Vous êtes sur la page 1sur 15

Noesis

22-23 | 2014
Éthique et esthétique de l’authenticité

Authenticité et affirmation du singulier en


architecture
Authenticity and the Affirmation of Singularity in Architecture

Thierry Verdier

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/noesis/1900
DOI : 10.4000/noesis.1900
ISSN : 1773-0228

Éditeur
Centre de recherche d'histoire des idées

Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2014
Pagination : 185-202
ISSN : 1275-7691

Ce document vous est offert par Université du Québec à Montréal

Référence électronique
Thierry Verdier, « Authenticité et affirmation du singulier en architecture », Noesis [En ligne], 22-23 |
2014, mis en ligne le 15 juin 2016, consulté le 20 janvier 2024. URL : http://journals.openedition.org/
noesis/1900 ; DOI : https://doi.org/10.4000/noesis.1900

Ce document a été généré automatiquement le 16 février 2023.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés »,
sauf mention contraire.
Authenticité et affirmation du singulier en architecture 1

Authenticité et affirmation du
singulier en architecture
Authenticity and the Affirmation of Singularity in Architecture

Thierry Verdier

Péremptoire:
1 L’architecture a toujours entretenu avec la mémoire une relation étroite1. Elle est ce qui
demeure des grandes civilisations et qui raconte le temps, le passé, la gloire et les rêves DROIT
des civilisations. Son histoire est une quête d’excellence dans laquelle le sujet est Qui anéantit des actes de
procédure après un certain
absent au profit d’une forme, d’un volume ou d’une installation. S’interroger sur la délai.
question de son authenticité revient à convoquer l’évidence d’une preuve matérialisée
Tranchant, décisif, qui ne
dans la pierre, le bois, le béton ou les matériaux composites. L’architecture est, car elle peut être contredit.
s’impose au regard et elle écrit sa vérité dans une sorte de déjà là tout aussi péremptoire
qu’anachronique. Obligatoire.

2 La pyramide dit la civilisation égyptienne sans la faire exister. La cathédrale gothique


raconte la foi des hommes du Moyen Âge sans en avoir conservé la fragilité, l’angoisse
ou même la chair. Le Seagram building expose Manhattan sans énoncer le sensible
d’une société métropolitaine. Pourtant ce sont là des architectures, des monuments
même, au sens étymologique d’un mot qui pose l’œuvre architecturale dans sa relation
au souvenir.
3 Mais si l’architecture représente cette forme de l’expression humaine qui s’installe
dans la durée, elle n’en demeure pas moins fragile, malléable, instable même, au point
d’être entretenue, restaurée, transformée, détruite aussi parfois. Bien vite se pose la
question de son authenticité, de cette existence qui dépasse la question de la vérité
pour atteindre une sorte d’excellence du Vrai.
4 Les philosophes promènent peu leurs propos chez l’architecte2. À la différence de la
peinture ou de la sculpture qui depuis l’invention de la critique moderne (disons avec
Diderot pour faire simple) attisent les discours et les interrogations, l’architecture est
rarement l’objet d’un questionnement phénoménologique voire même ontologique. Le
retour vers cette œuvre même, pour plagier la formule de Maurice Merleau-Ponty,

Noesis, 22-23 | 2014


Authenticité et affirmation du singulier en architecture 2

achoppe sur les particularismes d’une œuvre qui dépasse sa simple image ou son simple
cadre limité3.
5 « L’architecture est le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la
lumière » nous dit Le Corbusier. Elle n’est pas une illusion formelle comme une
peinture, une figure du temps comme au cinéma, ou une tentative volumétrique pour
arrêter le mouvement et l’émotion comme une sculpture. Elle échappe aux règles de
l’illusion pour s’inventer une autre langue sur laquelle il nous faudra revenir.
6 L’architecture est in-définie, non-finie4, nécessairement inachevée comme le pensait il
y a si longtemps Michel Ange5. Quant à son authenticité, celle-ci relève si souvent d’un
jugement de valeur qu’il semble impossible de la confronter à la force du temps et de
Choisir un momnent de
l’histoire.
l'oeuvre au cas ou cette
7 Découvrir l’authenticité en architecture s’apparente à une quête de l’impossible qui dernière a subi des
changements drastiques:
voudrait saisir l’imprévisible transformation inhérente à toute architecture sans savoir quelle est sa cindition que l'on
quel moment de l’œuvre choisir pour poser un discours de vérité. estime la plus authentique et
celle qui mérite d'être
8 Prenons trois courtes anecdotes pour souligner cette difficulté de l’énonciation restituée? Et selon quels
« authentique ». critères se base-t-on?

9 Le 2 août 1667, Francesco Borromini mettait un terme à sa vie en s’enfonçant une épée
à travers le corps. Par ce geste irréversible, il brisait à jamais les chaînes qui
l’enracinaient dans les complexités d’une œuvre qui le submergeait. Revenons aux
circonstances de cet événement. Choisissant la nuit, préférant disparaître qu’affronter
ses contradicteurs, il laissait pour seul testament des œuvres inachevées, des factures
en attente et des épures géométriques irrésolues. La tradition romantique veut qu’il
soit mort d’un tourment quasi mystique. Sur le chantier de Saint-Jean-de-Latran, il
imposait aux ouvriers des astreintes terribles, des rythmes de travail inconstants et
exténuants6. L’idée qu’il se faisait du décor intérieur de la grande basilique était si
complète, si intime que personne ne pouvait la comprendre. Il souhaitait par exemple
que l’on laisse apparaître à travers certains cadres ornementaux du parement, les vieux
murs de brique de la basilique constantinienne. Dans cette œuvre somptueuse, dans ses
ors, ses travertins et ses marbres, Borromini souhaitait conserver la trace historique
des premiers temps de la chrétienté. Personne ne comprenait le sens de ce geste. Un
ouvrier maladroit, simple tâcheron sur un chantier grandiose, commit l’irréparable de
masquer ces vieilles briques disjointes et rompues. L’architecte ne sut retenir son
énervement devant un tel outrage à son œuvre. Il convoqua l’ouvrier, l’insulta et le fit
fouetter par les milices pontificales. Durant la nuit, cet homme mourut de ces coups. Au
nom de l’architecture, au nom d’une création qui entendait raconter le présent de la foi
dans la longue durée de l’Église, Borromini avait fait de cet homme un martyr.
10 Si Borromini se suicida nous dit-on, et par-delà son tempérament perpétuellement
dépressif, ce fut pour fuir l’incomplétude des hommes incapables de comprendre la
grandeur de l’idée architecturale.
11 Cette histoire est vraie autant qu’elle est fausse7, et personne ne croit vraiment aux
circonstances extrêmes de la décision du grand architecte romain. Il n’empêche, cette
-en haut- À lire et à relire en off
histoire porte malgré elle une part de la définition de ce que serait une architecture
authentique.
12 Une architecture serait authentique lorsque son édification serait l’exacte expression
de l’idée. Quiconque viendrait contrarier la linéarité de cette voie qui mène de l’idée à
l’œuvre serait un mécréant, un homme digne de la pire des sanctions. L’authenticité en

Noesis, 22-23 | 2014


Authenticité et affirmation du singulier en architecture 3

architecture serait alors synonyme de perfection, mais d’une perfection dans


l’exclusive de la pensée, dans l’impénétrable d’un processus de conception
profondément unique, personnel et difficilement transmissible. On verra plus loin ce
qu’il faut retenir de cette authenticité en architecture qui déborde largement la
question de la signature pour pénétrer dans l’insondable d’une structure
anthropologique.
13 Une seconde anecdote. Elle se situe sous l’occupation et concerne le plus célèbre des
architectes du XXe siècle, Le Corbusier. À l’invitation des étudiants en architecture de
l’école des Beaux-Arts de Paris, Le Corbusier avait accepté, lui qui ne fut jamais
professeur mais qui eut sans doute le plus grand nombre d’élèves de tous les temps, de
venir « parler architecture » avec les futurs créateurs de demain. Par-delà les questions
d’usage sur l’habitat, l’homme dans la ville et sur l’avenir des établissements humains,
lui vint cette remarque perfide d’un jeune grouillot : « Lorsque vous voyez aujourd’hui
ce que devient la cité Frugès, que vous vient-il à l’esprit, maître ? ».
14 Un petit rappel s’impose. La cité Frugès à Pessac avait été une commande passée par un
industriel, Henry Frugès, à Le Corbusier en 1924, visant à offrir à ses employés, ses
cadres, ses ingénieurs et lui-même un ensemble d’habitations « modernes » sous la
forme d’une sorte de cité-jardin dans laquelle se retrouvaient toutes les expressions du
mouvement moderne8 : usage du béton, fenêtres en longueur, toits terrasses, simplicité
des volumes, etc. Avec le temps, les habitants avaient modifié radicalement la
perfection « puriste » de ces logements pour en faire des maisons de lotissements avec
pergolas, décorations néo-régionales, cuisines d’été, garages couverts, fenêtres à
l’italienne. L’architecture du maître semblait ployer sous les gestes appliqués des
bricoleurs du dimanche et des amoureux des « villas mon rêve ».
15 Le Corbusier prodigua alors l’une de ces formules phares qui marquent à jamais
l’imaginaire des temps modernes :
Si les maisons de Pessac sont désormais telles que vous les décrivez, cela est la
conséquence très simple de leur occupation. Je ne vous dirais qu’une chose : entre
l’architecture et la vie, je choisirai toujours la vie.
16 Pour magnifique qu’elle soit, cette formule nous oblige à interroger une seconde
conception de l’authenticité en architecture. Car en effet, Le Corbusier opposait
frontalement l’Architecture avec un A majuscule à la vie avec tout ce qu’elle a de
simple, de beau, de banal, d’ordinaire ou peut-être même de vulgaire. L’authenticité
architecturale serait donc encore une sorte d’abstraction (peut-être invivable) mais
cette fois basée sur des concepts, des idéaux, des doctrines. Or, on le sait, personne ne
vit dans un concept9.
17 À la différence d’un Borromini mourant d’incompréhension pour son œuvre, Le
Corbusier faisait le choix de la dépossession10. Pour lui, l’architecture n’avait de valeur
que dans l’appropriation qu’elle permettait.
18 Aujourd’hui, la cité Frugès est restaurée. Ses habitants sont pour la plupart des happy
few du mouvement moderne. Elle retrouve l’image que lui avait donnée Le Corbusier à
l’origine. Est-elle pour autant plus authentique qu’à l’époque où elle était habitée par
ceux pour qui elle avait été dessinée ?
19 Une troisième anecdote enfin pour tenter de cerner cette authenticité qui nous
échappe de plus en plus.

Noesis, 22-23 | 2014


Authenticité et affirmation du singulier en architecture 4

20 Cette histoire se situe dans la Venise des années 60. Un architecte au talent
exceptionnel, Aldo Rossi, était alors directeur de l’école d’architecture. Il
« construisait » tout un enseignement sur la place des théories de l’architecture dans
l’évolution des doctrines contemporaines. Il publiait alors (1966) une sorte d’ouvrage
manifeste, intitulé en français L’architecture de la ville 11. Par ce texte, il entendait
interroger la ville comme une architecture, le temps comme un impondérable de la
création. Il ouvrait la voie à plus de trente années de recherche sur l’histoire urbaine en
défendant une position magnifique dans sa remise en cause des histoires ornementales
ou décoratives qui encombraient encore bon nombre d’étagères d’architectes. Cette
position, il la résuma d’une formule : « l’histoire est un matériau pour l’architecte ». Au
même titre que le béton, la culture constructive, le bois, le calcul ou le verre, l’histoire
était un matériau de l’architecture. Un matériau n’est pas une image, mais une matière
vivante et contraignante12. L’authenticité en architecture signifierait, dès lors,
abandonner le plagiat qui n’est que le collage d’une forme sur un programme
architectural sans prendre en compte le sens même de cette forme et son inscription
dans le temps. Le plagiat n’étant qu’un signe dépourvu de sens.
21 Pour un architecte, être authentique serait ainsi cette capacité à concevoir, dans
l’interrogation des questions laissées ouvertes par l’histoire, une architecture dont le
signe ferait sens et dont l’édification serait l’expression la plus aboutie d’une démarche
programmatique.
22 À la différence de Le Corbusier ou de Borromini, cette position théorique entendait
réconcilier la culture de l’architecte avec les aspirations d’une société saisie dans la
longue durée des civilisations. En un mot : retrouver le sens de l’œuvre pour éviter
d’être submergé dans l’éblouissement des signaux qui parasite de réel.
23 L’architecture ne serait donc plus une sorte d’absolu créatif (comme le souhaitait
Borromini) et d’inconsidération conceptuelle (comme s’en défendait Le Corbusier),
mais au contraire une œuvre inscrite dans l’évolution des idées, des sociétés et des
modes de vie.
24 On l’aura compris, la question de l’authenticité de l’architecture bouscule quelque peu
les cadres d’une lecture qui se fonderait sur la seule « apparence » de l’œuvre. On est
bien loin ici des postures critiques que la philosophie applique aux créations
artistiques. Pour forcer un petit peu le trait, il faudrait presque admettre que
l’architecture se situe davantage dans une pensée de l’à-paraître que dans une analyse
du visible13.
25 Première évidence, l’architecture impose le déplacement. Toute architecture oblige au
parcours. L’architecture est un vide enfermé entre des parois. Ces parois sont les « plis
du dedans » pour reprendre la formule de Deleuze à propos du baroque de Leibniz 14. La
façade n’est pas une forme parmi d’autres, et seuls les tenants de l’historicisme formel
des années 80 ont cru que l’emballage avait une valeur démonstrative. Il fut un temps
où les historiens de l’architecture ne s’intéressaient qu’à l’histoire de ces emballages
que l’on nomme des élévations, mais cela n’a plus cours. Le déplacement superpose
l’espace au temps en une sorte de « revenir » deleuzien qui fait de l’architecture le
réceptacle d’une histoire. Le corps, par son déplacement, « architecture » l’espace, et
toute la question du rythme en art se trouve exprimée par cette recomposition dans la
durée de l’œuvre.

Noesis, 22-23 | 2014


Authenticité et affirmation du singulier en architecture 5

26 En effet, l’architecture est la seule discipline artistique dont la compréhension se tisse


avec le temps. Il faut parcourir une architecture pour la « posséder », pour faire soi ce
réseau de formes, de matériaux, d’ambiances, de cheminements, d’ouvertures,
d’espaces, de bruits et de couleurs convoqués en un même lieu. Si l’architecture est
impossible à définir, et nous l’avons déjà dit, peut-être acquiert-elle son authenticité
lorsque la « promenade architecturale » (nous reprenons la formule de Le Corbusier)
nous imprègne d’une sorte de vertige de l’insaisissable ?
27 Cette émotion que l’on peut avoir en pénétrant dans la Philharmonie de Berlin, dans
l’église du couvent de la Tourette, dans la nef de l’abbaye du Thoronet ou dans la loggia
de la villa Tugendhat, il est difficile de l’imaginer au cœur d’un lotissement standardisé,
d’un multiplex enkysté au cœur d’une zone commerciale, ou d’un building
administratif purement fonctionnel. Pourtant cette émotion existe et, lorsqu’elle se fait
entendre, on peut croire comme l’écrit Bruno Queysanne que « là, il y a architecture » 15.
Difficile à définir, insaisissable dans son immatérialité pourtant au cœur de la matière
de l’œuvre, il existe une certaine volupté, un sortilège écrivait-on naguère, qui inonde
l’être sans même que l’on y porte attention. Il faut donc apprendre à « entendre » cette
langue de l’architecture. La formule commune voudrait d’ailleurs qu’une architecture
parle d’elle-même. Tout le monde se souvient de la formule de Paul Valéry dans
Eupalinos :
Dis-moi (puisque tu es si sensible aux effets de l’architecture),
n’as-tu pas observé, en te promenant dans cette ville,
que d’entre les édifices dont elle est peuplée,
les uns sont muets ; les autres parlent ;
et d’autres enfin, qui sont les plus rares, chantent ?
28 Au-delà de nous-mêmes, il existerait donc une authenticité architecturale qui
s’exprimerait lorsque celle-ci se met à nous « parler », à nous « chanter ». Combien
sommes-nous à être bouleversés face aux œuvres de Le Corbusier et à rejeter de dégoût
toutes ces architectures du Mouvement moderne qui ont inondé la planète au point de
tuer tout contexte ? Pourtant la démarche conceptuelle se voulait la même, les
invariants plastiques en œuvre étaient de même nature. Alors qu’est-ce qui distingue
une architecture authentique d’une construction banale et sans affect ?
29 Le temps de l’œuvre peut-être ? J'ajouterais son concepteur

30 Mais ce temps de l’œuvre qui, par bien des aspects, se retrouverait dans ces autres
créations qui ont toujours flirté avec les lois harmoniques de Pythagore, à savoir la
musique, doit aussi se lire dans une gamme beaucoup plus mineure. Le chef-d’œuvre
nous saisit par sa dimension à la fois spectaculaire et presque vibratoire, c’est un fait.
Mais l’architecture n’est pas que chefs-d’œuvre. Les qualités domestiques d’un lieu
entrent aussi en résonance avec ce que l’on nomme l’architecture. De même qu’il existe
une philosophie de l’ameublement (pour reprendre Mario Praz), il existe une
appropriation affective des lieux et des espaces fondée sur la possibilité de faire sienne
une création autre.
31 L’histoire nous a laissé des montagnes de monuments, des tombereaux de dessins et de
projets, des édifications techniques de toute nature. Mais l’œuvre authentique, à en
croire Paul Valéry, à suivre aussi les théoriciens de l’architecture depuis Vitruve,
jusqu’à Vignole, Le Corbusier ou Kenneth Frampton16, se doit de parler à notre esprit.
Une dimension quasi mystique l’anime et nous force à faire nôtre la formule de Pierre
Le Dantec, « enfin, l’architecture… ». Marcher et regarder, entendre et se laisser porter,

Noesis, 22-23 | 2014


Authenticité et affirmation du singulier en architecture 6

tisser un lien fragile entre une musique muette et le plus profond de notre
ressentiment, tels seraient les ingrédients qui nous amèneraient à élever certaines
créations construites au rang d’architecture.
32 Cet « enfin, l’architecture… », lâché par un homme perdu dans les délaissés urbains du
monde contemporain, était une sorte de cri de détresse. On connaît l’histoire
immédiate de l’architecture. On sait ce qu’il en fut du retour de l’interrogation
« déconstruite » des programmes et des commandes. Et l’on sait, enfin, ce que
l’architecture contemporaine doit à ce sursaut conceptuel. Les histoires de
l’architecture se terminaient toutes dans l’éloge distant du Mouvement moderne.
L’architecture internationale avait banalisé les formes, les projets et les postures. Une
architecture « générique », pour citer la formule de Rem Koolhaas, se répandait en tous
points de la planète. L’architecture devenait une simple juxtaposition de signaux
formalisés dans l’usage, plus ou moins harmonieux, du béton ou des matériaux
composites.
33 La presse spécialisée, à partir des années 80, s’empara de cette sanction portée contre la
production internationale. Des textes critiques parurent dans toutes les langues. Des
concepts nouveaux se firent jour pour tenter de définir l’authenticité architecturale
immédiate17 : le régionalisme critique18, le contextualisme19, l’hyper territorialité20, la
ville paysage21, l’architecture de la grande échelle22, le postmodernisme en
architecture23, le sens du bâtir24, la ville-refuge25, l’architecturologie26… et j’en passe.
34 Jacques Derrida, avec Psyché 27, s’intéressa à la production du sens architectural dans
une logique de la « déconstruction » qui, pour la première fois, posait le discours sur
l’œuvre non dans son accomplissement formel, mais dans ses processus de conception.
Avec un retrait logique vis-à-vis d’une grammatologie complexe et parfois peu
appréhendable dans l’obligation de résultat qu’impose le métier, l’architecture bascula
de l’interrogation des savoir-faire à l’interrogation du « faire » comme savoir.
35 La production architecturale se transforma. Revues, magazines et ouvrages savants s’en
firent l’écho. Apparaissaient alors comme d’authentiques architectures celles qui Authenticité d'une oeuvre
architecturale reliée à sa
s’élevaient au rang d’œuvres pensées, « déconstruites » et non formalistes. Avec ce popularité mais aussi de son
postulat, qui n’est pas en soi d’une innovation bouleversante, il apparut que importance historique/
l’authenticité architecturale était intimement liée à la caution de l’édition. Une culturelle/ ... voire sa place
dans l'architecture
architecture authentique était celle qui bénéficiait des louanges (ou des critiques) de la
presse spécialisée, de l’adhésion du public (parfois de son rejet) et qui par conséquent
échappait à la masse des constructions, en suscitant amour et haine. Certaines
architectures devenaient « authentiques » car elles faisaient l’histoire. Même
l’immédiateté avait valeur historique. Il n’était plus nécessaire d’attendre la
consécration du temps pour recueillir les fruits d’une démarche projectuelle.
36 Ce déplacement du curseur historique n’était pas en rupture totale avec les fabrications
de l’événement qui se rencontraient dans le passé. La Rome baroque, la France de
Louis XIV ou l’éclectisme défendu par César Daly au XIXe siècle avaient déjà entretenu
avec la création le même rapport de reconnaissance. Mais ce qui apparaissait alors
comme nouveau, ce fut d’admettre la dimension critique d’une architecture.
L’architecture devenait une posture (parfois malheureusement un simple déguisement)
et entendait maîtriser cette langue que nous évoquions plus haut avec les attentes
d’une société à la conquête d’un spectaculaire de l’invention technologique, d’un
situationnisme militant et bien évidemment d’une distance entre l’attendu d’un
programme et l’édification d’une situation de vie.

Noesis, 22-23 | 2014


Authenticité et affirmation du singulier en architecture 7

37 Si cette démarche permit « enfin » de rapprocher l’architecture de l’univers des


philosophes – que l’on songe au philosophe chez l’architecte de Daniel Payot, au Skyline
d’Hubert Damisch28, aux Manhattan transcripts de Bernard Tschumi, au « Lire la mimesis
ne veut rien dire » de Peter Eisenman29, à l’architecture résiliente de Chris Younès30, aux
objets singuliers de Jean Baudrillard31, au Collage city de Colin Rowe32… –, elle laissait en En philosophie, l’ontologie,
branche la plus fondamentale
jachère une autre grande évidence s’appliquant à l’objet architecture : le déjà là. de la métaphysique, est l’étude
de l’être. Un être est tout ce
38 On le sait fort bien, la plus grande partie de la création architecturale compose avec qui peut être dit «être» dans
l’existant. Or l’existant n’est pas le patrimoine. Il représente ce qui était là avant, et les différents sens du mot
«être». Le verbe « être » ayant
qu’importe si cet avant s’exprimait dans la langue magnifique d’un chef-d’œuvre ou beaucoup de significations
dans la pauvreté banale de l’utile. Les notions de patrimoine et de monument différentes, il existe donc de
historique ont artificiellement sur-affecté la valeur de la tradition. Elles ont entraîné nombreuses façons d’être.

l’architecture vers l’évaluation qualitative de l’ancien et de l’histoire. Aristote a décrit l’ontologie


comme « la science de l’être
39 Préserver le patrimoine architectural consiste à conserver l’architecture dans une sorte en tant qu’être ». Selon cette
d’authenticité historique fort difficile à soutenir avec les arguments de la preuve théorie, l’ontologie est la
science de l’être ou l’étude des
ontologique33. La chambre du roi à Versailles est-elle celle de 1701 que les touristes êtres en tant qu’ils existent.
regardent avec l’admiration béate que l’on porte à la cage d’un animal énigmatique, ou Plus précisément, l’ontologie
se préoccupent de déterminer
est-elle, au contraire, cet ancien cabinet des filigranes où le monarque connut ses plus quelles catégories de l’être
belles étreintes ? sont fondamentales.
40 Mais ne sombrons pas dans l’anecdote. Puisque tous les lieux habités sont amenés un
-insert la citation des
jour à se transformer, ou à disparaître, il est pratiquement impossible de décerner la présentations pour les cours de
palme de l’authenticité à un état privilégié. Dans le même esprit, restaurer une œuvre Stéphane et d'Anne-Marie-
Point important permettant de
revient souvent à la dé-naturer. Toutes ces accumulations qui forment la « crasse » montrer la "vacuité" de
(dont l’étymologie renvoie d’ailleurs à l’épaisseur) d’une architecture ne sont pas les l'authenticité
oripeaux de son manque d’entretien, mais bien au contraire l’expression même de sa
vie. Ce discours qui s’applique à l’architecture pourrait parfaitement être produit pour
les grandes opérations de restaurations picturales. Loin de moi l’idée de dénoncer les
restaurateurs qui sauvent bon nombre de chefs-d’œuvre. Mais, on le sait, une Est-ce que l'acte de restaurer
restauration, même réversible, efface à jamais l’usure du temps, le vieillissement une oeuvre permet-il
réellement de conserver son
logique des créations humaines. Lorsque l’on décida d’enlever l’épaisseur de suie des authenticité en gommant ses
fumées qui couvrait le plafond de la Sixtine, on s’extasia devant la puissance du traces d'usure témoignant du
poids inéxorable des ans sur
chromatisme acidulé de la palette de Michel Ange. On admit même que tous les toute création humaine?
discours anciens sur la terribilità du maître florentin seraient désormais à ranger au
titre des accessoires. Mais c’était oublier deux choses : d’une part que la voûte de la
Sixtine, dans son obscurité apparente, avait malgré tout fabriqué le regard de très
nombreux peintres (à commencer par les artistes baroques et romantiques), et d’autre
part que cette restauration, en gommant les embus de fumée, avait aussi fait
disparaître les demi-teintes qui, pour Michel Ange, exprimaient tout le modelé d’un
corps puissant (mais quelque part évanescent). Il n’existe aucune preuve capable de
nous certifier que Michel Ange s’opposait à la carbonation naturelle des pigments qui,
en séchant, perdaient en intensité. Renouer avec un état de la peinture qui peut-être ne
dura même pas du vivant de l’artiste, est-ce rendre l’œuvre plus authentique ? Le même
discours se pose en architecture.
41 L’état authentique d’une architecture revient souvent à croire en l’existence d’un
moment idéal dans l’histoire d’une œuvre. Rien n’est moins sûr. Peut-être vaut-il mieux VLD: restaurer X quitte à la
parfaire
adhérer à l’esthétique d’un Viollet-le-Duc qui considérait qu’une restauration était, par
essence, une création. Personne ne nie aujourd’hui que Pierrefonds est un authentique
château de Viollet-le-Duc et qu’il ne revisite pas le Moyen Âge mais raconte les rêves

Noesis, 22-23 | 2014


Authenticité et affirmation du singulier en architecture 8

d’un architecte troubadour. En poussant un tout petit peu cette contradiction, on


pourrait tout à fait admettre pour juste la formule volontairement sardonique de
Massimiliano Fuksas déclarant « qu’il construisait de grandes et authentiques
architectures dans l’espoir qu’elles deviennent de belles ruines ». Car, en y regardant de
près, une ruine architecturale a sans doute plus d’authenticité qu’une construction
pesante d’aujourd’hui. Tout le paradoxe de la modernité, ceci dit sans nécessairement
suivre pas à pas Antoine Compagnon, tient peut-être dans la croyance que
l’authenticité en architecture se présente sous la forme d’une pensée de l’inactuel.
42 Or si l’architecture, du déjà-là, fascine par sa présence presque naturelle, son Architecture moderne souvent
inscription territoriale fut toujours une violence. Plus personne aujourd’hui ne doute associée à la table rase de
l'existant + rupture avec
de l’agression que représente le geste architectural. Construire c’est faire disparaître l'esthètique des oeuvres bâties
un autre déjà-là. C’est sans doute très bien ainsi. Il est commun de dire que la ville est pré-modernisme
palimpseste. Mais la puissance de la ville est précisément d’avoir résisté au règne
contemporain de l’urbain. L’urbain – et je suis ici François Choay 34 – qui, par sa
réglementation tracassière et son assurance doctrinaire distinguant la bonne et la
mauvaise architecture, finit par détruire l’idée de ville, ou plus exactement la ville
comme idée. Mais au nom de quel principe supérieur peut-on admettre que la violence
architecturale doit s’effacer devant la perversion administrative ?
43 Bien évidemment, on pourra rétorquer à cette remarque que l’objet architecture n’est
jamais aussi beau que lorsqu’il est sans êtres humains (depuis Piero della Francesca
avec ses vues de villes idéales jusqu’aux images contemporaines, et aseptisées, des
revues et des magazines spécialisés). On sait d’ailleurs que certains photographes se
sont spécialisés dans la photographie d’architecture au point de transformer tous les
édifices en lieux désincarnés et magnifiés par l’ombre, la lumière ou l’éclairage
artificiel. Mais, comme le dit Benoït Goetz dans sa Théorie des maisons, l’architecture
n’est pas l’habité. « On peut même habiter avec très peu d’architecture » 35. Pourtant
toute architecture se doit d’être habitée (sans être un habitat). Même les architectures
inhabitées (les châteaux d’eau par exemple) qui ne sont pas des monuments
développent une sorte d’authenticité plastique et expressive qui les distingue de leur
seule valeur d’usage36. Contrairement à ce que pensaient les apôtres du
fonctionnalisme, la fonction ne crée pas la forme. Aucun architecte n’est réellement
parvenu à réduire l’objet architecture à sa seule utilité. La lente querelle qui opposa
dans les années 60 les architectes japonais sous le diptyque yayoi / yomon (c’est-à-dire
un style orné versus un style élaboré uniquement par l’usage) n’a jamais produit l’objet
architectural idéal37. En effet, trouver la forme minimale et parfaite d’une architecture
signifierait la mort de la création. L’architecture authentique serait alors celle qui, par
sa perfection formelle, raconterait exactement sa fonction. À la manière de l’icône
byzantine qui serait l’image arrêtée de la foi par contrition formelle, la quête d’une
architecture minimale (celle qui considérerait comme le pensait Adolf Loos que
l’ornement est un crime 38) mènerait à l’unique architectural, à l’authenticité absolue. Il
suffirait alors de reproduire la forme parfaite pour faire de l’architecture.
44 Or le réel résiste à l’injonction. Le principe même de l’architecture tient en son
inachèvement. Non qu’une architecture ne soit pas finie au moment de sa livraison au
commanditaire ou au maître d’ouvrage, mais plus simplement parce que l’architecture
n’existe que par le temps qui la transforme39. Son imperfection (limitée et bien
involontaire) est l’assurance même de sa survie. Transformer, amalgamer, greffer,
rompre, étendre, prolonger, démembrer… sont autant de verbes qui s’appliquent à

Noesis, 22-23 | 2014


Authenticité et affirmation du singulier en architecture 9

l’histoire d’une architecture. Apposer les mêmes termes au monde de la peinture ou de


la sculpture serait sacrilège. Mais multiplier les ornements autour d’une mélodie de
Rameau ou de Couperin participe de l’appropriation même de l’œuvre. On l’aura
compris, une architecture authentique est celle qui survit à son auteur, mais qui doit
être saisie dans toutes les contemporanéités. De même que la musique de Bach est une
musique toujours contemporaine, une architecture se doit d’être le support de nos
rêves, de nos doutes comme de notre quotidien.
45 Notre quotidien c’est avant tout « l’habiter ». La question de « l’habiter » se pose, et ce à
travers toutes les époques, comme une sorte d’évidence quand la « possibilité même
d’une habitation authentique […] semble sinon perdue, du moins devenue au plus haut
point problématique »40.
46 Ce que l’on nomme une « maison d’architecte » a elle seule souligne cette
problématique. Nécessairement compliquée, différente, labellisée architecture
authentique, elle existe dans sa différence d’avec le commun et dans sa capacité à
suggérer d’autres modes de l’habité. Elle est authentique parce qu’elle tranche dans le
quotidien des établissements humains. Mais demeure un objet et presque pas une
architecture. Pourtant, parmi les nombreuses réalisations qui bénéficient désormais du
label « patrimoine XXe » (le monument historique au présent a-t-on pu écrire),
nombreuses sont ces maisons d’architectes authentiquement magnifiques et
authentiquement inhabitées. Pourquoi ? Peut-être tout simplement pour n’avoir jamais
réduit l’Autre à soi, et avoir revendiqué que l’Autre n’était jamais qu’ un autre nous-
même ?
47 Paradoxalement à ces exemples magnifiques, pour Walter Benjamin l’architecture est
faite pour être abordée collectivement et presque par inadvertance. À la différence des
autres arts qui demandent retenue, complexion, culture, sens du sacré, l’architecture
est d’abord un usage. Dès lors se pose la question de l’authenticité de l’architecture face
à la question du temps.
48 L’histoire architecturale s’appuie sur certains poncifs théoriques qui sont tous contenus
dans l’étymologie même du mot. Architectus, le maître charpentier, celui qui sait
protéger les autres en leur offrant un toit. Son histoire, selon l’abbé Laugier, débute
avec la cabane primitive dont les branchages assemblés lui permirent de quitter la
caverne primitive pour s’établir dans les territoires41. Après des siècles de travaux
empiriques et de luttes contre les éléments, vint la sédentarisation, l’occupation d’un
sol. Le grand vainqueur de ces temps incertains serait sans conteste la technique. Par le
sacré et la projection hors du réel vint le souci de la distinction, la quête du
dépassement, la force de la différence et peut-être une certaine grâce. L’architecture
authentique et puissante naissait dans l’aube des civilisations. Peu de personnes voient
dans les écrits de l’abbé et dans les dessins qu’il produisit alors autre chose que la
manifestation naïve d’une conception linéaire de l’histoire. Mais après tout qu’importe,
il signifiait une chose importante pour toute l’histoire de l’architecture : la quête de
l’authenticité en architecture. Car, en y regardant de près, on relève dans les écrits du
siècle des Lumières la sûreté d’une croyance dans l’idéal architectural pour élever les
êtres à la Vertu (au sens que l’on donnait alors à ce mot). Ce fut à ce moment précis que
s’inventa le terme d’architecture parlante42.
49 Une architecture authentique était celle qui s’adressait immédiatement à la
conscience43. L’ambition était magnifique, mais on sait tous que l’ambition
révolutionnaire nivela tout cela au profit de l’expressionnisme formel. Plus tard, le

Noesis, 22-23 | 2014


Authenticité et affirmation du singulier en architecture 10

siècle de l’industrie aplanit les écarts pour finalement produire des modèles types
chargés de répondre, en conscience, à tous les programmes républicains. La puissance
avait laissé la place au modèle, et les petites écoles de l’Ancien Régime, ces
manécanteries où l’on apprenait ce que l’on pouvait, laissaient la place à des écoles qui
revendiquaient dans leur puissance volumétrique toute la force d’une institution
chargée d’éduquer les enfants de la république. L’institution triomphait quand
l’architecture se rabaissait au rang de modèle. Par une ironie du sort dont l’histoire est
friande, ce sont ces mêmes architectures institutionnelles du XIXe siècle et du début du
XXe siècle qui sont aujourd’hui regardées comme d’authentiques architectures de la
Troisième République et que l’on s’empresse de protéger dans la nostalgie d’un bon
vieux temps, pourtant bien peu réaliste44. Le Corbusier l’avait écrit comme un viatique :
« Le respect de la tradition, c’est de savoir innover ». Reconnaître la majesté du temps,
dans son inéluctable glissement, revenait pour lui à accepter uniquement quelques
architectures comme « authentiques ». Dans le plan Voisin pour Paris 45 (dessiné entre
1922 et 1925) que fit-il, sinon choisir parmi les monuments de Paris ceux qui, pour lui,
racontaient non pas l’éternel parisien, mais bien ce moment de tension où l’innovation
avait affronté, avec déférence, la tradition ?
50 Ainsi, l’authenticité en architecture ne fait pas l’économie du déploiement de l’œuvre
construite dans le temps et l’espace. Elle se constitue sur l’idée d’une évidente
singularité disciplinaire qui, comme le souhaitait Platon, la situe au-delà des arts de
l’imitation46. Son immanence dans l’espace de la ville et dans l’infini des territoires la
confronte à la question de l’histoire. Une architecture authentique serait, presque de
manière naturelle, validée par le temps en lui conférant une dimension monumentale
et quasi an-historique. Anti destin immémorial, l’architecture se poserait dans l’univers
des sociétés humaines dans l’excellence de sa perfection, en échappant aux
contingences du faire pour s’épanouir dans l’intemporel de l’objet idéal. Toute l’histoire
de l’architecture s’est d’ailleurs constituée dans cette quête d’exemplarité en extrayant
des contextes sociaux, culturels et techniques, les œuvres dignes d’admiration. On sait
ce que cette démarche a de superficiel et ce qu’elle sous-entend de croyance en l’idéal
d’un progrès linéaire. Mais l’histoire a besoin de construire son corpus de références
indiscutables pour exister, et c’est par l’analyse de ces grands moments d’édification
qu’une critique architecturale a pu se mettre en place.
51 Pourtant, nul ne saurait se satisfaire de cette espèce de Panthéon d’œuvres excellentes
pour dire l’architecture. Certes, l’architecture se construit avec ce « matériau histoire »
que nous évoquions plus tôt, mais entre une architecture authentique (un objet
singulier faisant abstraction de toute contingence immédiate) et une copie de qualité,
un plagiat, un détournement, ou un cadavre exquis, la brèche est étroite. Une
architecture est souvent l’expression de sa propre réitération. Rem Koolhaas voyait
dans la villa dall’Ava un paradigme de la modernité. Déconstruisant tous les poncifs du
mouvement moderne, il fit de cette maison particulière l’interrogation de l’habiter
contemporain. Les formes génériques en usage dans son dispositif créatif
transformèrent cette demeure en une question. En posant autrement la question de
l’architecture domestique moderne, il entendait prouver que les stratagèmes formels
mis en œuvre depuis les années 30 n’avaient pas « achevé » la pensée de l’œuvre, mais
au contraire témoignaient de l’inachèvement consubstantiel de la création
architecturale47. L’architecture authentique devenait alors le questionnement sur la
fabrication dont toutes les réponses s’équivalaient en termes de chantier, mais

Noesis, 22-23 | 2014


Authenticité et affirmation du singulier en architecture 11

s’ouvraient à l’infini en termes de réflexion. L’œuvre rêvée n’étant qu’une expression


de l’œuvre créée.
52 Interroger l’authenticité de l’architecture revenait en somme à considérer la création
architecturale comme une réponse circonstanciée à une question logiquement La question du temps (?)
irrésolue car sans cesse renouvelée.
53 Cette démarche supprime du vocabulaire de l’authentique toutes ces architectures du
signe qui pillent les livres d’histoire en plaquant de manière hasardeuse des modèles
formels arrachés aux pages de l’histoire. Est-elle pour autant acceptable, ou tout au
moins dicible ?
54 Certainement pas, et on l’a vu. Si la pensée architecturale est à la base de toute
réalisation singulière qui s’éloigne de la masse produite des constructions qui ne sont
pas des architectures, pour beaucoup la production d’une œuvre construite participe de
l’architecture.
55 Viollet-le-Duc voyait dans la cathédrale gothique l’exemple d’une architecture
authentique car elle exprimait avec grâce et pensée technique le plus haut degré de
l’intelligence constructive mise au service d’une société portée vers le salut ou la
transcendance48. Or qu’en est-il de la signature de ces temples de la foi chrétienne ? Les
noms des maîtres d’œuvre se sont perdus. Les débats théoriques sur l’usage des savoir-
faire ont à jamais disparu. La cathédrale pourrait même apparaître comme l’expression
la plus aboutie de la superposition entre une forme et un schéma statique. Pourtant, la
cathédrale (au sens que donnaient à ce mot Michelet ou Hugo) est une architecture on
ne peut plus authentique. Elle est même l’authenticité d’une foi établie dans l’universel
de l’intemporel.
56 Pour reprendre ces affirmations, il serait aisé de conclure que l’authenticité en Achopper:
architecture ne s’applique qu’à des objets singuliers, consacrés par le temps et portés Buter avec le pied contre un
obstacle.
par une pensée spéculative. Mais cette définition achopperait bien vite sur l’effet de Être arrêté par une difficulté.
Pas convaincu réalité. Car l’architecture évolue, se transforme, change parfois même radicalement de
qu'elle le
demeure destination, et pourtant elle demeure dans sa puissance. Un palmarès d’œuvres
réellement... exceptionnelles aurait peut-être sa place dans un florilège de collectionneur, mais
Certaines
oeuvres sont " méconnaîtrait totalement la véritable dimension de l’architecture qui est de s’ouvrir à Que ce soit en termes
désacralisées", toutes les appropriations, et de ne jamais limiter le sentiment à une unique émotion. d'usages/ fonctionnalité et
dégradées voire d'appréciation et donc des
démolies
Les questionnements contemporains sur la mutabilité des espaces construits traduisent valeurs qui lui sont attribuées, y
d’ailleurs assez bien cette prise en considération de la variabilité des usages. Les compris celle de l'authenticité
architectes du présent savent parfaitement qu’une construction ne deviendra jamais
l’objet d’un usage singulier, mais qu’elle sera le singulier d’usages indéterminés dans la Une oeuvre architecturale conçue
longue durée des hommes et des civilisations. pour être adaptable à plusieurs
usages dans les années à venir
57 L’authenticité en architecture se mesurera dès lors dans une capacité à affirmer non peut-elle être considérée comme
authentique, étant donné qu'elle
plus le singulier et l’unique, mais vraisemblablement le pluriel et l’inachèvement. C’est
répond à l'idéal de l'architecture
vers ce nouveau paradigme que se dirige l’architecture contemporaine, mais celui-ci qui est de s'ouvrir à toutes les
reste encore à écrire, ou peut-être à construire. appropriations?

Noesis, 22-23 | 2014


Authenticité et affirmation du singulier en architecture 12

NOTES
1. Voir Thierry Verdier, La mémoire de l’architecte, essai sur quelques lieux du souvenir, Lecques,
Théétête, 2001 (rééd. Nîmes, Lucie éditions, 2010).
2. Daniel Payot, Le philosophe et l’architecte, Paris, Aubier Montaigne, 1992, p. 12-21.
3. Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1960 (rééd. Paris, Gallimard folio,
1985), p. 22-40.
4. Benoît Goets, Chris Younès et Philippe Madec, L’indéfinition de l’architecture, Paris, Éditions de
La Villette, 2009, p. 17.
5. Michel-Ange, Poèmes (traduction Franc Ducros), Nîmes, Lucie éditions, 2008.
6. Richard Bösel et Christoph L. Frommel (dir.), Borromini e l’universo barocco (catalogue
d’exposition, Rome, Palazzo delle Esposizioni, déc. 1999 - fév. 2000), Milan, Electa, 1999, p. 56-91.
7. Francesco Borromini, Opus architectonicum, Milan, Il Polifilo, 1998 (voir l’introduction par
J. Connors).
8. Marylène Ferrand, Jean-Pierre Feugas, Bernard Le Roy et Jean-Luc Veyret, Le Corbusier : Les
Quartiers Modernes Frugès, Berlin, Fondation Le Corbusier / Birkhauser Verlag AG, 1998 ; Philippe
Boudon, Pessac de Le Corbusier, Paris, Dunod, 1969.
9. Alain Guiheux, Architecture dispositif, Marseille, Parenthèses, 2013, p. 28-32.
10. Bernard Salignon, La cité n’appartient à personne, Lecques, Théétète éditions, 1997, p. 56-108.
11. Aldo Rossi, L’architettura della città, Padoue, Marsilio, 1966 (trad. Paris, L’Équerre, 1981),
p. 12-14.
12. Cyrille Simonnet, L’architecture ou la fiction constructive, Lagrasse, Verdier, 2001, p. 32.
13. Bernard Salignon, Où, l’art, l’instant, le lieu, Paris, Éditions du Cerf, 2008, p. 44-45.
14. Gilles Deleuze, Le Pli, Leibniz et le Baroque, Paris, Éditions de Minuit, 1988, p. 51.
15. Bruno Queysanne, « Philosophie et/de l’architecture », dans Cahiers de pensée et d’histoire de
l’architecture, École d’architecture de Grenoble, 1982 (rééd. Paris, Éditions de la Villette, 2005),
p. 8-42.
16. Kenneth Frampton, Modern Architecture : A Critical History, Oxford, Oxford University Press,
1980 (4e réed. Londres, Thames & Hudson, 2007).
17. Beaucoup furent liés à la lecture du livre de Paul Ricoeur, Histoire et Vérité, Paris, Seuil, 1955,
principalement après la nomination de Ricoeur à l’université de Chicago (1970).
18. Kenneth Frampton, « Towards a Critical Regionalism : Six Points for an Architecture of
Resistance », dans Hal Foster (éd.), The Anti-Aesthetic. Essays on Postmodern Culture, Port Townsend,
Washington Bay Press, 1983.
19. Thomas Schumacher, « Contextualism : urban ideals and deformation », Casabella, n o 359-360,
1971, p. 79-86.
20. Vittori Gregotti, « Territory and architecture », dans Kate Nesbitt (éd.), Theorizing a New
Agenda for Architecture : An Anthology of Architectural Theory, 1965-1995, New York, Princeton
Architectural Press, 1996, p. 340-347.
21. Panos Mantziaras, La ville-paysage, Rudolf Schwarz et la dissolution des villes, Genève,
Métispresses, 2008, p. 108.
22. Bernardo Secchi et Paola Viganò, La ville poreuse. Un projet pour le grand Paris et la métropole de
l’après-Kyoto, Genève, Métispresses, 2011, p. 33.
23. Paolo Portoghesi, Le post-moderne : l’architecture dans la société post-industrielle, Paris, Electa
Moniteur, 1983 ; Charles Jencks, What is Post-Modernism ?, Londres - New York, Academy Editions,
1986, p. 7.
24. Jesús Rábago, Le sens de bâtir, architecture et philosophie, Lecques, Théétète éditions, 2000,
p. 142.

Noesis, 22-23 | 2014


Authenticité et affirmation du singulier en architecture 13

25. Daniel Payot, Des villes-refuges, témoignage et espacement, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube,
1998, p. 22-33.
26. Philippe Boudon, Introduction à l’architecturologie, Paris, Bordas, 1993, p. 54.
27. Jacques Derrida, Psyché, Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, t. 1, p. 203-236 : « Des tours de
Babel ».
28. Hubert Damisch, Skyline, la ville Narcisse, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 64.
29. Peter Eisenman, « Lire la MimESis : cela ne veut rien DIRE », dans Ludwig Mies van der Rohe,
catalogue d’exposition, Paris, Centre Georges Pompidou, 1987, p. 92-104.
30. Chris Younès et Thierry Paquot, Le territoire des philosophes, Lieu et espace dans la pensée au
XXe siècle, Paris, La Découverte, 2009, p. 7-14.
31. Jean Baudrillard, Les objets singuliers, Architecture et philosophie, Paris, Calmann-Lévy, 2000,
p. 32.
32. Colin Rowe et Fred Koetter, Collage city, Cambridge - Londres, MIT Press, 1978, p. 66-72.
33. Roger Pouivet, L’ontologie de l’œuvre d’art, une introduction, Nîmes, Éditions Jacqueline
Chambon, 2000, (rééd. Paris, Vrin, 2010), p. 143.
34. Françoise Choay, « Le règne de l’urbain et la mort de la ville », dans La ville. Art et architecture
en Europe. 1870-1993, catalogue d’exposition, Paris, Centre Georges Pompidou, 1994, p. 26-35.
35. Benoît Goetz, Théorie des maisons : l’habitation, la surprise, Lagrasse, Éditions Verdier, 2011,
p. 11.
36. Hugues Fontenas, Architectures inhumaines. Étude sur les disjonctions entre corps, projet et objet en
architecture, thèse de doctorat sous la direction de Jean-Claude Lebensztejn, Université Paris I
Panthéon-Sorbonne, 1994.
37. Germain Viatte, Shûji Takashina et al., Japon des avant-gardes, 1910-1970, catalogue d’exposition,
Paris, Centre Georges Pompidou, 1986, p. 178.
38. Adolf Loos, Ornament und Verbrechen, Vienne, 1908 (trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel,
Ornement et Crime, et autres textes, Paris, Payot et Rivages, 2003).
39. Michele De Mattio, Orazio Basso et Caterina Frisone, Il non finito in Architettura. A design
excercise held by Francesco Venezia, Pordenone, Deirossi Ed., 2006, p. 33.
40. Benoît Goetz, Théorie des maisons…, op. cit., p. 29.
41. Abbé Marc Antoine Laugier, Essai sur l’architecture, Paris, Duchesne, 1753, p. 12 : « L’homme
veut se faire un logement qui le couvre sans l’ensevelir. Quelques branches abbatues dans la forêt
sont les matériaux propres à son dessein. Il en choisit quatre des plus fortes qu’il élève
perpendiculairement & qu’il dispose en quarré. Au-dessus, il en met quatre autres en travers, &
sur celles-ci il en élève qui s’inclinent, & qui se réunissent en pointe de deux côtés. Cette espece
de toit est couvert de feuilles assez serrées pour que ni le soleil, ni la pluie, ne puissent y
pénétrer ; & voilà l’homme logé […]. Telle est la marche de la simple nature… ».
42. Jean Deprun, La philosophie de l’inquiétude en France au XVIIIe siècle, Paris, Vrin, 1979, p. 59-64.
Nicolas Molok, « L’architecture parlante, ou Ledoux vu par les romantiques », Romantisme, vol. 26,
no 92, 1996, p. 43-53.
43. Romi Khosla, « The Conscience of Architecture », dans Cynthia C. Davidson (éd.), Legacies for
the Future : Contemporary Architecture in Islamic Societies, Londres, Thames and Hudson, 1998,
p. 12-17.
44. Ruth Fiori, L’invention du vieux Paris : naissance d’une conscience patrimoniale dans la capitale,
Bruxelles, Mardaga, 2012, p. 123.
45. Gilles Jeannot, « Le Corbusier et Paris », Vingtième Siècle, Revue d’histoire, n o 17, 1988,
p. 109-110, note sur l’exposition Le Corbusier et Paris, Pierre Joly (éd.), Lyon, La Manufacture, 1987.
46. Marcel Guicheteau, « L’art, l’illusion et l’imitation chez Platon », Revue philosophique de
Louvain, 3e série, t. 54, no 42, 1956, p. 219-227.
47. Marie-Josèphe Vallée, Rem Koolhaas, abstraction/figuration, stratégies conceptuelles, Dudweiler,
Éditions universitaires européeenes, 2010, p. 75.

Noesis, 22-23 | 2014


Authenticité et affirmation du singulier en architecture 14

48. Eugène-Emmanuel Viollet-Le-Duc, Histoire d’un hôtel de ville et d’une cathédrale, Paris, Hetzel
1878, p. 44.

RÉSUMÉS
De manière évidente l’architecture « est ». Par sa matérialité et sa présence, elle s’impose dans
l’espace de nos vies. Mais son authenticité n’est pas technique, historique ou matérielle. Elle est
symbolique et culturelle. Car au delà de son « apparence », l’architecture n’existe que par ses
usages, par ses incessantes modifications ou même par son souvenir. Il n’existe aucun moment de
l’histoire d’une architecture qui serait plus « authentique » qu’un autre. L’authenticité relève
d’une vision doctrinaire de l’architecture qui considérerait l’excellence d’un moment unique,
face à l’infini d’une histoire toujours renouvelée. Or, dans un monde qui se caractérise par la
quête perpétuelle (et bien illusoire) du singulier, l’architecture qui, par essence, est in-définie et
plurielle, risque de se transformer en signe, « authentique » mais dépourvu de sens.

By obvious fact the architecture “is”. By its materiality and by its presence, it is imperative in the
space of our lives. But its authenticity is not technical, historic or material. It is symbolic and
cultural. So, It is necessary to look outside any question of “appearance” what builds the
authenticity of architecture. Architecture exists by its use, by its perpetual modifications. And
there is no moment a history which would correspond to the excellence of the authenticity. It is
thus useful to use trickery with this concept, and accept the idea that the authenticity in
architecture raises more doctrines than the truth of the built. To be authentic architecture has to
escape history, escape reality and become the expression of an idea. But in the current
indéfinition which characterizes, today, the discipline architecture, the singular and authentic
architectural object appears as a kind of event in a world of signs.

INDEX
Mots-clés : architecture, matérialité, monument, œuvre
Keywords : architecture, materiality, monument, artwork

AUTEUR
THIERRY VERDIER
Thierry Verdier, architecte, est professeur d’histoire de l’art moderne à l’université Paul Valéry –
Montpellier III. Ses recherches et ses travaux portent principalement sur l’architecture française
des XVIe et XVIIe siècles. Il a récemment publié Coffret d’Aviler. Cours, explication des termes, planches
d’architectures, Montpellier, PULM, 2013.

Noesis, 22-23 | 2014

Vous aimerez peut-être aussi