqu ummin » (la plus
ingrate des mères). Elle reçoit blâmes et injures. On lui reprochera de s’être
montrée en public. Elle quittera Bassora pour Médine où l’attendaient la
haine des familles endeuillées, les veuves pleurant leurs maris et les mères
déchirées par la disparition de leurs fils. Sa sœur Asmâ’ lui reprochera la
mort de son époux Zubaïr, disant que la veuve ne supportait pas la vision
des couples. Celle-ci dira : « Que ne suis-je morte avant ce jour ! Que ne
suis-je morte il y a vingt ans. »
Vingt ans ! Disons : à la mort de son prophète suivie de peu de celle du
père.
« Ô Mère des croyants ! dit une mère endeuillée, quel est le châtiment
pour une mère infanticide ?
– La géhenne ! répondit Aïsha.
– Et pour celle qui a tué parmi les grands enfants de la nation vingt
mille en une seule fois.
– Éloignez de moi cette ennemie de Dieu », s’écria-t-elle.
On lui reprochera d’avoir désobéi à la parole du prophète et d’avoir
quitté le harem. Ibn ‘Abbâs, l’un des grands transmetteurs de hadîths
qu’elle défendit contre ‘Uthmân, entra chez elle sans demander la
permission. Elle dit : « Tu n’as pas respecté les prescriptions musulmanes.
Car tu es entré sans avoir notre autorisation. » Il eut cette réponse : « Si tu
étais restée dans la maison où le prophète t’avait laissée, je te l’aurais
demandée. »

On raconte qu’elle facilita l’accès des Umayyades au pouvoir par


l’affaiblissement du clan de ‘Alî et la mort des grands guerriers comme
Zubaïr et Talha. Le clan des Umayyades tuera ‘Abdallah, celui-là même qui
prit la cause de ‘Alî contre Aïsha en l’an 36. Son corps sera mis dans le
ventre d’un âne mort et brûlé comme une brochette. Mu‘âwiya, le fondateur
de la dynastie des Umayyades, corrompt la femme de Hasan, le premier
petit-fils de Muhammad et fils de ‘Alî et de Fâtima. La femme du petit-fils
du prophète empoisonnera son mari pour devenir l’épouse de Yazîd, fils de
Mu‘âwiya, qui la refusera. Après l’assassinat de Hasan, l’enfant qui faisait
le bonheur de Muhammad et sa déchirure à elle, Husein sera également
assassiné avec son clan et sa famille.
Aïsha, affaiblissant le clan de ‘Alî, se vengeait enfin de Khadîja, la
femme qui donna une descendance à son époux. La descendance
exterminée, Aïsha prit ainsi sa revanche sur Khadîja, Fâtima, ‘Alî et
même Muhammad.
Lorsqu’elle sentit sa fin proche, elle eut peur. On lui dit : « Crains-tu la
mort alors que tu es la Mère des croyants et la fille d’Abû Bakr le
véridique ? » Elle fit cette réponse : « Le jour du Chameau est comme une
épine dans ma gorge. Que ne suis-je morte et oubliée (kuntu nasya
mansiyya) 27 ».
« J’ai demandé à être enterrée à côté des coépouses. Nous avons partagé
la douleur de la polygamie et la rivalité pour un homme. Le harem cultive la
haine entre les femmes. Nous nous haïssions. Il y avait deux camps. Celui
d’Oum Salama avec ses partisanes et le mien, comme les deux camps de la
bataille du Chameau. Terrible bataille. Mais quelle mère suis-je ? De quelle
mélancolie ma haine se nourrit-elle ? Des milliers et des milliers d’hommes
ont péri. Aujourd’hui, alors que ma fin est proche, je souhaite quitter cette
chambre qui fut mon tombeau avant de devenir le cimetière des trois
hommes. Cimetière ? elle l’a toujours été. Quittant ce monde, je quitte trois
hommes liés à la vie à la mort, à la mort à la vie. Laissons les hommes
ensemble. Il n’y eut à vrai dire jamais de place pour nous. Nous étions seul
objet de plaisir et de répression. Mon père me livra toute petite à son ami. Je
n’étais pas encore nubile. Et je jouais encore avec mes poupées. Enfant,
j’allais avec le prophète de Dieu sur les champs de bataille. Il me montrait
le sang répandu, les humains devenus lambeaux et des assassinés qui
gisaient sur le sol. Pétrifiée, je regardais. Je devenais angoissée à l’idée de
perdre les deux hommes que je chérissais : mon père et mon époux.
Époux. Mot terrible ! Le jour était pour la bataille. Et le soir, j’étais à lui.
Trop tôt, je fus exposée aux jeux de la de la sexualité et de la mort.
« Bien entendu, j’étais jalouse des autres femmes. Je voulais l’homme
pour moi seule. Elles étaient plus âgées et plus expérimentées. Elles
connurent d’autres hommes avant Muhammad et elles étaient mûres. Entre
eux, il y avait une alliance et un contrat entre deux adultes. Entre nous,
l’alliance était celle qui lie l’adulte à un enfant.
« Tu m’appelais ta bien-aimée. Toutefois, je devais accepter tes
multiples mariages. Mémoire des musulmans, je récitais ces versets où il est
demandé aux femmes de se soumettre à la volonté de leurs époux afin de
mériter le paradis. Je les récitais alors que j’avais envie de hurler.
Cependant, me révolter ouvertement, c’était désavouer le prophète.
Pouvais-je le faire alors que j’étais la femme de l’Envoyé de Dieu ?
« Zaïnab. Que le souvenir est amer ! Que la douleur fut lancinante ! Tu
ne dormais plus. Depuis que tu l’as vue, tu ne cessais de répéter : “Seul
Dieu est puissant.” Et Il est si puissant qu’Il t’a permis de te défaire de ta
parole de prophète. Il t’a autorisé à revenir sur ta parole de père alors que
Zaïd t’avait choisi aux dépens de sa propre famille et que tu proclamas haut
et fort : “Soyez témoins ô musulmans que Zaïd est mon fils. Il héritera de
moi et j’hériterai de lui.” Voyant ton insomnie, Dieu se hâta à satisfaire ton
désir et Gabriel t’apporta la bonne nouvelle : le ciel autorisait ton mariage
avec la femme de ton fils adoptif. Tu parlais de mariages politiques.
Toutefois, les femmes étaient toutes jeunes et très belles. Tu prêchais
l’équité. Mais, tu acceptas que Sawda me donnât ses nuits. J’étais jeune et
tu étais mon maître. Mais aujourd’hui, je m’interroge : “Où est l’équité ?”
Le ciel qui limita le nombre d’épouses à quatre t’accorda au-delà de ce qui
était permis aux autres musulmans dont tu es le modèle infaillible. Nos
pères ne réagissaient même pas. En revanche, tu fus meilleur père
qu’époux. Tu interdis à ‘Alî de prendre une autre femme pour que Fâtima
ne souffrît pas dans sa foi. As-tu pensé à nous ? À moi qui te voyais chaque
nuit blotti dans les bras d’une autre ? Et je me souviens de cette nuit où tu
t’es satisfait auprès de chacune de nous. Tu répétais inlassablement : “J’ai
été doté de la puissance de quarante hommes dans l’accouplement.” Au
nom de la foi, nous acceptions.
« On m’accusa d’un adultère alors que j’étais encore enfant. Tu fus pris
de doute. Comment aurais-je pu te tromper alors que tu étais mon maître ?
Comment aurais-je pu à cet âge me défaire du contrat de fidélité ? J’étais
toute petite, abandonnée à l’immensité du désert. J’aurais pu y mourir ou
être attaquée par les animaux ou les brigands et… que sais-je ? J’étais
glacée par l’effroi, seule, la nuit, dans l’étendue du désert. Bouleversée au
point d’en tomber malade. Mais l’honneur de l’homme fut plus grand et
plus important que l’angoisse de la fille.
« La bataille du Chameau était une révolte, une explosion. C’était pour
m’arracher à cette peau, celle de la femme du prophète. L’arrivée de chaque
nouvelle épouse était une déflagration. Et je récitais, en ma qualité de
Mémoire des musulmans, ce verset qui t’accordait tous les plaisirs
convoités et qui me déchirait les entrailles. Je n’avais même pas le droit de
pleurer alors que mon cœur saignait.
« La petite rouquine fut enterrée vivante dans cette chambre nuptiale
que je souhaite quitter désormais. Ainsi, je mourrai une autre. Tout t’était
accordé par l’Ange. Cet Ange qui venait dans cette chambre. Et tu me
répétais : “Gabriel te salue.” Comment Dieu autorisa-t-il à l’Ange la vision
de mon corps dénudé ? Depuis, la religion est mêlée à la sexualité. Mémoire
des musulmans, les hommes, après ta mort, me consultaient. Et toutes leurs
questions portaient sur le sexe. Livrant des réponses, ma bouche se
remplissait de tous les détails : l’acte préliminaire, le baiser,
l’accouplement… On me questionnait sur la pratique sexuelle de celui qui
fut un modèle pour les musulmans. Je livrais des détails et des détails et
encore des détails à ceux qui en étaient avides. Depuis ma parole, les scènes
étaient offertes à leurs regards. Je me suis livrée pour attester encore et
encore de ce statut de la favorite, de l’aimée. Un plaisir de bouche. C’est
tout ce qui me restait. L’oralité. Les musulmans raffolaient de tout ce que je
pouvais donner à entendre et à voir : Des histoires de sexe et d’intimité.
« Je m’éteins. Moi, la Mère des croyants qui n’a pas eu d’enfants. Je
meurs avec un goût amer. J’ai entraîné dans la mort la fleur de la
Communauté. Étaient-ils mes enfants ? Je n’étais Mère que par le nom.
Mais ce nom nous était imposé afin de nous empêcher de contracter un
autre mariage après la mort de Muhammad. Un nom qui nous empêchait de
connaître charnellement nos “fils” par le nom. Nous étions ainsi interdites
par le nom. Complexe devient le rapport aux fils de la Communauté, tout
empreint d’ambivalence. Le nom efface le désir et la tentation, pensais-tu.
Cependant, j’étais ta Mère aussi puisque tu faisais partie des croyants.
« Je m’éteins en laissant ce message : la Mère des croyants fut arrachée
à son enfance. Elle a grandi trop hâtivement. »

Elle a survécu à la mort des quatre califes. Elle est morte en l’an 57 ou
58 ou 59 de l’hégire et fut enterrée auprès des autres coépouses.
Elle restera la Référence pour deux mille deux cent dix hadîths.
Aïsha en sa qualité de Mémoire des musulmans s’opposait à Abû
Huraïra (littéralement « le père de la petite chatte »). On raconte qu’il
demeurait dans la maison du prophète afin de transcrire les gestes et les
paroles de ce dernier. Mais Aïsha contestait parfois ou souvent les paroles
d’Abû Huraïra. Ils rivalisaient dans l’art de la transmission. Aïsha
l’emportait car elle était l’épouse aimée de l’Aimé de Dieu. Et parmi les
deux mille deux cent dix hadîths, beaucoup portaient sur le sexe. Religion
et sexualité amoureusement enlacées. Aïsha en devint la Référence
incontestable. Des hommes défilaient pour vérifier si leurs pratiques
sexuelles étaient conformes à la religion et au modèle de leur prophète. Les
hadîths qui lui seront attribués fournissent des détails croustillants dans un
donné à voir du sexe, des lèvres, des seins… On écoutait la petite rouquine.
Ses paroles dites sacrées furent consignées. Jamais sexe n’a été aussi lié au
Texte. Jamais sexe n’a eu à ce point l’attention d’un Ange. Jamais sexe n’a
été aussi mêlé au regard de Dieu, depuis la parole d’une femme-petite fille.
Les pages consacrées aux réponses d’Aïsha concernant la sexualité
donnent le vertige. Les traduire occuperait plus d’une vie.
Nous lisons :
Un homme demanda à voir la Mère des croyants et dit : « Je souhaite
t’interroger. Mais j’ai honte. » Elle répondit : « N’aie pas honte ! Je suis ta
mère. » Il la questionna : « L’homme doit-il faire ses ablutions s’il prend sa
femme sans éjaculer ? » Elle répondit : « Lorsque les deux sexes se
touchent, il faut faire les ablutions. »
Suivent des flots de questions sur « tout ce que vous avez voulu savoir
sur le sexe sans jamais oser le demander ». Aïsha livrera l’intimité de la
scène primitive. On s’occupera de la sienne. L’imam Ahmad écrit : « Le
prophète de Dieu pendant le jeûne l’embrassait et suçait sa langue. »
Nous lisons également : « Le prophète de Dieu voulut m’embrasser. Je
répondis que je jeûnais. Il répondit : “Et je suis en jeûne également”. Et il
m’embrassa. » « On demande à Aïsha si l’accouplement est autorisé lorsque
la femme a ses menstrues. Elle répond : “Lorsque le prophète désirait
s’accoupler à une femme parmi nous et qu’elle avait ses règles, il lui
demandait de rabattre un linge sur le bas de son corps et il la prenait.” »
Dans une autre version : « On demanda à Aïsha : “Qu’est-ce qui est licite
pour l’homme lorsque sa femme est indisposée”, elle répondit : “Ce qui est
au-dessus du ventre.” » Et dans une autre version : « Le prophète me
prenait. On restait ensemble, sur le même lit alors que j’étais indisposée.
Mais il était le maître de ce qu’il possédait. » Dans un autre texte : « J’étais
avec le prophète et j’eus mes règles, je me faufilai hors du lit. Le prophète
me questionna et puis il dit : “Mets ton drap et reviens.” » Et dans un autre
texte : « Lorsque l’une parmi nous était indisposée, il lui demandait de
mettre un drap sur le bas du corps et il prenait sa poitrine et ses seins. » Et à
un homme qui lui demandait : « Qu’est-ce qui est licite à un homme dont la
femme est indisposée ? » Elle répondit : « Tout excepté l’accouplement. »
Et dans une autre version : « Qu’est-ce qui est permis à un homme lorsque
sa femme est indisposée, elle répondit : “Tout excepté son sexe.” » Et dans
une autre version : « Lorsque la verge de l’homme touche les lèvres de la
femme il faut faire les ablutions rituelles. »
Avec vénération, les imams citent Aïsha disant : « Lorsque les deux
sexes se rencontrent, les ablutions s’imposent. »
Suit l’invraisemblable.
Nous lisons : « D’après Aïsha : Sâlim, l’esclave d’Abû Hudhaïfa,
habitait dans la maison d’Abû Hudhaïfa. Un jour la fille de Suhaïl (l’épouse
d’Abû Hudhaïfa) vint voir le prophète disant : “Sâlim n’est plus un enfant.
Il est devenu un homme et il circule dans la maison et nous voit non
voilées. Je pense qu’Abû Hudhaïfa est mal à l’aise (de le voir avec des
femmes non voilées). Que faire ?” Le prophète lui dit : “Allaite-le. De cette
façon, tu lui deviens interdite.” Elle retourna voir le prophète disant : “Je
l’ai allaité !” Abû Hudhaïfa fut plus calme et la présence de Sâlim ne le
gênait plus. »
Dans une autre version : « D’après Aïsha : Sahla dit : “Sâlim l’esclave
d’Abû Hudhaïfa a grandi avec nous. Devenu homme, nous étions mal à
l’aise.” Le prophète dit : “Allaite-le. Tu lui es ainsi interdite.” »
Une autre version : « Sahla dit au prophète au sujet du garçon qui a
grandi : “Il a une barbe aujourd’hui.” Le prophète dit : “Allaite-le. Abû
Hudhaïfa ne sera plus dérangé (par la présence de l’homme).” »
« D’après Aïsha : “Sahla la fille de Suhaïl était l’épouse de Abû
Hudhaïfa (littéralement elle était sous Abû Hudhaïfa). Elle vint voir le
prophète de Dieu disant : ‘Sâlim, l’esclave d’Abû Hudhaïfa a grandi auprès
de nous. Il a été adopté par Abû Hudhaïfa comme Zaïd qui a été adopté par
le prophète. Il est grand maintenant et il circule à sa guise dans la maison.
Le prophète lui demanda de l’allaiter cinq fois. Ce qu’elle fit. Il devint ainsi
comme son fils.” »
Suivront d’autres versions où l’allaitement est fixé à dix fois.
On raconte :
Aïsha demandait à ses sœurs et à ses nièces d’allaiter les hommes
qu’elles voulaient voir. Mais Oum Salama et les autres coépouses refusèrent
ce procédé disant : « Il se peut qu’Aïsha ait bénéficié toute seule d’une
autorisation de la part du prophète de Dieu. » Aujourd’hui, avec la montée
vertigineuse de l’islamisation, les femmes allaitent les hommes pour
pouvoir enlever le voile en leur présence car elles deviennent, grâce à l’acte
de l’allaitement, leurs mères et sont donc interdites. Nous trouvons chez les
canonistes comme Shafi‘î, Ishâq et Ahmad in Hanbal des hadîths sur
l’allaitement des hommes dans le but de les voir circuler librement parmi
les femmes. Comme si le sein maternel n’était pas un sein érotique. Et
comme si le fait d’allaiter un homme était dépourvu de toute sexualité. Et
comme si l’islam qui interdisait aux femmes de montrer leur chevelure aux
hommes les autorisait non seulement à dénuder leur poitrine, mais à leur
donner leur sein.
Nous lisons également qu’Aïsha affirmait l’existence d’un verset qui
portait sur l’allaitement des hommes par les femmes, verset écrit et dont le
feuillet était sous son lit. Mais lorsque le prophète mourut, la Communauté
était tellement occupée par les problèmes de succession qu’on ne vit pas un
coq (ou une poule) entrer et manger le feuillet. Cette version est approuvée
par Ibn Hazm, refusée par le grand mu‘tazilite Az-Zamakhshari. Mais le
courant répandu l’accrédite.
Suivent d’autres versions sur ledit verset consigné sur un feuillet ou
sur/dans un fruit : un chat, un coq ou une brebis mangea ledit feuillet ou le
fruit. Éclateront des conflits autour de l’existence de ce verset. Aïsha
accusera ‘Uthmân d’avoir modifié ou supprimé certains versets, dont le
verset sur l’allaitement. ‘Urwa ibn Zubaïr raconte qu’Aïsha affirmait que la
sourate 33, Al-ahzâb (Les Factions) comportait cent versets dont un portait
sur l’allaitement et que, dans la version gardée par ‘Uthmân (le Coran
aujourd’hui), il ne restait que soixante-treize versets. La Mère des croyants
contestait le Coran de ‘Uthmân.
Contester le Livre saint ! Jamais une femme dans l’islam n’est allée
aussi loin dans l’opposition.
On parlera du Coran d’Aïsha. Mais les musulmans suivront le Coran de
‘Uthmân tout en continuant à désigner Aïsha comme la Mémoire des
musulmans. Mais la mémoire des musulmans garde à l’arrière-scène,
refoule la figure problématique et complexe de la petite fille mise trop tôt
sur le chemin de la sexualité. On cite encore et jusqu’à aujourd’hui
ses hadîths où se mêlent religion et sexe. Mais on n’en analysera jamais les
soubassements pulsionnels.
Aucune des épouses du prophète n’est allée aussi loin dans la
contestation ni dans la transgression. Aucune femme en islam n’a été à ce
point sacralisée, à ce point honnie. Elle demeure la Mémoire des
musulmans et « la Mère des croyants qui dévore ses enfants ». Phrase qui
met l’accent sur le trait oral cannibalique faisant de la Mère des croyants
une figure de la mère archaïque, anthropophage qui se nourrit de la chair de
ses fils, de leurs veines et de leurs muscles tel un prédateur affamé. En fait,
la mère infanticide répondait à une terrible loi du talion. Si Muhammad a
bravé le ciel pour sa fille afin qu’elle ne souffrît pas dans sa foi, elle,
l’épouse-petite fille, défia les préceptes de l’époux-prophète-père qui,
l’instituant Mémoire des musulmans, exigeait d’elle qu’elle apprît pour les
restituer des versets qui mettaient en souffrance sa subjectivité.
En effet, le corpus de l’islam se souvient de la Mère des croyants,
l’amante de l’Aimé de Dieu, la Mémoire des musulmans, mais omet ou
évite de s’interroger sur la qualité du lien entre l’adulte et la petite fille. Les
historiens parlent de la bataille du Chameau. Mais ne font jamais le lien
entre la cruauté de la petite fille arrachée trop tôt à son enfance et cet ultime
geste qui la fit meurtrière.

Aïsha ! J’imagine ton désarroi et ta toute-puissance.


Tu as rompu avec la vie du harem. Tuer les premiers musulmans était ta
revanche sur Khadîja, celle qui était pleinement femme et déjà mère
lorsqu’elle épousa Muhammad. Toi, tu fus une enfant non encore éclose,
une petite rouquine qui jouait encore à la poupée et aux chevaux ailés de
Salomon. Adolescente, tu perdis ton mari. Ta vie de femme était ainsi finie,
exactement au moment où elle devait commencer. Tu devais en outre veiller
des morts ou des cadavres qui étaient sous ton lit. Quelle violence inouïe !
C’était trop te demander.
Au moment où le bourgeon venait à la vie, la promesse faite de ne pas
prendre d’autres époux te scellait au défunt. J’imagine ta question :
Comment continuer à te nommer l’aimée alors qu’il y avait toutes ces
femmes ? Encore enfant, tu devais survivre à la vie du harem et rivaliser
avec des femmes expérimentées. Tu fus ainsi trop tôt mêlée à la sexualité
comme pratique et comme savoir. Tu voulais également triompher. On te
questionnait sur la vie intime comme si le fils de l’islam était incapable de
suivre sa propre voie sur les sentiers du désir et du plaisir. On te
questionnait et tu répondais. Tu laissas des hadîths qui montrent l’intimité
de la petite fille avec l’homme expérimenté. Je reste pensive et bouleversée
devant tes paroles sur la scène primitive devant le cortège des hommes
avides de détails. Était-ce la femme ou la petite fille qui parlait ?
On t’interrogeait toujours, encore et toujours, sur la chose sexuelle. Sur
ton intimité de femme, mais jamais sur tes tourments de petite fille.
L’historien, l’hagiographe, le commentateur et le transmetteur de textes et
des hadîths racontent et racontent. L’homme raconte sans sourciller. Il se
peut que sa pensée soit gelée ou anesthésiée. Il parle sans révolte, sans
émotion, louant et bénissant cet amour entre l’homme adulte et la petite
fille. Il n’évoque jamais le trauma. Or, cette anesthésie de la pensée et de
l’affect chez l’historien et la Communauté est le fruit du trauma.
Et dire que l’islam fut consigné et fixé à partir de la mémoire d’une
enfant oscillant entre la détresse et la toute-puissance.
La Mémoire de l’islam fut une enfant violentée !

Aïsha !
Je vais te raconter une histoire qui diffère de celles de ton enfance. Je te
conterai non pas les légendes qui ont peuplé ton imaginaire d’enfant, mais
l’histoire de Sajâh, ta contemporaine dont tu as certainement entendu parler.
On te l’a dépeinte comme une mécréante fourvoyée. Pauvre est le texte
lorsqu’il parle de La Mecque et de Médine, solide lorsqu’il bâtit et fixe
l’image de la femme assujettie sur l’échiquier de l’Arabie. Sajâh dira que la
femme pouvait choisir une autre existence et une autre vie.
Sajâh, la femme libre

Que fit Sajâh


Ô narrateur ?
– Elle prophétisa. Son nom devint proverbial :
« Plus lubrique que Sajâh. »
Et le narrateur de renchérir :
Elle dit à Musaïlima :
– Tu es un vrai prophète.
Je me donne à toi, mais désire une dot
digne de moi.
– J’abolirai, pour vous, de même que
celle de l’aube
la dernière prière du soir.
– C’est juste, tu as raison.
Et le narrateur de renchérir :
La clef de ses rêves s’enfuit
de sa poitrine à elle
afin de se suspendre sur sa poitrine
à lui :
Sa révélation à elle, l’amour éprouvé
pour lui
Sa révélation à lui, son amour pour elle 28.
Sajâh !
Je ne te connaissais pas avant de traduire Adonis. Tu figures dans les
ouvrages comme Sajâh la lubrique. Fruit d’une culture qui condamne la
jouissance féminine, je restais dans l’ignorance d’un tel vocable.
Tu fus une poétesse et une prophétesse. Les pages que te consacre
Tabarî ne sont pas nombreuses. Mais ceux qui te condamnent, parmi les
hagiographes, ne parviennent guère à dissimuler leur fascination. Tu fus une
femme à la tête d’un peuple. Non que j’aime les dirigeants, mais au moment
où le pouvoir assujettissait les femmes, toi, tu te distinguas en nous
rappelant que l’Arabie d’avant la Fondation abritait en son sein des femmes
chefs. Ton aïeule Bilqîs était également à la tête d’un pays, celui des Saba.
Toutefois, les hagiographes de l’islam la donnent vaincue à Salomon. Toi tu
fis un mariage libre, très moderne. D’égal à égal. Il fut prophète et tu fus
prophétesse. Non pas une captive ou une femme donnée par son père ou
offerte pour sceller un pacte politique. Ton histoire est celle d’une rencontre
entre une femme et un homme. Rencontre parfumée, encensée, de pur désir.
Sajâh ! Permets que je raconte ton histoire à Aïsha, celle qui fut donnée
enfant au prophète de l’islam.

Aïsha ! Écoute l’histoire de cette femme de l’Arabie, ta contemporaine


dont l’image a été sciemment altérée par ceux qui ont œuvré à la fabrique
de l’histoire arabo-musulmane.

Elle s’appelle Sajâh fille d’al-Hârith ibn Suwaïd ou fille d’al-Hârith ibn
‘Uqbân ou Sajâhfille d’al-Mundhir, ou encore Sajâh fille de Suwaïd ibn
Khâlid… Elle avait un frère nommé ‘Atbân et sa famille appartenait à la
tribu de Banû Taghlib.
Tabarî écrit :
« Sajâh est bint (fille d’) al-Hârith ibn Suwaïd. Son surnom est Oum
Sâdir. Elle est la fille de Aws ibn Hariz ibn Usâma. Les gens de Tamîm
étaient divisés, Sajâh arriva avec ses troupes de la péninsule et régna sur les
tribus de Banû Taghlib. Elle avait quatre commandants sous ses ordres.
Après le décès du prophète de l’islam et pendant le califat d’Abû Bakr,
tanabba’at (elle prétendit à la prophétie), fa istajâba lahâ Al-Hudaïl (Al-
Hudaïl crut en elle et la suivit). Les quatre commandants demandèrent à
Sajâh : “Quel est ton ordre ?” Elle répondit : “Al-Yamâma.” Ils dirent : “Al-
Yamâma est invincible et l’importance de Maslama est considérable.” Elle
répéta : “Al-Yamâma.” Lorsque Maslama apprit cela, il fut submergé par la
peur et lui envoya une lettre la priant de ne pas l’avilir. Il était chrétien et
arriva avec quarante personnes de Banû Hanîfa, tous chrétiens. »

À l’instar de Maria, Sajâh nous réconcilie avec la sensorialité. C’est


avec Sajâh que la couleur rejoint le récit, habite de nouveau les images et
les mots, que l’eau coule douce, que la mer fait entendre ses vagues et le
ruisseau son clapotis, que le palmier donne dattes et fraîcheur, que les
arbres verdoyants abritent des nids d’oiseaux, que les villes se repeuplent de
personnes et de denrées. Sajâh nous fait quitter la sécheresse du récit et
l’aridité d’un style que n’arrose que le sang des batailles, que n’imbibent
que les larmes des filles, des veuves et des mères. Avec Sajâh, nous
retrouvons la Cité, entendons les forgerons, voyons les métiers à tisser et
admirons les champs de blé.
Certes, La Mecque était connue. Mais d’autres villes avaient une grande
renommée : Sanâ, Al-Yamâma, Hadramawt, Al-Haïra… Les deux
premières étaient fières de la fertilité de leur sol et de leur agriculture. Et si
Sanâ était surnommée « la perle de la mer », Al-Yamâma était célèbre pour
sa production du blé et pour ses palmiers. C’est cette dernière qui
fournissait le blé au reste de la péninsule Arabique. La ville est considérée
par les historiens comme une société citadine productive par rapport à
La Mecque consommatrice. Outre les palmiers et les champs de blé, chaque
village avait sa particularité : Khatt était connu pour l’industrie des lances,
Athhâf pour sa vigne, le pays de Banû Tamîm et ses environs pour l’étoffe
et l’habillement, et Sam‘ân pour sa richesse agricole.
Ceci impliquait un jeu de force entre La Mecque et Al-Yamâma qui
pouvait à chaque instant menacer l’équilibre économique de La Mecque.
Outre la menace économique, se profilait la menace religieuse car sur la
terre d’Al-Yamâma régnait la religion Hanifa (qui deviendra dans
l’acception musulmane « la religion pure ») largement répandue grâce à
l’enseignement de Maslama, un natif de Jabaliya (village au nord de Riyad)
qui prêchait l’adoration du Rahmân (le Tout-Miséricordieux). Ibn Hishâm
écrit que lorsque Muhammad introduisit le nom de Rahmân dans ses
prêches, certains le considérèrent comme un élève de Maslama.
Cette terre fut connue également pour son mawsim (la foire) dans la
ville de Hajar, qui célébrait le triomphe de Moïse sur le Pharaon. Les
habitants commémoraient ce jour par le jeûne. La pratique du jeûne était
donc connue et respectée bien avant la Fondation islamique.
Selon Al-Mas‘ûdi, la ville s’appelait Jû et se nommera Al-Yamâma
après que Hassân ibn Tabba al-Himyarî, le roi du Yémen, la conquit et tua
Zarqâ’ al-Yamâma, une femme réputée pour l’acuité de son regard.
Pourquoi fut-elle tuée ? Était-ce en lien avec l’art de la divination très
répandu à l’époque ? Pourquoi l’avoir tuée alors que l’Arabie regorgeait de
devins ? Nous n’en savons rien. Néanmoins, la terre sur laquelle elle fut
tuée portera son nom. Destins scellés : terre et femme confondues. Le nom
que portera la ville sera comme une signature immémoriale de la disparue
et un retour du refoulé. Le féminin combattu ne cesse de revenir. C’est cette
terre qui fut convoitée par Sajâh. Et c’est sur cette terre qu’il y eut la
rencontre entre Maslama et « la prophétesse de Banû Tamîm et Taghlib ».
On raconte :
Elle avait un mu’adhdhin, nommé Shabath ibn Rabî‘, qui répétait à
chaque prière : « Je témoigne que Sajâh est la prophétesse de Dieu. » On
raconte qu’il se convertit plus tard à l’islam et fut remplacé par Al-Janaba
ibn Târiq et plus tard par Al-Ash‘at ibn Qaïs. Dotée d’une forte
personnalité, elle fut suivie par de grands notables de sa tribu : Ghaïlân ibn
Kharsha, Al-Hârith ibn al-Ahtam et bien d’autres. Lorsqu’elle annonça sa
prophétie, ses oncles de Taghlib et de Banû Rabî‘a la suivirent à une époque
où le christianisme était très répandu. Elle fut à la tête de trois tribus :
Tamîm, Taghlib et Râbi‘a.
On raconte :
C’est Sajâh qui alla voir Maslama et lui dit : « J’ai entendu parler de toi
et de ta prophétie. Je viens vers toi et désire t’épouser. » Elle écouta
quelques-uns de ses versets puis dit : « Je crois en toi. »
On raconte :
Lorsqu’elle se rendit chez Maslama, ce dernier fit installer une tente,
ordonna la fermeture de la citadelle et lui demanda de renvoyer ses gardes.
Elle accepta. Il fit répandre de l’encens afin que ses sens fussent ravis par le
parfum et qu’elle demandât le plaisir charnel. Il lui dit : « Quelle est ta
Révélation ? » Elle l’apostropha : « Toi d’abord. » Il improvisa des vers.
Elle resta avec lui trois jours et partit ensuite retrouver ses gens qui lui
dirent : « Qu’as-tu trouvé ? » Elle répondit :
« C’est un vrai prophète. Je l’ai épousé.
– T’a-t-il donné une dot ?
– Non
– Il faut qu’il te donne une dot. »
Elle retourna chez Maslama et lui fit part des exigences de son peuple.
Ce dernier lui dit : « Muhammad professe cinq prières. Maslama ibn
Habîb l’Envoyé de Dieu vous enlève deux : la première de l’aube et la
dernière. »

Aïsha !
Sajâh aurait pu attendre qu’un chef de tribu la demandât en mariage.
Mais elle alla voir Maslama, le faiseur de rimes. Elle aurait pu rester chez
Maslama comme épouse ou concubine. Comme elle aurait pu s’installer
dans son château, sur ses terres et guerroyer pour être la favorite, mais elle
préféra retourner auprès de son peuple. Toutefois, ils étaient mari et femme,
scellés par un pacte d’amour et de désir. Librement.
Sajâh signifie la droite, la sincère, la loyale, l’intègre. On ne connaît pas
sa religion. Nous savons seulement que Dieu à cette époque en péninsule
Arabique désignait le Dieu monothéiste. Mais, contrairement à Maslama,
elle ne prêchait pas le monothéisme. Les livres d’histoire conservent ces
paroles en prose rimée : « Écoutez ce qui me fut révélé. C’est une guérison
de ce qui vous tourmente. »
Sa religion : guérir le mal-être. Il se peut qu’on l’ait suivie parce qu’elle
promit le bien-être sur terre au lieu de proférer une promesse d’un bonheur
dans l’au-delà. Le céleste est sur terre. Telle une Gradiva ou une
Schéhérazade, elle prit la parole au nom du féminin guérisseur. À leur insu,
les chroniqueurs lient la poésie, la guérison de l’âme et le féminin.
Dans ses lettres, elle rappelait : « Je suis une femme de Yarbû‘. » À
cette époque où la femme était considérée par le Texte comme réceptacle ou
champ de labour, Sajâh ne cachait nullement son être de femme, l’avançait
fièrement sans le dévoiler. Au moment où les femmes devenaient propriété,
à l’époque où ses sœurs venaient grossir l’antre du harem, Sajâh arrachait la
masculinité et la féminité aux lois du biologique et de l’anatomie. Elle était
femme et guerrière. Elle put avoir comme alliés Wakî‘ ibn Mâlik, le chef
des Banû Yarbû‘, et Mâlik ibn Nuwaïra, chef de Banû Hanzala. ̣ On la décrit
comme une stratège dotée d’une grande conscience politique. Avec son sens
des affaires, elle obtint pour son peuple la moitié des productions d’Al-
Yamâma en blé.
On raconte qu’elle livra le combat avec Maslama contre les musulmans
et qu’elle s’enfuit après sa défaite. Sajâh perdit la bataille contre « le glaive
de Dieu », Khâlid ibn al-Walîd, celui qui ne cessait de se convertir et se
désavouer. Combattant Sajâh et Maslama, c’est contre une partie de lui-
même qu’il livrait bataille. On raconte qu’elle se réfugia chez ses oncles et
qu’elle y demeura jusqu’à sa mort, qu’elle se réfugia chez ses oncles après
la mort de son époux, qu’elle se maria avec un homme et qu’elle mourut à
Bassora après qu’elle se fut convertie à l’islam. Ces différentes versions (la
dernière est fort tardive) seraient une manière de remettre la femme rebelle
dans la cage de la protection masculine. Mais nous savons que, après sa
défaite, sa tribu fut cruellement combattue. D’après l’hagiographe Ibn
Kathîr, ‘Ubaïdallah ibn al-Baljâ tua une femme de la tribu de Sajâh, lui
coupa les mains et les pieds et la jeta ensuite dans un marché.

Rares sont aujourd’hui ceux qui connaissent Sajâh. Toutefois, les


ouvrages jaunis et les vieilles archives conservent précieusement son nom
en tant que Sajâh et non comme femme de Maslama. Celui-ci en revanche
n’aura droit de cité qu’en tant que Musaïlima (diminutif de Maslama) al-
kadhdhâb (le menteur).
Ce surnom (Musaïlima) fut-il forgé pour diminuer sa valeur
prophétique ? Peut-être. Mais je pense qu’on le nomma ainsi pour se venger
de l’homme pas vraiment mâle, pas vraiment virile qui accepta de faire
alliance avec une femme. Musaïlima, un petit Maslama, kadhdhâb
(menteur) de surcroît. Menteur dirent les historiens car il prétendit à la
prophétie. Ne s’agissait-il pas dans l’imaginaire musulman plutôt d’un
« mensonge » au sujet de sa virilité ? Il n’est mentionné que comme
faussaire, menteur, laid, dépourvu de force physique et mentale. Et ses
paroles, lorsqu’elles ne sont pas effacées, figurent dans les ouvrages
d’histoire, déformées, rabaissées, raillées.
On raconte :
‘Amrû ibn l’‘Âs alla chez Maslama et récita :

Par l’Instant !
Oui, l’homme est en perdition
29
à l’exception de ceux qui croient […]
Maslama dit ses versets : « yâ wabar yâ wabar… » (Ô poils, ô poils !).
Dans une autre version : « Ô crapaud ! Qîqî » (Coasse !). Crapaud. Animal
hideux, baveux, habitant les étangs et les marais. Non la hauteur céleste,
mais le langage insensé, déserté par la chose sensorielle et sa force
poétique. Le hideux serait ce langage proche de « Il était roparant, et les
vliqueux tarands » (Antonin Artaud). Langage des marais, de mot-chose
suivi des onomatopées (qîqî). Manière de discréditer Maslama car le
langage hideux, le langage déchet, le langage-chose ne peut être celui de la
Révélation ou de la prophétie. Attribuer ces pseudo-vers à Maslama — afin
de le disqualifier — montre le rôle que joue la lettre dans la structure
psychique de l’individu arabo-musulman. Quelle est cette subjectivité du
sujet arabe pour que la lettre soit aussi capitale et qu’elle occupe une place
de piédestal ? Quel lien tisse l’Arabe avec sa langue pour attribuer à la lettre
le pouvoir de venir du ciel ou des profondeurs de la terre ? Quelle est cette
souveraineté de la lettre qui devient le défi d’une religion ? Le face-à-face
entre les deux hommes exprime la puissance du lien du sujet arabo-
musulman à sa langue. En même temps, il peut nous faire oublier que cette
sacralité puise également dans le lien qu’entretient le musulman avec la
figure du prophète de l’islam.
Les historiens de l’islam ont défiguré le personnage de Maslama et
déformé son enseignement. Nous ne savons pas ce qu’il a prêché. Il figure
dans le corpus arabe et musulman comme Musaïlima al-kadhdhâb, le petit
Maslama le menteur. Cependant, Rusâfî 30 écrit que l’avenir de Maslama
aurait été différent s’il n’y avait pas eu la force d’Abû Bakr et l’épée de
Khâlid ibn al-Walîd. Toutefois, si Maslama fut combattu jusqu’à ses traces,
Sajâh continuera à fasciner les historiens. Malgré les différentes versions,
elle restera Sajâh la prophétesse, Sajâh la poétesse. On la dit lubrique. Le
fut-elle vraiment ? Certes, elle a fait un mariage d’amour et elle a prêché la
guérison de l’âme. Ceci ne relève d’aucune religion au sens classique et
orthodoxe du terme. Sajâh ne promit pas le paradis ou une vie meilleure
dans l’au-delà. Plutôt le bien-être sur terre. Elle avança bien sûr à sa
manière ce que le mystique dira plus tard : « Ma religion c’est l’amour. »
Pour Sajâh, c’est un amour terrestre qui ravit le corps et l’esprit. Est-ce pour
cette raison qu’on l’a dépeinte comme une lubrique ?
Il se peut que cette dénomination vienne du fait que Sajâh ait introduit
un parfum de femme sur une terre faite par et pour les hommes. Elle optera
pour l’égalité des hommes et des femmes devant la prophétie, la poésie et
même la guerre. Dans une Arabie de plus en plus virile déployant toute sa
force à juguler le sexe féminin, Sajâh revient comme un retour du refoulé
réintroduisant, dans des textes asséchés par la Révélation, le mariage
d’amour, la sensorialité, le minéral aussi bien que le végétal. Elle aura le
mérite de nous inviter à relire l’Histoire, à nous arrêter sur le refoulé et le
clivé, le blanc et les falsifications, à interroger notre corpus et à déterrer
aussi bien le féminin que la femme qui ne se laissait point enfermer dans un
gynécée.

Aïsha !
On dirait que les historiens étaient tellement occupés à nous enterrer
qu’ils ont tué par là même végétation, verdure, bleu du ciel, beauté du
désert, les étoiles, les courbes des collines aussi bien que celles des femmes.
Seuls régnaient le tintamarre des épées et le cauchemar de la guerre.
Comment étaient la finesse du sable, la couleur des demeures ? Quelle
architecture et quel art culinaire ? Et le vestimentaire et les bijoux des
femmes ? La peinture est abolie même du récit, même de la langue.
Anorexie de l’œil, faim de l’oreille et soif de la bouche. La sensorialité est
bannie au même titre que la pensée.
Sajâh rappelle Inana dont tu n’as jamais entendu parlé. Celle qui dit
dans L’Épopée de Gilgamesh : « Ma vulve, mon tertre rebondi, qui donc le
labourera ? » C’était à l’époque où le ciel ne se mêlait pas de la jouissance
des femmes.
Sajâh fut un corps ouvert sur le désir. Sajâh, la vie contre l’aridité du
récit. Elle nous rappelle qu’à l’aube de l’islam, à l’époque où le désir de
l’homme faisait même le ciel, une femme combattait au nom de la terre et
de la liberté.
Cheminer…

« Le rêve exige une interprétation. »


Ibn ‘Arabî, Fusûs al-hikam

« Vous nourrissés vos filles afin qu’il ait dequoy saouler sa luxure. »
Étienne de La Boétie, Discours sur la servitude volontaire

J’ai cheminé avec ces femmes. Je les ai accompagnées, me suis


confondue avec elles. Dirais-je : je suis Sawda ou Oum Kalthûm ou Maria
ou Safiya ?
Je me suis installée dans leur vie, lisant dans les textes les élisions du
récit, le blanc, l’anesthésie de pensée ou l’absence d’affect, m’arrêtant sur
les contradictions qui jalonnent cet immense corpus qui n’est autre que la
fabrique de l’histoire arabo-musulmane. Réanimant la mémoire,
m’arrachant à l’interdit de pensée, je réinscris ces femmes dans une
dimension humaine, subjective.
En fait, le corpus historique s’avère une véritable fabrique de l’Histoire.
Une Histoire terrestre qui s’autorise d’un ciel pour se repaître des femmes.
D’Agar, la mère des Arabes, la bannie du Texte, qui ne figure dans les livres
des hagiographes que comme corps donné puis mutilé, à la petite rouquine,
la gardienne pour la Communauté des versets et des hadîths qui la
condamnent, la Fondation témoigne d’une incommensurable violence et
d’une cruauté inouïe à l’égard des femmes.
La mère : champ de labour qui confère au vertigineux le rabaissement
de la femme et son bannissement du territoire du désir lui ôtant toute
possibilité narcissique.
La fille : petite fille jetée trop tôt dans les méandres d’une Révélation
qui faisait d’elle un nourrisson savant.
Étrange destin pour une Révélation se donnant pour mère une femme-
labour mutilée, éteinte dans les bras d’une petite fille qui deviendra mère
sans connaître les joies de la maternité.
Mère ou fille, légende ou réalité. Mère et fille, légende et réalité, une
généalogie de femmes dans les tourments et les artifices du pouvoir. Un
pouvoir terrestre qui s’autorise du ciel, un ciel qui exulte de dompter le sexe
féminin.
Pourquoi le socle du monothéisme islamique exige-t-il le sacrifice de la
mère, celle à qui il doit la vie, et de la fille ? Pour quelle raison l’opération
qui consiste à colmater le vide ne peut se faire que sur la base du
rabaissement, du dénigrement et la mainmise sur le corps et la psyché de la
femme ? Pour quelle raison l’institution du symbolique nécessite-t-elle
l’opération sacrificielle ? Un sacrifice sans rachat. Pour quel motif les
archives du monothéisme exigent-elles ce trauma ?
Du moment qu’il s’agit d’un texte sacré, même les intellectuels des
temps modernes se soustraient à tout questionnement. Les citations répétées
de livre en livre relatent un temps fantasmatiquement paradisiaque, un vécu
empreint de nostalgie pour la grandeur du passé, sans s’arrêter ne serait-ce
qu’un instant sur la violence inouïe qui était le lot quotidien de ces femmes
qui assistaient à l’éclosion de l’islam. « Il a reculé. » Pas une larme.

Aïsha ! On raconte que tu as dit :


« Le prophète vint et entra chez nous. Des hommes et des femmes
s’assemblèrent autour de lui. Ma mère vint vers moi alors que j’étais sur
une balançoire. Elle me lava le visage avec un peu d’eau, puis m’emmena
vers la porte. J’étais essoufflée. Lorsque ma respiration fut plus calme, elle
m’introduisit auprès du Messager de Dieu qui était assis sur un lit. Il m’a
mise sur ses genoux (dans son giron). J’avais neuf ans. Un jour, le prophète
arriva tandis que je jouais avec mes poupées, il me questionna et je
répondis : “Ce sont mes filles.” Le prophète de Dieu rit aux éclats. »
Je ne ris pas, médite plutôt cette parole de Sandor Ferenczi : « On pense
aux fruits qui deviennent trop vite mûrs et savoureux, quand le bec d’un
oiseau les a meurtris, et à la maturité hâtive d’un fruit véreux. » L’enfant
s’abandonne alors à un inéluctable destin de « nourrisson savant ».

Aïsha !
On louait ta mémoire infaillible, toi qui devais apprendre et consigner
pour la postérité ces versets :

S’il vous répudie,


son Seigneur lui donnera en échange
des épouses meilleures que vous,
soumises à Dieu, croyantes, pieuses, repentantes…

Tu récitais en ta qualité de Mémoire des musulmans des versets qui te


condamnaient toi et Hafsa qui sera la gardienne du Coran. Non seulement
vous étiez bafouées. Mais on exigeait aussi de vous que vous deveniez les
dépositaires d’un legs qui vous outrageait. Tu devais également apprendre
par cœur et restituer aux générations futures « Reléguez-les dans des
chambres à part et battez-les » et « Vos femmes sont pour vous un champ de
labour, allez à votre champ, comme vous le voudrez ».
Que nous sommes loin de l’Innana de la Mésopotamie qui parlait
ouvertement de son désir. C’était avant que l’Histoire ne devînt la fabrique
d’une servitude. C’était avant que le ciel ne s’occupe de la sexualité des
hommes.
En fait, « Ce sont leurs désirs que les hommes nomment Aphrodite » ou
Gabriel.

Aïsha !
On raconte que Gabriel arrivait pendant que vous étiez, Muhammad et
toi, enlacés. « C’est Gabriel qui te dit son salut », te disait ton époux et tu
répétais fièrement : « L’Ange ne visitait Muhammad que dans ma couche. »
Est-ce possible ? Comment se fait-il que l’Ange qui fuit la chevelure de
Khadîja acceptât de voir ta nudité ? Et comment se fait-il que l’Ange de la
Révélation vît la violence faite à l’enfance ?
Aïsha ! Les manuels t’attribuent beaucoup de paroles sur la sexualité. Je
vois l’excitation qui arrive prématurément dans la vie d’une petite fille.

Aïsha !
Le réel du sexe appartient à la seule opacité du silence.

Et ces guerres auxquelles tu assistais enfant.


Le langage est tellement aveuglé par la haine et la sauvagerie de
l’extermination qu’il n’a plus la possibilité de recueillir les morts. Il
décapite et laisse les corps sans sépulture et les âmes dans le désabri. Au
service de la cruauté, vidé de l’amour de l’autre, le langage est menacé dans
sa capacité mythopoétique. Et la langue qui chantait l’amour de la femme,
la verticalité du souffle, le tracé du vent, les volutes des collines et les sauts
des gazelles plonge désormais dans les abysses de l’extermination. Au nom
de la Révélation, le présent bannit le passé et l’avenir est seulement pour
nous : uniforme, monochrome, vidé de sa saveur, dépouillé de sa
complexité. Les livres d’avant ? On les brûle. Les histoires des peuples ?
On les efface ! L’autre est sombre, insignifiant, sans éclat, dépourvu de
civilisation et de culture. Non pas un soi-même comme un autre. Mais un
soi-même dans une clôture narcissique avec pour seul écho : ses propres
dires. Plus de poésie, plus de mythe. Les lances ne sont plus puissances du
langage et du récit, mais ce qui vide le langage et le brise. Lorsque la
violence devient à ce point éloquence du discours, lorsque le langage se fait
attaque de l’autre et refus de l’altérité, il se perd. Ce qui pourrait le sauver,
ce qui pourrait rendre son éclat au récit c’est le rire de la féminité, disait
Hegel. Toutefois, le rire qu’on tente d’introduire n’est pas celui de la
femme, mais de la petite fille violentée. C’est par le biais de ton rire, celui
de la petite fille écrasée par le trauma, que les historiens et les hagiographes
essaient de sauver le langage.

Tu fus jalouse des coépouses. Toutefois, ces femmes que tu as côtoyées


furent réduites à des ombres fantomatiques. Même la plus belle et la plus
audacieuse, la plus noble et la plus rusée, une fois dans le harem, devenait
image impuissante, aveugle et muette comme la mère d’Ulysse.
Le récit se résume à des images prônant un plus de virilité et la langue
de se trouver pétrifiée de par le bannissement du féminin. Aucune mise en
mouvement. Plutôt la pétrification du récit. Et l’appel incessant à répudier
la jâhiliya s’avère bannissement de « l’Immémorial » dont sourd toute
histoire, la négation de la capacité de réminiscence dont le rêve a besoin, le
refus d’un aller vers un avant, de remonter le temps afin d’accorder à la
parole son droit à la réminiscence. Un avant ou un arrière d’une parole qui
se souvient pour que le langage soit activité de mémoire et capacité de
construction. C’est la loi de la verticalité inhérente au processus de
civilisation et de subjectivité.

Aïsha !
Notre histoire aujourd’hui, le statut de la femme, l’adoption, le mariage,
le témoignage, l’héritage sont en lien direct avec l’écriture et la
transmission de cette Histoire qui fut consignée au moment de la Fondation.
Histoire où le seul rire est celui de la petite fille déjà épouse, Histoire où
l’homme recule sans larmes, Histoire des femmes prises dans les filets
d’une homosexualité masculine, Histoire qui ne s’empare des femmes que
pour leur tisser un linceul selon la logique de l’enterrement. La fabrique de
cette Histoire crée un système clos, une nouvelle stylisation où même le
chant est banni, où la filiation symbolique est annulée, où la parole est
délégitimée. Une Histoire qui n’exalte nullement la pensée, mais légitime la
violence par la sacralisation afin d’accorder le plus de jouissance aux
hommes et dompter l’inquiétante étrangeté du sexe féminin.
Dans les récits des hagiographes, la janna (le paradis) devient orgie
sexuelle sempiternelle, plongée dans l’incommensurable volupté avec une
femme sans visage ni qualité, pur instrument pour un Ouranos avide et
éternellement insatisfait.

Si la femme renvoie à l’inquiétante étrangeté défiant tout langage qui


tente de la domestiquer, l’archive que nous offrent ces hagiographes et
historiens est une manière de dompter, voire de triompher de la puissance
du sexe féminin. La femme est arrachée même à sa piété filiale, à sa
mémoire, à son passé et la mère ne figure que comme absente ou complice
du pouvoir viril.
Et ce qui apparaît comme une stratification (‘an, ‘an, ‘an 31) au lieu
d’offrir la multiplicité des angles de vue s’avère unité du discours. La
diversité n’est qu’apparente. L’Histoire, telle qu’elle est relatée et transmise,
vide les mots de leur sève.

Les images aujourd’hui des femmes dites « captives en cages » pour


être vendues rappellent celles d’hier. Les captives d’aujourd’hui ont leurs
sœurs. C’était au moment de la Fondation. Désastre d’une répétition qui se
ressource dans des ouvrages religieux qui font autorité ! Muslim écrit : « La
captive devient mâ malakat al-yamîn, la possession (du vainqueur). Son
mariage (avec l’ancien époux) est par conséquent annulé. » La captivité
devient le licite qui annule le mariage d’avant devenant du coup illicite.
On se demande : où est la pensée sur la dignité humaine et où est la
spiritualité dans l’idée d’une janna (paradis) qui commence ici-bas pour se
prolonger dans des orgies de l’au-delà ? Orgies sempiternelles où la femme
ne figure que comme possédée par l’homme.
Non pas un « en toi plus que toi », non pas « donner ce que l’on n’a
pas ». L’énigme du désir, l’alchimie d’une rencontre et la béance d’une
séparation. Non pas une femme qui puisse dire : « Il est apparu comme un
brin d’air ou comme une brise. L’instant d’une confusion dans un baiser où
se mêlaient la rencontre et l’adieu, condensé dans la frêle opacité d’un
moment sous le ciel de la Cité antique sur cette Piazza del Popolo. Jamais le
désir n’a été aussi léger, jamais il n’a été aussi dense. Il s’appelle l’instant.
L’instant de sa traversée. Telle une image du rêve. Tellement réelle.
Tellement frêle. Image. Fabriquée dans le récit qui la construit dans la
tentative de lui donner une consistance d’image. » Non pas cette femme qui
pense, qui désire et vit. Non ! La femme ne pense pas, ne désire pas, ne se
révolte pas. Dépourvue d’affect, elle ne cille pas lorsqu’on décapite son
père et son mari. Dépourvue de mémoire, elle se précipite dans les bras de
celui qui extermine son clan.
En fait, notre malheur a commencé bien avant Daech.
L’historien ne cille pas. Recevant les privilèges que lui donne le Texte,
il fabrique une Histoire conforme à une politique du pouvoir et à un
discours de domination qui perdure jusqu’à ruiner notre présent et
compromettre l’avenir de nos enfants. L’échec de notre dit printemps arabe
lève le voile sur une guerre sans merci contre les femmes. Comme si
l’amour de la liberté et de la dignité devenait un combat contre la liberté et
la dignité, combat pour la pérennité d’une société bâtie sur une structure
tribale, archaïque, refusant ne serait-ce que l’ombre d’une égalité des droits.
Ce qu’Oum Salama réclamait. Ce qui lui fut refusé.
Jusqu’à aujourd’hui, l’historien, au lieu d’affronter et d’interroger ces
textes, répète l’anesthésie de la pensée et redouble le sacré. L’histoire de
Zaïnab reste exemplaire. Le fils ne se révolte pas.

Aïsha !
Je sais que tu n’aimais pas Fâtima. Mais réclamant un héritage, elle
tentait désespérément de tuer le père. Peu de femmes eurent ce courage
d’aller aussi loin dans leur revendication. Elle voulait que le prophète fût et
soit un mortel parmi les mortels. Fâtima dira à quel point le père doit être
mis à mort afin que puisse se vivre la vie. Elle voulait inscrire la mort dans
le cycle de la vie. L’absence de la mort pèse jusqu’à aujourd’hui sur
l’écriture de notre Histoire.

Aïsha,
Ta mémoire n’a servi qu’à te condamner. Tu apprenais, pour les
restituer, des paroles qui faisaient ta perte et la nôtre. Je comprends ton
geste. Le geste de révolte de la femme plonge ses racines dans la
catastrophe de ta vie. La cruauté de la femme puise dans la détresse de la
petite fille effractée.

Écrivant ce livre, je souhaite restaurer l’humanité déniée. M’installant


dans votre vie, je tente de détisser le linceul qu’on vous a fabriqué.
Je ne veux pas affliger davantage le lecteur. Mais dis ceci :
À l’instar de toutes ces femmes, j’ai un lourd héritage et une soif de
liberté.
Sources bibliographiques

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éd. Dâr ihyâ’ ath-thurât al-‘arabî.
Tabâtibâ’î, Al-mîzân fî tafsîr ây al-Qur’ân, Beyrouth, sans date d’édition.
Notes

1. Coran 93:1-3. Le premier chiffre désigne la sourate, le second désigne le verset. Traduction
Denise Masson, Paris, Gallimard, 1967.
2. Coran 4:128.
3. Compte tenu de son importance dans l’islam, je préfère conter son histoire singulière à la
fin de cet ouvrage.
4. Coran 66:1-5.
5. Coran 4:32.
6. La sunna rassemble l’ensemble des paroles et des actes du prophète.
7. Coran 33:36.
8. Coran 33:37.
9. Coran 33:37-38.
10. Coran 33:40.
11. Serviteur de Muhammad (pendant dix ans), il fut le transmetteur de mille deux cent
soixante-six hadîths.
12. Coran 33:32-33.
13. Coran 24:31.
14. Le mu’adhdhin, celui qui fait l’appel à la prière.
15. Le féminin de « démon ».
16. Coran 48:27.
17. Coran 33:50.
18. Coran 3:64.
19. Coran 111.
20. Coran 24:11 ; 24-14.
21. Coran 4:34, traduction Claude-Étienne Savary, Paris, Dufour, 1821.
22. Coran 33:52, trad. C.-É. Savary.
23. Coran 81:9.
24. Allusion à Coran 12:28.
25. Coran 66:10.
26. Khadîja et d’autres épouses de Muhammad ne devinrent Mères des croyantes que
rétroactivement.
27. Allusion à la parole de Marie. Coran 19:23.
28. Adonis, Al-Kitâb (Le Livre), Paris, Seuil, 2007, p. 29.
29. Coran 103:1-2.
30. Poète né à Bagdad en 1875 et mort en 1945.
31. « D’après tel, d’après tel… » Une chaîne orale très utilisée dans les textes.

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