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ENSA Nantes 2011-2012

Le porte-à-faux
Imaginaire de l’apesanteur dans
l’architecture contemporaine

Mémoire réalisé par Jérôme BOUSSIN


Année 2011/2012 - UE 84
Directeur d’étude : Jean ROBEIN
MEMOIRE - Jérôme Boussin – 2011/2012

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Le porte-à-faux : imaginaire de l’apesanteur dans l’architecture contemporaine.

Sommaire

Avant-propos ......................................................................................................................... 4
Introduction .......................................................................................................................... 5
I. Relation gravitaire au sol ........................................................................................... 8
1) La verticale et les horizontales ................................................................................................... 8
2) Abstraction du sol ..................................................................................................................... 10
3) L’exaltation de l’horizontale ..................................................................................................... 14
La Fallingwater house .................................................................................................................. 14
MAXXI .......................................................................................................................................... 18
II. Rapport à la ville ...................................................................................................... 22
1) Une posture ancienne ............................................................................................................... 22
Whitney Museum .......................................................................................................................... 23
Projet d’extension du Whitney Museum ................................................................................... 25
2) Condenser l’emprise, densifier le ciel...................................................................................... 25
WOZOCO’s 100 .......................................................................................................................... 27
3) Faire signe ................................................................................................................................... 30
Collège naval.................................................................................................................................. 30
III. Mutation technologique et esthétique .................................................................... 34
1) Solutions constructives ............................................................................................................. 34
2) Exhibition des forces ................................................................................................................ 35
Milstein Hall .................................................................................................................................. 35
L’extension de l’école Buffon ..................................................................................................... 36
3) Effacement des moyens ............................................................................................................ 39
VitraHaus ....................................................................................................................................... 39
Conclusion .......................................................................................................................... 43
Bibliographie ...................................................................................................................... 44
Glossaire .............................................................................................................................. 47

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MEMOIRE - Jérôme Boussin – 2011/2012

Avant-propos
Le mémoire d’architecture est pour moi l’occasion d’approfondir un questionnement sur
le sens de l’architecture. Le temps dévolu à cet exercice, permettant de développer une
problématique et de structurer une réflexion, manque bien souvent dans les autres formes
d’exercices proposés durant le cursus. Je souhaite donc mettre à profit ce temps pour découvrir,
aborder, explorer les aspects aussi simples et fondamentaux que les dimensions horizontales et
verticales de l’architecture par le biais du porte-à-faux*.

Mon mémoire traitera donc de l’utilisation des porte-à-faux dans l’architecture


contemporaine, de ses significations, des émotions qu’ils procurent, et de ses origines dans
l’architecture moderne. L’aspect technique sera abordé, mais seulement lorsqu’il aura un impact
direct sur l’architecture elle-même. Mon propos ne sera pas de dresser un inventaire exhaustif de
ce dispositif mais plutôt d’essayer d’en tirer son essence au travers l’espace qu’il génère.

Fig. 1 – Horizontal step, Richard Serra, 1989.

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Le porte-à-faux : imaginaire de l’apesanteur dans l’architecture contemporaine.

Introduction

« C’est quelque chose qui va vous soutenir, vous supporter. Un porte-à-faux pourrait être aussi une main
tendue, une aile. Les branches d’un arbre sont un porte-à-faux. Ce n’est pas une forme étrange, mais une forme
fortement reliée à la manière dont la nature travaille. »

(CALATRAVA, 2004)

Si Calatrava s’inspire de la nature pour fabriquer ses formes élancées, le porte-à-faux n’en
reste pas moins un élément de langage de l’architecture moderne et contemporaine parmi ceux
qui provoquent le plus d’étonnement. En mettant des charges à distance, des masses en
lévitation, des plans horizontaux sans verticale, porter à faux (c'est-à-dire sans support
intermédiaire) revient à défier les lois de la gravité. Les porte-à-faux évoquent également
l’élévation du terrain de l’action de l’homme par delà la sécurité du sol commun, une
démonstration de puissance de l’horizontalité. Plein et vide, légèreté et poids, autonomie et
dépendance, verticale et horizontale, instabilité et équilibre se situent au cœur des
questionnements de l’homme, et peuvent se matérialiser et s’exprimer dans l’architecture.

Evoquée dés l’antiquité, la posture en console* est largement fustigée et décrite comme
contraire à la nature par Vitruve dans son chapitre dédié à la solidité des édifices (PERRAULT,
1837). Plein sur plein, vide sur vide. Chez les anciens le beau étant associé à la réalisation d’un
ordre, tout ce qui déroge au règne de la mesure et de l’harmonie doit être banni. Sans remonter
aussi loin dans le temps, Auguste Perret n’hésitait pas à faire remarquer que « la vue de
l’effort fatigue » (GARGIANI, 1994). Celui-ci plaidait ainsi pour une architecture classique au point
de masquer partiellement la structure de ses œuvres afin de n’en laisser apparaitre que l’évidence
d’une descente de charges classique. « Car le but de l’art n’est pas de nous étonner, ni de nous émouvoir.
L’étonnement, l’émotion sont des chocs sans durée, des sentiments contingents, anecdotiques. L’ultime but de l’art
est de nous conduire dialectiquement de satisfaction en satisfaction, par delà l’admiration, jusqu’à la sereine
délectation » (PERRET, 1952).

A l’Ecole des beaux-arts, un projet n’était jugé que sous la forme de trois dessins
complémentaires, nécessaires et suffisants : le plan, la coupe et l’élévation. Par simplification,
certains auteurs feront correspondre chacune de ces représentations avec l’un des paramètres

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MEMOIRE - Jérôme Boussin – 2011/2012

vitruviens. Le plan constate la convenance de l’édifice, utilitas, la coupe en constate la solidité,


firmitas, et l’élévation en constate l’élégance, venustas (LUCAN, 2009). C’est donc la coupe qui doit
révéler la structure de l’édifice et vérifier la « belle » superposition des masses, depuis le sommet
de l’édifice jusqu’aux fondations.

Le porte-à-faux connait avec l’avènement des techniques, structures, matériaux modernes


et la libération de l’expression architecturale des réalisations toujours plus spectaculaires, qui
témoignent du dépassement d’un acte architectural fondamental : soulever un poids. Ces
nouvelles possibilités annoncent l’attitude des modernes qui exploreront dans l’expression du
porte-à-faux une esthétique de l’héroïsme, fondée sur l’exploit technique. Soulever, certes, mais
en porte-à-faux, comme pour exprimer un mouvement par la figure du basculement dans le vide.
Plein sur vide. Les évolutions sur ce thème s’opèrent dans plusieurs directions pour aboutir à des
mises en œuvre très différentes : Extrusions, décalages, glissements, superpositions,
encastrements… C’est encore la coupe qui révèle les volumes en porte-à-faux des réalisations
contemporaines que nous considérerons. Le profil que donne ce dispositif aux bâtiments est si
particulier, qu’il peut bien souvent en devenir le logotype. Cette prévalence de la coupe
contrecarre encore l’ordre académique qui plaçait le plan comme vecteur principale du parti.

Certains considèrent encore le porte-à-faux comme une disposition sculpturale possible,


dans un registre de formes disponibles sans connotation aux exploits des modernistes. Autant de
manières pour produire des contrastes expressifs, ombre et lumière étant évidemment essentielles
à la perception de la troisième dimension. Cette troisième dimension de la façade, exprime
l’expansion possible de systèmes sans limites précises, offrant au bâtiment une surface
supplémentaire, mais constituant également un apport esthétique incontestable (SERON-
PIERRE, 2001).

Ces défis à la gravité impliquent de solides structures qui témoignent souvent d’une étroite
coopération entre architectes et ingénieurs car elles sollicitent la matière dans ses derniers
retranchements, que ces structures soient visible ou non. Structures ultraperformantes et
« peaux » légères, permettent de donner l’illusion de poids à un volume creux. Il ne s’agit plus
dans ce cas de faire corps avec le système constructif et d’utiliser celui-ci comme générateur
fondamental d’espace, mais de l’utiliser comme un moyen d’atteindre l’effet recherché. Ce
dispositif ne produit cependant essentiellement son effet que depuis l’extérieur de l’édifice.
L’effacement des moyens structurels mis en œuvre tend à donner la priorité à l’apparence
extérieure du bâtiment.

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Le porte-à-faux : imaginaire de l’apesanteur dans l’architecture contemporaine.

Si ces étonnantes réalisations apportent par la vigueur de leurs géométries un peu de


fraicheur à une architecture noyée dans la banalité, ne sommes-nous pas bernés par l’effet
indéniable qu’exercent sur nous ces édifices ? Une fois l’étonnement dissipé, ne risque-t-on pas
de n’y reconnaitre finalement que l’émergence d’un nouveau formalisme ? Il y a bien sur la
volonté de sortir du lot, de fabriquer une identité, de faire signal dans la platitude du paysage
urbain contemporain. Mais il s’agit aussi de la relation du bâti vis-à-vis de son site, que ce soit en
ville ou dans la nature. Il semblerait que l’architecture ait trouvé là une piste de renouveau en
osant repenser ses fondements. Qu’en est-il vraiment ?

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I. Relation gravitaire au sol

« Comme le fil à plomb est l’indice de la gravité, c’est-à-dire de la chute des corps, l’horizon dégagé est la
ligne de niveau de leur projection outre monde » (VIRILIO, 2004).

1) La verticale et les horizontales


Le sol est certainement le premier élément à étudier avant de bâtir. Celui sur lequel tout
édifice s’appuie pour s’élever. Comme une tonique en musique, la surface du sol est le niveau
zéro à partir duquel s’évaluent toutes les distances verticales. La raison en est simple et
conditionne la différence fondamentale entre verticale et horizontale : la pesanteur.

Parmi le nombre infini de directions suivant lesquelles nous pouvons nous mouvoir dans
l’espace tridimensionnel, la verticale se singularise par l’entière soumission de notre espace
terrestre à l’attraction gravitationnelle. Géométriquement, les trois coordonnées du système
cartésien de l’espace sont d’importance égale, mais la verticale se distingue de toutes les autres
directions contenues dans le plan horizontal du sol. Cette asymétrie de l’espace assimile
essentiellement l’existence à la verticalité. Tout comme il faut se dresser pour exister, l’homme n’a
de cesse d’édifier (ARNHEIM, 1977). Comme le souligne Calatrava (page 5), l’analogie entre le
porte-à-faux et l’arbre est assez évidente. Le tronc d’un arbre qui se développe par accroissement
dans toutes les directions est le prototype de la forme dans l’espace gravitationnel. Et c’est
certainement en cela qu’un porte-à-faux interroge ces dimensions fondamentales. En s’éloignant
de l’axe du vecteur de la pesanteur qui le tire inexorablement vers le centre de la terre, le porte-à-
faux adopte un comportement singulier qui le distingue du reste du bâtiment par son
indépendance supposé aux lois qui régissent toutes constructions, comme s’il refusait
l’aplatissement archaïque sur le sol. Variations sur le contact avec le sol, ces figures en équilibre
questionnent l’horizon, dynamise le territoire monotone, ou se fichent à l’horizontale dans les
pentes escarpées. Ce dispositif agit sur nos perceptions jusqu’à l’étonnement lorsque le porte-à-
faux est volontairement poussé à l’extrême. (LORIERS, 2004).

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Le porte-à-faux : imaginaire de l’apesanteur dans l’architecture contemporaine.

Fig. 2 - House N, Sharon Neuman Architects & Oded Stern-Meiraz, Yehuda, Israel, 2008.

Il s’agit également pour le porte-à-faux d’interroger la façade. Cette frontière à la


rencontre entre les forces d’usage et spatiales, entre extérieures et intérieures, a longtemps été
incarnée par cette verticalité qu’est la façade (Fig. 2 - House N, Sharon Neuman Architects &
Oded Stern-Meiraz, Yehuda, Israel, 2008.). Ce mur particulier est traditionnellement un des
principaux vecteurs de descente des charges du bâtiment et l’incarnation de l’accomplissement de
l’architecture (VENTURI, 1999). Le concept de plan libre introduit par Le Corbusier dégageait
déjà la façade de toute charge, autorisant ainsi de sortir la façade de l’axe de ses fondations. Le
porte-à-faux, en tant qu’émergence horizontale de la façade, interroge cette frontière et les
relations entre intérieurs et extérieurs. Pour Melnikov, figure marquante de l’avant-garde russe, le
porte-à-faux exprime ainsi la présence « volumique » d'un bâtiment (Fig. 3). Les masses en
suspens du club Roussakov libèrent le bâtiment du façadisme* en cherchant à pousser les volumes
« vers l'avant » (ILYINE, 1931).

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Fig. 3 - Le club Roussakov, Constantin Melnikov, Moscou, 1927

Dans la lignée de ses prédécesseurs de l’avant-garde russe, l’architecture hollandaise


contemporaine offre de bons exemples de projections volumiques : logements de MVRDV à
Amsterdam (Fig. 20), collège de Neutelings à Rotterdam (Fig. 23), etc. Ces volumes lancés dans
toutes les directions, en soulèvement, entament une exploration spatiale en se libérant de la
façade verticale.

2) Abstraction du sol
Avec le développement des techniques constructives permettant de jouer avec les lois
élémentaires, la dynamique des formes engendrées par les porte-à-faux ôte au sol sa fonction
d’assise fondamentale. Si les volumes d’un bâtiment ne reposent pas tous sur le sol, un certain
nombre d’infrastructures cachées sous cette surface sont indispensables à la statique globale de
l’édifice. Le sol devient la surface sous laquelle se joue l’invisibilité de l’ancrage des masses
(LORIERS, 2004).

La gravitation naturelle devient un phénomène que l’architecture moderne se doit de


combattre pour se libérer. Van Doesburg préconise ainsi l'usage du porte-à-faux pour lutter
contre l’attraction universelle qui enferme l'architecture dans un carcan. Selon lui, les bâtiments
doivent se développer librement dans l'espace et donner l'impression d'être « planés » (VAN
DOESBOURG, 1925). Dans les axonométries qu'il élabore avec Van Eesteren (Fig. 4Erreur !

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Le porte-à-faux : imaginaire de l’apesanteur dans l’architecture contemporaine.

Source du renvoi introuvable.), le porte-à-faux apparaît comme un dispositif expansif qui


permet à l'architecture de proliférer dans les trois dimensions. Cette dynamique des volumes
s’apparente à un dispositif cinématographique (MAGROU, 2011), qui fige dans l’espace et le
temps un mouvement, une attitude avant l’envol. Cette absence de considération pour le sol est
trahie par le fait que celui-ci n’est même pas représenté en dessin.

« Les différentes cellules d’espaces (les volumes, les balcons, etc.) se développent excentriquement, du centre
à la périphérie du cube, par quoi les dimensions de hauteur, de largeur, de profondeur, de temps, reçoivent une
nouvelle expression plastique » (VAN DOESBOURG, 1925). Cette composition « périphérique », à
laquelle est attaché un principe lévitationnel s’oppose à la composition concentrique
traditionnelle, à laquelle est attaché un principe gravitationnel (LUCAN, 2009).

Fig. 4 - Maison particulière, Theo Van Doesburg et Cornelis Van Eesteren, 1923

On peut aisément rapprocher la décomposition ou fragmentation du bâtiment des


recherches effectuées par les peintres cubistes qui, eux-aussi, décomposent les objets représentés.
Cette déconstruction est un des éléments majeurs de l’émergence du porte-à-faux dans le
vocabulaire architectural. Réduit à une simple abstraction, toute relation physique au sol doit être
évitée. Les réalisations de Gerrit Rietvelt s’inspireront qu’en-t-a elles de l’abstraction du
mouvement De Stijl, même si sa maison pour un chauffeur, construite à Utrecht en 1927, résultait

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plus d’un recours à une technique de pointe qu’à un réel emprunt esthétique au courant abstrait
(FRAMPTON, 2006). Cette volonté de secouer l’espace, comme l’ont pu être les arts durant le
XXe siècle, en s’émancipant des codes traditionnels fait émerger une nouvelle esthétique.

Fig. 5 - Vitra design museum, Frank Gehry, Weil-am-Rhein, Allemagne, 1989.

Les projets contemporains « à la Gehry » répètent cette image de la fragmentation, de la


précarité, de la déconstruction, du provisoire, de l’instabilité qui semble être la nouvelle norme de
nos territoires en perpétuelle transformation (CORBOZ, et al., 2009). Les progrès scientifiques et
techniques mais aussi la difficulté à s’approprier le site, à définir ce territoire dans la durée, à
anticiper les conséquences de ses mutations, incitent à l’exploration de ces nouvelles spatialités.
Dans le cas du Vitra design muséum de Frank Gehry (Fig. 5), même si le programme se prête
bien à l’exercice sculptural, les formes expressives faites d’un collage de tours, rampes et cubes,
semblent pour autant arbitraires. Non dénué d’intérêt, cet édifice illustre pour autant cette
tendance à la décontextualisation physique, pour privilégier l’aspect iconique voir marketing de
l’opération.

Chez Lissitzky et ses « Wolkenbügel » (Fig. 6) le porte-à-faux se manifeste au contraire par


de longs volumes en surplomb supportés par des tours. Il définit ainsi un puissant rapport avec le
sol en créant une abstraction parallèle (ADAM, 2009). L’architecte comptait mettre à
contribution ces bâtiments pour marquer les entrées de Moscou, mais s’ils ne furent jamais
construits, ces icônes de l’architecture moderne influenceront nombre de réalisations par la suite.
On peut ici encore noter des descendants directs parmi les projets contemporains les plus
audacieux : the Cloud par MVRDV, la faculté des sciences de Koolhaas au Kazakhstan... Au

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sommet de leur art, architectes et ingénieurs parviennent à maintenir au-dessus de nos têtes ces
« enclumes célestes » que sont devenus ces projets à peine arrimés au sol devenu superflu.
Superstructure à la Piranèse ou, comme Friedman le suggérait, dans laquelle le niveau zéro
n'existe plus, s'étant dissout dans une présence multiple et simultanée de niveaux. Une ville où La
place devient un espace vide ou Pôle d’échange multimodale, le parc est désormais un
empilement d'espaces publics la rue est devenue une connexion d'itinéraires prolongée par des
ascenseurs, des rampes et des escalators... Dans ce monde, la qualité spatiale n'est plus traduite en
morphologie ou géométrie, mais en diversité et proximité. Peu importe alors où se trouve le
niveau zéro, puisqu'il existe en même temps à plusieurs altitudes. La différence entre ce qui se
trouve au-dessous ou au-dessus du sol ne s'applique plus.

Fig. 6 – Wolkenbügel, « gratte-ciel horizontale », photomontage, El Lissitzky, 1923

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3) L’exaltation de l’horizontale

La Fallingwater house

La Fallingwater house (Fig. 7) de Frank


Lloyd Wright fait la démonstration parfaite de la
projection du plan dans le vide. En voulant
magnifier la dimension horizontale, l’architecte
parlait également de « true earth-line of human life »
(The Western Pennsylvania Conservancy, 2011), il
impose dans la Fallingwater house une
superposition de terrasses horizontales qui
semblent en suspension et projette l’homme dans son environnement, projette de larges balcons
en porte-à-faux parallèlement au site.

La maison compte deux porte-à-faux principaux. Au 1er étage prolongeant le salon, la


terrasse orientée est-ouest est soutenue par des solives de béton, les poutres formant un parapet.
Au 2e étage directement au-dessus du salon, la terrasse de la chambre principale dépasse celle du
premier de 1,83 m en direction du sud. La solidité de la maison a soulevé des questions avant
même sa construction. La légende raconte que l’architecte en personne retira les étais soutenant
les balcons pendant la prise du béton, les ingénieurs refusant de prendre cette responsabilité. Il
n’était en fait pas présent ce jour là, mais l’anecdote relate les tensions entre l’architecte téméraire
qui portait plus de confiance envers les nouvelles technologies que ceux qui était censés les
promouvoir. Le cabinet d’ingénierie Metzger-Richardson de Pittsburgh, fournisseur des barres
d’acier utilisées pour le béton, avait signalé qu’elles n’étaient pas assez nombreuses. Les ingénieurs
décidèrent, sans l’accord de l’architecte, de doubler les quantités d’acier pour le béton des
balcons. Ironie du sort, cette précaution est à l’origine de la faiblesse dont souffre aujourd’hui le
bâtiment. Si les balcons n’auraient pu tenir sans renfort, les barres d’acier furent placées tellement
serrées que le béton n’a pu envelopper uniformément celles-ci, fragilisant ainsi les balcons.
Lorsque les constructeurs ont retiré les coffrages sous la dalle de béton du 1er étage, ils ont
enregistré immédiatement un mouvement de 4,5 cm vers le bas, provoquant une courbure trop
prononcée. Les problèmes se sont aggravés avec l’achèvement du 2e étage où deux fissures sont
apparues dans le parapet de la terrasse sitôt les échafaudages ôtés. Face aux problèmes structurels
de la maison, le Western Pensylvania Conservancy, propriétaire de la maison, fait appel au cabinet
Robert Silman de New York. Son diagnostic est brutal : les poutres continuent de se déformer et

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Le porte-à-faux : imaginaire de l’apesanteur dans l’architecture contemporaine.

le bâtiment risque de s’effondrer. Il est décidé en 1996 de consolider l’édifice. Avant d’entamer
tous travaux, les poutres, les sols et les parapets sont sondés par radar ultrasons et détection
magnétique à haute résolution. Il apparaît qu’il n’existe qu’un moyen de pérenniser le chef-
d’œuvre de Wright sans modifier son aspect extérieur : la précontrainte par post-tension des
poutres principales. Les poutres maîtresses en béton ont été percées dans toute leur longueur afin
d’y glisser des câbles d’acier qui ont été ensuite tendus pour redresser et rigidifier la structure
(COURGE, 2011). Lynda Waggoner, la conservatrice de la Fallingwater rappelle comme pour
excuser le génie irascible et têtu que : « Wright poussait à la limite une technologie, le béton armé, et le
concept du porte-à-faux, qui n'avaient jamais été utilisés dans la construction d'une maison privée avant
Fallingwater ».

Fig. 7 - Fallingwater house, Frank Lloyd Wright, Mill run, Pennsylvanie, 1936

Ces larges porte-à-faux mis en évidence par la coupe (Fig. 8) continueront d’enchanter les
visiteurs de la maison en symbolisant la liberté. Cette liberté est acquise par l’apparente libre
superposition de plans parallèles au sol. Plans de l’action de l’homme nullement entravée par

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aucun obstacle et qui semblent en mouvement autour de leur ancrage. Constitué à l’arrière de la
maison par de grands murs de pierres issues d’une carrière proche du site, l’assemblage des
ancrages rappelle également les strates telluriques présent sur le site creusé par la rivière (MAC
CARTER, 1994). Si la terre reste le support de l’homme, celui-ci revendique sa liberté en tentant
de s’affranchir de la gravité.

Fig. 8 – Fallingwater house, coupe.

De l’intérieur, les plans horizontaux projette le regard vers l’extérieur de la maison mais
l’on ne perçoit que les arbres. Les garde-corps en béton armé (Fig. 9), tel l’horizon artificiel d’un
cockpit auquel se réfère le pilote coupé de tout repère, empêche la vue du sol.

En flottant ainsi au-dessus de la rivière, la tête dans les arbres, le lien avec le sol n’est ici ni
visuel, ni physique. Il est purement symbolique. Au lieu de poster la maison en face du spectacle
de la rivière cheminant entre les rochers, le génie de l’architecte a été de faire planer la maison et
ses habitants au dessus de son environnement. Les habitants de cette maison ne sont plus
simplement spectateurs de la nature mais des éléments à part entière de celle-ci. L’exaltation du
plan horizontal, mis en exergue par les porte-à-faux et illustrant la relation privilégiée de l’homme
avec la nature chère à Wright, passe par l’abstraction du sol.

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Le porte-à-faux : imaginaire de l’apesanteur dans l’architecture contemporaine.

Pour Wright, le principe du porte-à-faux, tel qu’il est adopté ici, est potentiellement
porteur d’une nouvelle esthétique. Pour illustrer celle-ci avec une image familière, il évoque le
garçon de café et son plateau porté à bout de bras : « […] pourquoi ne pas porter les planchers comme un
garçon de café porte son plateau, au bout de son bras levé, et posé, au centre, sur ces doigts – la charge étant placé
en équilibre ? Tous les supports seraient ainsi contrés sous les dalles des planchers, au lieu que les dalles fussent
posées sur les murs, à l’extrémité, comme cela se fait généralement. » (WRIGHT, 1998) . L’architecte
développe ici un nouveau système qui donne aux éléments architecturaux de nouvelles
significations. Le mur n’est plus un mur traditionnel qui doit nécessairement porter. Il est devenu
un écran, la paroi d’une boite, une clôture de l’espace ou bien encore une protection contre les
agressions extérieures. « C’est en ce sens, dit-il, que je travaillais à l’élimination du mur comme mur pour
l’amener à la fonction d’écran, comme moyen d’ouvrir l’espace […] ». Wright est un des premiers architectes
à introduire la notion de « plan ouvert », une ouverture de l’espace qui se fait au profit du plan
horizontale et de la fluidité spatiale (spatial flow).

Fig. 9 - Fallingwater house, vue de la terrasse en surplomb.

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MAXXI

Le Musée d’Art moderne du XXIe siècle (MAXXI) conçu par Zaha Hadid architects et
Patrick Schumacher représente la nouvelle attraction de Rome. Comme d’habitude chez
l’architecte, l’apparente complexité formelle est prétexte à une exaltation fluide de l’espace, à
travers jeux de lumières et de matières. Reprise des flux et des axes du tissu urbain existant pour y
superposer de nouveaux flux (Fig. 10). Des axes que l’architecture enlace, rappelle et transforme
pour donner corps à ce musée. La description du projet par l’architecte est éclairante : « En
entrelaçant sa circulation au contexte urbain, le bâtiment partage sa dimension publique avec la ville, superposant
les cheminement à l’espace ouvert. En dehors de cette relation circulatoire, les éléments architecturaux s’alignent
géométriquement avec les trames urbaines qui se rejoignent sur le site. » (JODIDIO, 2009). Fluidité,
contamination, transmutation, qui tente d’assurer la continuité entre intérieur et extérieur.

Fig. 10 - MAXXI, Zaha Hadid et Patrick Schumacher, Rome, Italie, 2010

Si l’ensemble des galeries suivent 4 axes majeurs issus du contexte urbain, le volume
culminant en porte-à-faux a l’exclusivité d’un de ces axes. Surplombant l’esplanade et pointant
l’angle tronqué du site, il annonce sans complexe l’importance de sa posture.

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Le porte-à-faux : imaginaire de l’apesanteur dans l’architecture contemporaine.

Fig. 11 - MAXXI, l’entrée sous les entrelacs de galeries

Pour atteindre le hall, il faut passer sous l’enceinte du bâtiment qui marque insidieusement
cette limite sans gêner le mouvement. Un corps de béton brut soulevé du sol, superposant des
porte-à-faux spectaculaires repris par de rares faisceaux de poteaux acier auxquels l’architecte
nous a déjà habitué (Fig. 11). Le message est clair, c’est un voyage en apesanteur qui attend le
visiteur.

Du hall, un grand escalier s’ouvre et s’articule avec rampes et passerelles à la manière de


rubans. Cinq énormes galeries s’enroulent autour de cet enivrant vortex traversé par les escaliers
serpentant dans le vide sur leur tapis de lumière. Ces escaliers métalliques noirs éclairés en sous-
face semblent flotter tant leurs portées sont grandes (Fig. 12). La notion d’étage est ici pourtant
niée, les flux prédominent dans cet espace piranésien (revisité par Escher ?) où il n’y a ni cœur, ni
hiérarchie des lieux, ni pesanteur (FUKSAS, 2010). Ce processus de formes entrelacées, vu à plus
petite échelle dans certaines œuvres antérieures de Zaha Hadid, mais aussi de façon axée dans la
spirale du musée Guggenheim de Wright, atteint ici une sorte d’apothéose dans l’interconnexion
de tous les volumes.

La structure est réduite à l’utilisation de murs porteurs en béton banché, tantôt droits,
tantôt obliques, qui guident eux aussi la déambulation et libèrent l’intérieur du musée de tout
poteau. Le MAXXI n’a pas de peau, son béton soyeux est à la fois sa structure et son épiderme.
L’ensemble s’étale horizontalement sur près de 220 mètres, occupant l’ensemble du site en L sans
chercher à dominer l’environnement.

Lumières naturelles et artificielles accompagnent la trajectoire du visiteur jusqu’à son

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terme, concrétisé par un espace très lumineux en porte-à-faux : un aquarium panoramique qui
offre un promontoire sur Rome. L’idée du mouvement à travers l’espace est essentielle au
concept de cette réalisation. Tout en offrant une riche palette de potentialité au conservateur, le
cheminement à travers le musée est une trajectoire à travers des ambiances diverses, des vues
filtrées et des atmosphères lumineuses différenciées.

Fig. 12 - MAXXI, Hall d’entrée et plan du dernier niveau.

Comme une histoire qui suspendrait son dénouement à son point culminant, l’édifice
choisi le porte-à-faux pour interrompre le cheminement entrepris plus bas et renouer
visuellement avec l’espace public, sa propre trame, et ses propres flux (Fig. 13). Le MAXXI
rejette l'idée d’un bâtiment "fermé" en faveur d'une dimension plus large qui prolonge les espaces
intérieurs vers les espaces extérieurs autour de l’édifice, ouvert au voisinage environnent. Son
volume en porte-à-faux, annonce ou rappelle de façon schématique, tel un logotype, la
composition même du musée : une longue gallérie qui s’enlace sur elle-même pour ne s’achever
que coupée à vif au dessus du vide. La boucle est bouclée au dessus même de l’endroit où elle
avait commencée, au terme d’une aventure architecturale en orbite autour des choses, sans jamais
en toucher le cœur. Si les cheminements éloignent de « l’objet » et refusent la sanctification de
l’œuvre d’art, c’est pour aller vers des domaines d’associations multiples qui anticipent la nécessité
de changement, en reliant et projetant l’espace muséale dans la ville (Fig. 14).

20
Le porte-à-faux : imaginaire de l’apesanteur dans l’architecture contemporaine.

Fig. 13 - MAXXI, Le volume en porte-à-faux, vue sur la ville.

Fig. 14 - MAXXI, Le volume en porte-à-faux, vue depuis la ville.

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MEMOIRE - Jérôme Boussin – 2011/2012

II. Rapport à la ville


1) Une posture ancienne
Dans les villes d'Europe, l'encorbellement est typique de l'architecture médiévale en pan
de bois. La cité médiévale recroquevillée à l’intérieur de son enceinte se développe sur elle-même,
ne consacrant à la circulation que d’étroit dédale de rues. Afin de croitre et accueillir plus
d’occupant les deux ou trois étages des maisons n’ont souvent d’autre solution que de faire saillie
sur la rue (Fig. 15). Les parties élevées tendent ainsi à se rejoindre de part et d’autre de la rue,
formant une voûte qui arrête la lumière (BLANQUARD, 1997). Ce mode de construction s'est
développé à partir du XIVe siècle et présente des avantages certains en matière d'occupation du
terrain, de gain d'espace au sol et de taxation. En outre, il protège la façade du ruissellement des
eaux de pluie, cause importante de la dégradation du bois. Il a progressivement disparu à partir du
XVIe siècle. Les échevins de la ville de Rouen l'interdisent dès 1520, le Parlement de Normandie
prend un arrêt en 1525 qui va être peu suivi dans les faits, et à Paris, les encorbellements sur rue
sont interdits depuis l'ordonnance du 18 août 1667.

Fig. 15 - venelle au son à Morlaix et maisons à pan de bois à Lisieux.

22
Le porte-à-faux : imaginaire de l’apesanteur dans l’architecture contemporaine.

Ce qui peut nous intéresser ici, c’est la structure de pensée ayant donné cette expression
formelle. Une certaine logique du tâtonnement dont découle cet urbanisme fait d’accumulations
étonnantes, non seulement agencées les unes à côté des autres mais aussi les unes sur les autres,
les unes dans l’autres. Dans un contexte non plus fermé mais cette fois totalement ouvert et sans
limite, la ville contemporaine semble vouloir renouer avec la tentation de surplomber l’espace
public.

Whitney Museum

Fig. 16 - Musée Whitney, Marcel Breuer, New York, 1966

Né en Hongrie en 1902, Marcel Breuer s’est formé au Bauhaus et son « art total ». C’est
certainement la raison pour laquelle il est autant connu pour ses meubles que ses constructions,
qui vont de la maison à structure légère préfabriqué à la plus monumentale architecture. Avec le
musée Whitney Breuer signe un retour à la masse, un anti « less is more » (Fig. 16). Pendant que
Mies van der Rohe, le grand maître du verre et de l’acier, développe son style qui deviendra

23
MEMOIRE - Jérôme Boussin – 2011/2012

international, Breuer utilise le béton pour exprimer sa fibre sculpturale. Les réalisations de
l’ingénieur italien Pier Luigi Nervi l’ont convaincu du potentiel de ce matériau (REMMELE,
2003).

La « ziggurat* inversée » recouverte de granit incarne tellement l’analogie avec la sculpture


qu’elle semble construite par extraction, comme issue d’un bloc plus gros. Le porte-à-faux ainsi
généré ne surplombe pas l’espace public comme le faisaient les maisons à colombage, mais il
dilate la rue en libérant au pied du bâtiment un « jardin des sculptures » (Fig. 17). La volonté de
développer une plus grande surface d’exposition aux étages pour une emprise au sol modeste
rappelle la posture moyenâgeuse évoquée plus haut. La surface demandée représentait prés de 7
fois celle du site. Le décalage de la façade permet à la lumière de tomber jusqu’au jardin. Une
passerelle non moins sculpturale passe au-dessus de ce jardin qui assure la frontière avec l’espace
de la rue sans l’exclure. Illustrant elle aussi l’équilibre des masses, la passerelle relie physiquement
la rue au hall d’entrée.

Fig. 17 - Musée Whitney, coupes

24
Le porte-à-faux : imaginaire de l’apesanteur dans l’architecture contemporaine.

Projet d’extension du Whitney Museum

Le Projet de OMA pour l’extension du Whitney Museum se penche, se tord, se dresse au-
dessus la pyramide inversée de Breuer (Fig. 18). Si ce projet ne verra pas le jour, l’hommage à
Breuer et à ses porte-à-faux est évident. Cette figure complexe résout pourtant l’essentiel des
problèmes posés : voisiner une icône architecturale, renouveler le statut du musée et doubler la
surface d’exposition sur une surface au sol réduite à l’extrême. En superposant ici 3 entités
hétéroclites (1 Breuer + 1 immeuble classé + 1 OMA), Koolhaas joue avec les règles du jeu
urbain dictées dans New York délire (KOOLHAAS, 1978). Le porte-à-faux illustre ici, au-delà la
figure du déséquilibre, la méga-architecture de la densité dont OMA est si friand.

Fig. 18 - Projet pour l'extension du Whitney Museum, OMA, Rem Koolhaas, 2001

2) Condenser l’emprise, densifier le ciel


Dans le logement urbain, il faudra attendre les « tours déformées » pour revoir les porte-à-
faux réapparaitre comme dispositif d’augmentation de la surface utile. Elles s’éloignent ainsi du
décorum contemporain, tentant de simplement se distinguer des résurgences formelles devenues

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MEMOIRE - Jérôme Boussin – 2011/2012

trop communes. Un peu de dynamisme pour cacher la lourdeur permanente. Le porte-à-faux


peut paraitre réellement fonctionnel lorsqu’il s’agit, au même titre que les tours dans leur
élancement vertical hors normes ou bien les maisons des cités médiévales d’autrefois, d’offrir plus
d’espace pour moins d’emprise au sol. Le foncier devenant une denrée extrêmement rare dans les
métropoles en expansion constante, le porte-à-faux est alors une solution pour proposer un
« plan d’occupation du ciel » (MAGROU, 2011). Par franchissement du vide, généralement sur
un plan horizontal, cette posture le rend encore plus héroïque. Cette attitude peut-être une
opportunité de faire un pied-de-nez aux règles d’urbanisme, d’affirmer une posture radicale qui
s’abstrait du sol, de ce rapport aux limites parfois si contraignantes. Le projet périscope de
l’agence VW+BS (Fig. 19) propose ainsi de construire les nouveaux bureaux de son client par-
dessus les bâtiments classés d’un quartier de Singapour. Ainsi ressurgit, une fois de plus, la
question de la gestion du sol. Cette belle idée de condenser l’emprise et de densifier le ciel saura-t-
elle inventer une nouvelle façon d’habiter, comme l’avaient tentée les modernes et leurs unités
radieuses sur pilotis ? Il se poserait alors la même question en ce qui concerne l’usage du sol sous
ces spectaculaires aplombs : circulations, « verdure » ? Public, privé ? Richesses ou délaissés ?

Fig. 19 - Périscope (projet), agence VW+BS, Singapour, 2011

26
Le porte-à-faux : imaginaire de l’apesanteur dans l’architecture contemporaine.

WOZOCO’s 100

Avec les appartements Wozoco's (Fig. 20),


MVRDV bousculent une verticalité convenue de la
façade par l'addition de greffes, réorganisant la volumétrie
de l'immeuble moderne. La résidence sénior de 100
appartements est située dans une cité jardin de l’ouest
d’Amsterdam où les derniers espaces publics sont
menacés par la densification induite par la rareté du
foncier. Le zonage de la parcelle imposait au bâtiment
une orientation nord-sud pour ses deux façades
principales. Aux Pays-Bas, une contrainte règlementaire interdit de construire un logement mono-
orienté nord, cela impliquait pour ce projet de ne pouvoir distribuer que 87 logements
correctement orientés le long de la façade sud. Pour atteindre l’objectif initial, un bâtiment plus
profond avec des appartements plus étroits ne semblait pas envisageable. Les 13 appartements
supplémentaires ont donc été « simplement » suspendus à la façade nord à laquelle ils donnent un
caractère surprenant. En porte-à-faux directement au dessus de la rue, dans de spectaculaires
caissons d’acier, chaque logement suspendu reçoit ainsi le soleil à l’est et à l’ouest (BROTO,
2006).

Fig. 20 – 100 Wozoco’s, MVRDV, Amsterdam-Osdorp, Pays-Bas, 1998.

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MEMOIRE - Jérôme Boussin – 2011/2012

Les balcons, eux-mêmes en porte-à-faux, reprennent à une échelle inferieur et sur un


mode coloré ce motif du parallélépipède extrudé de la façade, chaque échelle d’extrusion se
caractérise ainsi par un changement de matériaux. Mur-rideau pour la façade, bois pour les boites
accrochées y compris la sous face, et verre teinté pour les balcons. Si la variation des matériaux et
l’irrégularité des fenêtres permettent la personnalisation des logements, la sous face devient
visible par le passant qui lèverait la tête et présente ainsi une surface visible à traiter à part entière.
Après la 5ème façade*, voici la 6ème !

La structure principale en béton est 8cm plus épaisse qu’il n’aurait été structurellement
nécessaire pour améliorer l’isolation phonique. Ce surplus de matière permet également de
maintenir les éléments métalliques auxquelles sont accrochées les structures en console des
appartements suspendus, sans avoir à faire peser une charge supplémentaire sur les murs porteurs
(Fig. 21). En restreignant le cloisonnement des appartements de la façade sud, il a été possible
d’économiser de 7 à 8 pourcents la surface, ce qui s’est avéré suffisant pour financer les 50
pourcents de surcout des unités en porte-à-faux.

Fig. 21 – 100 Wozoco’s, schéma structurel

28
Le porte-à-faux : imaginaire de l’apesanteur dans l’architecture contemporaine.

Alors que le bardage extérieur de l’édifice ne laisse pas entrevoir l’étendue des forces en
action, l’intérieur des appartements suspendus est quant à lui fortement marqué par la présence
de structures métalliques coffrées au point de pouvoir donner l’impression de vivre dans une grue
(Fig. 22)… Quel que soit la véracité des contraintes ayant conduit à l’emploi décrit comme
« évident » du porte-à-faux (les architectes ayant un don naturel pour les explications à
posteriori…), c’est la posture des concepteurs qui nous intéresse ici. L’aspect héroïque ou
sculptural du porte-à-faux n’est pas ici mis en avant. L’emploi de cette spectaculaire structure est
présenté comme la conséquence d’un contexte urbain et juridique.

MVRDV développe avec ce projet un prototype de densification original dont le but est
d’augmenter les surfaces habitables correctement orientées, tout en laissant le sol intact et en
renouvelant l’image de l’habitat social. Une solution qu’ils proposent de généraliser, y compris
aux immeubles existant pour notamment adapter les vieux centres urbains aux exigences
contemporaines. Dans Farmax (MVRDV, 1998), ils préconisent une planification urbaine en 3D.
« Remplacer la planification en deux dimensions » afin de « générer une véritable densification ». Cela implique
pour eux une ville qui n'est pas seulement devant, derrière ou à côté de vous, mais aussi au-dessus
et au-dessous. Seule existe la simultanéité, dans un monde où la densité génère une « culture de la
congestion » décrite par Rem Koolhaas dans New York Délire (KOOLHAAS, 1978).

Fig. 22 - 100 Wozoco’s, vue intérieur d'un appartement suspendu

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MEMOIRE - Jérôme Boussin – 2011/2012

3) Faire signe
S’il ne s’agit que d’inviter le consommateur d’espace au vertige des aplombs, des empilements
décalés, des obliques en équilibre, on n’en restera certainement qu’à des considérations
esthétiques. Les tendances sculpturales décelables dans la mise en forme de certains programmes
architecturaux, en particulier les multiples usages du porte-à-faux, sont à appréhender dans une
problématique générale de reconquête du territoire urbain. S'ils empruntent une part de leurs
significations à ces précédents modernes, les porte-à-faux contemporains trouvent d'abord leurs
raisons dans la résistance qu'ils opposent au territoire urbain et à son isotropie* croissante. Le
mode d’engendrement de l’espace urbain ne fonctionne plus de manière organique, mais par
juxtaposition brutale de projets aux éléments programmatiques divers sur un territoire étalé et
dilaté. Il devient alors nécessaire pour l’objet architecturale de faire signe pour exister et de
développer un rapport affirmé au territoire (ADAM, 2009). La nécessité de s’émanciper des
contraintes traditionnelles, d’une vérité unique, trouve dans l’utilisation contemporaine du porte-
à-faux un champ d’expression. Tout n’est évidemment pas si évident car, dans nombre
d’expériences récentes, on a l’impression d’assister à des recherches formelles dans lesquelles il
est souvent difficile de trouver un sens. Une nouvelle tyrannie de l’innovation à tout crin. Il
semble que la règle soit : « Que peut-on inventer pour se faire connaître ? ». Bien sur, il faut
obtenir des commandes et il y a peu de chance que cela change. Même les plus grands
succombent à la séduction de l’image, de l’émergence anecdotique. L’architecture aura-t-elle la
force de résister au combat marketing que se livrent métropoles et compagnies mondialisées ? À
moins qu’un sursaut du niveau culturel de nos décideurs leur fasse prendre subitement
conscience que nous sommes sortis du XXe siècle… Il y a fort heureusement des cas où la
nécessité de se faire valoir entre en résonnance avec le programme et le contexte du projet.

Collège naval

Dans le cadre du réaménagement des docks abandonnés de


l’ouest de Rotterdam, les architectes Neutelings & Riedijk ont imaginé
une tour sculpturale pour abriter la nouvelle école de logistique et de
transport maritime, le Scheepvaart en Transport College (Fig. 23).
Dans un tel contexte portuaire, le bâtiment affirme avec conviction sa
présence et constitue un très remarquable landmark pour le quartier
récemment revitalisé. Les architectes eux-mêmes revendiquent l’aspect
sculptural de leur travail, prenant ici la forme d’un « serpent monolithe » (NEUTELINGS, 2007).

30
Le porte-à-faux : imaginaire de l’apesanteur dans l’architecture contemporaine.

Fig. 23 - Scheepvaart en Transport College, Neutelings Riedijk, Rotterdam, Pays-Bas, 2006

La verticalité de ce centre international de la connaissance maritime propose une typologie


relativement rare pour un établissement d’enseignement. La maîtrise d’ouvrage voulait un
bâtiment de 4 étages, Les architectes lui proposent un empilement de 70 mètres pour faire de leur
institution une icône pour leurs activités internationales. Le programme est donc organisé
verticalement : Les trois premiers niveaux abritent entre autres un amphithéâtre, une cafétéria,
deux restaurants, une bibliothèque, de nombreux ateliers, des salles de simulation et des
installations de sport. Douze étages de salles de classe et d’étude ont été ensuite empilés sur cette
base. Au sommet de la tour se trouve une salle de conférence ainsi que des bureaux.

Le volume affuté et sinueux offre une icône verticale à ce projet. Cette forme en périscope
induit naturellement une forte directionnalitée au bâtiment. Tel un phare, la morphologie de
l’édifice semble d’avantage s’adresser au grand large et aux bateaux qui en viennent qu’aux élèves
qui le fréquentent quotidiennement (Fig. 25). Alors qu’au rez-de-chaussée, ce phénomène
souligne le rapport de proximité avec l’eau du premier auditorium grâce à une immense ouverture
vitrée fait face à la Meuse, au dernier étage, la spectaculaire salle de conférence en porte-à-faux
accompagne le flux vers la mer du Nord. Les deux aboutissements, immenses orifices au cadre
blanc, contiennent les deux amphithéâtres du complexe éducationnel. Ainsi, ces deux lieux
d’enseignement s’ouvrent sur l’intense activité portuaire de Rotterdam, la matière même de cet

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MEMOIRE - Jérôme Boussin – 2011/2012

établissement spécialisé. Les étudiants ont depuis leurs locaux d’enseignement une vue
magnifique sur leur futur lieu de travail (VAN DEN HEUVEL, 2006).

Fig. 24 - Scheepvaart en Transport College, les escalators et la salle de conférence en porte-à-faux

La structure d’acier de l’auditorium en porte-à-faux a d’abord été assemblée sur le site puis
hissée en haut de la tour de béton pour y être arrimée. Le renversement du volume en sailli est ici
encore contrebalancé par le poids du reste de l’édifice. Pour camoufler ce subterfuge, l’ensemble
est recouvert de panneaux aluminiums qui donnent au bâtiment un air de pile de containers prêts
à être embarqués (GANDOLFI, 2005)

Fig. 25 - Scheepvaart en Transport College, coupes.

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Le porte-à-faux : imaginaire de l’apesanteur dans l’architecture contemporaine.

La circulation au sein de l’édifice renforce cette verticalité, un ensemble d’escaliers


mécaniques conduit le visiteur à tous les étages et se substitue aux ascenseurs. L’expérience du
déplacement vertical dans cet espace est renforcée par le choix d’un revêtement orange vif. Cette
même couleur se retrouve dans le revêtement intérieur du volume en porte-à-faux (Fig. 24). En
capitonnant la salle de conférence de caissons oranges munis de sangle, les architectes
dramatisent encore, non sans ironie, la position instable de la salle (Fig. 26). Le porte-à-faux n’est
pas uniquement un effet sculptural pour identifier le bâtiment dans son environnement, c’est
également un élément de la scénarisation des atmosphères sensorielles fortes, juxtaposées au sein
de l’édifice. Une façon de concevoir le projet que maîtrisent particulièrement les deux architectes
néerlandais.

Fig. 26 - Scheepvaart en Transport College, inspiration pour le revêtement du volume en porte-à-faux.

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MEMOIRE - Jérôme Boussin – 2011/2012

III. Mutation technologique et esthétique


1) Solutions constructives
Si l'architecture tente d'établir une relation plus riche avec son environnement par le biais
du porte-à-faux, cette nouvelle posture, couplée à des moyens techniques jamais atteint dans
l’histoire, génère une réelle potentialité de renouvellement des modes de conception. Mais c’est
surtout un changement de paradigme qui autorise de nouveaux concepts. Pour illustrer cette idée,
on changera d’échelle pour s’intéresser à la fameuse chaise d’acier tubulaire dessinée par Marcel
Breuer en 1928, après plusieurs versions antérieures (Fig. 27). L’architecte issu du Bauhaus met
en place un porte-à-faux flexible grâce un seul tube, certes plus épais qu’à l’habitude (25 mm).
Avec cet objet, Breuer incarne le passage de la pierre sur pierre (descente des charges par
compression) à celui de la structure continue sous tension (VERMEIL, 2004).

Fig. 27 - Chaise B33, Marcel Breuer, 1928

Si divers solutions techniques ou partis pris demeurent envisageables, la problématique


technique posée par le porte-à-faux repose essentiellement sur la maîtrise des effets de la flexion.
Les éléments de structure reprenant cette flexion pouvant être de type et de taille différentes :
poutres, voiles, poutres-treillis… Quoiqu’il en soit, ces éléments en saillis ne disposent que d’un
seul appui ne permettant pas la rotation pour garantir ainsi la stabilité. De plus, c’est la partie
supérieure de la poutre qui est en traction et la partie inferieur en compression. Pour une console
en béton armé, c’est donc la partie supérieure que l’on va renforcer à l’aide d’armature en acier.

La poutre en porte-à-faux génère, au niveau de son encastrement dans le mur, des


sollicitations horizontales de traction et de compression qui s’opposent au renversement induit
par la charge localisée à l’extrémité de la poutre. Il y a également une sollicitation verticale que

34
Le porte-à-faux : imaginaire de l’apesanteur dans l’architecture contemporaine.

l’on nomme effort tranchant qui correspond à la charge de la poutre. L’encastrement de la poutre
en porte-à-faux doit donc être conçu pour transmettre au reste du bâtiment un moment de
renversement et l’effort tranchant. Pour répondre à ce double objectif, l’architecte dispose de
multiples solutions constructives, dans lesquelles on peut distinguer deux attitudes possibles face
à l’utilisation architecturale de la structure. Elles transcrivent des effets biens différents.

2) Exhibition des forces

« Un espace n’en est pas un tant qu’on n’aperçoit pas comment il est créé. »

Louis l. Kahn (COOK, et al., 1974)

Dans la lignée constructive, la puissance de la structure mis en œuvre pour soulever les
masses dans le vide peut se révéler, avec par exemple l’emploi de poutres treillis ou Vierendeel*, en
acier ou en béton, à l’échelle démesurée et pouvant elle-même devenir un espace habité, évoquant
une esthétique largement inspirés de l’ouvrage d’art (Fig. 22). Ce type de dispositif aura plutôt
tendance à mettre en valeur la structure et par la même révéler l’étendu des forces mis en jeu pour
réaliser l’architecture en porte-à-faux.

Milstein Hall

Le projet de Rem Koolhass pour Milstein Hall, la faculté d'art, d'architecture et de planification
urbaine (AAP) de Cornell University propose une extension de 43 000 m2 (Fig. 28). Situé au nord
du campus, Milstein Hall forme la face arrière du Quarré des Arts. Le projet propose une vaste
boite horizontale à la structure expressive, qui relie différents bâtiments du campus et passe au
dessus d'une avenue. Il s’agit d’une énorme plateforme multi-programmatique reliant les
bâtiments existant et déborde en porte-à-faux au-delà de ses limites. Cette position établit une
relation urbaine particulière que l’on peut rapprocher des exemples proposés plus haut et
présentant une posture similaire vis-à-vis de l’espace public. Mais ce qui nous intéressera ici, c’est
plutôt l’expressivité de la structure mis en œuvre.

En surplombant le flux environnant, l’université réaffirme sa situation et son importance. La


structure métallique est laissée apparente en démonstration de la force de l’institution et à
destination de la prépondérance des flux environnants.

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MEMOIRE - Jérôme Boussin – 2011/2012

Fig. 28 - Milstein Hall de la Cornell University, OMA, Ithaca, New York USA, 2011.

Le programme permet de développer l'interdisciplinarité et permet plusieurs utilisations


simultanées de l'espace horizontal grâce à des différences de niveaux : ateliers, espace critique,
bibliothèque... En dessous, une plateforme semi-souterraine accueillera un ensemble de
programmes publics : auditorium, espaces d'exposition... Ce nouveau bâtiment formera aussi une
nouvelle entrée séquencée depuis le nord et offrira de nombreuses possibilités d'extensions
futures.

L’extension de l’école Buffon

Le projet de restructuration et d’extension de l’école


Buffon à Thiais est l’occasion pour Édouard François et Duncan
Lewis d’aborder le rapport à la nature par le porte-à-faux. Le
bâtiment d’origine est une école en peigne d’une franche banalité,
inscrite elle-même au cœur de l’une de ces « cités de banlieue sans
âme », et que les architectes se proposent d’enchanter par leur intervention emprunt de poésie
(FRANCOIS, et al., 1999). A la fois poutre et habitacle, l’extension complète le peigne d’une
barre de 35 mètres qui s’élance d’un bout à l’autre en porte-à-faux à travers les arbres (Fig. 29).
Un volume aérien porté/posé dans le feuillage des arbres qui le prolongent en une masse boisée.
En dessous, l’espace est totalement libre pour un préau couvert mais non clos. L’originalité du

36
Le porte-à-faux : imaginaire de l’apesanteur dans l’architecture contemporaine.

projet tient moins à la performance d’ingénieur qu’au fait que le bâtiment s’encastre dans un
volume végétal, « c’est une construction dans les arbres, un porte-à-faux qui porte des feuilles » (Fig. 30 et Fig.
30Fig. 31). L’analogie entre le porte-à-faux et la façon de croitre des arbres est évidente. Le
mimétisme se retrouve également dans le dessin du garde-corps fait d’un entrelacs métallique se
mariant à la ramure des arbres voisins (Fig. 32).

Fig. 29 - école élémentaire Buffon, Édouard François, Thiais, France, 1995

Coté technique, les poutres forment une arborescence qui se mêle à celle des arbres
adjacents. Leurs membrures, de sections aléatoires, évoquent un dessin d’enfant. La performance
a été étudiée par Nick Green, du bureau YRM. L’ingénieur britannique avait pour mission de ne
rien changer au dessin, « Juste d’épaissir les barres, confirme Edouard François. Tout est porteur, comme
une arborescence. » (RAMBERT, 1999). Une sophistication technique à peine soupçonnable. Les
fragments et matériaux d’origine divers sont arrangés et recomposés, croisés et empilés pour
donner vie à une nouvelle génération d’artefacts hybrides réconciliant l’esprit constructif avec la
sensualité. Comme le souligne Duncan Lewis, cette légèreté n’est rendu possible que par un
arrimage lourd assurant la stabilité du porte-à-faux au renversement, et qui a d’ailleurs engouffré
une bonne partie du budget de ce projet. Le calcul de la structure enchevêtrée qui constitue la
poutre en porte-à-faux n’a quant à lui posé aucun problème particulier (LEWIS, 1999). Il faut en
effet que l’ouvrage stabilisateur (ici la partie de l’extension reposant sur le bâtiment mère) soit
d’un poids propre sensiblement plus important que celui en porte-à-faux.

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MEMOIRE - Jérôme Boussin – 2011/2012

Fig. 30 - école élémentaire Buffon, coupe transversale et plan.

Le lien au sol n’est assuré que par le biais du végétal. Le projet ne renie pas la gravité mais
prétend, sous licence poétique, s’en remettre aux arbres pour assurer sa tenue. Porteuse
d’imaginaire, cette architecture qui a fait hurler certains parents ravit les enfants. Cette
monumentale cabane dans les arbres concrétise en effet le jeu primordial et quasi-inné de tout
enfant. Le porte-à-faux sert ici à sortir l’édifice des convenances pour en faire ce que Michel
Foucault nommait une hétérotopie. Un « espace autre » qui, bien que concret, héberge
l’imaginaire : une école comme une cabane d’enfant perchée dans les arbres (GUEPRATTE,
2008). Le jeu est ici de placer l’individu dans une situation qui suppose un rapport avec le monde
différent de celui qui est habituel dans la vie sociale « normale ». En jouant avec les stéréotypes et
les connotations naturalistes dans un environnement lesté de massives barres ou de tours trop
banales, L’architecte fait planer un instant de poésie.

Fig. 31 - école élémentaire Buffon, élévation.

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Le porte-à-faux : imaginaire de l’apesanteur dans l’architecture contemporaine.

Fig. 32 - école élémentaire Buffon, photos de la structure arborescente

3) Effacement des moyens


Il ne s’agit plus dans ce cas de faire corps avec le système constructif et d’utiliser celui-ci
comme générateur fondamental d’espace, mais de l’utiliser comme un moyen d’atteindre l’effet
recherché et testé sur modèle numérique 3D. Jean Nouvel fait partie de ces architectes qui
revendiquent cette indifférence à la lisibilité constructive. L’effacement des moyens structurels
mis en œuvre tend à donner la priorité à l’apparence extérieure du bâtiment en mettant en scène
l’illusion. La légèreté des bardeaux, panneaux ou autres feuilles métalliques peuvent donner à un
volume léger une impression de poids, qu’une structure ingénieusement cachée fera léviter. Ce
dispositif ne produit cependant essentiellement son effet que depuis l’extérieur de l’édifice. Il est
rare de ressentir depuis l’intérieur d’un bâtiment cette sensation de lévitation ou de suspension
dans le vide d’autant plus si la structure pouvant évoquer les efforts mis en jeu par les porte-à-
faux est dissimulée. Cette non-adéquation directe entre la volumétrie extérieure et ce qui se passe
à l’intérieur peut être considérée par certain comme préjudiciable, mais dissimuler ou minimiser
l’impact visuel de la structure peut également résulter d’une réelle intention de l’architecte, pour
mettre en valeur la magie de l’édifice.

VitraHaus

L’effacement des moyens mis en œuvre pour


faire flotter les masses peut également résulter de la
volonté de cacher la complexité structurelle par un geste
architecturale simple et pure, contribuant ainsi à la
magie du projet et de ses porte-à-faux. Un bon exemple
de cette posture particulière est la VitraHaus de Herzog

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MEMOIRE - Jérôme Boussin – 2011/2012

& de Meuron (Fig. 33). En superposant 7 volumes extrudés à partir de la forme archétypique de
la maison à deux pans (sorte de longère ?) de toiture inclinés, les architectes Bâlois jouent à un
surprenant mikado sur le même site que le design muséum de Frank Gehry et autres Ando, Sizza,
Hadid... Vitra a vraisemblablement décidé de collectionner des objets architecturaux signés par les
stars de l’architecture contemporaine.

Fig. 33 - VitraHaus, Herzog & de Meuron, Weil-am-Rhein, Allemagne 2010

Le concept consiste à projeter dans le vide des segments de bâtiments considérables. Les
porte-à-faux, pouvant aller jusqu’à 15 mètres, sont contrebalancés par leurs pendants de l’autre
côté du noyau central sur lequel le mikado prend appui (MAGROU, 2011). Les « tubes » de
béton au format divers se comportent telles des poutres qui prennent appui les uns sur les autres.
La forme pure et familière du profil ainsi que l’empilement ludique de la composition confèrent à
l’ensemble une magie indéniable. D’autant plus que cette apparente simplicité formelle révèle en
réalité une silhouette sans cesse changeante. C’est effectivement la façon dont sont agencées ces
formes simples qui génère la complexité du projet (Fig. 35). Une sorte de réponse au Vitra design
Museum de Ghery ? A l’intérieur, on ne perçoit plus l’empilement des « tubes », encore moins la
complexité de la descente des charges. Au fil de sa déambulation dans l’édifice, le visiteur explore
le paysage environnant au travers les ouvertures situées sur le pignon des « maisons » (Fig. 34). La

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Le porte-à-faux : imaginaire de l’apesanteur dans l’architecture contemporaine.

VitraHaus propose ainsi un savant panoptique des paysages alentours : la colline de Tüllingen, à
l’est, la Forêt Noire, au nord, les Vosges et le Rhin, à l’ouest, la silhouette des tours de la ville de
Bâle, au sud. Cette découverte, systématiquement soulignée par un porte-à-faux, fait partie de
l’expérience physique de ce bâtiment (POY, 2010).

Fig. 34 - VitraHaus, vue intérieure.

Avec des épaisseurs de béton quasi égales sur toutes les faces (25 cm pour les murs, 26 cm
pour les dalles, 30 cm pour certains pans inclinés et jusqu’à 45 cm pour certains murs renforcés),
celles-ci jouent toutes un rôle structurel. Les charges verticales et horizontales se répartissent
indistinctement dans toutes les composantes de l’édifice. La rigidité de chaque « tube » permet
leurs projections horizontales dans le vide, l’extrusion de chaque « maison » étant poursuivie par
les échappées visuelles. Ce caractère n’est pas sans rappeler la Fallingwater house de F.L. Wright
qui met le porte-à-faux pour étirer l’horizontal, à la conquête visuelle du paysage environnant
(WEIL, 2004).

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MEMOIRE - Jérôme Boussin – 2011/2012

Fig. 35- VitraHaus, maquettes schématiques

Toutefois, les seuils de tolérance sont parfois critiques, notamment dans les parties en
console. Les ingénieurs se sont donc évertués à minimiser les vibrations aux extrémités afin que
leurs légères perceptions n’incommodent pas les usagers. Cet empilement d’apparence simple
s’avère être en fait un véritable tour de force dont le secret réside ici encore dans la collaboration
entre architectes et ingénieurs dès la phase d’esquisse. L’ossature complexe se confond avec
l’architecture, au même titre qu’un véritable ouvrage d’art, sans alourdir le concept initial et sans
que cela apparaisse.

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Le porte-à-faux : imaginaire de l’apesanteur dans l’architecture contemporaine.

Conclusion
L’architecture moderne exprimait déjà avec le porte-à-faux cette idée de décollement, ce
refus de la gravité reléguant le sol à un rôle secondaire. Cette posture triomphante et
libéralisatrice traduit la pensée des modernes du refus de l’ordre établi pour une architecture
nouvelle allant dans le sens de l’histoire et du progrès.

Dans les réalisations actuelles intégrant une spectaculaire posture en porte-à-faux, il


semble que l’architecture tente de se ressourcer en interrogeant ses fondements : lien avec
l’environnement, participation à l’accroissement de sa qualité et intégration de sa complexité. Que
ce soit en interrogeant sa relation au sol, sa relation à la ville, en la défiant ou en la survolant,
l’architecture employant le porte-à-faux contribue à renouer avec l’aspect imaginaire et
symbolique de l’activité mentale de l’homme. L’étonnement ou tout simplement le plaisir qu’elle
procure cache souvent une complexité trop souvent absente des théories fonctionnalistes.

L’heure n’est plus au triomphalisme du fonctionnalisme, à la politique de la table rase ou


bien encore l’abstraction exacerbée. Les attitudes et les partis pris varient et s’adaptent à la
complexité de l’environnement. Les emprunts formels aux prédécesseurs, les transformations des
archétypes, les postures poussées jusqu’à l’extrême, tout semblent permis. Dialectique ou
esthétique, ce qui importe semble être le résultat, peu importe les moyens formels mis en œuvre
pour l’atteindre.

Le porte-à-faux « sensationnel » dénué de sens et qui pullule dans les nouvelles


mégalopoles asiatiques, fera certainement encore longtemps parti de l’arsenal du marketing
architectural ; libre des copyrights, du bon goût, mais redoutablement efficace. Les maîtres
contemporains nous montrent cependant une voie bien plus pertinente. En évitant la seule
pensée rationnelle ou dogmatique, les projets étudiés montrent que l’on peut ainsi gratifier
l’architecture de ce qui produit son pouvoir sensoriel, émotionnel, et même parfois magique.
C’est ce que semble signifier les utilisations les plus significatives du porte-à-faux dans les
réalisations contemporaines.

« On peut retrouver le plaisir comme catégorie fondamentale de l’architecture (…). L’architecture peut
alors devenir un art vivant, un art de la vie.» (FAREL, 1991).

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MEMOIRE - Jérôme Boussin – 2011/2012

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Le porte-à-faux : imaginaire de l’apesanteur dans l’architecture contemporaine.

Glossaire
5ème façade, n. f. La hauteur des édifices modernes a multiplié les vues plongeantes sur les
bâtiments moins hauts, rendant visible une surface souvent traités avec peu d’égard. Considérant
le nouveau conteste urbain contemporain, le concept de la 5ème façade se propose de porter la
même attention à la toiture qu’aux autres façades (généralement quatre) de l’édifice.

Cantilever, adj. et n. m. (1883 ; empr. A l’angl. Cantilever, de cant « rebord » et lever « levier »).
Qui est suspendu en porte-à-faux (REY, 2005).

Console, n. f. En architecture, une console est une pièce servant de support à un balcon ou à un
élément en saillie par rapport à la façade. La console se distingue du corbeau par ses dimensions
plus grandes elle est donc généralement constituée de plusieurs pierres, au contraire du corbeau.

Corbeau, n. m. C’est un élément saillant d'un mur. Il permet de soutenir une poutre en structure
intérieure, une corniche ou autre avant-corps en structure extérieure. Son nom vient de l'animal
qui se perche en haut de mur.

Encorbellement, n. m. Position d’une construction en saillie du plan vertical d’un mur, soutenue
en porte-à-faux par un assemblage de corbeaux ou de consoles.

Façadisme, n. m. Pratique architecturale qui réduit la façade à un décor bidimensionnel. Le


terme « façadisme » est aussi entré dans le langage courant pour désigner des choses ou concepts
superficiels, sans profondeur ou qui n’ont qu’une apparence de fonctionnalité.

Isotropie, n. f. caractérise l’invariance des propriétés physiques d’un milieu en fonction de la


direction. Notion principalement utilisée dans des domaines scientifiques : mathématiques,
optique, cristallographie, résistance des matériaux ou encore cosmologie... Concept scientifique
adapté dans le champ de l’urbanisme par l’équipe Studio 09 de Bernardo Secchi et Paola Vigano,
il caractérise un espace urbain indifférencié, sans hiérarchie.

Porte-à-faux, n. m. Disposition d’une chose (construction, assemblage) hors d’aplomb. – loc. En


porte-à-faux. – Fig. Dans une situation instable, ambiguë. (REY, 2005)

Poutre Vierendeel, n. f. Ou poutre échelle, est une poutre constituée de deux membrures
continues reliées par des montants verticaux encastrés et formant ainsi un réseau à mailles
carrées.

Ziggurat, n. f. Edifice religieux à étage mésopotamienne. La Ziggurat de Babylone a inspiré le


récit biblique de la tour de Babel.

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