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Essai Critique

Le renouveau de l’ornement
Retour ou réinvention de l’ornementation en Architecture

Stanley Duré

Université de Laval
9 décembre 2022

L’ornement n’est plus un crime. Durant une grande partie du 20e siècle, cela n’a pas toujours été le cas. Le style
international fortement influencé par le texte Ornement et Crime d’Adolf Loos (1908), suivi par les modernistes ont
perverti l’utilisation de l’ornementation en architecture la rendant ainsi tabou et exclu du processus de design. Avec
l’Essor du mouvement Post-Moderne, les théories du Chaos et de la complexité ainsi que les nombreuses avancées
technologiques dans le domaine, l’ornementation se voit faire une réapparition triomphante dans l’Architecture
contemporaine. Néanmoins, l’utilisation de l’ornementation architecturale d’aujourd’hui n’a que peu de similitudes
avec les concepts ornementaux méprisés avant la modernité. En effet, l’aspect de décoration sculptural et la
dimension symbolique de l'ornementation s’est vu remplacer par une approche de motifs altérant les surfaces
pouvant remplir différentes fonctions (Picon, 2013). Ainsi, pouvons-nous vraiment dire que nous assistons au retour
de l’ornementation au 21e siècle, ou plutôt à la réinvention et à la redéfinition du terme d’ornementation en
architecture? Il s’agirait donc dans cet essai de se pencher sur cette question en évaluant la pertinence, la nécessité et
la signification de l'ornementation de nos jours sous un point de vue technologique, tectonique, structurel et
esthétique.

Ornement et Technologie/tectonique

En premier lieu, l’avènement du numérique et des nouvelles technologies de production ont drastiquement modifié la
notion d’ornement dans le design. Effectivement, l’application de nouvelles méthodes de dessin assisté par
ordinateur (CAD) ainsi que de nouveaux logiciels informatiques paramétriques permettent de créer des motifs
ornementaux avec une facilité et une précision déconcertante (Celani, 2017). Contrairement aux critiques de Loos
qui affirmait que l’homme est incapable de créer de nouveaux motifs, la conception informatique augmentée offre
pourtant une multitude infinie et unique de nouveaux designs ornementales.

D’autant plus sa conception améliorée, l’apport du technologique a également facilité sa production physique grâce à
une combinaison des outils informatiques et de la fabrication digitale. En fait, ces géométries complexes générées
par ordinateur peuvent désormais se matérialiser grâce à des machines programmables comme la découpeuse laser,
CNC, jet d’eau pressurisé, imprimante 3D, bras robotique, etc. (Celani, 2017) Ce processus interactif intéressant
présente de nombreux avantages. D’une part, il optimise la productivité et la précision de la création d’ornements
comparativement à une main d'œuvre artisanale. D’une autre part, sa modélisation numérique nous permet de
visualiser en 3D en temps réel, transformant ainsi la conception d’ornement comme partie intégrale au processus et
décision de design du début à la fin et non comme un élément décoratif ajouté de façon superflu. Toutefois, certaines
contraintes de cette méthode digitale peuvent changer l’agencement tectonique des différentes pièces de
l’ornementation lors de la construction physiques. Tout dépendamment de la technique utilisée, les logiciels ne
prennent pas nécessairement en considération la nature du matériau et ses propriétés pouvant ainsi altérer son
assemblage tectonique (Meibodi. Aghaiemeybodi, 2017).

De plus, bien que l’ornement ait souvent été associé comme étant une texture superficielle, les logiciels informatisés
peuvent aussi texturiser n’importe quelle surface avec une image de référence, ce qui floue ainsi la limite entre
texture ornementale et simple pixellisation d’image (Picon, 2014). Cette technique qu’Antoine Picon a dénommée “
Wallpaperisation” est souvent employée par les architectes Herzog et de Meuron qui chambardent et ébranlent la
distinction entre ornementation, Image et Oeuvre d’art. On pourrait qualifier cette approche d’utilisation de la
technologie afin de créer ces images sérigraphiées comme trop littérales ou au « premier degré » afin de représenter
un concept architectural.

Bibliothèque d’Eberswalde, Herzog & de Meuron. https://afasiaarchzine.com/2013/07/herzog-de-meuron-20/

Malgré les prouesses incroyables qu’apporte les logiciels programmatiques dans la conception et production
d’ornement, il ne faut pas se laisser emporter dans un raccourci intellectuel qui laisse les scripts automatisés prendre
toutes les décisions pour nous. Comme le dit Jacques Herzog dans un interview: « Le recours à l’ornement nous évite
de chercher une forme en tant que telle: elle arrive toute seule, à travers l’ornement, qu’il soit géométrique ou
organique. C’est un processus derrière lequel on peut disparaître un peu en tant que créateur. » Ce nouveau
paradigme soulève de nouvelles questions à plus grande échelle sur le rôle de l’architecte face aux nouvelles
technologies qui ne cesse d’augmenter…
Ornement et Structure

De la colonne ionique et Corinthienne des temples Grecques aux arcs-boutants des basiliques gothiques,
l’ornementation a toujours été en relation avec la structure. Cependant, elle était traitée comme une entité à part
ajoutée ou sculpté servant souvent de décoration ou d’éléments permettant l’entrée de la lumière. De nos jours, non
seulement l’ornement peut contribuer à la qualité formelle d’une surface afin accentuer sa forme structurelle, la
structure peut devenir une forme ornementale (Meibodi, Aghaiemeybodi, 2017). En effet, dans The structure of
ornament, Greg Lynn avance que les catégories autrefois distinctes entre ornement et structure devraient s'ouvrir l'un
à l’autre afin de permettre une réorganisation interne pour ne pas donner l’impression d’une expansion de la structure
qui se transforme en ornementation ou l’inverse, mais plutôt comme une interdépendance collaborative qui permute
ses deux catégories de façon imprévue et sans précédent (2004). Cette fusion de la structure et de l’ornement en un
seul corps vient flouer la distinction entre mur, colonne, plafond, plancher.

Parallèlement, elle vient redéfinir et repenser la notion d’éléments structuraux comme composant d’un tout dans une
dimension calculée de transformation et de mouvement morphologique. En allant chercher sa dynamique dans les
processus de croissance plus harmonique au concept du bâtiment, l’approche incorporée structure/ornementation
participe à la conception du bâtiment dès son étape embryonnaire d'ancrage au site, tout en conservant l’idée et le
concept du projet. D’ailleurs, c’est un problème récurrent dans la pratique du métier: combien de fois un architecte
s’est vu contraint de rationaliser l’essence d’un projet à cause de contraintes structurales. Ainsi, c’est en transgressant
les barrières établis par les principes de Le Corbusier, qui distinguait façade libre, Pilotis(structure) et Plan libre, en
les intégrant dans un ensemble qu’on réussit à se dissocier de la pratique dogmatique du 20e siècle en une
architecture plus libre. Herzog l’affirme lui-même dans l’interview en parlant du Stade Olympique de Pékin qu’il a
conçu « Quand l’ornement et la structure deviennent une seule chose, bizarrement, cela crée un nouveau sentiment
de liberté.»(2010) L’architecte cherchait à brouiller et éviter la distinction entre structure, ornementation et espace
dans ce projet créant ainsi une continuation et connexion forte entre l’extérieur et l’intérieur. L’architecture de
squelette rigide et de peau transparente se voit transformer en une architecture d’exosquelette articulé et perforé
d’ornementation.

Stade Olympique de Pékin, Herzog & de Meuron. https://arquitecturaviva.com/works/estadio-nacional-en-pekin-6

Outre ses grandes capacités portantes d’intégration à la structure, l’ornementation peut aussi remplir d’autres

fonctions. Comme mentionné dans The function of Ornament (2008), les auteurs sont d’avis qu’une ornementation
architecturale se doit d’avoir une dimension fonctionnelle, opérative et performative. Il est toutefois pertinent de
noter que le terme de fonction est abordé plus librement que sa signification dans le fonctionnalisme traditionnel
moderne. En effet, les murs et façades remplis d’ornementation ouvertes sur l’extérieur contribuent à la régulation de
l’entrée de lumière et de la ventilation naturelle, agissant comme un filtre à cet effet. De plus, un motif ornemental
avec un relief et une orientation réfléchie peut exercer des fonctions acoustiques: tantôt comme isolation et/ou
inhibiteur de son dans des lieux qui doivent rester silencieux, tantôt comme catalyseur et amplificateur de son dans
des espaces comme un Opéra ou un salle de concert. En sommes, l’association de l’ornement à l’aspect fonctionnel
et structural de l’architecture suscite une nouvelle dimension transcendante qui justifie sa pertinence aujourd’hui.

Louvre d’Abu Dhabi, Jean Nouvel. https://divisare.com/projects/371170-ateliers-jean-nouvel-roland-halbe-marc-domage-louvre-abu-dhabi

Ornement et Esthétique
Depuis la cabane primitive de vitruve, l’origine de
l’ornementation est une réponse directe au besoin de
l’homme d'imiter la nature et sa beauté. Ainsi, la création
de l’ornement n’était que purement décorative et
esthétique (Picon, 2014). Durant la Renaissance, l’artiste
peintre et/ou sculpteur était bien souvent aussi architecte.
Malgré les règles dogmatiques régularisant leur liberté
créative, ceux-ci ressentaient le besoin de laisser une
touche d’expressivité personnelle afin de laisser une
marque permanente dans le projet. Sans aucun doute, s’il
y a bien un élément qui demeure constant dans
l’utilisation d’ornementation, c’est sa dimension
subjective. Effectivement, il est encore juste d’affirmer
que l’ornementation est une forme d’expression du
designer mais aussi la perception en réponse
l’observation de l’usager face à l’ornement. Moussavi et
Kubo réfèrent à ce phénomène comme étant une fonction
à part entière de l’ornementation contemporaine: soit de
créer une sensation ou un effet (2008). Dans leur livre,
ils définissent cette réaction comme “affect and effect”.
D’une part une réaction apparentée à un sentiment
personnelle pouvant altérer l’état mental, les émotions,
l’ambiance est plutôt reliée à l'affect, donc ce qui affecte
notre tête et une intériorisation psychologique. D’une
autre part, l’effet est une réaction plus primitive que
cognitive et a plutôt une incidence sur la nature
physique. Elle englobe autant le corps que l’espace
environnant celui-ci, pouvant inclure l’altération des sens, inciter un mouvement du corps ou changer la perception
de l’espace et du temps. Même si les auteurs semblent distinguer ces termes, ces derniers restent néanmoins
indissociables dans la perception subjective de l’ornementation contemporaine et interagissent inconsciemment en
nous stimulant visuellement, physiquement et cérébralement. (Picon, 2014)

Dans Ornament and Crime(1908), Loos critique péjorativement la durabilité des ornements, qu’il juge éphémère
autant pour leurs pauvres qualités que pour leurs esthétiques désuètes après quelques années. On ne peut aujourd’hui
plus contester la qualité matérielle et tectonique des ornementations, mais pouvons-nous en dire autant sur la
durabilité esthétique? Les générations futures critiqueront-elles le retour de l’utilisation de l’ornement d’aujourd’hui?
Comme dans n’importe quelle sphère artistique, les courants esthétiques sont témoins d’une rotation cyclique entre
ce qui est à la mode et ce qui est désuet, on recycle l’ancien pour en fabriquer du nouveau. Du moins, on espère que
l’ornementation contemporaine en architecture
passera l’épreuve du temps. Ministère de la Culture, Francis Soler, France.
http://www.archipicture.eu/Architekten/Frankreich/Soler%20Francis/Soler
%20Francis%20-%20Ministere%20Culture%202.html
Dans un cadre plus large, l’esthétique apportée par la
multitude de bâtiments aux façades ornementales de
plus en plus complexes les uns que les autres engendre un problème de perception venant altérer notre subjectivité et
appréciation de celui-ci. Effectivement, grâce à l’ornementation, les bâtiments gagnent une apparence esthétique
attirante, une personnalité, voire même un caractère intrinsèque unique. Toutefois, ce caractère parfois trop complexe
peut interférer le dialogue entre le bâtiment et l’homme, menant ainsi à une confusion malaisante de l’usager face à
cet ornement. Dans le même ordre d’idée, la juxtaposition de plusieurs bâtiments ornementés altère encore plus ce
dialogue entre l’homme et lesdits bâtiments. Venant créer un dialogue cette fois entre les bâtiments, cette sur
stimulation ornementale vient dénaturer l’effet initial que l’architecte voulait transmettre.

L’ornement, non seulement en architecture, est fait pour être vu et apprécié, affirme Picon dans son œuvre (2014).
Pourtant, nous baignons désormais dans un océan d’ornementation en abondance, rendant l’appréciation subjective
de ceux-ci difficile dans leur individualité. De plus, les technologies actuelles nous permettent de créer de nouveaux
designs ornementaux avec une efficacité structurelle, fonctionnelle et tectonique remarquable. En sommes, il en reste
que l’ornementation contemporaine en architecture est majoritairement associée à un effet agréable. Par leur
caractère unique, l’usager ne peut être confronté à l’ennui monotone de la surface lisse et redondante. Plus
précisément, l’observateur est exposé à une diversité d'alternatives ornementale suscitant des réactions agréables et
plaisantes au regard (Picon, 2014). Cette interaction provoque des changements en lui-même qui viennent changer sa
relation avec l’objet architectural, sa forme et sa façon de vivre l’espace. N’ayant plus la même signification sacrée
et culturelle qu’avant, la définition, l’utilisation de l’ornement se voit donc réinventer en quelque chose de nouveau.
À la lumière de cette redéfinition de l’ornementation, pouvons-nous donc affirmer que l’ornement profane
contemporain est dépourvu de sens symbolique, déconnecté de la représentation socio-culturelle de l’histoire du
peuple. Le nouvel âge digital de l’ornementation a négligé et délaissé cette dimension symbolique au profil d’image
analogique et médiatique créant ainsi une déconnexion face à celui-ci. Peut-être serait-il pertinent à l’architecte de
retourner à l’essence vitruvienne de la signification de l’ornement, afin de consolider technologie, fonction,
esthétique et symbolisme de manière à reconnecter l’ornement à la culture d’aujourd’hui.

Bibliographie

1- Celani, G. Sedrez, M. (2017). The new ornament in architecture. Vitruvius arquitextos.


https://vitruvius.com.br/revistas/read/arquitextos/17.204/6549

2- Chevrier, J-F., Herzog, J. (2010) Ornement, Structure, Espace. Entretien avec Jacques Herzog. Jean-François
Chevrier: La Trame et le Hasard. Paris, L'Arachnéen
https://www.herzogdemeuron.com/index/projects/writings/conversations/chevrier-fr.html

3- Loos, A. (1908). Ornament and Crime. Essai

4- Meibodi, M. Aghaiemeybodi, H. (2017). The Synergy between Structure and Ornament


Lulea University of Technology, Sweden, 2KTH Royal Institute of Technology, Sweden.
http://www.ltu.se, 2http://www.kth.se
5- Moussavi, F. Kubo, M. (2008). The Function of ornament.

6- Picon, A. (2014). Ornament : the politics of architecture and subjectivity (Ser. Ad primers). Wiley.

7-
8- Picon, A. (2010). From Tectonic to Ornament: Towards a Different Materiality. Digital Culture in Architecture.

9- Lynn, G and Leach, N 2004. The Structure of Ornament. In N. Leach, D. Turnbull & C. J. K. Williams (Eds.),
Digital tectonics, pp. 63-69.

10- Van Eck, C. (2020). ORNAMENT DESIGNS IN SEARCH OF A SCIENTIFIC FOUNDATION. Département de
l’histoire de l’Art, Université de Cambridge.
https://www.repository.cam.ac.uk/bitstream/handle/1810/337318/Ornament%20review%20Perspective
%20final.pdf?sequence=2
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