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Jean Pierre Piniès

Entre mémoire et usages : la Chartreuse du Val de Bénédiction.


Tome 1

Métamorphoses d’un monument.

Rapport destiné à la Mission à l’Ethnologie


Février 2009

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Sommaire.

Tome 1. Figures de l’émergence d’un monument historique


(1793- 1972).

Prologue 6

Mythologiques 12
Mirages 13

Mérimée ou la statue du Commandeur 19

L’arbre et la forêt 26

Le temps des vandales 30

La bataille de l’appropriation 56

La Commission des Monuments Historiques ou la guerre d’usure 57

De la résistance au défaitisme, la Mairie et la Chartreuse 60

Un conflit colonial 70

Tranchées et guérilla 102

2
Les irréductibles : « les squatters » 118

Le silence assourdissant des érudits 129

Innocent VI. Le retour 134

TOME 2
Dans l’incertitude des usages 144

Un sanctuaire 145

Les ruines invisibles 145

Voir, visiter 147

Utiliser 149

La polémique des spectacles 150

Le musée impossible 168

Ultima verba 173

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Nouveaux usages, nouvelles règles (1973-2008).

Tumulte et balbutiements 176

Variations doctrinales 176

Prémices 184

La beauté du mort 187

Les maîtres de la règle 190


L’architecte et le créateur 190

La saga des derniers 204

Déchirements 210

Le proche et le lointain 210

Fantômes 227

Enthousiasmes 229

Une amertume inconsolable 232

La cité interdite 237

Les intermittences du cœur 242

4
Fluctuations, mouvances. Le théâtre de la mémoire 245

Dans le tremblement de l’espace 245

L’immarcescible sacré 247

A l’ombre des moines 252

Retour aux origines 256

Topographie d’une amnésie 261

Dans le bruissement du temps 265

Repères bibliographiques 269

Annexes 284

.Rencontres à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, 28 et 29 novembre 2006.


« Pratiques anciennes, nouveaux usages du monument », organisées par Jean Pierre Piniès.

.Jean Pierre Piniès, conférence au « Tinel » de la Chartreuse, 29 novembre 2006.


« La Chartreuse du Val de Bénédiction (1793-19763). L’émergence du monument ».

.Projet d’installation / exposition photographique autour de la Chartreuse de Villeneuve-lès-


Avignon : « Traces, méandres, indices ».

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Prologue.

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C’est un lieu commun voire une tautologie d’écrire que les monuments historiques ont
longtemps été l’apanage des historiens, que leur caution était indispensable à les désigner et à
les choisir et que, de ce fait ils étaient les mieux à mêmes, voire les seuls habilités à dire la
doxa pour tout ce qui les concernait. Cette opinion a prévalu jusqu’il n’y a guère, sans que
pourtant n’apparaissent, çà et là, les signes de dépassement du champ et des interrogations
nouvelles, même si elles étaient considérées comme marginales. La règle première passait
donc par les phases classiques du discours historique fondé, en premier, sur le récit de
l’origine puis sur les péripéties qu’avait connu le monument, son inscription factuelle dans le
temps et donc, le plus souvent sur les phases de son déclin voire de sa ruine. En France, il est
de coutume de considérer « le moment 1830 » comme l’épisode fondateur de cette vision.
C’est en effet l’année de la création par Guizot du Service des Monuments Historiques, dirigé
brièvement par Ludovic Vitet puis par Prosper Mérimée. Nous connaissons ses choix et les
trois séries de monuments qui ont fourni le plus gros du contingent destinés ainsi à servir de
piliers privilégiés de mémoire : les vestiges romains, les châteaux médiévaux et les églises.
Nous savons aussi que ni le choix, ni le moment n’étaient neutres, comme le rôle que l’on a
fait jouer à ces monuments pour effacer les déchirements de la Révolution et pour réconcilier
les ennemis d’hier en fondant leurs différends dans le creuset d’un passé national commun
idéalisé. Ce qu’il faut retenir avant tout de cette opération c’est le rapport au temps dans
lequel on inscrit le monument historique. En effet, dans le moment même où on le nomme
ainsi, où, à priori, on le situe sur l’échelle de la durée mesurable, on nie cette temporalité et on
fait tout pour estomper son ancrage dans un moment particulier du passé. Le monument
historique devient donc « un monument uchronique » qui se déploie dans un continuum sans
origine et sans fin. Paradoxalement ceux là mêmes qui sont chargés par leur discipline de le
faire rentrer dans le monde des dates, tout en continuant à se poser comme les seuls gardiens
du temple, acceptent cette contradiction seule garante d’une indéfinition temporelle qui
permet d’assigner au monument historique son rôle d’outil identitaire.
Autant qu’ils en restent les maîtres les historiens ont du faire place, finalement en
même temps qu’ils créaient et qu’ils imposaient le concept, sinon à une opposition, du moins
à des approches différentes, plus philosophiques ou plus sociologisantes, désireuses de
dégager d’autres sens ou au moins de se déprendre des manœuvres idéologiques qui dictaient
toutes les figures du discours sur le monument. Commencée avec Riegl puis continuée de nos
jours avec les travaux de Régis Debray cette approche, dont le but avoué est de mettre en

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place des typologies ou des taxinomies porteuses en elles-mêmes d’un déchiffrage,
s’apparente ainsi à une vaste phénoménologie du monument qui permettrait de lire le sens
autant dans la diachronie que dans les formes ou la destination des édifices. Cette réflexion est
en permanence doublée par des interrogations sur le devenir, le destin ou l’origine du
monument qui s’apparentent à une démarche quasiment métaphysique, le monument ne
devenant alors que le prétexte d’une méditation sur le temps, les ruines ou le détournement.
Sans doute marquée et nourrie de tous ces débats, mais occupant une place centrale car
en charge du quotidien comme des grandes actions de sauvegarde, les services de l’Etat
conservent une place d’arbitre et entendent même jouer le premier rôle dans les discussions
sur la place et le sort à réserver aux monuments historiques. Empruntant aux uns et aux autres
ils entendent essentiellement faire respecter un moment originel ou, au moins, juger de ses
métamorphoses, dont ils devraient être les derniers arbitres puisqu’ils ont le sentiment qu’ils
sont les gardiens naturels et incontournables du monument. En cela ils sont aidés par un
certain nombre d’historiens, observateurs et dénonciateurs scrupuleux de toutes les formes de
vandalisme, qui deviennent parfois leurs pires détracteurs s’ils estiment que les autorités ont
dérogé, ne fut-ce que dans un détail, à l’orthodoxie la plus stricte. Attachées, parfois
aveuglément, à leur démonstration et à leur regard, toutes ces entreprises laissent largement
place à un autre type d’approche, celle de l’ethnologue qui se proposera à la fois de lire
l’idéologie qui sous tend les discours classiques et d’explorer de nouvelles voies que nous
pouvons maintenant évoquer.

La perspective ethnologique.
Tout concourt, de façon commune, à présenter le monument historique comme un
isolat, à la fois inscrit dans la mouvance de l’histoire mais, en même temps, nous l’avons dit,
nié dans la durée circonscrite pour rejoindre le temps immuable de la toute éternité. Or une
approche plus attentive, ou au moins un regard décalé et à distance permet de passer outre
cette tentation de l’universalité ou du temps immuable. Force est de constater que le
monument per se n’existe pas et qu’il s’inscrit toujours dans un système relationnel complexe,
qui va du rejet ou du refus jusqu’à l’appropriation exaltée par des pulsions identitaires. Il est
bien entendu que cette perception varie en fonction des époques et des monuments mais il
n’en demeure pas moins qu’elle reste règle indispensable à la bonne compréhension : le
monument est toujours, et avant tout, un être social et symbolique. La chose vaut pour les

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constructions les plus isolées, en ruines, abandonnées au fond d’une campagne qui se
trouvent, à un moment ou à un autre de leur existence, au centre d’un véritable maelström.
Elles sont prises, alors, dans l’évolution des regards qui s’organise elle même autour d’un
triple mouvement, classer, déclasser, surclasser, régi par les acteurs, dont nous avons évoqué
précédemment le rôle, qui sont en charge du monument. Le paroxysme est atteint en cas de
destruction programmée pour raison de sécurité ou d’impératifs techniques se proposant de
mettre fin à une gêne : une telle décision devient source de discussions et de polémiques aussi
passionnelles que spectaculaires entre tenants de la modernité et partisans de la conservation
au nom de l’héritage spirituel ou du souci de protection du patrimoine. S’agit-il encore du cas
de figure le plus simple car, le plus souvent, les monuments historiques sont intégrés dans un
tissu urbain et ont été longtemps habités quand ils ne le sont pas encore, fut-ce que
partiellement, telle la Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon dont le dernier occupant, malgré
les efforts de l’Etat, ne quitta l’édifice qu’en 1990. Nous sommes, avec cette occurrence, bien
loin de la construction vide, du bâtiment abandonné ou du vestige dont le champ d’évocation
ressortit avant tout de l’imaginaire, et nous passons dans le registre du patrimonial vécu de
manière affective et directe, du « mémoriel théorique », à « l’habité » à tous les sens du terme,
le conceptuel faisant place à l’immédiat dans une dynamique dont il importe, dès lors,
d’évoquer les motifs. Tout d’abord l’occupation, et cela s’accroît avec sa durée, est
génératrice d’une mémoire originale qui sert de ciment identitaire à une communauté qui, de
façon générale, apparaît comme un isolat à l’intérieur de la cité qui l’abrite. Dénigrée parce
que faisant figure d’agent pathogène, détruisant à la fois le lieu et interdisant par sa présence
sa restauration, jalousée parce que vivant dans un espace privilégié et chargé d’histoire elle
entretient la plupart du temps des rapports difficiles avec le reste de l’urbs. Mais cette
situation particulière ne fait qu’accentuer le sentiment d’originalité que ressentent les
habitants du monument : ils se vivent comme une communauté forte et unie, une sorte
d’utopia, qui les conduit même à renverser la situation et à se penser puis à se présenter
comme les véritables gardiens du lieu, allant parfois jusqu’à revendiquer une part essentielle
dans sa sauvegarde. La permanence et le temps « d’habitation » induisent aussi des
découpages subtils de l’espace, une série d’usages particuliers et la mise en place d’un savoir
autochtone qui emprunte des bribes du discours savant puis y mêle des interprétations
idiomatiques dans lesquelles les inventions individuelles ont une belle part. Enfin, dernier
aspect de cette situation particulière, cette position exogène induit en permanence des conflits

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ayant tous pour objet l’appropriation réelle ou symbolique du monument par les différents
acteurs qui excipent de leur légitimité à en assurer le destin. Les habitants mettent en avant
une atemporalité qui, selon eux, les a toujours fait maître des lieux, et ils entendent,
intellectuellement au moins, commander à la bonne marche et à une utilisation judicieuse et
respectueuse du monument ; les érudits et les sociétés savantes, sans oublier l’autorité
municipale se présentent comme le gestionnaire naturel de ce qui, à leurs yeux, ne constitue
qu’un fragment de leur territoire. Reste le dernier intervenant et non le moindre, l’Etat. En
effet avec la création du Service des Monuments Historiques en 1830 et sa longue marche
pour assurer son pouvoir la plupart des vestiges dignes d’intérêt, quel que soit par ailleurs leur
état, ont été peu à peu classés passant ainsi sous sa tutelle selon des formes plus ou moins
contraignantes. Dès lors la Commission des Monuments Historiques se pose comme le seul
décideur, consultant éventuellement le pouvoir local ou les savants du crû, leur avis n’ayant,
dans les faits, qu’un poids très relatif, pour ne pas dire inexistant. Sans compter que, depuis
quelques décennies la situation se complique avec l’affectation de tout ou de partie de la
gestion dans le cadre des opérations de réutilisation des monuments historiques. Voulues par
l’autorité à son plus haut niveau, ces attributions deviennent immédiatement objet de discorde
entre ceux qui en bénéficient et les agents des services qui voient d’un mauvais œil cet
empiétement sur leurs prérogatives.
Dans ces conditions le monument historique se trouve plongé dans une situation de
conflit permanente où les protagonistes, nouant régulièrement des alliances tactiques et
éphémères, passent leur temps en batailles suivies d’autant de victoires ou de défaites que de
revirements. Empruntant parfois ses outils à l’historien pour mieux apprécier l’épaisseur de la
durée et le jeu des métamorphoses l’ethnologue peut ainsi interroger la mémoire croisée de
l’architectural et du vécu, le système de représentations qui commande aux disputes et
l’idéologie qui, comme une veine, parcourt l’ensemble des projets qui se proposent de donner
un sens et une fonction au monument. Au delà des épisodes canoniques qui composent son
histoire, des dimensions imposantes de son apparence matérielle, à cette lecture l’édifice perd
de son opacité au profit de la transparence des figures qui se déploient dans les plis de son
imaginaire.
Palais pontifical, couvent de chartreux, bien national vendu aux enchères, village dans
la ville aux allures de ghetto, rejoignant le rang des monuments historiques classiques après sa
restauration, centre culturel de rencontres…la Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon apparaît

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comme lieu exemplaire, creuset assez unique pour lire les tensions, les enjeux et les désirs qui
traversent un monument historique, aussi bien que les stratégies qui entendent construire son
image.

11
Mythologiques.

12
Mirages.

Conformément aux décisions de l’Etat, en 1792, la Chartreuse du Val de Bénédiction,


tel était le nom que lui avait donné son fondateur, le pape Innocent VI, est vendue au titre des
biens nationaux. Les propriétés appartenant à l’ordre, qu’il s’agisse de plusieurs maisons dans
Villeneuve ou bien des grands domaines agricoles situés sur l’étang asséché de Pujaut, un
village voisin, sont considérées à part des bâtiments propres du couvent tels qu’ils existent au
cœur de la ville. Ces derniers sont divisés en dix-sept lots estimés, le 29 octobre 1792, à la
somme de 55 00 livres, leur vente devant s’exécuter à folle enchère. En janvier 1793, sept
habitants de Villeneuve, tous déclarés comme agriculteurs, se regroupent pour faire une
proposition supérieure de 1000 livres, mais, alors que leur offre est à l’étude, un agriculteur de
Pujaut, André Dufour, double quasiment la mise initiale et se porte acquéreur, seul, de
l’ensemble pour la somme de 103 000 livres, soit quasiment le double du prix de départ.
L’affaire semble entendue jusqu’à ce que, après plusieurs sommations, Dufour se monte
incapable d’honorer son acquisition et le 1er août 1794 les biens sont remis à la vente. Est-ce
un effet de l’achat manqué, toujours est-il que, cette fois, chacun enchérit pour son propre
compte, et que les prix flambent puisque la vente totale rapportera 92 400 livres. C’est un peu
moins que ce qu’en offrait Dufour mais, une fois encore, nous sommes presque au double de
ce qui était escompté. A l’exception d’un charron les autres acheteurs, tous domiciliés à
Villeneuve, se présentent comme agriculteurs. La vente des domaines et des biens agricoles
connut encore plus de succès mais sans que cela ne constituât une surprise vu la qualité des
terres et le rapport escompté. Ce qui reste plus déroutant c’est l’engouement véritablement
passionnel, la tension et les rivalités qui entourent la vente de l’édifice urbain et de ses
dépendances. Comment comprendre le phénomène, que peut-il nous apprendre sur la relation
qui lie, au moins de façon inconsciente, une population à son patrimoine ou à des monuments
qui ne sont pas encore perçus comme tel mais considérés avant tout comme des lieux
d’usage ? Quel imaginaire est à l’œuvre, finalement, dans ces pulsions ? Peut-on en tracer une
esquisse, faire la part du symbolique et du mythe dans ce mouvement d’appropriation ?
Pour comprendre le phénomène il faut avant tout tenir compte de la puissance réelle et
affichée des Chartreux à Villeneuve. Dés ses origines l’ordre jouit d’un certain de droits et de
privilèges, sous forme de bulles, accordés par le pape fondateur puis par ses successeurs et les
cardinaux désireux de poursuivre son œuvre et d’honorer sa mémoire. A ces mesures, ensuite

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prorogées par le roi, s’ajouteront les nombreux dons effectués par des bienfaiteurs privés, les
familles les plus riches comptant bien ainsi se constituer un viatique pour leur voyage vers
l’au-delà. Il faut par ailleurs reconnaître que les Chartreux, à Villeneuve comme dans leurs
différentes abbayes, surent se montrer à la hauteur, sur un plan comptable, des efforts qui leur
étaient consentis et qu’ils s’avérèrent gestionnaires avisés voire inspirés. L’assèchement de
l’étang de Pujaut, qu’on leur prêt à tort au demeurant, est un bon exemple de leur capacité à
répondre à certaines exigences du monde. Incommodés par les odeurs pestilentielles qui
émanaient de l’étang les riverains avaient obtenu que de grands travaux d’assainissement
soient entrepris à la fin du XVI ème siècle, mais, malgré l’ampleur des investissements ceux qui
se lancèrent dans l’aventure échouèrent au point d’emprunter aux Chartreux pour combler
leurs dettes. Au décès du dernier entrepreneur malchanceux il ne leur resta plus qu’à faire
valoir leurs droits sur l’étang enfin assaini et de l’utiliser à des cultures de haut profit dont le
revenu allait s’ajouter à celui des diverses fermes dont ils disposaient déjà. S’il ne venait à
personne de douter de leur intégrité personnelle - tout le monde savait qu’ils avaient fait vœu
de pauvreté et qu’ils étaient fidèles à cette règle - cette puissance affichée comme les chantiers
architecturaux somptueux, tel le portail commandé à La Valfrenière qui ouvre toujours
l’ensemble des bâtiments, ne pouvait que faire des envieux. Leur générosité, légendaire,
pouvait même se retourner contre eux : qui, à leur instar, pouvait se permettre de donner,
chaque jour, à un pauvre qui se présentait à leur porte du pain et un sou et lui assurer une
assiette de soupe - au XVIIIème siècle ils étaient une centaine à bénéficier quotidiennement de
ce don ? Qui, sinon eux, pouvait se livrer chaque mois à de grandes distributions de pain et de
médicaments pour les déshérités ? Là encore, à l’admiration et à la reconnaissance des uns
faisaient écho la jalousie des autres et leur amertume devant un tel gaspillage. Malgré ces
mouvements d’humeur, passagers ou durables, la Chartreuse de Villeneuve semble avoir
échappé à l’ordinaire qui était réservé à ses sœurs depuis leur fondation au Moyen Age :
régulièrement elles étaient l’objet de procès de la part de propriétaires et de nobles envieux et
dépités, qui ne reculaient pas souvent devant le pillage, l’incendie et le meurtre. Ainsi en cinq
siècles plusieurs abbayes de l’ordre furent dévastées et ruinées. Encore donc qu’elle ait été
indemne de tels tourments la Chartreuse du Val de Bénédiction ne pouvait s’empêcher
d’apparaître comme un royaume à l’intérieur du royaume, une terra incognita, parée de tous
les prestiges et d’une aura de mystère, autant de vertus susceptibles d’assurer à son détenteur
des pouvoirs et une richesse hors du commun.

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Il nous semble pourtant que d’autres explications doivent être recherchées dans la
tradition orale et le légendaire, et plus particulièrement dans les récits de trésor. Dans sa
description de la Chartreuse qui est le document le plus précis que nous possédons pour la
connaissance du lieu et de tout ce qu’il contenait sous l’Ancien Régime, l’abbé Soumille
(1743-1744), sans doute le premier, mentionne le « trésor » des Chartreux. Pour lui il n’y
aucune équivoque, il s’agit d’objets sacrés dont il donne une liste minutieuse, « croix papale,
sept beaux calices, un ostensoir, des statues d’argent, un bénitier de vermeil… », sans être
étonné par ce qu’il était normal de trouver dans un monastère de création pontificale.
Quelques décennies plus tard nous disposons d’un document aussi important qui décrit la
Chartreuse dans son dernier état avant la division en dix-sept lots et leur mise en vente (AD
Gard H 327). Les Commissaires de la République requis pour la tâche se livrent à un
inventaire exhaustif, encore plus détaillé que celui de Soumille, et ils ajoutent à sa liste une
collection de médailles que celui-ci avait cru bon de ne pas joindre au « trésor religieux ». Il
est tout à fait vraisemblable que les gens de Villeneuve n’aient retenu que le premier terme
d’autant qu’il correspondait parfaitement à expliquer une fortune qui restait mystérieuse. Dans
une société où il n’est pas de mise d’afficher la richesse, l’attitude des moines avait quelque
chose de choquant et leur prodigalité ne pouvait s’expliquer qu’à condition de lui trouver une
origine magique. Acheter des bâtiments dans l’enceinte du couvent c’était s’assurer, outre une
possession symbolique, la possibilité de chercher tout à son aise le vrai trésor, monétaire
celui-ci sans aucun doute, qui faisait la puissance des Chartreux. Nous ne savons rien des
fouilles et des recherches qui ont du avoir lieu, des complicités ou des rivalités qui unissaient
ou opposaient les premiers acquéreurs, mais la chose devait être de notoriété publique et
l’abbé Valla, décrivant les urnes en terre cuite destinées à assurer de bons échos dans la
chapelle d’Innocent VI, estime qu’elles ont été mises à nu et dégagées du mur par des
habitants convaincus qu’elles contenaient des pièces d’or (1907 : 202). Très vite donc, jouant
sur une confusion lexicale favorable, la rumeur va intégrer ce motif et le fondre dans la
constellation des croyances populaires : ce que possédaient les Chartreux nous a confié un
informateur, c’est une chèvre d’or qu’ils n’avaient pas besoin de vendre mais qui leur donnait
autant de pièces qu’ils voulaient. Dans d’autres variantes qui se veulent plus vraisemblables la
chèvre disparaît au profit de statues en or des apôtres (Meissonier 1934). Exploitant la même
veine à connotation mystique, cinquante à peine après la vente du couvent en tant que bien
national, un voyageur nous offre une autre clé à l’énigme, mais il semble qu’elle n’ait pas eu

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grand succès, sans doute par le fait qu’elle mettait fin au rêve et à toute possibilité de
découverte :
« Ces Chartreux possédaient encore, en 1782, un manuscrit qui consistait en un
très gros rouleau de peau humaine. Il avait quatre toises douze pieds de long sur dix
pouces de large, et contenait une partie de la Bible en caractères hébraïques, transcrite
selon toutes les apparences, du temps de saint Jérôme. La tradition veut que ces peaux
aient été celles de plusieurs martyrs des glorieuses églises d’Afrique. Ce précieux
monument est inscrit au catalogue de la Bibliothèque Calvet, à Avignon ; mais l’objet
lui-même a disparu. Ila été fait de vaines recherches pour le retrouver. De nouveaux
renseignements annoncent, qu’acheté par un Juif après 1790, il a été porté en
Angleterre, et de là à Philadelphie » (Frossard 1841 : 83).

Nous assistons donc, tout au long du XIXème siècle, à la constitution d’un discours qui,
sans devenir canonique et consubstantiel, n’en demeure pas moins une figure récurrente dont
la nature même implique la discrétion voire le secret. Régulièrement des incidents ou des
évocations le réactivent, usant toujours d’une certaine proximité sémantique : ainsi en 1904
un nommé Boyer d’Agen publie un article très illustré sur Villeneuve-les-Avignon et son
trésor. Quelques années après la première guerre un coiffeur local affiche tous les signes d’un
enrichissement extraordinaire après avoir fait des travaux à son domicile qui lui ont permis de
mettre la main sur des papiers qu’il aurait revendu à prix d’or. La rumeur veut, très vite, que
ces documents aient eu trait à la Chartreuse et que des « autorités » les aient fait disparaître
pour éviter que le vrai secret des Chartreux ne soit dévoilé. La tradition du trésor dissimulé
mais tout proche perdure donc mais, avec le temps, les manifestations qui lui sont liées se font
plus sporadiques et, surtout, elle prennent une autre forme. En effet d’un côté il est de bon ton
d’afficher son incrédulité, mais de l’autre demeure l’espoir, un peu chimérique mais en même
temps bien réel, de s’approprier tout ou partie de la fortune des moines. La contradiction va
trouver une issue dans une solution elle aussi duelle : publiquement on affiche une incrédulité
totale, tandis que dans la sphère du privé, toujours en se moquant d’eux, on va déléguer à
certains personnages le soin d’assumer toutes les explorations nécessaires ou de construire un
légendaire argumenté. Il n’est interdit à personne de chercher dans sa maison ou dans ses
champs, il n’est pas possible de décourager la quête des chercheurs de trésor amateurs ou
« professionnels » qui, parcourant la France, de Gisors à Rennes-le-Château, jettent au

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Tombeau d'Innocent VI avant la translation de 1960

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passage leur dévolu sur Villeneuve, mais il est possible de préférer l’un des siens. Joseph
Canonge, érudit et notable, villeneuvois de souche qui se réclame d’ancêtres ayant servi le
pape fondateur, va tenir ce rôle, personnage présenté publiquement comme un « illuminé »
qui s’impose dans toutes les maisons dès lors que des travaux y sont entrepris en quête d’une
cache ou d’indices, mais aussi « savant » épié et finalement bienvenu puisqu’il permet sans
risque d’apparaître comme ridicule d’entretenir tous les espoirs. Sa désignation reposait sur un
récit fondateur dont il était certainement l’auteur, fait d’épisodes se confortant les uns les
autres et qui sont maintenant répétés à satiété. L’histoire commence bien avant l’arrivée des
Chartreux, au XIVème siècle, puisque le premier trésor serait constitué par un dépôt des
Templiers qui l’auraient amené à Villeneuve en barques, au long du Rhône, avant de
demander à un paysan, David, lointain ancêtre de Canonge, de le cacher et de veiller sur lui.
Quelques siècles plus tard, en 1790, le prieur de la Chartreuse, inquiet des événements, appela
le descendant de David et lui confia la mission de surveillance de certaines bornes qui
indiquaient, par triangulation, un endroit précis, mais peu à peu les bornes ont été volées et il
ne subsiste qu’une vague indication de situation qui veut qu’elles aient été élevées aux
« quatre chemins ». A cela s’ajoute une dernière tradition, toujours liée aux Chartreux. Ceux-
ci, après leur départ de Villeneuve, avaient trouvé refuge dans un autre couvent de l’ordre, à
Saragosse, et lors des guerres napoléoniennes, un jeune conscrit villeneuvois aurait reconnu
l’ancien prieur qui l’aurait chargé de demander à David de poursuivre sa mission, ajoutant
que, « même si la Chartreuse était rasée, il resterait en or, de quoi la reconstruire trois fois ».
De retour au pays natal le soldat ne manqua pas d’évoquer, lors des veillées, le secret qui lui
avait été confié mais sans fournir assez de détails pour qu’il soit permis d’accéder au magot.
Depuis, de façon plus ou moins ouverte, les recherches n’ont pas cessé, encouragées par des
trouvailles qui ajoutent au mystère et laissent croire que celui-ci ne tardera guère à être percé.
En 1920 le gardien de l’époque, Vallat, reçoit un visiteur désirant se rendre à la « maison du
Prieur » et qui, arrivé sur les lieux, commence à sonder les murs d’un placard et demande
ensuite au gardien de le laisser seul, ce que celui-ci refuse de faire. A la suite de sa
mésaventure le visiteur obstiné entreprend de dégager, avec l’aide d’ouvriers locaux, une
entrée de souterrain aux abords du Fort Saint André, sans plus de succès. Canonge, prévenu
par Vallat s’aperçoit que le mur du placard était creux et qu’il contient une pierre où figure un
plan gravé. Il semble que ses indications n’aient pas été suffisantes pour parvenir au but et les

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aventures continuent : pendant la guerre ce sont les Allemands qui partent en quête à leur tour,
plus tard la grande Chartreuse envoie des émissaires pour sonder les puits ou certaines
corniches, Robert Charroux (1962 et 1967) indique même, à l’aide d’une flèche, dans l’une
des éditions de ses ouvrages, l’emplacement du trésor, enfin Canonge se voit confier par un
chercheur de l’équipe Charroux une pierre creuse trouvée dans le mur d’une cellule de la
Chartreuse. Celle-ci contenait une bouteille de verre, entourée d’argile, dans laquelle se
trouvait une peau de taupe, couverte de nombreux signes, en particulier le monogramme du
Christ, l’emplacement de bornes et de bâtiments et une flèche directionnelle (Chabaud 1987).
A intervalles réguliers et ce jusqu’à sa mort, Joseph Canonge, « le chercheur officiel »,
annonce qu’il est sur le point, lui et lui seul, de trouver la clé de l’énigme, rejetant dans
l’ombre ses épigones, même les plus obstinés. Sa disparition n’explique pas complètement les
changements intervenus dans la course au trésor et l’actuelle indifférence relative des
Villeneuvois voire leur incrédulité, mais elle éclaire bien la nature de cet attrait passé. Avant
toute chose la Chartreuse est source inépuisable de mythes qui éclairent la variation des
stratégies destinées à maîtriser son imaginaire. Le mirage des pièces d’or ou celui de la
puissance mystérieuse se sont évanouis mais le prestige du lieu et sa puissance symboliques
sont restés intacts, créant une ligne de rupture quasiment invisible, jamais affichée
ouvertement, et qui structure en fait tout l’espace social : la rivalité originelle, qui va jusqu’à
la guerre sourde, entre huguenots et papistes.
Quelle que soit la manière dont on la considère, bastion avancé qui a franchi le Rhône,
avatar oriental et exogène du Languedoc, Villeneuve est une écharde dans le grand tissu
protestant qui descend des Cévennes jusqu’à la mer. Affirmation de la puissance des papes
avignonnais, elle est devenue ensuite le fer de lance dans la croisade ininterrompue entre les
deux religions en proie, en permanence, à des batailles complexes dans lesquelles Avignon
revêt toujours le double visage de l’allié et de l’ennemi qui entend coloniser ce petit territoire
au delà du fleuve ou, pour le moins, réduire à rien sa puissance et ses rêves d’autonomie.
Dans ce conflit aux multiples visages la Chartreuse tient donc une place essentielle et il serait
important de savoir à quel parti appartenaient les acheteurs de 1792, qu’il s’agisse de Dufour
de Pujaut ou des Villeneuvois qui payèrent le double du prix. Dans tous les cas la religion a
du prendre sa part, soit que l’achat ait été le fait de bons catholiques décidés à conserver et à
sauver un édifice érigé par les papes, soit au contraire que des protestants aient mis toute leur
force à acquérir un lieu honni et condamnable car signe trop ostentatoire d’une puissance

19
terrestre réprouvée. De fait il importe moins de répondre à la question que de la poser et de
s’interroger sur le silence éloquent des bibliographies : aucune étude, pas le moindre article,
sur les plus de cinq cent entrées qui constituent le corpus consacré à Villeneuve, n’évoquent
l’existence des deux communautés, encore moins, bien sûr, l’existence de tensions et de
conflits, laissant supposer qu’ils n’existent pas ou qu’ils n’ont jamais existé ou bien - c’est
l’hypothèse que nous faisons - qu’ils ont tellement marqué et continuent à le faire,
symboliquement, la vie sociale qu’il est impossible, sinon au prix de déchirements dont
personne ne veut, de les dire et de les assumer publiquement.
Ce sont ces images floues, un peu tremblées tant elles sont traversées par des désirs
contradictoires et des constructions qui empruntent leurs motifs à un imaginaire collectif qui
vont commander, à leur tour, à la genèse d’un légendaire au fur et à mesure de la mue ou plus
exactement des métamorphoses qui font du couvent austère et opulent un monument
historique, après une phase d’abandon et de ruine qui sert de faire valoir, inhérente à ce
processus de requalification.

Mérimée ou la statue du Commandeur.


A en croire un certain nombre d’historiens et d’érudits le destin de la Chartreuse
bascule ce 11 septembre 1834, quand Mérimée, jeune inspecteur de la Commission des
Monuments Historiques, traverse le Rhône pour se rendre dans l’ancienne résidence
pontificale :
« Je suis allé aujourd’hui à Villeneuve visiter le tombeau gothique d’Innocent
VI. La chartreuse où il était renfermé a été vendue par parties, à l’époque de la
Révolution, et le tombeau, compris dans un des lots, se voit aujourd’hui dans une
masure appartenant à un pauvre vigneron. Des tonneaux, des troncs d’olivier, des
échelles énormes sont entassées dans le petit réduit où se trouve le mausolée. Je ne
comprends pas comment, en déplaçant toutes ces choses, on n’a pas déjà mis en pièces
ces clochetons si fragiles, ces colonnettes et ces feuillages si légers et si élégants. Rien
de plus svelte, de plus gracieux, de plus riche que ce dais de pierre. Autrefois un grand
nombre de statues d’albâtre ornaient le soubassement ; elles ont été vendues une à
une ; de plus, le propriétaire de la masure a défoncé ce soubassement pour s’en faire

20
une armoire. La statue du pape, en marbre, a été fort mutilée ; enfin, il n’est sorte
d’outrages qu’on n’ait fait subir à ce magnifique monument. Dégradé comme il est, il
offre encore un des plus beaux exemples de l’ornementation gothique au XIVème siècle.
Après quarante ans d’oubli profond, les habitants de Villeneuve se sont avisés
tout d’un coup qu’ils possédaient une espèce de trésor ; mais il a fallu, pour le leur
révéler, que leurs voisins d’Avignon aient essayé de le leur enlever. La négligence et
la barbarie des premiers méritaient bien d’être punies, et je regrette que le musée
d’Avignon n’ait pu obtenir l’autorisation de le faire transporter dans une de ses salles,
ou mieux encore dans la chapelle de Jean XXII à Notre-Dame-des-Doms. Au reste,
l’important, c’est qu’il soit conservé, et des mesures viennent d’être prises pour qu’il
soit transféré dans l’église de l’hôpital » (1989 :110).

Le texte est fondateur dans la chronologie, mais aussi fondamental dans sa lettre, car il
contient, en germes ou de manière explicite, la plupart des traits qui vont nourrir jusqu’à nos
jours le légendaire : le rôle de Mérimée, la destruction par les habitants du monument et
l’indifférence relative des autorités qui n’ont finalement agi que par dépit. Dans un premier
temps nous nous arrêterons seulement à la nature de l’intervention de l’inspecteur des
Monuments Historiques qui constate une dégradation qu’il déplore, tout en notant qu’une
solution, qui ne lui semble pas des meilleures, va permettre le sauvetage du mausolée. Vingt
ans se sont à peine écoulés que des historiens locaux opèrent déjà un glissement dans leur
présentation de la situation :
« Depuis lors (la visite de Mérimée), ce précieux monument a été, grâce surtout à la
sollicitude et à la salutaire influence de M. l’inspecteur général des Monuments Historiques,
transféré dans l’église de l’hôpital, où il a été reconstruit avec beaucoup de soins, et restauré
avec beaucoup de bonheur » (Durant et alia 1853 :105).

Le même discours, devenu un topique du sauvetage, est repris, voire amplifié, entre
autres, par l’abbé Paul Roux :
« Villeneuve doit à son initiative, le sauvetage et la restauration des vestiges
qui font sa renommée mondiale. Grâce à Prosper Mérimée, l’écurie à lapins, qui
déshonorait depuis quarante ans, ce qui fut pendant quatre siècles l’admirable

21
mausolée d’un pape célèbre, passa à l’état de souvenir pénible voué à l’oubli »
(1961:34).

Les faits donnent à lire une situation plus complexe, commune de fait à l’invention des
monuments historiques tout au long du XIX ème siècle et des premières décennies de celui qui
suivit. Les cris d’un Victor Hugo dénonçant La Bande noire (1824) ou sa diatribe Guerre aux
démolisseurs (1825 puis 1832) qui inspirèrent le fameux texte de Charles de Montalembert
(1833), Du vandalisme en France ne doivent laisser croire ni à un pays transformé en champ
de ruines dans lequel les révolutionnaires de 1789 se seraient efforcés de faire disparaître tous
les vestiges, particulièrement architecturaux de l’Ancien Régime, ni à l’indifférence ou au
découragement total des élus et des responsables locaux qui comptaient un monument
d’importance, ou ses restes, sur leur territoire. Il en fut ainsi pour la Chartreuse et, bien avant
la grande visite de Mérimée et la création par Guizot d’un service spécialisé, un certain
nombre de voix s’élèvent pour attirer l’attention sur Villeneuve-les-Avignon, soulignant, en
particulier, tout le prix qu’il fallait attacher au mausolée d’Innocent VI. Dès janvier 1811, un
nommé Martin, qui se présente comme chef d’institution à Bagnols dans le Gard, fait parvenir
une lettre au ministre de l’Intérieur en lui signalant les vestiges remarquables du département :
« Je crois devoir aussi informer votre Excellence qu’il existe dans une cave de
la ci-devant Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon, un superbe mausolée d’un beau
gothique orné de figures en marbre et en albâtre où est la statue du pape Innocent VI
mort à Villeneuve en 1362. Ce morceau paraît mériter une protection spéciale soit sous
le rapport des beaux-arts, soit sous celui du respect dû à la mémoire d’un pape qui
honore le Saint Siège En ordonnant qu’il fut transféré à l’église paroissiale de la dite
ville, votre Excellence mettrait un monument respectable et précieux à l’abri de toute
insulte ».

Le ministre met deux ans à répondre, avec une certaine fantaisie d’ailleurs puisqu’il
demande, en janvier 1813, des renseignements complémentaires au préfet du Vaucluse. Ce
dernier transmet la demande au préfet du Gard qui saisit à son tour le sous préfet d’Uzès qui
charge un ingénieur, Grangent, de faire un rapport sur les conditions éventuelles de
déplacement et de remise en état. Celui ci émet de multiples réserves car il ne croit pas que le
monument puisse être déplacé :

22
« Sans être complètement détruit et quelque soin que l’on prenne dans une telle
démolition et si les ouvriers qui y seront employés ne sont pas très habiles et assez
patients pour effectuer cette démolition sans faire beaucoup de dégradation.
Les mêmes difficultés se renouvelleront pour la repose et le nouvelle érection
du monument dans une des chapelles de la paroisse. Les dimensions des différentes
parties de ce tombeau sont trop petites et les ornements dont il est surchargé trop
délicats pour ne pas être entièrement mutilés par une démolition et une reconstruction.
…Il faudrait un local très spacieux et clos pour enfermer toutes les pièces qui
proviendraient de la démolition sans qu’elles soient les unes sur les autres, ni posées
de profil pour en éviter la cassure. Il est aisé de penser combien une telle opération
serait longue et dispendieuse : on peut en apprécier la dépense par la seule expérience
et commencer par un essai de la démolition des aiguilles qui couronnent le
monument ».

Malgré ses réticences, et pour répondre à la demande du préfet il fait établir un devis
qui se monte à trois mille francs. Le ministre de l’Intérieur décide d’attribuer la somme à la
commune, mais la chute de Napoléon fait que projet n’aboutit pas. Au delà de ces péripéties
une remarque de Grangent mérite d’être retenue car elle montre que l’intérêt pour le
monument est très antérieur à la visite de Mérimée. L’ingénieur se réjouit, en effet, qu’on lui
confie cette mission car, dit-il, « je connais bien ce monument et je l’ai vu quelques fois dans
le plus grand détail ». Cela laisse supposer que le mausolée n’était pas aussi perdu au milieu
des poules et des lapins que les sectateurs de Mérimée ont bien voulu le dire, mais que son
accès était relativement aisé, et que les propriétaires du lieu ne faisaient pas obstacle à sa
visite. En outre pour étayer son avis Grangent s’était fondé sur la description détaillée du
monument accompagnée d’un dessin - ce dernier perdu - qui étaient le fait de l’abbé Paulin
Malosse, commissaire à la Recherche et la Conservation des objets d’art et de sciences du
Gard depuis 1793 (Bonnel 1960) et du peintre avignonnais Alboin. Dans son texte Malosse
apporte une précision d’importance en notant que « l’administration municipale de cette ville
avait plusieurs fois projeté de faire transporter ce monument qui par sa beauté exige qu’on le
conserve, dans l’église paroissiale » et que la chose n’avait jamais pu aboutir. Nous n’avons
pas trouvé trace d’une telle démarche dans les registres de délibérations municipales, mais on
voit mal ce qui aurait poussé Malosse à une telle déclaration si elle était sans fondement. Ce

23
qu’il faut retenir c’est que, même une fois que le bien a été vendu, la Chartreuse, ou au moins
sa statue la plus emblématique, n’est pas tombée dans l’indifférence mais que, bien au
contraire, un souci de préservation s’est manifesté très tôt et qu’il ne va pas cesser.
Le même Malosse, persévérant et conscient de sa tâche, revient à la charge en mai
1822 dans une lettre qu’il adresse au maire de Villeneuve :
« La voix publique m’apprend que l’un des acquéreurs de l’église de la
chartreuse, fait démolir en ce moment la toiture de la chapelle dans laquelle se trouve
le tombeau du pape Innocent VI, que les dalles qui recouvraient la voûte viennent
d’être enlevées et que sans les pierres intérieures qui la forment, les voûtes qui restent
aujourd’hui, ne peuvent résister longtemps aux efforts et aux ravages de la pluie et des
gelées, que par leur chute, elles détruiraient d’un seul coup le superbe monument que
toutes les lois rendues depuis l’an III, ordonnent de conserver comme étant du
domaine des arts et des sciences qui ne peuvent être aliénés.
Depuis cette époque, vers la fin de l’an 1813, le gouvernement instruit de
l’existence de ce monument par de réclamations qui eurent lieu, demanda à M. le
maire, votre prédécesseur, la description et le dessin de ce tombeau afin d’être mieux à
même de décider si la conservation devait être ordonnée.
Je fus chargé en qualité de commissaire à la Recherche des monuments d’arts
et sciences du département du Gard de faire cette description et je confiai le soin du
dessin à feu M.d’Alboin, votre concitoyen, dont la mine était plus exercée que la
mienne. Cet ouvrage fini l’envoi en fut fait à M. le ministre de l’Intérieur qui, peu de
temps après, ordonna que ce tombeau soit conservé par tous les moyens possibles et
que s’il n’en existait pas d’autres, il fallait faire l’acquisition du local où il se trouvait
placé.
Vous trouverez M. le Maire dans vos registres de correspondance la minute de
la lettre d’envoi écrite à cette occasion et la réponse dans vos archives. Ces pièces
vous prouveront tout ce que j’ai l’honneur de vous dire.
Je suis persuadé, Monsieur le Maire, que, prenant en considération les
dispositions des lois anciennes et nouvelles, et vous conformant aux intentions
conservatrices d’un ministre éclairé, qui a jugé que le monument d’un excellent goût et
d’une grande beauté peut faire époque dans les annales des arts et doit par conséquent

24
être conservé et soigné, vous ferez tout ce qui est en votre pouvoir pour en empêcher
la destruction prochaine ».

Dés réception du courrier le conseil municipal réagit de façon favorable et annonce


qu’il compte se porter acquéreur du local. Ses moyens ne lui permettant pas de faire face à la
dépense il en appelle au Conseil Général qui alloue une aide trop faible et, pendant deux ans,
c’est la litanie des courriers de plainte et d’appel à subvention. Au fur et à mesure des
tractations il apparaît difficile et trop coûteux d’acquérir l’édifice lui-même et l’idée de
déplacer le mausolée fait son chemin, avec une première proposition du maire qui reçoit
l’assentiment du préfet, « utiliser la coupole de l’ancienne fontaine Saint Jean, sans eau, que
l’on démolirait pierre à pierre, ainsi que le mausolée, et le tout serait transféré à la place du
pavillon de la montagne de l’hospice ». Après lecture du rapport, le ministre du Commerce et
des Travaux Publics, en charge visiblement des Monuments Historiques, tout en manifestant
son intérêt pour l’opération, fait quelques observations :
« Il semblerait peu convenable, écrit-il, que qu’un mausolée fut placé ailleurs
que dans une église et on regretterait beaucoup qu’il fut impossible de lui trouver place
dans l’église paroissiale qui contient déjà d’autres monuments.
De plus il est nécessaire de faire connaître quelles restaurations sont projetées.
Enfin la plus forte objection porte sur le déplacement de l’ancienne fontaine
Saint Jean. Cette fontaine aurait-elle un caractère monumental et ce caractère
s’harmoniserait-il avec celui du mausolée ? Un monument déplacé, détourné de sa
destination perd ordinairement beaucoup de son intérêt.
Dans tous les cas la translation projetée semble assez importante pour qu’on
croit ne devoir l’autoriser qu’après l’envoi d’un projet dessiné et d’un devis estimatif
de dépenses ».

Le préfet, visiblement acquis à la cause défendue par Villeneuve, répond aussitôt au


ministre pour défendre le projet :
« Monsieur le Maire, qui est en même temps un ingénieur plein de mérite, s’est
empressé de rédiger le projet dessiné et le devis de ces travaux archéologiques…
Ce nouveau travail de M.Guiraud vous fera connaître qu’il n’est pas possible,
comme vous le désireriez, de trouver une place pour trouver une place pour ce

25
monument dans l’église paroissiale de Villeneuve, parce que celle ci est déjà trop
petite, eu égard à la population qui est toute catholique ; qu’aucun autre édifice que
l’ancienne coupole de la fontaine Saint Jean n’est propre à le recevoir ; qu’enfin cette
construction moderne s’harmoniserait avec celle du mausolée.
J’ai pu m’assurer moi-même, Monsieur le Ministre, de la vérité de ces
assertions, lors de ma tournée à Villeneuve. La coupole est d’une autre époque, à la
vérité, mais d’un aspect monumental et d’un assez bon style. Elle serait placée dans
l’enclos de l’Hospice sur une hauteur qui domine le cours du Rhône d’où l’on
découvre la ville d’Avignon et le tableau le plus imposant. L’on en formerait une
chapelle funéraire, avec le tombeau au milieu, selon que vous le remarquerez par les
nouveaux plans produits.
Je crois ce projet réalisable sans de grands frais et dans l’intérêt de la
conservation d’un monument d’un goût exquis. Abandonné comme il l’est
aujourd’hui, il ne peut manquer d’être détruit ».

Par ailleurs, pour pallier la dépense, soit quatre mille francs, la commune s’engageant
pour le solde de mille francs, le préfet suggère, de façon curieusement prémonitoire, qu’en
retour le conseil de fabrique cède au Musée Royal, ce qu’il appelle La descente de croix, en
fait la célèbre Pieta et La procession du roi René, c’est à dire Le couronnement de la Vierge,
encore à l’hospice. L’affaire n’aboutit pas, ou du moins elle se conclut au mieux pour
Villeneuve car si le maire, Guiraud, cède sur l’emplacement (le mausolée sera installé dans la
chapelle de l’hospice) il obtient que l’Etat prenne en charge l’essentiel des frais et concède à
Villeneuve la propriété du tombeau tout en abandonnant ses prétentions sur les tableaux. Les
travaux commencent en février 1835 et le 14 juin de la même année la première translation de
Innocent VI a lieu en grande pompe.
Le sort du gisant échappe donc, dans les faits et quoique la tradition en ait dit, à
l’Inspecteur Général des Monuments Historiques, mais la mémoire lui accordera le prestige
de son sauvetage et allant plus loin, elle en fait, autre figure de la légende que nous allons
maintenant lire, l’inventeur de la Chartreuse tout entière.

26
Chapelle d'Innocent VI avant restauration, ca 1935

27
L’arbre et la forêt.
Quand Mérimée se rend à Villeneuve que voit-il ? Le tombeau d’Innocent VI, bien
sûr, l’église et l’Hospice, les tableaux qui s’y trouvent, le Fort Saint André. Pas un mot sur les
« livrées », les anciens palais cardinalices dont il subsiste, au cœur de la ville, les belles
façades, pas un mot sur la chapelle des Pénitents Gris et surtout pas un mot de commentaire
sur la Chartreuse dont il se borne à noter qu’elle contient le tombeau d’un pape qui constitue
la raison de sa visite. Après coup il est facile de dire, pour expliquer sa discrétion, qu’il est
passé, pour y accéder, par des allées et des passages encombrés de masures, que certains coins
sont envahis par les ronces, que le poules y vagabondent en liberté, que des charrettes
s’appuient aux murs, que les paysans allant et venant à leurs travaux ont détourné son
attention de l’édifice lui même, que celui-ci, après un demi siècle d’occupation par une
population laborieuse, avait perdu de son prestige et de son éclat. Ceci est indéniable mais
l’ensemble est pourtant loin d’être ruiné. La configuration générale est encore très
distinctement perceptible, ainsi que la structure de l’abbaye, mais à tout cela Mérimée reste
aveugle. Nous préférons donc affirmer que l’inspecteur n’a pas vu la Chartreuse car l’arbre,
une fois encore, a caché la forêt. Comme à Carcassonne, quelque temps plus tard, où il verra à
peine l’enceinte formidable, préoccupé par la seule basilique Saint Nazaire, à Villeneuve il
n’aperçoit qu’un tombeau dissimulé dans la semi obscurité d’une chapelle. Il serait vain de
croire que c’est par ignorance que Mérimée ne s’est pas rendu compte de l’importance pour
l’histoire de l’architecture des bâtiments dans lesquels il se trouvait, et il faut chercher ailleurs
les raisons de son silence et de son indifférence. La première est matérielle car il est apparu
très tôt à la jeune Commission des Monuments Historiques qu’elle ne disposerait jamais des
fonds nécessaires à la sauvegarde de tous les vestiges et qu’il fallait faire des choix, parer au
plus pressé et conserver en priorité des monuments exemplaires sur lesquels il fallait faire
porter tous les efforts. Comment, dès lors, s’intéresser à des édifices abandonnés dont il ne
considérait même pas qu’ils fassent partie du même ensemble ? L’autre raison, selon nous la
plus importante, est purement idéologique car la mémoire ne se nourrit que de points forts, de
symboles ou d’images conventionnelles. Que pouvait donc dire à un historien de l’art
préoccupé avant tout par la statuaire ou l’art gothique le dénuement des cellules des Chartreux
ou le silence des cloîtres ? Une fois assuré que le mausolée du pape était sauvé, Mérimée, pas
plus que les autres acteurs qui étaient intervenus dans ce dossier, ne vont plus loin, la

28
Chartreuse peut partir à vau-l’eau sans que quiconque ne s’en soucie puisque, après 1792, elle
retrouve l’oubli et disparaît du paysage intellectuel et artistique.
Il faut attendre quinze ans de plus pour que l’intérêt se réveille, et encore s’agit-il du
même processus, d’un regard très partiel et un peu approximatif. Le 11 mai 1849 le secrétaire
de la Commission des Monuments Historiques fait part, en séance, « d’une note qui lui a été
remise par M. Derruelle, architecte qui attire l’attention sur la présence, dans le réfectoire de
peintures du XIVème siècle exécutées par les mêmes artistes qui décorèrent le Palais des Papes.
La plupart de ces peintures sont dans un état de parfaite conservation, mais elles sont
exposées à s’altérer par le manque complet de clôture. Ce réfectoire sert aujourd’hui de
grenier à foin et l’architecte pense qu’au moyen d’une faible indemnité l’Etat pourrait en
devenir propriétaire. La Commission décide que, comme Monsieur Questel se rend dans ce
département du Vaucluse, « il fera un rapport tant sur l’opportunité de l’acquisition que sur la
dépense à laquelle elle entraînerait ». Une fois encore le Gard est confondu avec le Vaucluse
et les peintures en question ne se trouvent pas dans l’ancien réfectoire des moines, le Tinel,
mais dans la chapelle d’Innocent VI dont le mausolée se trouvait auparavant, lui, dans
l’église. Visite faite Questel donne un avis favorable à l’acquisition et il est décidé que le
préfet du Gard et le maire de Villeneuve seront chargés de l’affaire. Sur le terrain les choses
sont moins évidentes car, dans un rapport qu’il envoie au préfet, le ministre lui précise que :
« La chapelle est traversée par un couloir. Or ce couloir est nécessaire au
service de l’habitation , et il serait difficile d’en obtenir la suppression sans payer une
indemnité considérable. Il s’agit donc d’obtenir du propriétaire de consentir à ce que
l’on couvre le couloir par un plancher, de manière à fermer la chapelle et à la rendre
indépendante du passage ».

Le préfet suit ses instructions et en appelle au maire en lui disant que l’Etat est prêt à
verser l’indemnisation de six-cents francs qui aurait été demandée. Mais le 11 juin le maire lui
répond que l’affaire semble mal engagée :
« Conformément aux instructions, je me suis transporté sur les lieux et suis
entré en pourparlers avec les propriétaires de la chapelle qui renferme des peintures à
fresque. Après leur avoir rappelé la proposition qui leur avait été faite par mon
prédécesseur, ce qui se montait à six-cents francs, ils m’ont répondu qu’ils n’avaient
point accédé à ce prix. Je leur ai alors fait observer que si on construisait un plancher

29
au dessus de l’écurie, ils conserveraient celle ci et continueraient à jouir du couloir qui
sert de passage. Ils m’ont immédiatement riposté qu’ils seraient ainsi privés du dessus
de leur étable qui leur sert de magasin à fourrage, et qu’ils ne pourraient plus tenir
leurs bestiaux dans un local d’où les approvisionnements de nourriture seraient
éloignés.
Leur demandant alors quelles seraient leurs prétentions, l’un d’eux en a
demandé cinq-cents francs, l’autre demande douze-cents francs. Je pense, Monsieur le
Préfet, que ces demandes sont un peu exagérées, et que s’il était possible de considérer
cette chapelle comme un monument historique, en conséquence comme un objet
d’utilité publique, on pourrait en venir à une expertise qui donnerait certainement à cet
édifice, une valeur bien en dessous de la demande des propriétaires ».

L’affaire n’aboutit pas le ministre ne donnant suite à aucune des deux propositions,
mais elle éclaire bien, néanmoins, les enjeux et les stratégies qui présideront à la prise en
compte du monument. Force est de constater que l’Etat n’est pas décidé à pousser bien loin
son engagement financier et qu’il reste assez indifférent au lieu, ou plus exactement une fois
encore, à un détail du lieu. Les indigènes ont, quant à eux, vu immédiatement le parti qu’ils
pouvaient tirer de cette demande, sachant que dans tous les cas ils ne perdraient rien. Le
contexte local n’est pas non plus pour rien dans leur attitude, ils avaient commencé à traiter
avec l’ancien maire et il n’est pas certain que leurs rapports soient des meilleurs avec le
nouveau, Raphaël de Roubin qui représente une des plus riches familles de Villeneuve. Pour
autant le dossier avance et, en 1862, figurent dans le décret provisoire de classement aux
Monuments Historiques, « les ruines de l’ancienne Chartreuse, la fresque de Giotto, les
tableaux et le tombeau d’Innocent VI conservé à l’hospice ». Ce classement n’a rien de
contraignant, dans les faits, ni pour les uns, ni pour les autres, il n’engage pas l’Etat et il laisse
libre les particuliers, faute de moyens de coercition, de faire ce qu’ils entendent.
L’avancée suivante doit elle aussi au hasard. Revenant d’une visite au Fort Saint
André et traversant la Chartreuse, Henri Revoil, architecte attaché à la Commission des
Monuments Historiques, apprend incidemment que le dernier propriétaire de la chapelle veut
s’en défaire et demande pour cela la somme de deux mille francs. Revoil prévient
immédiatement la Commission et Viollet-le-Duc, en charge du rapport, se montre favorable à
l’achat. Mais le vendeur veut conclure sur le champ et Revoil fait donc la transaction à titre

30
personnel, par acte du 15 juillet 1873 puis propose à l’Etat de lui rétrocéder son acquisition au
prix de vente augmenté des droits d’enregistrement. Le préfet, dans un courrier d’octobre, fait
quelques réserves, notant que « l’acquisition ne comporte que l’abside de la chapelle, laquelle
abside est d’ailleurs traversée par un passage public. La nef (ancien Réfectoire) ne comporte
plus que les murs extérieurs. Le milieu est occupé par un passage public, les côtés par des
constructions privées ». Sont-ce ces inconvénients qui sont à l’origine des réticences du
Trésorier Payeur Général du Gard ? Toujours est-il que, dans un premier temps, il refuse de
rembourser l’architecte et il faudra un avis comminatoire du préfet pour qu’il s’exécute. Avec
toutes ses limites cet achat marque un autre tournant décisif car Revoil fait de la chapelle une
affaire personnelle qu’il suit avec la plus grande attention. En novembre, constatant que des
pluies diluviennes la mettent en péril, il alerte la Commission afin que des travaux de mise
hors d’eau soient entrepris au plus vite et il obtient gain de cause. L’année suivante il
commence à relever à l’aquarelle les peinture murales, puis il intervient pour que le
conservateur du musée de Villeneuve, Amédée Borty, prenne en charge la conservation de la
chapelle et de ses peintures. Les relevés, sinon les restaurations, vont se poursuivre les années
suivantes, ponctués, en 1878 puis en 1879, par le rappel du classement aux Monuments
Historiques de 1862.
L’affaire de l’horloge, en 1894, semble s’inscrire dans la même dynamique : alors
qu’elle a demandé quelques mois avant son classement au titre des monuments historiques, la
mairie de Villeneuve décide de transporter au musée l’horloge de la Chartreuse et de la
remplacer par celle qui se trouve alors dans l’église paroissiale. L’architecte en chef en charge
du monument, Henri Nodet, s’émeut de cette décision prise sans qu’il ait été consulté alors
qu’elle concerne un objet classé, et il s’ensuit une longue bataille procédurière, avec
injonctions puis mises en demeure du préfet et du ministre, pour que les choses restent en
l’état et que l’horloge de la Chartreuse ne quitte pas son beffroi. L’architecte l’emporte donc,
mais, pour plus de précautions et finalement pour mieux affirmer son pouvoir il demande et
obtient le classement du beffroi dans son entier. Nous sommes encore dans le détail, le
particulier, presque l’anecdotique, mais l’attitude a changé, traduisant le nouveau rapport de
forces qui est en train de se mettre en place. La Commission des Monuments Historiques
n’entend plus, désormais, s’embarrasser des considérations locales et de l’humeur ou des
prétentions des autorités indigènes, elle a décidé d’user de tous ses pouvoirs et d’assumer les
conflits qui pourraient en découler. Mais au delà de cette dispute sur le factuel, qui porte en

31
Charrette et réserve de bois dans l'église, ca 1930

32
germes tous les déchirements futurs, toujours vivants au demeurant, Henri Nodet affiche une
autre ambition, apparemment hésitante, qui va pourtant changer et sceller le destin de la
Chartreuse. Dans une lettre du 25 avril 1894, il sollicite l’appui du directeur des Beaux-Arts,
en charge de la gestion des Monuments Historiques :
« pour relever les parties intéressantes de la Chartreuse et étudier les questions de
propriété s’y rattachant de manière à permettre d’en assurer la conservation s’il est possible et,
enfin, pour exécuter une étude sur l’ensemble des édifices de Villeneuve-les-Avignon ».

Nous passons donc, de manière virtuelle encore certes, du détail précieux, de la


particularité pittoresque, à une vision d’ensemble qui fait que derrière le quartier villageois, en
filigrane, se dessine la silhouette du palais et du couvent voulus au XIV ème siècle par Innocent
VI et ses successeurs : peu à peu, comme si des brumes s’estompaient, le mausolée et la
chapelle du pape s’inscrivent dans un ensemble imposant même si les contours en demeurent
un peu flous.

Le temps des vandales.


La destruction.
Pour comprendre les doutes et les réserves de Nodet, il faut s’arrêter à l’état dans
lequel se trouve la Chartreuse et aux discours qui le justifient. Il est certain que, passé l’entrée
sur la rue de la République puis le monumental portail de la Valfrenière, le visiteur a le
sentiment de rentrer dans un petit village pittoresque et très peuplé, où, çà et là émergent les
pans de grands murs en partie ruinés, où les poules et les canards ont remplacé les fidèles dans
l’église qui sert de réserve à foin, où les cellules monacales sont parfois transformées en
taudis.
Pour certains l’origine du délabrement est très claire, les révolutionnaires de 1789,
étant désignés comme les coupables de tous les maux. J.B. Joudou, par exemple, conclut ainsi
sa description de Villeneuve :
« Les belles tours de Philippe-le-Bel, d’un jaune orangé, contrastent
singulièrement avec les ruines amoncelées dans l’enceinte des remparts. A l’entour
d’une petite chapelle du XIIème siècle, tout n’est que décombres. De l’autre côté la
bande noire a détruit le magnifique couvent. On dirait, en errant dans cet ancien bourg,

33
qu’un tremblement de terre en a renversé les habitations, ou que les Francs sont
revenus pour tout détruire » (1842 :488).

A l’occasion du retour dans la Chartreuse du mausolée d’Innocent VI, en 1960, le


Bulletin du Comité de l’Art Chrétien de Nîmes, dans le numéro spécial qu’il consacre au
transfert reprend l’antienne, l’un des collaborateurs évoquant « les avatars et les mutilations
subies lors de la Révolution » (Girard de Coehorn 1961 : 18), tandis qu’un autre auteur
détaille, de façon quasi apocalyptique, la destruction du couvent :
« On ne prit aucun soin de l’église. Vidée de son riche mobilier, lustres et
chandeliers en cuivre massif, crucifix en cuivre et or moulu, lutrin monumental, pillée
de ses magnifiques tableaux et des somptueux ornements de sa sacristie, elle fut
transformée en hangar et en écurie. Ballots de foin, bêtes de trait et de somme,
animaux d’élevage, véhicules et instruments agricoles remplacèrent la blanche cohorte
cartusienne.
Dans l’église profanée, tous les marbres brisés, les statues et les statuettes
mutilées, les fragments de sarcophages brisés furent laissés sur le sol, dégradés chaque
jour davantage par le roulement des chariots (à foin et autres), le piétinement des
chevaux et autres animaux et mêlés à des immondices de toute nature.
Les année suivantes le saccage continua. Le pavé de marbre recouvrant le sol
des deux vaisseaux, contigus de l’église et celui des deux chapelles fut descellé, ainsi
que les plaques de marbre incrustées dans les murs et le tout disparut sans laisser de
traces. Les boiseries anciennes subirent le même sort. C’était l’époque où des bandes
de pillards pénétraient dans les églises désaffectées ou les châteaux abandonnés et
enlevaient ce qu’ils voulaient.
Ouverte à tous les vents et à la pluie, l’église subit également la récupération
des plombs scellant les pierres de ses toitures et l’arrachement des fers des gouttières.
Alors les eaux de pluie s’infiltrèrent dans les murs et les eaux usées des éviers
provenant des logements entourant désormais l’édifice, formèrent des cloaques
malodorants et insalubres le long des murailles ». (Roux 1961 : 31-34).
Si les principaux coupables de la destruction sont clairement identifiés, les bandes de pillards
organisés, l’auteur n’en note pas moins qu’ils ne sont pas seuls en cause et il incrimine, avec

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la même violence dans la dénonciation, les gens qui se sont installés dans les bâtiments après
le départ des Chartreux :
« Les occupants selon la loi accommodèrent selon leur fantaisie et leur utilité
personnelles, la disposition des lieux : dénaturant les logements et les deux grands
cloîtres, transformant les corridors en ruelles, les cellules en maisons particulières avec
sorties et escaliers indépendants. Des cabanes à lapins, des écuries de chevaux, chèvres
et porcs déshonorèrent les jardins, le cimetière et l’église. Une troupe nombreuse de
volatiles de toute plume stigmatisa de ses souillures les splendides mausolées de
l’église aux vitraux brisés.
Le monastère profané forma depuis lors un quartier clos, haut en couleurs, fort
en odeurs… » (Roux 1961 : 31).
Le topique de l’indigène vandale, brute aveugle et ignorante, n’a pas cessé de nos jours et il
nous a été donné d’entendre un conférencier expliquer ainsi la chute de l’abside de l’église,
dont, en réalité, la cause est inconnue, peut-être la violence d’un orage sur une toiture laissée
sans entretien :
« La chute de cette partie de l’église c’est ce qui s’appelle « la pierre de trop ».
Un charron qui entreposait là son matériel était gêné dans ses mouvements et, par
commodité, il avait descellé quelques pierres du mur pour se faire un passage. Une
fois son œuvre commencée, il a continué à élargir le passage, jusqu’au moment, bien
sûr, où il a enlevé le dernières pierres qui soutenaient l ‘appareil et tout s’est effondré,
sans autre dommage, dit la tradition orale, que de lui procurer, ainsi qu’aux autres
habitants du lieu, un matériau qu’il s n’eurent pas à acquitter ».
D’autres éléments, avérés, eux, permettent de mieux comprendre l’origine et le mécanisme du
lent mouvement de dégradation de la Chartreuse Que s’est-il passé après la vente en lots de
1793 ? Déçus pour les raisons que nous avons évoquées, les premiers acquéreurs ont pour la
plupart revendu assez vite leur bien en le morcelant pour en tirer meilleur profit, puis à cela se
sont ajoutés les divisions lors des héritages. D’autres se sont contentés de louer tout ou partie
de leur domaine. Toujours est-il qu’en 1875 on compte plus de trois cents propriétaires
différents, et même si tous ne sont pas résidents il est possible d’estimer que plusieurs
centaines de personnes vivent quasiment en permanence dans les lieux. A cela il faut ajouter
une quantité de servitudes de la plus grande variété :
« Il ne faudra pas gêner l’accès de l’escalier extérieur qui conduit au premier étage…

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il sera construit un mur divisoire dans la grande chambre…
il devra recevoir ce que les propriétaires au dessus de la propriété jusqu’au couvert
jetteront par la fenêtre…
la grande cave est restée indivise, toutefois elle est partagée en vingt trois parties
égales… ».

Et ce ne sont que quelques exemples des contraintes et des obligations contenues dans
les actes de vente ou les contrats de location qui rendent à l’évidence impossible une saine
gestion du lieu transformé en un véritable enchevêtrement d’enclaves, régi par des usages
tacites, dont on jouit sans se préoccuper toujours vraiment de son avenir. Et l’abbé Roux, en
1961, ne fait que reprendre quasiment à la lettre ce qui va devenir la description « canonique »
du couvent détruit par ses habitants dont nous trouvons une des premières formulations sous
la plume des abbés Pouchon et Pons en 1868 :
« L’allée (des mûriers) est devenue une espèce de rue, sale, étroite, irrégulière, bordée
de murs de clôture ou de pauvres maisons que le logement du dom Procureur, resté
debout jusqu’à aujourd’hui, fait paraître encore plus pauvres ; à la place des
magnifiques mûriers dont nous avons parlé, un pêcher sauvage, un seul ! rabougri,
presque sans feuilles, rongé par la poussière, et les peintures murales disparues sous un
gris badigeon…partout des portes hermétiquement fermées, des arceaux coupés par le
milieu, des ténèbres et des décombres… » (Pouchon 1868 :49, 53).

Il est cependant important de noter que la plupart des condamnation outragées, durant
le XIXème siècle, sont le fait d’hommes d’Eglise ou de ceux qui leur sont très proches :
« Le monastère est aujourd’hui complètement dénaturé par ceux qui l’habitent et le
dégradent tous les jours pour leur propre utilité ; l’église, les cloîtres, tout a été ruiné
ou converti à des usages ignobles…(abbé Goiffon 1884 : 76).

Le deuxième motif récurrent du discours concerne le vol organisé. En effet, outre


qu’ils dénaturent ou détruisent, par indifférence, l’ancienne abbaye, ses habitants sont aussi
accusés de se livrer à une rapine en règle :
« Les cloîtres spacieux, aux chapiteaux décapités comme leurs anciens maîtres,
sont ouverts, avec tout ce qui reste des salles capitulaires et des bibliothèques, au

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premier maufaras (malfaiteur) qui a besoin d’une auge pour ses porcs ou d’un linteau
pour son étable. Ainsi dépouille-t-on, pierre à pierre, au jour le jour, au grand soleil du
vol sans répression et de ce sacrilège ou de ce vandalisme sans mesure, ce grand géant
de taille à affronter tant de siècles encore…(Boyer d’Agen 1903 :183).

La figure de l’habitant voleur, détournant les pierres à son usage ou les revendant, est
une étape incontournable de la tradition orale dans chaque ville comprenant un monument
habité, comme à Carcassonne avec la Cité, Nîmes avec les Arènes…Le mythe perdure
puisque, à Villeneuve, à en écouter certains informateurs contemporains, toutes les maisons
des abords de la Chartreuse auraient été érigées à l’aide de matériaux dérobés à l’ancienne
abbaye.
Avec ces textes tout est dit et l’image des vandales va servir, jusqu’à nos jours où elle
est encore monnaie courante, à masquer les péripéties de la restauration du monument, les
lenteurs, les hésitations et les disputes qui l’accompagnent. Le lieu d’énonciation change,
néanmoins, et ce sont les nouveaux « maîtres » du monument qui profèrent maintenant les
condamnations, les architectes de la Commission des Monuments Historiques et les historiens
qui rêvent de partager le pouvoir avec eux. Jules Formigé, le grand restaurateur de la
Chartreuse, reprend à son compte l’antienne dans une lettre du 16 juin 1909 adressée à sa
hiérarchie concernant la place Saint Jean :
« Le remplacement des claveaux ruinés est donc urgent. En outre de ces
consolidations proposées, il y a lieu d’interdire l’accès de la partie centrale où les
enfants et les gens du pays semblent prendre plaisir à démolir ce qui reste de l’ancien
baptistère Saint Jean ».

Mêmes figures de rhétorique chez les chantres de l’histoire de la remise en état :


« La moitié des anciennes cellules des Chartreux sont dégagées de la gangrène
des constructions parasites qui les entouraient ; l’une après l’autre elles cessent d’être
une étable ou une écurie pour redevenir une cellule de moine » (Pillement 1943 : 51).
« Désaffectée en 1791, La Chartreuse avait cessé comme tant d’autres
bâtiments religieux d’être entretenus. Vers 1840, au lieu de la remettre en état, on hâta
sa ruine en la morcelant. Des artisans et paysans y installèrent leur logement,
démolissant et construisant à leur guise » (Aliquot 1991 : 43).

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Le thème du sauvetage, du monument arraché à ceux qui avaient entrepris de le
détruire, fixé et accepté, diffusé par ceux qui ont en charge le monument, est maintenant
totalement intégré à la saga officielle de la Chartreuse :
« (Après la Révolution). Commence alors la longue nuit de la Chartreuse. Le
bâtiment, transformé en carrière de pierre, en grange ou en maison d’habitation est
dégradé par les quelques deux cents familles qui y vivent » (Avignon. Le guide
2001 :138).

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La « cour des miracles ».
Après le thème de la destruction, la deuxième constante dans la description de la
Chartreuse habitée est la transformation du lieu en « cour des miracles » dominée par la saleté
et la promiscuité. Elle est largement initiée, nous l’avons vu, au XIX ème siècle, et, comme le
thème du vandalisme qui est d’abord l’apanage des gens d’église, elle devient figure obligée
des architectes en charge du monument :
« Les habitants actuels de la Chartreuse sont des ouvriers agricoles, des petites
gens, qui vivent dans un état voisin de la misère. Ils ont entassés pêle-mêle dans les
anciens logis des moines, transformés pour la plupart en taudis. Rien n’est entretenu.
Les passages de circulations sont encombrés de matériaux et d’immondices. Il règne
partout une malpropreté qui offusque les visiteurs » (Rapport de Formigé 5 décembre
1904).
« Les bâtiments occupés petit à petit par de pauvres gens, peu soucieux
d’hygiène et de propreté tombaient en ruines ; les cloîtres, les jardins attenant aux
cellules étaient envahis par la végétation et le domaine des poules et des lapins ; des
tas de détritus et d’ordures ménagères couvraient le sol et l’on comptait probablement
sur le soleil pour purifier ce qui aurait pu devenir un véritable cloaque ; en fin
l’ensemble présentait un aspect de misère déplorable » (A. Collin, Inspecteur Général
des Monuments Historiques, 21 janvier 1943).
« Le bâtiment du Procureur est maintenant libre de toute occupation et il a été
nettoyé intérieurement. Il en avait bien besoin. On ne peut s’imaginer comment des
êtres humains pouvaient vivre dans un tel taudis » (A. Chauvel, Inspecteur Général des
Monuments Historiques, 17 avril 1952).

Cet état de fait est imputé, bien entendu, aux autochtones, mais, dès la fin du XIX ème
siècle, sous la plume d’un écrivain local, Thomas David, félibre demeurant lui-même dans la
Chartreuse apparaît une autre figure, celle du « nomade » (1903 : 58). S’agissait-il de gitans
venus d’Avignon ? Faisaient-ils partie de ces troupes de bohémiens venus de Hongrie qui
traversent le Midi de la France à cette époque et dont certains se sédentarisent partiellement ?
Faut-il envisager une occupation plus ancienne dans la mesure où un quartier de Villeneuve
s’appelle « les caraques » ? Les historiens locaux rejettent cette hypothèse arguant que les
caraques étaient aussi le nom de petits navires qui trafiquaient sur le Rhône, et il faut

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reconnaître que nous connaissons assez mal cette population, mobile et illettrée, passant entre
les mailles des recensements traditionnels. Ce qui reste, et c’est le plus important, c’est la
confusion « chartreux » et gitans, confondus sous l’appellation provençale du mot,
« caraques ». La Chartreuse c’est le quartier des « caraques » et elle gardera ce nom au moins
jusqu’à l’installation du Circa dans les années 1972. Du nomade au voyou il n’y a qu’un pas,
et très vite la cour des miracles est aussi présentée comme un repère de malandrins, un
véritable coupe-gorge, dans lequel il ne faut pénétrer qu’avec circonspection et qui, de toute
manière, devient un lieu interdit la nuit tombée.

Regards croisés.
Cette image du lieu misérable, colonisé par des nomades et des voleurs qui n’hésitent
pas à mettre en coupe rase le monument n’est pas le seul fait de l’administration ayant en
charge l’édifice, même si elle a contribué à la construire et à la nourrir pour mieux justifier sa
volonté de faire déguerpir une population indésirable, accusée de tous les maux. Les
Villeneuvois eux-mêmes partageaient cette représentation en fonction de leur identité sociale
et de leur implantation spatiale qui délimitaient strictement les codes sociaux :
« Villeneuve se constituait en micro-espaces, clos sur eux-mêmes, disposant
chacun de sa mémoire propre, communiquant peu entre eux ; c’est ainsi qu’il existait
une entité « Chartreuse », une entité « place de la mairie » (place Saint-Marc en fait) ,
une entité « route de Pujaut »…c’était des villages en soi, chacun peu peuplé, mais
vivant sur ses propres réalités, où l’on n’avait pas cette habitude de la communication
(sauf autour de la place Saint-Marc) qui fait le sel des villages de Provence »
(Jouanard 2001 :57-58).

Pour mieux comprendre les tensions qui pouvaient exister entre quartiers écoutons
cette jeune femme, villeneuvoise de souche, qui évoque, maîtrisant avec difficulté son
émotion, les souvenirs d’une enfance pas si lointaine :
« Quand j’étais enfant, déjà en classe nos parents nous interdisaient de jouer
avec les petits « chartreux », parce qu’ils vivaient dans la rue, qu’ils vivaient en liberté
comme des petits sauvages que ça ne se faisait pas. En plus ils étaient sales et ils
disaient des gros mots. Aussi de nombreuses petites camarades, si par hasard elles
avaient touché un « chartreux », allaient immédiatement se laver les mains.

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Personnellement j’ai un souvenir d’enfance terrible et je tremble encore quand
je me souviens de ce jour. Mon père disposait encore d’une cave dans la Chartreuse où
il avait conservé des outils ayant appartenu à son grand-père, peut-être même au père
de celui-ci. Un jour, je devais avoir cinq ans, il m’a amenée avec lui, mais j’étais
complètement terrifiée. Je me souviens que j’avais commencé à trembler, tellement
j’étais effrayée de ce que j’allais rencontrer, à peine pénétré dans la Cour des Femmes,
passé l’entrée de la rue de la République. J’en garde un souvenir terrible que je n’ai
jamais oublié : on s’avance dans l’allée des Mûriers, et on rentre dans le cloître de
l’église, on le passe et après on rentre dans le cloître du cimetière. Je me souviens
encore de cet endroit avec effroi : il y avait plein de cageots, il y avait des cageots
partout, et surtout des détritus de toute sorte. C’était quelque chose de totalement
obscur, très sombre, il y régnait un désordre total, c’était un véritable chaos. Quant à
l’odeur de tous ces fruits et légumes pourris, de cartons qui moisissaient, de choses
sans nom…
Et tout ça grouillait de monde ! Il y avait des gitans, des gamins partout, qui
jouaient et couraient dans tous les sens. On se serait vraiment cru à la Cour des
Miracles ! A la Boulangerie et à l’Hôtellerie, c’était carrément les gitans, les
ferrailleux qui régnaient en maîtres. Moi ça m’avait profondément choqué de voir que
ces gens vivaient au milieu de ces ordures, de ces cageots dispersés ou entassés selon
les endroits. Nous sommes aussi allés dans des endroits qui étaient en partie inondés,
je me souviens qu’on marchait dans l’eau, et que mon père, qui le savait, avait amené
des bottes. C’était donc un endroit où il ne fallait entrer en aucun cas, si ce n’est
accompagné de ses parents, et encore il ne fallait pas leur lâcher la main ! Je crois que
ma mère n’y est jamais allé. Pour tout le monde c’était un endroit à éviter et il fallait
avoir de bonnes raisons pour s’y rendre ».

Encore actuellement, alors que la Chartreuse est à peu près totalement restaurée et
qu’elle est sous l’autorité complète de l’Etat, vidée de ses habitants anciens, le topique du lieu
marginal et dangereux est transmis par la tradition orale. Ainsi un artisan dont l’atelier se situe
à proximité de l’ancien couvent raconte que, quand il est arrivé à Villeneuve, il y a une
vingtaine d’années, on lui a dressé un tableau un peu effrayant du lieu :

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« Tout le monde nous racontait que nous avions de la chance de venir
maintenant, que les choses s’étaient arrangées, qu’il y a peu encore les gens n’y
allaient qu’avec précaution et que de toute façon, à peine le jour tombé, c’était un
coupe-gorge, qu’il y avait des batailles terribles presque tous les jours et que l’on
n’était pas sûr que tous les touristes qui y étaient entrés en soient ressortis ».
Sans se constituer en vision structurée, ce discours connaît encore une certaine fortune car il
échappe au temps et à la datation et qu’il s’accroît avec la distance topographique, dans la
ville même, et, a fortiori, plus on s’en éloigne :
« Dans le temps il s’en est passé des choses dans cette Chartreuse ! en tout cas
les gens d’ici le disent. On savait rien des ces moines, qu’est-ce qu’ils faisaient de leur
or, de tout l’argent qu’ils avaient ? Après ça a été pire, avec des gens qui se battaient
tout le temps, moi j’ai un cousin qui avait habité Villeneuve, mais de l’autre côté, en
tirant vers Avignon, près du Rhône, et il m’a dit qu’il y était jamais allé, tellement
c’était dangereux !
On a aussi beaucoup raconté sur les souterrains, qu’il y en avait en pagaille soi-
disant. Il y en qui seraient partis de la Chartreuse vers le Fort Saint André, il yen a un
qui passerait sous le Rhône, qui serait très vieux. On a longtemps dit que c’était les
souteneurs qui étaient interdits de séjour à Avignon qui faisaient passer des femmes
par là, une sorte de traite des blanches, quoi. Certains racontent encore que ça
fonctionne toujours, mais là je peux pas vous dire, maintenant c’est fermé avec des
grilles et je sais pas ce qui s’y passe ».

A cette vision, largement partagée et propagée par les autorités, par réaction s’oppose
la mémoire des anciens habitants de la Chartreuse qui la transforment en haut lieu de
solidarité, sans parvenir à dissimuler totalement leur sentiment d’obsidionalité : la Chartreuse
c’était le jardin d’Eden, avec ses délices mais en même temps sa fermeture et son isolement
relatifs :
« La Chartreuse, vous comprenez, c’était un quartier de Villeneuve mais c’était
aussi un petit village, un village à part où tout le monde se connaissait et où on vivait
bien ensemble. A l’été tous les soirs on mangeait dehors à la place Saint Jean et on
faisait des grands repas ensemble, on faisait des grands feux pour faire partir les
moustiques parce que ça on en avait quelque chose ! Chacun amenait ce qu’il pouvait.

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De toute façon ici personne serait mort de faim, on était pas riches mais on trouvait
toujours de quoi pour aider les plus pauvres, un peu de fruits, des salades sauvages…
Les commerçants du quartier nous connaissaient et nous avançaient s’il fallait. On a
toujours eu un boulanger et même à moment donné on a eu un épicier qui faisait aussi
un peu boucher.
Bien sûr pour la plupart on gagnait pas beaucoup et ils étaient nombreux à faire
la double journée pour vivre, d’abord chez un patron, à l’atelier ou au chantier, puis à
donner la main aux champs, pour les travaux agricoles. Mais on leur donnait toujours
quelque chose en plus, et quand ils rentraient ils savaient qu’ils seraient tranquilles.
Les femmes faisaient beaucoup de travail de lessive et de couture, mais elles avaient
pas de souci avec les enfants qui jouaient dans les cours, tout le monde s’occupait des
siens comme de ceux des autres et ils risquaient rien ».

La vie « idyllique », intra-muros, ne peut cacher la réalité hostile du monde extérieur


qui trouve sa première manifestation à l’école, lieu de toutes les tensions et de tous les
conflits :
« A l’école on était montré du doigt, on nous appelait « les caraques », et dès
qu’il y avait une bêtise qui était faite dans Villeneuve, au moindre carreau cassé, on y
avait droit, on était accusé. Seulement moi j’étais très costaud, j’étais très sportive et je
les cassais ceux qui venaient nous chercher, en même temps je défendais tous les petits
de la Chartreuse. Je me laissais faire par personne, j’étais une petite révoltée, à
l’époque heureusement qu’on était tenus, j’aurais pu finir bandit ! Aussi ils m’ont
foutu trois fois à la porte de l’école, mais ils ont été obligés de me reprendre car j’avais
de bonne notes, je travaillais bien et quand je me battais c’était pour la bonne cause ».

Autre signe de cette révolte latente, à fleur de peau, l’épisode du drapeau rouge en mai
1968 :
« Ce drapeau c’est mon père qui l’avait mis en signe de solidarité, il s’était
débrouillé pour grimper sur le dôme de la fontaine et il l’avait accroché. C’était pas un
vrai drapeau, c’était une taiolle rouge, une ceinture en toile de farandoleur. Mais c’est
que ça a été mal pris dans Villeneuve. Déjà qu’on nous appelait « la cour des
miracles », il yen a qui ont dit que c’était un repaire de communistes, qu’on finirait par

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brûler les magasins, et ils ont fait des lettres au maire pour qu’il fasse quelque chose.
Alors le maire a appelé les pompiers et ils sont venus l’enlever avec une échelle ».

Au delà des apparences.


Nécessaire à l’émergence le mythe du monument per se que l’on doit reconquérir sur
le vandalisme indigène, commun à tous les monuments habités dont la fonction première a été
oubliée ou détournée, est, dans le même temps, susceptible de multiples nuances qui lui
coexistent sans rien lui enlever de sa valeur emblématique. S’attarder ou revenir sur les
nuances de ceux qui proféraient la parole autorisée, lire la réalité de la petite ville pour voir la
place que l’ancien couvent devenu quartier populaire pouvait y occuper, recueillir des échos
plus distanciés de sa vie quotidienne, rappeler ses tragédies oubliées, interroger l’amnésie qui
l’entoure parfois, conduit à dresser, sinon un autre tableau, au moins à voir le matériau qu’a
utilisé la pensée mythique et les stratégies dont elle a su user.

Un discours nuancé.
La vision apocalyptique d’une Chartreuse ruinée, jetant ses derniers éclats avant de
disparaître dans l’oubli, est démentie par un visiteur du mi-XIX ème siècle, considéré en général
par les auteurs comme la période la plus critique pour l’état des bâtiments :
« Si la Vallée de Bénédiction était rendue aux Chartreux, il y aurait bien peu de
constructions à faire. Des cloisons à abattre, des immondices à enlever, tel serait tout
le travail pour les maçons » ( Canron 1850 : 95).

Cinquante ans plus tard l’architecte chargé d’en relever les plans, Jules Formigé, fait
un constat semblable qui contredit ou au moins nuance son pessimisme et le vandalisme
supposé des habitants:
« Aussi la Chartreuse, malgré son aspect très pittoresque, donne-t-elle à
première vue l’impression d’une ruine lamentable. Pourtant quand on la parcourt avec
un peu d’attention on s’aperçoit qu’elle n’a souffert que superficiellement de sa
transformation. La pauvreté de ses occupant l’a protégée. N’ayant pas de ressources,
ils n’ont pas construit, ni démoli pour reconstruire et s’approprier. Ils se sont tout

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simplement logés comme ils l’ont pu dans les cellules des religieux et les dépendances
du couvent.
Somme toute la Chartreuse a gardé presque intacte sa disposition primitive.
Son plan est à peine altéré. Les voies qui la desservent sont les mêmes qu’en 1791.Les
principales constructions d’autrefois restent toutes debout (quelques unes il est vrai
endommagées) et forment un ensemble des plus intéressants » (Brouillon d’un rapport,
5 décembre 1904).

Les mêmes remarques valent pour le mausolée d’Innocent VI dont Mérimée a laissé
une description des plus pessimistes qu’un historien villeneuvois, qui s’est penché avec la
plus grande attention sur les péripéties du tombeau, amène à reconsidérer :
« Malgré les dires du baron Taylor et de Mérimée, le tombeau avait dans
l’ensemble peu souffert. Il avait perdu quelques crochets, quelques pinacles et
quelques choux ; cette sculpture décorative n’étant pas d’une très grande originalité,
elle a pu être facilement rétablie au plâtre, qui se confondait avec la pierre de Pernes.
Cette pierre blanchâtre est extrêmement tendre, se laisse rayer à l’ongle, et les
sculpteurs considèrent qu’elle est, pour le moins, aussi facile à travailler que le plâtre
de Paris.
Les statuettes des niches, sans les têtes, qui semblent avoir été coupées
systématiquement, ornaient encore le tombeau au moment où l’abbé Malosse rédigeait
son premier rapport. Elles durent rester en place jusqu’à la mort de l’abbé en 1825 ; en
1834, date du passage de Mérimée, il n’en restait plus que trois, emprisonnées dans le
fouillis des arcatures et pinacles supérieurs. Elles existent encore et sont presque
intactes, sauf le Saint Paul qui a retrouvé sa tête (l’abbé Malosse signalait qu’elle était
coupée en 1813) et à qui on a refait en plâtre le livre qu’il porte de la main droite.
Le gisant en marbre de Carrare a eu le nez ébréché, il a été réparé avec du
marbre fixé par un goujon de fer… » (Bonnel 1960 : 221).

Le miroir de la ville.
L’image des vandales s’estompe donc passablement et la correction s’accroît si nous
replaçons la Chartreuse dans le contexte du Villeneuve du XIXème siècle, petite bourgade, en
bonne part rurale, qui a perdu depuis longtemps sa splendeur passée et que Avignon a

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dépouillé de ses derniers privilèges. Un des historiens de la ville, s’appuyant sur une série d’
arrêtés municipaux de 1803 et 1805, insiste en particulier sur le spectacle qu’offrait
Villeneuve :
« Chacun utilisait les abords de son logis comme il l’entendait, pour sa
commodité personnelle, sans préoccupation aucune de l’intérêt général et de l’hygiène.
Un ruisseau était creusé au milieu de la chaussée. Il recevait non seulement les
eaux pluviales, mais aussi l’écoulement des éviers et le purin des étables. La
sériciculture était alors pratiquée dans la région et, dans quelques locaux de la ville, on
procédait au filage de la soie. Des fenêtres de ces locaux ouvrant sur la rue
s’échappaient des émanations malsaines ; on jetait au ruisseau les eaux résiduaires
ayant servi au ramollissement des cocons avant le dévidage.
Les particuliers faisaient du fumier sur la voie publique où ils déposaient des
pailles, feuilles et herbes sur lesquelles marchaient les passants, ils entassaient ensuite
les matières en décomposition contre les murs de leurs maisons ou celles de leurs
voisins.
On jetait dans les rues décombres, gravois, cendres des lessives, raclures des
cheminées, ce qui les rendait impraticables en temps de pluie. Certains y déposaient du
bois et des arbres entiers, les charrons et menuisiers y entassaient leurs planches et
bois d’œuvre, la plupart des charretiers y abandonnaient leurs véhicules pendant la
nuit et pendant le jour quand ils ne les utilisaient pas. Il était commun, enfin, de voir
errer dans la ville des cochons que les maîtres font sortir de chez eux et auxquels ils
refusent toute nourriture » (Lacombe 1990 volume 2:72).

Une population bigarrée.


Il est aisé dès lors de comprendre que la Chartreuse ne détonnait pas vraiment dans un
tel ensemble et que le quotidien de ses habitants devait sans doute se situer à mi-chemin entre
les descriptions les plus noires des autorités religieuses ou civiles et la nostalgie épinalienne
de ses derniers habitants. Nous disposons, pour les lendemains de la seconde guerre mondiale,
du témoignage de cet homme, fort précieux car entré en gendre à la Chartreuse, tout en
participant à la vie quotidienne, il avait aussi la distance de l’observateur :
« C’était bizarre, c’était une population très bizarre. Ça existe plus ce genre de
population aujourd’hui, c’était pas de sans abris, c’était pas des sans papiers. Ça

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ressemble à ça, mais c’est des gens ils étaient français, ils habitaient là, c’était des
Français, mais ils étaient à la marge, à l’écart dans Villeneuve.
Il y avait souvent des scènes pittoresques. Il y en avait un qui avait une oie
qu’on appelait Yoyo. Le jeu c’était de l’appeler quand on arrivait, « Yoyo, Yoyo », et
elle venait vers vous en glapissant. Je ne me souviens plus qui l’avait gagné à une
loterie de foire, toujours est-il que personne ne voulait la tuer et qu’elle a du mourir de
vieillesse. Je me souviens un jour qu’il y avait Luis qui courait après l’oie, sans doute
avait-il trop bu ou qu’il avait faim, Berat derrière qui essayait de l’empêcher, et
Leblond qui courait après les deux premiers en criant : « Arrêtez-le, il va le tuer ! il va
le tuer ! ». C’était le genre de scènes que l’on vivait régulièrement dans la Chartreuse,
mais on tuait pas l’oie, on tuait personne !
Il y en avait un qui avait un âne, moi je l’ai pas connu cette bête, mais je
souviens bien de Madame Masse qui élevait des chèvres, juste à côté du restaurant
d’été actuel. Elle en avait sept ou huit et elle vendait le lait à tous les gens de la
Chartreuse. Ces chèvres sortaient sur la place et elles mangeaient l’herbe, elle les
amenait pas à l’extérieur, elles restaient là. C’était quand même des gens bizarres, il
devait y avoir une hérédité lourde car les gosses avaient un doigt en plus, ils étaient
sans doute un peu hétérosyphilitiques, des gens gentils par ailleurs. Elle gardait aussi
les fils des voisins, les Mahoux.
Je me rappelle la première fois où je suis allé chez eux. J’avais besoin d’un
outil et ma belle-mère m’y avait envoyé. Quand je suis rentré dans la maison j’ai
trouvé que c’était pas très propre, mais que c’était quand moins sale que ce que l’on
disait. Puis, quand je reviens ma belle-mère me demande comment j’ai trouvé
l’endroit. « C’est moins sale que ce que j’aurais cru, ils auraient pu fermer la porte des
chiottes quand même ! ». « Mais il n’y a pas de cabinets ! ». « Mais si, quand vous
entrez à droite ». « Ce n’est pas des cabinets, c’est la cuisine ! ».
Pas très loin vous aviez les Barboteau. C’était des gens du cirque, mais il avait
eu un accident et il travaillait au four à chaux. Il vivait là avec sa mère au début que
j’étais là, puis elle est morte, dans une cellule qui appartenait à l’Etat. Et cette vieille,
elle devait avoir dans les soixante-quinze ans à l’époque, pour amuser les enfants elle
faisait le double saut périlleux arrière ou d’autrefois l’arbre droit, c’était une ancienne
acrobate.

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Au 8 il y avait Brezc, le tchèque, qui pouvait pas voir les curés. Ils avaient du
lui faire quelque chose dans on pays et il les supportait pas. Seulement il en venait
souvent des curés à la Chartreuse, et chaque fois il leur faisait peur en les engueulant.
Une fois, je me souviens qu’il y en avait un qui voulait pas partir et il est sorti avec un
fusil.
De l’autre côté c’était des gens qu’on ne voyait pas, ils sortaient pas de chez
eux. Il avait été milicien pendant la guerre et à la Libération, on avait failli le fusiller.
Je voyais son fils des fois, mais lui, en plusieurs années je l’ai jamais vu.
Il y en avait bien d’autres qui faisaient pas parler d’eux, qui allaient à leurs
affaires, et puis il y avait les artistes, les peintres, Hélène Cingria qui avait deux
cellules au bout de ce qui est maintenant un passage couvert… ».

Les dernières remarques de cet informateur amènent ainsi à s’interroger avec plus de
précision sur le statut social des gens qui habitaient à la Chartreuse ou dans ses abords au
XIXème siècle. Les trois recensements de 1830, 1866 et 1872 témoignent à la fois d’une grande
stabilité et d’une certaine variété. En grande majorité les habitants sont déclarés comme
cultivateurs, la part des saisonniers et des journaliers l’emportant sans aucun doute sur celle
des petits propriétaires. Puis vient le monde fluctuant des ouvriers et artisans de toute sorte,
avec la disparition, dans la seconde moitié du siècle, des métiers liés à la soie, taffetatières ou
taffetatiers, brodeuses, couturières…Les bergers côtoient un épicier, un fabricant d’allumettes,
un galochier, un salpétrier, et même un aubergiste. Trente ans après on trouve sur les listes des
gens apparemment plus aisés, un retraité, un rentier et même un « bourgeois » ! Très tôt donc
la Chartreuse a connu un mélange, au moins relatif, de population qui va aller en croissant au
lendemain de la première guerre mondiale, en particulier en accueillant des gens de diverses
conditions :
« Ce qui reste le plus fort dans la mémoire, c’est sans doute le sentiment de
pauvreté, de la mauvaise réputation du lieu où les gens s’entassaient dans de
méchantes cellules transformées en taudis. Mais moi-même, accompagnant mes
parents comme un enfant sage, il m’arrivait de faire des visites à des personnes que
l’on connaissait par lien familial et qui habitaient dans des logements tout à fait
convenables. Par exemple entre la porte d’entrée et le portail monumental, il y avait un
boulanger et plus loin nos cousins Durand. C’est des gens qui avaient été paysans, qui

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avaient sans doute gagné quelque argent et qui manifestaient une certaine aisance dans
une maison que rien ne distinguait des autres. Plus loin, après avoir franchi la
deuxième porte il y avait d’autres personnes que nous connaissions aussi, d’anciens
paysans qui étaient devenus commerçants au Maroc, et en avaient tiré assez de revenus
pour se distinguer du reste de la population de ce quartier. Je me souviens que j’avais
vu chez eux mon premier tapis, assez joli dans ma mémoire, et que j’en avais été très
impressionné ».

Cette mixité sociale, sans doute en bonne part le fait d’excentriques et de marginaux
ou de véritables amoureux du lieu qui n’y résident pas forcément à l’année mais en apprécient
le pittoresque et le charme, se confirme tout au long des décennies qui voient pourtant la
Commission des Monuments Historiques mettre en place une politique de rachat des cellules :
« A moment donné il y a eu de tout monde ici. Les sœurs Pibouleau qui étaient
photographes à Nice, qui avaient un studio là-bas, venaient chaque année. Il y avait
aussi la famille Béringuier qui venait de Paris chaque année, à Noël et pour les
vacances d’été. C’était un collectionneur, un numismate, je crois qu’il avait aussi un
étal de bouquiniste sur les quais. Il y a eu Monsieur d’Almeras aussi qui a écrit
plusieurs livres, Monsieur Dalmot, qui était comptable et qui était seul, à une époque
où c’était encore rare, à avoir une voiture. Et puis il y a eu les peintres, je crois que la
première c’était Madame Quinquerlé-Guignolet, et tous les autres, Luis… ».

C’est un autre topique du discours de mémoire sur la Chartreuse que le rappel


récurrent des artistes et des peintres qui y ont vécu, sans interruption, des lendemains de la
première guerre mondiale jusqu’au jour de la vente de leur cellule ou de leur expulsion. Le
contexte général, si l’on veut bien regarder la situation de Villeneuve leur est assez favorable
car la ville jouit depuis longtemps d’une réputation de havre pour les lettres et les arts. Le
félibrige y compte de nombreux adeptes et Mistral, l’année qui précède sa mort, viendra y
présider les grandes fêtes données en son honneur. Lugné-Poë, le célèbre directeur du Théâtre
de l’Œuvre, y avait acquis une maison, « la Magnaneraie » où il reçut jusqu’à sa mort tous les
grands auteurs de théâtre, de Maeterlinck à Bernard Shaw en passant par Claudel. A la
Montée de la Tour Pierre Seghers, qui avait monté là sa première maison d’édition reçut là
Pierre Emmanuel, Aragon et Elsa Triolet, tous les poètes de la Résistance…Joseph Delteil lui-

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même fit plusieurs séjours à Villeneuve. Installées à l’abbaye Saint André par le
collectionneur Gustave Fayet, deus amies, Elsa Koeberké et Génia Lioubow en firent un haut
lieu de rencontre : y vinrent longuement ou y passèrent, Jules Supervieille, Henri de
Montherlant, Lanza Del Vasto et quantité de peintres que la petite ville avait séduit, à la fois
par son cadre et la proximité de la campagne languedocienne ou provençale. La Chartreuse
reçut les siens, mais il semble qu’ils aient été plus attirés par la modicité de la location et de
l’achat, voire de l’installation libre, que par l’esthétique du monument qu’ils n’ont que très
rarement choisi comme sujet de leurs toiles. Le pittoresque de ce petit village, indépendant au
cœur de la ville, ne devait pas non plus déplaire à ces rapins qui pouvaient rencontrer par
ailleurs régulièrement leurs pairs à l’abbaye Saint André, dans les hôtels-maisons de famille
qui s’étaient spécialisés dans leur accueil ou dans les résidences que louaient les plus fortunés.
Leur situation dans la Chartreuse était des plus variables : il semble que les habitants les aient
assez bien accueillis, tirant un certain prestige de la venue « d’artistes » dans un lieu aussi mal
famé, sans qu’il y ait toujours fascination pour des œuvres dont le sens leur échappait souvent.
Ainsi en allait-il du jeune Luis Alvarez, plus apprécié pour sa générosité, sa simplicité ou sa
chaleur humaine que pour ses recherches picturales, encore qu’elles n’aient pas été sans effets
sur la vocation d’un petit « chartreux », devenu peintre de talent à son tour. Plus que l’œuvre
donc, ce qui importait étaient les relations qui s’étaient tissées avec les habitants et
l’intégration de ces artistes. Si certains ont tenu leur place dans les manifestations
quotidiennes ou festives, repas pris en commun, noces et baptêmes, feux de la Saint Jean…
certains ont toujours observé une certaine distance, telle Hélène Cingria, la petite nièce du
grand écrivain suisse qui s’installe à la Chartreuse avec M. Guenne, son compagnon, où ils
achètent deux cellules au début de la seconde guerre mondiale, fuyant la France occupée.
Journaliste à La Tribune de Genève et au Jardin des Arts Hélène Cingria est une figure
incontournable de la Chartreuse, accueillant, en trente ans, écrivains, peintres ou hommes
politiques : Aragon et Elsa Triolet s’arrêtent chez elle chaque été, Bernard Buffet et Annabel
sont ses amis, Jean Vilar, Gérard Philippe et la troupe du TNP viennent faire, grâce à elle,
leurs répétitions au Tinel, durant le festival d’Avignon, Gaston Deferre est un familier,
Vincent Auriol fuyant les Allemands y aurait trouvé refuge… Pour autant il semble que ses
relations avec les Chartreux aient été un peu distantes, à quelques exceptions près :
« Une fois, nous raconte cette femme, dont la famille a habité la Chartreuse
quasiment depuis la fin du XVIIIème siècle, on a passé l’après-midi avec Elsa Triolet et

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la femme de Fernand Léger. Je me souviens que la femme de Fernand Léger était
russe, qu’elle avait un accent très fort, elle nous avait expliqué l’accouchement sans
douleur qui se pratiquait chez les Russes, qu’il était soi-disant si bien ».

De façon plus générale les témoignages laissent l’impression, qui se confirmera à


propos des spectacles dans la Chartreuse, de deux mondes qui se croisent mais qui ne se
mélangent pas :
« Avec elle vous tombiez dans un autre monde ! attention, on ne se mélangeait
pas ! Ma belle-mère gagnait sa vie, pour élever ses enfants, en faisant de la couture et
comme elle était habile elle faisait aussi des robes. Et la mère Cingria, même qu’elle
soit de la haute, elle faisait faire ses robes à bon marché. Et comme elle savait que ma
belle-mère avait du talent elle les lui faisait faire et elle venait chez nous pour les
essayer. C’est comme ça qu’on avait quelques petites relations, sinon avec les autres,
les plus pauvres jamais de la vie ! Elle fréquentait que les artistes ».

Accueillant aussi bien l’égérie tenant cénacle que les déshérités la Chartreuse, par
certains de ses aspects, apparaît donc, dans sa réalité, comme une sorte de melting-pot plutôt
convivial, une mosaïque sociale aux accents villageois, les légendes et le mythe de la « cour
des miracles » ou du coupe-gorge, structurant un imaginaire fait de dépit et de rancœur,
d’envies et d’ambitions dont nous lirons les formes à travers la bataille pour l’appropriation.
Avant d’en venir à ces luttes de pouvoir et pour en finir avec les fantasmes que génèrent le
monument, il est nécessaire d’évoquer, toujours présente et insidieuse, la menace de la fin
possible.

Les sauveteurs.
Une des constantes de la perception du monument historique est le paradoxe de sa
mesure duelle : fait pour vaincre le temps, pour témoigner du passé à travers les vicissitudes
de l’Histoire, envisagé dans une dimension colossale, il est en même temps confronté,
quasiment en permanence, à de multiples périls qui ont pour effet d’accélérer sa dégradation
et de concourir à sa perte, avec des épisodes de paroxysme qui le vouent à la disparition
totale. Colosse aux pieds d’argile, il vit sous la perpétuelle menace que font peser
conjointement sur lui les hommes et le temps. La Chartreuse n’échappe pas à cette règle, à ce

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sentiment de destin incertain et aléatoire, et, comme les autres monuments historiques elle ne
doit son salut qu’à l’intervention de sauveteurs, souvent inattendus, et dont la saga et les
gestes deviennent un épisode fondateur de l’histoire du monument. Ces personnages ont tous
en commun d’entretenir avec le lieu un rapport assez ambigu, fait de distance, dans la mesure
où ils ne sont pas autochtones, et de passion car ils consacrent une fantastique énergie à une
tâche, à une mission serait plus exact, qui les dépasse et pour laquelle à l’extrême ils sont
prêts à sacrifier leur vie. De manière générale ils n’existent qu’à travers un double, indigène
lui, qui leur sert de faire-valoir et que la mémoire identitaire relègue au second plan quand elle
ne le renvoie pas à un oubli total. L’exemple de la Cité de Carcassonne, maintenant bien
connu (Piniès 2000 et 2003), illustre au mieux ce mouvement : un érudit local, Jean Pierre
Cros-Mayrevieille, se bat pendant des années pour le sauvetage et la restauration de la vieille
citadelle, puis, au moment où il arrive à ses fins en obtenant l’intervention de Viollet-le-Duc,
celui-ci tire toute la gloire de l’opération et éclipse presque totalement l’initiateur de la
sauvegarde. De fait un phénomène identique se reproduit à Villeneuve-les-Avignon puisque,
sans qu’il y ait forcément une coïncidence chronologique, le sort réservé aux acteurs de la
prise en considération du monument obéit, en fin de compte, aux mêmes critères. Qui se
souvient, ne fut-ce que du nom du curé qui, inquiet des manœuvres des révolutionnaires de
1792, fit transporter à grands risques dans la chapelle de l’hôpital tous les tableaux contenus
dans la Chartreuse (pour les uns il s’agit d’un certain Philibert, les autres parlent de
L’Hermite, mais ici l’approximation, le doute, l’oubli, sont plus révélateurs, bien entendu, que
l’état civil du personnage)? Qui, en dehors d’une poignée d’historiens ou de curieux, connaît
le rôle que joua Paulin Malosse dans le sauvetage ou le transfert du mausolée d’Innocent VI ?
Par contre la mémoire populaire, comme une tradition savante incertaine, ont construit une
statue à Mérimée dont le seul souci était de dépouiller Villeneuve de ses richesses pour les
amener soit à Avignon, soit à Paris. Il en va de même pour les différents acteurs qui gravitent
autour de la Commission de Monuments Historiques, tel Henry Revoil ou les différents
architectes attachés à la conservation de Villeneuve, que la célébrité, au demeurant méritée,
de Jules Formigé (1879-1960) a rejetés dans l’ombre et l’oubli. En 1894 Henri Nodet le
premier avait proposé que soit dressé un état des lieux complet de la Chartreuse du Val de
Bénédiction afin d’envisager une restauration possible, partielle ou totale. Il fallut attendre dix
ans de plus pour que la commission confie la mission à Formigé, ignorant l’ampleur qu’allait
revêtir l’entreprise prévue et les conséquences qu’elle entraînerait. Dans son premier rapport à

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la commission du 5 décembre 1904, de dernier souligne le changement de perspective à
opérer, le passage de la sauvegarde aléatoire de fragments à la volonté de restauration totale,
de restitution de l’état originel dont Viollet-le-Duc a écrit la doctrine dans le fameux article
« Restauration » de son Dictionnaire d’architecture :
« Parmi les édifices dignes d’attention il faut signaler : une porte monumentale
du XVIIème siècle ; l’église du monastère dont malheureusement une abside est
détruite ; le clocher de cet église surmonté d’un beffroi en fer forgé ; les restes d’une
chapelle dite d’Innocent VI, dont l’abside est décorée de fresques, un cloître dont les
quatre galeries sont intactes ; deux autres grands cloîtres entourés de cellules dont
plusieurs ont été respectées ; au centre de l’un de ces cloîtres un édicule circulaire dit
« Fontaine Saint Jean » ; une salle capitulaire, etc…
A plusieurs reprises le Service des Monuments Historiques s’est préoccupé de
sauvegarder les débris d’un établissement unique en son genre. Le clocher de l’église a
été classé, du moins partiellement. L’Etat a acheté l’abside de la chapelle d’Innocent
VI, dont les fresques ont été classées et dessinées par feu Brune architecte.
Mais cet effort n’a pas été continué. L’Administration s’est arrêtée dans ses
tentatives par l’absence de renseignements précis sur les immeubles de la Chartreuse
et surtout par le fait que ces immeubles appartiennent à une multitude de propriétaires
dont les droits ne sont pas toujours bien définis.
Les anciens plans que Monsieur l’architecte ordinaire Valentin vient de copier
et dont les reproductions sont aujourd’hui entre les mains de l’Administration, avec le
tableau cadastral qui les accompagne, permettent maintenant de reprendre l’œuvre
laissée en suspens, c’est à dire de procéder à une étude méthodique de la Chartreuse et
de chercher à s’entendre peu à peu avec les propriétaires, dans le but de classer les
constructions qui mériteraient de figurer sur la liste des monuments historiques.
C’est une opération ardue en raison des questions de propriétés qui doivent être
éclaircies au préalable. L’architecte en chef est prêt à y donner tous ses soins… ».

Univers incertain dans ses formes, son origine et le droit qui le régit, le monument
apparaît donc comme un monde à part, une contrée en partie sauvage qui transforme
l’architecte en explorateur, chargé de dresser la topographie de ce continent aux contours
incertains, d’en établir les cartes et d’en fixer les ressources. Nous sommes donc loin d’une

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inspection furtive et superficielle pour rentrer dans un projet qui devient véritablement
existentiel et Formigé va d’ailleurs consacrer cinq ans de sa vie à l’étude de la Chartreuse. Ca
et là quelques courriers conservés nous font part de ses difficultés, de son désarroi ou de son
enthousiasme. Lors d’une de ses premières visites il exprime à Valentin, depuis l’hôtel
d’Europe à Avignon où il est descendu, sa joie de le rencontrer prochainement mais il laisse
deviner son inquiétude de fonctionnaire devenu aventurier malgré lui et tracassé par les soucis
domestiques :
« J’ai failli ne pas partir : au dernier jour ma pauvre femme a avalé un petit os de lapin
qui l’a labourée pendant vingt quatre heures en lui donnant des douleurs épouvantables et la
fièvre. Comme nous ignorions la cause du mal et qu’elle aura bientôt un deuxième bébé, j’ai
été très inquiet. Je l’ai laissée encore souffrante ».

Sur le terrain même les observations et les relevés ne sont pas toujours des plus
commodes voire dangereux :
« Je viens de terminer mon relevé de Villeneuve malgré les inondations qui m’ont bien gêné.
J’ai de plus failli être foudroyé par un orage sur le chemin de ronde du fort Saint André ».

Les rapports que l’architecte a entretenus avec la population nous sont


malheureusement inconnus. Comment les « chartreux » percevaient-ils cet homme qui
déambulait crayon à la main à travers les cloîtres, qui relevait minutieusement les détails de
l’appareil, qui leur demandait peut-être parfois de pénétrer chez eux pour vérifier une
hypothèse ou découvrir un ornement ou un motif oubliés ? Par contre nous savons, il l’écrit
lui-même, qu’il s’est livré à une véritable étude de fond, dépouillant tous les documents
disponibles, consultant toutes les archives, interrogeant tous les érudits susceptibles de le
renseigner ou de le guider :
« J’ai pu compléter mes relevés totalement et j’ai en outre recueilli beaucoup
de notes écrites.
D’abord j’ai vu le curé dont j’avais lu l’ouvrage auparavant. Ensuite j’ai prié à
déjeuner Monsieur Laborde qui m’a aussi donné bien des renseignements utiles.
Enfin j’ai été à la bibliothèque du musée Calvet où j’ai vu plusieurs pièces,
notamment une copie manuscrite des lettres de l’abbé Soumille, le Laborde où il n’ya
rien, le livre de Coulondres avec la visite de l’an II, une note sur les Royer de la

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Valfrenière dans les mémoires de l’Académie de Vaucluse, le livre de l’abbé Requin
sur « Le couronnement de la Vierge », les notes du marquis de Cambis Velleron.
Monsieur Laborde est d’avis qu’on trouverait beaucoup à la bibliothèque de Marseille
parce que en 1633 la chartreuse de Villeneuve a essaimé à Marseille (Sainte
Magdeleine) et que les chartreux qui ont ainsi émigré ont emporté beaucoup de choses.
Il est surtout d’avis que la vraie source serait les archives du Vatican au 14° siècle. Il
m’a dit qu’il les avait un peu étudiées et qu’il m’enverrait quelques notes à ce sujet »
(Lettre à Valentin 12 octobre 1907).

Après cinq années de recherche et d’études il vient à bout de son rapport, accompagné
de dessins et de plans, considéré comme la « bible » de la Chartreuse. Ce qui jusqu’ici était
fragments épars, vestiges parfois dénués de sens, restes précieux qui faisaient oublier leur
environnement, devient tout à coup partie essentielle d’un ensemble insécable : Formigé a
« inventé » la Chartreuse, au sens archéologique du terme, et, ce faisant, l’a sauvée de
l’indifférence ou de la résignation. Le « sauveur » est donc un représentant de Paris et de
l’Etat, fut-il arlésien d’origine et passionné par les traces architecturales du Midi, comme si,
pour exister, et trouver sa place dans la mémoire nationale, le monument devait recevoir
l’onction d’un regard exogène qui l’arrache, là aussi tel le produit d’une fouille, à sa gangue
indigène et assure sa pérennité.
L’affaire du « parachutiste », en 1944, est un autre bon exemple de la dualité des
acteurs qui, à un moment ou un autre, sont en charge du salut du monument toujours menacé.
Le 8 août 1944 un bombardier allié est abattu par la DCA allemande au dessus de Villeneuve.
Trois des aviateurs périssent au sol, un est capturé, un autre est récupéré et caché par la
Résistance, le troisième des survivants tombe dans la Chartreuse, son parachute s’accroche au
puits du Sacristain. Trois garçons viennent le délivrer et l’amènent dans une maison amie d’où
il part, quelques heures plus tard, déguisé en femme, portant dans ses bras, pour plus de
vraisemblance, la fillette de la maison, et il rejoint le maquis. Pendant ce temps les Allemands
fouillent les maisons à sa recherche et apprennent qu’il est tombé dans la Chartreuse. Le détail
de la suite nous est rapporté, le 20 août, dans un récit manuscrit naïf et émouvant, rédigé par
Georges Puel, gardien de la Chartreuse, qu’il adresse au maire de la ville :
« Après avoir mis le parachutiste dans de bonnes mains et que j’ai fermé le
portail, je monte sur le cloître où le parachute était resté accroché aux tuiles. Je fais

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partir dix ou quinze jeunes qui voulaient prendre le parachute. Je leur dis « si les
Boches arrivent, ils vous ramassent tous ! ». heureusement quand les Boches arrivent
il n’y avait pas un jeune au parachute. Ils s’adressent à moi qui suis le gardien de la
Chartreuse, en tenue, et me demandent le parachutiste. Je réponds que je ne l’avais pas
vu, que j’étais dans l’abri. Pendant que les uns ramassaient le parachute, les autres se
sont mis à la recherche du parachutiste, et il a fallu que je marche en tête, et j’étais
poussé pour ouvrir les portes plus vite par le canon d’un revolver, et de temps en
temps il me mettait le revolver sur la poitrine. Ce travail a duré jusqu’à midi. Quand
j’ai vu que les tableaux de l’Hospice étaient maltraités de telle sorte, je leur ai dit « oh,
attention ! », ils ont grincé des dents, la colère augmentait de plus en plus, ils
bousculaient les tableaux et chaque fois je remettais les tableaux en place. Ce travail a
duré plus de deux heures, il y avait un adjudant et un lieutenant furieux pour trouver le
parachutiste. Je pensais en moi-même, « vous l’aurez pas, vous pouvez toujours
courir ». Un fait curieux, en cherchant ils voyaient la maison de Madame Vasse où
était caché le parachutiste. Vers 11 heures 30, il vient un commandant allemand. En
coup de foudre les recherches ont recommencé, qu’il avait l’air de vouloir tout casser.
Il fallait toujours aller vite, toujours j’étais sous la menace du revolver et toujours « Où
est Tommy ? » « Pas vu ». Le commandant disparaît, un peu de calme. L’adjudant me
dit « Pas Tommy, tout faire boum ! ». Le temps passe et me voici à environ treize
heures. Le maire, accompagné de Madame Silhol qui faisait fonction d’interprète, fait
son entrée dans l’église, puis arrive le commandant. Déjà le clairon de la mairie était
passé dans la Chartreuse en disant ce qui suit : « Si à 14 heures le parachutiste n’est
pas retrouvé, la Chartreuse sera cernée et détruite ». Il était 13 heurs. La population de
la Chartreuse s’éloignait de leur maison au plus vite. Femmes, enfants dans le
désespoir se débrouillaient de prendre quelques couvertures et de regagner la
montagne voisine. Pendant ce temps les paroles s’échangeaient dans l’église de la
Chartreuse. Je prends la arole et je dis à Madame Silhol, interprète « Si j’avais été les
Allemands, je n’aurais pas cherché si longtemps dans la Chartreuse, j’aurais cherché
un peu dans la campagne ». Je continue, je lui dis qu’un homme qui tombe du ciel et
qui tombe sur une toiture avec un parachute peut très bien se sauver, puisqu’il n’avait
personne, que tout le monde était dans l’abri. Elle traduit puis le commandant
répond « Non, vous avez le parachutiste dans votre Chartreuse ». Je reprends mon

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courage et je dis à Madame Silhol de dire au commandant que nous allons voir sur
place. Nous voilà partis sur place, d’abord au puits du sacristain, que le commandant
allemand ramasse des branches du figuier et les casse dans ses mains en regardant le
maire. Je leur dis « Il est tombé là, mais perché sur la fenêtre du premier étage, il faut
monter sur le cloître et dans la maison, et vous jugerez vous-même que le parachuté a
pu se sauver d’une toiture à l’autre, sauter dans le cloître du cimetière et prendre la
fuite ». Nous revenons au point de départ, dans l’église de la Chartreuse. Le
commandant allemand prend son vélo, part en direction je ne sais où. Il revient 20
minutes après pour dire à Madame Silhol qu’il ne détruira pas la Chartreuse.
Soulagement pour toute la population de la Chartreuse, et le clairon a sonné pour la
deuxième fois que tout le monde pouvait regagner son foyer, il était 14 heures.
J’ai donc , Monsieur le Maire de la ville de Villeneuve-les-Avignon
1. la conscience d’avoir évité d’abord une rafle d’une vingtaine de jeunes qui
voulaient prendre le parachute
2. évité que les tableaux de l’Hospice, donc musée municipal, à une destruction peut-
être totale
3. évité enfin de détruire le couvent de la Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon.
4. J’ai fait tout pour le mieux.
5. J’ai agi comme tout Français aurait fait ».

La tradition orale a privilégié une version plus dramatique et plus valorisante, au


moins pour l’un des protagonistes : Madame Dagmar Silhol, adjointe au maire et
germanophone, aurait proposé aux responsables allemands d’être considérée comme otage et
fusillée s’il le fallait, à condition qu’ils épargnent la Chartreuse. Troublé par le courage et
l’abnégation de cette femme l’officier allemand, en bonne part aussi convaincu que le
parachutiste lui avait échappé, aurait décidé de surseoir à sa décision. Quelques informateurs
mentionnent la présence de Georges Puel, mais ce de façon quasiment anecdotique, sans lui
attribuer véritablement un rôle, et quelques années après, c’est à Madame Sihol que la ville de
Villeneuve consacrera un square avec une plaque destiné à commémorer son geste, tandis que
le souvenir du gardien s’effacera de cette épopée.
La figure de « l’étranger », ou plus exactement celle de l’individu qui, venu d’ailleurs
consacre une bonne part de lui-même au monument, continue, jusqu’à nos jours, avec une

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fortune diverse, à nourrir le mythe du « voyant » qui révèle à ses frères indigènes, aveugles, le
trésor qui est à leurs pieds. S’il n’est guère possible, faute de recul, de voir si quelqu’un tient
ce rôle aujourd’hui nous retrouvons des acteurs qui le prennent en charge dans un passé
récent, et plus particulièrement à une période de transition où ils deviennent de véritables
passeurs. Il en va ainsi d’Hélène Cingria qui a su faire venir dans sa cellule de la place Saint
Jean nombre d’artistes, d’écrivains ou de décideurs politiques, les sensibilisant à l’intérêt
d’ouvrir le monument en en faisant un grand centre d’exposition sur l’art contemporain, et qui
a inspiré en bonne part la création du Circa. Un autre personnage capital dans cette mutation
fut le docteur Paul Gache, maire de Villeneuve-les-Avignon pendant trois mandats
consécutifs de 1971 à 1989. Originaire du Sud-Ouest et installé comme médecin à Villeneuve
au lendemain de la guerre il se passionne pour la Chartreuse, monument historique trop
délaissé selon lui, lisant tous les ouvrages et articles la concernant, interrogeant les érudits et
les anciens habitants du quartier, sans s’enfermer cependant dans la perspective de l’historien.
Selon lui la Chartreuse doit devenir un lieu vivant et, à cette fin, il organise des visites, qu’il
assume parfois lui-même, avec les enfants des écoles, avec des touristes, les membres de
sociétés savantes du Gard et du Vaucluse…Mais le rêve secret, le grand projet est ailleurs car
son ambition véritable est double : il hésite entre le désir de transformer l’ancien couvent en
parador, ces hôtels de luxe aménagés en Espagne dans des monuments historiques, ou en
Villa Médicis à la française qui accueillerait l’élite des créateurs de l’hexagone, voire de
l’Europe entière. Même s’il n’est qu’un président éphémère du grand centre culturel qui voit
le jour en 1974 dans la Chartreuse il s’inscrit pleinement dans la lignée de ceux qui ont
contribué aux métamorphoses du monument, prenant aussi une part active aux luttes
d’influence qui ont présidé à son nouveau destin.
Qu’il s’agisse des trésors enfermés dans son enceinte - pièces d’or enfouies au
profond d’une cave, opulence des objets sacrés, ouvrages extraordinaires - des images
opposées qu’elle renvoie - espace architectural unique ou cour des miracles - de la saga
fantastique de ceux qui en eurent la charge, la Chartreuse est, depuis 1792, source permanente
de mythes et de légendes qui seuls peuvent expliquer les disputes et les luttes, souvent
acharnées, de ceux qui entendent commander à son image et déterminer sa fonction.

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La bataille de l’appropriation.

59
La Commission des Monuments Historiques ou la guerre d’usure.
Après la longue cécité du XIXème siècle et l’éblouissement d’un Formigé découvrant en
visionnaire, imaginant sous les ruines ou l’enchevêtrement des masures, ce que fut autrefois la
Chartreuse, il ne faut pas croire à une progression immédiate et linéaire qui aurait conduit, sur
le champ, à une prise en considération globale du monument. Pendant près de deux décennies
les discussions tactiques vont se poursuivre confrontant finalement deux positions qui sont le
reflet, la métaphore de ce qui, sans en prendre le nom, apparaît comme une véritable guerre de
positions. En d’autres termes la Chartreuse n’est que l’image d’un territoire à conquérir où
différents acteurs, successivement ou dans le même temps, vont prôner des tactiques parfois
différentes mais visant le même but, s’emparer de ce petit quartier pour le transformer en
monument historique. En face l’ennemi est clairement désigné, ce sont les habitants, cette
population aux contours indistincts dans laquelle se confondent propriétaires en bonne et due
forme, propriétaires qui s’ignorent, usurpateurs qui se croient propriétaires, locataires,
occupants sans titre…La première tâche est donc de donner un visage à l’ennemi, de
circonscrire le champ d’action et ses tenants. Ensuite faut-il déterminer les modalités de
l’action car les perspectives ont changé. Il suffit, pour cela, d’observer l’évolution des
déclarations de Formigé et de son ambition : en 1904, dans son esprit il ne s’agit encore que
de protéger, « il faut s’entendre peu à peu avec les propriétaires dans le but de classer les
constructions qui mériteraient de figurer sur la liste des monuments historiques ». En 1907,
c’est toujours le même qui écrit, « nous nous proposons d’acquérir pour les sauver les restes
les plus remarquables ». Puis il ne va plus s’agir que d’attendre « les occasions les plus
propices, les circonstances les plus favorables » pour acheter tout ce qui est susceptible d’être
mis en vente. Cette analyse n’est pas le fait de tous et, dès 1911, alors que le processus
d’acquisitions est bien entamé - les premiers lots ont été achetés à Ricard en 1908 -
l’Inspecteur Général des Monuments Historiques, Grandjean, modère cette ardeur :
« Dans un rapport en date du 10 janvier 1911 j’ai eu l’honneur (le courrier est
adressé au Sous Secrétaire d’Etat aux Beaux Arts) de vous entretenir des propositions
que m’a communiquées M. l’architecte ordinaire Valentin, en vue de l’acquisition par
l’Etat de l’ancienne église de la Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon. J’ai conclu au
rejet pur et simple de ces propositions, en me fondant sur l’excès de la dépense
qu’occasionnerait l’achat de cet immeuble (10, 12 ou 14 000 francs).

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Mais j’ai indiqué un autre motif pour la déconseiller. C’est que, si on veut faire
œuvre utile à la Chartreuse il ne faut pas brûler toute la poudre à la fois. Le service des
Monuments Historiques ne peut consentir que des sacrifices modestes pour les
monuments de la Chartreuse. Il ne doit donc pas disperser son argent, mais le porter
autant que possible sur un seul point, en achevant tout d’abord ce qu’il a commencé.
Dans cet esprit je crois devoir vous proposer de prescrire une acquisition qui ne
soulève pas les mêmes objections que celle de l’ancienne église : c’est celle d’un
édifice contigu à celle-ci, qu’on nomme « chapelle de l’horloge ».

Grandjean revient longuement sur son argumentaire, un an plus tard, et il nous semble
utile de rappeler ses arguments :
« Comme j’ai beaucoup réfléchi à cette question depuis l’an passé et que j’ai
recueilli des éléments nouveaux, je vous demande la permission d’expliquer une fois
pour toutes sous quel aspect se présente l’opération dont il s’agit, quelles objections
elle soulève, et combien il importe, si l’on doit un jour la réaliser, d’agir avec prudence
et méthode.
L’acquisition de l’église est-elle désirable ?
Dans mon rapport du 10 janvier 1911, j’ai dit dans quel état est aujourd’hui le
monument : le clocher et l’un des deux chevets détruits ; les voûtes de la grande nef
compromises ; celle de l’une des travées à demi écroulée ; à l’intérieur délabrement
complet ; la nef principale et celle des chapelles divisées en huit compartiments qui
servent de remises, de celliers, etc. Bref, si cette église était isolée, personne
assurément ne songerait à en réclamer le classement, et a fortiori l ‘acquisition par
l’Etat. Mais deux circonstances spéciales font qu’on doit désirer, ou plus exactement
qu’on peut désirer, la sauver en l’achetant et en la classant.
Le service des Monuments Historiques a entrepris d’arracher à la ruine les
parties les plus intéressantes de la Chartreuse. Or l’ancienne église est en quelque sorte
le centre et la raison des autres constructions du monastère. Toutes lui font cortège et
tout y aboutit, de sorte que, si par la pensée on supprime l’église en la supposant
détruite, le reste pour ainsi dire n’a plus de sens.
D’autre part l’Etat a acquis en 1908 le Petit Cloître, en 1911 la Chapelle de
l’Horloge. Ces deux constructions attiennent à l’église. Il en est de même de la Tour

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Entrée de l'église, 1920

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de l’Horloge qui appartient à la commune et est classée. Si on laisse périr l’église, la
chute causera à ces trois monuments des dégâts tels, que la réparation en sera
probablement plus onéreuse que le sauvetage de l’église elle même.
Ces deux considérations sont sérieuses. M.Formigé y insiste. Je n’en
méconnais pas la valeur. Je souhaite tout le premier que l’église soit conservée. Mais
malgré l’espèce de passion que j’ai mise depuis six ou sept ans à m’occuper de la
Chartreuse, j’ai toujours été peu enclin à demander qu’on fit des sacrifices pour
l’église, parce que d’autres dépenses me paraissaient passer avant celles-là, et aussi
parce que je crains que l’église devienne une lourde charge pour le budget des Beaux-
Arts. L’ »affaire se résume donc, à mes yeux, à une question d’argent » (Rapport au
ministre, 15 mars 1912).

Les deux textes nous semblent d’importance, et ce à plusieurs titres. Tout d’abord ils
éclairent bien ce que nous appelons la « théorie des îlots » qui s’oppose à l’achat à tout va.
Dans cette guerre d’usure il faut prendre des positions et les consolider sans essayer de
« miter » le territoire de l’adversaire, il faut l’affaiblir pour qu’il s’effondre enfin peut-être,
mais sans rentrer dans son jeu. Il a dans le propos comme un écho affaibli de ce que seront,
quelques années plus tard, lors de la première guerre mondiale, les discussions de l’Etat-
Major sur les mesures à adopter. Tantôt il semble entendre Nivelle, tantôt il semble entendre
Foch…mais, dans tous les cas de figure, ce qui importe c’est la situation guerrière, l’usage
permanent de termes et de métaphores issus du langage militaire qui soulignent, s’il le fallait,
que le sauvetage du monument se confond avec une lutte.
En outre apparaît clairement, en filigrane, la répartition des rôles et des conflits
hiérarchiques qui sont une des constantes de la prise en considération et de la restauration de
la Chartreuse jusqu’à nos jours : l’architecte ordinaire, même si c’est lui qui connaît le mieux
le lieu et ses problèmes, ne peut donner que des avis et il appartient à l’architecte en chef
d’aller plus loin, sauf, et c’est souvent le cas, si l’inspecteur général n’est pas de son avis et
défend un autre point de vue devant la Commission ou le ministre en charge des Monuments
Historiques. De plus ces antagonismes sont en permanence nourris par des pulsions
affectives : Grandjean ou Formigé ne sont pas de simples exécutants à qui leur tâche tiendrait
à cœur, ils se sentent investis d’une mission à laquelle ils sont prêts à sacrifier beaucoup et

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dont ils attendent, plus ou moins consciemment, qu’elle assure, sinon leur gloire du moins une
reconnaissance durable de la postérité.
Cette rivalité, sourde mais toujours présente, explique assez les variations dans la
politique d’achat, les atermoiements ou les accélérations, selon qu’il y ait accointance,
antipathie voire incompatibilité d’humeur totale entre les responsables. Ainsi aux périodes
d’activité intense peuvent en succéder d’autres où les achats et les tractations se ralentissent.
Les choses vont ainsi jusqu’aux années 1930, moment où l’Etat sent qu’il a acquis assez de
positions pour dicter sa loi et recourir à des mesures d’expropriation au nom de l’utilité
publique. Même si elles continuent les négociations, les pourparlers qui ont été de mise
pendant vingt ans, font place à « l’intérêt supérieur », les acteurs chargés jusqu’alors des
transactions restent en place mais, tout en conservant une place, essentielle, dans la
topographie des acquisitions et des rénovations, ils voient leur importance un peu écornée. En
effet, si les grandes décisions se prennent à Paris, lors des séances de la Commission des
Monuments Historiques ou dans la discrétion des cabinets ministériels, sur le terrain, au
quotidien, ce sont d’autres personnages qui affrontent la trivialité des marchandages,
essentiellement l’architecte ordinaire et le maire.

De la résistance au défaitisme, la Mairie et la Chartreuse.


Le premier est le mieux placé pour servir d’intermédiaire car il connaît à la fois les
intentions de l’administration et celles des villeneuvois :
« Nous nous proposons d’attendre un moment propice, que les circonstances
fourniront certainement, et que M. Valentin, architecte ordinaire du service, sera
chargé de surveiller et de nous signaler » ( Formigé 31 octobre 1907).
Les dossiers conservés abondent ainsi en notes de service transmises par l’architecte
ordinaire qui ne se contente pas, au demeurant, du rôle d’observateur mais qui se fait aussi
solliciteur pour inciter les propriétaires à la vente, parfois à moitié conseiller, à moitié
confesseur :
« (Le vendeur). Il est venu de nouveau me rendre visite. Je l’ai sermonné de
mon mieux, et c’est à la suite de cette dernière entrevue, au cours de laquelle je lui
aussi demandé de réfléchir qu’il m’a fait parvenir la lettre ci-incluse (le vendeur
propose un nouveau prix et l’architecte donne un avis favorable) » (Lettre de Valentin,
21 février 1938).

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Le second protagoniste que courtise le service des Monuments Historiques, en tout cas
dans la période qui suit le rapport Formigé, aux lendemains de 1909, est le maire de
Villeneuve, Anatole Guiraud, qui assurera trois mandats, de1896 à 1908. Sa double casquette
de maire et de notaire en fait un allié précieux, car au fait de toutes les situations familiales
par son métier, il sait aussi jouer de son prestige de premier édile. C’est naturellement vers lui
que Formigé se tourne lors des premières acquisitions, arguant que les habitants de la
Chartreuse soit ne vendraient pas à l’Etat par peur, soit qu’ils essaieraient de le gruger ou d’en
tirer des sommes exorbitantes comme ils l’avaient fait lors de la tentative d’achat de la
chapelle d’Innocent VI. La manœuvre consisterait à faire acheter les biens, immeubles ou
parcelles, par la mairie qui les rétrocèderait ensuite aux Beaux-Arts. Un certain nombre de
transactions s’effectuent selon ce mode, et il est coutume d’avoir recours à la mairie dans les
cas épineux. Ainsi, en 1912, quand les propriétaires de la fontaine Saint Jean entreprennent de
clôturer individuellement les parcelles situées devant leur cellule, gênant ainsi tout les projets
de remembrement, l’inspecteur Grandjean propose, une fois encore, de se tourner vers elle :
« Il est désirable d’arrêter cette transformation mais il n’y a qu’un moyen, c’est
de faire acquérir par la commune les parcelles correspondant à l’ancien préau du
cloître. La municipalité ne s’y prêterait, bien entendu, car elle est pauvre, que si les
Beaux-Arts lui promettaient une subvention égale à la totalité de la dépense
d’acquisition. Cette ne devrait naturellement lui être accordée qu’en échange d’un
engagement de ne pas aliéner, de ne pas bâtir… » (20 février 1912).

A cette date Anatole Guiraud s’il est toujours notaire n’est plus maire, mais sa position
sociale et les relations qu’il entretient, bon gré mal gré, avec son successeur permettent à
l’affaire d’aboutir selon les souhaits de l’inspecteur. Notaire ou élu il est couvert d’éloges par
les responsables des Beaux-Arts et s’est fait un allié sans réserves de Grandjean qui ne cesse
de louer ses mérites :
« Le projet qu’il a établi lui a demandé beaucoup de peine en raison des
recherches qu’a exigées l’établissement des origines de propriété. Il est supérieurement
rédigé. Je veux dire infiniment mieux que ne le sont d’habitude les documents de ce
genre préparés par les notaires auxquels notre administration a eu affaire dans ces
dernières années » (27 octobre 1908).

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« …il y aurait lieu de charger M° Guiraud, notaire à Villeneuve, de se charger
de sonder les propriétaires avec la discrétion que le projet requiert. On peut s’en
remettre pleinement à lui. Il n’y a pas en France de meilleur notaire, et
l’administration, qui n’a jamais pourtant fait appel à ses services que pour des affaires
sans importance, n’a trouvé nulle part d’auxiliaire plus sûr, ni plus zélé » (20 février
1912).

Son successeur, Berr de Turique, partage la même opinion :


« En ce qui concerne le choix de l’étude dans laquelle doit être passé l’acte,
c’est une question à régler entre les deux officiers ministériels intéressés, mais il serait
inadmissible que l’administration des Beaux-Arts, qui a toujours été pleinement
satisfaite du sien, ne fit pas appel à son intermédiaire pour une opération d’achat dont
il s’est à maintes reprises occupé. Elle doit continuer à l’employer pour cette
acquisition au même titre que pour toutes celles de Villeneuve-les-Avignon » (16 avril
1920).

Ces rapports, en apparence idylliques, n’ont pas empêché les représentants de l’Etat,
quand ils le pouvaient, d’agir de façon autonome car, selon les cas, de mauvaises relations
entre la ville et le vendeur pouvaient compromettre la vente souhaitée, comme il semble que
ce fut le cas pour l’église :
« Quant à l’achat de l’église et des cellules de chaque cloître nous nous
proposons d’attendre un moment propice…
Pour ces diverses constructions nous croyons devoir rappeler que l’achat au
compte de la commune semble ne pas réussir. Or la chapelle peinte fut achetée au
compte de l’Etat, sans qu’on ait jamais eu lieu de s’en repentir. On pourrait donc agir
pareillement aujourd’hui » (Formigé 31 octobre 1907).

De fait il faut peut-être considérer comme un peu singulière la période où Guiraud,


maire et notaire, sut agir au mieux de ses intérêts et de ses ambitions tout en servant l’Etat, et
la mettre à part de ce que fut l’ordinaire des relations entre la Commission des Monuments
Historiques et la municipalité, la Chartreuse étant plus souvent l’occasion de conflits, générés

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soit par l’indifférence dont elle faisait l’objet, soit par le souci de domination symbolique
qu’elle suscitait.
Les premiers rapports entre l’Etat et la Chartreuse furent en effet des plus mauvais,
encore qu’il faudrait surtout préciser qu’il s’agit de la relation exécrable qui se noue entre
Villeneuve et le jeune inspecteur des Monuments Historiques, Prosper Mérimée. Dans le
compte-rendu de sa visite au mausolée d’Innocent VI, il n’a pas de mots assez durs pour
stigmatiser la négligence et l’indifférence des autorités villeneuvoises, regrettant que le projet
de transfert de la statue, dont il avait été question un temps, n’ait pas abouti. L’acrimonie dont
il fait preuve a sans doute plusieurs causes, liées autant à son attitude et à ses relations avec
les populations locales qu’aux solutions qu’il envisage, en particulier le rôle qu’il entend faire
jouer à Avignon. Les mauvaises relations de Mérimée avec les autorités locales sont bien
connues et ses plaintes envers les maires, les académies ou les architectes locaux constituent
le plus clair de ses lettres à son prédécesseur, Ludovic Vitet (Mérimée 1998). Tantôt un édile
a fait détruire une chapelle romane pour assurer plus de commodité au passage des charrettes,
tantôt il a mis à bas des remparts romains pour construire une promenade, tantôt au contraire
il a décidé de « restaurer » à sa façon ou en s’aidant des conseils d’un architecte aussi
incompétent que lui…et les exemples comme les raisons de se désoler se répètent à chaque
lettre. Mais le pire peut-être aux yeux de Mérimée reste l’érudit local qui entend trancher de
tout, qui imagine de travers et que sa fatuité et son besoin de briller dans les salons
provinciaux conduit à toutes les dérives et à des aberrations architecturales dès le moment où,
il se mêle de travaux. A Villeneuve, le maire a le malheur de joindre un vice à l’autre car,
outre qu’il entend gérer son patrimoine à sa guise, il se pique de quelque connaissance dans le
domaine de l’architecture et du dessin. Cela suffit sans doute à en faire la bête noire de
Mérimée, sans que en nous sachions plus sur leur relation : l’inspecteur a-t- il prévenu le
maire de sa visite, a-t-il été reçu sans égard, est-il, au contraire, venu à l’improviste, avait-il
d’autres motifs d’être mécontent que nous ignorons ? Toujours est-il qu’il ne lui épargne
aucun sarcasme dans les lettres qu’il adresse à son ami et confident , l’érudit avignonnais Elie
Requien :
« J’ai écrit aujourd’hui vingt pages à M. Thiers en style tour à tour sublime et
tempéré. J’ai choisi le sublime pour lui parler du tombeau d’Innocent VI…Les gens de
Villeneuve ont voté mille francs pour faire transporter à l’hôpital le tombeau et le
recouvrir d’une mauvaise coupole moderne de la fantaisie que vous connaissez. C’est

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mettre de pêches sous une cloche à fromage. En outre ils demandent quatre mille
francs au ministre pour les aider dans cette belle œuvre. Le ministre a répondu qu’il
fallait avant tout savoir si la coupole irait bien avec le mausolée. Je lui dis qu’elle ira
très mal, que les gens de Villeneuve sont des sauvages… » (Lettre à Requien 1er
novembre 1834).

Il est vrai que le mélange d’un mausolée du XIV ème siècle et d’une coupole du XVIIème
pouvait avoir quelque chose de saugrenu, voire de choquant, mais il faut chercher ailleurs les
raisons de l’émotion et de l’animosité de l’inspecteur des Monuments Historiques. Elles
tiennent beaucoup du dépit et du projet avorté de faire transporter le tombeau d’Innocent VI à
Avignon. Cette ville, à son arrivée, avait soulevé l’enthousiasme de Mérimée tant elle lui
rappelait l’Espagne pour laquelle il avait une véritable passion, l’accent, les odeurs et les
parfums, le teint mat et la grâce des provençales, tout lui rappelait l’outre Pyrénées et lui
faisait oublier un peu l’état de négligence dans lequel se trouvaient les monuments de la ville.
Le palais des papes, transformé en caserne, portait tous les stigmates d’une occupation
prolongée par la troupe, les remparts étaient en partie défaits, les églises à l’abandon…Mais à
Avignon il fait la connaissance d’Elie Requien, esprit fin, bon connaisseur en archéologie et,
ce qui ne gâche rien pour Mérimée, amoureux aussi bien des plaisirs de la table que friand de
bonnes fortunes. Cette sympathie personnelle se double d’un projet partagé en ce qui
concerne l’archéologie et l’histoire de l’art : comme tout ne peut être sauvé, que les crédits de
la Commission de Monuments Historiques n’y suffiraient pas, il faut s’attacher à des
ensembles exemplaires, tout consacrer à leur sauvetage puis à leur restauration. Cet aspect de
la doctrine est bien connu mais il se double aussi d’une volonté centralisatrice qui l’est moins
et qui fait que, pour Mérimée, Avignon doit devenir une sorte de capitale de la Provence au
sens large et que doivent y être rassemblées les pièces les plus intéressantes collectées sur son
territoire. Requien, qui connaît parfaitement le milieu des académies provinciales qui se
piquent de fouilles, sert de rabatteur, lui indique les trouvailles des uns et des autres, le
chargeant de les faire venir ensuite à Avignon. Les indigènes ne se laissent pas toujours
dépouiller sans protester et, à plusieurs reprises, certains objets « centralisés » dans la Cité des
Papes sont réclamés par la commune d’origine qui obtient leur retour. A Villeneuve, les deux
complices entendaient faire de même et se battaient pour le transfert du mausolée d’Innocent
VI à la chapelle de Jean XXII, dans la cathédrale, Notre-Dame-des-Doms à Avignon.

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Constatant les réserves voire l’hostilité totale de la mairie à son intention Mérimée envisage
même un coup de force :
« J’ai vu l’acte de vente. Il est du 27 mai 1793. La Chartreuse est adjugée « à la
réserve des tableaux, marbres, boiseries et fers qui se trouvent dans l’église et les
chapelles y attenantes, la sacristie et le réfectoire ». Le mausolée n’est pas désigné
spécialement, mais on peut lui appliquer le mot marbres. Comme il n’y a pas de
réserves faites en faveur de Villeneuve, il est évident qu’il demeure toujours propriété
nationale, par conséquent il est plus facile d’en disposer en votre faveur ». (Lettre à
Requien 1er novembre 1834).

Pourtant, bien qu’il ne ménage pas ses efforts, il ne parvient pas à ses fins :
« Je bois à longs traits maintenant la lie de mon voyage. Prosaïquement, je
tourmente en vain mes ministres, sans en pouvoir rien obtenir. On convient avec moi
qu’il faut envoyer Innocent VI à Avignon, avec les bas-reliefs de Maraudy ; puis
quand il s’agit de signer, on m’ajourne » (Lettre à Requien 25 janvier 1835).
Le même désir de protection mâtiné de rapine se lit dans sa volonté de récupérer les tableaux
qu’il découvre lors de sa visite à Villeneuve - Le couronnement de la Vierge qu’il appelle Le
jugement dernier, Le portrait de la marquise de Ganges et La Pieta qu’il désigne sous le nom
de Descente de croix - et dont il fait une longue description enthousiaste, regrettant seulement
pour la dernière « qu’on l’ait placée dans une chapelle si obscure, qu’on a toutes les peines du
monde à l’examiner » (Mérimée 1989 : 111). Après le tombeau du pape il s’en prend donc
aux toiles avec le même cynisme :
« Voulez-vous demander aux gens de l’hôpital de Villeneuve-lez-Avignon s’ils
veulent changer leur Roi René (le tableau du Jugement dernier) pour un tableau
moderne, et s’ils demandent du retour en argent ? SI oui, sachez leur dernier mot sur le
combien. Dans le cas où ils voudraient de l’argent outre un tableau moderne, il
faudrait qu’ils donnassent par dessus le marché la Marquise de Ganges, de Mignard.
Ne leur dites pas que c’est la marquise de Ganges s’ils ne le savent pas.
Enfin voulez-vous avoir la bonté de demander au curé de Villeneuve ce qu’il
veut de sa Descente de croix, tableau fort noir, lui direz-vous, et par conséquent très
médiocre. On lui, donnerait en place un beau tableau moderne bien brillant » (Lettre à
Requien 25 janvier 1835).

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Fillettes dans le cloître, ca 1898

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Mérimée n’a pas plus de chance de ce côté là et il faudra attendre 1904 pour que des
manœuvres mieux menées sans doute, mais bénéficiant surtout de la bénédiction du maire,
permettent au Louvre d’acquérir La Pieta, et il faudra une intervention énergique du préfet
pour empêcher que Le couronnement de la Vierge ne rejoigne le trésor d’un collectionneur
privé ( Archives municipales de Villeneuve ; Gache 1987 : 29 ; Sournia et Vayssettes 2006 :
346-349). L’inspecteur général ne pardonnera jamais à Villeneuve son échec qu’il perçoit
comme un affront personnel et c’est avec une jubilation mêlée de hargne qu’il fait
personnellement son rapport, devant la Commission des Monuments Historiques, quand, en
1844, la ville fait une demande de crédit pour l’acquisition d’une grille destinée à protéger des
fidèles ou des amateurs trop curieux le mausolée d’Innocent VI transféré à l’hôpital :
« Il est presque scandaleux que la ville de Villeneuve-lez-Avignon qui a
revendiqué ce tombeau il y a quelques années avec la plus grande chaleur, qui semble
le considérer comme un trésor inestimable, ne trouve pas une somme de 600 francs
lorsqu’il s’agit de construire une balustrade devant ce monument. Le tombeau
d’Innocent VI est fort mal placé dans l’hospice de Villeneuve ; c’est à l’administration
municipale qui l’y a mis à le protéger aujourd’hui. Le rapporteur est d’avis que la
demande doit être rejetée » (12 juillet 1844).

Et, conformément au vœu de Mérimée que la Commission n’aurait su contrarier, la


demande est rejetée.
Il est indéniable qu’un sentiment patrimonial, plus ou moins conscient et confus, a
animé les élus lors de la défense des vestiges monumentaux abrités par Villeneuve, mais ce
qui les a sans doute le plus choqués, c’est leur destination puisque il s’agissait de les
transporter à Avignon, soit la voisine que les villeneuvois ont toujours détestée et avec
laquelle ils sont en conflit quasi permanent depuis le Moyen Age. Sans compter que depuis la
Révolution de 1789 la situation n’a fait qu’empirer et que les tensions se font encore plus
aiguës tout au long du XIXème siècle. Elles s’articulent autour de trois différends : les
communications entre les deux rives du Rhône, la possession de l’île de la Barthelasse et
l’organisation des foires. Longtemps la traversée du fleuve se faisait en deux étapes, avec un
arrêt dans l’île de la Barthelasse, et moyennant un droit de péage assez conséquent, perçu par
les bateliers d’Avignon. La construction d’un pont en bois n’abolit pas ces droits, dans un

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premier temps, puis Villeneuve discuta, mais en vain, l’emplacement projeté du pont en pierre
qui devait lui succéder car sa situation, favorable et pratique au départ d’Avignon, entraînait
beaucoup d’inconvénients sur l’autre rive. L’autorité de Villeneuve sur la Barthelasse était
considérée, à ses yeux, comme immémoriale et incontestable, mais les avignonnais, au
moment du nouveau découpage des départements, demandent qu’elle leur soit rattachée et,
malgré les protestations et les procès de leurs voisins, ils ont gain de cause en 1856. Le
processus est identique quant aux foires, celles de Villeneuve, brillantes et florissantes, donc
jalousées depuis toujours, rentrent peu à peu en concurrence avec celles d’Avignon ; cette
dernière organise les siennes aux mêmes dates, elle fait des conditions exceptionnelles aux
marchands qu’elle accueille, elle obtient les mêmes privilèges que Villeneuve et bientôt,
profitant aussi d’une meilleure desserte elle l’emporte là aussi sur sa rivale (Lacombe 1990
vol I : 93-137). La magnificence pontificale des livrées et des palais cardinalices n’est plus
qu’un souvenir pour Villeneuve, mais il lui est d’autant plus précieux quand Avignon étale sa
gloire et ses fastes, et rien ne lui ferait céder à sa rivale le moindre vestige patrimonial.
Le transfert d’Innocent VI effectué la mairie retombe dans l’indifférence, abandonnant
à leur sort les vestiges de la Chartreuse mais aussi les autres chapelles de Villeneuve ou les
anciennes livrées cardinalices : le symbole est sauvé, le reste est invisible pour elle comme
pour toutes les autorités d’ailleurs et tout le monde peut agir à sa guise dans l’ancien couvent.
Le seul incident notable est aussi tardif qu’accidentel. La ville décide, en 1894, de déposer
l’horloge de la Chartreuse au musée et de la remplacer par celle qui se trouve au clocher de
l’église paroissiale qui en recevra une de neuve. Nodet, l’architecte en chef de la Commission
des Monuments Historiques proteste vigoureusement au prétexte que l’horloge est classée et
pour éviter que l’affaire ne s’envenime il propose que l’Etat accorde une subvention pour
l’entretien de l’horloge des Chartreux. Le conseil municipal accepte l’offre immédiatement
mettant en place ce qui sera longtemps sa stratégie, laisser faire tout ce qu’elle entend à la
Commission sans engager les finances communales et tirer profit de tous les travaux entrepris.
Le maire Anatole Guiraud, nous l’avons vu , rompra avec cette tradition d’indifférence, se
faisant le serviteur zélé de l’Etat, n’hésitant pas à se transformer, à l’occasion, en véritable
rabatteur, allant au devant des souhaits de l’architecte en chef dans les transactions. Il est
impossible de ne pas songer, qu’outre l’éventuel intérêt archéologique qu’il pouvait
sincèrement éprouver, il n’ait été animé par le souci de conforter sa position d’élu et, au
passage, par le désir de nourrir les affaires de son étude. Quoiqu’il en soit, quand les

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négociations apparaissaient trop complexes, à risques ou de peu de rapport, l’ardeur
municipale se fait des plus modérées. A preuve l’affaire de l’achat du Petit Cloître sur laquelle
rapporte l’inspecteur Grandjean. Il conseille de répondre favorablement à une offre du
vendeur, mais fait des réserves sur le modus operandi :
« Mais il se présente deux objections. L’administration avait désiré que l’achat
s’il se réalisait, fut fait par les soins de la commune, puisque celle-ci est déjà
propriétaire de deux galeries du Petit Cloître et en outre puisqu’il était plus simple de
lui laisser la surveillance ainsi que l’administration de la propriété acquise. La
municipalité, pressentie, y consentit.
Mais cette municipalité vient de montrer récemment une si profonde
indifférence pour les monuments de Villeneuve, qu’en réalité on se demande si elle
mérite qu’on lui fasse un pareil cadeau. Tout près du Petit Cloître se trouve l’ancienne
chapelle d’Innocent VI qu’un passage traverse de part en part. Pour abolir ce passage
l’administration a ouvert un crédit ; elle a mis une partie de ce crédit à la disposition
du Préfet ; la somme permettait à la commune d’acheter une écurie dont la démolition
est nécessaire à l’établissement d’une nouvelle voie ; elle aurait par surcroît rendu la
dite commune propriétaire d’un charmant édicule du XVIIIème siècle enfermé dans
l’écurie. Eh bien, par négligence, la municipalité a laissé perdre ce crédit.
Je ne crois pas, dans ces conditions, qu’il y ait lieu de lui faire présent du Petit
Cloître. Faut-il l’acheter néanmoins pour le compte de l’Etat ? » (Commission des
Monuments Historiques 25 novembre 1907).

Ce qui était encore une question, en 1907 devient une affirmation quelques années
plus tard, quand les Beaux Arts entendent s’émanciper de la tutelle de la mairie, voire
récupérer leurs biens :
« Sur l’initiative de mon prédécesseur, M. Grandjean, trois parcelles de terrain
autour de la fontaine Saint Jean à Villeneuve-les-Avignon (ancienne Chartreuse) ont
été acquises à la fin de 1912.
Cependant ces acquisitions n’ont pas été faites par le service des Monuments
Historiques directement. C’est la commune qui, au moyen d’une subvention de l’Etat,
en est devenue propriétaire.

73
Cette manière de faire, à l’époque, se justifiait pleinement. L’administration
qui, en effet, venait seulement grâce au remarquable travail de mon prédécesseur de
mettre de l’ordre dans ces questions si embrouillées de propriétés particulières à
l’ancienne Chartreuse, croyait sans doute, par ce moyen, obtenir le concours, sinon
pécuniaire, du moins moral, de la commune en l’intéressant à l’opération de
dégagement général alors envisagée.
Mais, depuis, l’expérience a suffisamment démontré qu’il n’y aucunement lieu
de compter sur un secours quelconque de sa part.
Si, durant ces dernières années, le service des Monuments Historiques a obtenu
les résultats satisfaisants que l’on connaît, c’est uniquement parce qu’il a négocié lui-
même, par l’intermédiaire du notaire, avec les différents propriétaires. Toutes les
opérations réalisées, depuis 1912, par l’Etat l’ont été en son propre nom.
L’ancienne Chartreuse tend donc à devenir une propriété de l’Etat qui y
nomme d’ailleurs lui-même et y paie son gardien.
On ne s’explique donc pas bien pourquoi la commune conserve encore les trois
parcelles qui, d’ailleurs, comme toutes celles acquises à la suite, ont été payées sur les
fonds de l’Etat.
Il est même curieux de remarquer que c’est précisément autour de la fontaine
Saint Jean, là où la commune est nominalement propriétaire des terrains cédés par des
particuliers, que les progrès de l’opération de dégagement, sensibles partout ailleurs
restent nuls » ( Berr de Turique, 9 novembre 1916).

Aux lendemains de la première guerre mondiale l’affaire est entendue et le partage


clair : au fur et à mesure de leur acquisition tous les immeubles et parcelles de la Chartreuse
appartiennent à l’Etat tandis que les passages et les rues ouverts en 1793 restent propriété de
la commune à charge pour elle d’en assurer la voirie. Une telle disposition ne permettait pas
de prendre la mesure exacte de la situation et des problèmes engendrés par le va-et-vient, dans
l’espace public, de tous ceux qui habitaient encore dans la Chartreuse, qui y entassaient leur
foin, leurs charrettes, quand ce n’était pas une partie de leur cheptel, et qui s’y livraient aux
occupations annexes de nettoyage de tout le matériel. Le service des Monuments Historiques
est bien conscient de cet embarras et ses visées deviennent plus ambitieuses :

74
« La Commission des Monuments Historiques émet un avis favorable par voie
d’expropriation pour cause d’utilité publique des parcelles qui forment des enclaves
dans le domaine de l’Etat. Après cet achat, une intervention aurait lieu auprès de la
municipalité, en vue de la suppression des passages publics subsistants » (22 décembre
1933).

A terme la volonté des Monuments Historiques est limpide : il faut vider totalement la
Chartreuse de ses occupants et en faire un espace clos, un territoire autonome au cœur de la
ville. Il faudra beaucoup de temps pour qu’ils arrivent à leur fin et la mairie cultivera toujours
une attitude ambiguë, tantôt freinant la dynamique de l’Etat, tantôt la favorisant, au gré de ses
intérêts propres. Il est possible de considérer que, globalement, elle n’a pas été une force
d’opposition, mais qu’en était-il des premiers intéressés par cette politique de nettoyage et de
récupération ? Quelle fut l’attitude des habitants ?

Un conflit colonial.
A l’évidence la question d’un choix éventuel ne leur jamais été posée et comment
aurait-elle pu seulement être formulée puisque rien ne montre qu’elle ait été, à un moment ou
à un autre, au cœur d’une réflexion sur le destin de la Chartreuse. Dès le moment où ils
décident d’acquérir les bâtiments, de leur donner un nouveau statut, de les « inscrire » dans le
tissu patrimonial, les services de l’Etat ne sont habités par aucun doute, ils n’ont aucune
hésitation sur le bien-fondé de la démarche et seule va compter, pour eux, l’efficacité des
manœuvres qu’ils mettent en place. La situation n’est pas sans rappeler, selon nous, celle qui
prévalait lors de la conquête de l’Ouest en Amérique du Nord, quelques décennies auparavant
et, finalement, de la plupart des expéditions coloniales. Il s’agit de se défaire d’indigènes
indésirables qui sont autant d’obstacles à la modernité et aux changements de perspective et
de valeurs dans lesquels doit se déployer l’identité nationale, soit qu’ils acceptent de se fondre
dans le creuset proposé, soit, mieux, qu’ils soient, physiquement, totalement écartés du
territoire convoité. Une fois encore les opérations qui commandent à la métamorphose de la
Chartreuse ne peuvent être lues autrement que comme des actions militaires, des manœuvres
guerrières et le fruit de décisions stratégiques belliqueuses propres à toutes les opérations de
main-mise affublées du nom d’actions de pacification, de diffusion et d’accélération des
bienfaits du « progrès » ou de mise en valeur « esthétique » . Aussi est-ce le lexique en usage

75
dans les arts de la guerre qui nous paraît le mieux à même de rendre compte de la nature des
rapports que la population a entretenus, malgré elle, avec les services de l’Etat depuis le
moment où il a décidé de récupérer l’édifice. Dans les faits il n’a guère changé de nos jours,
même si le rapport des forces a passablement évolué, et il reste un bon outil, à travers ses
métaphores, pour lire certaines tensions qui traversent encore le présent.

Les pourparlers.
Aux premiers jours de 1904, sur le terrain, pour les acteurs en charge du dossier
chargés de réfléchir aux actions à entreprendre à la Chartreuse, règnent le chaos et la
confusion, l’incertitude et l’approximation. Or, quelques mois à peine après que l’opération
ait été lancée, les autorités s’émeuvent de la lenteur que Jules Formigé manifeste dans son
travail de relevés, et Paris réclame des croquis et des résultats avec quelque humeur. La
myopie et l’impatience de la Commission des Monuments Historiques s’explique facilement
par la distance et l’ignorance de la situation. Comment dresser les plans d’un quartier qui
fourmille, où rien ne dit toujours si une remise est abandonnée ni l’usage qui lui est réservé,
où il faut rentrer dans des maisons ou de petits jardins pour mesurer un angle ou vérifier une
cote, chercher sous des amas végétaux la poursuite d’un appareil…Les rares documents
iconographiques que nous possédons montrent bien les difficultés auxquelles se heurtait
l’architecte dans la première étape, celle qui consistait à établir un descriptif topographique
fiable, indispensable pour toute intervention à venir. Dès lors rien d’étonnant à ce qu’il ait eu
besoin de cinq années pour mener sa tâche à terme. Encore ne s’agissait-il que d’une première
approche qui ignorait ou contournait assez aisément les problèmes liés plus directement à
l’occupation et à l’usage des bâtiments. Pour discuter en effet, pour tester les dispositions des
possesseurs et leurs dispositions vis à vis d’une vente éventuelle, fallait-il les connaître et
identifier les interlocuteurs potentiels. Mais la situation était aussi compliquée dans ce cas que
dans celui de la distribution et de l’occupation de l’espace car, depuis 1793 et la vente des
dix-sept lots, d’autres transactions avaient certes eu lieu, dans les formes et devant notaire
pour certaines d’entre elles, mais il fallait compter avec les héritages, les répartitions à
l’amiable, les contrats tacites qui n’avaient donné lieu à aucun acte et qui reposaient sur un
usage accepté ou la tradition orale, l’oubli de dispositions trop anciennes. A cela s’ajoutaient
l’extinction de certaines lignées, l’abandon d’un quartier misérable et le départ vers des
horizon plus prometteurs, la volonté d’effacer de la mémoire des épisodes trop difficiles ou de

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mauvais renommée, au point que l’inspecteur général des Monuments Historiques, Berr de
Turique, rappelle encore, en 1912, la complexité des prémices :
« L’ancienne église, par exemple, était partagée entre une douzaine de
propriétaires, inconnus pour la plupart du service des Monuments Historiques, et qui,
parfois, ignoraient même ce qu’ils possédaient ».

Pendant près de cinq ans Formigé donc, quand il n’arpente pas le dédale de la
Chartreuse ou qu’il n’est pas à sa table à dessin, s’efforce, avec la complicité active de
Guiraud, le maire-notaire, de repérer les tenants des parcelles et des immeubles, s’initiant aux
méandres de la généalogie villeneuvoise et de ses ramifications. Pour parler il est nécessaire
d’avoir un partenaire et, qui plus est, de connaître ses intentions, pour entamer des
négociations avec le plus d’atouts. Avec le recul nous devons avouer que nous disposons de
sources documentaires très inégales, ou plutôt déséquilibrées, car si, au travers des
correspondances et des rapports, il est possible de lire les intentions de l’administration, ses
hésitations, ses doutes, ses disputes, il en va tout autrement du sentiment de ceux qui vivent
dans ce « village ». Eux, au moins pendant longtemps, n’écrivent pas, ne laissent pas de
traces, ce sont des acteurs muets dont il faut reconstituer l’attitude en creux, à travers leur
silence ou les réactions des autorités. Il n’y a même pas de tradition orale constituée, de
mémoire tribale puisqu’il n’y pas de sentiment identitaire assez fort pour qu’ils s’affirment en
tant que communauté autonome. Certes ils ont le sentiment d’appartenir à un quartier pauvre
et un peu délaissé de Villeneuve mais la précarité, au fond, est la règle générale de la petite
ville, tout le monde est logé à la même enseigne, et c’est sans doute assez tard, au moment de
la fin annoncée, après les années 1970, que va surgir, chez les « chartreux », l’affirmation
symbolique d’une originalité et la construction, un peu mythique, d’un « éden de la
pauvreté ».
Le premier sentiment semble avoir été l’incompréhension et la méfiance. Qu’est-ce
qui pouvait intéresser messieurs bien mis ou notables, qui par ailleurs ne venaient jamais dans
les parages, dans ce qui avait été la chapelle d’Innocent VI et qui était une remise à foin des
plus commodes ? L’existence de vagues peintures sur les murs, en bonne part effacées, ne
pouvait servir d’explication et les gens du cru lui ont immédiatement préféré la recherche du
fabuleux trésor caché des Chartreux ou des ressources encore plus mystérieuses, mais d’aussi
bon rapport. Toujours est-il que lors des premières propositions pour acquérir la chapelle le

77
service des Monuments Historiques s’était heurté à un refus puis à une proposition de vente à
un prix si élevé qu’il avait du renoncer à son projet. L’attitude ne variera guère pendant près
d’un demi-siècle et, en 1909, le service des Monuments Historiques va se heurter aux mêmes
problèmes, la méfiance se doublant d’une animosité profonde envers tout ce qui représente
l’Etat. Contactés par maître Guiraud un certain nombre de propriétaires ne sont pas
nécessairement hostiles à une session, au moins tant qu’ils n’apprennent pas que c’est l’Etat
qui est derrière et que le notaire n’est qu’un intermédiaire. Le plus souvent, dans ce cas, le
refus total et immédiat ne laisse aucune place au marchandage comme si ce refus était une
compensation envers la morgue, réelle ou supposée, des puissants, le moyen d’affirmer, une
fois au cours de sa vie, son existence et son autonomie face à la toute puissance de
l’institution. La ruse peut parfois venir à bout de cet entêtement ou de le contourner : ainsi
quand l’architecte Revoil apprend, en1873, que la chapelle d’Innocent VI est à la vente, il fait
une proposition à son nom pour éviter d’éveiller les soupçons et c’et grâce à ce subterfuge
qu’il parvient à ses fins et peut rétrocéder, dans la lancée, son bien à l’Etat. Il en va de même,
plus tard, en 1910, quand certaines parcelles se vendant autour de la fontaine de la place Saint
Jean, Agricol Matoy, gardien au Fort Saint Jean, en achète une en nom propre avant de la
céder ensuite à l’Administration. Les manœuvres de contournement ne cesseront jamais en
fait et les architectes et les gardiens qui se succèdent dans la charge du monument ont tous
pour mission de surveiller en permanence et d’épier toutes les faiblesses du « parti ennemi »,
sans se priver d’aucun recours et en essayant de gagner à leur cause le plus grand nombre
d’informateurs ou d’alliés susceptibles de les seconder : ainsi il est signalé qu’un tel est
malade, à l’hôpital, qu’il ne reprendra pas son activité dans la Chartreuse, qu’il faut en
profiter pour l’approcher, qu’un autre est très hostile mais comme sa femme l’est moins et
qu’il est de grand âge il est urgent d’attendre, qu’un immeuble ne peut être vendu par des
héritiers encore mineurs mais qu’il serait de bonne guerre de les contacter dès maintenant…
Vient ensuite la phase de négociation proprement dite, précédée le plus souvent de longues
palabres. La première vente, celle des immeubles Ricard, est un bon exemple des vicissitudes
et des lenteurs de la procédure. L’affaire est exceptionnelle puisque le vendeur dispose d’un
ensemble de bâtiments - galeries Est et Sud du Petit Cloître, préau de ce cloître, salle
capitulaire, escalier et puits attenant à la galerie Est, cellule voisine, fraction du mur
d’enceinte et échauguette également contigus - situés au cœur de la Chartreuse. Dès le
moment où l’Etat achète cet ensemble il se trouve dans une situation privilégiée qui lui permet

78
de commander, en bonne part, à la distribution de l’espace et aux itinéraires de circulation.
Mais c’est sans compter avec les différents rapports, au demeurant tous favorables à
l’acquisition, qui vont monter jusqu’à la Commission des Monuments Historiques puis
redescendre vers les autorités locales. Il faut aussi tenir compte de la nouveauté de la situation
car, à l’ordinaire, l’Etat achète pour restaurer éventuellement alors qu’ici il faut gérer des
immeubles, tenir compte d’une population qui les occupe ou qui, au moins, les a intégrés dans
son propre espace. A cela s’ajoute la prétention de Ricard d’avoir droit, s’il est découvert, à
une partie du fabuleux trésor des Chartreux et, plus le temps passe, plus il semble réticent
voire prêt à renoncer à la vente de son bien. Valentin, l’architecte local en charge du
monument, insiste, dans un rapport, sur l’urgence à traiter, faisant allusion à de nouvelles
exigences de Ricard que nous n’avons pas retrouvées. Les choses vont ce train jusqu’en
décembre 1908 où les deux parties s’accordent pour signer l’acte de vente pour la somme de
douze mille deux cents francs, soit deux cents francs de plus que le prix initial pour
compenser l’attente du vendeur. Cette transaction est décisive car elle ouvre une brèche,
même si, à sa suite, les autres occupants ne se précipitent pas pour se défaire de leurs biens.
Elle permet au notaire comme à l’architecte local de montrer qu’il est possible de traiter avec
l’Etat, d’intégrer à des affaires courantes ce qui pouvait apparaître comme mystérieux et
machiavélique.
Tout au long des négociations le ton change aussi selon avec qui il faut traiter et de la
bonhomie, voire de l’admonestation, qui se confond parfois avec de la brutalité, dont les
intermédiaires usent avec les plus humbles - « je l’ai convoqué et je l’ai raisonné, je lui ai dit
qu’il ne pouvait pas refuser de vendre au risque d’apparaître comme un mauvais citoyen »,
rapporte Valentin dans un courrier décrivant ses démarches avec un petit cultivateur - on peut
changer totalement de registre si l’on s’adresse à l’un de ses pairs. Ainsi en use Paul Léon,
lui-même, le chef des Services des Monuments Historiques, quand, le 8 mars 1930, il écrit à
M. Loux- Boivin, chef du Tourisme et de la Publicité à la compagnie P.L.M :
« Il y a déjà plusieurs années, M° Guiraud, notaire à Villeneuve-les-Avignon,
vous a demandé si vous seriez disposé à céder à l’Etat un petit terrain que vous
possédez à proximité de la fontaine Saint Jean et dont l’acquisition est vivement
désirée par nos services pour compléter le dégagement de cet édifice. Vous avez bien
voulu répondre affirmativement à la demande de M° Guiraud, mais celui-ci n’a pu

79
depuis cette époque vous joindre pour vous faire signer une promesse de vente et une
procuration.
En désespoir de cause et à la suite d’un rappel de mon administration, M°
Guiraud vient de m’adresser ces pièces. Je me permets de vous les transmettre sous ce
pli en vous priant de vouloir bien y apporter votre signature et de me les retourner
ainsi complétées.
Je m’excuse vivement de cette démarche et je vous prie, également, de trouver
ici tous mes remerciements pour le concours que vous voulez bien, en la circonstance,
apporter à mon administration en lui facilitant la réalisation d’une opération qu’elle
poursuit depuis longtemps déjà pour remettre en valeur l’ancienne Chartreuse de
Villeneuve-les-Avignon ».

L’affaire est entendue, la Chartreuse est devenue une cause nationale et, quelles que
soient les figures de rhétorique choisies, celui qui ne prête pas son concours à l’affaire est
« un mauvais Français » qui va traîner son refus derrière lui comme une tache infamante. Sans
recourir systématiquement à ces extrêmes, la voie diplomatique offre plus de mouvement pour
la manœuvre, en particulier quand le spectre des expulsions après déclaration d’utilité
publique est agité. Cette dernière disposition n’est pas en effet aussi simple et efficace qu’il
n’y paraît de prime abord. La procédure est longue et elle passe nécessairement par une
audience qui n’est pas toujours favorable au demandeur : le tribunal, si le dossier est bien
monté, peut surseoir la décision pour raison de compassion et surtout, dans la plupart des cas,
il fixe des débours qui montent à plus de moitié de la somme proposée par les Monuments
Historiques. Aussi ces derniers, par l’intermédiaire des acteurs locaux, s’efforcent de trouver
un terrain d’entente, ou, si l’on préfère, essaient d’amadouer ceux dont ils convoitent ou la
maison ou le terrain. En ce domaine la lettre de « J.Valentin fils, architecte des Monuments
Historiques » est un modèle où font bon ménage componction, familiarité, insinuation,
menaces voilées et connaissance parfaite du terrain :
« Monsieur,
J’ai l’honneur de vous faire connaître que Monsieur le Ministre de
l’Education Nationale envisage l’acquisition soit à l’amiable, soit par la voie
d’expropriation de certaines parcelles dans l’ancienne Chartreuse.

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Parmi celles-ci sont comprises celles portant les numéros 230 (épicerie)
et 231 (place Saint Jean) situées dans le bâtiment de la Boulangerie Hostellerie et dont
vous êtes propriétaire.
Afin de me permettre de répondre à la demande urgente qui m’est
adressée par la direction des Domaines, je vous prie de vouloir bien me faire connaître
si vous êtes disposé à céder amiablement cette parcelle à l’Etat et dans l’affirmative de
m’indique le prix que vous en demandez.
Étant donné l’urgence, je vous prie de vouloir bien m’adresser ces
renseignements par écrit dans les plus brefs délais.
Afin de vous éviter des frais d’expédition, il vous suffira de remettre
cette réponse à Mr. G. Puel, Gardien de la Chartreuse que j’ai chargé de recueillir cette
correspondance qu’il me fera parvenir » (9 février 1950).

Dans un tel contexte certains devancent l’appel en quelque sorte et font directement
une proposition aux services de l’Etat, en passant tantôt par le gardien, tantôt par l’architecte
qui recueillent les promesses de vente puis les transmettent : ainsi, en 1911, dans la première
période d’achat, ce sont les nommés Astoy et Bony qui signent une promesse de vente sans
certitude au demeurant qu’elle soit honorée. En 1932 un vendeur annonce de se défaire de ses
biens et demande même à l’architecte local, si les Beaux-Arts ne sont pas intéressés de servir
d’agent immobilier ! En 1933 M. Loustalot fait une proposition de cession qui est retenue.
Dans bien des cas il est visible que les propriétaires se sont entourés de conseils avant
d’émettre une proposition, et la lecture de leurs courriers montrent aussi que ce ne sont pas
eux qui rédigent leurs lettres, à la belle calligraphie, mais signées d’une écriture tremblante et
mal assurée qui dénote avec le contenu et indique clairement une certaine distance avec « le
monde des papiers » :
« Monsieur Valentin, architecte
Monsieur,
Après mure réflexion, je serais disposé à vendre à l’administration compétente,
Beaux-Arts ou Monuments Historiques, la partie de maison que je possède à la
Chartreuse de Villeneuve, comprenant au rez-de-chaussée trois pièces, au premier
étage deux pièces, et un hangar que vous connaissez, pour l’avoir vue et visitée.
Cette vente sera consentie par moi sous les conditions suivantes :

81
1° Vingt mille francs (20 000) comptant sans aucun rabais
2° Je me réserve pendant un délai de cinq ans, pour mon compte personnel,
l’usage du hangar
Vu mon âge, 71 ans, je tiens essentiellement au paiement comptant, si possible le jour
de la signature de l’acte. Cette partie de la maison, comme d’ailleurs la pièce près la
boulangerie dont je suis également vendeur au profit de la même administration, sont
libres de toutes inscriptions hypothécaires.
Je vous serais reconnaissant de bien vouloir me faire connaître la solution
donnée à ma lettre…
Coronas Alexis, 17 novembre 1936.

Le plus souvent les discussions sont assez tendues, chacun regardant son intérêt et
s’ingéniant à voir jusqu’où il peut aller trop loin. Il en est ainsi pour la proposition Duret qui
répond à l’architecte le 14 décembre 1937 :
« Comme suite à la conversation que nous avons eue hier, je consentirais à
céder l’immeuble et le jardin que j’ai au quartier des Chartreux, à l’Administration des
Beaux-Arts au prix de quarante cinq mille francs somme qu’on m’a déjà offert, d’autre
part vu le jardin au centre de la ville avant qu’il y ait la dépréciation de l’argent. A ce
prix (45 000 francs) je ne m’engage que pour un laps de temps d’un mois à partir du
jour, c’est à dire jusqu’au 15 janvier 1938.
Quant à céder seulement une partie du jardin, n’importe laquelle, il ne faut pas
y penser, car, à mon point de vue, c’est ce qui fait toute l’agrémentation de la
maison ».

Duret, débouté, revient à la charge, le 18 janvier 1938, avec une proposition


alambiquée :
« Pour en finir avec la vente de ma maison des Chartreux à Villeneuve, si l’Etat
veut que je lui donne la préférence je ferai pour mon dernier prix la somme de 35 000
francs. Je ne peux pas faire mieux, et cela je le fais avant de mettre l’autre en vente car
elle va être libre à la fin du mois ou au milieu de mars, alors je louerai celle des
Chartreux et j’habiterai l’autre ou je la vendrai, et dans ce cas ayant mon travail à

82
Avignon, je louerai à Avignon. Voilà pourquoi j’ai tenu à avoir la réponse pour ce que
je vous dis plus haut ».

Valentin ne se laisse pas tromper par une telle confusion apparente et il conseille de ne
pas engager plus de 25 000 francs pour acquérir le bien quelque que soit par ailleurs son
intérêt, et il aura gain de cause. Ce type de négociations, basé sur une proposition préalable du
vendeur, semble perdurer, avec plus ou moins de succès jusque vers 1960. Fin août 1959
encore, le Conservateur des Bâtiments de France reçoit des propositions qu’il transmet avec
un avis favorable, tant l’emplacement des biens dans la Chartreuse lui semble intéressant et
les prix demandés raisonnables. Après cette date nous ne trouvons quasiment plus trace de
propositions spontanées et les rapports sont devenus plus tendus : d’un côté, l’Administration
a acquis maintenant la plupart des immeubles et des terrains de la Chartreuse et elle n’entend
plus traiter qu’à ses conditions, quitte à expulser après déclaration d’utilité publique, de
l’autre les propriétaires spéculent sur un renchérissement et ils préfèrent attendre le dernier
instant pour céder leur possession. Sans compter aussi que les personnalités ont changé,
Valentin et Puel partent en retraite, les responsables du lieu au niveau local le découvrent en
l’état et, ignorant le passé récent, ils ne retiennent que les injonctions de leurs chefs de service
qui s’impatientent et les exhortent à faire tout leur possible pour que l’Etat puisse compléter
ses acquisitions.
Quelques bonnes surprises au moins pour les Monuments Historiques, émaillent ces
années de restructuration, sous forme de donation pure et simple. Le 7 mars 1934, l’architecte
en chef A.Chauvel fait, ainsi part au directeur Général des Beaux-Arts d’une offre sans
contrepartie de deux pièces :
« M. Valentin m’a fait savoir au cours de ma dernière tournée que M.Moynier
Honoré, demeurant à Marseille, offre de donner à l’Etat deux pièces situées au premier
étage du bâtiment faisant suite à la boulangerie de l’ancienne Chartreuse de
Villeneuve-les-Avignon.
Le frère de M. Moynier, habitant à Villeneuve-les-Avignon, m’a confirmé
verbalement cette offre le dimanche 4 mars 1934.
J’ai visité ces deux pièces dont le gros œuvre m’a paru en assez bon état.
Cependant la toiture en tuiles creuses recouvrant l’ensemble du bâtiment est hors
d’usage. Une partie s’est effondrée.

83
Cette détermination aurait été prise par M.Moynier Honoré qui ne désirerait
pas d’une part conserver ce local comme pied à terre, l’immeuble étant très mal tenu et
le voisinage n’étant pas des plus agréables, d’autre part pour ne pas continuer à payer
de contributions pour ces pièces qui ne lui sont d’aucune utilité.
Je suppose que l’état de la couverture rentre aussi en ligne de compte.
On pourrait demander au propriétaire de confirmer son offre par écrit et
accepter cette donation, ou proposer l’achat pour une somme minime. La solution
adoptée devrait être celle permettant d’aboutir le, plus rapidement, afin d’éviter si
possible le paiement par l’intéressé des contributions puisque c’est une des raisons
qu’il donne à l’appui de son offre ».

Une autre occurrence, la proposition d’Hélène Cingria, éclaire sur les motivations de
certains donateurs, mais aussi sur les modalités de la perception du service des Monuments
Historiques. Petite nièce du célèbre écrivain suisse, Charles-Albert Cingria, journaliste aux
Lettres Françaises et à La Tribune de Genève, amie des peintres, des écrivains et des poètes
les plus connus, hôte régulière de Aragon et d’Elsa Triolet, proche de nombreuses
personnalités politiques, Hélène Cingria est installée à la Chartreuse depuis 1941 où elle a
acquis, avec son mari, M.Guenne,deux cellules qu’elle a somptueusement aménagées. Le 26
juillet 1965 l’inspecteur général des Monuments Historiques, transmet son offre au directeur
de l’Architecture :
« Madame Hélène Cingria propose de donner à l’Etat les deux cellules qu’elle
possède à l’angle de la fontaine Saint Jean dans la Chartreuse […]
Madame Guenne souhaiterait donner avec réserve d’usufruit cet immeuble à
charge pour les Monuments Historiques d’en assurer l’entretien sa vie durant.
Madame Guenne n’a comme héritiers que des frères et sœurs de nationalité
suisse et elle pense que des dispositions testamentaires seraient, de ce fait, très
difficiles à régler.
Je me suis rendu sur place à Villeneuve-les-Avignon et j’ai visité les maisons
en question. Il me paraît que l’acceptation de cette donation, une fois estimées les
dépenses à envisager, serait une opération profitable, puisqu’elle préluderait à un
aménagement du Grand Cloître ».

84
Le directeur, saisi du dossier, répond le 19 octobre 1965 :
« Je vous remercie très vivement de cette offre généreuse et intéressante et
peux vous faire connaître dès maintenant que l’Etat accepte en principe la donation des
cellules en question avec réserve d’usufruit à votre profit votre vie durant.
Une réponse définitive ne pourra toutefois vous être donnée que lorsque le
Service des Monuments Historiques sera renseigné sur les dépenses qu’entraîneront
pour l’Etat la réparation et l’entretien de ces cellules. Un rapport a été demandé à ce
sujet à mes services auxquels je rappelle instamment l’affaire.
Dès que l’Architecte de la Chartreuse m’aura fait parvenir son rapport, je vous
ferai parvenir une réponse définitive ».

En fait l’affaire n’aboutira pas, ou, du moins se conclura-t-elle autrement plus de


quinze ans plus tard, sans que l’on connaisse l’explication de la désaffection de l’Etat : les
travaux à entreprendre étaient-ils trop importants, l’architecte ne jugeait pas utile la prise de
possession ou il la trouvait prématurée, des obstacles inconnus auraient-ils surgi… ? Dans
tous les cas c’est un sentiment de flottement qui ressort de l’incident, comme si les services de
l’Etat étaient désemparés par une attitude trop inattendue, contrastant de manière trop brutale
avec les exigences, les réticences et les atermoiements des vendeurs traditionnels.

Les escarmouches.
Assez vite, sans doute même immédiatement, les habitants de la Chartreuse prennent
conscience de leur fragilité devant la puissance des interlocuteurs qui veulent s’emparer de
leurs biens, ce qui ne les empêche pas, bien au contraire, au lieu d’abandonner la place sur le
champ, de mener de multiples escarmouches destinées à retarder l’avance des troupes de
l’Etat ou à en retirer, au préalable tous les profits possibles.
La première manœuvre consiste à exciper de droits qui, échappant à la chose écrite, se
fondent sur la tradition orale et l’usage. Le canevas est toujours identique : « nous avons
toujours habité là, mon arrière grand-père y était déjà, vous pouvez demander à tous les gens
du quartier, chez moi on nous a toujours dit qu’on avait acheté le hangar après le départ des
curés, que ça remonte ça avant la Révolution... ». Viollet-le-Duc avait entendu le même type
de déclarations, en 1852, lors des débuts des travaux de restauration de la Cité de
Carcassonne, un habitant revendiquant même la propriété d’une tour entière au prétexte, là

85
aussi, que lui et les siens y avaient toujours vécu et fait leurs affaires au point que tous les
habitants de la vieille ville ne désignaient le lieu que sous son patronyme, « la tour de Vidal ».
Entre arrangements cavaliers, rumeur et état de fait, certains habitants de la Chartreuse
inventent donc, eux aussi, de nouvelles formules d’appropriation, formées sur un droit
coutumier dont ils construisent les règles, qui deviennent, à leurs yeux, plus fortes que la loi.
Sans compter que, parfois, ils ont raison et qu’ils entendent affirmer, serait-ce de manière un
peu gratuite, leur autonomie. Il faut beaucoup de temps et de tact pour les convaincre de leur
erreur et certains, persuadés de la validité de leur cause vont jusqu’au procès. Ce sentiment
perdure bien au delà des premières récupérations par les Monuments Historiques et, en 1965
encore, un peintre, connu pour son excentricité et l’aspect très « bohême » de la cellule qu’il
occupe, n’hésite pas, alors qu’il est appelé à quitter les lieux, à réclamer « une juste indemnité
en raison des nombreux travaux d’entretien et de rénovation qu’il aurait effectués », alors
même qu’il occupait indûment les lieux depuis plusieurs années sans s’acquitter du moindre
loyer.
Parfois, après avoir accepté de céder leur bien, les propriétaires, munis de titres ceux-
ci, multiplient les réserves, dont Ricard qui voulait, en 1908, que l’acte de cession stipule qu’il
gardait un droit sur la partie du Petit Cloître dont il acceptait de se défaire, au cas où un trésor
y serait découvert, condition bien entendu refusée par l’Etat. Un autre a plus de chance qui
demande un délai de six mois pour trouver un hangar destiné à remplacer celui qu’il vend et
qui est promis à la démolition. Les exigences de certains vendeurs vont très loin dans le détail
telles celles de M.Rabier, en novembre 1938 :
« Monsieur l’Inspecteur,
Comme suite à notre entretien lors de votre visite à la Chartreuse de Villeneuve-les-
Avignon, j’ai l’honneur de vous faire connaître que je suis tout disposé à céder un
garage avec terrasse au dessus formant hors ligne attenant à l’immeuble que je possède
dans l’allée des Mûriers.
Je me réserve la propriété de tous les fers, poutres et barrières à provenir de la
démolition de la partie vendue.
Il est bien entendu que vous aurez à votre charge exclusive la réfection des
escaliers et la remise en état des murs, ces travaux seront effectués dans les meilleures
conditions de solidité. Une grande porte au portail donnant accès dans la cave sera
autorisée pour permettre l’entrée soit d’un véhicule, soit de la futaille.

86
Je fixe à quarante mille francs le prix demandé par moi. Je considère que la
privation de ce garage déprécie énormément le surplus de mon immeuble dont la
valeur locative sera fortement diminuée. Ce prix devra être payé dans les six mois de
votre prise de possession, avec intérêt au taux de six pour cent l’an.
Comme les présentes ne peuvent m’engager indéfiniment, je fixe la durée de
mon engagement à trois mois de ce jour. Passé ce délai les présentes seront
considérées comme nulles et sans effet et je reprendrai purement et simplement ma
liberté d’action sans aucune formalité ».

Le plus souvent, cependant, les réserves et les transactions portent sur le droit de
jouissance de tout ou partie du bien mis en vente :
« Cette vente sera consentie par moi sous les deux conditions suivantes :
1° Vingt mille francs (20 000) comptant sans aucun rabais.
2° Je me réserve pendant un délai de cinq ans, pour mon compte
personnel, l’usage du hangar » (Lettre de M.Delannis, 17 novembre
1936).

Dans certains cas le vendeur demande l’usufruit comme une faveur. Ainsi M. Louis
qui, en 1938, accepte de céder sa parcelle au cloître Saint Jean mais « souhaite en conserver la
jouissance sa vie durant. M. Louis est en effet malade et âgé, et il désirerait finir ses jours
dans cette habitation qu’il a fait récemment remettre à neuf ». Les voisins sont vite informés
de l’accord donné à la demande et, dès lors, cette réserve devient quasiment la règle. Ainsi en
va-t-il pour M.Rouillet qui écrit à l’Inspecteur Général Verdier.
« Je veux bien accepter l’offre des Beaux-Arts pour ma maison des
Chartreux de Villeneuve-les-Avignon, mais à condition qu’on me verserait la somme
de vingt-cinq mille francs, prix offert par l’Administration des Beaux Arts, d’ici deux
mois.
En plus j’ai ouï dire qu’on avait fait des offres à d’autres propriétaires du
quartier des Chartreux de leur laisser la jouissance pendant deux ans après le paiement.
Je n’accepterai cette petite somme qu’à la condition expresse de conserver la
jouissance des lieux pendant deux ans après le paiement total » (25 juin 1939).

87
A notre sens il faut voir plusieurs raisons à cette attitude. Tout d’abord il s’agit d’une
population relativement modeste et le prix de la vente, la plupart du temps, ne permettrait pas
d’acquérir un bien convenable. Il faut ensuite tenir compte de l’aspect affectif, car la
marginalité des Chartreux dans Villeneuve a créé de nombreux liens, très forts, de solidarité et
d’entraide. De plus certains, descendants des acquéreurs des biens nationaux, se considèrent
comme les fils de la mémoire et prennent la figure, par choix ou inconsciemment, de gardiens
du temple. Enfin, et de façon la plus triviale, tous sont témoins des aléas de la politique du
service des Monuments Historiques. En effet ce dernier achète, dans un premier temps, et
constitue une sorte de réserve foncière, les travaux de restauration avançant plus lentement.
Certaines maisons acquises depuis plusieurs années sont en état de déshérence apparente et,
dès lors, les vendeurs trouvent pleinement justifiée leur revendication de jouissance au moins
temporaire. L’ensemble de ces considérations ne facilite pas la prise de décision des services
de l’Etat : faut-il refuser systématiquement les demandes de dérogations présentées comme
des privilèges insupportables qui remettent en cause l’autorité au risque de s’aliéner la
population, faut-il céder à chaque occasion au risque de se faire berner ? Les réponses varient
selon les individus en charge des dossiers et surtout en fonction des contraintes budgétaires et
des représentations idéologiques du moment qui conditionnent la place qui est accordée aux
monuments historiques. Globalement l’Etat ne connaît pas l’individu et ce sont les
préoccupations tactiques qui l’emportent : qu’a-t-on à gagner, à court ou à long terme, en
accordant un passe-droit ? Dans ce jeu du chat et de la souris il est difficile de prévoir quel
sera le gagnant à preuve l’affaire de la concession Amandier. Ce dernier possède dans la
Chartreuse une maison et un terrain, place de l’église, que le service des Monuments
Historiques désire classer pour ensuite l’acquérir. La maison est particulièrement remarquable
puisque « elle renferme un plafond peint, représentant saint Bruno enlevé au ciel par des
anges que de nombreux visiteurs demandent à voir ». Amandier veut bien permettre l’accès à
condition que l’Etat lui vende une terrasse qui jouxte son immeuble. Le 21 mai 1936
l’architecte en chef, L.Sallez, émet un avis défavorable à « une aliénation qui déprécierait
beaucoup la propriété de l’Etat ». Les instances parisiennes ne le suivent pas complètement et
le 27 décembre il adoucit sa position, proposant de « céder à M. Amandier la jouissance de la
terrasse, soit à titre précaire, soit même durant sa vie, à condition de supporter le passage des
touristes accompagnés du gardien pour la visite de la maison ». Le 1er février 1928 c’est M.
Perdreau, Inspecteur Général qui rapporte devant la Commission des Monuments Historiques

88
Vallat,le gardien du « temple », ca 1919

89
et qui annonce que seront classées la parcelle devant l’église, la maison de M. Amandier et la
terrasse qui la jouxte, contre une concession accordée pour une période de dix ans. Le 23
décembre 1939, le directeur général des Beaux-Arts renouvelle la concession de la terrasse
pour dix ans de plus. L’enclave ne semble pas gêner l’administration pendant de nombreuses
années, et il faut attendre 1965 pour qu’un inspecteur général des Monuments Historiques
découvre, avec surprise, suite à une demande de renouvellement de Amandier que la
concession existe toujours de façon tacite alors qu’elle aurait du prendre fin le 4 mai 1948.
Pressé de remettre les locaux en l’état et menacé par la pose d’une clôture pour séparer son
bien de la terrasse, Amandier proteste, arguant des conditions qui lui ont été faites en 1928 :
« Je vous serai très reconnaissant, dans ces conditions, de bien vouloir
réexaminer la situation et d’envisager, dans un esprit d’équité, la possibilité de
m’accorder le renouvellement de la concession en cause ou l’octroi d’une nouvelle
concession de manière à compenser la perte de jouissance de mon terrain sur la cour
de l’église de la Chartreuse ».

Nous n’avons pas trouvé trace de la décision finale - sans doute le maintien du refus -
mais il n’en reste pas moins que, pendant près de quarante ans, un Chartreux a su négocier
une indépendance affichée et sans doute un peu narquoise.
Dans ces assauts le dernier cas de figure, le plus brutal, est le refus pur et simple de
vendre qui empêchera longtemps certaines acquisitions avant que la procédure
d’expropriation ne devienne un instrument quasiment usuel. Nous avons évoqué auparavant
les réticences voire le refus obstiné et durable opposé à l’achat des parcelles de la chapelle des
fresques puisque c’est l’un des premiers et le plus emblématique, mais dans nombre de cas il
faudra que l’Etat reste aux aguets, profitant de problèmes d’argent ou attendant le décès de
propriétaires qui ne veulent pas céder leur avoir, pour arriver à ses fins. L’affaire sans aucun
doute la plus terrible reste celle de la cellule Valentin, qui avait été l’architecte ordinaire en
charge de la Chartreuse de nombreuses années, après que son père eut occupé la même
fonction. Il est vraisemblable qu’au cours de sa longue carrière le personnage, comme nombre
de ceux qui entretiennent des rapports d’abord très étroits avant de devenir passionnels avec la
Chartreuse, se soit identifié à une sorte de maître spirituel du lieu et qu’il ait eu, peu à peu, le
sentiment de présider à sa destinée. Tout porte à croire que sa mise à la retraite, en 1953, et sa

90
mise à l’écart au profit d’un nouveau confrère, même si ce dernier faisait partie de ses amis,
brisant le rêve, lui ait laissé une grande amertume. Toujours est-il qu’en 1964, malgré les
sollicitations de l’Etat qui met tout en œuvre pour acquérir la « belle cellule » qu’il possède
sur le cloître Saint Jean, malgré les pressions amicales de son successeur Pierre Biscop, il
refuse d’accéder au prix proposé par les Domaines, arguant d’une offre américaine largement
supérieure, et les services, n’osant pas entreprendre une procédure d’expropriation à
l’encontre de leur ancien collaborateur, devront attendre sa disparition pour traiter avec ses
héritiers.

Les grandes batailles.


Les clés du royaume.
Tous les conflits évoqués jusqu’à présent tiennent plus de la palabre, du jeu de rôle et
de l’affrontement théâtral que de la guerre ouverte, alors qu’un certain nombre de situations
dégénèrent au point de se transformer en véritables « émotions patrimoniales », spectaculaires
et acharnées, qui peuvent être assimilées à des batailles, si nous nous en tenons au discours
métaphorique qui caractérise les rapports des « Chartreux » et de l’Etat dans la longue
opération de récupération de ce petit quartier. La mise en place du gardiennage et la libre
circulation dans la Chartreuse figurent en bonne place dans la panoplie de ces affrontements.
Sans trop forcer le trait il est possible de comparer la situation en 1909 à celle du Far
West des premiers colons américains, les « chartreux »tenant la place des « sauvages » et les
représentants des Monuments Historiques celle des cow-boys. Passé le portail de la
République, et a fortiori celui de la Valfrenière, nous entrons dans un petit village,
globalement paisible mais qui, au long des décennies, a créé ses usages et mis en place un
fonctionnement relativement autonome sans se soucier, sinon à court terme du destin du
monument : si une gouttière se crée elle est réparée tant bien que mal, les murs qui menacent
de s’effondrer et mettent trop en péril les enfants sont rapiécés, sinon tout le monde va à sa
guise, puise de l’eau au puits, fait « venir » sa basse-cour, rentre son foin…Tout à coup ce qui
était licite, « naturel » hier, devient interdit, le lieu naguère ouvert se transforme et commence
à se fermer, l’Etat entend affirmer son pouvoir à l’aide d’un délégué permanent, un gardien,
qu’il est impossible de ne pas assimiler au shérif des westerns dont la tâche principale est de
faire respecter la loi et toute la loi, sans aucune considération de particularités locales ou de
privilèges, fussent-ils présentés comme immémoriaux. La première réflexion dont nous

91
trouvions trace à propos d’un gardiennage éventuel remonte à 1907 et figure dans un rapport
de l’Inspecteur Général Grandjean qui discute la proposition d’achat du Petit Cloître que
propose Formigé :
« Pour justifier cette combinaison, il (Formigé) fait valoir que le
gardien du Fort Saint André pourra très bien assurer la surveillance du Petit Cloître.
En réalité le gardien du Fort Saint André ne pourra jamais assurer le
gardiennage du Petit Cloître, sinon provisoirement. Il faudra quelqu’un dans la
Chartreuse pour remplir cet office et pour détenir les clés de la chapelle. On ne peut
pas obliger les touristes à monter au Fort Saint André pour y chercher le gardien quand
ils auront envie de voir les fresques de la chapelle. Mais cette difficulté pourrait être
tournée, si l’on établissait un gardien spécial, sans traitement, dans les dépendances du
Petit Cloître, ce qui serait facile ». (Rapport à la Commission des monuments
Historiques, 29 novembre 1907).

C’est ce même Grandjean qui nous fournit, quelques années plus tard, en 1912, les
renseignements les plus, précieux sur cette mise en place, dans un rapport manuscrit qu’il
rédige à la suite des nombreux incidents qui ont opposé le gardien et les « chartreux » :
« Jusqu’en 1909 le service des M.H n’a pas entretenu de gardien à la
Chartreuse. Une vieille femme détenait les clefs de la chapelle d’Innocent VI et c’était
tout. Mais quant l’Etat a eu acquis le Petit Cloître et d’autres immeubles dans le
voisinage de la chapelle, il a fallu songer à faire garder ces nouvelles propriétés. On a
décidé alors de créer un gardien. On avait pensé d’abord confier le service de la
Chartreuse au gardien du Fort Saint André, qui à la rigueur aurait pu cumuler les deux
emplois. Mais cet homme, qui est originaire de Villeneuve, qui par conséquent connaît
bien les gens du pays, a entrevu tout de suite que le métier de gardien de la Chartreuse
ne serait pas commode tous les jours. Il a refusé. Matoy est un fin limier, il n’a pas
volé son nom. Il a prévu ce qui se passerait.
Il a prévu que les pauvres hères de la Chartreuse, habitués à guider les touristes
dans le dédale des ruelles de l’ancien couvent et à recueillir des pourboires, verraient
avec déplaisir un personnage à képi s’établir au milieu d’eux et leur souffler la
générosité de ces visiteurs. Le gardien deviendrait tout de suite l’ennemi et on le
traiterait en conséquence. C’est ce qui est arrivé.

92
Le puits du sacritain

93
Matoy donc ayant décliné les présents de l’administration, on a installé à la
Chartreuse un gardien spécialement affecté au monument. On a fait choix pour ce
poste d’un ancien sous-officier nommé Vallat, homme de tout repos, pacifique et
jovial. Mais d’abord c’était un étranger, donc un intrus. Premier défaut. Et puis
immédiatement, il a arboré un képi, avec les lettres M.H, un vieux képi que lui avait
prêté son collègue Matoy, non peut-être sans malice. Bien mieux il a suspendu à
l’entrée de la Chartreuse un écriteau : « S’adresser au gardien au Petit Cloître ».
Aussitôt les touristes se sont mis à délaisser les offres des gamins, gamines, matrones
et autres « chartreux » qui se pendaient à leurs basques dès qu’ils avaient passé la
Porterie et… adieu les pourboires. Au bout de huit jours, comme l’avait prévu Matoy,
Vallat ne pouvait plus sortir du Petit Cloître, où résidaient maintenant ses pénates, sans
être hué et conspué ».

Il est certain que la « mendicité touristique » a existé à la Chartreuse comme dans tous
les monuments historiques, et nous savons par exemple que, à Carcassonne, le maire avait été
amené à prendre un arrêté contre tous ceux qui s’étaient fait une spécialité de solliciter les
voyageurs à peine descendus du train pour les conduire à la Cité, leur expliquant qu’ils
n’auraient pas meilleur guide. Vu l’état de délabrement de la Chartreuse en 1909 et sa
mauvaise réputation il est permis de s’interroger sur le nombre véritable de visiteurs, et s’il est
possible de croire que les enfants pouvaient collecter quelques piécettes en jouant les
drogmans, il ne semble pas vraisemblable que cela ait été la cause principale des tensions qui
opposèrent en permanence gardien et population. Certains procès-verbaux et les réclamations
qui s’ensuivent font mieux comprendre où se situaient les enjeux et surtout l’incompréhension
devant les réprimandes des « chartreux ». Des arènes de Nîmes ou d’Arles, en passant par
Vaison-la-Romaine ou Carcassonne c’est toujours la même stupéfaction, qui se charge vite en
colère, qui anime des habitants qui n’ont en aucun cas le sentiment de vivre dans un
monument historique et qui perçoivent comme une usurpation intolérable, car sans fondement
à leurs yeux, les interdictions et les changements induits par le changement de statut de leur
lieu de vie.
A la Chartreuse l’obsession de Vallat est double : d’abord limiter la circulation
intempestive des habitants, éviter qu’ils n’encombrent les rues, problème sur lequel nous

94
allons revenir, et, par ailleurs, assurer la propreté maximum au lieu. Le souci du gardien
s’inscrit, en fait, dans une perspective hygiéniste plus globale, jamais vraiment étudiée, et qui
concerne tous les monuments. La hantise de la saleté, des scories accompagne la volonté de
restauration, de retour dans le temps, car, pour jouer le rôle de témoin idéal que les services
des Beaux-Arts entendent lui donner, le monument doit être purifié, retrouver une virginité
originelle, bien entendu complètement virtuelle. Débarrassé des transformations dues au
temps, fixé dans un état de plénitude que lui fixe l’imaginaire - à Carcassonne Viollet-le-Duc
invente une Cité du XIVème siècle - le monument, au quotidien, doit se défaire de tous les
signes de la trivialité, offrir un visage lisse et clair et faire refluer la vie ou au moins
l’enfermer en la rendant invisible. Parallèlement, le gardien doit veiller à l’entretien car,
comme son nom l’indique, il a pour mission de « garder », de protéger, de défendre le lieu
contre d’invisibles ennemis, puisque le propre du monument historique est de vivre sous une
menace permanente, d’être à la merci de tous ceux qui visent sa perte, les résidents quand il
est habité, remplacés plus tard par les visiteurs que le gardien doit « surveiller » sans cesse.
Voilà Vallat dans ses œuvres :
« Nous soussigné, Renè Vallat, gardien des Monuments Historiques, ancienne
Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon, certifions que ce jour, vendredi 14 mars, à
19h30, conformément à mon service nettoyant et balayant le devant de l’église, Porche
Louis XV, et en mettant les balayures de côté où on a l’habitude de les déposer sur un
terrain communal, j’ai été pris à parti par la dame veuve Monier, épouse Dullin, sous
le prétexte que je n’avais pas le droit de mettre les balayures là, et qu’elle les mettrait
au milieu, ce qu’elle fit, les écartant avec ses pieds et les remettant d’où je venais de
les balayer, ce, en m’insultant, criant que j’étais un malhonnête homme, un voyou,
crapule, canaille, si je n’avais pas honte de mendier, de tendre la main au portail des
Chartreux. Je lui ai fait remarquer que je n’avais pas d’observations à recevoir d’elle,
que si elle avait des droits elle n’avait qu’à le faire valoir, et non à m’insulter.
Continuant à m’injurier je lui ai dressé procès-verbal pour outrages dans l’exercice de
mes fonctions… » (14 mars 1913).

A d’autres reprises il s’en prend aux auteurs de dégradations plus ou moins


volontaires :

95
« Nous soussigné René Vallat croyons devoir signaler à l’administration des
Beaux-Arts que la partie de la galerie du Petit Cloître contiguë et englobée dans la
propriété de l’Etat, appartient au sieur Louiset, et habitée par lui, n’est pas entretenue,
que les eaux pluviales s’infiltrant et passant à travers la voûte en la dégradant, on
constate de nombreuses gouttières qui peuvent compromettre la solidité des voûtes du
Cloître, celle du Petit Dôme ou Lavabo du XVII ème siècle, dont une partie est verdie
par l’humidité.
Malgré l’intervention de M. l’Architecte et les nombreuses démarches que j’ai
faites auprès du sieur Louiset, pour qu’il fasse les réparations nécessaires, il n’a pas été
possible d’obtenir satisfaction.
Nous avons donc, en conséquence, dressé le présent procès-verbal » ( 19
novembre 1913).

Mais ceux que Vallat pourchasse inlassablement ce sont les pires ennemis du
monument, les enfants, qui n’hésitent pas dans leurs jeux, assurés de leur impunité et de la
célérité que leur procure leur âge, à s’emparer de tous les matériaux nécessaires à leur activité,
ou à prendre pour cible, avec leurs frondes, les sculptures les plus en saillie, ou les
lampadaires quand il y en a, qui constituent des cibles idéales :
« Ce jour, samedi 8 novembre 1913, vers les 5 heures du soir, j’ai surpris un
groupe d’enfants qui, malgré mes observations réitérées, jouaient dans la fontaine
Saint Jean, monument historique. Ces enfants depuis longtemps font des dégâts soit
avec des morceaux de fer ou outils quelconques, faisant sauter, les angles des
moulures, les arêtes vives des nouvelles restaurations faites au monument, et ce malgré
mes observations et écriteau placé dans le monument.
Ce jour là, de nouvelles dégradations venant d’être faites par ces enfants, et ne
pouvant préciser la responsabilité de chacun, je signale les nommés Baptiste et Julien,
enfants de l’assistance publique, confiés aux soins du sieur Mallet, les enfants
Boussieux, les enfants Duchamp, les enfants Bartali, sujet italien .
Les parents de ces enfants ne voulant pas tenir compte de mes observations,
j’ai dressé le présent procès-verbal ». Le gardien, René Vallat.

96
La fermeté affichée et un peu fate de Vallat ne doit pas, cependant, laisser croire qu’il
règne en maître sur la Chartreuse. Il suffit de voir, et c’est lui qui la rapporte, la réponse qui
lui fait la femme Monier :
« Vous pouvez toujours verbaliser, le juge de paix se charge de vous régler,
vous savez ce qu’il en fait de vos procès-verbaux, vous n’avez pas le droit de
verbaliser ».

Quel est donc le statut véritable du gardien Vallat dans la Chartreuse ? Est-il
l’émissaire intransigeant et imperturbable de l’Etat qui lui porte un soutien sans faille
puisqu’il l’a nommé ? Comment apparaît-il aux yeux de la population ? Est-ce un tyran
redouté, un croquemitaine juste bon à effrayer les enfants ? Sans doute un peu tout cela, mais
il faut surtout voir que sa situation est beaucoup plus ambiguë et moins sure qu’il n’y paraît
car chacun entend tirer profit des conflits issus du gardiennage. L’administration elle même
appelle parfois à plus de nuances. Ainsi Jules Formigé, architecte en chef et « sauveur » de la
Chartreuse, se montre plus modéré après le procès-verbal que dresse Vallat conte les parents
des enfants qui dégradaient la fontaine :
« Les amendes que l’on pourrait infliger aux auteurs des dégâts, d’ailleurs
assez vaguement désignés, ne pourraient qu’irriter les habitants du Grand Cloître et les
pousser à des actes de vandalisme. Le plus simple à notre avis consisterait à faire
entourer l’ancienne fontaine Saint Jean par une grille tenant le public à distance.
Comme il n’y a là qu’une question d’aspect général, les visiteurs ne seraient
aucunement privés et le monument historique serait garanti contre toute nouvelle
dégradation » (24 décembre 1913).

Ce demi désaveu, sans être vraiment la règle, a toutefois tendance à se répéter surtout
aux moments les plus critiques quand certaines victimes de Vallat, peut-être encouragées et
certainement manipulées, portent plainte contre lui pour abus de pouvoir . Si l’architecte
ordinaire atteste que « cet agent s’acquitte de son service d’une manière satisfaisante à tous
les points de vue » (20 octobre 1911), observation que le Sous-Secrétaire d’Etat au Beaux-
Arts reprend à son compte, il n’en reste pas moins que l’Inspecteur Grandjean, très au fait de
la situation, montre beaucoup plus de prudence :

97
« J’ai rendu compte à l’époque de la condamnation de Vallat. Il était difficile
d’intervenir. L’administration s’est abstenue. En appel heureusement tout s’est
arrangé. Le parquet de Uzès a pris lui-même l’affaire en mains. Vallat a été acquitté,
tandis que les insulteurs étaient sévèrement frappés » (18 avril 1912).

Donc, dans les moments difficiles, quoiqu’ils en disent, le gardien a été lâché par une
partie des siens, par ceux là mêmes qui lui avaient confié sa mission. La bataille se déroule, en
effet, à un double niveau : sur le plan local le combat est violent et sans pitié, l’architecte
ordinaire explique par exemple que le désaveu de Vallat mettrait un terme au gardiennage de
la Chartreuse, que personne ne voudrait occuper un poste aussi exposé et que, dans
l’immédiat, si le jugement était confirmé, il fallait faire sortir Vallat pour protéger son
intégrité physique. Paris se montre plus expectatif, sans doute parce qu’il connaît le dessous
des cartes et qu’il espère une issue favorable, ce qui sera le cas, le tribunal de Uzès cassant la
décision de condamnation de Vallat par le juge de paix de Villeneuve-les-Avignon. Car, une
fois encore, ce sont les mêmes protagonistes qui s’affrontent, le service des Monuments
Historiques, la population de la Chartreuse, la mairie et un dernier personnage,
particulièrement important dans la période qui va de 1910 à 1925, le juge de paix.
Revenons au détail de l’affaire. Le 26 septembre 1912, Vallat dresse un procès-verbal
à Ballet Jean et Escourrou Pierre, qu’il trouve :
« avec leur pressoir et tous ustensiles et accessoires en train de presser la
vendange des nommées Bonnery Louise et Bonnery Marie.
Leur ayant fait observer que dans cet espace réduit, ils gênaient la libre
circulation des visiteurs, et qu’en outre les dames Bonnery n’avaient aucun droit ni
sous le cloître, ni dans la cour, autre que celui de venir puiser de l’eau au puits du
sacristain, la dame Bonnery m’a répondu qu’elle ne me connaissait pas, que celui-ci
irait rejoindre les autres.
Les dames Bonnery n’ayant aucun droit d’usage sur la propriété de l’Etat et
n’ayant pas tenu compte de mon observation, ont continué d’encombrer le passage ;
nous leur avons en conséquence sur le refus d’évacuer la propriété de l’Etat dressé le
présent verbal ».

98
Les accusées et leurs domestiques ne se laissent pas faire et envoient, dans un premier
temps, deux courriers aux autorités, le 30 septembre. D’abord les ouvriers, Ballet et
Escourrou, qui font parveir envoient une missive à M.Le Sous Secrétaire d’Etat :
« Commandés par Madame Bonnery, qui habite dans le quartier de l’ancienne
Chartreuse, pour presser le marc de raisin, nous avons été obligés par la disposition
des lieux de passer par le cloître, autrefois chemin public, pour arriver à son domicile,
cour du sacristain, monument historique […]
M.Vallat, garde des monuments historiques nous a dressé procès-verbal ainsi
qu’à la propriétaire, Madame Bonnery, et pourtant, notre travail terminé, les lieux ont
été nettoyés, balayés et propres comme avant.
Nous sommes des ouvriers gagnant difficilement notre vie, nous avons
conscience de n’avoir commis aucun délit, nous vous serions profondément
reconnaissant, de vouloir bien faire annuler le procès-verbal qui a été dressé contre
nous ».

De leur côté les femmes Bonnery s’adressent au ministre des Beaux-Arts :


« Depuis déjà longtemps nous sommes l’objet de tracasseries de toute sorte de
sa part au sujet d’un puits auquel nous avons le droit de puiser[…]
Il est vrai qu’il cherche à se servir de ses fonctions pour assouvir une haine
personnelle. Nous ne comprenons pas qu’on laisse si longtemps sans rappeler à l’ordre
cet individu qui a une condamnation pour dénonciation calomnieuse faire des misères
à deux pauvres femmes qui ne demandent qu’à vivre en paix du fruit de leur travail.
J’espère Monsieur le Ministre qu’à l’avenir M.Vallat se tiendra dans ses
attributions, sinon nous serons obligées de défendre nos droits car nous ne pouvons
admettre que l’Administration supporte plus longtemps les incartades de l’un de ses
employés sans y mettre bon ordre ».

Les choses vont aussi plus loin localement puisque la gendarmerie, mandatée par le
Procureur d’Uzès, vient entendre les protagonistes, chacun répétant sa version, Vallat jouant
les incorruptibles faisant strictement observer la loi, tandis que la femme Bonnery reprend la
pose de la victime injustement frappée :

99
« M.Vallat m’a déclaré qu’il me dressait procès-verbal pour encombrement sur
la propriété de l’Etat dont il avait la garde sous prétexte que je gênais la circulation des
visiteurs, m’a t-il dit.
Il est exact que j’ai dit à M.Vallat que je ne le connaissais pas. Mais j’affirme
que je ne gênais pas la circulation, d’autant plus que ce travail a duré demi-heure
environ, et que pendant ce temps aucun visiteur n’est venu voir les monuments
historiques. Si j’avais un autre emplacement je l’utiliserais de préférence, mais il ne
m’est pas possible de passer ailleurs pour rentrer mon peu de récolte. Le passage où je
me trouvais est public et j’ai fait en sorte de gêner le moins possible.
M.Vallat profite de ce que je suis seule avec ma nièce pour me créer des
ennuis ».

Dans toutes ces affaires plane un certain sentiment d’impunité, comme si, au fond, les
habitants savaient qu’ils n’avaient rien à craindre du gardien, et pour cause. En effet, au
moindre incident les « chartreux » se tournent vers la mairie qui prend leur défense, en
profitant pour régler ses comptes avec l’ancien maire, considéré comme un allié objectif des
Beaux Arts, devenus maintenant des prédateurs aux yeux de la nouvelle équipe municipale.
Vallat n’est donc qu’un ennemi et entraver son action c’est affirmer son pouvoir face à l’Etat.
Le personnage le plus important dans cette affaire, et plus globalement pour la période entière
puisque nous allons voir sa main dans d’autres affaires, demeure, cependant, le juge de paix.
Nous ne savons que peu de choses de lui mais, ce qui est assuré, c’est qu’il porte aux
Monuments Historiques une haine farouche qui le fait s’employer à contrecarrer leur action
chaque fois qu’il le peut. Avec Vallat il ouvre les hostilités à peine les premiers incidents
éclatent-ils, et Grandjean, une fois encore, livre des détails précieux dans son mémorandum
sur les débuts du gardiennage :
« Vallat est placide, mais un jour où il avait été un peu trop injurié, il est sorti
de son caractère ; il a verbalisé. La gendarmerie est venue faire une enquête, et on a
poursuivi les insulteurs en simple police. Ici tout s’est gâté.
A l’audience les individus poursuivis ont prétendu que Vallat les avait lui-
même insultés et ont demandé reconventionnellement une condamnation contre lui. A
la stupéfaction générale, malgré le ministère public, Vallat a été condamné et les autres
acquittés. Le tout avec des considérants qu’on peut qualifier d’impertinents à l’adresse

100
de l’administration des Beaux Arts. L’amende et les dommages et intérêts que le juge
infligeait à Vallat faisaient perdre à ce modeste agent le tiers ou la moitié de sa
modeste indemnité annuelle. Il aurait pu réclamer la protection de ses chefs. Il n’a rien
dit. Il s’est contenté de faire appel. Ceci se passait dans l’été de 1909. En appel
heureusement tout s’est arrangé. Le parquet d’Uzès a pris lui-même l’affaire en mains.
Vallat a été acquitté, tandis que les insulteurs étaient sévèrement frappés ».

Retour en arrière ou pas ce que la représentation populaire a retenu est que l’agent de
l’Etat a été désavoué, que les forces locales avaient remporté une bataille et que, une fois
encore, la situation n’avait été renversée que par l’action d’une coalition extérieure La
condamnation de Vallat le suit comme une tache infamante que rappelle la femme Bonnery au
ministre dans la fin de sa lettre du 30 septembre 1911 :
« P.S. Le gardien des Chartreux à Villeneuve a été condamné par le juge de
paix de Villeneuve pour dénonciation calomnieuse. Sur appel le jugement a été
confirmé par le tribunal d’Uzés.
Quant à nous, une enquête ne peut que nous être favorable ».
Que la condamnation ait été réelle ou imaginaire, qu’il y ait eu ou non retour en arrière
importe moins que le sentiment de victoire, fut-il éphémère de la population, et, malgré
l’optimisme de Grandjean, il est obligé de reconnaître, deux années plus tard que les choses
sont restées en l’état :
« Depuis lors Vallat a été respecté. Mais le juge de paix, dépité du sort que les
juges d’Uzès avaient fait à sa décision, et surtout à ses considérants, est devenu le
centre du groupe des mécontents. Je ne connais pas ce magistrat ; je ne l’ai jamais vu ;
j’ignore jusqu’à son nom. Mais je suis obligé de dire qu’à Villeneuve les hommes les
plus dignes de foi et les plus honorables l’accusent ouvertement de se faire, contre le
gardien et contre le service des Beaux Arts, l’instigateur d’une véritable agitation.
Naturellement je ne certifie pas la véracité de ces bruits. Mais uns chose est sure, c’est
que tous les individus contre qui Vallat verbalise sont invariablement acquittés. Le
dernier jugement dont j’ai eu connaissance date du 4 novembre 1911. Il est édifiant ».

Il s’agit, à nouveau, d’un procès-verbal à l’encontre de la femme Bonnery, accusée


cette fois d’avoir jeté ses eaux grasses à même la rue. L’ancien maire, Alexandre Guiraud, qui

101
a conservé son poste de conseiller général, outré, rend compte de l’affaire à Grandjean par
courrier du 8 novembre 1911 :
« Comme je l’avais prévu, M. le juge de paix a déclaré nul le procès-verbal de
votre agent Vallat, renvoyant la dame Bonnery sans amende ni dépens. Comme
Ministère public, j’ai fait un pourvoi en cassation.
Ce jugement déclare que seul le garde-champêtre ou l’agent municipal avait le
droit de verbaliser, que c’était une contravention à un arrêté municipal, la cour du
sacristain appartenant à la commune, - plus fort, Madame Bonnery, d’après le
jugement, se serait conformée, en jetant de l’eau, à un arrêté municipal qui oblige les
habitants à arroser le devant de leur porte pendant l’été. Or vous connaissez ces lieux,
la façade de la maison Bonnery donne dans la rue du Fort. Madame Bonnery pour
aller dans cette cour est obligée de passer dans un couloir tortueux établi dans la cave
de la maison du sacristain […]
Vous voyez d’ici l’arbitraire de ce jugement qui fait rire la population et la
pousse à commettre des délits envers votre administration ».

Rien ne fera cesser jusqu’à son départ l’hostilité envers le gardien Vallat que nous
voyons poser sur les cartes postales, indifférent aux plaintes et aux quolibets, aux quatre coins
de la Chartreuse, entendant afficher, dans la raideur un peu gauche de ses postures,
l’importance de sa fonction et la pérennité de l’Etat. Il faut attendre 1923 et son départ pour
assister à une transformation. Un règlement en dix articles fixant strictement les conditions de
visite de la Chartreuse est publié, les autorisations et les interdictions sont précisées, un
nouveau gardien, Désiré Cordillac, assez insipide pour n’avoir laissé aucune trace dans les
mémoires, est nommé. A ce moment là il est possible de dire que les Monuments Historiques,
s’ils n’ont pas gagné la guerre, ont au moins remporté une victoire. Quoique les « chartreux »
en aient, quels que soient la médiocrité de leurs rapports avec l’Etat et la suspicion qui les
anime, ils savent qu’ils vivent dans un monument en bonne part classé et qu’ils doivent
composer avec les contraintes imposées par cette situation. Il est aussi vraisemblable que les
acteurs emblématiques du plus fort du conflit aient disparu et que certaines tensions se soient
calmées, mais, ce qui compte c’est que, plus ou moins directement, toutes les affaires que
nous venons d’évoquer, trouvent leur épicentre dans la notion d’espace public et de liberté de
circulation qui est à l’origine de la seconde grande bataille qui opposera, de nombreuses

102
années, « chartreux » et services de l’Etat, s’achevant, très tard, par une victoire des
Monuments Historiques qui est encore vécue actuellement, comme une défaite insupportable
par de nombreux villeneuvois.

Va-et-vient libertaire.
Dés qu’elle est vendue comme bien national, l’organisation interne de la Chartreuse
est profondément modifiée pour tenir compte d’abord des intérêts particuliers, mais aussi des
nécessités collectives : les cloîtres et les allées deviennent des passages publics,
l’ordonnancement des cellules est bouleversé pour assurer de nouveaux transits, il faut parfois
élargir et tomber des pans de mur pour permettre la circulation des charrettes et des animaux,
église et chapelles se transforment en hangars dont l’accès doit être le plus commode…Peu à
peu le couvent clos et paisible prend le visage d’un petit village avec sa place, ou au moins ses
placettes publiques, son puits collectif qui est longtemps le seul point d’eau, ses lieux de
rencontre et d’activités collectives variant au gré des saisons et des travaux, l’espace privé
laissant une large part à l’espace public géré selon les règles que mettent en place les habitants
eux-mêmes. C’est à cette indépendance et à cette organisation internes que sont confrontés les
Monuments Historiques, dès 1904, quand ils décident d’acquérir bâtiments et parcelles de
l’ancienne Chartreuse, et même bien avant si nous considérons la servitude touchant la
chapelle d’Innocent VI. Si les « chartreux » acceptent, avec plus ou moins bonne grâce,
l’emprise des Beaux-Arts sur le foncier privé, ils refusent et surtout ils ne comprennent pas les
empiétements sur ce qu’ils considèrent comme le domaine public. Une fois encore se
retrouvent, dans un face à face amer et belliqueux, deux mondes qui ne peuvent pas se
comprendre tant les intérêts des uns et des autres divergent, les premiers rêvant d’être les
seuls maîtres de ce monde vidé de toute vie, où seules les pierres délivreraient le message de
leur mémoire, les seconds vivant au fil des jours en s’efforçant d’accommoder l’espace aux
besoins du travail et de la sociabilité. Ainsi, en 1916, Thomas David, agriculteur et félibre, qui
vit dans l’ancienne abbaye, considère comme normal, voire banal, que l’architecte en chef
Sallez accède à sa demande d’autorisation de traverser l’église pour se rendre à ses champs.
Par contre les atteintes à ces dispositions apparaissent comme des brimades intolérables que
rien ne peut justifier, et elles entraînent des mouvements d’humeur dont l’ampleur va
croissant et qu’une étincelle pourrait transformer en véritable révolte, au vu des incidents qui

103
Fillette devant l'église, 1912

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opposent Vallat et les « chartreux », ou du mécontentement et des obstacles qui accompagnent
la fermeture du passage de la chapelle des fresques. Ce qui est en cause dans le différend que
nous avons vu entre les femmes Bonnery et le gardien c’est le sentiment que toutes les ruelles
de la Chartreuse, tous les passages, anciens ou récents sont de libre circulation et bien public.
Or l’administration soutient un point de vue différent qu’exprime l’architecte ordinaire
Valentin dans un rapport au secrétaire d’Etat aux Beaux-Arts du 20 octobre 1911 :
« La contravention des dames Bonnery consiste dans l’usage abusif qu’elles
ont fait du puits existant dans la cour dite du Sacristain. (Propriété de l’Etat). Les
habitants de ce quartier usent depuis très longtemps du droit de puisage. Cette faculté
entraîne nécessairement la servitude du passage à travers le cloître et l’accès de la
petite cour contenant le puits, mais rien de plus.
Le gardien Vallat n’a jamais refusé le puisage de l’eau aux dames Bonnery, pas
plus qu’aux autres usagers du puits en question. Mais il s’est opposé à ce que celles-ci
vinssent encombrer et salir la cour, soit en nettoyant des tonneaux, soit en y lavant le
linge […]
Le conflit paraît d’ailleurs résulter d’une erreur sur la question de propriété.
L’administration municipale et même le juge de paix de Villeneuve prétendent que
toutes les voies fréquentées par le public dans la Chartreuse sont communales. Les
habitants, forts de ces prétentions, résistent au gardien lorsqu’il se produit quelque
chose d’irrégulier, et, si le garde dresse un procès-verbal, le juge de paix qui devrait
l’appuyer, se met au contraire en contradiction avec lui, à cause de l’ignorance dans
laquelle il se trouve des droits de l’Etat sur certaine parties de la Chartreuse, depuis les
acquisitions faites durant ces dernières années […]
Nous pensons que pour mettre fin à ce désaccord et éviter de nouveaux conflits
à l’avenir, il doit suffire de signaler à l’administration municipale l’erreur qu’elle
commet lorsqu’elle déclare que tout est communal à la Chartreuse, et à lui demander
de prendre communication, si c’est nécessaire, des titres et plans déposés aux minutes
de M.Guiraud, notaire à Villeneuve, afin de s’instruire sur l’étendue des droits de
l’Etat ».

105
La réponse, digne d’un casuiste, ne règle rien, bien sûr, mais elle éclaire au mieux les
perceptions et les désirs des différents protagonistes. Les interminables tractations autour de la
chapelle pontificale illustrent parfaitement, elles aussi, le climat de tension et les
affrontements virtuels, parfois cependant aux limites de l’émeute populaire, qui constituent le
plus clair des relations entre habitants et service des Monuments Historiques. Nous avons vu
les faits. Dès 1849, les Beaux-Arts prennent conscience de l’intérêt des fresques de la chapelle
d’Innocent VI, mais ils constatent aussi que l’édifice appartient à des particuliers, comme le
reste des bâtiments de la Chartreuse du reste. En outre il est frappé d’une servitude puisque,
pour des raisons de commodité, l’abside ayant été abattue, il a été créé un couloir qui permet
de rejoindre directement le Tinel, l’ancien réfectoire des moines, lui-même à ciel ouvert après
effondrement de son plafond dû, lui, à l’action conjuguée des intempéries et de l’impéritie des
hommes à veiller à son entretien. Débutent alors de longues palabres entre l’Etat et les
propriétaires. Celui-là, dans un premier temps, n’envisage pas d’acheter, d’abord parce qu’il
ne s’est jamais trouvé dans cette situation et qu’il ne sait pas la gérer administrativement,
ensuite parce qu’il craint que l’appétit des vendeurs ne soit au dessus de ses moyens.
Adoptant une position médiane il propose, sinon d’acquérir le passage, du moins de protéger
les fresques en mettant en place un plancher qui les isolerait. Les possesseurs du lieu, ils sont
deux, seraient d’accord mais demandent un tel prix, prétextant qu’ils perdraient ainsi l’usage
de ce qui leur sert de réserve à foin, que le préfet, chargé de l’affaire, renonce à aller plus loin.
L’achat de la chapelle par l’architecte Revoil, en 1873, et sa rétrocession à l’Etat ne règle rien
puisque la servitude subsiste et que les « chartreux », sans compter un certain nombre de
Villeneuvois, l’utilisent quotidiennement, veillant au bon respect de l’usage. Les années
passent et la situation apparaît comme tellement acquise qu’en 1904 quasiment tout le monde
a oublié les péripéties précédentes jusqu’à la manœuvre de Revoil. Formigé relance alors la
réflexion mais avec la prudence et la bonne connaissance du petit quartier qui le caractérisent,
sans oublier, très certainement, le secours que représentent pour lui les informations et les
conseils du maire-notaire Guiraud auquel la lettre est peut-être adressée :
« Je viens d’être avisé que le chœur de la chapelle d’Innocent VI où sont les
curieuses fresques du XIVème siècle, dessinées et reproduites par Brune, appartient à
l’Etat.

106
Nous pensons donc supprimer le passage des charrettes qui se fait si
malencontreusement au travers de l’abside, mais en brusquant les choses je crains des
protestations, et l’électeur passera avant le monument historique.
Pour réussir je proposerai donc de faire établir un petit devis de réparation à
l’édifice ; pour l’exécuter nous fermerions le passage et après cela il resterait fermé
sans brusquer personne. Une fois le mur d’abside rebâti, on ne le démolirait plus.
Qu’en pensez-vous ?
La lettre ministérielle m’autorise à faire les propositions de travaux et à
supprimer le passage, mais je crois utile de faire cela avec ménagement » (25 octobre
1904).

Un autre courrier, daté du 29 octobre, laisse penser que son interlocuteur lui a
immédiatement répondu, le confortant dans la modestie de ses projets :
« Cher Monsieur,
J’ai bien senti qu’en opérant comme me le prescrivait la lettre ministérielle, je
n’agirais pas prudemment. Comme vous dites il faut avoir le droit de boucher un
passage, il faut compter aussi avec les routines et les habitudes des gens vis à vis
desquels on nous donnera toujours tort ».

Dans un autre document, non daté, et accompagné d’un plan que nous n’avons pas
retrouvé, Anatole Guiraud étudie minutieusement les possibilités d’aménagement, et il en
propose trois, énumérant leurs inconvénients et leurs avantages, qu’il transmet à l’Inspecteur
Général Grandjean. Ce dernier soumet celle qu’il a retenue à la séance de la Commission des
Monuments Historiques du 9 février 1906 :
« Suppression du passage
Le sol du passage n’appartient pas à l’Etat. L’Etat n’a donc pas le droit de se
l’approprier sans autre forme. De plus il est impossible de faire disparaître le tunnel,
sans rétablir, à droite ou à gauche de l’abside, en la contournant, une issue équivalent
pour les piétons et les charrettes. Or, on ne peut créer cette nouvelle issue qu’à la
condition d’acquérir et de démolir au préalable quelques bâtisses, de peu de valeur
vénale et sans intérêt. Tout cela est facile et n’exigerait qu’une dépense modique.

107
Seulement il y a sur ce point de vue à la Chartreuse un enchevêtrement de questions de
propriétés et de droits d’usage qui rend la question peu commode.
Nous avons étudié ces choses au mois d’octobre, avec l’architecte Formigé et
avec le maire de Villeneuve, M.Guiraud. M.Guiraud est notaire. Son expérience
professionnelle nous a été d’un grand secours. Il s’est fait fort de lever tous les
obstacles, sans que l’administration des Beaux Arts ait à intervenir, pourvu qu’elle
mette à la disposition de la commune une somme égale aux frais dûment justifiés des
acquisitions nécessaires. En d’autres termes la commune prendrait à son compte tous
les embarras de l’opération ; le service des Monuments Historiques n’aurait qu’à
payer.
Il est juste que ce soit lui qui supporte la dépense, puisqu’elle est faite dans
l’intérêt d’un monument qui lui appartient. Et il est inévitable que ce soit la commune
qui achète, puisque le sol du nouveau passage devra forcément lui appartenir et être
classé parmi, les voies communales ».

La proposition est adoptée, le crédit nécessaire à l’opération est voté…mais rien


n’avance malgré les courriers pressant du service des Beaux Arts. Pourquoi ? Il faut attendre,
pour comprendre, un rapport que le préfet adresse en réponse, le 23 septembre 1907 :
« […] La rectification du passage dot il s’agit constituerait une opération de
voirie qui devrait faire l’objet d’une enquête en vertu de l’ordonnance royale du 13
août 1855. Ainsi que je vous en ai avisé à la date du 6 décembre dernier, j’ai prescrit
l’ouverture de cette information par arrêté en date du même jour.
Au cours de cette enquête un assez grand nombre d’habitants de Villeneuve ont
présenté une pétition protestant non contre la modification elle même du passage
précité, mais contre le tracé adopté en vue de cette modification.
Les protestataires ont exprimé le désir que le nouveau passage suivît un tracé
qui est indiqué dans leur pétition, mais dont il ne m’a pas été possible de me rendre
compte sur le plan versé au dossier. La rectification ainsi effectuée, d’après les
réclamants, ne donnerait lieu qu’à une dépense moindre et procurerait un chemin
beaucoup plus court que celui déjà projeté.
Les oppositions ont obtenu l’adhésion du commissaire-enquêteur du conseil
municipal de Villeneuve et du sous-préfet d’Uzès.

108
Fontaine Saint Jean, ca 1920

109
Dans ces conditions, mais sans préjuger de la décision pouvant intervenir au
sujet de cette affaire, j’ai prié M. le Sous-Préfet d’Uzès d’inviter M. le maire de
Villeneuve- les-Avignon à faire dresser, de concert avec l’architecte des Monuments
Historiques, un plan des lieux indiquant bien distinctement le tracé que les opposants
désireraient voir substituer au premier, ainsi que les immeubles dont l’acquisition
serait nécessaire pour servir d’assiette au nouveau passage qui aurait leur préférence.
A ce plan devrait être joint, avec un procès-verbal estimatif des immeubles à
acquérir, les promesses de vente des propriétaires intéressés, ou à défaut, une note de
renseignement faisant connaître leurs intentions […]
Mais, depuis lors, et malgré de nombreuses lettres de rappel, la municipalité de
Villeneuve-les-Avignon n’a encore donné aucune réponse à ma communication sus-
indiquée.
C’est ainsi que la commune de Villeneuve n’a pas été autorisée à acquérir
l’immeuble Barbier et qu’il n’y a pas eu lieu de songer au paiement de cet
immeuble ».

Il ne faut pas être dupe comme l’est le préfet, ou peut-être fait-il mine de l’être, de la
situation réelle. Dans tous les cas de figure les habitants de la Chartreuse sont farouchement
opposés à l’abandon de ce qu’ils considèrent comme un droit fondamental, et la nouvelle
proposition n’est qu’un leurre, une manœuvre dilatoire, pour mettre fin aux ambitions des
Monuments Historiques. De plus comment pourrait réagir devant une population que l’on
peut imaginer aussi remontée, une municipalité qui craint peut-être pour les élections futures,
mais surtout, dans l’immédiat, pour les réactions intempestives d’un quartier qu’elle ne
maîtrise pas véritablement, où elle hésite même, passé certaines heures, à envoyer ses
émissaires. Une fois encore le « comité de vigilance » informel, « par son opposition
absolue » pour reprendre les mots de l’inspecteur Grandjean, a fait plier l’Etat ce qui conforte
son sentiment d’indépendance et d’impunité. Ce dernier, devant l’obstacle, change de tactique
et en revient à envisager l’acquisition de tous les biens qui jouxtent la chapelle, quitte à les
payer plus que leur valeur estimée, pour devenir le maître des lieux. La Commission des
Monuments Historiques accepte le principe de ces achats mais en mai 1919, à en croire un
rapport de l’Inspecteur Général Berr de Turrique, l’affaire n’est pas complètement réglée et il
reste encore un immeuble à acquérir. Une fois encore c’est le notaire Guiraud qui servira

110
d’intermédiaire pour la transaction. Pourtant cette dernière ne résout pas au fond le problème
du passage et, dix ans après les choses sont en l’état à en croire un rapport de l’architecte en
chef Sallez :
« La chapelle contenant les fresques est malencontreusement traversée par un
passage couvert servant au voitures des propriétaires occupant l’ancien réfectoire des
moines. A l’heure actuelle toutes ces propriétés ont été acquises par l’Etat et rien ne
semple plus s’opposer à la suppression qui permettra de jouir dans son ensemble de la
chapelle et des vues sur les fresques admirables qui la décorent. » (26 avril 1932).

Mais cette fois il est entendu et une porte est posée qui interdit l’accès de la chapelle,
elle est forcée à plusieurs reprises, les serrures sont arrachées, mais les Monuments Nationaux
ne cèdent pas car ils sont parvenus à leur fin ; tout au plus, après une nouvelle pétition des
habitants, accordent-ils, en 1933, la création d’une rampe qui sera mise en place l’année
suivante. En l’état, difficilement praticable de nos jours pour des véhicules modernes, il est
facile de concevoir le tracas que devait connaître celui qui s’efforçait de parvenir au cloître
Saint Jean avec une charrette lourdement chargée par cette voie, et la mesure, sous le couvert
d’une générosité feinte se confond avec une punition ou le tribut qui était exigé jadis des
armées défaites par leur vainqueur. Indéniablement la maîtrise totale de la chapelle est une
grande victoire pour les Monuments Historiques, une étape essentielle dans sa volonté de
reconquista, mais, même affaiblis, les « chartreux » ne renoncent pas, usant dorénavant de
stratagèmes et de ruses, mêlant guerre des tranchées et mouvements de guérilla urbaine qu’ils
avaient mis en place, en fait, dès le début des hostilités.

Tranchées et guérilla.
Dans l’univers des chicanes.
Si l’attaque frontale est devenue difficile, mais nous savons qu’elle l’a toujours été, il
reste la discussion, plus ou moins bien argumentée, et la réclamation. Les deux camps en
usent à leur manière, les « chartreux » jouant de la répétition et de l’insistance quelquefois
larmoyante, auxquelles répondent la fermeté un peu arrogante des services de l’Etat. Les
doléances des premiers portent essentiellement sur des problèmes pécuniaires ou les
dommages subis à leur bien à l’occasion des travaux de consolidation puis de restauration,

111
tandis que les Monuments Historiques, en bon gardien du temple, veillent à ce que rien ne
porte atteinte ni à son intégrité, ni à son essence.
Les affaires concernant le règlement des ventes consenties ont parfois un aspect
dramatique, tant il s’écoule de temps entre le moment où l’acte de vente est passé et celui où
le vendeur touche son dû, tant aussi, à certaines occasions, il s’agit de personnes de condition
extrêmement modestes qui se trouvent alors dans une situation des plus précaires. Bonnard,
par exemple, explique sa situation, le 16 octobre 1907, dans une lettre à Grandjean :
« Monsieur,
J’ai appris de la part de M.Formigé que l’achat de ma maison était considéré comme
fini par vos bureaux.
Depuis un an, sur l’avis de vos agents d’Avignon, j’ai renvoyé mon fermier, je
n’ai depuis reçu ni le prix de vente, ni aucun dédommagement et je dois encore payer
les impôts.
Espérant que vous voudrez bien faire cesser cet état de choses… »

C’est sa veuve qui, le 21 mars 1912, écrit à son tour au Sous secrétaire d’Etat aux
Beaux-Arts :
« La réclamation que j’ai l’honneur de vous adresse ci-dessous a déjà été
envoyée une fois à M.Valentin, architecte chargé des monuments historiques à
Avignon, et deux fois, je crois, à un autre Monsieur qui est dans l’administration des
Beaux-Arts. On ne nous a même pas fait l’honneur d’une réponse. Voici les faits.
Il y a environ cinq ans, l’Administration des Beaux-arts nous a acheté, à
Villeneuve-les-Avignon, une maison située dans la Chartreuse. Il y eut une promesse
de vente signée, et dès lors les locataires qui l’habitaient furent obligés de partir.
L’acte de vente fut passé seulement deux ans après. Ce qui fait que pendant ce temps
la maison est restée sans locataires, et que de plus il a fallu payer les impôts. D’où
pour moi une perte d’environ 80 francs.
On m’avait promis que je ne perdrais rien de cette somme, que ,l’on
s’arrangerait pour me dédommager. Mais je ne vois rien venir […] Je dois ajouter que
je suis veuve et que je n’ai pour vivre qu’une pension de 20 francs par an ».
L’architecte ordinaire Valentin défend son administration :

112
« […]Aucune réserve n’a été faite par le vendeur au sujet de a durée des
formalités administratives qui devaient précéder la passation de l’acte définitif ;
d’autre part aucune interdiction ne lui a été faite et il est resté libre de louer son
immeuble en attendant les décisions de l’administration » (5 avril 1912).

Son supérieur, l’Inspecteur Général Grandjean, dans un rapport du 12 avril 1912,


donne plus de détails et éclaire ainsi au mieux l’état d’esprit des services et les rapports qu’ils
entretiennent avec la population. Après avoir expliqué les problèmes, que nous avons vu,
concernant l’achat d’immeubles et de parcelles pour dégager complètement la chapelle
d’Innocent VI, il en vient au cas qui nous concerne :
« […] Cependant on a fini par acquérir isolément l’immeuble Bonnard.
Mais la réalisation de l’achat a subi de ce chef un retard d’environ deux ans qui
a fait perdre au vendeur le loyer de l’écurie pendant 18 mois environ. M.Bonnard aussi
a continué à a payer les impôts après la passation du contrat pendant un certain temps.
Il est mort depuis. C’était un homme de condition très modeste, gardien retraité
du service de l’octroi à Avignon. Sa veuve a peu de ressources. Il serait humain de
l’indemniser, quoique, à vrai dire, je ne vois pas bien comment on pourrait le faire, au
point de vue comptable, par un moyen régulier.
Le petit monument que l’Etat a acquis de M.Bonnard vaut facilement 5000
francs. On l’ a payé 500 ou 600 francs. Cette circonstance doit faire désirer qu’on
trouve le moyen de venir en aide à la pauvre veuve. Dans une lettre qu’elle m’écrivait
il y a quelque temps, elle me disait qu’on avait promis une indemnité à son mari. Elle
se faisait des illusions. Je me rappelle très bien, qu’en 1909, un jour, sur la terrasse du
Petit Cloître, M.Bonnard nous a abordés, M.Valentin et moi, et nous a annoncé qu’il
voulait adresser une réclamation au ministre. De quoi nous l’avons dissuadé sans la
moindre peine. Sa veuve aura ignoré cette conversation. Sa requête n’en est pas moins
digne d’intérêt » (10 avril 1912).

Par arrêté du 24 février la veuve Bonnard percevra 80 francs d’indemnité.


Les affaires de retard de paiement sont multiples et finalement, malgré le cynisme un peu
candide du rapport de l’inspecteur général, Madame Bonnard est mieux traitée que les autres
plaignants qui sont déboutés dans ce jeu de dupes où le plus fort impose sa loi, selon le

113
principe que les promesses n’engagent jamais que ceux qui y croient. A noter que le
phénomène se poursuit et prend une ampleur singulière à partir des années 1960 : les
Monuments Historiques annoncent à un particulier qu’ils vont acheter son bien ou entamer
une procédure d’expropriation, le sommant de le laisser en l’état, de ne pas le destiner à la
location, puis la situation n’évolue pas durant plusieurs années, en attente des crédits
nécessaires pour procéder aux acquisitions et les réclamations des pressentis affluent. A
certaines occurrences, plus rares, certains habitants accusent l’Etat de s’être emparé de leur
bien sans autorisation et sans dédommagement, se lançant dans des procès rendus compliqués
par l’imbrication des parcelles en litige. Il s’agit le plus souvent d’une cave, d’une partie de
cave ou de pièce comprise dans une autre parcelle. Quelle que soit l’issue les plaignants sont
transformés en ennemis de l’intérieur, en personnages ignares et retardataires, mauvais
coucheurs, qui s’opposent au bien suprême de l’Etat et de l’intérêt supérieur de la nation que
représente la réhabilitation des monuments historiques. A l’inverse, ceux qui se présentent
comme victimes des abus de l’administration ne manquent pas de sarcasmes à propos des
« voleurs et des pillards » qui occupent la Chartreuse « où ils peuvent jouir entre eux de leurs
méfaits » selon les termes d’un informateur.
En nombre les conflits liés aux travaux de restauration sont aussi importants que les
litiges et les conflits liés au paiement et, comme attendu, leur perception diverge selon les
interlocuteurs. En 1924 un nommé Martel se plaint que, en refaisant une toiture et en la
prolongeant, les maçons ont provoqué des dégâts des eaux qu’il qualifie « d’inondation »
alors que l’architecte des monuments les considère, lui, comme une « infiltration légère et
provisoire ». Pour Madame Posouard tantôt « les fissures graves constatées à la corniche de sa
maison » à la suite de travaux des Beaux Arts deviennent « quelques tuiles déplacées », tantôt
les « dégradations graves qu’a connues son hangar » se transforment en « minimes atteintes,
même pas apparentes, sur un édicule branlant ». Si la plupart acceptent avec fatalisme
l’absence de réponse de l’administration ou ses déclarations dilatoires, certains, par nécessité
ou par goût, entrent en résistance, tel M.Lalloué qui ferraille, sans céder, pendant plusieurs
années. L’affaire débute par une lettre circonstanciée qu’il envoie au Ministre de l’Instruction
Publique et des Beaux-Arts, le 13 mars 1921 :
« Je suis propriétaire dans la chartreuse de Villeneuve-les-Avignon, d’une
maison dont la terrasse donne sur le Petit Cloître.

114
Les maçons du service des Beaux-Arts ont décarrelé cette partie de ma terrasse
qui m’appartient pour la bétonner et la mettre dans le même état que le reste de la
terrasse qui a été achetée, depuis longtemps déjà, par les Beaux-Arts. Je suis
profondément indigné, Monsieur le Ministre, que l’on ait ainsi touché à ma propriété
sans autorisation, sans avertissement et que l’on ait profité de mon absence pour faire
ces travaux sous prétexte que des infiltrations dégradaient la voûte située sous ma
terrasse. Si des infiltrations d’eau pluviale se produisaient, j’étais prêt à faire faire les
réparations nécessaires et je n’avais nul besoin que les Beaux-Arts se substituent à moi
pour cela. Monsieur Valentin, l’architecte d’Avignon, m’a dit qu’il avait reçu des
ordres formels de Paris. M.Sallez, architecte en chef, à qui j’ai écrit, m’a répondu en
me disant que ces travaux, approuvés par votre prédécesseur le 27 juillet 1920, étaient
exécutés en vertu de l’article 9 de la loi du 31décembre 1913 sur les monuments
historiques. Je ne connais rien de cette loi, mais il me semble, et cela me paraît
logique, que les réparations ne peuvent être exécutées par votre Administration que si
le propriétaire ne veut pas ou ne peut pas les faire exécuter. Ce n’est pas ici le cas.
Un huissier avait fait sommation à l’entrepreneur d’arrêter les travaux, mais on
en a pas tenu compte. Je ne voulais pas ainsi entraver le travail de réfection des
monuments historiques, mais je voulais faire respecter ma propriété et reconnaître mes
droits.[…]
J’ai fait toutes les réserves utiles pour la suite à donner à cette affaire.
Néanmoins je suis ennemi de la chicane et je me tiendrais pour satisfait si j’obtenais
l’assurance, M. le Ministre, que de pareilles choses ne se renouvelleront pas et que ma
terrasse, après sa réfection, continuera à m’appartenir avec les mêmes droits que je
possédais avant et qui sont évoqués dans le contrat de vente… ».

Sur le terrain la situation doit être moins courtoise, la lettre de Lalloué étant perçue
comme une véritable déclaration de guerre et tout le monde épie tout le monde en l’attente
d’une faille propice pour porter ses coups. Bien conscient de cela, et sans doute très au fait de
l’ambiance générale, l’architecte en chef, le 21 mai, invite « le gardien Vallat à s’abstenir de
circuler sur cette terrasse pour éviter tout conflit avec ce propriétaire susceptible ». Il semble
que ce soit Lalloué qui commette la première erreur en jetant des eaux ménagères dans le
jardin du cloître et, le chat guettant la souris depuis longtemps en rongeant son frein, Vallat

115
saute sur l’occasion pour lui dresser procès-verbal. Lalloué proteste de sa bonne foi et porte
réclamation contre la mesure dans une lettre du 21 janvier 1923 où il explique son geste par
une faute technique commise par les Beaux-Arts lors de la réfection de la terrasse. Le 14
février, l’architecte en chef donne son avis au directeur des Beaux-Arts :
« M. Lalloué se plaint qu’un orifice d’écoulement des eaux de la partie de la
terrasse dont il a la jouissance, ait été déplacé au cours de travaux récents et en
demande le rétablissement à sa place primitive.
J’ai l’honneur de vous informer que l’orifice en question est actuellement placé
à la base du mur bahut au droit d’un contrefort. Les eaux ramassées par le caniveau
intérieur, tel qu’il existait avant la réfection du dallage, s’écoulent ainsi librement sur
le rampant de ce contrefort et par la gargouille placée à son extrémité inférieure
tombent librement sur le sol. Nous sommes donc d’avis de faire savoir à M. Lalloué
que nous assurons l’écoulement des eaux de sa terrasse conformément à la servitude
existante et que là s’arrête son droit ».

L’Inspecteur Général Berr de Turique, qui connaît parfaitement la situation de la


Chartreuse et le climat qui y règne, est bien plus nuancé dans son appréciation et dans les
conseils qu’il donne à son tour, même s’il reconnaît que M. Lalloué, malgré ses dires, cherche
la chicane pour la chicane. Il conclut ainsi son rapport :
« […] La question n’est pas là. Ce qu’il vous faut savoir, Monsieur le
directeur, et d’une façon précise pour pouvoir prendre une décision au sujet de cette
affaire, c’est si le service d’architecture a oui ou non pleinement exécuté l’engagement
pris.
C’est là-dessus que l’on doit vous adresser un rapport très net.
Dans l’affirmative si votre administration a tenu tous ses engagements vis à vis de
Monsieur Lalloué, elle n’a qu’à attendre le procès que pourrait lui intenter ce
propriétaire.
Mais dans la négative (en supposant que le rétablissement complet de
dispositions primitives, bien que promis, ait été rendu impossible au cors des travaux
pu pour toute autre raison, qui d’ailleurs n’impliquent en rien une faute des
architectes) je crois qu’un procès devrait être évité.

116
Si minime puisse être la somme ou paiement à laquelle serait condamnée votre
administration, il importe, en présence de l’état d’esprit hostile de cette petite
population des habitants de Villeneuve vis à vis des Monuments historiques, que le
service ne soit pas dans son tort.
Aussi , dans cette hypothèse, M. l’architecte ordinaire Valentin devrait voir M.
Lalloué, examiner avec lui s’il est possible de remédier aux inconvénients signalés par
ce propriétaire et, dans le cas contraire, s’entendre avec lui pour l’octroi, à titre de
dédommagement, d’une légère indemnité.
En même temps recommandation verbale serait faite par M.Valentin au gardien
d’avoir, jusqu’à nouvel ordre tout au moins, avec M. Lalloué, la main plus légère. Il
est à croire, en effet, que c’est à ce procès-verbal qu’est dû le conflit ».

Selon toute apparence l’avis de Berr de Turique est adopté mais, concrètement, rien
n’est fait et, le 25 octobre 1923, Lalloué proteste à nouveau :
« […] J’ai vu M. Valentin en temps et lieu. Nous nous sommes entendus sur ce
qu’il y avait à faire. Il a du vous transmettre ses propositions fin avril. Dix-huit mois se
sont écoulés depuis : je n’ai rien reçu, rien n’a été fait ».

Les explications de Valentin à propos de ce retard sont un peu embarrassées :


« L’évacuation de eaux provenant de l’évier nécessite la pose d’un tuyau allant
de l’intérieur à l’extérieur. Il n’a pas été possible à l’ouvrier chargé de ce travail d’être
libre durant le peu de temps que Monsieur Lalloué a séjourné à Villeneuve où il ne
vient qu’à de très rares intervalles et nous avons dû, de ce fait, attendre son retour,
étant donné l’obligation de pénétrer chez lui » (9 novembre 1923).

Le premier décembre Lalloué fait part au ministre de sa satisfaction que tout soit rentré
dans l’ordre. Or dans ce cas précis il semble que la mémoire des Monuments Historiques ait
été particulièrement courte car Lalloué, ce que personne mystérieusement ne rappelle, était en
fait bien connu des services, mais pour avoir été poursuivi ! Dès novembre 1914, Vallat
l’avait verbalisé à propos des eaux de cette fameuse terrasse qu’il ne recueillait pas et qui
endommageaient les voûtes du cloître et le dôme du Lavabo et Formigé, furieux, demande
qu’il soit poursuivi devant le juge de paix et condamné à payer les réparations. Nous ne

117
connaissons pas la suite de cette première affaire, mais ce qu’il faut retenir c’est que Lalloué a
rongé son frein pendant près de dix ans, que pendant dix ans il a attendu et espéré la faute et
qu’il a sauté sur la première occasion pour se venger.
Bien au delà de ses péripéties l’affaire est exemplaire de la nature du conflit qui
oppose population et monuments historiques. Elle laisse apparaître la rage et les pulsions
irrationnelles des acteurs aux prises dans un vaste champ de bataille où la dimension
temporelle n’est pas négligeable, où des querelles anciennes, même si leur origine précise
s’estompe et si leurs motifs se délavent un peu, sont patiemment conservées dans la mémoire
patrimoniale familiale. Les uns comme les autres veulent, certes, vaincre l’adversaire mais
l’hostilité en est à un tel point, la rancœur est telle qu’il faut avant tout l’humilier, et il importe
autant de faire perdre la face à l’ennemi que de le dominer, de se venger que de remporter une
victoire. Un Vallat ou même un Valentin, outre la blessure d’orgueil quand leurs décisions
sont contestés, gardent au plus profond d’eux mêmes la mémoire des quolibets voire des
insultes proférés ouvertement sur leur passage ou des cris des garnements encouragés par
leurs parents : « Valentin, Valentin, t’as le cul comme un lapin ! ». Les « chartreux » ne
peuvent, eux, effacer le souvenir du mépris, de la morgue condescendante ou de la brutalité
avec lesquels ils ont été traités pendant plusieurs décennies, et leur image de « pestiférés » que
l’administration des Beaux-Arts a largement contribué à nourrir.

Indépendances.
Pendant longtemps, en fait jusqu’au projet de restauration de Formigé, les habitants de
la Chartreuse ont pris leurs aises avec les modifications qu’ils avaient envie d’apporter aux
bâtiments, ne se souciant pas d’autorisation, chacun agissant à sa guise dès le moment où il ne
contrevenait pas à un usage ou qu’il n’empiétait pas sur le domaine du voisin. Çà et là des
conflits pouvaient éclater mais qu’ils se soient réglés à l’amiable ou de manière moins
pacifique ils n’ont pas laissé de traces, à l’exception de rares procès : en février 1840 un
nommé Marius Denat est condamné par le juge de paix à fermer la porte qu’il avait ouverte
dans une maison appartenant à M.Billard ; en 1863 deux voisins se disputent à propos de
l’ouverture d’une fenêtre qui n’est pas à distance légale mais, sur les conseils du notaire, ils
préfèrent s’entendre pour éviter des frais de justice.
La situation change du tout au tout avec la surveillance et les règles mises en place par
les Monuments Historiques qui entendent bien ne rien laisser passer quant aux biens qu’ils ont

118
acquis, et qui entreprennent, dans le même temps, de classer et de protéger le plus possible de
bâtiments sur lesquels il devient impossible d’intervenir sans autorisation préalable. Devant
de telles mesures les sentiments de la population sont assez complexes. Il y a tout d’abord
incompréhension à voir par exemple le hangar où l’on rangeait le foin de manière
immémoriale devenir l’objet de tant d’attention, des peintures à demi effacées intéresser
autant de monde ou un édicule qui servait de dépotoir paré de toutes les vertus. La moquerie
devant de telles excentricités se transforme néanmoins en colère, puis en révolte quand elles
s’accompagnent de restrictions ou d’obligations. Il advient aussi que certains, plus avisés,
perçoivent assez tôt tout le parti qu’ils peuvent tirer de cette situation. Ainsi en va-t-il de
l’affaire Denat, ce dernier malgré les similitudes de l’action entreprise n’ayant aucun lien avec
le Denat de 1840. L’Inspecteur Général Grandjean expose la situation dans un rapport du 11
août 1911 :
« Les deux portions de la Chapelle de l’Horloge, récemment acquise dans la
Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon, sont devenues la propriété de l’Etat à la date
du 6 juin dernier. Dans la vente se trouve compris le petit porche Louis XIII qui
précède la façade de l’ancienne église des Chartreux.
Dès que la cession faite à l’Etat a été connue, un propriétaire voisin, le sieur
Denat, a jugé l’occasion favorable pour commettre une usurpation à notre détriment. Il
a pratiqué sous le porche une ouverture qui donne à sa maison une issue nouvelle.
L’empiètement doit bien entendu être réprimé. Si une demande de M. Valentin
ne suffisait pas à faire boucher l’ouverture, il faudrait faire mettre le nommé Denat en
demeure par la Préfecture de s’exécuter sans délai ».

Dans des notes complémentaires le même Inspecteur Général pense qu’il ne s’agit pas
d’un simple acte de bravade, de souci d’affirmer son indépendance vis-à-vis des Beaux-Arts,
mais d’une manœuvre savamment calculée :
« Denat est un pauvre diable qui n’aurait jamais songé de lui-même à
commettre l’usurpation dont il s’est rendu coupable. Il ne réside pas à Villeneuve mais
dans la banlieue d’Avignon, et son labeur quotidien ne lui laisse guère le loisir de
combiner à distance des opérations comme celle qu’il s’est permise au mois de juillet.
Il n’est pas propriétaire de la maison où la porte a été ouverte. Cette maison appartient
à des mineurs issus d’un premier mariage de sa femme. Mais il n’a pas pu se figurer,

119
qu’en créant cette porte il augmenterait la valeur de l’immeuble. L’immeuble ne vaut
pas 1000 francs et l’amélioration est à la lettre insignifiante. Si Denat s’est livré à cette
entreprise c’est qu’on l’y a poussé.
On lui a fait accroire, m’assure-t-on, qu’en ouvrant une porte sous le porche de
l’ancienne église, il mettrait l’administration dans un tel embarras, que celle-ci
s’empresserait d’acquérir la maison pour se sortir d’affaire. Quoiqu’il y ait dans la
Chartreuse bien d’autres acquisitions à réaliser avant de songer à celle-là, j’aurais
peut-être conseillé moi-même cette solution si la maison n’était un bien de mineurs.
L’acheter serait une affaire plus compliquée que de réprimer l’empiètement. On n’y
gagnerait donc rien.
Mais par-dessus tout il faut se garder soigneusement dans le panneau qui nous
est ainsi tendu. La plupart des propriétés de la Chartreuse, qu’elles soient occupées ou
abandonnées sont à vendre. Les propriétaires rêvent tous de vendre à l’Etat. S’il était
établi par un seul exemple qu’il suffit, pour se faire acheter, de jouer un tour à
l’administration, il y aurait des incidents tous les matins ».

Pour défendre son point de vue Denat en appelle à des souvenirs de famille qu’il ne
peut confirmer par des titres et surtout, trait extrêmement curieux quand on connaît la
modestie de ses origines et de son état, il en appelle, pour sa défense, à l’archéologie :
« M. Denat assure que la porte qu’il a réouverte existait anciennement, du
temps des Chartreux, et qu’elle était faite pour la commodité du courrier-syndic, lequel
pouvait ainsi passer de chez lui de plain-pied dans l’église. Il faudrait alors admettre
que les Chartreux avaient pour les aises de ce domestique des prévenances bien
extraordinaires, attendu que tous les frères, tous les pères, tous les dignitaires du
couvent, même le prieur, étaient obligés pour se rendre à l’église de quitter leur
maisonnette et de traverser les cours. Les choses se passent encore ainsi de nos jours
dans toutes les Chartreuses. Seul le logis du sacristain communique avec l’église ».

L’argumentaire apparaît moins inattendu quand on apprend que Denat est en fait, à
l’évidence, manipulé :
« Mais il y a quelque chose de plus au fond de cette affaire. Il s’est formé à la
Chartreuse un groupe de gens qui cherchent à créer des ennuis à l’administration.

120
Denat n’est qu’un instrument entre leurs mains. Ce groupe passe pour avoir trouvé un
inspirateur et un guide dans la personne du juge de paix ! C’est lui, m’a-t-on certifié,
qui mène sous main l’affaire Denat. Je ne me fais pas garant de ce bruit, bien entendu.
Mais il est certain que plusieurs jugements rendus par ce magistrat témoignent d’une
hostilité si évidente contre le service, qu’ils autorisent au moins le soupçon ».

La manœuvre échoue au fond, Denat reçoit une mise en demeure du préfet, et, comme
il ne s’exécute pas, les travaux de fermeture de la porte sont exécutés d’office le 11 mars
1913.
La tentative de Denat n’est pas isolée et régulièrement l’architecte ordinaire surprend
des constructions irrégulières, des maisons vendues qui sont relouées parce que l’Etat tardait
trop à s’occuper de leur sort, l’apparition de droits de passage totalement illégaux. Tous
n’obtempèrent pas aux ordres de remise en état ou de destruction qui leur sont adressés et il
n’est pas certain qu’ils soient poursuivis et contraints. En 1924 un nommé Arino construit un
hangar sans se soucier des avertissements qui lui sont faits et il semble que l’administration,
mise devant le fait accompli, accepte la chose avec fatalisme. A une autre reprise, en 1930, un
autre « chartreux », Cavaillès, furieux que l’Etat n’achète pas sa maison de l’allée des
Mûriers, fait construire un garage sous sa terrasse sans rien demander à qui ce soit. Il faut
croire qu’il n’a pas été inquiété puisque la bâtisse, même si elle a changé de mains, existe
toujours.
Les transformations effectuées peuvent aller jusqu’à prendre la forme d’une révolte
assumée, affichée et argumentée. Le 25 septembre 1939 Valentin signale que « M. Baron a
fait percer sans autorisation une porte cochère dans un mur clôturant l’ancienne galerie du
cloître » et le préfet, à la suite de ce rapport, lui intime de fermer la porte dans un délai de
deux mois. Le 3 novembre 1939, Baron se défend dans une longue réponse :
« Je crois devoir vous informer :
Que mon travail d’expert comptable et ma santé m’ont rendu
obligatoire l’emploi d’une voiture automobile (une modeste Trois chevaux).
Que cette voiture ne pouvait être logée que chez moi afin de l’avoir
constamment sous la main.
Qu’à cet effet, j’ai usé de mon droit de propriétaire (Art 537-544 et
548 du Code civil) pour garer ma voiture dans l’immeuble m’appartenant, que j’habite

121
et sur lequel j’acquitte les impôts fonciers. Que, pour entrer, j’ai été dans l’obligation
de faire une ouverture dans un mur moderne, qui a été construit part un propriétaire
privé pour obstruer un cloître à la limite des deux propriétés, et non dans un mur de
l’ancienne Chartreuse.
Que mon immeuble n’a jamais fait l’objet d’aucun classement, qu’en
conséquence, je n’ai jamais abandonné aucun de mes droits.
Que des précédents se sont déjà produits ; qu’une partie de l’ancien
cloître supérieur a été badigeonnée, recouverte de tuiles plates et rouges bordées de
gouttières ; qu’ailleurs une terrasse en ciment a été construite sur un garage construit
lui-même de toutes pièces ; que des places émaillées en bleu, du plus mauvais effet,
ont été apposées au-dessus des portes ; que plusieurs immeubles de style moderne ont
été construits dans l’enceinte de la Chartreuse ; qu’un pavillon badigeonné
d’arabesques et entouré d’une grille qui n’a rien du XIV ème siècle a été construit dans
l’enceinte de vieux remparts, etc, etc …
Que les mesures prétendues prises par les Beaux-Arts sont
arbitraires, qu’en effet, cette Administration n’aurait qu’à décider d’interdire l’usage
des portes et des fenêtres des immeubles privés pour que nous soyons contraints de
rester au dehors de chez nous. Que nous sommes déjà privés de l’usage du puits du
Sacristain sur lequel les habitants de la place Fontaine Saint Jean ont des droits et de la
sonnerie de l’horloge des Chartreux, d’un passage carrossable qui a été remplacé pour
les véhicules par une montée d’escalier aussi impropre au service que dangereuse.
Que la porte cochère dont il m’est fait grief ne peut déparer la dite
place autant que les anémiques platanes qui l’ornent, que les plants de tomates, de
haricots, et de petits pois qui l’agrémentent, que le tapis de mauvaises et hautes herbes
qui en tapissent le sol, que les badigeons blancs et bleus, que les tuiles de
« Marseille », que les plaques émaillées qui ornent certains immeubles…
J’estime ne pas avoir dépassé mes droits et n’avoir causé aucun
préjudice à quiconque. Étant fermement décidé à mettre en pratique le vieux dicton
« Savetier est maître chez lui », je n’hésiterai pas, si l’on m’y oblige à défendre mon
titre et mes droits de propriétaire FRANÇAIS ».

122
Devant une telle détermination et une connaissance aussi fine de la situation de la
Chartreuse les Beaux-Arts reculent et demandent tout au plus à Baron de peindre en faux-bois
la porte de son garage. Le plus important dans ce courrier se situe sur deux plans. Tout
d’abord Baron, par son attitude, s’inscrit pleinement dans la tradition de révolte et le souci
d’indépendance commun à de nombreux « chartreux », qui les ont fait s’opposer, de
différentes manières et avec les armes dont ils disposaient, à la marche triomphale des
Monuments Historiques. Mais, et cela est d’importance, il n’affiche pas sa solidarité avec le
reste des habitants dont il va même jusqu’à dénoncer et stigmatiser les abus.

Traîtres et félons.
Selon une tradition, dont le Ganelon de la chanson de geste est resté une figure
emblématique, toute armée ou tout peuple attaqué comporte ses traîtres, prêts à vendre les
leurs par cupidité, rancœur, désir de puissance…et Baron s’inscrit assez dans cette ligne. En
1936, déjà, en tant que Délégué du Syndicat des contribuables du Gard et Secrétaire Général
du Réveil Commercial du Vaucluse, il a envoyé une lettre à l’administration des Beaux-Arts,
dénonçant l’état d’abandon de la place Saint Jean « visitée presque journellement par des
touristes à laquelle des tas de décombres donnent l’aspect d’un véritable dépotoir ». Sa
réclamation a, sans aucun doute, inspiré la diatribe de l’architecte Valentin en réponse à
l’émoi du directeur des Beaux-Arts s’enquérant de cette situation :
« Au pourtour de la place Saint Jean se trouvent de nombreuses cellules
converties en maisons d’habitation où se loge à bas prix une population en majeure
partie indésirable et indisciplinée qui paraît se plaire, par son laissez-aller, à nuire à
l’esthétique et à la bonne tenue de cet ancien cloître ».

De fait Baron fait partie de cette classe moyenne, faite d’employés ou de petits
bourgeois, qui s’est installée dans la Chartreuse entre les deux guerres, à une époque où les
contraintes imposées par les Monuments Historiques le disputaient à la fierté d’habiter dans
un espace prestigieux. La promiscuité avec les plus humbles et les quelques familles semi-
nomades qui occupaient les lieux prend pour eux des aspects d’autant plus insupportables que
eux ont choisi de venir dans un monument dont ils entendent se faire les chantres. Ils vivent
donc dans un véritable no man’s land, fiers de leur condition sociale, de leurs titres et de leur
érudition, mais en butte aux services de l’Etat qui, ne les reconnaissant pas comme

123
interlocuteurs privilégiés, diminue un peu leur prestige. Parallèlement, ils se veulent aussi à
l’écart des « pouilleux » ignares qui endommagent l’édifice et qu’ils n’hésitent donc pas à
dénoncer. Ce mouvement de délation est parfaitement éclairé par les courriers d’un autre
habitant, « artiste » et graveur mais aussi mouchard d’occasion jouant les gardiens du temple
et persuadé d’être investi d’une mission sacrée. Le 2 février 1932, il écrit à Paul Léon, alors
directeur des Beaux-Arts :
« J’apprends qu’un maçon devenu récemment propriétaire d’un bout de terrain
situé sur la place Saint Jean a l’intention de transformer et d’embellir à sa manière, un
petit édicule qui s’y trouve.
Peu recommandable pour l’hygiène, puisqu’il se trouve à deux mètres du puits,
en pierres moussues, mal jointoyées, bas et recouvert de vieilles tuiles romaines, ce
petit édicule faisait presque pardonner sa présence par sa vétusté en harmonie avec ce
qu’il reste de ce vieux cloître. Mais transformé, surélevé, chapeauté de tuiles claires,
tel qu’il se trouve à 2,50 exactement de la Rotonde de la Valfrenière, ce sera un
nouveau désastre à ajouter aux nombreux qui détruisent petit à petit, lamentablement,
Villeneuve et sa Chartreuse.
J’en appelle à votre haute compétence, Monsieur le Directeur, pour faire s’il se
peut, au moins subsister l’état actuel des lieux.
S’il n’est pas possible de faire classer l’ensemble de cette Chartreuse croulante,
pour l’heure un vrai cloaque d’immondices, que l’alentour immédiat de cette vieille
fontaine soit au moins respecté.
Autre chose, en maints endroits, la propriété des Beaux-Arts, mal surveillée,
mal protégée, devient le dépotoir de tous les résidus ménagers, de tous les décombres.
Il suffit du voisinage de quelques mètres seulement, de l’emplacement indiqué sur le
territoire municipal, pour le dépôt des ordures ménagères, pour que le nettoyeur
municipal ne retire plus rien.
Réclamations polies. Une pétition même, due à l’initiative d’Henri de Clovis,
mon voisin de cellule, après des remerciements par voie d’affiches et des promesses,
demeurant lettres mortes.
Que faire, à qui s’adresser ? Je ne sais, c’est pourquoi en m’excusant, je fais
appel à vous, Monsieur le Directeur, faute de savoir où frapper, mais aussi en

124
connaissance de votre activité bienfaisante et éclairée, de votre sollicitude jamais
démentie à l’égard des artistes.
Je demeure à votre disposition pour tous renseignements qui pourraient vous
être utiles… ».

L’affaire est claire et ce que propose l’auteur, Bedos, n’est rien d’autre que de se
transformer en agent double, en auxiliaire stipendié. Paul Léon lui répond avec la plus grande
courtoisie, lui disant toute sa gratitude pour son intervention, mais non sans ironie car Bedos,
ayant sans s’en douter provoqué la colère des responsables de la Chartreuse, humiliés , qui
avaient laissé passer la construction parasite, se retrouve, bien malgré lui, dans la situation de
« l’arroseur arrosé » :
« Je vous remercie très vivement de l’intérêt que vous témoignez ainsi pour la
belle Chartreuse de Villeneuve. […] L’architecte en chef des Monuments Historiques
qui est allé étudier la question sur place a remarqué que vous avez fait installer sur la
façade de votre cellule, un tuyau en poterie rouge qui lui paraît mal s’harmoniser avec
l’ensemble du cloître et dont la fumée noircit la corniche.
Je suis persuadé qu’il me suffira d’attirer votre attention sur ce point, faisant
appel à vos sentiments d’artiste, pour que vous remédiez de vous-même à cet état de
choses ».

L’aspect vexatoire de la demi-rebuffade ne décourage pas Bedos, collabo dans l’âme,


animé d’un véritable feu sacré, et il récidive en 1936, profitant de la nomination de George
Huisman, en remplacement de Paul Léon à la direction des Beaux-Arts, répétant ses offres de
service tout en continuant à jouer les délateurs :
« J’ai regretté, lors de notre brève entrevue de Villeneuve de ne pas avoir attiré
votre attention sur une construction pour laquelle j’avais déjà correspondu avec vos
services.
Il s’agit d’un mur bordant le petit jardinet que Monsieur Savy, propriétaire,
possède toujours sur la place Saint Jean.
Il était d’une hauteur de 1 m. quand il en fit l’acquisition et depuis, petit à petit,
malgré qu’il ait été sommé nettement de la double pente des mitoyens, il s’augmente
jusqu’à atteindre 2m. et plus en certains endroits.

125
Le royaume des enfants, 1954

126
Quand il y a quelques ans, j’en fis la remarque à Monsieur Paul Léon
personnellement, de l’inesthétique de cette construction, par ailleurs parfaitement
inutile, j’ai cru percevoir dans la réponse qui me fut adressée, que non seulement
l’esprit de ma remarque avait été déformé, à la suite d’une enquête dont je n’ai pas
ignoré les considérations, mais encore la présence d’une injuste observation, formulée
de manière à atténuer volontairement la portée de ma remarque et surtout le
désintéressement.
Je n’ai pas cru devoir répondre, ni rien souligner, évitant ainsi d’entamer une
polémique superflue.
La qualité de mon œuvre réalisée, les travaux exécutés cloître saint Jean, dans
cette cellule qui fut pendant 28 ans une forge de maréchal-ferrant, prouvent mon souci
constant de respect à l’égard des œuvres du passé.
Aujourd’hui, malgré l’avis de classement que vous avez bien voulu nous faire
tenir, pierre à pierre, ce mur continue de s’élever.
Si j’attire votre attention, Monsieur le Directeur, c’est que j’ai cru comprendre
votre intention personnelle de sauver ce qu’il demeure encore de cette vieille
Chartreuse.
C’est pourquoi je prends cette liberté grande de voue en écrire, heureux si je
puis ainsi contribuer dans une faible mesure à vous y aider.
Si la prévention avait normalement joué, l’appendice défectueux construit
actuellement contre l’ancienne Hôtellerie ne se serait jamais fait, l’ancienne petite
chapelle du personnel n’aurait pas été détruite et maints achats auraient par ailleurs
servi vos desseins si vous aviez été prévenu à temps. Tandis que, dans la plupart des
cas, l’irrémédiable ou presque est accompli quand vous parviennent des documents.
D’autre part, j’ai remarqué que depuis l’installation du chauffage central dans
les locaux de la Mairie de Villeneuve, le médailler des Chartreux qui s’y trouve
souffre de ce nouvel état de chose, d’ailleurs situé trop près d’un radiateur.
Des dégâts graves apparaissent nettement, panneaux fendus, disjoints, qui
deviendront irréparables s’il n’y est pas apporté remède au plus vite.
La rareté de meuble de cet ordre, aux marqueteries étonnamment précieuses,
mérite, semble-t-il, un meilleur sort.

127
Je me permets de vous renouveler l’offre de collaboration que je vous fis, au
cas ou des relevés ou dessins d’ordre plus esthétique que ceux dévolus à la tâche de
vos architectes pouvaient vous être utiles.
Dix ans de recherches et d’études dans les départements du Gard, du Vaucluse,
des Bouches-du-Rhône et de la Drôme me permettent d’atteindre les sources d’une
documentation considérable.
Mes premières études architecturales, une mission accomplie en Italie lors du
Jubilé de Pétrarque, dont il demeure dix-huit dessins documentaires allant d’Arrezo, sa
ville natale, au Vaucluse jusqu’à son cheminement par Malaucène sur les pentes du
Ventoux, pouvant vous offrir une idée de ce que je pourrais réaliser pour vos
services ».

Les irréductibles : « les squatters ».


Hasard et circonstances.
La mauvaise volonté des vendeurs, leurs gémissements et leurs réclamations, les
embûches et les tracas liés à l’acquisition, comptent moins, cependant, pour les Monuments
Historiques, que la présence d’un autre ennemi, beaucoup plus redoutable car, même s’il est
clairement identifié, il s’avère insaisissable. Avec les occupants légaux, et quelles que soient
la forme et l’intensité de l’épreuve de force qui peut les opposer, les services de l’Etat
disposent de recours, ils savent se servir de toutes les possibilités de la loi, il sont devenus très
vite fins stratèges et connaissent au mieux le rôle du temps qui fait que, à force de patience, ils
parviendront à leurs fins. Mais les choses en vont tout autrement avec les occupants illégaux,
les « squatters », pour reprendre le terme que l’administration utilise pour les désigner depuis
1934. Le terme concerne, en fait, une population très hétérogène dont le seul dénominateur
commun est la pauvreté et la misère. Ces premiers occupants sont évoqués, nous l’avons vu,
depuis la fin du XIXème siècle puisque le félibre et agriculteur Thomas David atteste de leur
présence et nous émettons l’hypothèse qu’il s’agissait de nomades, soit déjà implantés dans la
région d’Avignon, soit en provenance des pays de l’Est, chassés par la famine ou les
persécutions. En nombre ils n’ont jamais été majoritaires dans la Chartreuse, mais d’autres
habitants des lieux se trouvaient dans une situation semblable occupant des cellules
désaffectées, sans souci d’acquitter un loyer ou de demander une autorisation. Comme ils
échappent aux recensements pour bon nombre, il est difficile de quantifier cette population

128
mais il est au moins possible d’en dresser une typologie des installations. Outre les gens du
voyage, en bonne part sédentarisés ou ayant réduit à la sphère locale ou régionale leur activité,
la plupart paraissent avoir trouvé dans les lieux un havre contre la précarité voire le
dénuement total qui les frappait. Pierre Frélon, dans le précieux opuscule qu’il a consacré aux
anciens « chartreux », a ainsi recueilli cette confidence :
« - Comment avez-vous eu la cellule ?
- C’est Georgette qui nous a fait y habiter ; elle m’avait dit « vous n’avez
qu’à casser un carreau et vous l’aurez ».
Et, moi, mon mari ne voulait pas le faire. Le samedi on part à Avignon acheter
la cuisine et la chambre et on nous livre les meubles dans la cour. Alors je dis à mon
mari : « Tu es obligé de le faire, tu iras le faire ». Et il ne voulait pas y aller, il avait
peur. Et puis finalement, à sept heures du soir, c’était en janvier ou février, il faisait
froid, il s’est décidé. Et Georgette m’avait dit : « Vous le faites dans la nuit, comme ça
personne ne vous voit pas et, quand vous y serez…vous déciderez ». Et on l’a fait,
voilà…Georgette disait que si on ne le faisait pas quelqu’un d’autre viendrait y
habiter. C’était pas trop grand mais on y est quand même resté vingt et un ans ».
(L’action a lieu en 1954).

A d’autres reprises, ce sont les inondations catastrophiques du Rhône qui sont à


l’origine de telles situations :
« Nous c’est bien simple, on avait pas grand chose mais on a tout perdu, on
avait même plus de lit. A la Chartreuse j’y étais allé plusieurs fois, j’y allais chez une
femme qui faisait un peu de couture pas cher, et je savais qu’il y avait des petites
maisons sans plus personne. On y est allé une nuit, avec mon mari et le petit qui était
tout petit. Heureusement les gens avaient laissé un matelas et deux ou trois bricoles.
Mais le lendemain, dès que ça s’est su, tous les gens qui étaient là nous ont aidé. Les
larmes me viennent rien que d’y penser ».

En 1969 encore, nous dit un rapport anonyme, « après avoir fracturé une porte, un
individu a pu s’introduire dans une pièce de la Boulangerie, et s’y installer avec femme et
enfants ».

129
Une seconde vague d’occupants, sinon clandestins du moins illégaux, est constituée
par des rapins et des artistes impécunieux, dont le peintre célèbre, Luis Alvarez, amené sur les
lieux par un Villeneuvois fréquentant à Paris le monde du théâtre. Selon toute apparence la
fantaisie de ces créateurs et leur vie un peu marginale ne détonnaient pas, et ils s’intégrèrent
sans trop de problèmes au côté des nomades, des ouvriers ou des petits employés qui faisaient
le gros du corps de la Chartreuse.
Reste, enfin, le cas des anciens habitants dont la maison a été achetée par l’Etat et qui
ne veulent pas pour autant la quitter. En 1941, par exemple, l’inspecteur général Verdier
fulmine contre Madame Navarin dont l’Etat a acquis l’immeuble, lui laissant le droit de
l’occuper en l’attente d’un nouveau logement, et qui « s’incruste » malgré tous les rappels
l’invitant à quitter les lieux. D’autres n’hésitent pas à louer des locaux qui ne leur
appartiennent plus et les agents des Monuments historiques découvrent la situation, parfois de
façon inopinée, à l’occasion d’une visite ou simplement d’une ronde de routine. Propre à de
nombreux monuments historiques habités, la pratique s’explique aisément par le
comportement de services de l’Etat car, outre les délais de paiement, déjà évoqués, il faut
compter avec la lenteur que demandent les plans de restauration et surtout le déblocage des
crédits qui les accompagnent. De fait les « chartreux », non réglés de leur cession ou habitués
à voir des cellules rester vides pendant des mois, n’hésitent pas à y rester, voire à y installer
des locataires, les périodes de ralentissement ou d’interruption des travaux amplifiant le
mouvement.

Plaintes et désolation.
Les Beaux-Arts sont longtemps restés désemparés devant cette situation, d’autant
qu’ils n’avaient aucun moyen d’y remédier. Est-il possible un instant d’imaginer le gardien
Vallat se mettre en position d’expulser un « squatter » ? A tous coups la population le
lynchait, et son discret successeur ne s’y serait pas risqué non plus. Mais, au fur et à mesure
que certaines parties de l’abbaye sont dégagées et mises en valeur par les travaux de
restauration, l’administration s’inquiète de cet état de fait et, dès 1934, commence un long
concert de lamentations à propos de l’état lamentable de la Chartreuse qui, à quelques mots
près et avec plus ou moins d’intensité, en fonction de l’humeur du ministre ou du responsable
du service des Monuments Historiques, se répètera jusque dans les années 1990 qui voient le
départ du dernier occupant illégal. A mi-parcours, en quelque sorte, ce rapport du

130
Conservateur des Bâtiments de France au Directeur de l’Architecture, daté du 4 décembre
1957, donne le ton :
« La poursuite des opérations immobilières doit se compléter par une opération
de salubrité : plusieurs familles de squatters se sont installées dans l’enceinte de la
Chartreuse, et les interventions de mon prédécesseur auprès du maire pour obtenir leur
expulsion sont restées sans effet. Sont ainsi illégalement occupés les immeubles
Ratinout, Manet, et le domaine actuel de l’Etat, l’ancien immeuble Amiel.
Ce problème présent évidemment un aspect social et humain non
négligeable. Il faut remarquer cependant que les occupants en question sont des sortes
de spécialistes de l’occupation illégale : ils appartiennent, semble-t-il, à une population
flottante qui s’installe selon l’occasion dans les immeubles délabrés, ils en accentuent
d’ailleurs le délabrement et l’aspect sordide en brûlant les huisseries, en accumulant
les immondices et en installant des latrines.
Ils sont souvent sans moyen d’existence et paraissent mériter la mauvaise
réputation que leur font leur voisins sédentaires. En tout cas, leur présence à l’intérieur
et aux abords de la Chartreuse constitue un élément d’insécurité pour le monument ; ce
sont en général leurs enfants, en particulier, qui se livrent aux dégradations signalées
plus haut.
D’autre part, l’effet sur les touristes est déplorable, surtout sur les étrangers, qui
ne comprennent pas que dans un monument appartenant à l’Etat et dont la visite est
organisée par le service même des Monuments Historiques, notre Administration ne
soit pas en mesure d’assurer dans des conditions satisfaisantes la police et la
présentation de l’édifice et de ses abords ».

Propreté obsessionnelle allant jusqu’à une virginité imaginaire du monument,


disparition totale du souvenir des chantiers triviaux et bruyants qui avaient présidé à sa mise
en œuvre, volonté d’une maîtrise sans partage de l’espace et gestion du destin, la messe est
dite, une fois encore, mais, pour qu’elle soit vraiment consacrée il faut chasser les derniers
irréductibles et, cette fois responsables du ministère, architectes de tous rangs et gardiens n’y
suffisent pas. Pour venir à bout de cet ennemi, le plus redoutable qu’elle a rencontré tant il est
à l’aise et insaisissable comme un poisson dans l’eau, l’administration va employer les grands
moyens qui consistent , comme dans les opérations coloniales classiques, à envoyer les

131
canonnières après l’échec des palabres, quitte à ne tuer que des moustiques. Le Conservateur
des Bâtiments de France conclut donc ainsi son rapport :
« Pour toutes ces raisons, il me semble qu’il y aurait lieu de prendre des
mesures énergiques pour mettre fin à cette situation. Aussi vous serais-je obligé de
bien vouloir me faire connaître si vous comptez donner directement vos instructions au
Préfet du Gard, pour qu’il entreprenne de régler ce problème, ou si je dois le lui
soumettre moi-même ».

Des autorités réticentes.


Régulièrement l’autorité préfectorale est donc saisi de demandes émanant des services
des Monuments Historiques pour mettre fin à des occupations illégales : en février 1934 le
directeur des Beaux-Arts demande au préfet de faire déguerpir les occupants illégaux de
l’immeuble Minicconi acquis par l’Etat, même demande, en décembre 1940 à propos de la
maison Mazarin, occupée par des espagnols. En juin 1963, c’est au tour du Conservateur
Régional des Monuments Historiques de réclamer cette fois que tous les occupants sans titre
soient délogés. L’aspect un peu litanique de ces injonctions amène à se demander quelles sont
leurs effets et les suites que les préfets leur donnaient, et là un constat s’impose : pour des
raisons diverses, le représentant de l’Etat atermoie souvent, fait diversion, mais ne s’engage
que rarement à prendre les mesures énergiques pour lesquelles il est sollicité.
En 1934, suite à une demande de ce type, le préfet répond « qu’il ne possède aucun
document lui permettant de prendre des mesures ». A d’autres reprises il met en avant, pour
ne pas intervenir, des problèmes sociaux :
« Vous avez bien voulu, par rapport du 21 octobre dernier, appeler mon
attention sur la situation créée à la Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon par
l’occupation sans titre d’une cellule par la famille Chambéry.
Des renseignements qui me sont fournis, après enquête par M. le Maire
de Villeneuve-les-Avignon, il résulte que l’occupation sans droit ni titre est
incontestable. Mais la présence dans la famille Chambéry - précédemment logée dans
une remise sans cheminée et sans fenêtre -, de quatre enfants de 4 mois à 5 ans, rend
difficile l’expulsion par la force publique » (21 novembre 1952).

132
Contre mauvaise fortune et de tels arguments la Direction Générale de l’Architecture
est obligée de faire bon cœur, mais elle s’emporte violemment quand les autorités locales
outrepassent ce qu’elles considèrent comme leur droit, à preuve ce courrier du 2 septembre
1948, au ton comminatoire, adressé au préfet par le directeur du service :
« En vue de la continuation de la libération et de la remise en état de l’ancienne
Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon, l’Etat a acquis, au cours de ces dernières
années, différents immeubles sis dans son enceinte, mais mon administration n’a pu
rentrer en possession de ces immeubles par suite du maintien dans les lieux des
anciens propriétaires, qui se sont déclarés dans l’impossibilité de loger ailleurs.
A plusieurs reprises, mon représentant local, est intervenu sur ma demande,
tant auprès de la municipalité que de vos services pour obtenir l’évacuation des locaux
acquis, mais ces démarches n’ont pas été jusqu’à présent couronnées de succès.
Or il m’a été tout dernièrement annoncé que la Direction Départementale des
Domaines se préoccupait de régulariser ces occupations illégales et évaluait les locaux
en question pour fixer, en accord avec les occupants irréguliers, le prix de location de
chacun d’eux.
J’ai l’honneur d’attirer tout particulièrement votre attention sur notre volonté à
ce que l’évacuation de l’ancienne Chartreuse soit effectuée sans aucun délai et que, par
suite, soient suspendues les tractations en cours qui auraient la conséquence très
fâcheuse de consacrer des occupations abusives et de leur donner un caractère
définitif.
En effet, non seulement ces occupations illégales paralysent les travaux de
restauration qui, sur divers points, ont du être arrêtés, mais elles ont, en outre, le non
moins grave inconvénient de maintenir plusieurs parties de la Chartreuse dans un état
d’entretien et de présentation des plus fâcheux.
La plupart des immeubles en question sont de véritables « taudis » où des
familles vivent entassées dans des conditions d’hygiène déplorables ; les abords sont,
d’autre part, encombrés de détritus et d’objets de toute nature.
Il serait particulièrement regrettable de régulariser l’occupation de tels taudis et
foyers d’infection, alors que celle-ci devrait être interdite par simple mesure de
salubrité publique.

133
J’ajoute que les visiteurs de la Chartreuse et notamment les étrangers, sont très
surpris à la vue de ce spectacle et ne manquent pas de faire des remarques déplaisantes
mais justifiées.
Il va du bon renom de la France de faire cesser sans retard un tel état de choses
qui jette le discrédit sur notre pays.
Je me permets donc d’insister tout spécialement auprès de vous sur la gravité
de cette question. Il serait très souhaitable que vous puissiez vous rendre compte par
vous-même de la situation et j’ai demandé à Monsieur Valentin, architecte des
Monuments historiques, de se tenir à votre disposition pour vous faire visiter les lieux
et vous indiquer les locaux dont l’évacuation devrait être obtenue sans retard.
Je vous serais obligé, en conséquence, de bien vouloir faire suspendre de toute
urgence les régularisations en cours et prendre toutes dispositions pour que
l’évacuation du monument puisse intervenir dans les plus proches délais ».

L’exaspération du directeur de l’Architecture est à la mesure de son impuissance, et sa


colère à la mesure des informations qui lui remontent du terrain concernant le jeu des autorités
locales. Il est vrai que le préfet est un représentant de l’Etat mais, au quotidien, il traite avec
des élus, qu’ils soient maires ou conseillers généraux, très attentifs à leurs prérogatives, et
surtout soucieux de leur clientèle potentielle. S’il est fait exception d’Anatole Guiraud qui, au
début du XXème siècle a rejoint avec armes et bagages, en fonction de raisonnements tactiques
complexes, la troupe des Monuments Historiques, les autres maires de Villeneuve se sont
montrés, dans l’ensemble, plus rétifs, plus prompts à faire passer ce qu’ils considéraient
comme l’intérêt de la commune, ou bien le leur propre, avant la cause de l’Etat. Il ne fait
aucun doute que les « chartreux » n’ont jamais fait partie de leurs priorités, mais ils restaient
des électeurs et dans une ville blessée dans ses prétentions, qui avait vu une partie de son
prestige s’évanouir au profit de sa voisine Avignon, lors de manœuvres auxquelles les
gouvernements qui s’étaient succédés avaient donné leur aval, tout était bon pour affirmer son
indépendance et revendiquer son identité. Encore que leur présence ne fusse jamais souhaitée
ou accueillie avec enthousiasme, les semi nomades et les plus déshérités qui vivaient dans la
Chartreuse ont toujours été tolérés par une municipalité qui aurait eu, au demeurant, si elle
l’avait souhaité, beaucoup de mal à s’en défaire. Par contre elle vit tout l’intérêt, à certaines
périodes, qu’elle pouvait en tirer. Ainsi, en juillet 1943, le maire réquisitionne deux cellules

134
inoccupées de l’allée des Mûriers pour loger des familles sinistrées par les bombardements,
comme il avait donné sa bénédiction, à plusieurs reprises auparavant lors de crues du Rhône à
de telles installations humanitaires. L’alliance entre mairie et préfecture est une chose établie
qui contrarie passablement le cas échéant les ambitions des Beaux-Arts à preuve la
mésaventure de ce Rivière qui se plaint, le 26 juin 1947, à Valentin, l’architecte ordinaire :
« J’ai reçu, il y a quelques jours déjà, la visite de M. Puel, qui venait, par votre
ordre, prendre, les clefs de l’appartement de la Bugade vendu aux Beaux-Arts. Ces
clefs n’étant pas en ma possession, nous sommes allés sur les lieux où M. Puel a pu se
rendre compte que les deux maisons étaient habitées. Il a dit à l’occupant, en
l’occurrence la femme, qu’il fallait qu’elle évacue les lieux le plus tôt possible, ce
qu’elle a consenti à faire.
Mais là où les choses se compliquent, et c’est pourquoi j’ai tenu à vous mettre
au courant de la situation, c’est que le mari est allé à la mairie où le maire lui a
conseillé d’écrire à la Préfecture du Gard. Dans cet intervalle j’ai récupéré les clefs,
mais je ne sais comment le bonhomme a présenté les choses, toujours est-il que la
Préfecture l’a autorisé à rester et qu’un garde est venu chez moi avec la femme pour
reprendre les clefs.
Je dois vous dire que depuis la vente, je n’ai jamais loué l’appartement que ces
gens ont occupé sans autorisation. Ce sont, comme on les appelle maintenant,
des « squatters », avec cette différence qu’ils n’ont pas l’excuse d’être sinistrés.
Le garde leur a bien dit de chercher ailleurs, mais je crains bien que forts de
l’autorisation préfectorale, ils ne se pressent pas pour le faire et quitter des lieux où ils
ne paient aucun loyer.
Quand on devra exécuter les travaux à l’immeuble, vous pourrez prendre les
dispositions nécessaires que vous jugerez à propos, la loi doit certainement vous en
donner les moyens ».

Nous sommes en droit de nous interroger sur la part d’ironie que contient la dernière
phrase quand nous savons la suite réservée à la plupart des demandes des Beaux-Arts et leur
impatience indignée telle qu’elle s’exprime dans ce courrier que le directeur général de
l’Architecture envoie au préfet, le 13 janvier 1959 :

135
« Comme suite à mes précédentes correspondances relatives aux occupations
illégales des locaux acquis par l’administration des beaux-Arts dans l’ancienne
Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon, vous avez bien vous faire parvenir une note
d’information à ce sujet, à M. Chazaud, Conservateur Régional des Bâtiments de
France.
La suggestion proposée par M. le Maire de Villeneuve-les-Avignon, pour
remédier à la situation présente ne peut être retenue. Il ne saurait être question, en
effet, que l’Administration des Beaux-Arts achète ou loue des locaux pour le
relogement des occupants sans titre.
Je tiens à souligner que mon Administration consent seule, depuis maintenant
plus de 30 ans, des dépenses trop considérables pour libérer l’ancienne Chartreuse et
pour remettre ses différents bâtiments en leur état primitif pour qu’elle puisse, en
outre, prendre à sa charge des dépense de cette nature, qui ne pourraient d’ailleurs, être
prélevés sur les crédits budgétaires.
En la circonstance, mon Administration doit d’autant plus obtenir l’appui et les
concours, au besoin pécuniaires, des autorités régionale et municipale, que celles-ci
tirent profit, sur le plan touristique, de l’œuvre de rénovation de la Chartreuse
entreprise et poursuivie sans relâche par l’Etat.
La question de la libération des locaux en question n’est d’ailleurs pas
seulement un problème d’ordre artistique et esthétique ; il est en même temps, et tout
autant (si ce n’est davantage) un problème d’ordre social et humain. Il s’agit, en effet,
pour la plupart, de locaux lépreux, sordides, de véritables « taudis » où vivent
entassées des familles nombreuses dans des conditions inqualifiables d’hygiène et de
décence.
Il est à citer, notamment, à cet égard, les « taudis » occupés par la famille
Gregolles et par la famille Besançon.
Dans la note communiquée, vous indiquez que ces deux familles sont
« indésirables » ; j’estime que ce n’est pas une raison pour qu’elle demeurent à
perpétuité dans les locaux insalubres qu’elles occupent sans droit depuis maintenant
plus de 15 ans.
Si sérieuse que puisse être la crise du logement à Villeneuve-les-Avignon,
cette ville aurait du, depuis longtemps, par simple mesure de salubrité publique et de

136
protection de l’enfance, assurer le relogement de ces deux familles nombreuses. Au
surplus, pour l’une au moins de celles-ci (Chambéry), vous aviez promis une priorité
pour son relogement. Il n’en a rien été jusqu’à présent [...]
En tout état de cause, l’évacuation des lieux illégalement occupés dans la
Chartreuse n’est pas un problème qui puisse être résolu à l’échelon national ; il doit
trouver une solution par l’intervention efficace des autorités régionale et municipale
qui seules ont possibilité et qualité pour régler les différents problèmes d’espèce qui se
posent ».

Complètement blasés ce sont les agents des Monuments Historiques qui se


transforment en limiers pour trouver des solutions. Valentin, en juin 1947, écrit dans ce sens
au préfet du Gard
« Venant d’être informé par le gardien du monument qu’une maison située rue
des Greniers, appartenant à M. Cavaillés, retraité des PTT, serait actuellement vacante,
je crois qu’il y aurait le plus grand intérêt à réquisitionner celle-ci au profit de la
famille Gregolles, chargée d’enfants, qui vit actuellement, dans des conditions
d’hygiène déplorables, dans l’immeuble très exigu appartenant à l’Etat et dont nous
demandons l’évacuation ».

Si une preuve du dialogue de sourds entre Paris et Villeneuve était encore nécessaire
nous la trouverions dans la suggestion que, douze ans après !, en 1959, le directeur des
services fait au préfet, pour la même maison celle de la rue des Greniers et les mêmes
locataires potentiels, les Gregolles !

Intransigeances.
Devant une telle situation et la répétition de ses occurrences, les Beaux-Arts, lassés,
font preuve, chaque fois qu’ils le peuvent ou dans les moments d’exaspération, de la plus
grande fermeté. Il veillent ainsi à ne pas favoriser des situations dont l’aspect provisoire
contient en germes celui de la longue durée, en particulier en ce qui concerne les locations
d’immeubles déjà acquis et destinés à être détruits ou restaurés. Henri Hillat, dans une lettre
du 3 février 1929, a beau expliquer « qu’il est estropié et qu’il a sa mère à charge, pour
solliciter l’autorisation de s’installer dans le petit renfoncement qui existe à côté de la porte

137
d’entrée de l’ancienne Chartreuse, pour y exercer sa profession de cordonnier les dimanches
et jours de fête », il est débouté, Valentin, estimant que ce serait créer un précédent fâcheux,
« étant donné les difficultés nombreuses que nous avons eues jusqu’ici pour éliminer les
indésirables qui fréquentaient la Chartreuse ». Régulièrement saisi de demandes analogues le
service des Monuments Historiques, endurci par l’expérience, fait toujours les mêmes
réponses et, dans certains cas il va même plus loin, décidant de mesures brutales.
En décembre 1952, il décide de couper l’eau dans la remise, sans fenêtre ni cheminée,
occupée par les Chambéry et leurs deux enfants en bas âge pour qu’ils abandonnent les lieux,
ce qu’ils feront, en profitant pour s’installer, sans rien demander, dans une cellule plus
confortable. A intervalles réguliers l’architecte ordinaire fait murer les locaux vides ou poser
de lourds cadenas qui se révèlent très vite sans effet. Aussi, au bout d’un temps, tous les
moyens sont considérés comme bons dès le moment où ils aboutissent à un résultat, comme
dans l’affaire Boabdil Belkhacem en avril 1970. André Gally, Conservateur Régional des
Bâtiments de France, est saisi d’une demande de l’O.R.T.F qui désire tourner, dans la
Chartreuse, un film avec Ludmilla Tchérina. Transmettant cette demande au directeur général
de l’Architecture, il en profite pour l’informer une nouvelle fois des problèmes posés par la
présence de squatters et il lui soumet sa proposition de réponse à l’O.R.T.F :
« Vous connaissez la situation lamentable de l’ancienne Chartreuse, dont une
partie reste à exproprier et dont certaines cellules appartenant à l’Etat sont
actuellement occupées par des indésirables. Récemment encore, un Algérien, M.
Boabdil Belkhacem s’est installé dans la première salle de la Boulangerie après avoir
fracturé la porte. La gendarmerie, aussitôt alertée par notre Service, a refusé
d’employer des méthodes coercitives, le sieur Boabdil Belkhacem étant accompagné
de sa femme et d’un enfant de vingt mois. Je vous ai informé de ce regrettable incident
par lettre en date du 16 mai 1969, et vous m’avez demandé, le 5 juin 1969,
d’intervenir auprès du Préfet du Gard pour qu’une mesure d’expulsion soit prise dans
les meilleurs délais. J’avais d’ailleurs saisi M. le Préfet du Gard de cette affaire, que je
n’ai pas manqué de lui rappeler à plusieurs reprises. Je vous précise que le sieur
Boabdil Belkhacem n’a toujours pas été expulsé à l’heure actuelle […]
C’est pourquoi je pense que nous avons maintenant dans la demande
d’autorisation qui nous est présentée par l’O.R.T.F une occasion de mettre fin à
l’occupation sans tire du sieur Boabdil Belkhacem. J’ai demandé à M. Biscop,

138
Architecte des Monuments Historiques, de faire savoir aux producteurs du film « La
Possédée », que nous ne pouvions autoriser le tournage de cette œuvre que dans des
locaux vides de toute occupation et que nous leur demanderions en conséquence de
reloger les occupants indésirables de la Chartreuse [...]
Nous avons prévu évidemment de murer tous les locaux dès que le tournage du
film sera achevé, ce qui évitera toute nouvelle effraction. Ce sera un premier pas de
fait vers la réhabilitation de ce monument remarquable que constitue l’ancienne
Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon ».
Quoique sceptique sur le résultat le Directeur de l’Architecture donne son accord le 29 mai et,
le 12 juin, l’architecte départemental peut annoncer triomphalement au Conservateur des
Bâtiments de France :
« Je suis heureux de vous indiquer que M. Boabdil Belkhacem a quitté la
Chartreuse.
J’ai fait soigneusement murer portes et fenêtres. J’ai également pu retrouver la
porte du four que je vous avais signalée comme disparue ».

L’Administrateur Civil chargé des palais nationaux et des monuments historiques de


l’Etat ne peut donc que féliciter Gally et « se réjouir de l’heureux succès de sa manœuvre ».
Finalement les illégaux, les « squatters », apparaissent comme ceux qui prennent en
charge le rôle de derniers représentants de la communauté indigène primitive et ils se
présentent donc, symboliquement, comme les descendants des premiers acheteurs. Haïs par
les Monuments Historiques pour qui ils sont un obstacle à l’expansion du monument, mal
aimés par les Villeneuvois de l’extérieur de la Chartreuse qu’ils effraient, enviés secrètement
par les « chartreux » qui ont accepté de partir et qui admirent leur résistance, ils font déjà
figure, en 1972, avant le grand tournant qui conduira au nouveau visage du lieu, de « derniers
des Mohicans » vestiges en voie d’obsolescence d’une métamorphose, et dernières victimes
des grandes batailles qui se sont livrées pour le sort de la Chartreuse.

Le silence assourdissant des érudits.


Par nature et par usage, dans la plupart des monuments historiques, et au fur et à
mesure de leur émergence, il est attendu que ce soit les historiens et les érudits locaux qui
mènent la bataille de l’invention puis de la reconnaissance, ferraillant pour qu’une dimension

139
régionale, voire nationale, soit accordée à leur patrimoine. Ce sont eux, véritables gardiens du
temple et de ses secrets, qui sont censés compiler le savoir, lire les archives conservées dans
l’intimité des familles et auxquelles eux seuls ont accès, écrire la trajectoire du monument et
ses moments forts, les épisodes décisifs de son destin. Ce sont leurs travaux qui doivent
permettre de dire le vrai et accessoirement, de décider du beau. Qu’en est-il pour la
Chartreuse ? Ont-ils tenu le rôle qui leur est conventionnellement prêté ? Furent-ils au premier
plan dans la bataille de l’appropriation symbolique ?
Ce ne fut pas vraiment le cas, mais, à leur décharge, il faut reconnaître que cette
vision convenue de l’histoire locale, confrontée aux péripéties qui ont accompagné le sort de
nombreux monuments, a souvent été passablement écornée. La Chartreuse n’échappe pas, elle
non plus, à cette condition dont les variations méritent, néanmoins, d’être interrogées.
Pendant les quarante années qui suivent la vente comme bien national, l’indifférence
est à peu près totale, mise à part la notation rapide de Millin qui, en même temps, donne le
ton :
« La célèbre Chartreuse a été détruite. Les mausolées des papes et des
cardinaux qu’elle renfermait ont disparu ; sa riche bibliothèque a été dispersée ; la
plupart des tableaux des deux Mignard dont elle était décorée sont perdus, quelques-
uns ornent les églises de Villeneuve et d’Avignon. Rien ne pouvait nous retenir à
Villeneuve ».
Il n’y a donc plus rien à voir qui mériterait quelque intérêt à la Chartreuse, et il faut attendre la
fameuse visite de Mérimée, en 1834, pour une nouvelle prise en compte, dont nous avons déjà
dit qu’elle était, en réalité, très négative et très limitée, se limitant à la prise en considération
du mausolée d’Innocent VI et stigmatisant la conduite des « chartreux » et des Villeneuvois.
Dès lors le ton est donné et, dans les discours, vont se mêler nostalgie de la splendeur passée
opposée à la misère actuelle, la mise en coupe réglée de la « bande noire » et les méfaits au
quotidien d’une population indifférente et ignare. Retiennent essentiellement l’attention les
fresques de la chapelle, le fantôme du gisant transporté à l’hôpital, puis les tableaux qui se
trouvaient dans la Chartreuse au moment de la Révolution, en moindre occurrence le tombeau
du prince de Conti, un sort à part étant fait à ce mystérieux objet disparu, « un manuscrit qui
consistait en un gros rouleau de peau humaine. Il avait douze toises quatre pieds de long sur
dix-huit pouces de large, et contenait une partie de la Bible en caractères hébraïques,
transcrite, selon toutes les apparences, du temps de saint Jérôme. La tradition veut que ces

140
peaux aient été celles de plusieurs martyrs des glorieuses églises d’Afrique » (Frossard
1841 :83). Le seul document prenant en compte l’ensemble de l’édifice, au milieu de trois ou
quatre compendiums recensant les dates de la fondation et des différents aménagements, est
une « esquisse topographique de la Chartreuse », pour reprendre le terme de ses auteurs, les
abbés Pouchon et Pons, paru en 1868. Le travail, capital au point de vue de l’histoire et de
l’archéologie, de l’abbé Valla, Villeneuve-les-Avignon :guide du voyageur et notes
historiques ne paraitra qu’en 1907 mais nous avons changé de siècle et, surtout, Formigé a
déjà entrepris ses relevés et avancé son projet d’étude d’ensemble dont il n’avait manqué de
s’entretenir avec l’abbé Valla.
Qui parle et qui écrit pendant cette période ? Quelle est la place des historiens du cru ?
Les gens d’Eglise qui considèrent la Chartreuse comme un bien qui leur a été injustement
arraché au prix d’un sacrilège côtoient les érudits classiques qui mentionnent pour la plupart
l’ancienne abbaye de manière singulière, l’incluant dans une évocation « d’Avignon et de ses
environs » où Villeneuve et ses monuments, a fortiori la Chartreuse, ne sont perçus que
comme des satellites ayant pour but de mettre en valeur la capitale du Vaucluse et son
prestigieux Palais des Papes. Le seul historien local est Alfred Coulondres, notaire et juge de
paix à Villeneuve, amateur d’histoire et d’archéologie qui inclut la Chartreuse et l’action des
moines dans le développement de Villeneuve, les félibres Thomas David puis Enri Bouvet se
livrant davantage à des pièces de circonstance louant l’âme et l’esprit des lieux.
Aussi minime qu’elles soient en nombre, elles atteignent à peine la vingtaine toutes
formes confondues, ces études donnent l’impression d’un vacarme, comparées au quasi
silence qui suit la publication du Rapport sur la Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon de
Jules Formigé en 1909, et ce jusqu’en 1958. En 1925 a pourtant été créée une société savante
Les Amis du Vieux Villeneuve, dont les archives ont été égarées, autant qu’il y en eut, qui
publie, en 1932, son premier Bulletin-Annuaire. Il cite quelques unes des actions entreprises
par la société, travaux d’embellissement et de conservation, mise en place de pancartes
indicatrices pour les touristes, don de documents au musée… et il précise les deux misions de
la société, d’abord celle de surveillance « des modifications que la municipalité ou les
particuliers veulent faire subir à l’aspect de Villeneuve, pour après avoir discuté de leur
opportunité, agir officieusement auprès des pouvoirs publics », puis, celle d’érudition en « se
proposant de réunir le plus grand nombre de documents concernant les curiosités historiques
et archéologiques de Villeneuve pour en dresser un catalogue ». Le bulletin, malgré le succès

141
de l’association qui compte près de trois cents membres, ne connaitra que trois numéros et il
est impossible de préjuger de ce qu’il aurait pu publier mais les premières livraisons
contiennent quelque indices concernant son intérêt pour la Chartreuse. En 1932 il consacre un
article à un Rituel hébreu, conservé au musée de Nîmes, suite à la dispersion de la
bibliothèque des Chartreux en 1793 et, dans le même numéro, en fin de liste, il mentionne
l’ancien couvent parmi les lieux à visiter à Villeneuve. La seule autre allusion est négative
puisqu’en 1933, après que son ancien président Henri d’Alméras lui ait écrit de Paris qu’une
campagne de protection en faveur des fresques de la chapelle d’Innocent VI allait être menée,
le Comité des Amis du Vieux Villeneuve répond « que cette campagne ne lui semble pas
justifiée, que ces fresques sont suffisamment sauvegardées ». Ce qui n’empêche pas le
président de l’association de demander, l’année suivante, l’autorisation au directeur des
Beaux-Arts, de tenir sa réunion annuelle dans la Boulangerie de la Chartreuse, ce qui lui sera
accordé. Cette désaffection laisse un peu perplexe alors que Henri d’Alméras qui a créé la
société possède, à titre personnel, une cellule dans la Chartreuse qu’il occupe une bonne part
de l’année, et que les érudits locaux ont toute facilité pour se rendre sur les lieux ou consulter
les archives. Pouvons-nous penser qu’ils ont été anesthésiés par le travail de Formigé au point
de se taire totalement ? C’est peu vraisemblable au vue de l’esprit d’émulation qui anime, en
règle générale, les sociétés savantes, et qui leur fait, parfois, avoir plus de goût pour la
polémique que pour la discrétion de cabinets de travail. Comment concevoir donc qu’ils
laissent le champ libre aux Beaux-Arts, qu’ils ne donnent à aucun moment le sentiment de
vouloir s’imposer ou, pour le moins de se poser en auxiliaires et conseillers indispensables ?
Leurs raisons sont certainement complexes, plongeant leurs racines dans le passé. Depuis la
vente de la Chartreuse comme bien national, c’est la résignation et le fatalisme qui ont
prévalu : une fois le mausolée d’Innocent VI mis à l’abri, plus rien n’a compté et
l’indifférence l’a emporté sur la curiosité. Un siècle après cet aveuglement se mêle
certainement, pour eux, de regret et de remords. Si la municipalité avait agi autrement, s’ils
avaient été plus vigilants, ils n’auraient pas laissé un champ aussi libre à l’Etat et auraient pu
se poser comme interlocuteurs incontournables. Tout cela sans compter avec les blessures que
la vente de la Pieta au musée du Louvre a laissé dans les mémoires, fut-ce au prix de
l’installation de l’eau courante, et la tentative de la commune, mise en échec par le préfet, de
vendre à son tour Le Couronnement de la Vierge ! Au regret se mêle aussi une contradiction
impossible à vaincre pendant longtemps, car si la Chartreuse devient un joyau architectural,

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elle reste aussi la « cour des miracles » maintes fois décrites et reconnaître sa valeur c’est
aussi admettre son impuissance devant cet état de fait, si ce n’est sa complicité objective. Qui
plus est il n’est pas certain que l’archéologue ait toujours été persona grata pour une
population que ses allées et venues répétées auraient pu gêner et, de toute manière, aurait-il
fallu qu’il vainquît le dégoût et la peur que lui inspiraient les lieux, comme à bien des
Villeneuvois. Aux aléas douloureux de la mémoire, aux risques réels ou imaginaires, les
savants, à quelques exceptions près, et encore ne s’agit-il pas d’historiens locaux, préfèrent le
silence. Ils restent même sans voix, apparemment, devant les travaux entrepris, acceptant sans
réserves la restauration, laissant à d’autres, bien solitaires, le soin de s’interroger sur les
limites cette métamorphose, comme G. Pillement, en 1945, dans sa Défense et illustration
d’Avignon :
« La moitié des anciennes cellule de chartreux sont dégagées de la gangue de
constructions parasites qui les entouraient, l’une après l’autre elles cessent d’être une
étable ou une remise pour devenir une cellule de moine.
André Hallays s’était effrayé à l’idée de cette restauration. Comme il ne peut
être question de rebâtir toute la Chartreuse, nous sommes exposés à voir un cloître tout
neuf au milieu de constructions délabrées, et ce contraste sera aussi désastreux pour le
cloître lui-même que pour les ruines qui l’entourent ». Mais c’est que, justement, c’est
toute la Chartreuse qui sera remise en état. C’est un travail délicat à l’idée duquel il
avait bon droit de s’effrayer, car il demande de la part de l’architecte chargé de la
restauration un tact, une mesure qu’ont bien rarement les architectes des monuments
historiques ».
Jusqu’en 1972 et la création du Circa la situation ne va guère évoluer, alors que de nouvelles
voix se font entendre, car, au fur et à mesure de l’avancée des travaux de dégagement et de
réhabilitation, les Monuments Historiques entendent bien s’affirmer comme maître des lieux
et c’est eux qui, par la voix de leurs architectes en chef ou au mieux d’un érudit local
stipendié et publiant dans la revue du service, vont dire la doxa. Ce sont, maintenant, les
architectes en chef qui se présentent, cartes, croquis et dessins à l’appui, comme les détenteurs
indiscutables du savoir et qui, savourant leur victoire, vont s’employer à dicter aux autorités
locales, qu’il s’agisse des élus ou des intellectuels les nouvelles règles et les nouveaux usages
du monument, comme ils vont tout mettre en œuvre pour imposer et codifier les traits de son
imaginaire. Finalement les érudits locaux ont perdu, sans le livrer, un combat qui aurait pu

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leur faire participer, fut-ce symboliquement, à la transformation de la Chartreuse qu’ils
subissent passivement, et cette absence pèsera lourd, plus tard, dans les nouvelles affectations
de l’ancien couvent.

Innocent VI. Le retour.


Parmi tous les épisodes qui ont marqué la lente montée en puissance des Monuments
Historiques et les conflits, plus ou moins ouverts qui l’ont accompagnée, un des plus
spectaculaires reste le transfert d’Innocent VI en 1960. En 1835 son mausolée avait été
transporté à la chapelle de l’hôpital où il reposait, en bonne part oublié, dans une paix et une
indifférence entrecoupée de rares visites jusque dans les années 1950. Il semblerait qu’à ce
moment là, Louis Montagné, peintre, conservateur de musée, passionné par la Chartreuse ait
convaincu Chaumel, architecte en chef de la Commission des Monuments Historiques, de
l’intérêt qu’il y aurait à faire revenir le pape, ou au moins son mausolée, dans son lieu de
repos originel. Au delà de l’anecdote ou du détail des circonstances de cette proposition, ce
que nous devons retenir ce sont les intentions des acteurs concernés par l’affaire, les enjeux
qui la sous-tendent, les discussions autour des mesures à prendre pour la faire aboutir et les
figures de l’imaginaire du monument qu’elle va susciter en s’attachant à la célébration de ce
pape gyrovague. Car, en fin de compte, ce qui est en jeu, c’est de fixer dans l’espace ce
pontife nomade qui n’arrête pas de déambuler dans la petite ville et qui passe, ce faisant, des
mains des uns à celles des autres : l’Etat le concède à la Ville, puis l’Eglise et l’Etat entendent
le récupérer à nouveau en traitant avec une municipalité récalcitrante. Qui va s’asservir la
figure et le prestige d’Innocent VI ?
En mars 1954 l’architecte en chef, Henri Jullien, est chargé par sa hiérarchie
d’enquêter, sur place, sur le nouveau transfert de ce tombeau à son ancien emplacement. Le
12 mars une première réunion a lieu pour connaître l’opinion des autorités locales et la
Municipalité soulève un certain nombre d’objections. La première est, qu’en droit, le corps du
pape a le statut d’un dignitaire étranger et qu’il ne peut être déplacé qu’avec l’accord du chef
de l’Etat de son pays, donc il faut une autorisation du Vatican pour envisager de déplacer le
corps du souverain pontife. Le deuxième argument concerne la sécurité :

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« Malgré la présence d’un gardien dans cet ancien monastère, il est impossible
d’assurer une surveillance suffisante, comme il existe actuellement dans la chapelle de
l’Hospice. Il est malheureusement fréquent de constater que les habitants des environs
pénètrent souvent dans les bâtiments de la Chartreuse pour y effectuer des vols de
plomb pour y causer des dégradations contre lesquelles nous sommes à peu près
impuissants.
Ce monument, très fragile, risquerait donc peut-être d’être dégradé, à moins
que des mesures de clôture tout à fait spéciales soient prise, qui risqueraient de
défigurer la chapelle où devrait être reconstruit le tombeau du fondateur du
monastère ».

De fait il s’agit d’arguties car le problème de la mairie est ailleurs. Elle sait
pertinemment qu’elle n’a pas les moyens d’entretenir le mausolée, et surtout qu’elle n’a
aucune ressource pour le mettre en valeur, alors que les touristes commencent à venir à la
Chartreuse, mais, en même temps elle ne veut pas tout perdre en le cédant. Le 9 décembre
1954 elle donne son accord au transfert à la condition, le tombeau étant propriété communale,
« qu’une ristourne sur les droits d’entrée à la Chartreuse soit consentie à la commune de
Villeneuve-les-Avignon ». Le 8 mars le Conservateur Régional des Monuments Historiques,
sans doute après consultation de ses instances, répond qu’il ne peut accéder à cette demande.
Le conseil municipal se réunit à nouveau et donne son accord sans condition le 28 mars, mais
ce passage à Canossa sera lourd de conséquences, donnant naissance à une rancœur qui,
pendant plus d’un demi-siècle, et il n’est pas sûr qu’elle soit complètement éteinte, va rendre
difficile les rapports entre la Ville et les Monuments Historiques. Contre mauvaise fortune
bon cœur le conseil municipal joue le jeu, mais du bout des lèvres, faisant souffler le chaud et
le froid, divisé sans doute, ses membres n’ayant pas les mêmes ambitions. En janvier 1959, il
demande à l’administration des PTT d’émettre un timbre spécial pour la cérémonie qui aura
lieu l’année suivante, mais, quelques mois avant la translation, alors qu’un « Comité de
soutien du transfert des cendres d’Innocent VI » demande une subvention, ses voix se
partagent pour la suite à donner et pour mieux enterrer la demande il use, à la Clémenceau,
d’un renvoi en commission. Nous n’avons pas assez d’éléments pour comprendre au fond ses
motivations, mais plusieurs hypothèses sont possibles qui vont du dépit entraîné par le refus
de la ristourne à des dissensions confessionnelles dans une ville où se côtoient protestants et

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catholiques, où les appartenances religieuses commandent, sans que ce ne soit jamais dit, à
bon nombre de décisions, sans compter avec les antipathies et les règlements de compte
personnels. Ainsi le maire est chargé par son conseil d’organiser les cérémonies mais il ne
paraît pas manifester le même enthousiasme que son premier adjoint, le docteur Gâche, qui
est un chantre du transfert et qui, dans l’ombre, fourbit ses armes et nourrit ses ambitions. Ce
protestant ne voit pas d’un mauvais œil le tombeau passer d’une chapelle catholique romaine
à un monument qui, pour être une ancienne abbaye, n’en est pas moins devenu un lieu laïc.
Par ailleurs lorsque la discussion sur l’identification du pape va battre son plein il a un rôle de
premier plan. Des os ont été trouvés sous le mausolée à l’Hospice mais aussi dans l’ancien
emplacement du tombeau, à la Chartreuse. S’agit-il bien d’Innocent VI ? Le docteur Gâche, se
targuant d’une spécialisation dans les maladies osseuses, les examine et certifie que les
déformations qu’ils présentent, en particulier au niveau du bassin, correspondent parfaitement
aux rhumatismes et à l’arthrose dont aurait souffert le pape, et que ce sont bien ses restes qui
ont été exhumés. La déclaration a plus d’importance et de valeur qu’un document, allant dans
le même sens, que l’évêque de Nîmes, Mgr Girbeau, aurait retrouvé et que personne n’a
jamais vu. Il est facile d’imaginer le prestige que retire de l’opération cet autochtone, ou au
moins cet autochtone adopté et reconnu, qui sait déchiffrer le temps mieux que les historiens
et qui se passionne pour le passé de la ville.
L’attitude de l’Eglise est aussi hésitante et aussi complexe. Dans un premier temps elle
s’inquiète parce qu’elle est tenue à l’écart des tractations entre mairie et Etat dont le curé local
est averti par inadvertance. Il saisit immédiatement son évêque qui s’émeut car si les
Monuments Historiques ont tout pouvoir sur les pierres, ils n’en ont aucun sur les restes d’un
pontife vénéré par l’Eglise catholique. Le pape est informé et s’apprête à demander des
explications au gouvernement français quand celui-ci le saisit d’une demande officielle de
transport des restes. Plusieurs problèmes sont à résoudre. Le premier est celui de l’identité et
de l’incertitude concernant les vestiges humains trouvés sous le tombeau dans la chapelle de
l’Hospice, mais aussi dans l’emplacement primitif de la Chartreuse. S’agit-il des restes
d’Innocent VI ? La fantaisie et les mesures approximatives qui avaient présidé au transfert de
1835 portent à le croire puisque nous savons qu’elle avait eu lieu sans trop de sécurité, au
point qu’un enfant présent s’était emparé d’un os qu’il avait ramené chez lui comme un
trophée et que son père l’avait sommé de le rendre au curé pour qu’il fut enseveli avec le reste
du corps. Rien d’étonnant donc qu’il manque les os des mains et des pieds du pontife et qu’on

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les retrouve dans une excavation à la Chartreuse. Une bouteille cachetée de cire et contenant
un parchemin rendu illisible par le temps, peut-être un double du rapport de transfert de 1835,
ne peut guère servir de preuve, mais le rapport de Gâche et le document mystérieux de
l’évêque suffisent à confirmer, pour l’Eglise, l’identité du défunt. Par ailleurs la cérémonie, si
elle avait lieu, devrait revêtir un caractère solennel, en accord avec la mémoire du personnage
qui se trouvait au cœur du projet. Il fallait aussi s’assurer que de nouvelles profanations, telles
celles que le mausolée avaient connu pendant la Révolution, ne se reproduiraient plus, que
toutes les mesures de protection seraient prises pour éviter un nouveau sacrilège. Enfin il
demeurait à régler le statut du lieu car la spoliation et les profanations consécutives à sa vente
comme bien national lui avaient fait perdre son caractère sacré et que celui-ci ne pouvait lui
être rendu que par un office célébré sur les lieux mêmes. L’Etat français s’engageant sur ces
différents points, le pape en exercice, se rendant compte qu’il avait tout à y gagner, donnait
alors son accord. Il n’apparaissait pas comme inutile de réintégrer dans le giron de la tradition
et de l’orthodoxie ces papes avignonnais un peu suspects de gallicanisme et marginaux et,
dans le même temps, d’affirmer la toute puissance de Rome dans ces terres huguenotes,
rétives, qui conservaient encore des relents d’hérésie. Aussi les réserves initiales se font-elles
hyperboles pour louer la mémoire de celui qui fut « un grand souverain pontife, doublé d’un
éminent humaniste » (Le Méridional, 4 janvier 1958) et vanter l’importance de
cette « chapelle restaurée, qui a retrouvé avec la présence du mausolée restauré, riche du
trésor sacré des restes mortels du pape Innocent VI, sa valeur religieuse et artistique, qui la
firent considérer pendant quatre siècles, comme le cœur de la Chartreuse par les religieux,
toujours fidèles au prestigieux souvenir de leur incomparable bienfaiteur ». Rien d’étonnant,
dès lors, à ce que la cérémonie du transfert, le 22 et 23 octobre 1960, se transforme en une
sorte d’apothéose, en vaste spectacle aux accents wagnériens que même les éléments semblent
servir. Le 22 au soir c’est une retraite aux flambeaux qui amène le coffre contenant les restes
du pontife depuis le carré du cimetière de Villeneuve réservé aux prêtres, où il avait été
inhumé en attente des solennités, jusqu’à la Chartreuse. Dans la pluie et le vent les silhouettes
des théories de pénitents gris qui lui font cortège tremblent aux lueurs des torches que
brandissent des scouts, pendant que la foule des fidèles parcourt, en entonnant des psaumes,
les rues de la ville dont les fenêtres et les balcons sont décorés d’oriflammes que le vent agite
comme s’il voulait les emporter. La même théâtralité, le même souci de spectaculaire
baroque, président à la consécration et à la messe du lendemain, les cantiques, les airs de

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cuivre et de viole du XVème siècle faisant écho à l’homélie prononcée par l’archevêque
d’Avignon devant un parterre regroupant les autorités civiles et religieuses et la foule des
fidèles anonymes. Le triomphe de l’Eglise est incontestable, mais sans doute plus éphémère
que ce qu’elle le croit, et l’autel mobile sur lequel a été dit la messe, contrairement à ce
qu’elle souhaiterait, disparaîtra assez tôt quand, après cet intermède mémoriel embaumé
d’encens, la Chartreuse retournera à son état de monument historique laïc.
Une fois encore ce sont les Monuments Historiques qui seront le grand vainqueur de
l’affaire, même s’ils se montrent assez magnanimes pour abandonner aux autorités religieuses
la satisfaction d’un triomphe aussi bref que spectaculaire, profitant de l’événement pour
conforter leur autorité. Dans un premier temps ils ne peuvent que se féliciter d’avoir mis la
main sur le mausolée sans céder aux velléités de résistance de la mairie et sans lui accorder
une quelconque contrepartie, et ils voient très vite tout le parti qu’ils peuvent tirer d’un
transfert auquel l’Inspecteur Général Verdier souscrit dès juillet 1956 : « Je pense qu’il faut
profiter des circonstances favorables actuelles pour réaliser une opération souhaitable à tous
égards ». Techniquement la manipulation n’est pas des plus simples puisqu’il faudra démonter
le tombeau pièce après pièce, les repérer toutes et les protéger jusqu’au remontage dans la
chapelle initiale, mais cette difficulté a le mérite de mettre en valeur le savoir-faire des
services de l’Etat qui ne manquent pas de souligner toutes les maladresses commises lors du
transfert de 1835 qui n’avait pas eu lieu sous leur responsabilité. Tout au long des quatre
années préalables à l’installation ils ne vont d’ailleurs pas cesser de montrer qu’ils sont, par
leur savoir et leur compétence, des acteurs incontournables. Leur première intervention porte
sur le champ de la connaissance historique et archéologique : les ossements découverts sous le
tombeau étaient-ils ceux d’Innocent VI ? La découverte aux archives du procès-verbal de la
translation de 1835 indiquant clairement que des ossements accompagnaient le sarcophage
met fin, en bonne part, aux doutes qui pouvaient subsister et l’Inspecteur Général Verdier qui
joue dans cette affaire l’avocat du diable, est obligé d’en convenir mais il s’interroge sur la
réalité du document retrouvé par Mgr Girbeau, qui serait une preuve irréfutable et que
personne n’a vu. Il en profite aussi pour donner une petite leçon d’histoire. Certains s’étaient
étonnés que Mérimée, dans sa description de 1834, n’ait mentionné ni la présence d’un
cercueil, ni celle d’ossements dans le tombeau transformé en armoire et Verdier est amené à
expliquer que « le corps n’avait pas été enseveli dans le soubassement du monument
funéraire, mais dans un caveau pratiqué en dessous, comme il était l’usage de le faire à

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l’époque ». Ce premier mystère résolu, l’attention se porte alors sur l’emplacement du
tombeau dans la Chartreuse qui devient, à son tour, objet de discussion et d’expertise
archéologique. Il conteste les observations de l’architecte en chef Sonnier qui propose de
« déplacer le tombeau dans l’axe de la chapelle de la Trinité », s’appuyant sur les travaux
canoniques de « l’inventeur » de la Chartreuse, Jules Formigé qui situe, lui, l’emplacement
près de la façade sud et il ordonne à Sonnier d’entreprendre des fouilles dans ce sens et de
contacter Formigé par la même occasion. Le sondage est réalisé et il permet de découvrir « les
fondations primitives du tombeau, qui comportent en leur centre une grande cavité d’environ
2m.20 x 1m.20. cette cavité paraît être, selon toute vraisemblance, l’emplacement exact où fut
inhumé le pape ». Empruntant à la fouille la plus classique, tout en y mêlant les techniques du
jeu de piste, le triomphe du discours positiviste entend donc mettre à bas les constructions
hypothétiques et les relents mystiques de l’approche des autorités religieuses.
Par delà la dispute théologico-historique, un autre point de friction surgit quand il
s’agit de tirer les conséquences de ces découvertes. Les deux parties s’accordent sur l’identité
du pape mais elles divergent sur l’utilisation future de la chapelle où il va revenir : pour
l’Eglise il n’est pas question d’inhumer les ossements dans un lieu largement profané et il faut
d’abord le reconsacrer par une cérémonie accompagnée d’une messe puis le protéger de
nouvelles injures. Qui dit messe dit autel et qui dit autel dit transformation matérielle et
spirituelle de la chapelle devenue monument historique. Comment empêcher de rentrer ceux
qui voudraient assister à l’office sans acquitter de droits de visite ? Comment gérer tourisme
et curiosité et ferveur ? Verdier propose un certain nombre de restrictions qu’il convient, selon
lui, de soumettre au ministre de l’Intérieur :
« Comme le reconnait Mgr Girbeau lui-même, il ne peut s’agir d’autoriser la
célébration du culte que dans la petite chapelle de la Trinité et non dans les autres
partie existantes de l’église, et dont certaines sont d’ailleurs à ciel ouvert.
Il conviendrait même, à notre avis, de limiter la célébration du culte dans cette
chapelle à un certain nombre d’offices par an, à des dates prévues d’avance, à
l’occasion de certaines fêtes ou de certains anniversaires, selon la pratique déjà
autorisée à la Sainte-Chapelle de Paris et à l’église du Mont-Saint-Michel ».

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Selon les renseignements recueillis l’évêque ne s’opposerait pas à ces mesures et,
profitant de ses bonnes dispositions, Verdier, aussi minutieux que prévoyant, entend régler
jusque dans le détail l’organisation de l’espace :
« Pour marquer encore ce caractère exceptionnel, j’ai proposé à M. Sonnier de
remplacer l’autel qu’il entendait édifier au fond de l’abside de la petite chapelle de la
Trinité - qui sera déjà encombrée par le grand mausolée qu’elle abritera - par un autel
portatif qui sera mis en place le jour des cérémonies exceptionnelles ».

Verdier, donc les Monuments Historiques, auront gain de cause sur à peu près tout.
Certes l’autel sera installé non dans la chapelle - qui aurait pu voir les officiants ? - mais à
même le chœur, le Fort Saint André se découpant derrière lui, pour ce qui sera une des rares
messes célébrées dans un lieu de culte provisoire qui revient très vite à sa fonction première
d’endroit de la Chartreuse le plus photographié par les visiteurs.
Sur le fond, par contre, les services de l’Etat partagent pleinement le souci de
protection mis en avant par l’Eglise et ils tirent même parti de cette demande pour faire
avancer leur dossier d’évacuation de la Chartreuse par les squatters qui l’occupent encore. A
cette fin le ministre de l’Education Nationale demande au préfet, en janvier 1959, d’intervenir
au sujet des célèbres familles Chambéry et Gregolles :
« L’évacuation des locaux qu’elles occupent dans la Chartreuse présente, à
l’heure actuelle, une urgence d’autant plus grande qu’à bref délai il doit être procédé
solennellement au transfert des restes du pape Innocent VI dans l’ancienne église de la
Chartreuse. Le cortège qui accompagnera les restes, et qui comprendra de hautes
personnalités, devra nécessairement emprunter l’allée des Mûriers. On ne peut
concevoir qu’il passe devant la masure sordide occupée par la famille Gregolles. Il
importe donc que celle-ci soit libérée sans délais, dans les premiers mois qui viennent,
afin que mon Administration puisse procéder à l’assainissement et à un déménagement
convenable des lieux avant le transfert solennel ».

Néanmoins, même dans ce cas, il n’y a pas d’harmonie totale et une discussion éclate
sur la protection rapprochée du tombeau par la mise en place d’une grille. Dès 1958
l’administrateur civil en charge du monument se demande si sa présence est indispensable
« vu que l’édifice est clos et que les visiteurs n’y pénètrent que sous la conduite d’un

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gardien ». Mais l’évêque est intransigeant, pas de grille, pas de pape ! S’ensuit une litanie de
projets qui trahissent la mauvaise volonté des Monuments Historiques et aussi les dissensions
qui les traversent : les premiers devis de Sonnier sont jugés trop élevés, il lui est reproché de
donner dans le monumental et de détruire l’harmonie de la petite chapelle. Pour sa défense il
explique s’être inspiré d’exemples empruntés à des monastères espagnols de la même époque,
mais il n’est guère entendu, car il semble, avant tout, que l’Etat ne veuille pas donner à la
grille un aspect trop baroque, trop somptueux, qui pourrait apparaître comme un signe
d’allégeance aux désirs de l’autorité religieuse et la conforter dans sa volonté de puissance et
de main mise sur la Chartreuse.
Les cérémonies du transfert, à les observer minutieusement, sont révélatrices de toutes
les tensions et de toutes les arrière-pensées évoquées. Du côté de l’Eglise c’est la
mobilisation, toutes les énergies et les bonnes volontés sont appelées à participer à une
manifestation qui doit affirmer spectaculairement le triomphe de Rome la catholique
retrouvant son bien. Le nonce apostolique, envoyé personnel de Jean XXIII, l’archevêque,
une pléiade d’évêques venus de tout le sud de la France, des troupes de prêtres, des équipes de
scouts, des enfants de chœur plus chamarrés que jamais, des chœurs de toute sorte qui
multiplient les chants et les actions de grâce, tout baigne dans le faste et l’apparat. Les
Monuments Historiques sont à ce point conscients de l’enjeu qu’ils se demandent s’ils ne
devraient pas tirer, au mieux de leurs intérêts, leur épingle du jeu, à preuve ce courrier de
Chazaud, Conservateur Régional des Bâtiments de France, au Directeur Général de
l’Architecture:
« L’évêque de Nîmes m’avait indiqué que la cérémonie de translation des
restes revêtirait un très grand éclat. Il vient de me faire confirmer que le Nonce
Apostolique y assistera, ainsi que les archevêques de Toulouse, d’Aix et d’Avignon,
les évêques de Limoges et des diocèses limitrophes de celui de Nîmes.
Par son lustre, une telle cérémonie me paraît de nature à servit le prestige de la
Chartreuse de Villeneuve, d’autant plus qu’elle coïncide avec l’achèvement d’une
tranche importante de travaux de dégagement et de mise en valeur. Aussi, s’agissant
d’un édifice qui est propriété de l’Etat et dont le Service est affectataire, est-on en droit
de se demander s’il n’y aurait pas intérêt à marquer par une autre cérémonie cette
étape dans une réalisation de longue haleine qui tend à faire de la Chartreuse, sur le

151
plan archéologique et touristique, un des monuments les plus en vue du Midi de la
France » (9 septembre 1960).

Au point de vue de la logistique l’Etat n’a pas les moyens de concurrencer l’Eglise :
que pèsent les gants blancs et la casquette brodée d’un préfet face aux ors, aux étoles
étincelantes, au chatoiement du violet et du pourpre des robes des prélats ? Sans compter les
embarras diplomatiques qu'entrainerait cette rivalité qui serait, en fin de compte, mal
comprise de tous. A l’inverse, au nom de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, ce dernier ne
peut pas paraître comme trop impliqué dans une cérémonie religieuse. Aussi, là où les
autorités religieuse font donner le ban et l’arrière-ban, se contente-t-il d’aligner en bon ordre
les autorités constituées sous la houlette du préfet, quelques érudits et des personnalités
locales , le ministre se contentant d’envoyer son chef de cabinet et le service des Monuments
Historiques les architectes en chef, émissaires indispensables pour mettre en valeur son rôle
dans les travaux de restauration, sans que les responsables se déplacent pour autant.
Une fois encore de ce tumulte et de ce vacarme, les « chartreux » semblent
singulièrement absents : les autorités comme les journalistes les ignorent. Leur a-t-il été
demandé de partir ou de se cacher pour la journée, les façade lépreuses ont-elles été
dissimulées sous des drapeaux, la place Saint Jean et le parvis de l’église récurés ? La
mémoire populaire ne semble pas avoir gardé le souvenir d’une manifestation qui, une fois
encore, mettait à l’écart une population considérée comme nuisible, si ce n’est cette anecdote,
racontée par un informateur qui, si elle n’a pas de valeur générale, a au moins le mérite de
rappeler l’antagonisme des acteurs qui se faisaient face :
« Ça, ça se passait au moment où ils ont voulu ramener Innocent VI à la
Chartreuse. Vous comprenez que nous on s’en foutait ! Alors avec des copains, pour
les emmerder, on s’est mis en tête de monter un bidon d’huile de vidange en haut de
l’allée des Mûriers, puis de le répandre quand le cortège arriverait pour qu’ils se
cassent tous la gueule ! Seulement, c’était dommage, ce bidon était trop lourd et nous
n’avons pas réussi à le monter. On aurait bien rigolé ! ».

Mais, finalement le transfert, sa solennité, ses polémiques et ses disputes renvoient à


d’autres questions qui, tout en impliquant les acteurs et leurs luttes pour le pouvoir, passent

152
outre et révèlent aussi d’autres tensions, d’autres tentations concernant le rôle et le destin de la
Chartreuse.

153
Jean Pierre Piniès

Entre mémoire et usages : la Chartreuse du Val de Bénédiction.


Tome 2

Métamorphoses d’un monument.

Rapport destiné à la Mission à l’Ethnologie

Février 2009

154
Dans l’incertitude des usages.

155
Un sanctuaire.
Quartier marginal mais ne posant pas globalement trop de problèmes, réservoir d’une
main d’œuvre à bon marché, susceptible de répondre aux besoins des travaux agricoles ou des
petites entreprises locales, la Chartreuse vit, pendant tout le siècle qui suit la Révolution de
1789, dans une tranquillité un peu assoupie, avant de se retrouver, en 1904, au centre de
péripéties qui allaient changer son sort. Tout le monde à Villeneuve avait accepté, peut-être au
début avec amertume et avec regret pour certains, que les anciens occupants aient quitté les
lieux et que la Chartreuse et que les moines soient remplacés par une population moins
fervente. Et à aucun moment il ne semble, tant les problèmes pour y faire face auraient été
complexes, qu’il y ait eu volonté de revenir à l’état antérieur, de rappeler les religieux ou
même de restituer son statut à l’abbaye. La situation change avec l’étude de Formigé, de 1904
à 1909, et surtout avec la décision de la Commission des Monuments Historiques qui, dans le
mouvement, décide d’acquérir les bâtiments et de retrouver, sous les masures, le visage
ancien du monument. Rien ne prouve que le projet initial ait dépassé le stade nostalgique du
sauvetage et de la sauvegarde, d’une hyperbolisation du passé pour le passé, l’ancienneté des
lieux, leur résistance au temps, servant largement de garant et de but à l’entreprise. Il faut
sauver pour sauver, transformer en sanctuaire, même laïcisé, un espace de mémoire dont la
fonction principale sera de témoigner de ce qui fut. Dès l’instant où il est reconnu comme tel,
le monument peut vivre sa propre existence sans souci d’aucune contingence puisque en étant
il remplit idéalement sa fonction. Tous les efforts portent d’abord sur sa conservation puisque
signe du temps il doit le nier et lui échapper et, dans cette perspective, il n’est pas étonnant
que les autorités se soient inquiétées avant tout de le faire « garder ». Aussitôt qu’elles ont pu
elles ont nommé un préposé, tantôt désigné sous le nom de « garde », tantôt sous celui de
« gardien », mais jamais de « guide ». Il ne s’agit pas de montrer, de donner à voir, mais
d’enfermer, de garder, de surveiller un bien menacé de tous les périls, d’invisibles ennemis,
attachés à sa perte, n’attendant qu’un signe de relâchement pour le mettre à bas.

Les ruines invisibles.


Cette paranoïa, qui est en fait un topique récurrent de la vision des Monuments
Historiques, est aussi nourrie par les facteurs conjoncturels. A la Chartreuse ce qui prédomine
quand les premiers architectes attachés au monument interviennent c’est le silence et
l’absence, le sentiment aussi que sa situation un peu singulière l’a fait échapper à ce qui aurait

156
Lorca, première représentation théâtrale dans la Chartreuse, 1954

157
du être son destin. Alors que d’autres sites, en apparence semblables, ont connu avec le
Romantisme un engouement extraordinaire, il n’en est rien à Villeneuve où les vestiges de
l’ancien couvent paraissent voués à un oubli total. Joue contre lui, en premier, son âge. Tout
le monde connaît, même s’il n’en maitrise pas le détail, l’origine des bâtiments, la présence du
pape, sa volonté d’installer les Chartreux, la façon dont ceux-ci ont occupé et géré l’ancien
palais pontifical. En fait l’abbaye est un peu « jeune », il lui manque le poids et les cicatrices
que l’Histoire inflige aux plus vieilles pierres, les faisant entrer ainsi dans une sorte
d’atemporalité valorisante. Que peuvent peser les quelques siècles passés depuis la fondation
par Innocent VI auprès de vestiges romains ou grecs, de temples aux parfums païens qui
résonnent encore du bruit des batailles ou des cérémonies somptueuses ? Les ruines de la
Chartreuse n’ont rien de la puissance d’un château-fort ou d’une basilique antique. Leur
occupation par une population misérable les transforme et affaiblit leur prestige potentiel,
trivialement habitées elles sont d’apparence médiocre et les quelques pans de murs les plus
évidents qui subsistent ne sont porteurs que de peu de sens comparé aux vestiges de
monument similaires : même décoiffées les tours de Carcassonne sont un défi vers le ciel, les
arènes de Nîmes ou le théâtre antique d’Orange déploient encore leur puissance tranquille et
glorieuse. Par opposition à ces lignes fortes qui tiennent de l’épure précédant la gravure,
silhouettes vacillant aux confins de l’imperceptible, les ruines de la Chartreuse se font presque
invisibles. Aussi ne sont-elles que source de frustrations, tant pour l’archéologue, qui voit
disparaître à jamais les perspectives anciennes de l’édifice et la possibilité de déchiffrer son
sens et ses variations, que pour le romantique qui ne peut y lire, ému, la fuite pittoresque du
temps et la venue de la mort ou pour le philosophe qu’elles empêchent, en creux, de méditer
sur le destin et la décadence des cités.
Par ailleurs, et pour la même époque, la proche voisine et ennemie, Avignon, tire vers
elle tout le prestige. Villeneuve n’était que la villégiature des papes du Comtat tandis que leur
vrai palais se trouvait à Avignon, l’une est une petite bourgade rurale, tandis que l’autre
resplendit encore de la magnificence pontificale et de ses multiples racines anciennes :
l’affaire est entendue et il n’est pas pour rien que Prosper Mérimée, le jeune Inspecteur
Général des Monuments Historiques, fera son fief de l’une et se gaussera de la rusticité de
l’autre.

158
L’histoire de la Chartreuse au XIXème siècle est donc celle d’un rendez-vous manqué
avec les grands courants idéologiques et esthétiques qui agitent la société française des
lendemains de la Révolution. Jamais elle n’aura été au centre des grands débats sur le
sauvetage, la conservation ou le sort des monuments historiques, jamais, non plus, elle n’a
trouvé son Ruskin qui, vantant mélancoliquement les dégradations du temps, chantant sa
beauté défaite et rêvant sur les fastes passés, l’aurait défendue contre son Viollet-le-Duc,
contre la volonté d’une reconstruction exemplaire et minutieuse qui lui aurait fait perdre à
jamais son âme. Conçue et pensée par un autre visionnaire, Jules Formigé, elle émergera dans
un double mouvement un peu désordonné comme si la brutalité de sa découverte l’avait
condamnée aux mirages de l’insaisissable : son inventeur en dresse un tableau parfois
utopique dans le luxe des détails de son célèbre plan aux couleurs pastel, tandis que sa
restauration ne s’effectuera que par bribes et par hésitations, fluctuant au gré de l’imaginaire
des différents architectes qui l’auront en charge depuis 1909.

Voir, visiter.
Quoiqu’il en soit, et fut-ce tout d’abord de manière imperceptible, la Chartreuse
change de statut après 1909 et le mouvement d’inscription, lent mais assuré, de ses différentes
composantes au rang des monuments historiques. Le rang plus que clairsemé des quelques
promeneurs, essentiellement des érudits et des nostalgiques, qui a jusque là hanté les lieux va
se grossir de curieux ou d’amateurs attirés par la nouveauté du chantier ou, parfois, des
circonstances exceptionnelles sans lien avec l’archéologie ou l’amour des vieilles pierres.
Toute évocation de la Chartreuse pendant la seconde guerre mondiale et même dans les
années qui l’ont suivie est accompagnée, comme un leitmotiv, du souvenir des visiteurs
célèbres dont Louis Aragon et Elsa Triolet sont les plus connus. En réalité comme bien
d’autres ils étaient venus à Villeneuve sur les conseils de Pierre Seghers qui y avait installé sa
petite maison d’édition où il publiait les écrivains de la Résistance. Ils avaient rencontré à
cette occasion Hélène Cingria, journaliste suisse, qui habitait, elle, dans la Chartreuse et qui
recevait, dans es deux cellules magnifiquement aménagées, bon nombre de personnalités du
monde des lettres et des arts, venues là pour trouver un refuge puis pour goûter l’originalité du
lieu, profitant à peu de frais de plonger « dans la vie du peuple ». Passé le plaisir de l’instant
les lieux, néanmoins, qu’il s’agisse de la trivialité des jours et des saisons ou de

159
l’éblouissement devant le déploiement des richesse architecturales, n’ont guère inspiré les
nombreux écrivains qui y ont séjourné plus ou moins longuement.
Il ne faut pas croire que cette nouvelle vague de visiteurs, dont il est impossible
d’évaluer le nombre mais qui peut être, selon nous, assimilée au plus à une poignée
d’aventuriers, change le point de vue du service des Monuments Historiques, enfermé dans
ses contradictions. Il veut donner à voir, mais à condition que le public se tienne à distance
suffisante, il voudrait expliquer mais ne s’en donne jamais vraiment les moyens. En fin de
compte, et de manière tout à fait habituelle, répétons le, il s’agit pour lui, avant tout de
conserver et de surveiller farouchement. De la vieille dévote qui gardait les clés de l’église et
accueillait les rares visiteurs au gardien nommé à la veille de la première guerre mondiale rien
n’a changé quant au fond et l’un comme l’autre ne sont, avec plus ou moins de zèle, que des
agents de la chiourme. Que connaît Vallat du monument qu’il garde, en dehors des endroits à
surveiller plus particulièrement parce que les enfants y jouent, des empiètements incessants
sur le domaine de l’Etat que les habitants effectuent au nom des usages ? Qui lui aurait dit
l’histoire de la Chartreuse et pourquoi ? Ancien soldat revêtant un nouvel uniforme, il
continue à exercer la même fonction de surveillance, trop occupé à guetter dans ce « désert
des tartares » un improbable ennemi à qui les habitants servent d’éclaireurs, pour pouvoir
répondre aux questions que poseraient les visiteurs, qu’il faut à leur tour surveiller afin qu’ils
ne perturbent pas l’intégrité silencieuse et minérale de l’abbaye qui émerge peu à peu de
l’ombre. Dans ce panorama plutôt morne, ponctué par les tintements de l’énorme trousseau de
clé que les gardiens transportent avec eux comme s’ils avaient pour mission principale de
vérifier la présence de prisonniers dans leurs geôles, l’apparition de Georges Puel, en 1930,
fait une curieuse tache de lumière. Lui aussi ancien militaire, gravement blessé en 1914-1918,
il est d’abord nommé à Carcassonne où il fait visiter la Cité avant de rejoindre la Chartreuse
où, pendant trente ans, il servira de cicérone à des visiteurs émerveillés par la truculence du
personnage. Avec Puel nous passons du croquemitaine au personnage à la Pagnol, du
factionnaire intransigeant et sourd au parleur chaleureux qui, peu à peu, lisant et surtout
écoutant, a construit un discours sur la Chartreuse que les historiens les plus pointilleux
pourraient reprendre mais qui enchante ceux qu’il accueille à toute heure. Pour Georges Puel,
en effet, la notion d’horaire est très souple et il n’hésite pas quel que soit le jour ou l’heure à
recevoir aussi bien un visiteur illustre (la reine Juliana de Hollande, André Malraux qui,
écrivit-il sur le livre d’or, « retrouva là les voies de son silence », Jean Paulhan…) qu’un

160
simple curieux, ouvrant, en cas de demande, les portes à l’ordinaire fermées, ne laissant pas
partir les plus intéressés sans un brin de lavande ou une cigale séchée récoltée dans les
collines voisines. De fait il se transforme en maître des lieux, recevant ses hôtes dans sa
Chartreuse comme bon lui semble, ne manquant pas de leur demander de laisser un
témoignage de leur visite sur le livre d’or, tenu à titre personnel et conservé précieusement par
la famille. Cette parenthèse de trente années au service d’une mise en scène spectaculaire qui
aura un impact décisif sur l’image du monument dont bénéficieront encore, à nouveau trente
ans après, les conférenciers du Circa, est donc loin d’être la règle et elle ne reste qu’un
épiphénomène, lié à la personnalité d’un individu.

Utiliser.
Couvent vide qui retrouve au fil des jours partie de sa forme originelle mais qui
n’abrite plus de moines, servant d’asile et de refuge à une population en bonne part marginale,
source de fantasmes et de peurs, ouvert à la curiosité de visiteurs assez audacieux pour quitter
les sentiers battus qui passent le Rhône depuis Avignon, la Chartreuse ne se trouve guère
d’autre mission que celle d’exister comme reflet un peu flou du passé, admirable navire de
pierre aux allures de vestige qui resterait sans course et sans mission. Ponctuellement les
Beaux-Arts sont sollicités pour autoriser une manifestation ponctuelle ou des actions plus
durables dans les bâtiments mais aussi bien en nombre qu’en contenu ces demandes sont
dérisoires et, incapables de donner du sens, elles ne font que souligner l’absence de
perspectives des services qui ont la charge du monument. En 1934, la Société des Amis du
Vieux Villeneuve sollicite l’autorisation de tenir ses réunions dans la Boulangerie :
« Ces réunions peu nombreuses n’ont lieu qu’une fois par mois au maximum et
nous nous engageons à ne rien toucher à l’état actuel de la salle.
Si vous voulez bien nous accorder cette autorisation, vous rendrez grand
service à un groupement dont le but est de défendre les monuments historiques et les
sites dont ce pays est si riche.
Il emploie tous ses efforts à éduquer la population dans ce but et a déjà obtenu
de sérieux résultats ».

161
La demande reçoit un accueil favorable, mais las ! l’association disparaît deux ans
après, sans avoir eu le temps de marquer les lieux de son empreinte ni d’éduquer les
« chartreux » comme elle se proposait de le faire.
En 1947, l’Union des Femmes Françaises :
« adresse une demande pour l’obtention du bâtiment appartenant aux Beaux-
Arts, sis 2 rue de l’Amelier dans la chartreuse, en vue de l’installation d’une crèche.
Ce local ayant été promis par engagement antérieur, j’annule ma demande et sollicite
de votre bienveillance la permission d’occuper, pour notre crèche, la partie du
bâtiment de la Chartreuse dit du Procureur, compris entre la rue des Greniers et la cour
de l’Eglise, et les jardins à l’est ; étant entendu que tous les frais d’aménagement
intérieurs seront à notre charge et réalisés avec le concours de l’architecte
départemental des Monuments Historiques ».

Ce dernier ne voit qu’avantage à la proposition, puisque outre qu’elle apporte un


regain de notoriété et qu’elle atténue le sentiment de sévérité et d’inflexibilité qui entoure le
service, elle permet de marquer quelques points contre l’ennemi naturel :
« En ce qui concerne le bail, je en vois pas de clause particulière à y insérer.
Etant donné la facilité d’accès, je ne pense pas que cette location puisse causer une
gêne quelconque. Elle aurait le grand avantage d’assainir cette partie de la Chartreuse
envahie par les propriétaires des maisons de la rue des Greniers qui s’installent, par
ces temps de canicule, dans le passage sous prétexte d’y trouver une fraîcheur
relative ».

Deux tentations, cependant, viennent troubler la quiétude de ce sanctuaire quasiment


voué à son auto-célébration : la première vient de l’extérieur avec le désir de le transformer,
ponctuellement, en espace de spectacles, l’autre de l’intérieur puisqu’il s’agit d’en faire le
musée permanent de son propre passé.

Dans la polémique des spectacles.


Traditionnellement, ou en tout cas assez tôt, après même qu’ils aient obtenu le statut
de monuments historiques, et leur reconnaissance n’est peut-être pas étrangère à cette
situation, un certain nombre d’édifices sont appelées à remplir, au moins temporairement ou à

162
des occasions rituelles, une mission qui dépasse le rôle de simple témoin qui leur est
généralement dévolu. Le plus souvent il y a un lien d’évidence entre le passé et les nouvelles
fonctions du monument : à Arles, par exemple, dès 1830 les arènes romaines accueillent fêtes
du même nom et courses de taureaux, commémorant des pratiques anciennes ; à Orange,
d’abord elles aussi « fêtes romaines », les animations estivales deviennent « chorégies » en
1902, mêlant musique et théâtre ; en 1908, à la Cité de Carcassonne c’est la pièce choisie, La
fille de Roland, qui assure le lien entre la forteresse médiévale et le théâtre auquel on ne tarde
pas à accoler l’épithète d’ « antique ». Même au prix d’une torsion métaphorique l’opération
est impossible à Villeneuve ou du moins le paraît-elle puisque aucune tentative n’est faite
dans ce sens jusqu’en 1948.
Cette année-là, sans doute encouragé par la première tentative, couronnée de succès,
de Jean Vilar à Avignon à laquelle il a assisté, un jeune Villeneuvois, passionné de théâtre,
Pierre Cambe, adresse à Valentin, l’architecte ordinaire des Monuments Historiques une lettre
manuscrite assez émouvante :
« Il convient tout d’abord que je me présente. Mon nom est Pierre Cambe.
Je viens tenter auprès de vous une démarche de très grande importance.
Depuis deux mois déjà, je suis en train de monter une soirée artistique. Elle
devait avoir lieu en l’Hostellerie Provençale de Villeneuve, mais la fraîcheur des nuits
et l’emplacement restreint que nous offrait la terrasse m’ont obligé de renoncer à ce
cadre. Je désirerais ardemment donner ce spectacle dans la Chartreuse du Val de
Bénédiction. Le cadre se prêterait surtout d’une façon extraordinaire à mon ballet
futuriste, La Décapitée.
Forcément cette soirée sera publique, mais d’une façon restreinte, je ne
voudrais pas plus de deux cents personnes.
Si cette permission m’était accordée, voici comment je procèderais quant à
l’organisation, afin que le moins de changement possible soit apporté au cadre. Les
tables seraient rangées de deux côtés de la salle, une allée centrale permettrait un libre
passage. Le ballet serait donné devant le mur d’entrée, la pièce du côté où le ciel est à
découvert. Quelques meubles non encombrants seraient nécessaires pour créer
l’atmosphère, mais tout serait mis en bon ordre le lendemain matin.
Le buffet où il ne serait servi qu’orangeade et champagne pourrait être dressé
dans la salle mitoyenne de droite. A part cela, je ne vois pas ce que je pourrais ajouter

163
à mes indications. (Aucun clou…aucun matériel qui pourrait détériorer la Chartreuse).
La ville de Villeneuve a eu la gentillesse de me seconder dans ma tâche. Ainsi elle met
à ma disposition deux guirlandes électriques qui dispenseraient l’éclairage, avec trois
projecteurs. Une partie de la recette serait versée aux hospices des vieillards. Je
m’engage à payer tous les frais. Vos conditions seront les miennes.
Par cette soirée je veux simplement prouver que l’Art n’est pas mort, même
dans une petite ville, et que de jeunes artistes qui débutent dans cette carrière difficile
méritent d’être encouragés. Je me tiens à votre disposition pour vous fournir tous les
détails que vous voudrez connaître.
Je pense, Monsieur, que vous aimez les efforts des jeunes. J’ai une grande
confiance en vous. Je n’ai pas l’honneur de vous connaître, mais on m’a parlé de vous
dans des termes très élogieux, aussi est-ce sans appréhension aucune que je réclame de
votre indulgence ce service ».

L’avis motivé de Valentin sur la demande de Pierre Cambe est des plus importants car
il contient, en puissance, tous les éléments des réponses que feront à ces sollicitations les
Monuments Historiques, pendant près de trente ans, et qui constitueront une doctrine dont ils
auront du mal à se défaire, même au delà :
« Je ne pense pas qu’il y ait intérêt à autoriser un spectacle de cette nature dans
l’église de l’ancienne Chartreuse. Il paraît devoir mal s’adapter à un tel cadre.
D’autre part, une telle affluence sans surveillance suffisante, risquerait de
causer des dégradations à l’édifice.
Je regrette d’émettre un avis qui risque d’apporter quelque désillusion à ce
jeune imprésario plein de fougue, mais j’ignore sa valeur et il me paraît prudent que de
telle « expériences » se fassent, comme il en avait précédemment l’intention, en
d’autres lieux ».

En apparence les arguments principaux sont la nature des pièces et les dégradations
éventuelles. La proposition de « ballet futuriste » de Cambe a certes de quoi surprendre, et il
est certain qu’un oratorio ou un concert de musique de chambre auraient peut-être suscité des
réserves moins farouches. Quant au nombre, il est possible de penser que deux cents
personnes, « triées sur le volet », à condition qu’elle y fussent, ne seraient pas transformées en

164
pillards de la « bande noire ». Le plus important est ailleurs, dans la dérive et la
transformation que sous-entend la demande du jeune comédien, dans la profanation qu’il
propose en donnant un autre sens au monument historique : celui-ci n’existerait plus en lui-
même, mais deviendrait un simple décor, une coque vide de sens et plastique dans laquelle se
déploieraient les figures d’un autre imaginaire, celui de la fiction et du théâtre, bien loin de la
Vérité que les pierres ont pour mission de transmettre. Accepter cela, ce serait donc accepter
un bouleversement des représentations du monument historique que les services des Beaux-
Arts ont mis en place au prix de difficiles batailles, ce serait, en une soirée, mettre à bas le
fruit d’années de lutte contre l’ennemi intérieur et extérieur, et enfin cela signifierait aussi,
horresco referens, que dans ce monde nouveau, gardiens, architectes de tous niveaux attachés
au monument, responsables des services de l’Etat perdraient leur prestige, leur raison d’être et
le pouvoir intrinsèque de leur fonction.
Les mêmes acteurs se retrouvent pour les mêmes raisons en 1954. Entre temps Le
jeune comédien villeneuvois est monté faire ses classes à Paris, il a pris un nom de scène, Jean
Delpierre et est devenu un des animateurs de la compagnie André Jouniaux qui demande,
cette année-là, l’autorisation de monter un spectacle à la Chartreuse, Maria Pineda, à partir de
textes de Federico Garcia Lorca, suivi d’un concert de guitare. En avril, le directeur de cabinet
du ministre des Beaux-Arts répond à une demande d’information du sénateur du Gard qu’il
ne peut accepter, au prétexte que Jouniaux ne possède pas de licence d’entrepreneur du
spectacle. En mai les interventions ont été assez pressantes pour que l’objection s’évanouisse
et que l’autorisation soit accordée, au prix cependant de recommandations au Préfet qui
mélangent à la fois le trouble de l’Etat et sa volonté d’affirmer qu’il reste maître des lieux :
« J’ai l’honneur de vous faire connaître que je ne verrai pas d’inconvénients à
ce que cette autorisation soit accordée à la condition que la manifestation envisagée
soit de qualité, étant donné qu’elle se déroulera dans le cadre d’un édifice appartenant
à l’Etat.
Les organisateurs devront se conformer à toutes les prescriptions même
verbales qui pourront être formulées par le Service de Conservation des Monuments
Historiques.
Toutes mesures devront être prises pour que le matériel nécessaire aux
représentations soit apporté et enlevé dans les délais les plus rapides pour ne pas gêner
la visite du Monument.

165
Par ailleurs, les organisateurs assumeraient l’entière responsabilité des dégâts
ou accidents pouvant survenir aux biens et aux personnes.
Enfin, s’agissant d’un édifice relevant du Domaine privé de l’Etat, ils devront
verser à l’Administration des Domaines la redevance qui leur sera éventuellement
réclamée » (12 juin 1954).

Le spectacle, donné le 2 juillet, est un triomphe aux dires du journaliste du Dauphiné


Libéré :
« Un public nombreux et enthousiaste a salué, vendredi soir, la naissance du
festival de Villeneuve-les-Avignon ».
Les quelques réserves, amicales, dues à des péchés de jeunesse, se transforment en éloges sur
la qualité l’originalité de cette entreprise pionnière. Mais, ce qui importe avant tout c’est la
manière dont le chroniqueurs insiste sur l’adéquation entre le leu et le spectacle. Pour Maurice
Bonnard, du Dauphiné Libéré :
« Jean Delpierres avait conçu l’ambition de faire vivre le cadre, d’une rare
beauté, de la Chartreuse du Val de Bénédiction, dans le pays qui est le sien. Avec la
compagnie André Jouniaux, dont il a été l’animateur incontestable, il y a réussi. […]
La preuve a été faite vendredi que le cadre rêvé par Jean Delpierres, se prête
merveilleusement à des œuvres de grand art. Il serait dommage que cette expérience si
réussie pût rester sans lendemain.
Le festival de Villeneuve-les-Avignon est né. Mais il faut s’employer à ce qu’il
vive».

Hélène Cingria fait à son tour, un compte-rendu aussi lyrique qu’enthousiaste, dans
Les Lettres Françaises qui, en reprenant les mêmes points et en donnant son aval dans une
revue prestigieuse, offre l’intérêt supplémentaire d’être de la plume d’une personnalité de
« l’intérieur », attachée aux lieux et en même temps férue de littérature, de peinture et de
théâtre :
« Qu’il faisait bon ce soir, à la Chartreuse », aurait dit Aragon. C’était le 2
juillet. Le mistral se taisait, les cigales crissaient faiblement, le jasmin blanc, les
lavandes et les lauriers-roses embaumaient. Araignée scintillante au fil invisible, à
peine la première étoile s’était-elle suspendue entre les créneaux du Fort Saint André

166
que Maria Pineda (Annie Monnier) faisait son entrée dans l’église de l’ancien
monastère désaffecté. En longue robe mauve, offrant à la fraîcheur nocturne ses
épaules nues, l’émouvante héroïne de la légende n’aurait pu imaginer cadre plus
approprié au déroulement de sa mélancolique histoire que cette Chartreuse du Val de
Bénédiction qui offrait aux accents sublimes de Federico Garcia Lorca une si
extraordinaire résonance [...]
Dans l’abside au toit crevé, sur l’admirable toile de fond du mont Andaon, un
voile de rêve et de poésie avait tissé sa toile irréelle dans laquelle l’atmosphère même
des nuits de Grenade, avait ressuscité par la volonté du metteur en scène, Jean
Delpierres. La ressemblance était d’autant plus étonnante que les bohémiens qui ont
élu domicile dans les cellules délabrées, sous les arceaux branlants, au milieu des
débris de colonnes et de statues, sont frères de ceux du plateau andalou. Comme ces
derniers ils étaient arrivés à faire partie de la pièce et, lorsque, éclairés par les feux des
projecteurs, ils se mirent à gravir les contreforts de la colline, en chantant et en dansant
derrière le cheval de dom Pedro, ils nous transportèrent au cœur de l’Espagne […]
J’avoue que ce n’était pas sans une certaine appréhension que je m’étais rendue
à l’invitation des jeune comédiens tant je craignais de voir déflorer un lieu pour un des
plus magiques qu’il soit au monde. Mais, malgré certaines maladresses dues à
l’inexpérience de la troupe, tous des amateurs, Annie Monnier exceptée qui fut une
Maria Pineda exceptionnelle, je fus très heureusement surprise grâce à la beauté du
site, grâce au texte magnifique de Garcia Lorca, grâce aussi à la bonne volonté
respectueuse des jeunes gens qui surent choisir avec tant d’à-propos pour leur premier
spectacle une pièce aussi sobre et aussi poignante que Maria Pineda.
Il m’a semblé juste que Federico Garcia Lorca fut joué en ce mois de juillet
1954 dans un théâtre à sa mesure, et il serait à souhaiter que Villeneuve-les-Avignon
garde, dans la suite des festivals à venir, le monopole des œuvres du grand poète
ibérique tant celles-ci se marient avec harmonie avec l’ambiance incomparable de
cette Chartreuse située en dehors du temps et de l’espace, et par cela même prêt à
évoquer tous les climats de la passion ».

Cet ausweiss culturel marque bien le fossé affiché qui sépare les Monuments
Historiques et les intellectuels ou les artistes, prêts eux à participer à la nouvelle aventure de

167
la Chartreuse, à une utilisation innovante, mais à leurs conditions. D’un côté Hélène Cingria
insiste sur la nature des pièces à donner et ce faisant, et bien malgré elle, elle rejoint sur ce
plan les Beaux-Arts, de l’autre elle assigne à la population qui vit dans les lieux sa juste place,
celle de figurants au service du monument, tolérés pour la note de pittoresque qu’ils lui
apportent et dans la mesure où ils acceptent de se cantonner dans ce rôle. L’article de la
journaliste est singulièrement prémonitoire, annonçant les motifs de la problématique qui va
agiter de ses enjeux la Chartreuse des années 1970 à nos jours.
Aux yeux de la municipalité ce petit festival est un tel succès qu’elle se propose de
tout faire pour qu’il se renouvelle l’année suivante. Dans son encouragement se fait sentir
l’ombre portée, dont le nom n’est jamais prononcé, du festival d’Avignon et il ne lui déplairait
pas de profiter de ses retombées. Les représentations du TNP à cette époque voient le succès
de Gérard Philippe et de ses amis qui, par ailleurs, viennent répéter parfois, pour leur
tranquillité, à la Chartreuse où, outre la cellule de Hélène Cingria, il sont reçus partout comme
chez eux, leur simplicité et leur chaleur leur ouvrant toutes les portes. Au point que la
mémoire populaire va leur prêter une présence imaginaire, puisque, en fait, ils ne donneront
qu’une représentation, en 1958, à la Chartreuse :
« Vilar, Gérard Philippe et tous leurs copains, ils venaient tous les étés et nous,
on était contents de les voir. Il s’étaient fait des amis partout, ils rentraient chez tout le
monde comme chez eux ! Ils étaient beaux, ils étaient jeunes et ils étaient braves ! Moi
qu’est-ce que j’ai cousu comme robes pour eux, té pour Jeanne Moreau je m’en
souviens encore. Et chaque été on se régalait de les voir jouer, c’était du vrai théâtre
qu’ils faisaient, ils récitaient comme il faut, pas comme ces types de maintenant qui
crient et se mettent tout nu sur la scène ! ».

Dès 1955, pourtant, les choses se gâtent. En effet le succès rencontré l’année
précédente a aiguisé les convoitises et apparaît un nouveau larron, M. Lacombe, qui à son tour
demande l’autorisation de présenter au cours de l’été un spectacle de « comédies classiques et
modernes » dans la Chartreuse. Par ailleurs il semble qu’un différend soit apparu entre
Jouniaux et Delpierres qui veulent monter chacun un festival, le dernier ayant l’appui du
maire. L’occasion est trop bonne pour ne pas être saisie par le Conservateur des Bâtiments de
France à qui avait été imposé le spectacle de l’année avant et, dans un courrier au Ministre de
l’Education Nationale, il en profite pour préparer l’avenir :

168
« La rivalité personnelle existant entre les animateurs de ces deux troupes
semble avoir créé à Villeneuve-les-Avignon, une atmosphère assez déplaisante et je
pense que les autorisations accordées cette année ne devraient pas être renouvelées
l’an prochain ».

Quant à Lacombe il est débouté, par le même conservateur, quand il apprend le détail
de son programme :
« Sans préjuger de la valeur de la troupe animée par M. Lacombe, le choix d’un
répertoire de comédies modernes et classiques destinées à être jouées dans la chapelle
de la Chartreuse me semble être une faute de goût et il m’apparaît nettement déplacé
de donner dans ce cadre Les Fourberies de Scapin.
Pour l’ensemble de ces raisons, j’émets un avis nettement défavorable à la
demande de M. Lacombe ».
Le projet de Jean Delpierres ne soulève pas plus d’enchantement chez les autorités, mais,
rendu prudent par les pressions antérieures, le directeur de cabinet du ministre, malgré toutes
ses réserves personnelles, attend l’avis des Arts et Lettres pour trancher, ce qu’il fera
d’ailleurs au bénéfice de Delpierres :
« Je suis d’accord pour penser qu’il est déplacé de représenter Les Fourberies
de Scapin, dans une ancienne église. Je ne connais pas l’Escurial, mais Michel de
Ghelderode est l’auteur de pièces dont l’esprit est radicalement opposé à celui qui
animait les Chartreux et il est à craindre que celle-ci ne soit encore plus déplacée que
Les Fourberies ».

Le Ghetsemani de Ghelderode, tragédie sacrée, est donc monté et rencontre


l’approbation totale de Laurent Commune, proche pourtant des milieux catholiques
traditionalistes avignonnais, qui lui consacre un article élogieux dans L’Accent du, 5 juillet.
Rendant compte du neuvième festival d’Avignon, André Camp lui réserve aussi ses faveurs,
dans L’Avant-Scène :
« Je ne veux pas quitter les bords ensoleillés du Rhône sans dire un mot de la
création intéressante de Ghetsemani, tragédie sacrée de Jean Delpierres , dans la
Chartreuse du Val de Bénédiction à Villeneuve-les-Avignon.

169
Utilisant avec bonheur l’église de la Chartreuse dont l’abside manquante
découvre les pentes couvertes d’oliviers du Fort Saint André (quel décor pour un
Golgotha !) Jean Delpierres nous a offert une réalisation dramatique d’une rare et
sobre beauté.
Sur un texte d’une élévation simple et directe il a su diriger son oratorio
comme un meneur de jeu, à la fois chef d’orchestre et metteur en scène, passionné et
averti, animant avec une égale maîtrise, interprète, lumières et animations musicales ».

Il conclut cependant son dithyrambique par un regret qui, loin d’être anodin, est
révélateur d’un changement de situation :
« Le prochain festival de Villeneuve-les-Avignon sera certainement attendu
avec un grand intérêt. Il faut déplorer que celui-ci n’ait pas davantage suscité la
curiosité de la presse locale et, partant, des spectateurs ».

Nous ne savions pas avec précision ce qui s’est passé cette année là, sinon que le
climat a passablement changé. A quoi attribuer cette désaffection ? Sans doute à la rancœur
mêlée de jalousie de ceux qui se sont sentis tenus à l’écart et qui se considéraient comme
interlocuteurs naturels et incontournables dans la mise en place de la programmation, s’est
ajoutée le mépris pour le fils de l’épicier qui a trop bien réussi, ou la colère de nombreux
villeneuvois, dépités de l’intérêt qui se manifeste envers un quartier, resté pour eux mal famé,
et qui devient d’un coup l’emblème culturel de la petite ville. L’occasion est trop belle pour
les Beaux-Arts de justifier leur réserve et même leur hostilité, d’autant que la grogne, est en
train de prendre forme institutionnelle :
« Une association des Amis de la Chartreuse à laquelle ont déjà donné leur
adhésion quelques personnalités marquantes va être prochainement constituée dans le
but de préserver le caractère de recueillement de cette ancienne abbaye ».

Ces faits conjugués permettent ainsi au Conservateur des Bâtiments de France de


définir sa position plus clairement :
« Je persiste à penser que quelques représentations données par une troupe de
qualité ne pourraient que contribuer à faire mieux connaître cet édifice un peu délaissé
au profit des monuments voisins d’Avignon.

170
Encore faut-il que ces spectacles n’alimentent pas des polémiques de clocher.
Aussi, je crois inopportun d’autoriser un nouveau spectacle qui donnerait à penser aux
visiteurs que la Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon est transformée en théâtre,
permanent (5 juillet 1955).

Il est conforté dans sa position par le cabinet du ministre :


« Des représentations données par de bonnes troupes de pièces dont le sujet
puisse convenir au cadre d’un ancien monastère ne peuvent que constituer une
heureuse publicité pour un monument extrêmement beau et trop peu connu. Cela ne
veut pas dire qu’il faille accepter n’importe quoi » (27 juillet 1955).

D’une apparente évidence les lignes de l’un et de l’autre appellent quelques


commentaires car elles montrent, en fait, les ambiguïtés et les hésitations de l’Etat. Comment
accepter que le monument soit détourné de sa mission première de témoignage, à la fois de la
magnificence du passé et de l’art des Beaux-Arts à sauvegarder et à restaurer ce patrimoine ?
Que verront vraiment de l’édifice, s’évanouissant dans les ombres de la nuit ou aveuglé par
les lumières, les spectateurs venus assister à un spectacle ? La Chartreuse ne deviendrait-elle
pas alors un simple décor ? De plus que donner, quelles créations autoriser ? Le contemporain
fait courir le risque du décalage, et peut-être de la profanation, tant la distance est grande entre
les thèmes qu’il choisit et leur trivialité fréquente, mais il faut aussi se garder d’un trop grand
intégrisme, plus subtilement pernicieux. Répondre à la demande implicite de concerts de
chants grégoriens, de messes sacrées, de représentations de Mystères, c’est courir le risque
d’un retour du religieux, impensable dans une société où l’Eglise est soigneusement séparée
de l’Etat, de voir s’affirmer l’ambition puis l’autorité de ceux qui n’ont jamais accepté
complètement l’abandon et la vente du monastère et qui espèrent, par ce biais, influer sur son
destin.
A la Chartreuse cependant, la situation empire en 1956. Jean Delpierres a conçu, avec
peut-être la complicité de la Mairie un nouveau programme qu’il diffuse sur papier en-tête
intitulé « THEATRE DU SUD. Festival de Villeneuve-les-Avignon. Chartreuse du Val de
Bénédiction ». Outre une reprise de Gethsemani, il prévoit un concert de musique du XVII et
XVIIIèmes siècles par l’orchestre de musique de chambre d’Avignon et une pièce El Pelele de
Suarez de Deja. Si Delpierres a fait de la publicité à son projet il a « oublié » de demander

171
toutes les autorisations et le Conservateur Régional des Bâtiments de France ne cache pas sa
colère au Maire :
« J’ai appris par un article de presse locale qu’il serait envisagé d’organiser
cette année à la Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon, du 7 au 12 juillet prochain, un
festival projeté à nouveau par M. Delpierres.
Vous n’ignorez pas que les spectacles montés au cours de ces dernière années
dans l’enceinte de la Chartreuse, ont suscité de sérieuses réserves, voire des critiques.
La qualité et l’opportunité de quelques mises en scène ont été discutées. Par
ailleurs, j’ai reçu des échos sur certaines intrigues entre troupes rivales. Il est difficile
de prétendre que le prestige de Villeneuve-les-Avignon et de la Chartreuse en soit sorti
renforcé.
Je noterai en outre que la transformation de la Chapelle en salle de spectacle
pendant une quinzaine de jours soulève, régulièrement, et à juste titre, de la part de
nombreux touristes français et étrangers de véhémentes critiques.
J’ajoute que j’ai été extrêmement surpris du fait que M. Delpierres ait cru
pouvoir modifier le programme prévu l’an dernier sans en demander l’autorisation à
mon administration.
Il convient de ne pas oublier que la Chartreuse est propriété d’Etat, et qu’il ne
saurait être question d’attribuer le monopole d’un soi-disant festival à quelque troupe
que ce soit.
Dans ces conditions, je crois devoir vous informer que je m’opposerai cette
année de la manière le plus formelle à l’organisation de tout spectacle dans le cadre de
la Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon » (29 mars 1956).

C’était sans compter avec les élus, tel le conseiller général, Jean Sagnes :
« Le Conseiller général du Gard, canton de Villeneuve-les-Avignon a accepté
de partager avec M. le Maire de Villeneuve, la présidence d’honneur du Comité du
Festival, afin de montrer tout à la fois l’intérêt qu’il porte à son canton et son grand
attachement à la cause artistique qui anime les membres du Comité.
Il n’a pu qu’approuver de tout cœur la création d’un tel Comité décidé à
apporter à son jeune concitoyen, Jean Delpierres, toute l’aide indispensable à la

172
réussite du prochain festival, dans ce cadre magnifique de la Chartreuse qui
s’harmonise si bien avec le spectacle prévu.
Et cela avec d’autant plus d’enthousiasme qu’il est sûr d’aider un groupe de
personnes dont le désintéressement n’a d’égal que le grand attachement à la cause
artistique, c’est à dire celle qui ne vise qu’au plus grand renom de la belle cité de
Villeneuve par l’utilisation de ses richesses architecturales » (3 avril 1956).

D’autres personnalités politiques, encore mieux placées, interviennent et, le 23 mai


1956, le Conservateur des Bâtiments de France revient sur sa décision :
« J’ai reçu la visite du représentant du comité du dit « Festival », qui est
composé de différentes personnalités de Villeneuve-les-Avignon, et patronné par la
Municipalité, laquelle souhaite que les erreurs regrettables des années passées ne se
renouvellent pas.
Le Secrétaire de ce Comité, le docteur Gâche, conseiller municipal, m’a donné
des apaisements sur les différents points sur lesquels j’avais fait des réserves à la suite
du festival de l’an dernier.
Dans ces condition je ne crois pas maintenir mon opposition première ».

Le Conservateur, néanmoins, ne peut s’empêcher, de manière aussi perfide que


casuistique, d’ajouter quelques informations dans sa lettre au ministre de l’Education
Nationale, laissant clairement entendre que s’il est obligé de s’incliner, il n’est pas dupe pour
autant et parfaitement au fait des contradictions de la politique locale :
« Je crois devoir vous adresser sous ce pli un article paru dans l’hebdomadaire
littéraire Les Lettres Françaises, à propos de l’organisation de ce festival.
L’auteur de cet article demeure dans la Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon,
et a pris parti à plusieurs reprises, pour des considérations de natures différentes,
contre le festival de M.Delpierres. Bien qu’exact sur de nombreux points cet article ne
présente cependant pas un caractère d’impartialité, et est certainement inspiré en partie
par des préoccupations étrangères à toute considération artistique ».
L’article en question, « La Chartreuse livrée au ridicule ? », est de la plume d’Hélène Cingria,
mais nous sommes loin de sa ferveur initiale :

173
« […] Or cette Chartreuse du Val de Bénédiction où le rêve avait élu domicile,
où malgré les cris des enfants et les batailles des chats, les amants de la solitude et du
silence pouvaient venir se recueillir, ce monument qu’on avait cru préservé, sent,
depuis quelque temps, sa quiétude menacée par le plus cruel des destins, celui d’être
voué au ridicule par une périlleuse initiative de Festival. Ce n’est pas que je sois
ennemie des Festivals, nulle plus que moi n’admire Jean Vilar et la réussite du TNP
[…]Mais c’est justement parce que le théâtre en plein air et le théâtre populaire
m’intéressent, que je ne puis tolérer des spectacle de qualité médiocre, surtout si ces
spectacles ont lieu dans des sites remarquables comme l’église de la Chartreuse du Val
de Bénédiction.
Le premier essai de ce festival villeneuvois date de 1954. J’avais tout espéré à
cette époque […] Hélas ! Trois fois hélas ! Mon vœu fut loin d’être exaucé ! Pendant
un mois, la saison touristique battant son plein, l’entrée de la Chartreuse fut
pratiquement interdite aux visiteurs. A un tel point qu’un jour où André Masson était
venu me voir avec sa femme, j’avais voulu leur montrer les fresques de la chapelle
d’Innocent VI, mais ils avaient reculé d’horreur à la vue d’un immense écriteau
« Buvette » placé en plein cœur du sanctuaire et du désordre indescriptible des chaises
et des bancs renversés. Pendant ce temps sur le livre du gardien, les réclamations des
touristes racontaient à tout venant la déception éprouvée par la plupart d’entre eux en
retrouvant la Chartreuse transformée en véritable champ de foire.
Ah ! l’épouvantable semaine que la semaine du Festival de Villeneuve-les-
Avignon 1955 ! Nous qui habitions dans les environs l’avons subie patiemment alors
que chaque nuit les haut-parleurs clamaient dans notre silence en effarouchant les
oiseaux endormis car nous espérions que la leçon serait profitable […] Or nous venons
d’apprendre que Jean Delpierres mettra tout en œuvre pour obtenir à la fois les fonds
et l’autorisation ministérielle nécessaires. Par souci de la gloire de Villeneuve-les-
Avignon, j’espère qu’il n’y parviendra pas. Car s’il est réel qu’il possède un atout
remarquable en la personne de son père, un homme révéré à juste raison par tout le
pays et dont l’épicerie est la plus accueillante de la ville, il n’est non moins avéré que
si son fils ne travaille pas sérieusement et ne révise pas totalement sa conception de
l’art théâtral, il n’arrivera jamais à rien. Et la question que je me pose à mon tour est
celle-ci : la Chartreuse que nous aimons et que sa touchante beauté expose à tous les

174
outrages, est-elle la propriété du fils de l’épicier parce qu’il a eu le bonheur de naître
dans son ombre, ou ne fait-elle pas plutôt partie du patrimoine spirituel du monde
entier ? ».
Découragé, Jean Delpierres abandonne et l’année suivante, Jean d’Orsay de la Compagnie
Dramatique du Marquis de Saint-Geniès propose de le remplacer en donnant Le Mystère des
Templiers créé à Rochefort en juillet. A priori le thème correspond au lieu, mais, une fois
encore, c’est le niveau de qualité qui est jugé insuffisant par les Monuments Historiques, la
troupe de Jean d’Orsay étant constituée d’amateurs et n’ayant pas reçu la licence
d’entrepreneurs de spectacles. Il est remarquable de constater que ces rebuffades successives
ne calment pas l’ardeur de la commission culturelle municipale de Villeneuve-les-Avignon.
L’année suivante elle est sure d’elle et de son choix pour les manifestations estivales, mais,
une fois encore, dans le bras de fer qui l’oppose aux services de l’Etat pour prendre la maîtrise
du Festival, elle commet l’erreur, peut-être volontaire, de mettre ceux-ci devant le fait
accompli. Le 13 juin 1958 l’architecte ordinaire des Monuments Historiques saisit le
conservateur Régional des Bâtiments de France :
« C’est avec la plus grande stupeur que j’ai vu que les 23, 27 et 29 juillet, il
était prévu que le TNP donnerait Le Triomphe de l’Amour à Villeneuve.
M.Puel (le gardien) qui a été averti par l’électricien me l’ a confirmé.
Je trouve ahurissant qu’aucun de nous n’ait été prévenu. Cette initiative est
absolument déplacée et j’ai encore le souvenir des dégâts qui ont été commis à la
Chartreuse lors du dernier Festival.
Il ne faut pas oublier qu’il n’existe aucun service sanitaire et vous imaginez
l’état dans lequel peut se trouver l’édifice après trois représentations suivies par
plusieurs centaines de personnes, aux entractes, les gens se déplaçant dans le cloître et
les cellules, défonçant les portes qui les gênent, se baladant sur les toitures.
J’ai donné l’ordre à Monsieur Puel de refuser l’accès des lieux à toute personne
non munie d’une autorisation régulière donnée par la Direction de l’Architecture et
j’aimerais que vous m’indiquiez ce qu’il en est, et s’il était possible de demander à M.
Vilar de jouer en d’autres lieux, et s’il tient particulièrement à Villeneuve. Il pourrait
peut-être le faire dans le Cloître de la Collégiale ».

175
Son interlocuteur le soutient et reprend ses arguments point par point auprès du
Directeur Général de l’Architecture, en charge du dossier, et en ajoute un dernier :
« Enfin, au moment où, avec l’accord des autorités ecclésiastiques, nous
songeons à organiser à la Chartreuse la translation des cendres du pape Innocent VI, je
suis persuadé que l’agitation et le désordre qu’entraînerait forcément la représentation
prévue, risqueraient de conduire les autorités ecclésiastiques à renoncer au projet de
translation » (14 juin 1958).

Tout semble dit, entre deux représentations théâtrales l’Etat a choisi celle qui lui
paraissait la moins périlleuse, sauf que le Préfet, très certainement sollicité de façon pressante
par les élus locaux, intervient, dans l’autre sens, auprès du Directeur Général :
« Je tiens à répondre personnellement à la lettre que vous avez bien voulu
m’envoyer le 15 juin dernier.
Comme vous je suis surpris que le TNP ne vous ait pas demandé l’autorisation
d’utiliser l’ancienne Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon pour jouer Le Triomphe de
l’Amour les 23, 27 et 31 juillet prochain.
De mon côté je dois vous avouer que le TNP ne m’a pas prodigué ses
confidences et que j’ai appris tout récemment la conclusion de ses démarches […]
En fait le TNP, dont la bonne foi ne saurait être mise en doute, a cru pouvoir
organiser en toute liberté les représentations qu’annoncent maintenant presse et
programmes.
On peut, sans doute, discuter le choix de l’œuvre de Marivaux et je ne suis pas
le dernier à partager vos réserves. Je demeure cependant convaincu que ces
manifestations d’une haute valeur artistique sont, pour Villeneuve et sa région, une
chance inespérée. C’est pourquoi je me permets de suggérer qu’il convient de résoudre
le problèmes en suspens dans un esprit d’entente et de compréhension » (19 juin
1958).
Ce préfet assez bon diplomate pour ne faire perdre la face à aucun des belligérants est
entendu, d’autant que le 21 juin, prévenu de ces polémiques, Jean Vilar fait une demande en
forme, dans les termes les plus courtois, au Directeur des Monuments Historiques lui assurant
« qu’en accord avec le conservateur des Monuments Historiques, aucune atteinte ne serait
portée aux lieux ». Au prix d’un règlement draconien, rappelant minutieusement toutes les

176
mesures de sécurité à prendre et à observer, les représentations peuvent donc se dérouler
comme annoncées. L’accueil de la critique est chaleureux, « Le triomphe de l’Amour est un
triomphe tout court » titre Le Provençal, et tous les journaux reprennent l’éloge à l’unisson,
soulignant au passage l’adéquation entre la pièce et le lieu :
« Ajoutons que le cadre ne pouvait être mieux choisi. Cette grande salle
rectangulaire au plafond de ciel où des gypseries du XVIII ème siècle s’écaillent et
laissent apparaître, ici et là, les traces des fresques primitives, ce mur où une petite
fenêtre ogivale servait de cadre à une statuette de l’amour si patinée qu’elle semblait
ici de toute éternité, ces quatre cyprès, symbolisant le jardin d’Hermocrate, et qui
créaient un lien avec la végétation du cloître tout proche, tout ceci recréait en peut-
être plus intime encore et plus délicatement luxueux, l’ambiance que nous n’avons pas
fini, de regretter du Verger d’Urbain V » (Le Provençal, 25 juillet 1958).
Avec le recul du temps l’intervention de Vilar n’apparaît pas comme une lubie ou une
fantaisie mais, au contraire, comme une action très réfléchie. La sollicitation de la mairie de
Villeneuve permet, à ses yeux, d’en finir avec la querelle périmée et la rivalité un peu niaise
qui oppose la petite ville, à laquelle il est sentimentalement très attaché, à sa voisine du
Vaucluse. Surtout il voit là l’occasion de sortir de ce qu’il peut considérer parfois comme un
ghetto étouffant. En attendant la construction d’un théâtre de 2500 places promis à Avignon,
venir jouer à Villeneuve lui permet, selon ses termes, de « continuer de pratiquer avec
bonheur une politique de prix populaires », et la Chartreuse lui donne raison, puisque, en
quelques heures, 500 places à 1000 francs sont vendues à un public qui ne rechigne pas. Nous
ne sommes pas dans la Cour d’Honneur, mais Jean Vilar se réjouit de l’élargissement de son
Festival, même si cela s’est fait dans la hâte, comme il s’en explique dans une conférence de
presse tenue, tardivement, à Avignon :
« Laissez-moi vous dire que, voici une semaine encore, je n’avais pas décidé
du titre de la troisième pièce, n’avais pas arrêté l’œuvre qui complètera Les Caprices
de Marianne, pièce courte, et surtout je n’avais pu soumettre à M. le Président
Daladier, ce projet de représentations complémentaires de la Chartreuse de
Villeneuve-les-Avignon » (3 juin 1958).

Un tel humour, le triomphe des représentations de Villeneuve et les perspectives


formidables qu’elles ouvrent, ne sauraient suffire à calmer la mauvaise humeur de services de

177
l’Etat qui font part à Jean Vilar de leur mécontentement devant la légèreté et la désinvolture
de son comportement. Ce dernier, passablement ulcéré, répond dès le 27 juillet aux remarques
du Directeur de l’Architecture :
« Je reçois votre lettre - un peu sévère - au sujet de ces représentation du
Théâtre National Populaire à la Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon.
Je suis - vous l’avouerai-je - un peu peiné que ce projet se heurte à tant de
réserves, de réticences de toutes sortes : il me semblait que nous avions, dans une
affaire de ce genre, un intérêt commun, et je ne croyais pas mériter, après 12 années au
Palais des Papes, après avoir joué dans la Cour de Soubise à Paris, devant le Palais de
Justice de Rouen, et dans bien d’autres lieux tout autant classés, précieux et
historiques, non, je ne croyais pas mériter ce lignes qui sont semblables à celles que
l’on pourrait adresser à un chef de Compagnie débutante, dont on ne saurait rien.
Quoiqu’il en soit, je me permettrai de solliciter une entrevue dans le cours de
l’hiver, pour vous exposer mon sentiment sur tout cela. Mais soyez assuré, Monsieur
le Directeur, qu’il n’entre pas dans mes intentions de continuer ces représentations à la
Chartreuse, si elles doivent se heurter à tant de méfiance administrative ».

Une note manuscrite, en marge du courrier reçu mentionne que le Directeur Général
va répondre personnellement. L’a-t-il fait ? Nous ne le savons pas, mais ce qui est certain
c’est la délibération du conseil municipal de Villeneuve du 17 avril 1959 :
« M. Jean Vilar ayant fait connaître qu’il ne peut continuer cette année
l’expérience faite en 1958 de décentralisation à la Chartreuse du Val de Bénédiction
du Festival d’Art Dramatique d’Avignon, il a été décidé de ne pas envisager
l’organisation d’un Festival en 1959 ».

L’élan est brisé : il sera épargné à la Chartreuse le tumulte saisonnier des


« saltimbanques », pour reprendre une épithète chère à l’Administration, et Avignon
continuera à tirer le bénéfice, que tout le mode connaît, de la présence de Vilar. Les années
1970 vont voir une d’importance, la Chartreuse servant de décor à un certain nombre de films,
en particulier des tournages de l’ORTF, les Lettres de mon Moulin d’abord, La Possédée avec
Ludmilla Tchérina ensuite, La demoiselle d’Avignon…La cour du cloître est parfumée par le
crottin des chevaux et des ânes, les machinistes s’agitent en hurlant, un échafaudage, peut-être

178
monté à la hâte, s’effondre et il y a plusieurs blessés graves, mais les temps ont changé, la
perception du monument aussi, sans doute, et commence à se profiler, ténue mais irrésistible
sa nouvelle figure.
Toutes ces querelles sont d’importance, mais elles ne concernent que les chefs ou
ceux qui aspirent à le devenir, auxquels il est bon d’ajouter les intellectuels du cru qui
montrent par leur impatience et leur ambition, qu’ils rejoindraient volontiers les premiers dans
la bataille pour le pouvoir. Sur cet « avant-scène » bruyante s’agitent des ombres à qui il n’est
demandé que le silence puisqu’ils sont jugés incapables de porter un jugement et qu’il n’est
question, en aucune façon, de demander à ces gueux indésirables, les « chartreux », un
quelconque avis. Hélène Cingria se réjouit de leur calme lors des premières mises en scène de
1954, car elle sait qu’il y a eu des précédents fâcheux. En effet avant de descendre de Paris
avec une troupe en forme, Pierre Cambe avait voulu donner, dans les années 1950, un récital
poétique qui avait été perturbé par quelques jets de pierres et de tomates, accompagnés de
lazzis, certains Villeneuvois admettant plutôt mal que le fils de l’épicier se pique de théâtre ou
de culture. Pour donner la pièce de Lorca, André Jouniaux fait d’une pierre deux coups en
engageant comme figurants des gens de la Chartreuse : il leur permet de gagner quelques sous
et, surtout, il s’en fait des alliés prêts à prévenir tout incident. Sans compter l’émotion de
certains d’entre eux, appartenant à un milieu plus aisé :
« Moi j’étais un gosse bavard, un peu intenable à force d’être turbulent, mais
j’étais tellement impressionné que je n’ai pas bougé, j’étais au bord des larmes. C’était
pas tellement le spectacle, c’était cette grande chapelle avec ce fond de chœur tombé,
avec au dessus la nuit, la lune, le Fort Saint André…il y a plus de cinquante ans et il
me semble que c’était hier! Mes parents m’avaient plusieurs fois amené au Festival à
Avignon, mais là c’était encore plus beau ! ».

Pour autant les démons ne se sont pas transformés en anges et un témoin, qui vivait à
la Chartreuse dans ces années là, garde un souvenir plus nuancé de l’ambiance qui régnait lors
des représentations théâtrales :
« Pour Le Triomphe de l’Amour, je me souviens, ils le donnaient dans le Tinel,
il y a même eu des jets de pierres. C’était triste à voir, il y a même eu des gendarmes
pour garder. C’était à la fois des gens de la Chartreuse, des gens de Villeneuve qui
faisaient ça, il y avait un peu de tout. Et puis je dois dire qu’il faut comprendre tout ça,

179
je les excuse pas, j’excuse pas les gens de la Chartreuse qui étaient dans le coup, mais
les autres ils faisaient un peu chier vous m’avez compris ! Il faut voir comment
certains spectateurs regardaient les gens qui habitaient les cellules !Je n’excuse pas les
gens de la Chartreuse, ce n’est pas bien d’envoyer des cailloux sur les gens, même
si…Je me rappelle, un soir, je discutais avec le père Puel, pour vous donner
l’ambiance, et passe Wilson, je le revois, il jouait dans Le Triomphe, il jouait le rôle du
jardinier. Quand il sort on se salue parce qu’on se connaissait bien, et à ce moment là
il y a un type de la Chartreuse qui l’interpelle : « Oh ! On s’encule ou on prend le
train ? ». il voulait le provoquer, mais Wilson n’a pas répondu, il devait se dire « C’est
pas possible, on n’y arrivera pas ! ». Ça, ça m’est resté, c’était deux mondes, deux
mondes différents ».

Le musée impossible.
Même si les monuments Historiques emportent (mais à quel prix !) la bataille des
spectacles, s’ils préservent le sanctuaire, il reste un autre terrain, où ils sont pourtant
longtemps les seuls protagonistes, sur lequel ils essuieront une cuisante défaite, celui du
musée ou des musées qu’aurait pu et du accueillir la Chartreuse.
A priori tout concourt, une fois la Chartreuse sauvée de la ruine qui la menaçait, à ce
qu’elle accueille en son sein un musée. Grand témoin du passé par son architecture, il eut été
normal que, à l’intérieur de l’édifice, fassent écho des objets ou des traces rappelant à leur
tour sa magnificence originelle puis sa transformation en abbaye, sans oublier les tableaux qui
faisaient l’admiration des rares visiteurs admis dans son enceinte. Mais, de fait, la vente de
1793 rend le projet en bonne part illusoire car la plupart des objets précieux ont disparu, qu’ils
aient été vendus, volés ou pillés, seuls les tableaux ont été sauvés, grâce à l’intervention du
desservant local, Jean Baptiste L’Hermite, qui les a fait transporter à la Collégiale et dans la
chapelle de l’Hospice. Nombre d’ornements, de débris de corniches, de sculptures ou de
fragments caractéristiques de l’appareil subsistent, mais tout cela est dispersé au long des
bâtiments, enfoui sous les ronces qui envahissent des pans entiers du lieu, voire réutilisé par
les habitants. La collecte n’en devient que plus difficile d’autant qu’une condition préalable à
sa réalisation n’est pas remplie puisque personne, qui résiderait régulièrement dans la
Chartreuse, n’a titre à l’effectuer. Longtemps une vieille femme a conservé les clés de l’église
qu’elle prêtait en échange d’un pourboire sans pouvoir en dire plus, le premier gardien, Vallat,

180
était à peu près ignorant de l’histoire du monument, et si son successeur, Georges Puel se
transformait parfois en conférencier, c’était à titre bénévole, sa mission précise de
gardiennage et son absence de formation lui interdisant d’aller plus loin. A bien y regarder il
faut constater qu’il n’y jamais eu de conservateur à la Chartreuse, du moins avant la création
du Circa, en 1973, et il s’agissait à ce moment là de directeurs qui n’avaient pas compétence
directe dans ce domaine. A peine la chapelle d’Innocent VI acquise par l’Etat, celui-ci
s’empresse d’en confier les clés au conservateur du Palais des Papes à Avignon, qui ne trouve
pas la manœuvre des plus habiles, et qui demande, en 1876, qu’elles soient transmises au
conservateur du jeune musée de Villeneuve. De temps en temps quelques velléités des uns ou
des autres, inspecteur des Monuments historiques ou Architectes en Chef, nous apprennent
que des projet sont en discussion, mais elles s’apparentent plutôt à des exercices d’école ou à
des vœux pieux qui ne sont pas suivis d’effet. En novembre 1916, l’inspecteur Berr de
Turique propose à la Commission des Monuments Historiques l’achat d’un immeuble de la
Chartreuse :
« qui pourrait être affecté, à l’avenir, à la création d’un petit musée dans lequel
seraient réunies toutes les pièces et documents relatifs à l’histoire de l’ancienne
Chartreuse ».

La proposition n’est, en apparence pas retenue puisque, en juillet 1934, l’architecte en


chef Sallez, propose de remette en état les galeries, le cloître de l’église et les salles
capitulaires, au motif que :
« Cet emplacement, complété par un petit jardin et par un musée lapidaire,
installé dans la salle capitulaire, en disposant les fragments existants, augmenterait
l’intérêt de la visite et serait plus digne de la valeur historique et archéologique de ce
bel ensemble. Monsieur Girard, conservateur du Musée d’Avignon, consentirait à
s’occuper de l’installation de ce musée dans lequel pourraient être recueillis les
fragments trouvés au cour des travaux de nettoiement ou de sondages ».

L’affaire n’aboutit pas plus que la précédente, mais elle a le mérite de montrer l’esprit
dans lequel est menée l’entreprise : ce sera un musée de « restes », de débris, une sorte de
musée alibi, de faible prétention et qui ne justifie donc pas que soit nommé pour le gérer un
conservateur permanent qui, en fin de compte, deviendrait un rival gênant pour l’architecte

181
ordinaire ou l’architecte en chef. Un autre inspecteur général, Jacques Dupont, y revient en
1951, mais sa note a un côté un peu formel qui ne saurait tromper sur les intentions réelles de
la Commission des Monuments Historiques qui ne lui donnera pas plus de suite qu’aux
suggestions précédentes.
Qu’en était-il des tableaux ayant appartenu à la Chartreuse ? Aussi vagabonds que le
pape fondateur et mécène, quittant Collégiale et Hospice, ils sont regroupés, en 1868, sous
l’impulsion conjointe du maire et de l’évêque de Nîmes, dans le musée de Villeneuve. Ils
retrouveront la Chartreuse pour un temps, puisqu’ils y sont dissimulés, dans des caves,
pendant l’Occupation. A la Libération ils reprennent leur place dans le musée municipal.
Pourtant, dès 1941, l’architecte en chef Chauvel avait attiré l’attention des services de l’Etat
sur leur sort :
« Une série de très grands tableaux religieux décoraient jadis le Réfectoire des
Chartreux dont la voûte a disparu mais dont le décor a résisté aux intempéries. Sil
entre dans les vues de l’administration de rétablir un jour cette voûte dont les
premières assises sont conservées, il y aurait, ce me semble, grand intérêt à entamer
des négociations avec la municipalité pour l’affectation à la Chartreuse de cet
ensemble décoratif qui n’aura de sens qu’à la place pour laquelle il a été conçu et non
dans des salles qui ont peine à le contenir ».
L’époque eut d’autres soucis et ce n’est qu’en 1964 que P.M Auzas, Inspecteur Principal des
Monuments Historiques, relance l’affaire, rappelant les mauvaises conditions dans lesquelles
sont conservées, au Musée de l’Hospice de Villeneuve, les œuvres dont la plupart proviennent
de la Chartreuse et tout particulièrement Le Couronnement de la Vierge dû à Enguerrand
Quarton. Il propose donc de les y remettre, la salle capitulaire recevant Le Couronnement et
l’ancien Réfectoire des Pères, qui serait recouvert, les autres tableaux et objets. Il précise que
le projet a reçu l’accord de l’Inspecteur Général Jacques Dupont et les vifs encouragements
du Directeur des Archives Nationales, André Chamson, qui a promis de consacrer à
l’opération les 360 000 francs provenant des expositions organisées par les Archives à la
Sainte Chapelle. L’architecte en chef J.Sonnier, en charge du dossier, réalise plusieurs études
et soumet plusieurs devis, mais dès 1967 le Conservateur Régional des Bâtiments de France
met en avant quelques difficultés éventuelles : la direction des Musées de France n’a pas
donné d’accord officiel au transfert, l’accord de la Commune n’est pas clairement acquis,
enfin les dépenses d’entretien ne sont pas véritablement prises en compte. Pour sa part Y. M.

182
Froidevaux , Inspecteur général des Monuments Historiques, est très réservé sur les
propositions de Sonnier concernant la couverture du Tinel, et il fait partager ses réserves à la
Commission. Auzas revient à la charge mais l’absence d’accord formel avec la Mairie
complique un peu les choses, et le Directeur des Musées de France, Jean Chatelain, se refuse à
prendre parti estimant que c’est la solution la moins onéreuse, en termes de fonctionnement,
entre maintien au musée municipal et transfert à la Chartreuse, qui doit être choisie. Les
Monuments Historiques soutiennent pourtant le projet Auzas qui obtient même l’accord de la
Mairie, mais les problèmes de financement du Tinel, qui conditionnent le transfert, restent
entiers. En 1971, un peu amer, P.M.Auzas revient à la charge soulignant que l’affaire a débuté
en 1961 :
« C’est un anniversaire et il est bon de faire le point car, jamais sans doute une
affaire si bien partie, est si mal arrivée ».

S’ensuit un rapport chronologique détaillé, puis, en janvier 1972, le dossier est à


nouveau discuté en séance de la Commission Supérieure des Monuments Historiques. Cette
fois la Direction des Musées de France est catégorique et affirme son hostilité à : « un
éclatement des collections du Musée de l’Hospice, considérant qu’il est désormais plus sage
financièrement de faire de l’Hôtel Pierre de Luxembourg un musée municipal même si ce
n’est pas le cadre rêvé pour abriter de vastes collections ».
La discussion s’engage et :
« Après un débat et un vote, la majorité de l’assemblée souhaite la restauration
de la voûte de l’ancienne Chartreuse, et adopte le principe du transfert des collections
dans l’ancien Réfectoire et la salle Capitulaire selon la disposition prévue par M.
Auzas ».

Le triomphe de P. M.Auzas n’est que de courte durée et l’affaire n’aboutira pas, pour
plusieurs raisons. Les conditions locales ont changé, la municipalité de Villeneuve a reçu un
legs privé qui comprend le vœu que le nouveau musée municipal soit installé à l’Hôtel Pierre
de Luxembourg. La commune accepte d’autant mieux cette solution qu’elle n’y trouve
qu’avantages : elle affirme ainsi son indépendance et son prestige envers une Chartreuse et
des services de l’Etat qui l’ont toujours toisée ou qui lui ont refusé, en tout cas, le rôle de
partenaire privilégié qu’elle entendait tenir. Dans cet ordre d’idées elle n’a toujours pas

183
accepté que les Monuments Historiques aient refusé l’entrée gratuite de la visite de la
Chartreuse aux Villeneuvois, et elle sait bien qu’à son tour elle encaissera les dividendes des
entrées du nouveau musée.
Pour autant ces querelles de clocher, trait essentiel et permanent, nous l’avons vu, de
l’émergence de la Chartreuse comme monument historique, comme les considérations
économiques d’ailleurs, aussi importantes qu’elles soient, ne sauraient cacher d’autres causes
plus déterminantes. Si Auzas échoue c’est parce qu’il se trompe de cible et d’époque, qu’il n’a
pas perçu les changements profonds qui agitent la Conservation des Monuments Historiques,
pas plus qu’il ne comprend leurs enjeux. Il en est resté au musée classique, témoin figé et
miroir d’une époque, au moment où ce sont toutes les conceptions muséales qui commencent
à être discutées, où la notion même de musée est discutée, où le mot lui-même est connoté
péjorativement avec des relents d’archaïsme et de mort. Ces lieux sont appelés à remplir de
nouvelles missions et l’exaltation de la mémoire, toute la panoplie du commémoratif, sont en
train de prendre de nouvelles formes qui lui échappent et, ce qui est en cours, annonce une
rupture profonde d’où va émerger, de nouveau dans le bruit et la fureur le nouveau visage de
la Chartreuse.

184
Ultima Verba.

185
A l’encontre de tout ce qui est annoncé et attendu par le regard classique qui confine le
monument historique dans un rôle passif de témoin, essentiellement source de discours
érudits, fussent-ils polémiques, l’approche ethnologique de la Chartreuse révèle deux aspects
qui nous semblent particulièrement importants, dès lors qu’il est question de lire le sens et de
s’écarter de la litanie de lieux communs. Aspects, au demeurant, que nous pensons propres à
tous les monuments historiques dans la mesure où ils ont connu une occupation humaine
durable.
Le premier est le rôle du discours et de l’imaginaire : le monument se dit, se raconte, à
travers une série de récits, de fantasmes et de perceptions individuelles qui, dialectiquement,
reflètent la doxa autant qu’ils la créent. Interroger ce bruissement de langue, scruter le remous
de la vie qui l’agite, lire les textes qu’il produit, est la seule voie pour saisir l’image de sa
construction métaphorique et de ses métamorphoses car, là encore, malgré toutes les idées
reçues il n’y a rien de plus mouvant, de plus fragile et de plus incertain qu’un monument tant
il est vrai qu’il peut être aussi vite défait que valorisé dans ce mouvement ternaire de
déclassement / classement / surclassement qui semble présider à son destin.
Citadelle guerrière, asile de jeux antiques, édifice primitivement voué à la méditation
et à la prière, le monument historique se trouve toujours au milieu de batailles incessantes où
s’affrontent tous ceux qui veulent commander à son destin, espérant bénéficier du prestige
attribué au lieu que l’hypervalorisation du patrimonial dans la société contemporaine ne fait
qu’accroître.
Bâtiments délaissés, village convivial mais aussi dans une petite ville hostile, témoin
architectural restauré, dont la population a été chassée pour être remplacée par une autre plus
policée, enjeu de luttes de pouvoir, source intarissable et nostalgique de rêves et d’illusions, le
sort de la Chartreuse, à travers les variations de son visage, amène donc à une nouvelle
exploration, ethnologique, de l’archéologique ou de l’architectural dont les fruits promettent
de transformer passablement les regards qu’il était coutume de porter sur ces objets.

186
Nouveaux usages, nouvelles règles
(1973-2008).

187
Tumulte et balbutiements.
Variations doctrinales.
Sauvée dans son ensemble de la ruine, en bonne part retrouvée et restaurée, se défai-
sant progressivement de la population qui avait investi son enceinte depuis deux siècles, la
Chartreuse, à la fin des années 1970, rejoint peu à peu le rang des monuments ordinaires,
ignorant, pour un temps encore, les orages et les tourmentes qui se préparent et qui vont bou-
leverser le destin des monuments historiques, du moins celui que lui avaient fixé, en 1830,
Mérimée et les acteurs de la jeune Commission des monuments Historiques.
Encore que les documents ne manquent pas, sans doute pour cela aussi, sans oublier
que nombre des acteurs de ce mouvement sont encore « aux affaires » et poursuivent l’œuvre
initiée depuis plus de trente ans pour certains, la distance manque à l’ordinaire pour dépasser
les réactions et les interprétations passionnelles, expliquant que l’histoire de la mutation des
regards sur les traces de mémoire dans les dernières décennies, singulièrement celle des mo-
numents historiques, reste à faire. Aussi il ne saurait, pour nous, impossible d’aller plus loin
que la mise en place de certains jalons et l’évocation à grands traits d’un mouvement sans les-
quels, il serait difficile, néanmoins, de comprendre les mutations qui vont affecter la Char-
treuse, essentiellement à partir de 1973.
S’il faut fixer un début à une mutation subtile, qui n’a peut-être dans les faits jamais
connu d’interruption véritable, nous choisirons avec Christian Hottin (2006) le début des an-
nées 1960 et la transformation puis la réutilisation des docks désaffectés de San Francisco.
Sans avoir le statut de monument historique, et dans un contexte bien différent de la situation
française, ces entrepôts changeant d’usage apparaissent comme les prémices des interroga-
tions architecturales et la réflexion sur la possibilité d’intervention sur de grands édifices.
Mais, selon nous, la part des théories et des annonces radicales de mai 1968 n’a pas assez été
prise en compte dans la vision globale de cette mutation. De jeunes contestataires, devenus
depuis, peut-être, des administrateurs éminents et compassés du Centre des Monuments Na-
tionaux, n’avaient-ils pas écrit, lors de ce printemps, en grosses lettres, l’inscription suivante
sur les remparts de la Cité de Carcassonne : « Les monuments ne parlent pas, ce sont de
vieilles pierres, il faut les détruire ». Tout le monde s’accordera à mesurer les aspects ludiques
et gratuitement incantatoires de cette utopia verbale, mais il n’en demeure pas moins qu’elle
remettait brutalement en cause, dans son énoncé, la notion d’immanence et de pérennité atta-

188
chées aux monuments historiques. Il est bien évident qu’elle ne fut suivie d’aucun effet, ses
scribes demeurant plus intéressés par les déclamations ostentatoires que par des manœuvres
manuelles qui les auraient vu s’attaquer à des vestiges auxquels ils restaient, bien entendu,
profondément attachés. Ils n’imaginaient sans doute pas que leur formule allait être détournée
au profit de ceux qu’ils considéraient comme leurs pires ennemis et que ces derniers, avec
plus ou moins de force, en feraient leur cheval de bataille. S’il est commode de discuter le cri-
tère chronologique proposé, il est difficile de contester la réalité des années 1970 et la cristal-
lisation, dès ce moment, des discussions autour des monuments historiques. La crise qui af-
fecte leur légitimité, parfois radicalement, présente plusieurs traits et surtout mélange les ni-
veaux d’analyse et de prétention quand les tenants de ce bouleversement ne jouent pas, sciem-
ment, des différents arguments qui la nourrissent. Tantôt elle se présente comme une réflexion
sur le passé et l’histoire, sur le nécessité ontologique de les repenser, tantôt elle prend la
forme d’un diagnostic économique accablant, appelant aux mesures les plus radicales.
Pour les plus modérés, qui refusent une remise en cause profonde, il devient opportun,
avant de réformer, d’améliorer. Selon eux les monuments historiques ont été un peu négligés,
ou en tout cas leur gestion n’a pas toujours été à la hauteur des spéculations et des recherches
historiques qu’ils ont suscitées. Un peu trop apanage des spécialistes ou des architectes, les
monuments ont vu le public se détourner d’eux, et s’il y a crise de fréquentation il y aussi des
remèdes de bon sens pour pallier une situation conjoncturellement délicate sans être drama-
tique ou désespérée. Il faut donc attirer les visiteurs en plus grand nombre et pour cela faire
porter d’abord l’effort sur la signalisation et la communication, organiser ensuite de nouvelles
formes de visites, plus pédagogiques et plus attrayantes, mieux mettre en valeur les potentiali-
tés mémorielles du site... Dans le même esprit il est préconisé d’utiliser toutes les possibilités
du lieu, de le transformer en décor pour des films, de lui faire accueillir les spectacles les
mieux appropriés à sa fonction initiale, sans oublier que son entretien et les chantiers qu’il gé-
nère régulièrement sont source de revenus pour nombre d’entreprises spécialisées, souvent lo-
cales. Pour les « réformistes », défenseurs de cette ligne, même s’ils sont sensibles au coût de
fonctionnement et de sauvegarde, le monument, intrinsèquement intouchable, est au cœur de
toute démarche, sa fonction d’origine commande à toute intervention et, fondamentalement, il
n’est pas question de s’en prendre aux principes de 1830, quitte à les toiletter et à leur donner
quelques touches de modernité bien tempérée.

189
D’autres proposent une ligne radicalement différente qui marque un véritable franchis-
sement sémantique et philosophique : il ne s’agit plus, pour eux, d’aménager, de rendre plus
performant le monument, mais de transformer son usage donc son rôle, il faut le réutiliser.
Tous ceux qui s’accordent sur ce mot ne lui donnent pas le même sens et n’imaginent pas les
mêmes fonctions à cette réutilisation et le camp des réutilisateurs va des ultra-libéraux bon
teint et affichés jusqu’à des « révolutionnaires » ou des « iconoclastes », selon le mot des
conservateurs qui, au demeurant, grands commis de l’Etat pour la plupart, sont sur l’échiquier
politique, et ce n’est pas le moindre paradoxe de cette mutation, des plus modérés. Les plus
radicaux n’hésitent pas à confier que les aspects économiques, soit la rentabilité, sont le maî-
tre-mot de leur doctrine avant toute autre considération. Les seconds font porter toute leur
force de conviction sur la recherche d’un « nouveau sens », sur la nécessaire problématisation
du monument historique dans le contexte contemporain, leur démarche plus policée et « cultu-
relle » étant bien entendu, à l’occasion, récupérée à des fins de camouflage par les premiers.
Les uns comme les autres, en tout cas, fourbissent un argumentaire récurrent organisé
autour de cinq points essentiels. Ils invoquent tout d’abord le poids économique des monu-
ments historiques dont la conservation est un gouffre financier (ils n’envisagent aucune
contre-partie, considérant que, de toute manière, les profits générés par le monument sont dé-
risoires) et, s’érigeant en hérauts de l’opinion publique, ils expliquent qu’un véritable divorce
s’est produit entre la nation et les vestiges monumentaux, que ces derniers ne peuvent subsis-
ter qu’à la condition de rembourser la dette qu’ils ont contractée à cause de leur sauvegarde et
que, de toute manière, ils doivent trouver les moyens d’assurer, financièrement, leur avenir.
Le deuxième argument, moins brutal, est destiné à inscrire la transformation « monumentale »
dans le temps, à montrer que les pratiques contemporaines ont commencé dès l’Antiquité,
qu’il suffit de se rappeler que le Théréion sur l’Agora de temple classique était devenu un lieu
de culte pour les premiers chrétiens, que le temple d’Athéna à Syracuse était devenu une
église baroque, que les destructeurs étaient aussi des sauveurs, que François Ier avait détruit la
grosse tour du Louvre mais avait sauvé la Maison Carrée de Nîmes, que même la Révolution
avait épargné de nombreux châteaux…La transformation du monument, sa nouvelle utilisa-
tion s’inscrit donc « naturellement » dans l’Histoire, les deux opérations sont consubstan-
tielles à son être puisque dès qu’il apparaît, et malgré les apparences ou la tradition, qui en-
tend en faire un témoin intangible, le monument est voué à la transformation et ces métamor-
phoses ne sont que le signe profond de son destin. La troisième idée qui prévaut entend

190
Concert, Circa, 1976

191
mettre en avant, là aussi, des conditions objectives et, en particulier, la nouvelle conception de
l’Histoire dont, par conséquence celle de l’Histoire de l’Art. Longtemps emblème privilégié,
« fleuron des Beaux-Arts » le monument, au cœur de cette véritable révolution copernicienne,
perd de son importance et des son caractère canonique dans un paysage intellectuel où tout
devient signe, où l’attention se tourne brutalement du monumental vers le modeste, l’infini-
ment petit, le presque rien, voire la trace. Deux exemples illustrent ce nouveau regard : le mi-
nuscule îlot de La Nadière, en face Port-La-Nouvelle, ancien village de pécheurs dont il ne
reste que quelques ruines érodées, est devenu l’enjeu d’âpres batailles de mémoire, de même
que le camp de Rivesaltes, longtemps oublié , et dont il ne restait il n’y a guère quelques
maigres vestiges, se transforme en haut lieu de célébration des exils destiné à recevoir une sta-
tuaire pharaonique. Le monument historique, par comparaison, devient un emblème rétro-
grade, le signe de la démesure, d’une majesté et d’un triomphalisme désormais honnis.
La conclusion du réquisitoire est que, s’il veut survivre, le monument historique doit
chercher son salut dans de nouvelles fonctions, dans de nouveaux usages : il faut le réutiliser.
A cette fin divers moyens sont bons dès le moment où il est occupé, où il se met au service
d’une activité le plus souvent culturelle, mais aussi administrative ou simplement touristique
quand il est transformé sur le modèle des paradores espagnols. Dans ces derniers cas la nou-
velle utilisation ne pose pas trop de problèmes et n’engendre guère de contraintes dès lors que
les aménagements ne s’en prennent pas aux structures visuelles les plus importantes de l’ap-
pareil, et les recommandations de l’architecte du service des Monuments Historiques suffisent
au bon déroulement du nouvel usage. Par contre, dès qu’il s’agit, et en nombre c’est sans
doute le cas le plus fréquent, d’assigner au lieu une mission « culturelle », nous assistons à la
mise en place d’une rhétorique, parfaitement codifiée, dont il convient d’étudier les figures
pour éclairer le cadre dans lequel le monument doit s’inscrire et les nouvelles règles qui pré-
sident à son usage. Elle s’énonce sous forme d’une série d’impératifs kantiens, c’est à dire in-
touchables et indiscutables par essence, s’imposant sans réserves puisque présentés comme
naturellement incontournables
1. Le premier, qui commande à tous les autres, est celui de l’injonction de la moderni-
té. Citons quelques formules qui l’illustrent en insistant sur l’incipit : « Il faut habiter le mo-
nument de façon contemporaine », «Il faut attribuer une nouvelle fonction, moderne, aux

192
structures et aux espaces patrimoniaux », « Il faut adapter les monuments aux conditions d’ha-
bitabilité et de fonctionnement actuels », « Il faut rénover »…
Barguigner ou ne pas suivre scrupuleusement la doxa signifie que, à plus ou moins
long terme on condamne le monument à mort. Jacques Rigaud, qui préside depuis plus de
trente années aux destinées de la Chartreuse, résume ainsi le dilemme : « Le mariage de raison
le moins délicieux entre un édifice ancien et une fonction moderne vaut mieux qu’un
vieillesse solitaire et misérable ».

2. Dès lors, dès les années 1973, sous l’impulsion de Jacques Duhamel, ministre de la
Culture, un nouveau mot d’ordre fait florès : « Il faut faire vivre les monuments », autrement
dit il faut insuffler à ces momies une nouvelle énergie, il faut littéralement les « animer », re-
donner un nouvel esprit à ce qui fut et qui retournerait à la poussière sans une intervention
énergique.
Ce changement de destination suppose, bien entendu, que soit évité le pire sort au mo-
nument historique, prôné par nombre de « conservateurs » soit le transformer en musée. La
potentialité de cette métamorphose est condamnée sans appel, et à la limite sans argumenta-
tion, tellement nous sommes dans le domaine de la profération intangible : « La mise sous
cloche et la conservation muséale ne peut être réservée qu’à quelques monuments et en-
core ! » (Gravari-Barbas 2004:12). Dans tous les cas, « il est exclu de mettre la mémoire au
premier plan, ce qui reviendrait à concevoir un musée. Elle est au contraire un arrière-plan,
une possibilité de perspective » (Architecture historique…2001 : 19). Les plus utopistes envi-
sagent la mise en place, dont les modalités nous semblent incertaines pour des monuments
historiques, d’un musée sans la clôture d’un musée, d’un musée hors les murs en quelque
sorte. D’autres, plus raisonnables mais tout aussi subtils, proposent une inversion des rap-
ports, une situation où, disent-ils, ce sont les œuvres exposées qui éclairent et mettent en va-
leur le monument, donnant un nouveau sens à ce qui ne serait, sinon, qu’une coquille vide et
désuète.

3. Les tenants de l’usage contemporain n’entendent pas pour autant tomber dans la
barbarie ou l’iconoclastie, et ils prennent bien soin de clamer haut et fort l’attitude qu’ils en-
tendent adopter envers le lieu qui va accueillir les « animations ». La volonté de changement
est première certes mais elle s’accompagne de deux obligations : répéter et respecter. La pre-

193
mière consigne a pour but de justifier le nouvel usage auquel le monument est affecté, d’éta-
blir, selon Christian Hottin, « une filiation symbolique qui démontre la légitimité de la réutili-
sation et accroît son bien-fondé » (2006). Les abbayes et autres couvents sont les lieux les
plus propices à des fleurs de rhétorique un peu convenues, faisant preuve de la bonne postérité
du lieu : « Ainsi le monastère, cité parfaite construite autour du service divin, avec sa ferme-
ture au monde, son ouverture vers le ciel, avec ses cellules pour la prière et le travail solitaire
reste-t-il aujourd’hui un formidable outil pour faire vivre et travailler une communauté autour
d’une idée partagée et pour accueillir les publics, comme autrefois les pèlerins. Les artistes
posent leurs pas dans les pas des moines, consciemment ou non, peu importe. » (Architecture
historique…2001 :18). En ce domaine l’imagination des réutilisateurs, véritables orfèvres de
la métaphore, est sans bornes. A Fontevraud qui ne voit pas le lien entre le silence des moines
cloîtrés, répété par les prisonniers du pénitencier pendant trois siècles, et la méditation des ar-
tistes accueillis en résidence ? Une ancienne gare, où flotte encore le fantôme des cheminots,
n’est-elle pas le lieu le mieux adapté pour recevoir les archives du monde du travail ? Com-
ment comprendre le cas de Orsay, gare et lieu ouvert transformé en musée fermé, si l’on ne
saisit pas que, « dans les deux cas, il s’agit de gérer des flux massifs de public, d’exposer l’art
d’une période contemporaine de la construction de la gare en question (J.Rigaud). A ce
compte nous sommes en droit de nous demander, non sans malice, quel est le rapport entre un
hôtel-dieu transformé en hôtel de région, à moins que la maladie des uns ne réponde à celle
des autres ?
Mais répéter c’est aussi respecter car, disent les nouveaux usagers, « tout monument
est porteur d’un sens qu’il faut essayer de maintenir », ajoutant que « le public doit toujours
être conscient du sens originel du monument ». A l’ordinaire les choses vont sans mal, fut-ce
au prix de quelques pirouettes sémantiques, mais elle se compliquent pour les lieux de culte.
Va quand ils sont totalement désaffectés qu’ils soient transformés en gymnase ou en carré
d’art, que les artistes en résidence revêtent une bure imaginaire, mais il demeure le cas des
lieux consacrés, encore voués au culte et qui reçoivent, à l’occasion, des expositions ou des
installations d’art contemporain. Nous sommes alors devant trois cas de figure : soit les visites
sont interdites pendant les offices et quelque sacristain gère la surprise ou la colère de certains
visiteurs, soit création contemporaine et patrimoine religieux font face sans se mélanger, soit,
enfin, les œuvres d’art exposées « servent de point de départ aux interrogations de l’Eglise »
(Brownstone et Rouet 2002 :78).

194
4. Connaître le monument. Cette déférence arborée, cette volonté proclamée du main-
tien de la tradition passe par une bonne connaissance du monument, ou du moins cette convic-
tion est-elle rappelée en permanence. Tout d’abord il faut connaître, de manière assez clas-
sique, le détail de l’histoire architecturale du monument, « il faut apprendre à en lire l’archéo-
logie dans la pierre avant de reprendre le cours de l’histoire architecturale contemporaine ».
La deuxième intention est plus audacieuse et plus nouvelle : « Ce qui importe, au delà de
l’origine de sa construction, est bien la capacité à survivre qu’a montré le monument en se ré-
incarnant au fil des métamorphose de l’usage, et les modalités intellectuelles, sociales et maté-
rielles de ces métamorphoses » (Architecture historique…2001:13). Il ne semble pas que, jus-
qu’à aujourd’hui et à la présente étude, le vœu ait été suivi d’effet. Au Grand-Hornu, en Bel-
gique, une enquête a eu lieu, concernant l’imaginaire du monument, mais, en apparence, elle
n’a pas été suivie de publication, comme s’il y avait eu impossibilité à la « réutiliser ». De la
même façon, à Royaumont, la collecte effectuée sur les rumeurs liées au monument et aux
centre de rencontres n’a abouti qu’à un spectacle dont il est à craindre qu’il ait surtout contri-
bué à nourrir le fossé entre les acteurs de l’entreprise et leur environnement. Nous en reve-
nons, dès lors, à cette vieille évidence qui veut qu’il soit impossible de d’être l’analyste de ses
propres projets, à moins de céder à l’autojustification béate. De toute manière cette volonté
apparente de connaissance approfondie a ses limites, et toutes les déclarations de la doxa de la
réutilisation insistent bien sur le fait qu’elle ne doit jamais briser l’élan des nouveaux acteurs,
que l’erreur est préférable à la paralysie, que la nouvelle vocation du monument vaut bien
quelques errements ou quelques bévues de leur part puisque c’est pour la bonne cause. Entre
l’érudition figée qui pourrait là encore mener à la sclérose et l’ouverture au monde le choix
est donc fait, du moins pour ceux qui sont en charge de « redonner vie » au monument histo-
rique, les responsables de la conservation faisant preuve, c’est un euphémisme, de moins
d’enthousiasme.

5. Restituer, vivre avec. Le nouvel usage s’accompagne toujours aussi d’un sentiment
de résipiscence pleinement assumé par ses néo- utilisateurs qui annoncent qu’ils vont réparer
les fautes de leurs prédécesseurs, soit en France la Caisse des Monuments Historiques deve-
nue depuis Centre des Monuments Nationaux. Celle-ci, laissent-ils entendre, a, dans un mou-
vement idéologique concerté, confisqué les monuments à ses propres fins. Elle les a accaparés

195
pour le seul profit de l’institution ou celui d’un public fait de spécialistes, d’érudits et de privi-
légiés cultivés. Il faut donc en finir avec cette coupure, « il ne faut plus figer le monument his-
torique dans un splendide isolement, il faut qu’il réponde aux besoins des habitants » (Archi-
tecture historique…2001:41 ; Gravari-Barbas 2004). Ainsi faut-il rompre avec la vieille anti-
nomie conservation/vie quotidienne qui veut que, pour préserver l’esprit du monument, il soit
indispensable, dans un premier temps, d’expulser ceux qui seraient installés en son sein. Tout
le monde connaît les violentes diatribes de Viollet-le-Duc contre la population résidant dans
les lices, entre les deux enceintes, quand il entreprend de restaurer la Cité de Carcassonne.
Pour lui, les familles qui vivent là ne sont que « parasites » et « oiseaux de proie » qu’il faut
chasser au plus vite pour rendre au monument sa pureté et son intégrité. Dans le cadre
contemporain de la réutilisation il faut donc revenir en arrière et « rendre au monument
quelque chose de l’importance intellectuelle, sociale, économique et artistique qu’il a pu avoir
autrefois. Cette importance se joue dans la relation avec ce territoire bien particulier où le mo-
nument se dresse depuis quelques siècles, où il constitue pour les habitants un repère histo-
rique majeur, un signe d’identité, un objet d’appropriation » (Architecture historique…
2001 :44). Il s’agit en même temps de trouver un délicat point d’équilibre car - nous nous pla-
çons ici dans le cadre des centres culturels - il faut laisser au nouveau projet son autonomie et
convaincre la population proche du monument de vaincre son étonnement éventuel devant le
nouvel emploi et la persuader, sinon de s’intégrer totalement à l’aventure au moins de la faire
sienne ou d’y trouver sa place. Pour vaincre le sentiment de dépossession qu’elle pourrait res-
sentir, il faut l’associer à l’aide de tarifs avantageux d’accès, de fêtes populaires annuelles, de
visites commentées qui lui soient réservées…En bref, pour reprendre la formule d’un mani-
feste des réutilisateurs, « un projet culturel est un objet de partage. Le monument est un vec-
teur privilégié de ce partage qu’il faut mettre en œuvre comme tel ».

Telles sont donc quelques unes des figures doctrinales du nouvel usage des monu-
ments historiques que nous nous promettons de mettre à l’épreuve des faits en étudiant les
manières dont la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon s’est intégrée dans ce projet, en en
mesurant l’adéquation avec le corpus doctrinal et les entorses ou les impossibilités auxquelles
il se trouve confronté.

196
Prémices.
L’une des premières tentatives d’utilisation de la Chartreuse remonte à 1961. André
Chamson, alors directeur des Archives Nationales, émet le souhait que les fonds rapportés par
l’exposition Saint Louis qui s’est tenue l’année précédente à la Sainte Chapelle soient affectés
à deux fins : une petite partie permettrait d’envisager des travaux de restauration dans l’hôtel
Laval-Castellane, en Arles, qui abrite le Muséon Arlaten dont il est président, l’autre irait à la
Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon (24 février 1961). Le rapporteur de la proposition, le
directeur de l’Architecture, ne manque pas à cette occasion de reprendre l’antienne sur les ha-
bitants-prédateurs :
« La Chartreuse a été dépecée depuis la Révolution. Les expropriations entre-
prises depuis quelque cinquante ans n’ont pas encore permis d’expulser ni de la moitié
du grand cloître, ni d’une partie du petit cloître une population des moins désirables :
aussi a-t-on dû renoncer jusqu’ici à remplacer certaines menuiseries, celles qui étaient
posées étant aussitôt volées et brûlées ; le grand jeu des bandes d’enfants est de monter
sur les toits pour aller lapider les parties restaurées… ».
Ce qui est nouveau, c’est la proposition de Chamson « d’effectuer un curetage qui per-
mettrait d’installer là un centre culturel qui louerait les cellules à un prix modéré à une dou-
zaine d’artistes ou d’écrivains, idée chère à M.Malraux ». Sans oublier qu’il envisage aus-
si « de faire organiser par ses services, en liaison avec ceux de l’Architecture, des expositions
documentaires dans d’autres parties de la Chartreuse ».
A ces propositions il convient d’ajouter le commentaire du directeur de l’Architec-
ture :
« Cette idée nous a paru d’autant plus heureuse que, la libération du petit cloître étant
depuis longtemps projetée, le problème a toujours consisté à trouver une destination pour ces
bâtiments, qu’il serait absurde de restaurer pour n’en faire aucun usage, et dont l’aspect serait
lamentable s’ils devaient rester déserts ».
Autrement dit, déjà en 1961, alors que nous sommes au cœur des flamboyantes décla-
rations malruciennes, que le même inspiré dit trouver à la Chartreuse « les voix de son si-
lence », les autorités s’interrogent, de manière prémonitoire, sur le sens contemporain du mo-
nument et les fonctions qui devraient lui être affectées. Il n’y pas d’évocation, même allusive,
de la dimension économique telle qu’elle apparaîtra une décennie plus tard, mais le change-

197
ment est déjà brutal : il faut utiliser, faire vivre des lieux qui, jusqu’à présent tiraient leur légi-
timité intrinsèque de leur présence et de leur rôle de témoins mémoriels.
Pour autant le projet de Chamson n’est suivi d’aucun effet, et c’est vraisemblablement
à l’initiative de la mairie que l’affaire est relancée, dix ans plus tard. Jusqu’alors la municipa-
lité, qui au demeurant n’avait aucun droit sur les bâtiments de l’ancienne Chartreuse, n’avait
guère manifesté pour ce quartier délabré, essentiellement peuplé de déshérités, et aurait-elle
voulu aller plus loin que les moyens matériels lui auraient manqué. Il faut imaginer que l’arri-
vée du tout-à-l’égout à Villeneuve n’est que de 1958 et qu’il a fallu, pour cela, recourir à un
emprunt qui grève lourdement le budget communal. L’élection du docteur Gâche, par ailleurs
député, change la donne car, outre son charisme personnel et sa passion pour le patrimoine de
la ville, il dispose de nombreux alliés dans le rang de sa formation politique dont Alain Duha-
mel, ministre de la Culture, qui vient visiter la Chartreuse à sa demande. La tradition orale lo-
cale (le thème a été repris par les réutilisateurs) - nous n’avons trouvé aucun texte qui la
confirme - veut que le souhait du nouveau maire ait été de transformer la Chartreuse en para-
dor, ces hôtels de luxe installés en Espagne dans les monuments historiques. Duhamel,
convaincu de la nécessité de poursuivre la restauration et d’envisager un nouvel usage, tout en
rejetant la proposition considérée inadéquate, aurait saisi les services compétents afin qu’ils
réfléchissent sur le devenir du monument. Le 28 et 29 juillet 1972 une réunion de travail se
tient dans la Chartreuse sous l’égide de la Caisse Nationale des Monuments Historiques prési-
dée alors par M.Malecot, M.Salusse étant directeur. La composition de l’aréopage n’est pas
indifférente puisque sur les vingt trois présents les acteurs de la Caisse et des autres services
de l’Etat l’emportent en nombre, les rejoignent le maire et deux de ses conseillers, la société
civile étant représenté par trois journalistes, à l’exception de tout historien, de tout érudit ou
de tout acteur culturel d’envergure. D’emblée l’Etat entend se poser, et se poser seul, comme
maître absolu d’un jeu où la ville et les élus locaux restent très minoritaires, la presse se
voyant assigner un rôle de vulgarisation et de communication. Pour l’heure les échanges sont
des plus policés car il ne s’agit encore que de réflexions, de propositions, de pistes à explorer
un peu tous azimuts, mais, virtuellement, ce conseil des sages porte en germes, par sa nature,
toutes les tensions et tous les conflits qui surgiront en même temps que les premières mesures
concrètes d’utilisation.
La Caisse pose deux fondamentaux aux projets à mettre en place : il faut utiliser le
lieu, autrement dit le rentabiliser, en ne se contentant pas des maigres bénéfices que pour-

198
raient dégager les visites ou des activités trop ponctuelles. La seconde règle est celle du res-
pect, que définit ainsi J.Sonnier, architecte en chef :
« Cet extraordinaire ensemble avec ses cellules séparées, son admirable réseau
de circulation, ses grandes salles et ses bâtiments de service offre de nombreuses pos-
sibilités. Mais son passé, la spiritualité qui s’en dégage, le message d’art et d’histoire
qu’il apporte, imposent une sélection rigoureuse ; il nous appartient de la faire en toute
conscience et objectivité ».
Mais, au delà de ces volontés clairement conçues énoncées, le dilemme s’articule autour de
deux lignes de force capitales qui commandent encore aujourd’hui le fonctionnement de la
Chartreuse, ou, plutôt, la va-et-vient entre les deux tentations en structure inlassablement et
inévitablement les péripéties. Ouvrir trop largement le lieu ce serait lui faire perdre son âme, il
n’est donc pas possible de le transformer en hôtel ; de toute manière, vu le coût des travaux à
effectuer il serait trop prestigieux et réservé à une minorité aisée dont personne n’est sûr
qu’elle viendrait à Villeneuve. Le projet de centre culturel, qui présente beaucoup d’atouts a
aussi l’inconvénient de la durée et de la confiscation, une fois installé il serait difficile de l’en
chasser en cas de problème et ses activités ne seraient pas toujours forcément compatibles
avec la visite classique qu’il n’est pas question de supprimer. De plus il semble que certains
centres culturels dans le Gard aient connu des problèmes, et, enfin, il faut prendre en compte
le poids culturel que représentent Avignon et Aix qui draguent déjà le plus clair du public. A
l’opposé tout le monde se récrie sur la création d’une nouvelle Villa Médicis qui constituerait
le comble de la fermeture, réservant à quelques uns le bénéfice de l’ancienne abbaye. Sans
qu’il y ait de projet qui émerge vraiment ce sont les solutions médianes qui retiennent le plus
l’attention, qu’il s’agisse de stages, de rencontres ou de spectacles à condition qu’ils soient les
uns et les autres temporaires. Fait finalement l’unanimité la proposition d’Hélène Cingria
d’organiser une exposition sur l’art d’avant garde dans le sillon rhodanien d’art.
Moins d’un an après, le 13 juin 1973, les statuts du Circa (Centre international de re-
cherche, de création et d’animation), association de type 1901, sont déposés. Pour autant,
après un accord de principe, les choses ne sont pas réglées au fond et un colloque a lieu les 8
et 9 juillet 1973 à la Chartreuse pour préciser les actions à mener. Un certain nombre de prin-
cipes, énoncés l’année précédente, sont confirmés. Il ne s’agit pas de faire « un centre culturel
traditionnel », mais un lieu « en relation directe avec la société actuelle ». Le Circa a aussi une
aire d’intervention qui doit permettre une interpénétration des échelles spatiales : internatio-

199
nal de vocation, il doit aussi innerver voire fédérer les différentes initiatives régionales et en
même temps s’intégrer totalement dans la vie de la cité, avoir donc un rôle décisif pour Ville-
neuve. Ses activités doivent varier « en fonction des types d’architecture présents dans la
Chartreuse », en allant des rencontres aux spectacles en passant par les stages et les diffé-
rentes activités d’enseignement et de recherche. In fine, il est rappelé que toutes les actions
menées devront respecter la vocation spirituelle des lieux.
Reste à trouver les acteurs nécessaires pour porter le projet. Tous les partenaires sont
d’accord pour confier une mission exploratoire à une personnalité spécialisée dans le monde
des arts et des lettres, mais tous insistent aussi sur le statut de ce dirigeant provisoire : il devra
en permanence rendre compte de la moindre de ses actions, n’engager aucune proposition
sans accord d’un conseil des sages issu du conseil d’administration, placé sous la tutelle du
président, le docteur Gâche, maire de Villeneuve. En d’autres termes il est prévu d’engager un
exécutant servile, un béni-oui-oui, sévèrement contrôlé et qui devra se contenter de faire des
propositions et « de gérer en bon père de famille », une institution qui, par ailleurs, se voulant
totalement à l’avant-garde, entend bien réformer nombre de pratiques traditionnelles de l’acti-
vité culturelle.

La beauté du mort.
Réinsuffler la vie.
Après plusieurs contacts, une mission d’exploration et de prospective est confiée à
Bernard Tournois, journaliste et réalisateur de télévision, ancien chef du Service Arts, Lettres,
Spectacles de l’ORTF, qui remet sa copie après plusieurs mois d’observations et de réflexions
sur le terrain.
Sa déclaration d’intention reprend les termes de J. Salusse, le directeur de la Caisse
des Monuments Historiques : « il faut redonner vie à un ensemble architectural prestigieux »,
étudier donc « les possibilités réelle de réanimation », tout cela « afin de réinsérer le patri-
moine dans la vie de notre époque ». La situation est ainsi des plus claires : la Chartreuse,
comme la plupart des monuments historiques - on feint de ne pas ranger parmi eux les en-
sembles les plus prestigieux, comme Versailles, mais nous savons maintenant que ce n’était
qu’une question de temps - est « à l’agonie », « embaumée », « endormie », « condamnée à la
ruine et à l’oubli »… Elle n’attend en fait, telle Blanche Neige, qu’un prince charmant pour la

200
réveiller. Mais, pour cela, il faut à tout prix éviter d’employer des philtres anciens qui n’au-
raient pour résultat, s’il était possible, que d’empirer la situation, et affirmer clairement ses re-
fus. Le premier est celui du musée, et cette option est tellement évidente que Bernard Tour-
nois ne l’évoque même pas dans le rapport conséquent qu’il remet en décembre 1974. Il y a
un musée à Villeneuve, il est municipal, il a échappé à la Chartreuse après les tentatives de J.
M.Auzas, et il n’est plus question de revenir en arrière, plus pour des raisons idéologiques, au
demeurant, que par souci de ne pas entrer en conflit avec le réseau institutionnel dans lequel il
s’inscrit. Le musée c’est la mort redoublée, l’enfermement, l’archaïsme, une contemplation
poussiéreuse et sottement béate du passé qui ferait obstacle à tous les projets d’animation. Le
corollaire du musée, qui pose beaucoup plus de problèmes de fond, c’est la visite. Jusqu’à
présent c’est le but principal, voire le seul, du monument historique : différents publics s’y
rendent pour le voir, ils passent plus ou moins rapidement, acteurs éphémères avant que le site
ne retourne à son silence, que la prison, puisque ce n’est rien d’autre qu’une prison de mé-
moire, ne retrouve ses geôliers (longtemps d’ailleurs les gardiens des pénitenciers et ceux des
monuments historiques ont partagé le même costume). Mais la visite reste encore, aux yeux
des responsables des services de l’Etat, un fondamental incontournable et un critère de valori-
sation. Même si tout le monde sait pertinemment que les recettes de la visite ne peuvent à
elles seules couvrir les frais de fonctionnement d’un édifice, qu’elles ne sont qu’un alibi de
bonne gestion, c’est un topique de comptabiliser le nombre d’entrées et de dresser des compa-
ratifs. En 2006 encore le directeur actuel du Circa, devenu entre temps Circa-Cnes, se livre,
avec quelque mélancolie, au petit jeu des comparaisons, opposant les 40.000 visiteurs annuels
de la Chartreuse aux 600.000 visiteurs du Palais des Papes ou aux 1.200.000 du Pont du Gard.
De fait nous nous trouvons en pleine contradiction et il est demandé aux nouveaux respon-
sables de faire du neuf en usant de vieux, mais sans le dire ou en donnant un nouveau visage à
ce qui pourrait paraître comme désuet. Comme il est impossible aux différents acteurs de
perdre la face sous peine d’obérer leurs projets, il ne reste que la déclaration d’intention et une
sorte de création langagière autour de « la nouvelle visite » :
« La Chartreuse était encore récemment un monument historique destiné à la
seule visite. Il ne faut pas oublier que c’est le départ des actions de réanimation.
Conserver en faisant revivre le patrimoine signifie que cet ensemble reste aussi un
pôle touristique, un lieu de visite. On peut même espérer, grâce à la vie nouvelle insuf-
flée, dépasser le stade de la simple visite guidée, dont on ne peut ignorer les limites

201
quant à l’impact culturel sur les visiteurs. On « verra » autre chose que des vieilles
pierres, on donnera plus que de vagues indications sur les occupants d’antan. ON
SENSIBILISERA MIEUX en offrant aux visiteurs un contexte vivant, leur permettant
d’appréhender directement la qualité culturelle de l’ensemble » (Tournois, décembre
1974).
Cette volonté débouchera sur de nombreuses tentatives fructueuses, dont les « classes-patri-
moine », initiées en France à la Chartreuse, mais l’organisation de la visite reste une pierre
d’achoppement, source de nombreuses tensions entre le Circa et ses partenaires, qu’il s’agisse
de l’Etat ou de la municipalité.

L’encyclopédiste démiurge.
En 1972-1973, aux yeux des autorités qui en ont la charge, l’image qu’offre la Char-
treuse est celle du vide, plus précisément d’un écrin magnifique et coûteux qui n’exhalerait
plus que les parfums mélancoliques de la mémoire et des temps anciens. En réaction il faut
remplir, là où ce sarcophage n’offre plus que poussière il faut inventer de nouvelles figures,
isoler le mausolée du pape gyrovague, le cerner des formes les plus intenses de la vie. Le
constat et la volonté de bouleverser l’immobilisme silencieux des lieux va conduire à une po-
litique d’animation tous azimuts dont les principes avaient été fixés par les pères fondateurs
du Circa, que le premier directeur va mettre en œuvre à la lettre et qu’il poursuivra durant tout
sa mission, faisant de la Chartreuse, fidèle à son mandat, pendant plus de dix ans, un espace
culturel incontournable tant au niveau français qu’international.
Le double principe qui guide l’action est celui d’une curiosité et d’une liberté intellec-
tuelle sans limites, le personnage principal, entouré d’une équipe de fidèles de la plus haute
qualité, se situant à mi-chemin d’un Diderot et d’un démiurge, ouvert à tous les champs de la
connaissance et de la création. Ainsi tout ce qui compte ou plutôt ce qui est en devenir et
constituera l’architecture de la pensée de demain s’expérimente ici, au long de rencontres et
de spectacles : la réflexion et les actions sur l’environnement, les expériences les plus avan-
cées de création théâtrale, les premiers ateliers français d’informatique ouverts à des sta-
giaires, les rencontres de poésie, les séances de lecture des textes de la littérature contempo-
raine…Si, au fil des années, des « maisons » spécialisées, « Maison des images et des sons »,
« Maison des jardins et de l’environnement », « Maison des livres et des mots », coordonnent
plus particulièrement certaines activités, la règle de base, voulue par Bernard Tournois, reste

202
l’interdisciplinarité qui entend que les mathématiciens croisent les plasticiens, que les comé-
diens échangent avec les acousticiens et les scientifiques. Le programme des deuxièmes ren-
contres internationales d’été, en 1975, est une bonne illustration de ce vaste mouvement
d’échanges et de créations : à un cycle de musique médiévale fait écho un concert dédié à Ra-
vel et à Debussy, les plasticiens-créateurs rhodaniens contemporains vont écouter le « Chant
funèbre pour le Che » ou « Les lettres de la religieuse portugaise », à la Boulangerie se dé-
roulent des ateliers de marionnette ou le théâtre d’ombres japonais et indonésien, Pierre Etaix
et Anne Fratellini réinventent le cirque, on danse, on monte des films, on débat…Poursuivie
quelques années encore après le départ du directeur-créateur, cette politique d’ « animation
œcuménique » s’achève dès 1991, le Circa amorçant sa nouvelle orientation qui le fait se tour-
ner essentiellement vers le théâtre et devenir, en 1994 le Circa-Cnes (Centre national des écri-
tures du spectacle).
En dix ans la pénombre et le silence du monument historique classique ont fait place
au bruit et à la fureur passionnée d’un laboratoire culturel prestigieux, mais la transition ne
s’est pas faite sans tensions ni conflits entre les différents intervenants qu’ils soient respon-
sables du lieu ou du projet.

Les maîtres de la règle.

L’architecte et le créateur.
Dès 1972 donc, dans leur volonté de donner aux monuments historiques un nouveau
destin les services de l’Etat qui les ont en charge décident d’une mutation profonde des orien-
tations suivies jusqu’alors. Dans le même temps, conscients de leur inexpérience dans ce do-
maine, ils décident de faire appel, pour mener à bien ces tâches, à des acteurs confirmés de
l’action culturelle, qu’ils entendent cependant, nous venons de le dire, tenir sous leur coupe.
Près de quinze ans après, Jacques Rigaud, fin connaisseur du dossier car président de la Char-
treuse depuis 1977, définit ainsi la situation, soulignant ainsi, s’il le fallait, la foudroyante len-
teur de ceux qui étaient à l’origine de l’initiative :
« La direction du patrimoine commence aussi à moderniser la gestion des
grands monuments, souvent confiée jusqu’ici à un gardien chef et à un comptable,
sous la surveillance épisodique d’un architecte en chef des monuments historiques,

203
alors qu’ils devraient depuis longtemps être gérés comme des entreprises de plein
exercice, non pour devenir des lieux mercantiles, comme certains le craignent, mais là
encore pour définir et mettre en œuvre un projet culturel de fréquentation et d’anima-
tion » (Rigaud 1995:251).
Ce faisant il montre bien là où le bât blesse et l’antagonisme des ego inhérent à une telle situa-
tion : d’un côté l’architecte en chef, qui fait partie des commis intouchables de l’Etat, avait
pour habitude d’agir à sa guise ou au mieux de discuter avec ses pairs dans les dossiers les
plus délicats. De l’autre, « le civil », « l’intrus », qui n’appartient pas au sérail, et à qui on fait
bien sentir qu’il n’est qu’une pièce rapportée, entend imposer son autorité dans son domaine.
A bien y regarder la situation n’est pas nouvelle, puisque déjà Mérimée, dans les lettres qu’il
échange avec son prédécesseur, Vitet, ne cesse de pester contre les élus qui se piquent d’archi-
tecture ou les architectes locaux, confits dans leur médiocrité provinciale, qui se prennent
pour d’insurpassables prix de Rome, tel Champagne fils, à Carcassonne, à qui il retire la res-
tauration de la basilique Saint Nazaire dans la Cité. Et, de nos jours encore, Anne Delay fait
une énumération conséquente des commandes publiques abandonnées au même motif (Delay
2002).
A la Chartreuse les choses se passent à peu près bien, ou en tout cas sans grand es-
clandre, tant que l’équipe du Circa, préoccupée par la mise en place des premières activités et
trop prise par le foisonnement des champs à explorer, ne se mêle pas des décisions prises par
l’architecte en chef. Mais en 1977 les hostilités sont ouvertes entre lui et le directeur du Circa.
Celui-là, le 17 janvier, se plaint de la situation auprès du Directeur de l’Architecture, posant,
ce faisant, les problèmes de fond :
« Je viens d’être saisi d’un avant-projet d’aménagement, dans la Char-
treuse de Villeneuve-lès-Avignon, d’une structure d’accueil-hébergement-restauration
dans les bâtiments de la Boulangerie, de l’Hostellerie, de la cave du pape et du maga-
sin à bois […]
En tant qu’Architecte en Chef des Monuments Historiques chargé de la
Chartreuse, j’ai été surpris de recevoir une copie aussi élaborée dont je n’avais pas été
informé.
La méthode suivie jusqu’à maintenant pour les travaux d’aménagement
de la Chartreuse, et qui semblait parfaitement logique, était la suivante : Monsieur
Tournois cherchait comment animer et utiliser les divers bâtiments de la Chartreuse ;

204
chaque été il appliquait ses idées dans les parties déjà en état ou qu’il me demandait de
restaurer et d’aménager. Il s’entourait des conseils de divers spécialistes pour préparer
ses programmes.
Par contre pour la structure d’accueil dont je viens d’être saisi, ce n’est
pas un programme qui m’a été adressé, mais un véritable projet portant essentielle-
ment sur l’aménagement et la transformation des bâtiments : un corps de bâtiments
neufs est prévu, des cloisons sont construites, des percements modifiés, des lucarnes
aménagées.
On peut reprocher à une telle étude de donner la priorité dans la concep-
tion à l’utilisation et non à la recherche des dispositions anciennes et à leur meilleure
adaptation.
Quel doit être maintenant le rôle de l’Architecte en Chef ? Est-il tou-
jours le Maître d’Œuvre du monument et doit-il considérer cette étude comme un pro-
gramme qui, lui est donné à voir et comment il peut répondre à celui-ci en tenant
compte du respect qui est dû aux dispositions anciennes du bâtiment ou bien doit-il
faire simplement des observations sur le projet ? Par qui celui-ci sera-t-il alors réalisé ?
Par l’Architecte du monument ou bien par le bureau d’études qui l’a préparé ? Dans ce
cas il est à craindre que les travaux non exécutés sous la direction d’un spécialiste ne
soient pas conformes aux règles de la bonne restauration et que le monument en
souffre. Quel serait alors le rôle et la responsabilité de l’Architecte en Chef des Monu-
ments Historiques ? ».
Le conservateur régional des Bâtiments de France soutient à son tour l’architecte en chef, et,
très critique sur la politique du Circa, il entend poser la question au fond :
« Le fonctionnement du Cica et la poursuite des travaux posent sur le plan de la
conservation et de la restauration, un certain nombre de problèmes importants qu’il
n’est plus possible d’éluder.
Il ne semble pas que la situation du Circa ait été nettement définie par rapport à
notre Service et à la Caisse des Monuments Historiques.
En tout état de cause, il serait très souhaitable que la situation dont il s’agit soit
précisée par une convention ou par tout autre moyen » (10 février 1977).
La position du Circa est sensiblement différente :

205
« La bonne coordination des travaux à entreprendre avec les activités qui se dé-
veloppent dans la Chartreuse suppose que la gestion des bâtiments conventuels soit
confiée au Circa comme lui a été confiée la responsabilité de l’animation des lieux.
En effet, si les programmes de restauration demeurent de la compétence spéci-
fique de l’Architecte en Chef des Monuments Historiques, les travaux d’aménagement
et d’équipement en vue de l’animation permanente des lieux chargent à l’excès son
plan de travail déjà très lourd et ne peuvent pas toujours être conçus dans l’optique ni
exécutés selon le planning des activités du centre.
Aussi est-il apparu après l’expérience des années écoulées […] que les travaux
de restauration pourraient être dissociés des travaux d’aménagement et d’équipement,
pour lesquels la maîtrise de l’ouvrage serait confiée au Circa.
[…]Il semble que sous couvert du règlement invoqué par l’Architecte en Chef,
on prenne prétexte de détails par ailleurs mal fondés, pour ne pas répondre clairement
à un problème de fond : la restauration d’un ensemble comme celui de la Chartreuse
s’arrêtent là où commencent les hypothèses (Charte de Venise). Les hypothèses sont
nombreuses à Villeneuve car le bâtiment a subi au cours des siècles, et du temps même
des Chartreux, des modifications innombrables.
Pourquoi dès lors ne pas adopter le principe du respect du volume architectural
et d’adapter avec précautions, cela va sans dire, les aménagements intérieurs » (1 mars
1977).
Entre les interlocuteurs tout est dit et l’écart des positions montre ce qu’elles ont d’inconci-
liable. Ce que veulent les uns et les autres c’est la maîtrise de la règle, ils entendent tous faire
primer le point de vue qu’ils défendent, qu’il s’agisse de restauration à proprement parler ou
d’aménagements. Le souhait, qui n’est jamais complètement exprimé, des différents services
de l’Etat est de continuer à restaurer un monument per se, profondément attaché à son passé,
concédé formellement à des occupants provisoires qui doivent se faire aussi discrets et ser-
viles que possible. Cette nostalgie ne saurait convenir à une équipe qui entend bien, elle, valo-
riser la mémoire au travers des pratiques les plus contemporaines et qui souhaite que le monu-
ment soit mis au service des créations et des animations qu’il abrite et non le contraire. Assez
vite les échanges feutrés et courtois tournent au pugilat, chacun plaidant sa cause au plus haut
niveau de l’Etat dont les responsables, en bons Ponce Pilate, promettent tout et son contraire
aux uns puis aux autres. Après une accalmie toute provisoire la Chartreuse est redevenue le

206
champ de bataille qu’elle n’a cessé d’être depuis le début du XIX ème siècle et les premiers tra-
vaux de restauration. Il n’est peut-être pas encore temps, faute de distance, sans compter que
cela n’aurait sans doute pas grand intérêt, à détailler les péripéties des batailles qui opposent
le Circa et ses « tuteurs », mais le détail de deux dossiers particuliers permet de mieux éclairer
les stratégies mises en œuvre et les différends idéologiques qui transcendent, à l’évidence, les
belligérants et la conjonction, parfois surprenante, des intérêts. Il s’agit de la restauration du
Tinel et des « solleilés ».
Le Tinel est un bâtiment imposant, situé grossièrement au centre de la Chartreuse et
qui servait de réfectoire aux moines avant la Révolution. Le toit de l’édifice s’était effondré
après 1792, et son espace, devenu communal, servait de lieu de jeux aux enfants de la Char-
treuse qui en avaient fait un petit stade et transformé les murs de soutènement, encore debout,
en parois d’escalades où ils pouvaient expérimenter toutes les ivresses du vertige, le disputant
parfois à quelques rêveurs qui se réfugiaient sur ces aires pour contempler les lointains du
Ventoux ou de la plaine venaissaine. En 1942-1943, l’architecte en chef A.Chauvel suivi par
l’inspecteur général A.Collin propose une opération de sauvetage car si les murs du Tinel sont
encore recouverts de stucs et de peintures, celles-ci ne sont protégées que par des corniches,
détruites en bien des points. Il est donc projeté de les rétablir dans leur intégralité et de les
couvrir d’ardoises pour éviter l’action des eaux de pluie. De la même façon il est envisagé de
daller le sol, en terre battue et recouvert de végétation, et de créer un caniveau pour assurer
l’évacuation des eaux. Les travaux, acceptés, sont achevés cinq plus tard, mais si le départ de
la voûte en berceau a été aussi consolidé, il n’est pas envisagé d’aller plus loin dans la restau-
ration, et c’est dans ce Tinel à ciel ouvert, où il lui plaisait de venir répéter des pièces jouées
ensuite au Palais des Papes, que Jean Vilar donnera, en 1958, sa fameuse représentation du
« Triomphe de l’amour ». En 1966 J.Sonnier, architecte en chef, alors que J.M Auzas multi-
plie les efforts pour qu’un musée soit installé dans la Chartreuse, propose plusieurs solutions
pour que ce dernier soit accueilli dans le Tinel. La Délégation Permanente des Monuments
Historiques retient celle envisageant un rétablissement de la couverture et des voûtes corres-
pondant aux dispositions du XVIIIème siècle, mais, le musée, échappant à la Chartreuse au pro-
fit de l’hôtel Pierre de Luxembourg, l’affaire en reste là, les étoiles continuant de servir de toit
à l’ancien réfectoire. En 1976 une toiture provisoire destinée à abriter le Congrès des Archi-
tectes est mise en place mais il apparaît vite, vu son état de dégradation qu’il faut la remplacer
s’il est décidé de continuer à utiliser le lieu. Le Conservateur Régional des Bâtiments de

207
France, qui connaît par ailleurs la position favorable de l’Architecte en Chef, sans s’y opposer
frontalement, émet des réserves sur le projet du Circa :
« En tout état de cause, il paraît exclu que l’aspect extérieur de la couverture
soit autre que celui exigé par la fidélité archéologique.
Mais d’autres problèmes sont à envisager
a) M.Tournois a envisagé le parti d’une toiture mobile de façon à per-
mettre l’utilisation à ciel ouvert.
J’avoue être peu convaincu quant au degré d’utilité d’une telle
formule, compte tenu des coûts supplémentaires et des problèmes d’as-
pect extérieur et intérieur : les cloîtres de la Chartreuse n’offriront-ils
pas de merveilleux cadres pour « jouer sous les étoiles » ?
b) M.Tournois a déjà fait équiper le Tinel de gradins mobiles qui ne
sont pas sans dommage pour le dallage et qui altèrent le volume inté-
rieur ; il prévoit en outre un grand dispositif d’éclairage à installer sur
glissières au plafond.
Un tel parti rendrait inutile tout effort de restitution archéologique de
l’intérieur du Tinel et il n’apparaît pas qu’il s’agisse du meilleur parti
sur le plan de l’utilisation : en effet, quoi qu’on fasse, cette salle, dé-
pourvue de scène et de coulisses, n’offrira jamais les possibilités d’une
véritable salle de théâtre ou d’un studio de télévision moderne. Ne se-
rait-il pas plus intéressant de jouer la carte offerte par la restauration du
cadre archéologique (voûtes, stucs, etc…) qui offrirait un volume de
grand prestige ? » (10 février 1977).
J.Sonnier, l’architecte en chef, maintient sa position, se posant même, pour l’occasion en dé-
fenseur du Circa avec lequel les rapports , à l’ordinaire, sont plutôt aigre-doux :
« Depuis trois ans, sous l’impulsion de la Caisse Nationale des Monuments
Historiques, le Circa a pris en mains la Chartreuse. Chaque été, des manifestations de
plus en plus importantes s’y déroulent. Leur développement nécessite la poursuite des
opérations d’expropriation, de restauration et d’aménagement.
Pour permettre une bonne utilisation de l’ancien Réfectoire des moines, il est
apparu qu’il était indispensable de le recouvrir et de le clore […]

208
La solution de ce devis est celle dont le principe esthétique et archéologique
avait été approuvé, en 1966, par la Délégation. Toutefois pour des raisons d’économie,
nous ne proposons que de remonter les murs gouttereaux, et de refaire une charpente
en bois traditionnelle avec une couverture en tuiles canal » (28 février 1977).
Pendant ce temps, non sans délectation, car il propose en outre un devis plus bas, le Circa
compte les coups, mais c’est le Conservateur Régional et les « intérêts bien entendus » de l’ar-
chéologie qui l’emportent, provisoirement, sinon en ce qui concerne la couverture, du moins
les aménagements intérieurs, affirmant ainsi la primauté de l’Etat sur « les animateurs ». Ces
derniers ne se découragent pas et poursuivent leur campagne auprès un nouvel architecte en
chef, J.P.Dufoix. Tout en faisant un certain nombre de recommandations et de réserves sur la
nature du projet, son opportunité financière et technique, il argumente que l’Etat et le Circa,
sur ses fonds propres, se sont engagés financièrement trop avant pour reculer. Reconnaissant
au projet des avantages, déjà évoqués par Sonnier, comme la consolidation des murs et une
évacuation efficace des eaux, il lui donne un avis favorable malgré toutes ses réserves. Peut-
on, dès lors, parler de conflit idéologique entre les services compétents, de conceptions diffé-
rentes du sauvetage et de la restauration, qui auraient amené à des conclusions très différentes,
ou faut-il y voir, comme l’écrit dans une note confidentielle l’architecte ordinaire du monu-
ment, qui est dessaisi du projet parce qu’il lui était hostile, un pacte tactique entre les frères
ennemis : le Circa aura la salle qu’il souhaite et l’architecte en chef, en toute légalité percevra
les émoluments liés à cette opération considéré par certains comme pharaoniques, sans juge-
ment sur sa portée et son rôle (Note de R.Vassas à A.Gally, Drac Languedoc-Roussillon, 24
février 1980).
L’affaire des « soleillés » n’a pas la même issue consensuelle. Dès le mois d’octobre
1980, le Circa demande que des aménagement soient apportés aux cellules des moines pour
accueillir au mieux des résidents qui vont s’installer pour une année entière dans la Char-
treuse. Pour ne pas défigurer la disposition existante B.Tournois propose que soient rétablis
les « soleillés » ou « soleillants » pour les cellules donnant sur le cloître, afin d’y installer une
cuisine et les sanitaires. Ce souhait, outre qu’il est généré par un besoin d’adaptation à la si-
tuation contemporaine, se fonde aussi sur les traces archéologiques :
« Il reste, à la Chartreuse, entre certains pavillons un petit local annexe à rez-
de-chaussée qui comporte encore des traces d’ornementation de la fin du Moyen Age.

209
Au dessus du toit en tuile de ce local apparaît à l’étage, dans le mur du pavillon, une
porte murée attestant la présence autrefois d’un étage au dessus de l’annexe.
Ces témoins apportent la preuve certaine que chaque pavillon possédait une pe-
tite annexe à l’étage, ce qui correspond d’ailleurs au programme de tous les plans car-
tusiens. Les dispositions du rez-de-chaussée sont parfaitement définies par les témoins
encore en place. Pour l’étage, une seule annexe possède encore son étage. Malheureu-
sement le mur de façade en pierre, percé d’une petite fenêtre, n’est pas « d’origine » et
d’une date incertaine.
En revanche, à la Chartreuse voisine de Valbonne, l’étage d’origine est parfai-
tement conservé. Il est constitué d’une petite galerie ouverte sur le jardin et dont le toit
est supporté par des poteaux de bois. Le rez-de-chaussée était destiné aux installations
sanitaires du chartreux, fort réduites et l’étage servait de promenoir pour la méditation.
L’ensemble portait le nom de « Soleillé ».
Les restes des dispositions de Villeneuve et l’exemple intact de Valbonne per-
mettent donc d’envisager de compléter ou reconstruire des soleillés à Villeneuve, pour
chaque pavillon, et d’étudier leur aménagement afin d’éviter de passer des canalisa-
tions et de monter des cloisonnements nouveaux dans les pavillons-cellules eux-
mêmes » (Rapport de J.C. Rochette, inspecteur général, à la Commission Supérieure
des Monuments Historiques, 25 octobre 1982).
Cet avis concerté ne fait pas, cependant, l’unanimité, au sein même des spécialistes, posant
une fois encore la question de la primauté de l’archéologique, de la restitution, du témoignage
sur l’usage. Le Circa a certes besoin d’aménager les cellules, mais certains représentants de
l’Etat ne jurent que par la vérité historique et cachent mal leur dépit devant les nouveaux
usages du monument :
« En toute connaissance de cause, en raison du dossier clair, précis et justement
exposé, que soumet M.l’Architecte en Chef, je donne un avis défavorable au rétablis-
sement du soleillé dans la cellule de chartreux désignée comme C5.
L’intérêt historique présenté par la reconstitution de cet élément disparu depuis
bien longtemps me paraît très faible. Tout l’ensemble de la Chartreuse est encore là et
ce n’est pas la reprise de ce soleillé qui pourra y apporter quelque chose en plus. Au
reste, il ne semble pas que l’on puisse le restituer exactement tel qu’il pouvait être.
Cette opération apparaît donc comme inutile et ne pourrait qu’accroître le coût, déjà

210
fort élevé, des aménagements réalisés dans la Chartreuse par l’organisme culturel qui
l’occupe provisoirement. Et, d’ailleurs, cette cellule, si j’ai bien compris, est destinée à
héberger des artistes. Or, en voyant avec quel goût exquis, quel admirable sens de la
couleur et des volumes, certains de ces artiste ont œuvré à divers arrangements dans la
Chartreuse, la salle du Tinel par exemple, je ne doute pas un instant que ce sont de vé-
ritables créateurs qui viendront s’installer là. Aussi, le petit confort, totalement maté-
riel, que l’on voudrait installer dans le soleillé de la cellule, et qui est, en vérité, la
seule raison pour laquelle on veut le reconstituer (détruisant par là même la fonction
d’un soleillé !), apparaîtra comme ridicule à ces vrais artistes qui, c’est évident, ne
peuvent y attacher que peu d’importance.
Bref, ne s’appuyant sur aucune raison valable, le rétablissement du soleillé
dans la cellule C5 est inutile.
Mais, si de tels travaux, on ne sait pourquoi, étaient malgré tout, envisagés par
notre Administration, cela poserait un problème archéologique important puisqu’il
s’agirait de construire un élément contemporain dans un ensemble ancien, et de sur-
croît, classé » (D.Lavalle, inspecteur des Monuments Historiques, 29 décembre 1981).
Après un échange conséquent de courriers et de demandes pressantes du Circa qui ne veut
plus reculer les aménagements, l’affaire est évoquée, le 25 octobre 1982, devant la Délégation
Permanente de la Commission Supérieure des Monuments Historiques, MM.Lavalle et Ro-
chette étant rapporteurs. L’architecte en Chef, M.Dufoix propose divers aménagements, refu-
sant catégoriquement la proposition du Circa, « résolument d’avant-garde. Son caractère
agressif depuis le point de vue de la promenade du pied des remparts de la citadelle, de même
que l’importance des traces des dispositions anciennes conservées ne semblent pas justifier
une telle solution ». Les modifications vont du refus avec aménagement dans le pavillon
même à la restitution du soleillé type Valbonne, avec des solutions intermédiaires jouant sur
les vitrages, la mise en place de claustra en bois…Les échanges sont des plus vifs puisque cer-
tains acceptent le principe même du rétablissement alors que d’autres le refusent catégorique-
ment, arguant que les éléments archéologiques sont trop minces, qu’il faut attendre une étude
à venir sur les Chartreuses, que de toute manière les conditions climatiques, relativement ri-
goureuses de Villeneuve-les-Avignon, pourraient justifier l’absence de promenoir tel qu’on le
trouve, par exemple, dans certaines chartreuses de France ou d’Italie. Sans oublier, conclut
M.Parent, que « ce qui est fait pour l’utilisation du monument est à bien des égards très posi-

211
tif, mais qu’il faut éviter de sacrifier l’architecture complexe de la Chartreuse à des besoins de
réutilisation, alors qu’il est possible de concilier les deux aspects ».
Ces doutes, ces hésitations et ces incertitudes ne facilitent pas la tâche de ceux qui
doivent décider en dernier ressort, pris entre deux feux. D’un côté il n’est pas question pour
eux de désavouer les acteurs des services de l’Etat, de l’autre ils se trouvent pris dans l’engre-
nage de l’utilisation contemporaine qui, fondamentalement, n’est pas remise en cause, vu
l’importance des crédits engagés, le succès qu’elle rencontre et le nouveau prestige qu’elle
procure aux monuments historiques. S’ensuit une longue théorie de rencontres et d’échanges
qui tiennent de la palabre et du pow-wow, où les recommandations se mêlent à des ordres qui
n’en sont pas vraiment, où l’indignation feinte, destinée à rassure les uns, n’inquiète pas les
autres. De fait si nous ne retrouvons pas exactement les figures belliqueuses qui ont accompa-
gné l’émergence de la Chartreuse et son sauvetage jusqu’en 1972, il n’en reste pas moins que
les dissensions subsistent, cette fois de manière interne et que, une fois encore, il semble que
la nature même du monument historique le transforme, quelle que soit sa fonction d’origine,
en un champ de bataille où se conjuguent, en fonction des époques, toutes les formes longue-
ment décrites par Clausewitz, depuis l’escarmouche, la guerre de positions, le raid, le contour-
nement…La situation est, bien entendu, vécu avec plus ou moins d’intensité, selon sa proxi-
mité du lieu des hostilités : à Paris, comme à Verdun naguère, l’état-major tergiverse, discute,
négocie, discourt sur la meilleure tactique à adopter tandis que sur le terrain, au feu, les ac-
teurs de première ligne sont totalement déterminés. Nous avons vu l’opposition farouche de
D.Lavalle, inspecteur des Monuments Historiques, qui n’a en charge que quelques monu-
ments, comme la Chartreuse, et dont les discussions avec le Circa sont le quotidien, mais il est
aussi soutenu par l’inspecteur général, R.Vassas, passionné par le dossier :
« Pour ce qui est du rétablissement des « soleillés », voici mon avis.
L’étroite et petite construction maçonnée à rez-de-chaussée, accolée au cloître entre
deux cellules mais privative d’une seule, donnant sur le jardinet, a été le plus souvent
conservée au Val de Bénédiction qui nous intéresse ici. Mais la galerie ouverte à
l’étage, en appentis, située au dessus, ne s’y retrouve nulle part, en raison des remanie-
ments successifs survenus depuis, la Révolution. Il s’agit cependant d’une disposition
semble-t-il assez courante dont il subsiste un exemple dans le département même, à
Valbonne, et dont on retrouve des traces dans plusieurs cellules, sinon à la cellule en
cause, notamment la porte de liaison avec l’étage de la cellule.

212
Il ne paraît pas en conséquence impossible de proposer la restitution de cette
dépendance, à titre didactique, dans le cadre de la politique de réhabilitation et de la
création d’un musée de la vie des chartreux.
Par contre l’aménagement proposé par le Circa justifie à mon sens les plus ex-
presses réserves : l’aménagement de sanitaires dans cette galerie haute, et par défini-
tion ouverte sur le jardin, me paraît tout à fait inconvenant, sans compter les matériaux
qu’il introduit, incompatibles eux aussi avec le caractère de l’ancienne Chartreuse
qu’il nous revient de protéger : clôture de la galerie en verre anti-reflets, aluminium
poli, menuiseries extérieures en bois exotiques vernis, plafonds en parquets…
Le précédent de l’urgence, ou même celui du fait accompli, ne saurait être ad-
mis une fois de plus pour des travaux à la Chartreuse du Val de Bénédiction. Ce fut le
cas, naguère et notamment pour « l’aménagement » du Tinel et pour les excroissances
construites hors toiture… Ce serait grave, en accréditant l’impression que certains or-
ganismes d’Etat, ou proches de celui-ci , ne sont pas justiciables de la loi » (4 février
1982).
Après 1984 et surtout le départ de Bernard Tournois la situation semble se calmer, les affron-
tements apparaissent moins violents. A l’évidence la mise à l’écart du directeur n’y est pas
pour rien, mais il est difficile de faire la part entre sa personnalité et la conjoncture historique
qui l’a vu arriver au Circa. Le temps, quelles que soient les nuances qu’il apportera au por-
trait, admettra nécessairement que le rôle de cet homme exceptionnel dans sa volonté, réussie,
de créer un lieu exceptionnel, a été capitale, que c’est lui qui a su insuffler à sa petite équipe
de départ, aussi passionnée que lui, la curiosité intellectuelle, un dévouement sans bornes à la
cause, une énergie sans limites pour mener à bien les projets et pour franchir les obstacles…
Son action s’inscrit en même temps dans une aventure aux contours un peu flous, initiée par
quelques grands commis de l’Etat qui entendent changer profondément le sens des monu-
ments historiques en les inscrivant dans la modernité. Rien d’étonnant, dès ce moment, que le
changement, qui est en fait un bouleversement des pratiques et de l’imaginaire, ne devienne
un séisme dans lequel les acteurs institutionnels de la Caisse Nationale des Monuments Histo-
riques et des services associés ne perdent, en partie, leurs repères malgré les instructions cen-
trales. Les années qui suivent sont plus calmes parce que, même si elle n’est pas acceptée au
fond de soi, la coexistence entre les deux vocations de témoin mémoriel et de lieu d’animation
et de création est devenue un fait acquis et incontournable. Ce n’est plus la guerre, mais une

213
« paix armée » où les uns et les autres s’observent, prompts à guetter la faiblesse de l’adver-
saire pour en tirer le meilleur parti, où les coups continuent mais, cette fois, les épées sont
mouchetées, les accès de fièvre plus rares et une certaine prudence de mise. Régulièrement re-
vient pourtant le problème de la maîtrise d’ouvrage, déléguée de facto au Circa , « afin de pro-
fiter de la situation particulière du Circa pour économiser la T.V.A et quelque peu sur les tra-
vaux en ne faisant pas strictement appel à la qualification monument historique… » (Note à
l’attention de Ch. Dupavillon, directeur du Patrimoine, 4 février 1991). Cette décision reste
insupportable, près de vingt ans après, et elle permet, au même rapporteur, d’accuser le Circa
de tous les maux : tous les devis qu’il propose sont très vite et très largement dépassés, il n’ a
aucun plan d’ensemble pour la restauration à achever, il n’y a pas eu d’étude historique et ar-
chéologique de sa part, les cellules destinées à accueillir les résidents sont d’un luxe déplacé
ce qui lui permet de conclure que « le rôle de la Direction du Patrimoine n’est pas de faire de
l’aménagement de résidences de luxe au détriment des autres monuments historiques ». Pour
sa part le directeur souligne les lenteurs et les incohérences de l’administration, les revire-
ments, l’absence de ligne claire…Il ne semble pas qu’en 2007 la situation ait profondément
changé puisque, évoquant les différends qui l’opposent à l’architecte en chef ou à l’inspecteur
général du Centre des Monuments Nationaux, le directeur en date de la Chartreuse, le troi-
sième, retrouve les accents de ses prédécesseurs pour « signaler une contradiction qui se situe
moins entre la logique de création et celle de la conservation qu’entre le fétichisme patrimo-
nial et les nécessités de l’usage »(De Banes-Gardonne, 2007,p.6). La chose est bien dite, la
messe aussi, la guerre peut continuer. Mais cette fois les belligérants ont sorti les gants blancs,
et, à l’invective ou à la dénonciation épistolaires, ont fait place des échanges directs qui ont
lieu dans le cadre du Conseil Scientifique de la Chartreuse, mis en place en juillet 1999, à
l’initiative du Directeur Régional des Affaires Culturelles, Michel Fontès, et du Conservateur
Régional des Monuments Historiques, Robert Jourdan. Regroupant d’éminents spécialistes,
archéologue, historiens et historiens de l’art, conservateurs du patrimoine, architecte en chef,
inspecteurs généraux des Monuments Historiques et directeur de la Chartreuse, le Conseil est,
sans que cette dimension ne soit évoquée, un espace de confrontation policée qui permet
d’évoquer collectivement un certain nombre de problèmes. Son but officiel est plus précis et,
finalement, assez restreint :
« développer, approfondir et coordonner les différents axes de recherche historique et
archéologique sur l’ancienne Chartreuse du Val de Bénédiction, en regard notamment

214
Théâtre, Circa, 1975

215
des programmes d’études et de travaux de conservation, de restauration, de présenta-
tion et de réutilisation de l’ensemble monumental » (Compte-rendu de la première
séance du 9 juillet 1999).
Le Conseil, répondant à son nom, éclairera la réflexion des acteurs et leur permettra d’étayer
les décisions qu’ils auront à prendre. Néanmoins il laisse aux responsables des services de
l’Etat toute autorité, en concertation avec le directeur de la Chartreuse, et il ne prétend pas
s’immiscer dans la bonne marche du monument. S’ensuivent plusieurs séances, faites de com-
munications savantes et d’échanges courtois sur l’avancée des travaux, où, peu à peu, le
Conseil devient aussi un lieu de décision. En 2007, le directeur est amené à préciser son rôle,
à l’épreuve des faits. Le Conseil est devenu :
« un comité scientifique permanent destiné à améliorer la connaissance du
monument. Composé d’historiens, spécialistes cartusiens et d’histoire des jardins,
d’archéologues, d’anthropologues, ce comité comporte également, l’ACMH, l’ABF,
un membre de l’IGAPA, le CRMH, auxquels s’ajoutent depuis 2005 un anthropologue
et notre architecte conseil. Au delà des a mission permanente de recherche et de docu-
mentation, les programmes de travaux de toute nature sont présentés et discutés dans
ce comité, ainsi que les projets stratégiques, de développement de la Chartreuse dans
la mesure où ils impliquent une anticipation documentaire » (de Banes-Gardonne,
2007 : 2).
Les légers changements apportés à la composition du Conseil importent peu, à l’exception
toutefois de la présence d’un architecte conseil, à qui le directeur a confié une mission d’étude
totalement indépendante des autorités de tutelle, faisant ainsi la preuve que rien, fondamenta-
lement, n’a changé et que ce dernier personnage apparaît comme l’écho du bureau d’études
auquel Bernard Tournois avait confié une analyse exploratoire au début de son mandat. Près
de quarante ans après le désir d’indépendance et surtout de réflexion globale sur le monu-
ment n’a pas varié et, comme il se doit, il est susceptible de produire les mêmes tensions. A
noter, parallèlement, que le Conseil devient non plus un organe consultatif à vocation érudite,
mais aussi une instance de décision où les alliances conjoncturelles peuvent contrarier, voire
modifier les décisions qui seraient le fait de la seule administration. En réalité, cet œcumé-
nisme de façade ne saurait tromper et le fossé reste infranchissable entre le souci de création
permanente et d’innovation qui anime les acteurs du Circa, devenu Circa-Cnes, et les garants

216
de la doctrine qui n’en peuvent mais, mais n’en pensent pas moins, et préfèrent se rencontrer
entre eux, loin du tumulte généré par les nouveaux usages, à preuve cette remarque de F.Bar-
ré, Directeur de l’Architecture et du Patrimoine, dans son éditorial consacré à la nouvelle pré-
sentation de Monumental, revue scientifique et technique des Monuments Historiques :
« Lorsque les Entretiens annuels du Patrimoine ont abandonné leur spécificité
scientifique et technique pour une forme de débats culturels et doctrinaux, à l’intention
d’un public plus large, il est apparu indispensable de créer une revue dont le contenu
servirait de lieu de débat entre les différents acteurs du patrimoine ; conservateurs, ar-
chitectes, restaurateurs, chercheurs et le Laboratoire de recherche des Monuments His-
toriques.
Ce besoin s’est traduit, en 1992, par la création de la revue Monumental ».
(Barré 2007).
Ce même numéro montre à l’envi qu’il n’y avait pas de moyen plus sur d’éviter tous les re-
mous qu’en réalisant un dossier intitulé « Conservation, restauration : doctrine » qui évoque
par exemple la restauration de la basilique Saint Sernin à Toulouse, en faisant abstraction des
polémiques qui déchiraient autour d’elles, dans le même temps, érudits et population. La règle
a du bon et, autant qu’ailleurs, les mêmes acteurs s’efforceront de l’appliquer à la Chartreuse,
évitant ainsi que les discours métaphysiques ou les interrogations ouvertement idéologiques
ne viennent corrompre les certitudes de la parole savante et autorisée, portée par ceux qui ont
la charge administrative des monuments historiques.
La pérennité du projet, sa poursuite, malgré toutes ces turbulences, s’explique large-
ment par celui qui préside aux destinées du Circa depuis janvier 1977. Directeur de cabinet de
Jacques Duhamel, ministre de la Culture, Jacques Rigaud a participé depuis les débuts, quand
il n’en a pas inspiré l’essentiel, à la politique de réutilisation des monuments historiques et à
leur réinsertion dans la vie contemporaine. Ce Conseiller d’Etat, et, entre autres titres, direc-
teur général adjoint de l’Unesco, auteur de multiples rapports sur des problèmes culturels cru-
ciaux, initiateur du réseau européen des Centres Culturels de Rencontres…tenu dans le plus
grand respect par les hommes politiques aux idées différentes avec lesquels il a travaillé au
long des péripéties de sa carrière, est, sans aucun doute, celui qui sut convaincre aux moments
les plus difficiles les plus hauts responsables de l’Etat d’apporter leur soutien au projet exem-
plaire de la Chartreuse. Diplomate, mais défendant les siens et l’équipe du Circa avec la der-
nière énergie, inlassable avocat de sa cause et démarcheur infatigable, médiateur indispen-

217
sable entre la passion des créateurs et les exigences du budget de l’Etat, toujours présent dans
les périodes les plus tourmentées, il a su se faire, et il est encore, le maïeuticien attentif et tuté-
laire des fructueuses métamorphoses de l’ancienne abbaye du Val de Bénédiction.

La saga des derniers.


Pendant qu’architectes, animateurs culturels, plasticiens et créateurs, administrateurs
débattent, se conspuent ou se félicitent de leurs manœuvres ou de leurs succès, de leurs dé-
boires ou de l’avancée de la restauration, se profile, insolite, en arrière-plan de ce théâtre
d’ombres, la silhouette des derniers habitants de l’ancien quartier transformé en peau de cha-
grin. Quand il arrive à la Chartreuse, en 1973, Bernard Tournois découvre que toutes les cel-
lules ne sont pas dégagées, que certaines n’ont pas encore été rachetées par l’Etat, que
d’autres sont louées, et qu’enfin les dernières sont illégalement occupées par les fameux
squatters que la caisse des Monuments Historiques s’était efforcée de déloger depuis des dé-
cennies. Le rapport qu’il remet en décembre 1974 traduit son trouble et le dilemme auquel il
est confronté : le visionnaire sait immédiatement que, pour réaliser tous ses projets, il aura be-
soin de l’ensemble des locaux disponibles et que des bâtiments occupés, çà et là, seraient au-
tant d’entraves impossibles à supporter. Par ailleurs, extrêmement attentif aux gens qui ha-
bitent encore la Chartreuse, il n’envisage pas de mesures brutales et espère qu’il aura toute
l’aide promise par les services de l’Etat pour régler la situation. Dans ses premières déclara-
tions il chausse les bottes de ses prédécesseurs des Monuments Historiques, stigmatisant les
abus et les défigurations dus aux modernes chartreux : « dans l’allée des Mûriers des escaliers
parasites ont été rajoutés ; les cellules des frères ont subi des restaurations parfois déplorables,
la création entre autres d’escaliers set de garages est du plus fâcheux effet ». Et il n’hésite pas
à reprendre à son compte les figure les plus convenues : « Le cloître Saint Jean. Depuis
quelques année la municipalité a entrepris l’assainissement de cette place, transformée par ses
habitants en cour des miracles ». Pour autant, refusant d’user du couperet classique, il lui pré-
fère la négociation à visage humain : « Nous proposons par ailleurs de laisser dans les lieux,
sous occupation précaire, les parcelles rachetées par l’Etat, ceci pour éviter des tensions tou-
jours préjudiciables ». Sans compter un autre argument qui reviendra comme un leitmotiv
dans le discours du Circa, l’impérieuse nécessité sociale de réinsertion des ces « margi-
naux » : « Sur les vingt six parcelles dont nous avons parlé, deux abritent des personnes âgées
qui vivent dans des conditions d’inconfort presque totales. C’est donc une mesure de sécurité

218
pour ces personnes que de procéder à leur déplacement ». En outre, pour arriver à ces fins, le
Circa se transforme aussi en conseiller, voire en assistante sociale, guidant dans leurs dé-
marches des propriétaires qui veulent bien vendre à l’Etat mais qui ne savent comment s’y
prendre, faisant des recherches d’actes pour les plus démunis informant les intéressés des pos-
sibilités de relogement sur la ville…
Mais les bonnes intentions de départ s’émoussent un peu, cependant, devant la stagna-
tion de la situation, et, trois ans plus tard, le directeur, Bernard Tournois a du mal à cacher son
irritation :
« La première tranche de rachats et d’expropriation qui concernait le cloître du
cimetière, l’hôtellerie nord et la maison du procureur est en voie d’achèvement. La
seule parcelle non encore racheté reste celle des héritiers Calvet : cet état de choses
bloquant la restauration du bâtiment il importe devant les prétentions exorbitantes des
propriétaires, d’entreprendre d’urgence leur expropriation.
Par ailleurs, deux parcelles rachetées sont encore occupées dans le cloître du ci-
metière, l’une par un locataire infirme qu’il importera de reloger, l’autre par des agri-
culteurs : ces deux parcelles devront être libérées au printemps si l’on veut pouvoir
disposer pour l’été de l’intégralité du cloître.
Il importe à présent de faire procéder, sans attendre, à l’estimation de toutes les
parcelles comprises dans le périmètre : allée des mûriers, rue de l’Amelier, chemin des
Chartreux et de procéder au rachat :
- de toutes les parcelles actuellement mises à la vente par leurs propriétaires
- des parcelles indispensables aux aménagements pour les années qui
viennent » (C.a du 17 janvier 1977).
Il ne savait pas que ce type de recommandation et de vœu allait devenir le leitmotiv des mul-
tiples notes et courriers adressés aux autorités auxquelles le Circa reproche leur lenteur, se
plaignant auprès des services de la Drac autant qu’aux différents bureaux concernés du minis-
tère. Les rapports parfois difficiles que Bernard Tournois a eu avec eux, la pression qu’il leur
imposait, tant il lui tenait à cœur de disposer au plus tôt de l’espace indispensable à la mission
qui lui avait été confiée, ne sauraient expliquer, à eux seuls, les atermoiements de l’Adminis-
tration. Il ne fait pas de doute que certains responsables ont pu mettre quelque malice à des
mesures dilatoires quant à la politique de rachat ou d’expropriation, se vengeant un peu ainsi
du harcèlement de celui qu’ils considéraient, au fond d’eux-mêmes, comme un trublion à la

219
tête d’une entreprise énigmatique et déroutante. Mais, de façon plus globale, les retards
semblent dus à la complexité et à la lenteur intrinsèque des opérations de rachat par l’Etat ou
d’expropriation. La perte ou l’oubli d’un simple document pouvait ainsi faire perdre le béné-
fice de mois de travail, la nomination d’un nouveau responsable obligeait parfois à reprendre
à zéro les dossiers. Ainsi en avril 1988, rencontrant le directeur de la Chartreuse, Daniel Gi-
rard, le préfet lui répondait qu’il n’avait connaissance d’aucun dossier sur les « squatters »
dont on parle pourtant depuis si longtemps. Un an plus tard, le 18 avril 1989, alors que la pro-
cédure est largement engagée dans une affaire d’expulsion le tribunal d’instance d’Uzès se dé-
clare incompétent et renvoie l’affaire devant le tribunal de grande instance de Nîmes…
Au fur et à mesure des années, toutefois, le Circa gagne du terrain dans cette guerre
d’usure, où, peu à peu, empruntant lui aussi aux métaphores militaires, il parvient à s’emparer
des derniers bastions, à nettoyer les ultimes poches de résistance. N’habitent plus alors dans la
Chartreuse qu’une poignée d’individus « exogènes », qui n’ont pas, néanmoins, le même sta-
tut : les intermédiaires, dont le statut d’artiste permet l’intégration, fut-elle temporaire, et les
irréductibles. Parmi les premiers, la plus célèbre, et sans doute la plus vénérée par l’équipe du
Circa, est Hélène Cingria, installée dans la Chartreuse depuis la seconde guerre mondiale.
Ecrivain, journaliste, amie des artistes les plus célèbres et de nombreux politiques d’envergure
nationale qui viennent souvent la visiter dans les deux cellules qu’elle a somptueusement
aménagées, c’est une personnalité incontournable et elle fait partie de ceux qui, au tout début,
alertent les pouvoirs publics sur l’intérêt qu’il y aurait à donner de nouvelles fonctions à la
Chartreuse. Elle fait naturellement partie des personnalités extérieures aux services qui sont
conviées à réfléchir au projet de transformation et elle est à l’initiative de la première grande
exposition d’art contemporain dans la Chartreuse. Elle trouvera en Bernard Tournois, immé-
diatement conscient de son rôle et de son importance, un complice de choix et il en ira de
même avec les premiers résidents. Son attachement à l’ancienne abbaye était d’ailleurs tel
qu’elle fera donation de ses deux cellules au Circa. La situation de Robert Leroux, sculpteur et
orfèvre, est à la fois très proche et différente. Son père achète une cellule environ à la même
époque que Hélène Cingria, mais les choses évoluent différemment pour lui, et il retrace son
parcours dans une lettre pathétique envoyée au président du tribunal de grande instance de
Nîmes :

220
« En 1980, j’habitais la maison de mon père, place de la fontaine Saint Jean,
dans la Chartreuse du Val de Bénédiction, à Villeneuve-lès-Avignon, et je voyais au-
tour de moi s’accélérer les expropriations.
A la demande du Circa, nous décidons alors avec mes deux sœurs, la vente à
l’amiable de la maison aux Domaines, malgré les prix pratiqués à l’époque.
Le directeur du Circa (M.Bernard Tournois), heureux de pouvoir utiliser rapi-
dement les lieux rendus vacants, m’ a aidé à déménager et offert le logement que j’oc-
cupe actuellement étayé par une convention de six ans.
Au printemps 1988, sachant que la convention d’occupation précaire qui me
liait au Circa était terminée depuis 1986, et connaissant donc bien la situation dans la-
quelle je me trouvais, je me suis rendu dans le bureau du directeur du Circa , qui m’ a
reçu avec son Administrateur. C’est eux, en toute bonne foi, qui me dirent que j’avais
deux ou trois ans devant moi pour déménager car ils n’avaient pas encore ni le besoin,
ni les moyens d’utiliser les lieux. En outre, « tu comprends bien que si d’un côté j’hé-
berge des artistes-résidents, de l’autre je ne vais pas mettre un sculpteur à la porte ».
J’ai néanmoins commencé à chercher des solutions.
Mais voilà qu’au milieu de rapports confiants, la machine judiciaire
s’emballe…J’ai donc commencé à faire des travaux pour transformer mon atelier de
sculpture en habitation, mais les choses vont lentement car seuls mes revenus d’artiste
entrent dans les gains du ménage. J’espère pourtant pouvoir m’installer d’ici l’hiver
prochain, à moins d’événements inattendus (une commande, une exposition…) qui,
occuperaient notablement mon temps.
C’est pourquoi je vous demande de bien vouloir surseoir d’un an à l’expulsion
prévue pour le printemps » (22 février 1989).
Le 19 mai 1989, l’avocat de Robert Leroux lui annonce que « le préfet du Gard a décidé de
mettre le concours de la force publique à la disposition de l’huissier, à compter du 31 juillet
prochain ».
De fait ces deux personnages sont des passeurs à l’orée de deux mondes qui resteront à
jamais à distance l’un de l’autre. Les habitants, nostalgiques de ce lieu de mémoire, ou plutôt
de ce modeste lieu de leur mémoire, ne pouvaient que croiser sans les voir des gens pour qui,
à leur tour, ils étaient transparents. Mais cette proximité impliquait un choix : celui d’Hélène
Cingria était fait depuis longtemps, depuis l’époque de la Résistance où elle avait hébergé

221
Louis Aragon, Elsa Triolet et leurs amis écrivains. La Chartreuse était un monument dont elle
ne voyait que la beauté, et l’arrivée du Circa, qu’elle a appelé de tous ses vœux, représente le
salut. Le sculpteur, lui, est finalement trop proche de la population qui habite encore l’ancien
couvent, il est partout chez lui, il entre chez les uns et chez les autres, il fait partie intégrante
de la petite communauté des « chartreux », et, de ce fait, il aura beau donner des gages, en-
courager les nouveaux venus, le Circa puis ses résidents, les aider, il restera un « suspect »,
quelqu’un avec qui on ne peut collaborer que temporairement et, le moment venu, il est sacri-
fié sans remords et expulsé au même titre que ses compagnons d’infortune.
A côté d’eux, il y a « les derniers », figures marginales certes, mais moins qu’il n’y pa-
raît puisque, finalement, hérauts d’une résistance qui a commencé, dès 1909, avec les pre-
miers refus de vente ou de quitter les lieux. Les évoquer oblige à changer de registre, nous
abandonnons la bohême et la fantaisie un peu merveilleuse des derniers artistes pour rentrer,
bouclant ainsi la boucle dans, l’univers des Brutti, sporci e cattivi de Ettore Scola, comme si
ces acteurs, se pliant aux fantasmes des « conservateurs » et des « animateurs » poussaient
leur rôle jusqu’à la caricature. Le plus célèbre des deux derniers rescapés, Louis Cargolès, ap-
partient à une famille nombreuse dont nous ne savons pas exactement quand elle s’est instal-
lée dans la Chartreuse, peut-être pendant la seconde guerre mondiale ou juste après. Ce qui est
certain c’est qu’elle occupe, illégalement, au gré des années, différentes cellules, fussent-elles
rachetées par l’Etat. En 1968, excédés par une situation qui perdure les Monuments Histo-
riques en appellent, en pure perte, à des mesures d’expulsion et le Circa héritera de ses occu-
pants encombrants et difficiles à déloger car, au fil des saisons, ce sont devenus ce qu’il est
convenu d’appeler « des cas sociaux ». Le 1er août 1984, Bernard Tournois, dans une lettre au
Directeur Régional des Affaires Culturelles, rappelle tous les courriers qu’il a adressés, en
vain, à ses services, à la Dass, à la Secrétaire d’Etat à la Famille, insistant sur les risques que
court la famille Cargolès, le toit de leur cellule risquant à tout moment de s’effondrer. Les
deux filles de Louis acceptent de partir en location dans Villeneuve mais les deux fils refusent
d’abandonner leur père « dont l’état de santé l’empêche de quitter son lit et qui refuse tous
soins ». La mobilisation est générale pour venir à bout du récalcitrant, mais même une sta-
giaire de l’Ena, chargée de négocier par le préfet, échoue, « confirmant que Monsieur Cargo-
lès était hors d’état, tant physiquement que par disposition d’esprit, d’effectuer la moindre dé-
marche pour demander un logement social ». Le directeur du Circa, quoi qu’il en ait, en vient
donc à réclamer une expulsion pure et simple. Son successeur n’a pas plus de succès devant

222
une situation qui s’est aggravée (les canalisations ont éclaté et les occupants n’ont plus d’eau
courante) et son appel dramatique ne reçoit pas plus d’écho : « C’est donc un dernier appel au
secours que nous lançons, car nous ne voulons pas d’une expulsion préfectorale qui mettrait
cette famille sur la voie publique (faut-il poser le problème de cette façon pour éviter un
drame cet hiver ? » (28 octobre 1985). L’Administration lui répond sereinement en février
1986 en expliquant qu’elle attend la mort de Louis Cargolès pour expulser le reste de la fa-
mille. Seulement le grabataire est plus résistant que prévu et l’affaire se poursuit au tribunal,
de façon un peu rocambolesque, jusque dans les années 1990, les juges se déclarant incompé-
tents dans un premier temps avant de reprendre la procédure. De manière aussi poétique
qu’inattendue, c’est l’amour qui sera plus fort que des décennies de démarches et de tracasse-
ries, le dernier occupant abandonnant la Chartreuse pour s’installer chez sa nouvelle com-
pagne dans la ville. Honni par les uns, par les responsables ou les tenants de l’autorité, il avait
fini par établir une sorte de familiarité complice avec l’équipe du Circa :
« Vous savez, on était habitué, on le voyait tous les jours renter dans la Char-
treuse, avec son cubi de vin. Il venait bavarder à l’accueil en passant comme s’il nous
narguait un peu, mais à force on l’aimait bien. Finalement il était le dernier témoin,
une sorte de vestige d’un temps que nous n’avions pas connu ».
Son ultime compagnon d’infortune, l’autre dernier dinosaure, Hervé Féménias, qui n’a pas un
titre de squatter aussi avéré et ancien que Cargolès, est lui un véritable révolté qui prétend que
l’Etat ne l’a jamais vraiment payé pour l’achat de sa maison, qu’il refuse dès lors de quitter,
« s’asseyant », selon son expression, sur les injonctions du préfet. Après toutes les manœuvres
de retardement possibles il quitte les lieux, les laissant dans un état de désordre et de saleté
tels que le directeur du Circa le fait constater par un huissier, qui réalise aussi une série de
photographies soulignant le délabrement de l’appartement, et « qu’il n’ose pas demander à ses
collaborateurs, qui pourtant ne rechignent pas devant les tâches les plus ingrates, d’intervenir
dans ces locaux infects » (10 mai 1989). Avec le départ des derniers gueux, les « caraques »
d’hier, tout rentre enfin dans l’ordre. Cargolès et Féménias ont joué sans fausse note la parti-
tion de destructeur et de sauvage aviné que l’on attendait d’eux, et, le 24 septembre 1970,
dans une note aussi laconique que terrible, sonnant le glas, un rapporteur pouvait annoncer au
Directeur du Patrimoine :
« Il y a eu pendant longtemps des occupants sans titre à la Chartreuse. Aujour-
d’hui il n’y en a plus ».

223
Il aura donc fallu quasiment un siècle pour que le monument, débarrassé de ses scories tempo-
relles et temporaires, « inventé », retrouve une sorte de pureté originelle, pour que se referme,
aux yeux de ceux qui l’ont en charge, une parenthèse vécue comme une agression et un dé-
tournement de sens intolérables. Mais, en même temps, nier le passé et ses vicissitudes, ne le
considérer qu’en lui-même, comme une féconde abstraction, c’est aussi ignorer l’inscription
sociale et mythologique du monument historique dans la cité, les envies et les peurs qu’il a
suscitées, les rêves qu’il a générés, les envies de pouvoir qui s’allument autour de lui et qui,
souvent, ne sont pas apaisées.

Déchirements.

Le proche et le lointain.
Un des points forts du credo de la réutilisation des monuments historiques est celui de
l’insertion indispensable du monument dans la vie économique et sociale de la cité qui
l’abrite, et plus largement son intégration dans le tissu culturel de la région où il se situe. Ce
souci est particulièrement prégnant dans toutes les discussions qui précèdent la mise en place
du Circa, et pour mieux souligner l’importance qu’on lui accorde c’est le maire de Villeneu-
ve-lès-Avignon, en même temps conseiller général, qui en sera nommé président. Dans son
rapport d’études fondamental de décembre 1974, Bernard Tournois insiste sur cette dimension
tout en soulignant qu’elle ne peut se suffire à elle même, et que les rapports privilégiés avec la
cité doivent innerver aussi les différents niveaux de la région, de la France entière, et qu’ils
doivent nécessairement s’ouvrir aux différentes formes de la création internationale. A diffé-
rentes reprises, alors que la direction du Circa lui a été confiée, il est amené à affirmer sa vo-
lonté de mettre en avant ce choix :
« Ce processus qui vise à mettre en évidence les différents aspects de l’identité
culturelle régionale sera donc poursuivi principalement au travers de thèmes régionaux
et méditerranéens avec la volonté de relier la culture de tradition populaire avec ce que
l’on peut appeler la culture cultivée » (17 janvier 1977).
Ailleurs il annonce clairement « la complémentarité du Circa avec les organismes culturels et
les grands festivals de la région » (30 juillet 1977). Ce désir d’intégration à la vie locale, parti-
culièrement au niveau économique, ne se dément pas avec les directeurs successifs, et le der-

224
nier en date insiste, dans un rapport de 2006, « sur une meilleure prise en compte des préoccu-
pations territoriales.
« Au niveau local. La Chartreuse a une place de choix dans l’économie touristique lo-
cale : la ville de Villeneuve, la COGA (communauté d’agglomération du grand Avi-
gnon), le club des sites du Gard, nous sont déjà liés dans la mise en oeuvre d’actions
communes de commercialisation. A terme, la Chartreuse pourrait devenir un pôle de
ressource régional et inter-régional sur la connaissance, la mise en valeur et la gestion
des MH, Etat et non Etat » (De Banes 2006).
Il n’a pas encore été possible aujourd’hui de recenser, tant elles sont nombreuses, les
interventions du Circa, dès ses débuts, en direction de la population de Villeneuve ou en liai-
son directe avec elle. Le premier public conquis c’est celui des jeunes enfants des écoles avec
le formidable succès de la première « Journée Portes Ouvertes » du 26 mai 1974 dont Bernard
Tournois raconte ainsi la genèse :
«A mon arrivée à Villeneuve j’avais rencontré un instituteur qui travaillait se-
lon les principes de l’école Freinet. Après plusieurs échanges avec lui, et fasciné par
cette pédagogie géniale où ce sont les enfants qui décident ce qu’ils ont envie d’ap-
prendre, où les maîtres se mettent à leur service pour les aider dans la constitution de
leur enquête, où l’individu s’efface au profit de l’efficacité du groupe, je fais une pro-
position à Lauzet et à ses élèves : j’ouvre grand les portes de la Chartreuse, y compris
celles des gens qui y habitent encore, pour mener une grande étude sur la Chartreuse.
On part donc avec une classe et je mets tout mon réseau en route : un ami de Carpen-
tras me prête une caméra-magnétoscope, d’autres me confient des appareils photo po-
laroïd et les écoliers mènent leur enquête pendant deux mois. Résultat : un montage
diapo par les enfants de l’école Montolivet (Cm1 et Cm2) sur la vie des Chartreux
avant la Révolution, une exposition de dessins et de peintures d’enfants sur le patri-
moine architectural de Villeneuve et deux montage vidéo. Au bout de deux mois donc,
je propose au maire de faire une opération « Chartreuse portes ouvertes », et pour la
première fois on ouvre la Chartreuse à tous les Villeneuvois et on leur montre le for-
midable travail réalisé par leurs enfants. Le succès est extraordinaire, au point que
nous recevons 6000 visiteurs en un jour à la Chartreuse ».
S’ensuivent une série d’expositions en collaboration étroite avec les Villeneuvois qui
participent, prêtent des objets, évoquent des coutumes en usage ou disparues, éclairent des

225
points obscurs concernant les techniques ou les traditions : « Les métiers de la vigne et du
vin » (1975), « Les trois arbres : olivier, châtaigner, mûrier » (1976), « Espaces, bergers et
transhumances » (1978), « L’homme et le vent », « Images et usages de l’eau »… Dès 1976,
chaque premier vendredi du mois, le Circa organise une soirée ouverte à tous ceux qui sont in-
téressés par les activités du centre, la « Maison des enfants », sur la place Saint Jean, accueille
un atelier d’arts plastiques, le Circa, en liaison avec le Comité des Fêtes de Villeneuve abrite
différentes manifestations (fête du vin salon des antiquaires, journée philatélique)…Mais, très
tôt, en fait de manière concomitante, la Chartreuse ne se contente pas de ces fonctions centri-
pètes, mais elle se transporte vers l’extérieur : dès la première saison des spectacles sont don-
nés sous le chapiteau qu’elle a installé sur la place, au cœur de Villeneuve, et très vite aussi
elle propose des lectures voire des animations chez l’habitant, tissant ainsi des liens originaux
entre population et créateurs. Disposition ininterrompue jusqu’à nos jours où « La Chartreuse
hors les murs » propose ses Conférences du dehors, performances et installations sonores aux
bibliothèques du Gard et du Vaucluse soucieuses de s’initier aux arcanes du théâtre contem-
porain.
Mais quelles que soient les formes qu’elle ait pu prendre, quels qu’aient été les efforts
déployés, l’ouverture du Circa vers l’extérieur et son intégration à la cité n’est jamais allé de
soi et, trente cinq ans après la mise en place de la structure d’animation culturelle, les choses
n’ont pas fondamentalement changé, les périodes d’accalmie ne pouvant cacher que la tem-
pête gronde toujours, que, même si le rapport de force a changé au profit de l’Etat, les forces
locales sont toujours prêtes à reprendre le combat.

Une insurmontable amertume.


Le premier adversaire est justement celui qui devait être son allié naturel : la commune
de Villeneuve-lès-Avignon et surtout son maire le docteur Gache. Pendant des années,
d’abord en tant qu’adjoint puis en tant que premier magistrat, il a bataillé pour que la Char-
treuse ne reste pas enfermée dans son seul rôle de témoin du passé, mais, qu’au contraire, to-
talement immergée dans la vie de la petite ville elle devienne un pôle d’attraction incontour-
nable. Si rien ne vient corroborer son prétendu projet de transformation de la Chartreuse en
parador, en hôtel touristique de luxe, il est incontestable qu’il entendait tenir une place de
premier plan dans la mutation du monument et, dans cette logique il apparaît évident qu’il soit
désigné, pour payer ses efforts, comme le premier président du Circa en 1973. Les difficultés

226
commencent dès qu’il s’agit de désigner un chargé de mission qui deviendra ensuite directeur
du nouvel organisme. Nous avons déjà dit toutes les restrictions virtuelles, destinées à limiter
son pouvoir, qu’il entend imposer à ce dernier, et il est facile de comprendre sa déception
quand la Caisse des Monuments Historiques refuse son candidat et lui préfère, après les avoir
entendus tous les deux, Bernard Tournois. Il n’appartient qu’à ce dernier, s’il le juge bon, de
décrire le climat qui pouvait régner à la mairie après qu’il eut été choisi et les avanies dont il
eut à connaître avant son installation dans ses murs. Sa mise en place confirmée, commençait
un conflit, qui ne cessera qu’avec la défaite du docteur Gache aux élections de 1989, et qui se
déroule sur plusieurs fronts : d’abord celui des activités même du Circa, puis des usages plus
classiques du monument, qu’il s’agisse de l’organisation de la visite ou des conditions d’accès
à la Chartreuse.
L’attaque frontale de la mairie contre le Circa a lieu au moment du bilan des manifes-
tations d’été 1974 que la jeune structure a mises en place dans des conditions qui n’étaient pas
des plus faciles. Dans son compte-rendu du 16 septembre 1974, le maire-président s’en prend
tout d’abord au contenu, faisant une nette distinction entre les activités proposées : les anima-
tions « classiques » et attendues, en harmonie avec le lieu, comme le chant grégorien ou les
spectacles de marionnettes, ont tout son assentiment, alors que les créations contemporaines
ou les spectacles simplement modernes déchaînent sa fureur :
« Les One Man Show soulèvent de nombreuses réserves car ce genre de spec-
tacles ne convient pas à des lieux si prestigieux. Les murs de la Chartreuse ne cadrent
pas avec ce style cabaret « Rive Gauche » et très souvent aussi la tenue des artistes
était vraiment trop négligée.
Reste le « phénomène » Maxime Le Forestier, excellent chanteur, poète va-
lable, intelligent, plein de talent, qui aurait pu éviter, entre deux chansons, de lancer un
appel pour le Chili ! et qui aurait pu ne pas se présenter pieds nus ! ».
« Théâtre lyrique Sa Nègresse Jésus : il nous sera très difficile de nous pronon-
cer sur ce spectacle. En effet, notre bonne volonté, notre effort de compréhension,
notre patience se sont effondrés au bout d’une demi heure et nous n’avons pas pu voir
la suite, 353 spectateurs en 4 soirées ont peut-être eu plus de persévérance que nous.
Néanmoins il nous semble que de telles tentatives doivent être rayées définitivement
du programme 1975, seraient-elles servies par de grands noms ».

227
« Le Café de la Gare. C’est un spectacle de gros rire permanent, lourd, assez
grossier, plus à sa place dans une salle de garde qu’au Grand Tinel. A la réflexion
spectacle de détente assez vulgaire, indigne des lieux »…
La seconde partie du rapport du maire est un long réquisitoire contre la « gestion désas-
treuse » et les innombrables dérives des manifestations de l’été :
« Le résultat financier de l’opération « Rencontres Internationales de la Char-
treuse » apparaît avec un déficit d’environ quinze millions anciens auxquels on doit
ajouter autant pour le fonctionnement du bureau du chargé de mission depuis le 1er jan-
vier 1974. Une telle gestion, qui aboutirait immédiatement à la faillite d’une entreprise
privée, a la chance d’être semi-publique et portée à bout de bras par La CNMHS, ce
qui ne signifie pas que les deniers publics doivent être gaspillés.
Or, nous avons la conviction que l’organisation a été négligée, qu’un désordre
important a régné à ce niveau et que l’improvisation a remplacé par commodité une
étude plus serrée du financement des divers postes. Le personnel employé a été à la
fois en surnombre pour certaines fonctions et trop peu nombreux pour d’autres. Au ni-
veau des spectacles beaucoup ont été médiocres et le public a été trop souvent clairse-
mé, l’investissement considérable tant au point de vue publicité que régie n’a pas été
rentable, enfin certains choix trop engagés ont nui à la qualité de l’ensemble ».
Le docteur Gache a beau multiplier réserves ou critiques virulents, faire voter des motions de
réprobation à l’encontre du Circa par son conseil municipal, il sent bien, au long des saisons,
que les services de l’Etat, ont mis toute leur confiance dans l’équipe animée par Bernard
Tournois, et que le bras de fer qu’il entend imposer tourne à son désavantage, au point que, la
situation étant devenue intenable, il est démissionné en janvier 1977 et remplacé par Jacques
Rigaud, obtenant en lot de consolation une présidence d’honneur vidée de toute autorité.
S’il était relativement facile aux bailleurs de fond, vu l’importance des crédits qu’ils
apportent, d’écarter le premier magistrat de Villeneuve de la mise en œuvre du programme
d’animation, il était plus difficile de l’empêcher d’intervenir dans un monument d’Etat certes,
mais traversé de part en part par des voies communales. Les premières difficultés, classiques
et inhérentes nous l’avons vu à la nature de la Chartreuse, ont surgi très tôt, le maire-président
considérant que son titre lui permettait d’intervenir sur une fonction jusque là entièrement dé-
volue à la Caisse des Monuments Historiques, la visite. Il n’entend pas substituer une équipe
municipale aux gardiens mais il met en place, par l’intermédiaire de l’Office de Tourisme, des

228
visites-conférences assumées par des personnes qu’il a choisies sans en référer à qui que ce
soit, persuadé de son bon droit. Le Conservateur Régional des Bâtiments de France alerte, dès
le 26 février 1974, le directeur de la Caisse, mais les incidents se multiplient entre gardiens
qui entendent faire respecter le règlement qui leur a été donné, et la municipalité qui n’entend
à faire qu’à sa guise. Le même Conservateur Régional des Bâtiments de France rend compte
de cet imbroglio dans un courrier du 9 avril 1974 :
« Récemment , j’ai appris que le gardien était prié de laisser entrer librement un
conférencier désigné par la Mairie de Villeneuve ainsi que les visiteurs qui accompa-
gnaient ce conférencier. Comme nous n’avons reçu aucune instruction de votre part à
ce sujet, le gardien ne pourra pas accéder à ce désir, et il est évident que l’animation et
la présentation du monument se heurtent ainsi à des difficultés qui paraîtront causées
par la Direction Régionale des Affaires Culturelles, laquelle semblera en parfaite
contradiction avec l’intérêt que vous portez vous-même à la mise en valeur d’un édi-
fice trop longtemps méconnu ».
Une fois encore l’aspect clochemerlesque de l’incident ne doit pas cacher sa dimension fonda-
mentale car il s’agit, en vérité, de maîtriser le sens et celui qui détient la parole, qui s’érige en
tant que locuteur, est aussi celui qui commande au destin du monument. Il n’est pas pour rien
que le docteur Gache, durant longtemps, ait assuré lui-même les visites et qu’il ait pleinement
participé aux rencontres avec les écoles organisées par le Circa. Malgré toutes les explica-
tions, les discussions, les concertations, c’est la Caisse qui l’emporte et qui commandera aux
visites, mission qu’elle confie ensuite au Circa. Même s’il fait contre mauvaise fortune bon
cœur, le maire ne cachera jamais son amertume d’avoir été écarté et la moindre occasion lui
est propice pour critiquer la conception de la présentation du monument :
« Le docteur Gache fait état de plaintes de visiteurs en raison de la difficulté
d’organiser des visites guidées pendant l’été et de l’incompétence de certains jeunes
guides. Il estime qu’il faudrait prévoir divers types de visites selon le temps disponible
et la curiosité des visiteurs » (C.r de la réunion du 30 juillet 1977 à la Chartreuse).
Si ces tâches étaient virtuellement dues, dans l’esprit du maire, à la commune de Villeneuve,
il est obligé d’admettre, au vu de ce qui se passe dans les autres monuments historiques que,
dans une perspective réglementaire plus générale, il ne peut pas se les arroger.
Le deuxième grand point d’achoppement entre le Circa et la municipalité porte sur la
gratuité. La maîtrise intellectuelle du monument lui échappant, celle-ci entend au moins béné-

229
ficier, vu la situation, d’un certain nombre de droits que le DRAC évoque dans un courrier au
Directeur du Patrimoine, dont il convient de donner le détail tant il a d’importance pour le de-
venir de la Chartreuse, et tant il éclaire des débats et des polémiques qui n’ont pas cessé au-
jourd’hui encore :
« Le 22 février dernier, Monsieur le Maire de Villeneuve-lès-Avignon, a bien
voulu me recevoir longuement pour évoquer les problèmes de propriétés communales
à l’intérieur de l’ancienne Chartreuse.
L’Etat a maintenant pratiquement acquis la totalité des bâtiments de l’Abbaye
qui avaient été vendus comme bien national, par lots, à la Révolution. A la suite de ces
ventes, un certain nombre de droits de passage n’ont pas fait l’objet d’aliénation, et ont
été considérés à tort ou à raison, comme propriété communale. Ainsi la commune re-
vendique la propriété de la chaussée de l’allée des Mûriers, du passage du Procureur,
de la place et du passage de l’église, une circulation autour de la fontaine du cloître
Saint Jean et une sortie en passant devant la Boulangerie.
Monsieur le Maire de Villeneuve-lès-Avignon se propose de céder ces proprié-
tés à l’Etat, en souhaitant qu’en contre partie, le Ministère de la Culture :
- assure sérieusement la protection du tombeau d’Innocent VI qui reste la
propriété de la commune.
- garantisse l’accès gratuit au monument, pendant les heures de visite, aux
habitants de Villeneuve.
Je suis étonné de cette dernière demande, car je pensais que cette dernière mesure était
déjà appliquée.
En effet, si l’Etat met en valeur et anime cet édifice prestigieux, il me paraît al-
ler à l’encontre du Ministère de la Culture qui souhaite que la population se réappro-
prie ses propres monuments, de l’exclure psychologiquement, par l’obligation de
payer une redevance pour pouvoir accéder à ce monument où certains sont nés, et qui,
de toute façon, était jadis ouvert à la libre circulation.
Il est bien entendu que le transfert de propriétés, du domaine public communal
au domaine public de l’Etat, laisserait la libre circulation piétonnière 24 heures sur 24
et n’aurait pas pour but d’interdire le libre accès au cloître Saint Jean […]

230
Colette d'olives, ca 1898

231
D’ores et déjà, je demande, à titre transitoire, aux gardiens de la Chartreuse,
d’autoriser l’entrée gratuite aux habitants de Villeneuve sous présentation de docu-
ment attestant leur domicile à Villeneuve » (24 février 1983).
Le 10 mars 1983, en réponse, le directeur-adjoint de la caisse des Monuments Historiques an-
nonce qu’une telle mesure est de la seule compétence de ses services, qu’elle réclame aussi un
avis favorable des services de la tutelle financière, et qu’il réclame donc une stricte applica-
tion du règlement sans dérogation. Les agents en charge de l’accueil à la Chartreuse suivent
cette consigne et en avertissent la Drac, mais le 8 mai c’est le « drame », rapporté par le maire
lui-même dans une lettre qu’il adresse à Madame Sabatier, Directeur de la Caisse des Monu-
ments Historiques, dans laquelle sans rappeler directement la mesure de gratuité puis son re-
port, il en profite pour exprimer son amertume :
« […] Quelques Villeneuvois s’étant présentés au bureau d’accueil se virent re-
fuser l’entrée gratuite du monument et une de mes conseillères municipales s’entendit
même dire par la caissière que l’information « faisait partie de la propagande électo-
rale du maire sortant ».
Les choses en seraient restées là et j’aurais pris le temps de négocier cette af-
faire avec vous et avec vos services si un incident dont j’ai été témoin hier, dimanche
8 mai, ne m’obligeait à vous écrire immédiatement.
N’ayant pu participer samedi 7 mai à 11h30, pour des raisons professionnelles
à l’ouverture officielle de l’exposition « Jardins en fête », je m’y rendis avec ma
femme et mon petit-fils ce dimanche 8 mai à 15h05. Je me présentais à la caisse et
payais deux billets d’entrée dont je vous adresse photocopie. A ce propos je constatai
que les deux jeunes femmes qui étaient derrière le comptoir et celle qui contrôlait les
billets à l’entrée ne me connaissaient pas, ce qui montre bien l’intérêt qu’elles portent
aux affaire de la ville, mais que de plus elles délivraient le billet officiel de la
CNMHS, et non une entrée aux expositions, démontrant ainsi que l’accès à celles-ci
était libre !
Mais chose plus grave, devant moi se trouvait un couple qui déclara être
membre cotisant du Circa. Une des deux caissières lui répondit alors que l’entrée était
gratuite et inscrivit son nom sur un cahier !

232
Il y a donc, semble-t-il, dans ce monument deux poids et deux mesures : gratui-
té pour les membres de l’association Circa et paiement pour tous les autres y compris
les Villeneuvois.
Vous comprendrez que M. le Maire de Villeneuve, Conseiller Général, Pré-
sident Fondateur du Circa en soit fort étonné » (9 mai 1983).
Diplomatiquement, la directrice de la Caisse lui répond en assurant que la responsable de
l’accueil sera sévèrement réprimandée, le directeur du Circa annonçant pour sa part qu’il de-
manderait le licenciement de l’intéressée en cas de récidive. Mais, au delà des politesses faites
au maire, le problème demeure et donne lieu à bon nombre de courriers dans lesquels tous les
responsables, Préfet, Drac, Directeur du Patrimoine…soutiennent la demande mais expliquent
aussi que les dispositions réglementaires et « certains problèmes pratiques » interdisent de
l’appliquer. Le 5 novembre 1984, le Drac, sur le point de quitter ses fonctions, dit au maire
toute sa satisfaction qu’une solution soit trouvée avec la délivrance d’une carte spéciale pour
les Villeneuvois, mais il ajoute, dans une note manuscrite, le côté clandestin de la manœuvre,
qui la fera d’ailleurs échouer en partie :
« La seule chose à ne pas faire apparaître, c’est que la carte des « Amis de la
Chartreuse » sera distribuée gratuitement, car le texte général qui prévoit le cas des
« Associations d’Amis », présuppose, selon l’avis du ministre des Finances lors de la
discussion du dit texte, que c’est la contrepartie d’une cotisation ».
Devant l’impossibilité effective de la mise en place de la mesure les tractations reprennent
jusqu’à la décision de l’établissement, dans le cadre de la création de différentes cotisations,
de « La carte famille villeneuvoise , délivrée aux seuls Villeneuvois, sur présentation d’un jus-
tificatif de domicile et avec les noms et prénoms détaillés de la famille (au prix de 7 euros en
2008) ». Ces allées et venues, ces atermoiements ou ces hésitations mettent essentiellement en
scène les agents de l’Etat, au grand dam du Circ qui n’entend pas que des mesure soient prises
sans son consentement puisque, peu ou prou, elles empièteraient sur son autorité, et sans vou-
loir se couper de la population, il se méfie des initiatives du maire, sachant que les vieilles
rancunes ne se sont pas apaisées. Par ailleurs il est obligé de composer car il aurait beaucoup à
gagner au succès des négociations. En effet si la commune abandonnait ses prérogatives sur
les voies de circulation situées dans la Chartreuse, le Circa se retrouverait enfin maître des
lieux, comme il le désire depuis longtemps, aussi bien pour des raisons pratiques qu’idéolo-
giques.

233
La lutte pour le contrôle de l’espace commence assez tôt puisque, le 11 avril 1975, J.-
Sonnier, l’Architecte en Chef, dans un rapport intitulé « Mise en place de portes et de clô-
tures », indique que :
« La CNMHS qui dirige ce centre (le Circa), et M. Bernard Tournois qui le di-
rige, nous ont demandé de compléter les éléments de clôture de la Boulangerie-Hôtel-
lerie, de rétablir un ancien accès direct de l’abside d’Innocent VI et de remettre en
place des portes qui permettront, en fonction de leur utilisation, d’isoler différentes
salles et de les séparer du cloître de l’église ».
Il ne s’agit encore que de mesures internes mais elles montrent bien que le Circa entend gérer
complètement l’espace en fonction de ses besoins. Dès 1977, le maire rappelle qu’un certain
nombre de voies de la Chartreuse (l’allée des Mûriers, la place de la fontaine Saint Jean, la rue
Porte Rouge prolongée, presque la totalité du sol du cloître du Cimetière) sont communales et
il souhaite que les rapports entre l’Etat et la commune soient précisés quant à ce point. Le
dossier traîne en longueur faute de documents précis qui iraient à l’encontre de l’analyse du
maire et malgré l’impatience du Circa qui voudrait organiser à sa guise l’espace intérieur, de
façon plus autonome. Celui-ci, en juin 1983, se livre à une opération que le maire présente
comme un coup de force intolérable dans la lettre qu’il envoie à Bernard Tournois :
« A mon retour à Villeneuve-lès-Avignon, après une absence de quelques
jours, j’apprends non sans étonnement, que vos services se sont cru autorisés à faire
poser une grille sur l’allée des Mûriers.
Vous n’êtes pas sans avoir que cette voie est communale, voie publique ou-
verte à la circulation.
Je ne puis tolérer de tels agissements et j’ose espérer que, grâce à une interven-
tion immédiate de votre part auprès de vos subordonnés, la situation antérieure sera ré-
tablie.
Il me serait désagréable d’avoir en ma qualité de responsable du domaine pu-
blic communal devant assurer la libre circulation de tous, d’avoir à déférer au juge
d’urgence de tels agissements qui indiscutablement constituent une voie de fait mani-
feste et intolérable » (29 juin 1983).
Dans sa longue réponse très courtoise, du 4 juillet, le directeur du Circa s’étonne d’un tel
émoi devant une mesure qui lui semblait avoir été prise en commun, mais ses longues digres-
sions sur des détails et les formules les plus flatteuses à l’égard du maire ne l’empêchent pas

234
de défendre son personnel et de maintenir sa décision de fermer l’allée des Mûriers à la hau-
teur du portail de La Valfrenière. Le 5 juillet, le conseil municipal tient une réunion extraordi-
naire pour traiter de ce seul point : « Allée des Mûriers. Mise en place d’un portail par le Cir-
ca » :
« A l’unanimité des présents et compte tenu que :
- l’allée des Mûriers est une voie publique ouverte à la circulation
- le Circa a fait implanter sans autorisation un portail barrant cette voie
- il s’agit manifestement d’une voie de fait
- la commune ne peut tolérer de tels agissements
La Municipalité décide, dans un but de transaction :
- de demander au Circa de céder à titre gratuit et immédiatement le portail
qui sera intégré dans le patrimoine communal
- d’utiliser le portail de la façon suivante :
Pendant la durée du festival :
- 1 battant condamné position ouverte sur le mur de l’immeuble du Circa
- 1 battant fermé (sans clé)
Hors période festival :
- la commune se réserve le droit de déposer ou de condamner le portail en
position entièrement ouverte
Dans le cas où le Circa ne donnerait pas un accord immédiat, la mise en demeure
adressée par lettre du 29 juin 1983 s’appliquera, la commune se réservant d’engager une pro-
cédure rapide pour rétablir la situation antérieure ».
Le Circa, assuré de l’appui, au moins tacite, des services de l’Etat et bien conscient de
la force de l’image qu’il est parvenu à donner du monument, ne réagit pas et laisse passer
l’orage. D’ailleurs très vite la présence des grilles n’est plus remise en question (il s’en ajoute-
ra une rue des Greniers et l’autre à l’entrée nord clôturant totalement la Chartreuse) et ce qui
compte maintenant c’est leur mode de fermeture. La mairie veut bien admettre leur existence
mais à condition qu’elles soient ouvertes 24 heures sur 24, permettant une circulation perma-
nente dans l’espace cartusien. C’est la condition sine qua non que met la Ville pour céder à
l’Etat l’ensemble de la voirie compris dans ce périmètre. Les responsables se réunissent, dis-
cutent, évoquent une convention qui ne voit jamais le jour, jusqu’au moment où la Direction
des Services Fiscaux du Gard annonce que :

235
« Quoique ouvertes à la circulation des piétons, et entretenues jusqu’ici par la
commune, ces voies font partie du domaine privé de l’ Etat (Ministère de la Culture »
(9 juillet 1986).
Le même courrier ajoute que rien ne s’oppose cependant à la libre circulation et qu’il appar-
tient au Circa, à la Drac et à la Caisse des Monuments Historiques de mettre en place, en ac-
cord avec la mairie, les modalités de l’usage. Malgré ces nuances, qui ne sont en aucun cas
des restrictions, la situation a complètement changé : dorénavant l’Etat annonce clairement
qu’il est le maître et le seul maître de la Chartreuse. Les échanges les plus courtois continuent
avec les édiles :
« Comme convenu, ces voies et places demeureront accessibles en libre circu-
lation piétonne, sans aucun frais de visite, tout au long de l’année. La seule restriction
apportée à cette disposition relèverait de simples conditions de sécurité et de gardien-
nage : dans des conditions particulières (manifestations artistiques, salons…) l’entrée
ne serait possible que pendant les heures d’ouverture » (Drac, 30 décembre 1988).
Ce compromis contrarie passablement les conditions de travail du Circa qui s’inquiète encore
en 1991, du flou de la situation :
« Est-il possible de trouver une issue prochaine au problème lancinant des
voies publiques enclavées dans la Chartreuse ? » (Courrier du directeur-adjoint du Cir-
ca au sous-directeur de la Caisse des Monuments Historiques, 22 avril 1991).
Demande répétée en mars 1992 et suivie d’effet les années suivantes sans que nous puissions
préciser la date, comme si les dernières grilles avaient été placées sans créer tumulte ou re-
mous, comme si la Chartreuse avait réussi à se couper du monde pour retrouver, dans la séré-
nité le silence originel de l’abbaye.
Mais ces grilles, monumentales, à l’image de l’édifice, soulignent assez les limites,
voire l’impossibilité, de l’ouverture, tant prônée et tant annoncée, mettant fin à la tentative
schizophrénique d’une ouverture qui serait aussi fermeture et son contraire en même temps.
Elles révèlent aussi, métonymiquement, la double nature de la Chartreuse, à la fois prison et
citadelle. Il est aisé, au long du lexique et des images, de vérifier qu’outre les hautes grilles
forgées que n’ouvrent que des passes, elle est le domaine de gardiens, que la contemporaine
sœur tourière transporte avec elle un trousseau impressionnant qui semble fait d’autant de clés
de geôles, même si c’est le terme de « cellules » qui est maintenant le plus employé, commé-
morant l’enfermement des premiers occupants, que le distrait préoccupé par ses réflexions ou

236
son travail, comme nous en avons fait l’expérience, peut se trouver pris au piège des hautes
murailles au parfum sépulcral. Et de cette prison volontaire, semblable à celle des moines, il
est souvent difficile de sortir comme en témoigne un acteur du Circa, dont le discours rappelle
nombre de figures de la possession :
« C’est vrai c’est un lieu fermé, clos, et il est impossible ici de compter un
temps qui ne passe pas comme ailleurs. Que tu aies fait des visites, que tu aies préparé
des dossiers toute la journée, t’empêche pourtant de te sentir comme un fonctionnaire.
Petit à petit le lieu tisse sa toile et il est des jours où tu oublies tout, égoïstement,
même les tiens. Tu as l’impression de régner sur un royaume ou d’être chargé d’une
mission, de participer au destin du monument en quelque sorte. Et c’est sans doute à
ces moments-là qu’il est difficile de partir, le soir est tombé tu es attendu mais tu as,
en même temps, le sentiment d’une force qui te retient ».
Il ne faut pas s’y tromper et, même s’ils étaient bien réels, croire que les seuls désirs de lucre
animaient ces paysans, ou même ce premier acheteur qui, emporté par sa folie, n’avait pas
mesuré qu’il ne pourrait pas payer, lors de la vente aux enchères de la Chartreuse comme bien
national, en 1792. Au fond de la province, bien loin de Paris, et sous le calme apparent, ce
sont les mêmes enjeux qui commandent aux mêmes passions, les mêmes rêves qui couvent
sous la cendre révolutionnaire, et s’ils n’ont pas La Bastille, les Villeneuvois s’apprêtent, eux,
à détruire l’emblème local de l’enfermement et de la puissance occulte, en abattant les murs
de la Chartreuse, en faisant voler en éclats les portes de cette prison volontaire qui empruntait,
aussi, les traits d’un château ou d’une citadelle inexpugnable à l’abri de sa mystérieuse en-
ceinte. C’est en effet le deuxième visage de la Chartreuse, celui d’une forteresse qu’il s’agit
de conquérir contre la théorie de ceux (gardiens, architectes des monuments historiques,
conservateurs divers, gens de spectacle…) qui, quoiqu’ils en prétendent, la défendent ou en-
tendent en limiter l’entrée.
En effet, après le temps des déclamations et des professions de foi sur le partage, ce
sont les vieux désirs, jamais éteints, qui ressurgissent et la volonté de pouvoir qui l’emporte
dans une lutte où les acteurs tiennent toujours le même rôle, fascinés par un monument dont
l’ombre les écrase. Une fois encore, la rumeur du monde, léchant ses murs, s’écrasera contre
lui, mais la fermeture complète embrasant les phantasmes, réveillant les passions et en créant
de nouvelles, provoque un nouveau maelström qui nourrit le vacarme passionnel qu’entre-

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tiennent, chacun à leur manière, ceux qui vivent, peu ou prou, dans la proximité physique ou
spirituelle de la Chartreuse.

La Cité Interdite.
La mélancolie des savants.
De ce malaise et des désirs enfouis témoigne bien « La Balade dans la Chartreuse »,
organisée, du 12 au 17 mai 1995, par l’Office de la Culture de Villeneuve-lès-Avignon. Ate-
liers d’art plastique et floral, d’écriture, d’art dramatique, concerts, spectacles son et lumière,
visites commentées…durant cinq journées la Chartreuse n’est qu’animations diverses et
somme toute inhabituelles dans le lieu, au moins avec cette intensité. Quelques jours plus tard,
le directeur du Circa se félicite du succès rencontré par la manifestation dans un courrier
adressé aux nombreuses associations villeneuvoises (plus de vingt cinq) qui y ont participé :
« La Presse ne peut rendre compte de la magnifique ambiance qui a présidé à
cette Balade dans la Chartreuse ».
Les associations culturelles villeneuvoises se sont toutes montrées à la hauteur de ce
lieu prestigieux, mais lorsque nous parlons culture nous devons nous montrer encore
plus exigeant.
Alors à bientôt pour parler de l’année prochaine, à la même époque, avec des projets
dans la tête et surtout dans le cœur » (8 juin 1995).
Au delà de la déclaration lyrique et bien convenue, il importe de noter « le souci d’exigence »
et le rappel du « caractère prestigieux du lieu », qui insistent sur ce que cette manifestation a
d’exceptionnel, mais aussi de provisoire et d’incertain. De nombreuses hésitations, rapportées
par le journal local (Midi-Libre 12 mai 1995), rappellent les difficultés qui prévalurent à sa
mise en place :
« Les associations culturelles de Villeneuve se sentent frustrées. Elles ne com-
prennent pas pourquoi elles ne peuvent avoir de salles dans ce monument d’exception.
Très souvent elles en font la demande à Daniel Girard, directeur du CNES (Centre na-
tional des écritures du spectacle), et toujours la réponse est : non !
« C’est vraiment une question qui nous préoccupe, avoue celui-ci, comment ré-
pondre à la demande tout en gardant notre vocation de travail ? ». La Chartreuse, mo-
nument d’Etat, abrite en effet un centre culturel qui a une mission précise, favoriser la
création et l’écriture théâtrale en animant des résidences d’artistes.

238
« Une partie de la population villeneuvoise comprend cette vocation et vient fi-
dèlement aux spectacles. Une autre très large s’interroge, pourquoi ne pouvons-nous
pas l’utiliser régulièrement ? ». Daniel Giard qui participe activement au travail des
centres culturels au niveau européen souligne que ce problème ne se pose pas ailleurs
en Europe.
« Les municipalités ont bien compris que la gestion de monument d’envergure
ne pouvait leur incomber. Pour la Chartreuse, quelle que soit la municipalité en place,
les choses seront inchangées ».
Malgré cette vocation , l’équipe du CNES a décidé de ne pas rester sourd à la
demande locale. C’est ainsi qu’est née l’idée de cette Balade ».
Désir profond d’ouverture et de collaboration, passe-droit octroyé un peu à contrecœur, aven-
ture sans lendemain (dans les faits l’opération s’est renouvelée jusqu’en 2003)…les villeneu-
vois, ou plutôt la mosaïque des villeneuvois, au gré de sa diversité, va donner un sens à l’opé-
ration et la lire, très différemment selon ses désirs et ses rêves. En effet, le directeur du Circa
lui même soulignait dans son entretien la variation des positions et des sentiments qui condui-
sait les villeneuvois à des postures bien différentes envers la Chartreuse, selon leur mémoire
et leur statut.
Les érudits et les historiens locaux sont fascinés par la Chartreuse, qui est sans doute le
plus beau fleuron du patrimoine architectural pourtant particulièrement riche de Villeneuve,
mais ils sont à son égard dans une position ambiguë. Avant même sa restauration ils se sont
tenus à distance, ne manifestant que peu d’égards et d’intérêt pour ce quartier mal famé et cet
édifice menaçant ruine, puis, au moment où il était inventé, ils s’en trouvaient écartés par les
services de l’Etat qui n’avaient aucune intention de laisser troubler l’avancement du projet
par des revendications indigènes souvent tatillonnes ou malencontreuses. En 1974, à la créa-
tion du Circa il n’y a plus sur Villeneuve, et depuis bien longtemps, de structure organisée
sous forme d’académie savante qui aurait pu servir d’interlocuteur à l’équipe de Bernard
Tournois et éclairer les perspectives historiques du monument. Ce n’est que l’année suivante,
en 1975, que « Monsieur le Maire, le docteur Gache, eut l’idée de ressusciter de ses cendres,
la société des « Amis du Vieux Villeneuve ». Pour ce faire, « il réunit les quelques survivants
des « Amis du Vieux Villeneuve » et un certain nombre de personnes susceptibles de s’inté-
resser aux archives, à l’art et aux questions archéologiques » (Bulletin annuaire de la Société
d’Archéologie et d’Histoire du Vieux Villeneuve, 1979, n°1 : 2). La manœuvre est évidente :

239
pour pallier la montée en puissance immédiate du Circa qui lui échappe, le maire s’efforce de
mettre en place un contre-feu « savant », dont il pourrait utiliser l’autorité pour s’immiscer
dans les affaires de la Chartreuse. Son projet n’a pas, semble-t-il la suite espérée si ce n’est
sur un point précis quand, dans la séance du 8 décembre 1977 de la nouvelle société savante,
« il est lancé l’idée d’une rencontre avec la direction du Circa afin d’envisager éventuellement
la mise en état d’une cellule afin de faire connaître aux visiteurs l’organisation matérielle dans
laquelle se déroulait la vie d’un chartreux ». Le Circa reprendra la proposition à son compte
mais les rapports entre la Chartreuse et les érudits sont inexistants et de toute manière rendus
impossibles par les prétentions de ces derniers qui se posent en tant que gardiens du temple et,
qui outre la mise en valeur du patrimoine historique villeneuvois, entendent assurer une mis-
sion de surveillance et de contrôle sur toutes les rénovations monumentales. Dépités d’être
ignorés les érudits n’en entendent pas céder la place pour autant et, lors de l’assemblée géné-
rale de l’association, en 1981, ils font connaître leur mécontentement :
« La question épineuse de la Chartreuse a été traitée. De nombreuses plaintes
nous sont parvenues relatives aux portes que les visiteurs trouvent fermées, aux cha-
pelles de l’église encombrées de fatras restant du festival alors que celui est terminé
depuis quatre mois, à l’absence de gardien, à certains spectacles peu en harmonie avec
le caractère des lieux, le peu de respect de ces lieux qui furent ceux de la prière, de la
méditation.
Une pétition fut signée par tous les membres de notre société présents à cette
réunion ».
La présidente de l’association revient à la charge l’année suivante :
La Chartreuse est le cadre d’un festival d’été, festival aux « multiples centres
d’animation » dits culturels, des concerts y sont donnés dans l’église et des spectacles
dans l’ancien réfectoire aménagé selon les techniques les plus modernes. Nous regret-
tons que certains de ces spectacles ne soient pas toujours en harmonie avec ces lieux
prestigieux, avec l’esprit qui animait cet ancien monastère où vécurent, pendant plus
de cinq siècles, de bons et saints religieux dont la présence laisse tant d’impérissables
souvenirs si édifiants » (Baligant 1982 :58).
Mais, pendant qu’elle fulmine, intransigeante, contre les saltimbanques et autre marchands du
temple qui ont colonisé l’ancienne abbaye, ses amis entament des pourparlers avec l’ennemi
qui semble donner des gages de sa bonne volonté :

240
« De nouveau la question de la Chartreuse fut évoquée, mais cette fois pour
rendre hommage au Circa qui a, en partie, répondu à nos requêtes, avec la promesse
de les satisfaire toutes pour le prochain festival » (C.r de l’assemblée générale, 1982 :
6-7).
Il ne semble pas qu’il y ait eu par la suite de franche collaboration, mais plutôt une paix armée
et polie, jusqu’à la mise en place de « La balade de la Chartreuse », en 1995, à laquelle l’aca-
démie locale participe activement, comme elle le fera, au demeurant, pour les autres déclinai-
sons de cette animation. En janvier 2006, le directeur de la Chartreuse présente à la Société
les activités du Circa-Cnes, en compagnie d’archéologues qui font part de l’état des re-
cherches menées au Val de Bénédiction. Mais la frontière est bien mise en évidence, et si les
amis du Vieux Villeneuve peuvent s’inspirer de la Chartreuse pour leurs conférences, il ne
saurait être question qu’ils interviennent dans le fonctionnement de l’institution qui l’anime.
Reste curieux, cependant, leur silence sur les travaux de restauration qu’ils auraient pu criti-
quer ou au moins commenter, même s’ils n’y étaient pas associés. La seule diatribe violente
que nous ayons recueillie à ce sujet était le fait d’un historien, fin connaisseur de la Char -
treuse, mais qui mélangeait dans sa critique de militant provençal l’intrusion brutale de ces
nouveaux croisés du Nord, aussi brutaux et barbares que leurs prédécesseurs des expéditions
contre les albigeois, et le désastre d’une restauration mal menée :
« Je voudrais faire le parallèle entre la Chartreuse que nous avons connue et ce
qu’ils en ont fait. Avant elle était peut-être habitée par des pauvres, mais ils ne l’ont
pas dégradée comme certains ont voulu le faire croire. Dès que tu rentrais, tu avais
comme un souffle qui te venait, il restait quelque chose de l’esprit des moines, des
Chartreux. Puis les Français sont arrivés, toute l’équipe gouvernementale, et ils ont
tout détruit, le charme a disparu.
Un de leurs premiers travaux a été de remettre le cloître comme il était autre-
fois. Mais ils ne sont pas posés de questions. Ils ont pris une cellule comme exemple et
ils ont multiplié par le nombre de cellules qu’ils voulaient, les refaisant sur le même
modèle alors qu’elles étaient variées, que chacune avait, peu ou prou, son originalité.
Ils ont fait de même au cloître Saint Jean en ce qui concerne le toit des cellules. Les
tuiles étaient posées d’une certaine façon et il y avait une bonne raison à cela. Eux ont
tout refait, tout gratté, tout blanchi, enlevé les tuiles puis ils en ont remis des neuves
sans avoir pris la précaution de savoir comment elles étaient disposées auparavant, et

241
du coup les toits ont perdu leur pente ancienne et n’ont plus aucun sens. Il y a un peu
un côté éléphant dans un magasin de porcelaine, on arrive, on fonce, sans se préoccu-
per des dégâts.
C’est trop gratté, il n’y a plus une pierre de vraie. Ils ne comprennent rien à
quelque chose qui est dans son jus. Ce n’était pas sale la Chartreuse, même s’il n’y
avait ni tout-à-l’égout, ni eau courante. En ville non plus ils n’y étaient pas. Ce n’était
pas plus sale quand il y avait des bohémiens et des gitans, ce n’était pas plus sale qu’à
Villeneuve, mais voilà c’était des pauvres et ça c’était pas bien !Maintenant ils ont fait
des WC, dans l’entrée, il y en a au moins sept ou huit. Sous entendu il faut pas aller
pisser dans les coins, il faut aller là ! C’est carrelé, c’est merveilleux, vous mangeriez
dedans !
Mais l’âme, où elle est l’âme dans ce lieu sinistre, artificiel, sans fantôme ni
mémoire ? ».

Fantômes.
Exilés pour la plupart aux quatre coins de la ville, fondus pour nombre dans la popula-
tion, il reste, cependant, aux alentours de la Chartreuse, tout près à la toucher, parfois, dans
leur maison qui s’appuient contre ses murs, quelques fantômes mélancoliques et inconso-
lables, « les derniers chartreux ». Obligés de quitter la Chartreuse, partis plus loin, quelquefois
au delà de Villeneuve, certains sont revenus, s’installant au plus près du royaume disparu dans
lequel ils ne pénètrent, le plus souvent jamais. Au tout début de l’installation du Circa, ils ve-
naient encore, timidement ou ne comprenant pas toujours les nouvelles règles :
« Moi j’ai travaillé à la Chartreuse dans les années 1978. Il y avait des gens qui
avaient habité dans la Chartreuse et qui venaient voir les travaux, les transformations
surtout. Mais il fallait leur expliquer qu’il fallait payer maintenant pour entrer dans
l’église ou aller au cimetière. C’était hyper dur pour les gens de Villeneuve de ne plus
voir où ils avaient habité, de ne plus voir ce qu’était devenu l’endroit où ils avaient ha-
bité. Ils venaient vers moi parce qu’ils savaient que j’étais de Villeneuve, mais pour
moi c’était très pénible car je devais faire appliquer la règle. Maintenant je peux bien
l’avouer, certaines personnes me faisaient tellement mal au cœur que je les laissais en-
trer gratuitement. Elles venaient, mais elles pouvaient revenir dix fois dans la même

242
semaine, elles avaient besoin de revenir. Sans doute qu’il y en a encore dans ces senti-
ments, mais on m’a dit que la plupart ont abandonné, ils ont renoncé ».
Accueillis comme les spécimens d’une espèce depuis longtemps disparue, les rares fois où ils
s’y rendent, fêtés au nom de la curiosité par les nouveaux occupants, les anciens qui fran-
chissent l’obstacle des grilles ne trouvent plus là qu’avec difficulté les chemins de leur mé-
moire, se faisant archéologues déchirés en découvrant une disposition ancienne de l’appareil,
les traces et le souvenir des jeux périlleux qui les faisaient grimper, tremblants aux plus hauts
murs, l’écho des parfums et des bruits. Le plus souvent ils passent quotidiennement près des
murs, fermés au soir par leurs hautes grilles, apparemment indifférents à leur présence ou fei-
gnant même de ne pas la voir. Pourtant dans le clair obscur du privé c’est la même obsession
qui revient dans leurs conversations : quand partiront-ils à nouveau, quand seront-ils chassés,
quand se produira le nouvel exil ?
« On est là, on est revenu, même si dedans on sait que c’est fini, qu’on ne re-
viendra plus jamais. Mais là vous comprenez ma mère, qui travaillait dehors, en plus
du repassage qu’elle faisait pour gagner quelques sous, elle y passait tous les jours. Il y
a des fois que je la revois avec sa carriole pleine de salades qu’elle en faisait profiter
tout le monde, qu’elle donnait à plus pauvre qu’elle. Aussi quand j’ai pu, quand j’ai su
que c’était à vendre, je suis vite venu acheter. On m’a dit qu’il y avait des pierres dans
les murs qui venaient de la Chartreuse. C’est un peu comme si on avait emporté
quelque chose !
Mais j’ai pas trop d’espoir, et j’ai peur que mes enfants puissent pas y rester.
Des fois, on voit passer des types, des architectes ou des gens comme ça, ils osent pas
demander de rentrer, mais ils prennent des mesures de dehors, ils regardent tout. Je
pense qu’ils nous feront comme aux vieux, qu’ils nous foutront dehors ! Quand on leur
demande ils disent que c’est fini, qu’ils on tout ce qu’il faut, mais ces types, c’est des
rapaces, ils ont l’Etat avec eux et les grosses fortunes. C’est sur qu’ils nous auront,
mais ce sera dur car on se laissera pas faire comme nos anciens, il faudra qu’ils paient
et de toute façon ce sera long parce qu’entre nous on prépare déjà la résistance ».
Parmi ces exclus quelques uns, très rares, reviennent sans trop de mal, dépassant la blessure
affective, tel Michel Pascal qui a habité la Chartreuse, au sein d’une famille des plus humbles,
mais qui est devenu peintre et qui peut, maintenant, venir voir les expositions. Entre trahison
et naturalisation il a donc acquis un droit de passage qui le fait se dépouiller du vieil homme,

243
abolir l’ordre du monde ancien, pour se retrouver, accepté, parmi ses pairs. Mais qu’en est-il
des autres, du plus grand nombre, des Villeneuvois, il n’y a guère effrayés par ce quartier de
caraques ?

Enthousiasmes.
L’installation du Circa dans la Chartreuse, en 1974, soulève un enthousiasme, auprès
de bon nombre de Villeneuvois, qu’il est difficile d’imaginer trente ans après alors que le mo-
nument a pris un autre visage, car elle est vécue, alors, comme une véritable rupture et le
signe d’un renouveau :
« A ce moment là on a eu le sentiment que la Chartreuse, qui dormait derrière
ses hauts murs, ouvrait ses portes sur l’extérieur.
On pouvait la visiter déjà, mais la partie qui était accessible était des plus ré-
duites, le cloître du cimetière par exemple était coupé en deux par un mur que Bernard
Tournois a très vite fait démolir, permettant ainsi de découvrir les cellules avec leur
étage.
Nous avions l’impression que l’on nous ouvrait les portes, que nous rentrions
chez nous, que la Chartreuse était enfin ouverte aux Villeneuvois. A ce moment là, je
faisais des visites guidées, ça me plaisait beaucoup et j’avais plaisir à faire partager,
aussi bien aux visiteurs extérieurs qu’à mes ami ou aux gens de Villeneuve tout ce que
je découvrais.
Et puis il se passait énormément de choses au niveau de l’animation, l’espace
était complètement ouvert. En effet, en liaison avec Avignon toutes les répétitions de
danse se passaient à la Chartreuse, avec des gens aussi prestigieux que Merce Cunnin-
gham. C’était intéressant parce que ça drainait toute la population du festival d’Avi-
gnon car, si ces répétitions étaient payantes, leur prix était très modéré et des gens qui
pouvaient pas se payer le vrai spectacle venaient ici. Tout le monde s’y retrouvait, les
commerçants comme la population parce que, même moderne, la danse c’est quelque
chose d’ouvert, à portée de tous. A 19 heures aussi chaque jour, il y avait un truc ex-
traordinaire : les chants grégoriens. Ils programmaient des chants grégoriens dans
l’église, c’était fabuleux ! Il y avait beaucoup de

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Villeneuvois qui venaient, pas tous certes, mais bon nombre. On avait le plaisir
de se rencontrer entre Villeneuvois mais en plus on avait des contacts avec les festiva-
liers. C’était un grand moment d’échanges, très ouvert ».
La deuxième raison de l’enchantement des indigènes tient à leur participation directe à un cer-
tain nombre d’activités. Dans les premières, que nous venons de décrire, ils ne sont que spec-
tateurs passifs, intéressés, passionnés parfois, mais, à l’exception de quelques saisonniers em-
bauchés pour le festival d’été, ils restent relativement marginaux. Or, très vite, l’équipe du
Circa entend mettre en place des expositions liées à la vie traditionnelle et c’est le début d’une
aventure, au long des années, qui va marquer profondément la mémoire locale :
« C’était formidable quand ils ont arrivés ! de suite ils nous ont proposés de
faire une exposition sur Les métiers de la vigne et du vin , puis il y a eu Les trois
arbres : l’olivier, le châtaigner, le mûrier, après, mais je me souviens plus si c’est
dans le bon ordre, il y a eu Espaces, bergers et transhumances. Il y en a eu aussi sur
Le vent et une autre je crois sur Les usages de l’eau, mais là j’étais plus dans le coup,
je participais plus. Tandis que les premières ils avaient battu le rappel comme il faut,
et sans s’arrêter à Villeneuve, ils avaient cherché dans tous les villages alentour et ça
avait plu aux gens. D’abord la Chartreuse c’était prestigieux, et puis ça faisait plaisir
de voir que vous étiez pris en considération, que vous n’étiez plus considéré comme le
ravi de la crèche.
Nous rencontrions des gens que nous n’avions jamais vus, nous nous décou-
vrions parfois des liens de famille et il y avait toujours ce plaisir de parler du passé
partagé, de montrer que nous avions, nous aussi, nos coutumes, nos traditions, notre
savoir faire. Moi j’ai prêté beaucoup d’outils, de la vigne bien sur, car je suis viticul-
teur, mais aussi des claies pour les vers à soie qui me venaient de mon grand-père, des
paniers pour transporter les châtaignes…On venait le soir travailler à l’installation des
expositions, puis quand tout était en place, quand il y avait des groupes, à l’occasion
d’une visite avec des amis, on faisait les guides, on expliquait à quoi servait tel ou tel
outil. Je me régalais de faire ça, puis petit à petit ça a disparu.
C’est peut-être pas la faute directement des gens du Circa. On a du leur dire
d’en haut qu’il y en avait assez de ces vieilleries, qu’il fallait foncer sur la création du
« tout culturel », sur la création contemporaine, et ils ont écouté, ça a été la fin d’une
époque ! ».

245
Cette ferveur temporaire, bien réelle, ne saurait trouver sa seule explication dans la conviviali-
té de la mémoire retrouvée et de l’exaltation patrimoniale et il faut prendre en compte, pour
mieux la comprendre l’attitude passée des Villeneuvois envers la Chartreuse. La participation
à la nouvelle aventure c’est d’abord une amnésie, un effacement du temps et du rejet ou de
l’indifférence que la plupart ont manifesté, pendant des décennies, envers le monument qu’ils
ont ignoré, qu’il fusse quartier de « caraques » puis édifice en cours de restauration. Venir à la
Chartreuse c’est se refaire une mémoire et le processus est d’autant plus important qu’il s’ins-
crit dans la revendication identitaire globale qui débute après 1968 et connaîtra son apogée
dans les années 1980. D’un côté les Villeneuvois effacent le mépris dont ils ont fait preuve
pour le quartier misérable, abandonné ensuite au bon vouloir des Beaux-Arts et, d’un autre, ils
se réapproprient le lieu qui devient héritage patrimonial, porteur de traces fondamentales :
« J’ai travaillé un temps à la Chartreuse, dans ses débuts, et un jour je suis tom-
bée sur une clé énorme avec mon nom, « cellule Castella ». En fait c’est mon grand-
père qui avait eu un petit local et le nom était resté. J’étais très fière de cette clé, même
si la cellule était vendue depuis longtemps j’avais le sentiment que dans le lieu
quelque chose m’appartenait, que la mémoire de la lignée était inscrite dans les objets
et qu’ainsi elle ne pourrait jamais s’éteindre.
Une autre fois je discutais avec un des ouvriers qui avait travaillé sur le chan-
tier de restauration, et il avait récupéré une rosace de pierre, je ne sais pas si elle était
dans les décombres ou s’il l’avait « récupérée », qu’il m’a montrée. Il a vu que j’étais
bouleversée et il me l’a offerte, c’est la pièce de mon jardin à laquelle je tiens le
plus ».
De manière cette fois plus ambiguë et plus nuancée, le sentiment d’appartenance englobe aus-
si les derniers habitants, y compris les « squatters ». On se plaît à répéter le nom des artistes
qui fréquentaient la Chartreuse et se rendaient chez Hélène Cingria, comme Louis Aragon,
dont on se garde bien, au demeurant, de rappeler Le médecin de Villeneuve, poème terrible
dans lequel il fustige l’indifférence et la cruauté des gens de la petite ville au moment de la
persécution des Juifs. Les peintres et les sculpteurs qui s’y sont succédés sont présentés
comme des Picasso ou des Rodin que seules la jalousie et la médiocrité des académies a fait
tomber dans le silence, Pierre Seghers qui n’y a pourtant jamais séjourné, est intégré à la tribu
bohême de ce phalanstère de créateurs…Les plus dédaignés, les plus honnis dans leur temps,
deviennent aussi des héros, aux allures de « derniers des mohicans » :

246
« C’est vrai qu’ils étaient sales, qu’ils buvaient, qu’il n’était pas possible de les
laisser là comme ça, mais quand même ! Finalement, heureusement qu’ils y ont été, ils
ont un peu freiné le cours des choses, et grâce à eux, l’Etat n’a pas toujours pu en faire
à sa guise. En quelque sorte c’était des « résistants ».

Une amertume inconsolable.


La lune de miel entre le Circa et les habitants de Villeneuve sera, cependant, de courte
durée, au mieux les cinq premières années, avant que les habitants ne se mettent à brûler ceux
qu’ils considéraient, parfois, hier, comme des idoles. Car à leur tour, ils connaissent le sort
q’ils avaient eux-mêmes réservés aux « chartreux », et les rejeteurs se transforment en exclus.
L’absence d’une documentation classée et détaillée sur les activités du Circa rend difficile
l’analyse du revirement, mais plusieurs hypothèses peuvent être avancées. La première, et la
plus importante sans doute, est le refus de Bernard Tournois de se laisser enfermer dans une
perspective purement localiste, qu’elle qu’en soit ses fruits. Dès le début du Circa, dans son
long document d’intention de décembre 1974, il récusait ce genre de limites, affirmant que
son souci était d’échapper à tous les ghettos et d’ouvrir la Chartreuse à tout ce qui se faisait de
plus original et de plus porteur, sans limites spatiales forcément réductrices. Il est à noter aussi
un certain essoufflement ambiant des modes revendicatoires, et si le célèbre slogan Volem
viure al pais a de beaux jours devant lui, il ne peut cacher les fissures de l’image d’une société
qui n’aurait vécu qu’au son du fifre et du tambourin ou de la cornemuse. Dès les années 1980
le Circa a aussi pressenti le formidable avenir de l’informatique, multipliant les stages de for-
mation, suscitant des sessions de création, accueillant les recherches les plus pointues avec
l’aide de mécènes privés que Bernard Tournois avait su rallier à sa vision et à sa dynamique.
Par ailleurs quand on reçoit Merce Cunningham ou les plus grands metteurs en scène interna-
tionaux ou les spectacles les plus prestigieux, il n’est pas possible de faire porter tous les ef-
forts uniquement, même si on continue à les soutenir, sur les aspects les plus autochtones de
la culture traditionnelle. A cela s’ajoute aussi le départ de Villeneuve de plusieurs acteurs qui
avaient eu un rôle essentiel dans cette mise en perspective, et leur absence va porter un rude
coup aux projets qu’ils fédéraient jusque là. Très vite donc, c’est une démobilisation inatten-
due pour les Villeneuvois ou leurs voisins qui se retrouvent désemparés et un peu orphelins.
Le Circa continue sa route, mais sans eux cette fois, et s’ils continuent à y recevoir un bon ac-
cueil, il ne sont plus interlocuteurs privilégiés de projets dont l’exotisme synchronique ou in-

247
tellectuel leur échappe souvent. A l’enthousiasme succède la déception et à la déception
l’amertume avant que celle-ci ne se transforme en rancœur et en colère générant un discours
violent prenant la forme d’une dénonciation générale. Dans un premier temps les alliés d’hier,
accueillis quasiment comme des libérateurs ou des messies apportant la bonne nouvelle, de-
viennent d’infâmes spoliateurs qui ne reculent devant rien pour arriver à leurs fins :
« Vous comprenez, les premières années, on s’est investi sans compter, l’un
prêtait des objets de famille, l’autre donnait la main après le travail, et tout ça bénévo-
lement, bien sûr. On était contents, on avait l’impression d’être considérés comme il
faut. Puis après les choses ont tourné un peu vinaigre, sans doute qu’il y a eu des bis-
billes entre eux, moi je sais que celui avec qui je discutais tout le temps a foutu le
camp. Et alors là, plus d’expos, plus de salles, plus de réunions. Comme on avait en-
core l’habitude de se voir à la Chartreuse on nous a fait sentir qu’on y dérangeait, qu’il
était temps de laisser la place à d’autres.
Et puis pour les affaires qui restaient à traiter, pour les gens qui y habitaient en-
core ou qui y avaient du bien, un seul mot : expulsion ! Du jour au lendemain on est
redevenus des gueux, des « caraques » comme avant, qu’il fallait chasser. Et là on a vu
qu’on s’était trompés, ou plutôt que ces gens-là nous avaient trompés. Finis les grands
discours sur la civilisation rurale traditionnelle, sur les paysans derniers témoins,
place aux petits messieurs en cravate qui n’avaient plus besoin de nous et qui tout d’un
coup ne nous regardaient plus. Certains ont dit qu’ils nous avaient fait le coup des ca-
thares. Ils ne nous ont pas brûlé, c’et vrai, mais ils nous ont quand même pris ce qui
nous appartenait ! ».
La seconde figure du discours critique porte sur le gaspillage et les dépenses fastueuses et in-
contrôlées des dirigeants du Circa, sans que n’apparaisse jamais, il est important de le souli-
gner, l’évocation de détournements personnels de l’un ou de l’autre. Ce qui est condamné
c’est la gabegie supposée, présentée comme règle de fonctionnement :
« Comment voulez-vous qu’il y ait pas eu de pertes et à la fin un trou énorme
dans la caisse, le budget annuel de Villeneuve pour plusieurs années ! Et encore ça
s’est pas su, comme d’habitue on a payé une bonne partie avec les impôts ! Ils fai-
saient venir des types de Paris, et encore Paris c’était pas le plus loin, par avions en-
tiers, et tout ce beau monde mangeait et dormait dans les meilleurs endroits de Ville-
neuve, les plus huppés. Je vous laisse deviner l’addition ».

248
« Une fois, quelqu’un se serait étonné, en conseil d’administration, qu’il y ait
eu à rembourser un voyage au Japon pour plusieurs personnes alors qu’il n’y avait pas
eu de spectacle japonais présenté à la Chartreuse. Le directeur a répondu en disant que
lui et son équipe n’avaient vu là-bas que des choses décevantes, qu’il se félicitait
d’avoir annulé le projet initial de faire venir ces troupes et d’avoir ainsi fait faire d’im-
portantes économies à la Chartreuse ».
Le thème récurrent du gaspillage pour des spectacles dispendieux et inutiles ou des manifesta-
tions aussi grandioses qu’onéreuses, se complète d’une critique en règle des résidents. Leur
présence génère très vite, en effet, une mythologie largement partagée par les différentes
classes sociales de Villeneuve, le citoyen du commun ou le représentant de la bourgeoisie
usant quasiment des même termes et en tout cas des mêmes figures :
« Moi j’ai logé un garçon, très bien au demeurant, qui était en résidence. Et
bien il me disait « Je m’ennuie trop dans la cellule, je m’ennuie à mourir », et il est
venu chez moi. On les avait mis dans des cellules pour qu’ils puissent bien réfléchir,
bien créer, mais ça durait un an et ils tenaient pas le coup. Ils étaient grassement nour-
ris, bien logés, mais ils n’en pouvaient plus. Il y en a même un qui s’est suicidé cette
année là !
Pourtant en plus ils étaient payés et bien payés, ils touchaient plus d’un million
par mois à l’époque. Mais on les enfermait, on les attachait pas, mais on les enfermait
et ils ne pouvaient pas créer, c’était pas ça ».
« J’ai bien connu une jeune femme qui était en résidence à la Chartreuse car
j’entretenais des relations anciennes avec sa famille, et elle m’avait invité dans sa cel-
lule. J’avais été abasourdie par le luxe des lieux, tout était neuf, refait du sol au pla-
fond, avec un équipement dernier cri et des meubles construits dans les bois les plus
précieux ! Je ne pouvais m’empêcher, durant toute ma visite, de songer à l’austérité
des moines qui les avaient précédés. Et je ne dirai rien de l’opulence, en arrivant ils
trouvaient un réfrigérateur débordant de vivres, qui était à nouveau rempli au fil des
besoins. Je connais bien Villeneuve et, en fin de compte, je me disais que rares y
étaient les familles qui disposassent d’un tel luxe ».
Ces dépenses somptuaires sont accentuées, dans le discours, par l’indifférence et le mépris
dont font preuve les résidents et les responsables envers les sommes engagées et les aménage-
ments consentis :

249
« Moi je vais vous dire, l’oncle de mon mari est menuisier à Villeneuve et on
l’a appelé à la Chartreuse pour casser les cuisines. Des cuisines modernes toutes
neuves ! C’est une honte !Ils nous a raconté qu’elles étaient en chêne massif mais
qu’elles plaisaient plus. Et moi ça, du chêne, j’ai jamais pu m’en payer de toute ma
vie, on a encore la cuisine en formica de notre mariage !
Il y a des résidents qui arrivent de je sais pas où et ils font des trucs comme ça.
Moi, je suis pas trop versée dans les idées de racisme, mais quand même, voyez où on
en est aujourd’hui !
Avoir vendu des cellules et casser des cuisines modernes, c’est foutre l’argent
en l’air ! Une fois il y a eu un résident qui venait du Canada, il venait que pour un an
mais le chêne lui plaisait pas, alors il a peint tout en bleu ! ».
Peu à peu se tisse un lien métaphorique qui fait se rejoindre et se confondre anciens habitants
et néo-occupants, résidents temporaires ou animateurs à demeure, car ces derniers, quoiqu’ils
en veuillent, transforment à leur tour la Chartreuse en cour des miracles et, incarnant eux aussi
les figures récurrentes du légendaire maudit, ils sont les nouveaux profanateurs du lieu.
D’abord de manière symbolique :
« A peine le Circa est-il arrivé qu’il a proposé de faire la révolution. Ils ont
commencé à peindre des faucilles et des marteaux partout. Ils disaient qu’ils étaient
pas communistes, qu’ils étaient « contestataires », mais pour moi c’est pareil. C’était
insupportable de voir ces types à longs cheveux se pavaner dans l’église, fumer de la
drogue dans les chapelles, accompagnés de filles à demi nues, mais ils avaient la béné-
diction de l’Etat, du pouvoir, même si les responsables de ministères ne savaient pas
tout ».
La deuxième étape dans le vandalisme concerne le contenu des programmes :
« Au tout début, ils ont commencé avec de la musique classique, du chant gré-
gorien, de la musique du Moyen Age. C’était parfait, vous imaginez le bonheur de ces
voix, des chœurs dans l’ancienne église ! Et puis, patatrac, ils ont fait des concerts de
musique moderne avec des casseroles, des morceaux de ferraille, des types qui gueu-
laient et vous étiez obligés de participer, sinon ils vous insultaient. Ne parlons pas du
langage et de la grossièreté qui était devenue la règle dans la plupart des pièces, des
accouplements obscènes. C’est devenu inimaginable et, très vite, on n’y est plus allés,

250
c’était devenu un sacrilège de voir tout ça dans un ancien couvent où on sentait encore,
pour qui savait être attentif, la présence des moines en prières ».
Cette dernière remarque renvoie à d’autres épisodes, peu connus, mais présentés comme inac-
ceptables et qui servent à nourrir la rancœur des habitants en toute bonne conscience puisque
cette fois, se posant en défenseur de la mémoire collective et patrimoniale, ils entendent aller
bien au delà du conflit privé. Dans l’imaginaire l’excès change de dimension et devient profa-
nation :
« Une année, pour installer des gradins dans le cloître du cimetière, ils ont
creusé un peu bas et ils sont tombés sur les corps, sur les squelettes des moines, des
chartreux, qui avaient été ensevelis, selon leur tradition, à même la terre. Et tout ça à
coups de pelle mécanique, puis ils ont tout chargé sur des camions et à la décharge ! Je
suis allé voir le directeur pour lui expliquer ce qui se passait, pour expliquer la profa-
nation qui se passait. Il m’a envoyé sur les roses et m’a expliqué que ça ne me concer-
nait pas. C’est vrai que c’était pas nos vrais morts, ceux de notre famille, mais ils nous
représentaient aussi, ils avaient vécu là comme nos aïeux, c’était un peu une descen-
dance. Et puis on connaissait tous les noms, ils les ont aux Archives de Nîmes, c’était
pas des inconnus, il fallait quand même continuer à les honorer ou au moins laisser
leurs restes dans la paix ! ».
« Cette histoire des os des morts, je m’en souviens bien. Je passais place Saint
Jean et j’ai vu le sculpteur, André Leblond, qui se baladait avec deux seaux peins d’os
à la main. Je lui demandais d’où ils venaient et il me l’a expliqué, en me disant que les
camions allaient jeter ça aux décombres et qu’il en récupérait un peu pour ses sculp-
tures. J’avais été horrifiée que le Circa laisse faire ça ».
Spoliés, écartés, regardés, selon eux, avec indifférence ou mépris les habitants de Villeneuve
ne sont pas au bout de leur malheur quand ils pestent contre l’équipe du Circa et les « Pari-
siens » car ils peuvent encore, pour un temps, déambuler quasiment à leur guise dans la Char-
treuse, ignorant l’orage qui se prépare et qui va modifier encore plus radicalement leur rapport
au monument.

251
La cité interdite.
A l’été 1983, une grille est posée sur le portail de La Valfrenière, à l’entrée de l’allée des Mu-
riers, déclenchant la colère du maire qui brandit des menaces qui n’auront aucune suite, si ce
n’est peut-être de ralentir et de freiner un temps, un mouvement de fermeture longuement pré-
paré. Au bout de quasiment dix ans d’existence le Circa se heurte à de multiples problèmes
concernant la sécurité des biens entreposés pour les spectacles, les divers ateliers, les cours de
danse… et se présente, en permanence, comme la victime potentielle de vols et de dégrada-
tions diverses, sans compter qu’il veut assurer aux résidents qu’il commence à recevoir la sé-
rénité nécessaire à leur création. De fait, au fur et à mesure que les derniers occupants quittent
les lieux, il n’a de cesse de récupérer l’espace qu’ils occupaient et de limiter le déplacement
de ceux qui restent, son souhait ultime étant que la circulation publique soit définitivement in-
terdite dans la Chartreuse. Et, pas à pas, la Chartreuse se ferme, au nord comme dans le pas-
sage qui donnait rue des Greniers. La colère a grondé dès la pose de la première grille, mais
elle prend l’allure d’émeute pour les dernier dissidents qui usent de tous les moyens, lettres au
maire, au Conservateur Régional des Monuments Historiques, interpellations des responsables
du Circa, voire menaces et annonce de mesures de rétorsion :
« Moi, la Chartreuse je l’ai toujours traversée et j’oublie pas que mon père et
mon grand-père avaient une cave. Ça commençait déjà, l’Etat avait essayé de nous la
voler sans façons, et il avait fallu faire un procès pour récupérer une partie de sa va-
leur. Aussi, quand ils on tout fermé je leur ai dit clairement : « Moi je viendrai quand
je veux et si je veux pour aller sur la place Saint Jean. Et s’il faut j’amènerai une
brouette de purin et je passerai par la piste d’atterrissage (ça c’est à l’entrée, ils ont fait
un hall de réception luxueux avec du verre par terre, et des loupiotes, on se croirait sur
un terrain d’aviation), et vous pouvez croire qu’il en tombera du purin. Je vous embau-
merai moi, vous verrez ce que c’était la Chartreuse avant ! ».
D’autres, plus timides, préfèrent la ruse :
« Il y avait une vieille dame qui habitait vers le haut de la rue de la Bugade et
chaque jour elle traversait la Chartreuse pour le promener en allant faire ses courses.
Quand les grilles ont été fermées, pendant longtemps, elle guettait que quelqu’un
passe, employé ou résident, et elle s’engouffrait dans la Chartreuse, elle pouvait pas
s‘en empêcher. C’était très émouvant, et moi, les autres aussi sans doute, chaque fois
que je la voyais je fermais les yeux ».

252
Parce que, en réalité, fermer l’ancien couvent ce n’est pas seulement provoquer une gêne et
multiplier la longueur des déplacements, c’est aussi s’attaquer, symboliquement, à un terri-
toire perçu comme un dernier bastion de liberté. Les gens du quartier allaient y flâner les soirs
d’été, ils s’y rendaient pour bavarder entre voisins et connaissances, assez fiers de ce senti-
ment de communauté un peu à part qui subsistait encore malgré les restaurations set les trans-
formations. Cette amertume était partagée, d’ailleurs, par la plupart des gens de Villeneuve
car ne pas se rendre à la Chartreuse n’interdisait pas de percevoir sa fermeture et son retrait
comme une amputation aussi douloureuse qu’insupportable. Dès lors, coupée du monde la
Chartreuse devient source de discours, souvent véhéments sur la fermeture :
« J’y suis allé plusieurs fois parce que je fais partie de « l’Association des
Chercheurs de Trésors », et nous avons essayé d’y renter avec des collègues pour voir,
pour vérifier ce que dit Charroux, parce que sur une carte, dans un de ses livres, il
donne une flèche avec l’emplacement du trésor. Mais rien à faire, chaque fois on a
trouvé porte close. Ils doivent tout garder pour eux comme toujours. Ils doivent
fouiller avec les gens de l’Etat, ils n’ont pas besoin d’autorisation eux ! ».
« C’est que des Parisiens qui y travaillent, vous pouvez chercher les gens du
pays. Ils arrivent le matin de Paris, avec le turbo, et le soir vous avez plus personne, ils
rentrent à la capitale. C’est simple, ils font même pas immatriculer leur voiture. Et
quand ils sont là, ils restent entre eux, vous êtes tranquille que c’est pas eux qui vont
faire marcher le commerce !
Ils arrivent et ils se ferment, ils bouclent tout pour faire leurs affaires, que ça
doit pas toujours être bien brillant. Mais ça vous en saurez rien, c’est l’Etat, c’est
comme avec les militaires, c’est des secrets d’Etat ».
Le fantasme de l’Etat tout puissant qui prend naissance avec les premières opérations de va-
leur en 1910, et qui est donc profondément enraciné, est pourtant battu en brèche, maintenant,
par un nouvel ensemble métaphorique généré à la fois par l’expansion du Circa et par la fer-
meture des lieux :
« Vous savez comment on l’appelle ici la Chartreuse ? On dit « le Vatican ».
C’est fermé pareil que là-bas et comme vous voyez jamais le pape au Vatican parce
qu’il est toujours dans sa chapelle, ici c’est le directeur que vous voyez jamais parce
qu’il est dans ses bureaux. C’est vrai que des fois il se montre, mais il fait comme le
pape à Saint Pierre quand il fait la bénédiction, vous le voyez pas souvent, et de loin !

253
Exposition, Circa, 1981

254
Ils ont retrouvé la vie d’avant, de ces papes qui venaient d’Avignon parce
qu’ils étaient plus tranquilles ici, qu’ils risquaient pas de se faire assassiner, et aussi
parce qu’il y faisait meilleur. Seulement c’est comme avant, le peuple doit rester de-
hors et lui il profite de rien ! »
La règle reste donc le sentiment d’exclusion et de fascination pour cette Cité Interdite : hier il
était difficile d’y pénétrer à cause de la peur qu’elle inspirait, puis ses habitants indigènes en
ont été exclus et de hautes grilles maintenant l’isolent du reste du monde, contrée mystérieuse
dont il n’est possible que d’imaginer les rites, propice à toute les rêveries envieuses sur la
puissance, la richesse et les mystères.
Parallèlement ou en réponse à ces accusations, sans doute les deux, le Circa s’est ef-
forcé de mettre en place des dispositions particulières pour les Villeneuvois, destinées à apai-
ser leur colère et à dissiper les malentendus. Malgré tous les efforts déployés par la Drac et
par les responsables qui se sont succédés à sa tête, il n’a jamais été possible, pour des raisons
réglementaires, d’octroyer une gratuité complète d’accès pour les habitants de la petite ville
et, a fortiori, encore moins pour leur assurer le libre accès de la Chartreuse. Pour pallier cette
impossibilité a été instauré le principe d’une carte à prix réduit réservée aux autochtones qui,
au fond, a eu un effet contraire à celui recherché, puisque elle n’a jamais eu d’autre consé-
quence que d’exacerber les passions et la rancœur. Dans un premier temps ce qui est mis en
cause c’est le coût, fut-il minime, de la carte, l’action même de payer :
« Partout il faut payer, il faut payer ! Vous allez aux Baux de Provence, vous
montez au château, et quand vous arrivez en haut, il faut payer pour accéder jusqu’au
bout. Ça ne donne pas trop envie d’y aller ».
« Moi, et pourtant Dieu sait que ça me plaît, au Pont du Gard j’y vais plus. Il
faut prendre un billet, là aussi, toujours payer ! C’est comme à la Chartreuse. C’est en-
lever à ceux qui sont du coin la facilité d’aller voir ce que leurs pères ont toujours vu
sans payer ! Finalement, on détourne la population de Villeneuve de ce lieu. C’est pas
normal ça !Que ça appartienne à l’Etat c’est un fait, mais à mon avis ça devrait nous
appartenir, c’est nous quand même qui avons payé. On devrait quand même pouvoir
rentrer chez nous ! ».
La dernière remarque de ce Villeneuvois montre bien que la question pécuniaire n’est qu’un
prétexte, que la spoliation matérielle est aussi un écran de fumée, et que la blessure est plus

255
profonde, car c’est dans leur identité que les Villeneuvois sont le plus touchés. Tant qu’ils
pouvaient aller et venir librement dans la Chartreuse ils pouvaient récriminer contre certaines
animations, se plaindre de l’inadéquation entre certains spectacles et le lieu, mais ils se sen-
taient partie prenante, parfois trop peu écoutée selon eux, mais tout de même acteurs consulté
sinon tolérés. Avec la fermeture des grilles c’est l’exil, et certains, quand ils évoquent la carte
qui leur donnerait accès à la Chartreuse n’hésitent pas à parler d’ausweiss, d’un laissez-passer
nécessaire pour passer de la zone non-o au territoire envahi. Tous, sans aller aussi loin dans
l’imprécation métaphorique, mettent en avant le même sentiment d’humiliation :
« Je sais bien que le forfait pour les familles villeneuvoises est très peu cher,
encore que je sais pas actuellement avec la pauvreté de certains si tout le monde pour-
rait le payer, mais je trouve que c’est une honte. On dirait qu’il faut montrer patte
blanche pour entrer chez nous. Je trouve ça déplorable ».
Au quotidien le refus peut être total, et soigneusement cultivé, même si les choses se passent
parfois autrement. La même informatrice qui nous confiait qu’elle prenait plaisir, à l’occasion,
à aller manger au restaurant d’été de la Chartreuse ou à y amener des amis lors de certains
spectacles, emportée par la colère convenue que doit afficher tout autochtone qui se respecte,
déclarait ensuite, dans le même entretien :
« Je l’ai pas leur carte, je l’ai jamais eu et je la veux pas ! Ils me la donneraient
que la foutrais au feu. Je veux pas y aller dans leur prison, qu’ils restent entre eux,
maintenant qu’ils nous ont tout pris !».
Toutes les autres tentatives d’actions du Circa vers l’extérieur sont lues, à leur tour comme
des manœuvres et des ruses qui ne sauraient les tromper :
« Vous savez pas qu’ils essaient de nous acheter, même ! De temps en temps
ils nous envoient des invitations spéciales pour certains spectacles. Sans doute quand
ils ont peur de pas avoir assez de monde. Mais nous, avec mon mari, on s’est jamais
laissé avoir, on a notre fierté, et on a toujours refusé l’aumône ».
La proposition la plus critiquée, qui de toute manière, n’a rencontré pour ainsi dire aucun
écho, dans la population de souche, est la lecture chez l’habitant. A cette occasion une maison
accueille, en y invitant des amis ou des connaissances, des comédiens ou un auteur qui
viennent présenter une œuvre dont ils lisent quelques extraits. Une vieille Villeneuvoise com-
mente ainsi l’opération :

256
« Pendant longtemps ils nous envoyaient du courrier, beaucoup de courrier, des
invitations, sur un papier glacé, épais…Je ne vous dis pas le prix !seulement ça a si
peu marché qu’ils ont trouvé autre chose. Comme ils veulent rester entre eux, de toute
façon, faire leurs affaires avec les résidents et en vérité ne pas voir les Villeneuvois, ils
nous ont envoyé une lettre : « Voilà, nous autres artistes, nous consentons à venir lire
nos œuvres chez vous, nous voulons bien venir vous présenter nos créations ». Vous
vous rendez compte où ils en sont, d’un côté ils vous parlent de carte, d’invitation et
puis de l’autre ils disent aux Villeneuvois de ne plus venir dans la Chartreuse ! ».
Outre qu’ils se sentent trahis, abandonnés, exclus et rejetés, le sentiment d’obsidionalité des
plus anciens des Villeneuvois est renforcé par la transformation inexorable et brutale de la
ville qui, en deux ou trois décennies, est devenue lieu de résidence principale ou secondaire
pour de nombreux Avignonnais ou nouveaux installés qui restaurent souvent somptueuse-
ment, achètent en grand nombre et qui, acteurs de la vie économique et sociale, entendent par-
ticiper à sa gestion. Tout cela à la grande colère de certains comptant dans les familles les plus
anciennes :
« Nous sommes traqués. On a l’impression que l’on veut nous faire partir petit
à petit. Nos enfants sont encore là, mais pour combien de temps ? les terres ont blo-
quées pour construire, s’ils veulent travailler la terre, comme leurs ancêtres, ils sont
obligés de s’expatrier vers d’autres villages ; Mais le plus grave c’est le manque de re-
connaissance, nous sommes niés en tant que Villeneuvois de souche et nous sommes
envahis.
Or il faut pas oublier qu’à Villeneuve on a toujours eu des privilèges, d’abord
donnés par le roi de France lui-même. En fait, entre guillemets, on ne se prend pas
pour n’importe qui ! On a toujours été la base résidentielle des papes. On a toujours
été contents de l’être et on veut le rester ! Mais pas n’importe comment !On ne veut
pas être envahis par n’importe qui, et on veut que les Villeneuvois restent toujours les
maîtres !
Parce que, finalement, si vous enlevez la population qui a toujours vécu dans le
lieu, vous enlevez une partie de la culture de la ville, et que vous le vouliez ou non,
vous perdez des pans entiers de la mémoire ? Et avec ce vide c’est l’âme même des
lieux qui s’évanouit ».

257
Conquérants, soucieux d’occuper leur place dans la vie collective, mais en même temps sans
le complexe et le poids de la mémoire des lieux, ces nouveaux arrivants vont lier avec le Cir-
ca, en pleine phase d’installation, des liens en apparence différents de ceux des Villeneuvois
mais qui comportent, en fin de compte, beaucoup de similitudes et qui connaîtront un sem-
blable destin.

Les intermittences du cœur.


Quand il arrive à Villeneuve-lès-Avignon, en 1974, chargé de réfléchir à un projet
pour la Chartreuse, Bernard Tournois fait deux rencontres décisives, celle de Serge Lauzet,
instituteur travaillant selon les méthodes Freinet, avec qui il initie la grande opération de dé-
couverte de la Chartreuse par le enfants des écoles, puis celle de Michel Steiner, peintre et
professeur aux Beaux-Arts d’Avignon, installé depuis 1962 à Villeneuve qui, père de famille,
s’investit beaucoup dans l’association des parents d’élèves :
« Le Ces venait d’être construit et, entre midi et deux, des clubs étaient propo-
sés aux élèves. Comme Villeneuve était une ville essentiellement résidentielle, il
s’agissait de clubs choisis, comme un club d’échec…Moi qui ai toujours eu un côté un
peu provocateur, par réaction j’ai proposé la mise en place d’un club occitan. Il faut
aussi reconnaître que l’époque voulait cela. La première manifestation a porté sur les
métiers de la vigne et du vin. Comme les élèves venaient de communes viticoles, j’ai
pensé qu’il serait bon de mettre en relation des parents un peu « bobos » et des parents
cultivateurs. Le responsable technique de l’affaire était le chauffagiste du Ces, qui était
en même temps un vigneron, et tout a bien marché, nous avons fait une grande exposi-
tion, plutôt originale dans sa démarche. En effet, lors du vernissage, le 8 juin 1974, de
nombreux espaces étaient vides, du papier blanc et des feutres étaient mis à la disposi-
tion du public pour qu’il puisse faire part de ses remarques ou apporter sa contribution,
il lui était aussi demandé de prêter les objets qu’il possédait sur le thème pour enrichir
l’exposition. Le succès de la manifestation a été total et, la découvrant, Bernard Tour-
nois nous a proposé de l’installer dans la Chartreuse l’année après, avec quelques
moyens supplémentaires, mais en conservant son esprit, soit une participation active
de la population ».
Par certains côtés l’exposition perd un peu de sa spontanéité dans la mesure où les interven-
tions directes des visiteurs sur les panneaux déjà montés sont supprimées, mais elle conquiert

258
toujours bon nombre de Villeneuvois qui continuent à apporter qui un outil, qui de la vaisselle
vinaire, qui des objets ayant trait au monde la vigne. Deux fois par mois les participants se
réunissent à la Chartreuse pour la préparation matérielle des supports, des panneaux, de la
mise en espace…à l’initiative de la petite équipe du Circa, et surtout de Michel Steiner, de sa
famille et de ses amis, bénévoles qui consacrent leurs soirées et leurs loisirs au projet, en
bonne entente avec les Villeneuvois qui commencent à se laisser apprivoiser par ces « nou-
veaux venus ». Pendant plus de trois ans, filant de nouveaux thèmes en liaison avec le monde
rural, l’aventure continue et les échanges entre acteurs s’intensifient, les néo-Villeneuvois,
participant à toutes ses aventures, se faisant les hérauts du Circa : inlassables ils viennent aux
cours de danse, participent aux divers ateliers, collaborent à la réalisation de films expérimen-
taux, accueillent chez eux, pour des lectures, résidents ou comédiens de passage. Symbolique-
ment ils ont fait de la Chartreuse leur maison, ils participent largement à son ouverture et à
son rayonnement. Puis, peu à peu le Circa s’institutionnalise et ses permanents ont quelque
difficulté à cohabiter avec ces acteurs ouverts à toutes les curiosités, pleins de fantaisie qui ne
comptent pas leur temps et qui se sentent chez eux à la Chartreuse. De remarques peu amènes
en indifférence affichée, voire en refus catégoriques, la situation se détériore, la cohabitation
devient de plus en plus difficile, et les alliés d’hier, devenus encombrants, sont mis à l’écart
ou, pour le moins, il leur est demandé de se cantonner à un rôle de spectateurs, enthousiastes
mais passifs. Il est aisé de comprendre que leur amertume, quand on sait l’énergie déployée et
l’investissement passionnel dans le projet, ne soit pas complètement apaisée, d’autant qu’ils
vont perdre, par ailleurs, le soutien de ceux qui les avaient accueillis. En effet, alors que les
Villeneuvois sont les premiers exclus des changements d’orientation de la Chartreuse, eux
collaborent encore pour un temps, et, malgré eux, ils se retrouvent assimilés à l’ennemi natu-
rel et ils reprennent le masque convenu de l’envahisseur :
« De nouveau nous avons eu droit aux mêmes noms d’oiseaux dont les intellos
ou les gens d’en haut, parce que pour la plupart nous habitions des villas sur les hauts
de Villeneuve, étaient les plus gentils. Ceux qui travaillaient avec nous hier étaient
d’autant plus hargneux à notre encontre que ceux qui n’avaient jamais voulu venir à la
Chartreuse se moquaient d’eux. « On vous l’avez bien dit, vous avez voulu travailler
avec des Parisiens, et maintenant vous êtes comme des couillons. Ils restent tous entre
eux, et ils vous ont foutu dehors ! Ils valent pas plus les uns que les autres. ».

259
Sans compter que les alliances passées avaient souvent quelque chose de tactique pour les in-
digènes : en effet, pactiser avec les nouveaux venus permettait de mettre un pied dans la Char-
treuse et, sans venir à résipiscence, de faire oublier leur indifférence passée. D’autres signes,
aussi, avaient déjà montré les limites de cette convivialité apparente, en particulier l’atelier
d’art plastique, destiné aux enfants, installé place Saint Jean dans les sanitaires actuels :
« Durant un temps nous avons eu, à l’école de Montolivet, un atelier d’art plas-
tique que ma fille animait, et que nous avions installé place Saint Jean. Y venaient les
enfants de Montolivet, bien sûr, certains enfants de Santa Maria (l’école privée reli-
gieuse) même, mais aucun enfant de la place Saint Jean. Les parentes refusaient de les
laisser venir, sans doute parce qu’ils ne payaient pas, que nous les acceptions à titre
gratuit alors que les autres enfants devaient s’acquitter d’une cotisation. Nous trou-
vions ça dommage et ça serrait le cœur car nous les voyions nous regarder avec envie
quand nous allions chercher de l’eau à la fontaine puisque nous n’avions pas d’eau
dans la cellule ».
Toutes ces avanies et les changements intervenus dans les relations entre gens du Circa et la
frange de public intéressée ne doivent pas laisser croire à une rupture brutale et totale, mais
plutôt à un commerce à éclipses, passionnel, dont les figures varient selon les circonstances, la
participation proposée ou, encore plus, avec les relations qu’entretient ce public avec les res-
ponsables, et en particulier avec les trois directeurs qui se sont succédés et qui sont tantôt
voués aux gémonies, tantôt loués comme des personnages exceptionnels ;
« Nous nous entendions très bien avec le premier, tant nous avons fait de
choses ensemble et reçu de lectures et de comédiens avec plaisir dans notre maison de
campagne. Puis les choses se sont un peu gâtées quand la Chartreuse s’est repliée sur
le théâtre contemporain, offrant trop souvent des textes illisibles et des manifestions
absurdes.
Sans compter l’art qu’ils ont eu de faire le vide, se voulant une annexe, finale-
ment très élitiste d’Avignon, abandonnant des spectacles qui savaient être grand public
et de bon niveau. Il y a eu aussi les « disparitions », c’est à dire que le directeur choi-
sissait d’abandonner telle ou telle activité, comme les « master classes » de musique
par exemple. Mais pour nous la goutte d’eau a été l’affaire du cercle médiéval, animé
par un historien de renom qui assurait son activité dans la Chartreuse depuis de nom-
breuses années et qui a appris brutalement que ses sessions étaient supprimées au pré-

260
texte qu’il venait de prendre la retraite ! Aussi quand nous avons reçu la lettre se la
Chartreuse qui expliquait sa décision par un désir de renouvellement, nous avons ré-
pondu que pour apporter notre contribution à ce désir, nous ne prendrions plus la carte.
Ce qui me révolte c’est que le directeur a agi comme un haut fonctionnaire bor-
né, méprisant pour les faibles et à plat ventre devant les puissants. De plus il était an-
noncé des activités destinées à remplacer celles du « Cercle », et nous n’avons rien vu
venir, du moins dans le domaine des conférences ».
Avec cette rupture avec les « néo-Villeneuvois » se clôt, au moins passagèrement, un cycle
d’ouverture et de fermeture qui révèle la nature profonde du monument et les modalités de
construction de son imaginaire et de sa perception. Loin de la sérénité mémorielle qu’il est
convenu de prêter aux vieilles pierres, il est le miroir des utopies et des rêves de puissance de
tous ceux qui, en un vaste discours inconscient, entendent fondre leur destin avec le sien et se
faire les seuls maîtres de ce royaume, territoire inexpugnable mais sans cesse menacé. Dialec-
tiquement donc les derniers ne veulent pas l’abandonner, ceux qui sont à ses portes rêvent de
s’en emparer, et, à l’intérieur, nantis d’une mission dont la nature change selon la fonction des
acteurs, architectes, gens des services des Monuments Historiques, animateurs, gestionnaires,
ou créateurs contemporains, unissent leurs forces, dans des pactes fragiles et incertains, pour
contenir toutes les invasions et prévenir toutes les dérives qui pourraient nuire au codex qui
résume le bon usage du monument. Rumeurs contre rumeurs, plaintes contre récriminations,
rancœur partagée, au long de raisons parfois différentes, la vie de la Chartreuse est scandée
par les intermittentes manifestations de colère et de dépit du dehors auxquelles font écho, à
leur tour, les interrogations, les hésitations ou les changements qui affectent la vie intérieure
de l’enceinte.

Fluctuations, mouvances : le théâtre de la mémoire.


Dans le tremblement de l’espace.
Figée, aux yeux du monde, dans le mystère et la sérénité de son atemporalité, la Char-
treuse n’échappe pas pourtant à un autre tumulte qui est celui de la recherche incessante de
l’ordre profond qui commanderait à son sens. Là tout n’est que mouvement, « désordre », va-
et-vient, recomposition. Les plus anciens seuls sont capables de rendre compte de ces varia-
tions topographiques qui affectent, depuis l’origine du Circa, l’organisation des services,

261
chaque directeur jugeant que l’emplacement de son bureau ne lui convient pas, que les diffé-
rents acteurs n’occupent pas la bonne place, sans oublier les transformations à l’intérieur d’un
même mandat, au gré des modes et des variations de l’imaginaire. Le même vacillement
concerne l’ensemble des autres lieux qui, tous, s’inscrivent dans une durée de vie limitée, soit
qu’ils soient désaffectés avec l’abandon d’une activité, soit qu’ils se transforment avec le dé-
part de ceux qui les ont animés, ainsi en va-t-il de la « cuisine » mythique de Coco où, sous sa
houlette chaleureuse et originale, dans une ambiance qui tient d’ores et déjà du légendaire, se
sont succédées les vagues de résidents. De manière régulière aussi les structures d’accueils
sont déplacées, au gré de mouvements de faible amplitude ou de plus forte ampleur, selon des
raisons qui tiennent en apparence à l’air du temps, mais qui s’inscrivent en fait dans des va-
cillations liées à la nature et à l’évolution du bâtiment, dont les variations, plus ou moins im-
portantes, semblent la règle. Simple grange dépendant de l’abbaye Saint André, qu’Etienne
Aubert, le cardinal, acquiert avant de la transformer en palais quand il deviendra pape sous le
nom d’Innocent VI, la Chartreuse est ensuite léguée à l’ordre de Saint Bruno, mais, durant un
temps, palais pontifical et couvent coexisteront. Au fil des années qui suivront, en fonction
des besoins et du succès de l’ordre (au départ il n’y avait que douze cellules), des bâtiments
sont rajoutés, certaines parties sont modifiées et ce jeu, donc ancien, de transformation conti-
nue jusqu’à la vente de la Chartreuse au titre des biens nationaux, pendant la Révolution.
La même indécision, le même mouvement de métamorphose se donne à lire dans les
projets et les actions de restauration. Il ne s’agit jamais, bien entendu, de remettre en cause la
globalité de l’appareil, mais, çà et là, les ordre contraires s’enchaînent au gré des architectes
en chef : ainsi, dans les années 2000, il est décidé de refaire un pignon en s’inspirant d’un des-
sin du XVIIème siècle. Puis, se fondant sur les dessins de Formigé de 1909, un autre architecte
en chef fait détruire le pignon neuf. Pendant longtemps il est décidé de ne pas reconstituer le
cloître de la place Saint Jean tel qu’il existait, avec ses galeries couvertes disparues, actuelle-
ment ce rétablissement est à l’étude. Sur cette même place, auparavant, les restaurateurs
avaient décidé de combler un trou entre deux bâtiments et d’y installer trois cellules superpo-
sées.
Mais le motif récurrent de ces déambulations architecturales, le mieux partagé aussi
par les différents acteurs, est celui de « la visite ». Régulièrement les circuits sont modifiés
pour être plus « authentiques », selon l’expression d’un architecte en chef, et correspondre
ainsi à un usage qui ne fut sans doute que ponctuel, si ce n’est très aléatoire… La même fer-

262
veur pour le changement, où la recherche des origines se mâtine de modernité, se retrouve
chez les dirigeants du Circa, au point de devenir une préoccupation essentielle dans le panora-
ma de l’organisation de l’espace :
« A la lumière de l’expérience acquise au cours des trois dernières décennies,
et compte tenu des projets de rénovation en cours ou à venir, un thème de réflexion,
peut être dégagé, susceptible de faire l’objet d’expérimentations et de propositions en
matière de création architecturale : celui des circulations. Dans un monument comme
la Chartreuse, du fait de son étendue, de sa configuration topographique sur plusieurs
niveaux, de sa structure architecturale née de sa vocation monastique (logements des
moines, cloîtres) et de son usage moderne (lieu de résidence d’écriture, d’expérimenta-
tions artistiques, d’accueil de publics diversifiés), cette thématique des circulations,
horizontales et verticales, s’impose à la fois comme la plus problématique de l’adapta-
tion d’un bâti ancien à des usages modernes et la plus pertinente quant à la recherche
de solutions architecturale originales » (de Banes-Gardonne 2007:3).
Ainsi donc, à la rumeur du monde qui n’y voit qu’un édifice clos, immuablement silencieux et
inaccessible dans la morgue de sa pétrification et de ses petits maîtres, les nouveaux occu-
pants de la Chartreuse opposent un mouvement perpétuel qui laisserait parfois croire qu’ils
s’efforcent, par tous les moyens, d’échapper au vertige minéral insidieux que secrèteraient les
lieux, comme si ceux-ci, par nature, se plaisaient à contrarier tous les désirs de modernité et
invitaient à une culture, irrésistible, de la permanence. Or ce désir de permanence, d’immobi-
lité temporelle, est aussi à l’œuvre, face concave des mutations renouvelées, dans la politique
menée par les acteurs du Circa. A la force du bruissement et de la transformation répétée ré-
pond le désir du transcendantal, de l’éloge contemplatif du passé et des origines, qui se dé-
cline autour du sacré et de la reconstitution mémorielle.

L’immarcescible sacré.
Fil rouge et élément fondamental de la doctrine depuis le début des travaux de restau-
ration du monument, et surtout de la mutation de ses fonctions avec l’installation d’un centre
culturel, le respect de « l’esprit du lieu » a valeur de commandement dogmatique avec comme
corollaire « la fidélité au sacré ». Critiquant très tôt les projets du Circa, trois ans à peine après
qu’il ait initié son action, l’Inspecteur Général des Monuments Historiques, Y.M. Froidevaux
rappelle la doctrine et ce qu’elle a d’intangible :

263
« Il faut remarquer que les monuments anciens exercent un attrait de plus en
plus grand sur nos contemporains qui viennent y chercher un contact avec le passé
dont ils ont tous plus ou moins la curiosité, voire même la nostalgie, de telle sorte que
le premier devoir d’un monument important désaffecté de son usage originel est d’être
ouvert à la visite ; il est alors primordial que rien ne puisse venir altérer en quoi que ce
soit le caractère du message qu’il porte.
Il est certain que dans ces conditions l’installation d’un centre d’animation
culturelle, dans un ensemble aussi spécial que la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avi-
gnon, pose des problèmes très redoutables : retraite de silence, de réflexion, de prière,
de travail et de sacrifice ce fut le domaine de l’absolu, l’animation paraît ici un contre
sens ».
L’Inspecteur Général est ainsi amené à préciser des interdits absolus :
« L’église.
Le caractère de l’église « à chœur ouvert » est d’autant plus sacré qu’elle renferme la
tombe du pape Innocent VI ; sa beauté austère, alliée à la poésie que lui confère la
brèche ouverte sur le ciel et le site du Mont Andaon, rend ce lieu particulièrement
émouvant. La présence silencieuse des restes d’un grand pape doit y imposer un res-
pect total.
Cette partie de l’église devrait donc demeurer dans le dépouillement et le silence.
Seuls des concerts de musique religieuse y sont admissibles, toute exposition profane
ne peut qu’altérer son esprit et toute autre manifestation ou spectacle y est indécent.
Cloître de l’église.
Ce cloître est un espace architectural de perfection qui doit être laissé à la contempla-
tion sans venir y ajouter quoi que ce soit (à cet égard l’implantation pendant la pré-
sente saison des silhouettes de « tourne au vent » a un effet de dissipation regrettable).
Sur les murs des galeries rien ne devrait y être accroché, sinon des documents ayant
trait à l’ordre Cartusien, la salle capitulaire étant réservée à des expositions d’œuvres
de très grande qualité si possible d’art sacré.
Grand cloître.
L’aire centrale du cloître est occupée par le cimetière des religieux, il doit donc rester
le lieu du repos et de la paix et constituer un espace vert intangible où on devrait re-

264
trouver les croix telles que les documents anciens nous l’ont transmis » (1er septembre
1977, rapport au Directeur de l’Architecture).
Cependant, immédiatement, le Circa donne des gages - il ne cessera d’ailleurs de le faire
ponctuellement - à cette volonté d’exaltation de la mémoire de l’ancien couvent. Dès la pre-
mière saison d’été des sessions de chant grégorien ont lieu tous les soirs, puis quasiment tous
les grands noms de la musique chorale religieuse se succèderont à la Chartreuse au long des
années. Bernard Tournois se souvient aussi de ce frère du Désert, en visite à la Chartreuse,
tombant à genoux, bouleversé par la reconstitution de la cellule d’un chartreux, lui déclarant
« Vous avez retrouvé leur esprit. C’est le meilleur exemple de ce que pouvait être leur vie ! »,
ou de cet évêque, qui l’embrassa pour le remercier, enthousiasmé par une installation lumi-
neuse dans la Bugade , où le croisement de rayons laser construisait un ciboire en holo-
gramme. En 1984 c’est toujours Bernard Tournois et le président Jacques Rigaud qui donnent
leur accord pour que soit commémoré par une messe solennelle, dans la Chartreuse de Ville-
neuve-lès-Avignon, le neuvième centenaire de la fondation de la Grande Chartreuse par saint
Bruno. Cet unanimisme n’est, cependant, que de façade, et si d’un côté il s’agit d’une tenta-
tive pour remettre un pied dans la Chartreuse, de l’autre il ne s’agit que de concessions éphé-
mères qui ne remettent pas en cause la ligne générale du Circa, à savoir l’exploration et l’ex-
périmentation des formes les plus contemporaines et les plus fructueuses de la création.
Condamnations sans équivoque, tensions et conflits plus ou moins ouverts autour du
sacré et surtout du respect de la définition traditionnelle du sacré sont ainsi le lot du compa-
gnonnage du centre culturel avec ses différents partenaires que peut illustrer, par exemple, le
projet d’une installation d’art contemporain dans la chapelle des Morts, dans la Chartreuse, en
1988. Le premier avis, celui que transmet Olivier Poisson, Chargé de Mission d’Inspection
des Monuments Historiques, au Conservateur Régional des mêmes Monuments, est aussi pru-
dent que parfaitement technique, mettant en avant deux conditions :
« - limitation de toute intervention ou altération des structures (fixations, scellements,
etc…) à ce qui serait le fruit d’une utilisation fonctionnelle normale.
- réversibilité totale de l’aménagement envisagé » (1er mars 1988).
L’Architecte en Chef est beaucoup plus réservé et, surtout, il dépasse le cadre de la pure ob-
servation réglementaire pour se poser en gardien du temple, chargé de dire la loi même si elle
n’est pas écrite :

265
« Si l’intérêt, dans un centre d’art à vocation qui est celle du Circa, est celui
d’utiliser une partie de l’édifice appelée à constituer un écrin de la future œuvre
contemporaine, il est nécessaire de fixer les orientations de la complémentarité œuvre-
écrin. Il sera également nécessaire de pouvoir fixer les limites qu’il est demandé de ne
pas dépasser pour que la signification de l’œuvre contemporaine ne soit en contradic-
tion avec l’esprit du lieu, ni avec l’environnement. Il faut rappeler qu’au stade de la re-
mise en état des lieux, un grand effort de cohésion a été effectué dans le cloître du ci-
metière et dans la présentation des cellules adjacentes. Les bâtiment ont retrouvé leur
rythme, leur volume initial et le recueillement des cellules autour du jardin des morts.
Il n’est pas souhaitable que l’œuvre crée une rupture dans un lieu dédié à la
méditation. Il serait nécessaire que l’ensemble reste dans son calme, sa solitude, son
silence.
A ce titre, toute décoration en rupture, mouvante, colorée, ne serait pas à sa
place dans cette chapelle ou alors prendra le parti de déstabiliser les caractères qui sont
les fondements spirituels de la Chartreuse. Ceci exclue tout élément rapporté de type
exubérant.
Quelle que puisse être l’inspiration de l’artiste, il devrait lui être demandé de
respecter l’esprit du lieu, pour que son message soit cohérent avec celui de l’environ-
nement spirituel de l’édifice » (3 mars 1988).
Comme à l’ordinaire la querelle des Modernes et des Anciens, après des échanges assez vifs,
trouve son épilogue devant la Commission des Monuments Historiques par une décision me-
surée et tiède dont elle a le secret, qui renvoie dos à dos les consultants, leur fait croire que
chacun a eu gain de cause ou nourrit leur rancœur pour ne pas avoir été écoutés jusqu’au
bout :
« La Commission donne son accord à un projet de création contemporaine évo-
quant la mémoire de cette chapelle. Elle estime que cette évocation pourrait être mar-
quée par un dallage ou par des aménagements à caractère réversible. Elle souhaite que
le projet prenne dans tous les cas en compte la dignité des lieux » (séance du 20 no-
vembre 1988).
Il serait faux, néanmoins, de croire que ces discussions répétées à propos de la sacralité des
lieux soient propres à la seule Chartreuse car, dans les faits, elles surgissent, avec plus ou
moins de vigueur, dans tous les cas de réutilisation des monuments historiques et en particu-

266
lier des édifices à tonalité religieuse. Paradoxalement le degré d’émotion est moindre dans le
cas de transformation radicale de l’usage que dans l’utilisation à des fins culturelles. Ainsi
dans le cas des églises ou des chapelles transformées en gymnase ou locaux fonctionnels, la
rupture de sens est tellement brutale que toute polémique s’éteint une fois la transformation
accomplie. Il en va tout autrement, donc, dès que les bâtiments ont pour nouvelle mission
d’accueillir des concerts, des expositions ou des spectacles encore que le contenu de ces mani-
festations détermine des postures totalement différentes : la multiplication des concerts de
« musique classique », sacrée ou profane, outre qu’elle est bien acceptée, apparaît même, dans
à peu près tous les cas, comme une valorisation du lieu alors que les expositions ou autres
« installations » d’art contemporain sont, souvent, objets de polémiques ou au moins d’incom-
préhension. Si la plupart de ces interventions donnent lieu à discussions et à échanges pas-
sionnels (Soulages et Le Goff 2003, Blanchy 2004), cette dimension n’altère en rien leur
nombre, au contraire semble-t-il, et la liste de plusieurs dizaines de manifestions dans des
lieux, anciennement ou toujours cultuels, relevées en 2002 (Charbonneaux et Hilaire) est au-
jourd’hui très largement dépassée. Cette insistance mérite à la fois d’être précisée et éclairée.
Il faut d’abord noter que c’est le seul « art contemporain » qui est en cause, et il ne saurait en
être autrement puisque c’est lui seul qui est demandeur de ces espaces. Tout se passe comme
si chapelles, églises ou couvents n’étaient susceptibles que d’accueillir tantôt les œuvres liées
à leur usage premier, calvaires et statues anciennes ou sulpiciennes, tableaux de genre (Des-
cente de croix, Jugement dernier, Annonciation…), tantôt les créations les plus nouvelles,
l’ « art moderne », et a fortiori classique, ne trouvant sa place « naturelle » que dans les mu-
sées. Certains ont voulu expliquer ce choix par des aspects pratiques, entre autres celui de
l’espace et du volume qu’offrent les très hautes arcatures, et donc la possibilité d’abriter et de
mettre en valeur des installations aux dimensions imposantes. Ce critère, vraisemblable, ne
peut faire oublier à lui seul les inconvénients inhérents à de tels lieux où la lumière, par
exemple, n’est pas toujours favorable, où les offices et le recueillement des fidèles entraîne de
nombreuses contraintes s’ils ne sont pas complètement désaffectés, où la rencontre entre mé-
moire et contemporain tourne parfois à l’esclandre…
Bien au delà des possibilités techniques qu’offrent ces édifices, il convient, selon nous,
de chercher le sens de cette demande dans la démarche même, qui semble tenir à la fois de la
mutation symbolique et du transfert de sacralité. Il ne s’agit pas de conserver les traces du
passé, des objets conventionnels et attendus, devenus obsolètes, mais de s’inscrire dans un

267
mouvement d’investissement métaphorique. D’un côté animateurs, créateurs, public, ignorent
ou rejettent les signes des anciens usages religieux, mais, d’un autre, ils entendent récupérer la
présence du lieu, son « être-même », la spiritualité et le sentiment d’immanence qu’il secrète.
Au prix d’une formule un peu facile tout donne le sentiment que nous passons du lieu cultuel
au lieu culturel, que la lettre ajoutée, dans son roulement, fait office de porte ouvrant peut-être
sur une nostalgie inconsciente, mais plus sûrement sur la quête inassouvie d’un sacré qui, tout
en s’inscrivant dans la modernité des jours, puiserait ses forces dans le passé et se nourrirait
des présences les plus anciennes.

A l’ombre des moines.


Silhouettes profilées qui se lisent en filigrane de tous les discours, même ceux de leurs
ennemis, premiers destinataires si ce n’est tout premiers occupants, âme incontestée de la
Chartreuse pendant plus de cinq siècles, les moines, ou plus exactement l’image que l’on
construit d’eux pour mieux s’en servir, jouent un rôle essentiel dans l’argumentation et le dis-
positif de justification que mettent en place le Circa. Dans son rapport fondamental de 1974,
Bernard Tournois met en avant une impérative bonne connaissance de l’histoire des Char-
treux :
« Cette analyse documentaire était nécessaire car réanimer signifie comprendre
en premier lieu ce qui s’est passé quand la Chartreuse était habitée, comment et pour-
quoi elle avait été créée à Villeneuve-lès-Avignon, comment elle avait pu se dévelop-
per et connaître une telle renommée, puisqu’elle fut la plus grande Chartreuse de
France.
On s’aperçoit que les Chartreux étaient des acteurs importants de la vie régionale aux
plans :
. Economique et politique : assainissement et mise en valeur de la campagne environ-
nante, moulins à huile, farine, vignoble.
. Social : léproserie, soin aux pauvres gens, nourriture : Boulangerie.
. Artistique : Ecole d’Art de Villeneuve sous l’impulsion du frère Imbert, enlumi-
nures, sculptures, etc…
. Culturel : Ecrits, traductions, bibliothèque… ».
La déclaration d’intention n’est pas neutre et révèle, avant l’affichage et la mise en avant qui
suivra, un des axes principaux du projet : la répétition et le retour aux sources. Avant tout, et

268
pour cela, il faut réduire le hiatus apparent des années 1793-1973, bien montrer, en l’évoquant
à peine, en l’évacuant en quelques mots, que l’occupation laïque n’a été qu’une parenthèse,
que ce laps de temps est finalement un blanc, un balbutiement de la durée. Fracture et acci-
dent, l’invasion provisoire par des « caraques » doit être oubliée au profit de la continuité li-
néaire de l’Histoire qui permet tous les jeux de miroir. En 1974 il est encore tôt pour établir
des similitudes trop évidentes entre les actions des pères d’hier et celles des animateurs d’au-
jourd’hui, mais ces derniers entendent bien reprendre et continuer l’action de leurs prédéces-
seurs en l’intégrant à la modernité : eux aussi vont « assainir », sinon des marais mais cette
« cour des miracles » qui compte encore trop d’indésirables, eux aussi, mécènes, vont recevoir
des créateurs et des saltimbanques souvent démunis pour qu’ils poursuivent leur œuvre, eux
aussi donneront toute sa place aux livres et aux arts…
Ce processus d’identification se fait par étapes. Dans un premier temps, il faut inscrire
les signes et les traces dans le panorama visuel, forcer le trait, passer par le didactisme un peu
lourd mais incontestable de la reconstitution. Celle-ci, dans sa matérialité, enferme dans le
passé, mais elle est, en même temps, un jalon obligatoire à la construction de l’iconographie à
venir :
« Nous avons tenu, bien entendu, à ce que l’histoire de la Chartreuse, sa voca-
tion originelle, la vie des moines soient rendues sensibles aux visiteurs et à tous ceux
qui, à un titre ou à un autre, sont appelés à fréquenter le monument. C’est la vocation
même des cellules-musée que nous avons aménagées avec le concours des pères de la
Grande Chartreuse en Dauphiné ; mais dans l’ensemble du parcours, l’histoire de la
Chartreuse comme monastère est évoquée. C’est bien le moins que nous puissions
faire pour la mémoire de ceux qui ont donné à ce lieu une âme pour toujours » (Rigaud
2006 :65-66).
La deuxième étape, après celle du rappel de la dette et de l’hommage est celle de la mise en
perspective d’une véritable filiation, d’abord de nature intellectuelle, trouvant sa justification
dans le monde de l’art. Ainsi, alors qu’ils sont mordants parfois à l’encontre des activités ju-
gées trop profanes du Circa, les auteurs de Chartreuses de Provence lui accordent pour cela
quelque indulgence :
« Les activités culturelles que la Chartreuse abrite désormais lui assignent une
destination sans doute bien éloignée de la quête mystique des fils de saint Bruno, mais

269
elles s’inscrivent cependant dans une continuité, celle de la création artistique, qui
plonge ses racines aux origines de la maison » (Amargier et alia 1988 :73).
Dans son éditorial au catalogue de l’exposition « 6 siècles d’art contemporain à la Char-
treuse 1356-1986 », présentant des œuvres du Fonds Régional d’Art Contemporain Langue-
doc-Roussillon, le directeur du Circa, Daniel Girard, va encore plus loin, se réclamant d’un
temps aboli, tout en reprenant la figure de la lamentation sur la destruction indigène, pour
mieux signifier l’identification totale des Chartreux d’hier et d’aujourd’hui grâce au prisme de
l’art :
« Visiteurs qui parcourez la chartreuse du Val de Bénédiction, savez-vous que
vous n’en voyez que le squelette auparavant orné de peintures, tapisseries, sculptures,
dont il ne reste plus que quelques traces dans le bâtiment. Comme si des milliards de
fourmis avaient travaillé sans relâche depuis 1792, s’attaquant même à l’ossature pour
faire apparaître de grands paysages de ciel, l’œuvre d’art éternelle.
Jusqu’en 1792, la richesse des chartreux, toute tournée vers la gloire de Dieu avait en-
vahi murs, sols, portes et fenêtres, chaque siècle produisant ses images, à l’image de
son siècle.
C’est de cela qu’il est question dans notre exposition, l’art des chartreux était contem-
porain du siècle dans lequel ils vivaient. Les « nouveaux chartreux » du Circa ne font
que suivre leur exemple.
Visiteurs, ne soyez pas surpris par l’art du XX ème siècle à l’intérieur de nos murs, il est
la suite logique de 6 siècles d’art contemporain ».
Mais la déclaration, pourtant claire, manque encore de force pour certains car il n’est plus
possible de se contenter d’un discours emphatique fondé sur les similitudes ou les échos entre
l’hier et l’aujourd’hui. Il faut quitter le domaine du presque fortuit, du trop ponctuel, pour
mettre en place une véritable rhétorique, multiplier les métaphores, afin de monter qu’il y a
identité profonde, voire fusion symbolique complète, entre les chartreux invités par le pape à
s’installer dans son palais et les artistes ou les résidents accueillis par le Circa. Il appartiendra
au président de la Chartreuse, Jacques Rigaud, qui préside depuis 1977 aux destinées du
centre culturel et peut ainsi se présenter comme chantre de la durée ou nouveau Prieur, de se
faire le héraut de cette réincorporation qui, tenant de la transsubstantiation, introduit dans le
champ du sacré, et donc ainsi les justifie, des activités que leur modernité et leur quête de sens
et de liberté enferment, à l’ordinaire, dans la sphère du profane. Il en appelle, bien entendu à

270
« l’esprit des lieux », tel qu’il pouvait être conçu dans les années 1970, quand Jacques Duha-
mel entreprend de faire de la Chartreuse, à l’instar de Royaumont, un centre culturel de ren-
contre :
« D’emblée, il apparut que ces « maisons », caractéristiques de l’architecture
cartusienne, où chacun des moines pouvait à la fois étudier, prier et prendre du repos
dans une totale solitude quand il ne participait pas, à divers moments de la journée et
de la nuit, aux exercices spirituels de la communauté monastique, conviendraient par-
faitement à l’accueil en résidence, de créateurs, écrivains ou artistes » (Rigaud
2008 :8).
Mais, dans d’autres déclarations, le propos va au delà du choix puisque toute l’organisation
actuelle de la Chartreuse, toute sa politique n’est que le fruit d’une immanence qui dépasse
largement le simple devoir de mémoire ou le jeu des similitudes. Ombres qui se projettent en
s’agitant contre les murs de la caverne et qui se pensent maîtres de leurs projets, tous les ac-
teurs de l’aventure sont, de fait, choisis pour assumer un destin qui leur échappe, commandé
par les premiers occupants du lieu :
« L’un des principaux enseignements que je tire de ces quelques trente ans au
service de la Chartreuse est qu’elle nous a appris l’humilité. La règle de saint Bruno,
sur la base de laquelle toutes les Chartreuses ont été bâties depuis près d’un millénaire,
conçoit l’organisation de l’espace et du temps cartusiens, ainsi que les circulations,
avec une telle force qu’elle s’est imposée à nous. A travers toutes nos expériences, et
aussi nos tâtonnements, nous avons compris que plus nous serions fidèles à cette règle,
moins nous aurions de risques de nous tromper et qu’à l’inverse, chaque fois que nous
la transgresserions, même pour de bons motifs, la Chartreuse se défendrait. Nous
avons donc choisi de transposer dans l’ordre de la culture ce qui avait été conçu et
prescrit dans l’ordre de la foi » (Rigaud 2006 :66).
Au demeurant personne ne peut échapper à cette fascination qui va au delà de la sphère des
animateurs et qui dépasse le cadre de la méditation à tonalité religieuse au bénéfice d’une
transcendance collective :
« Chacun à sa façon, tous les écrivains et artistes qui ont résidé à la Chartreuse
ont compris qu’ils trouvaient là, non un simple lieu d’accueil, mais une source d’inspi-
ration, y compris, et peut-être surtout, ceux d’entre eux qui étaient le plus éloignés de
toute spiritualité. Le simple visiteur lui-même, dès qu’il a franchi le seuil, devine qu’il

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n’est pas dans un monument comme tant d’autres qui sont ouverts à la visite ou qui
offrent des concerts ou spectacles, mais en un lieu habité, non seulement par ses occu-
pants ordinaires, mais par le temps, celui des siècles qui lui ont donné une âme » (Ri-
gaud 2005 : 286).
La messe est dite, l’identification consommée et, quelles que soient le sentiment personnel ou
les réserves, le rappel du lien organique avec les moines est devenu un topique de tout dis-
cours sur la restauration ou les transformations qui sont annoncées comme impossibles sans
ce sésame mémoriel. Ainsi, présentant un projet de restitution des éléments disparus, le direc-
teur du Circa-Cnes insiste sur :
« Le désir d’évocation, avec des moyens contemporains, de l’esprit de concen-
tration, de méditation et d’enrichissement culturel (à défaut de spirituel) que procu-
raient les cloîtres aux religieux, et qu’ils peuvent offrir aux visiteurs modernes. Le
Cloître était non seulement un lieu de déambulation, mais un outil de mémoire, « une
machine mnémonique et une encyclopédie » selon Mary Carruthers, et il n’est pas ab-
surde de chercher à en réinventer la forme et la signification, surtout dans un lieu
consacré à la création culturelle et à des formes artistiques privilégiant tout particuliè-
rement l’exercice de l’écriture et de la mémoire » (De Banes 2007 : 9).

Retour aux origines.


Les mirages de la modernité, hautement revendiquée, croisent donc, en permanence,
dans un rapport de soumission virtuelle, le souci de retour à la scène primitive, au moment
originel paré de tonalités édéniques. Mais cette répétition suppose la connaissance la plus fine
et la plus concrète du passé, commandant, dès lors, à un double mouvement d’élucidation et
de reconstitution qui trouve ses champs les plus fructueux dans la restauration des jardins et
l’avènement du regard archéologique.
Un mouvement elliptique caractérise l’intérêt porté aux jardins, qui débute avec la do-
mination des projets contemporains les plus ambitieux pour aboutir à la vision la plus humble
de la plus grande fidélité ou, à défaut, de la vénération la plus symbolique. Dans un texte non
daté, mais visiblement rédigé dans les années 1980, le Circa définit un « Projet de rénovation
des jardins de la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon » où il met en avant un certain
nombre de principes qui doivent guider l’opération :

272
« Si la remise en ordre des bâtiments, bien que complexe, ne pose pas de diffi-
cultés particulières, en revanche le problème des jardins mérite un traitement particu-
lier : les trente-cinq jardins attenants aux cellules des pères chartreux, l’ordonnance-
ment des trois cloîtres ont disparu. Peu ou pas de documents subsistent pour établir
avec certitude un projet de reconstitution des jardins.
Dès lors pourquoi ne pas envisager un acte de création en faisant appel à des
plasticiens contemporains pour redonner tout à la fois cohérence et diversité à ces es-
paces secrets que constituait chaque jardin de père chartreux ?
Une telle démarche va dans le droit fil de ce que fut la Chartreuse du Val de
Bénédiction, foyer de création qui vit naître « Le Couronnement de la Vierge », d’En-
guerrand Quarton ou la « Piéta » d’Avignon, avant de rayonner au 17ème siècle sous
l’impulsion du frère Imbert […]
Chaque jardin sera traité selon un thème qui pourra être, tour à tour, coloré,
plastique ou odoriférant, utilisant des plantes persistantes ou éphémères, allant parfois
même jusqu’à des réalisations rejoignant les jardins zen sans végétation […]
Au total trente-cinq jardins individuels et quatre espaces collectifs représentant
un peu plus de 5000 mètres carrés imaginés par des créateurs contemporains de re-
nommée internationale constitueront une expérience unique de par sa diversité et lez
réponses qu’elle apportera à ceux qui s’interrogent sur la possibilité de rencontre entre
l’Art de notre temps et le patrimoine architectural ».
Il est clair que le désir de s’inscrire dans la modernité l’emporte encore largement sur le de-
voir de mémoire proclamé, mais apparaît, toutefois, le besoin de rappeler l’importance de
cette dernière, de situer le projet dans l’histoire longue du monument. Le regard sur les jardins
change au fur et à mesure que le rapport au passé se fait plus précis et plus dense, que le poids
du souvenir des moines devient plus fort et que le rappel des liens qui unit anciens et nou -
veaux résidents se fait plus impératif. Témoigne de cette mutation de la perception la minu-
tieuse et riche étude menée par l’équipe d’Artopos (Equipe de recherche en Architecture, Art
des Jardins et Composition urbaine) de l’Ecole d’Architecture de Marseille, dirigée par Alix
Audurier Cros. Avec eux nous passons des artistes créateurs, des plasticiens du végétal, aux
équipes universitaires versées dans la perception sociologique et architecturale des jardins, qui
recourent au secours des plus grands spécialistes, pour la mise en place d’un vaste champ in-
terdisciplinaire où les biologistes côtoient les paléoécologues, les architectes ou les historiens

273
de l’art. Le renversement problématique est d’importance : aux projets fastueux ou parfois dé-
mesurés fait place l’éloge de l’humilité et du déchiffrement, lié au constat d’ignorance dû aux
lacunes documentaires, « les jardins n’étant pas identifiés comme importants ». La perspec-
tive change aussi car le regard abandonne en partie le monumental pour faire place à la trace,
à l’imperceptible, au modeste, le bon accueil réservé à cette démarche s’expliquant par son
inscription dans la nouvelle politique patrimoniale qui entend ne plus négliger l’éphémère, le
à peine vu, au seul profit des vestiges classiques les plus imposants. La nouvelle approche de-
mande de prendre en compte les moindres indices, de lire tous les documents, aussi bien les
témoignages directs que les livres de compte, d’interroger dans son détail le fonds iconogra-
phique, de procéder à des carottages géologiques…Dans son mouvement même, ce travail de
fourmi à vocation encyclopédique se confond peu à peu avec celui des chartreux « histo-
riques » ou trouve, en tous cas, de singuliers échos avec ces moines méditants, attachés aussi
bien à leurs inlassables copies qu’au bon entretien de leurs jardins. Le souci de création de-
vient donc second vis à vis du désir annoncé de la reconstitution la plus fidèle qui puisse être
imaginée à la lecture croisée des strates éparses abandonnées au sol ou dessinées dans les
notes fragmentaires des scribes. Dans la pratique les propositions et les interventions des ar-
chitectes naturalistes se heurtent aux multiples problèmes classiques, qui vont de la recherche
de fonds aux réticences que peuvent opposer les inspecteurs ou architectes en chef du Centre
des Monuments Nationaux, attentifs à ce que des manœuvres intempestives ou aux consé-
quences mal mesurées ne viennent mettre en péril un bâtiment proche des jardins, sans comp-
ter avec le scepticisme pour des réalisations perçues comme mineures. Mais ce qui importe
c’est la volonté affirmée par les acteurs du Circa de soutenir et de poursuivre l’entreprise ini-
tiée par Artopos, en gardant bien en ligne de mire le lien étroit qu’elle entretient avec la mé -
moire des lieux. Ainsi, en l’attente des moyens nécessaires à une reconstitution complète, le
directeur du Circa insiste-t-il sur la symbolique prémonitoire qui doit commander les travaux
à venir :
« Deux fils conducteurs chromatique et symboliques ont été définis pour orien-
ter les plantations à venir : les couleurs blanche (symbolique de pureté, de méditation)
et jaune (couleur de la papauté) ont été retenues pour les ornements floraux et arbus-
tifs ; topiaires de buis et agrumes en pots complèteront ce dispositif dans les espaces
minéraux ne se prêtant pas aux plantations en pleine terre (cour des Frères, jardin d’hi-
ver, jardin du Procureur) » (De Banes 2006 : 2).

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Un souci identique de sublimation implicite et de reconquête du passé se fait
jour avec l’irruption sur la scène du grand théâtre de la restauration de la Chartreuse de la
prise en compte du regard archéologique. Cet intérêt est somme toute assez tardif, si l’on omet
les velléités et les vieux pieux qui jalonnent les étapes du chantier, ouvert en1909, sans jamais
être vraiment suivis d’effets et qui s’arrêtent tous au désir vague d’un musée lapidaire aux al-
lures d’alibi. Il ne se manifeste vraiment que lors de la réunion qui se tient le 27 février 1982 à
la Chartreuse :
« Il faudrait qu’une étude archéologique approfondie de la Chartreuse puisse
servir de référence à tous les projets de restauration. La recherche d’un chargé
d’études sera entreprise par M. Gally (Drac) ».
L’entreprise n’aboutit pas immédiatement, mais, dès lors, encore que de manière très ponc-
tuelle, il est fait appel à des spécialistes de la discipline lors de certains travaux :
« Des reconnaissances sommaires ont été effectuées au droit des contreforts du
cloître. Un sol constitué par une calade est en place à une profondeur moyenne de 0,80
mètre.
L’intervention de recherche des niveaux de référence sera effectuée sous le
contrôle de M. le Directeur Régional des Antiquités Historiques. Uns fouille de prin-
cipe sera exécutée pour rechercher les niveaux d’occupation antérieurs » (Rapport J.P.
Dufoix, Architecte en Chef, 30 novembre 1984).
A intervalles réguliers des rapports montrent que l’attention va croissant, que nous sommes
passés de la simple curiosité à un regard proprement scientifique, mais tous ces rapports res-
tent le fait d’acteurs du Service des Monuments Historiques, inspecteurs, architectes en chef,
conservateurs régionaux des Bâtiments de France. Tout se passe comme si ces derniers, jaloux
de leur autorité, entendaient conserver, un moment encore, sans failles, toutes leurs préroga-
tives sur les édifices et commander à la bonne marche des chantiers de fouille ou, au moins,
de décider de leur pertinence. Il est nécessaire d’attendre les années 1999-2000 pour que se
mettent en place des campagnes menées de façon plus autonome, même s’ils ne travaillent
qu’à la commande, par des groupes spécialisés comme le Ceriah (Centre de Recherches et
d’Information en Archéologie et Histoire) à Lyon puis le Lamm (Laboratoire d’Archéologie
Médiévale Méditerranéenne) à Aix-en-Provence. Plus le mouvement d’identification méta-
phorique entre anciens et néo-chartreux s’amplifie, plus il faut justifier ce rapprochement en
montrant l’intérêt que les contemporains portent à leurs « ancêtres ». Sans compter que l’ap-

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parat aussi spectaculaire et savant que mystérieux du chantier de fouilles permet de répondre
aux critiques venues de l’extérieur qui assimilent les responsables du Circa à des iconoclastes.
Les rapports ou les conférences que les archéologues font à l’occasion à Villeneuve-lès-Avi-
gnon montrent bien qu’ils sont à l’opposé de cette image, que, attentifs à la moindre interven-
tion, ils apparaissent comme des « chiens de garde » intellectuels, même si, parfois, ils ne
servent que de caution puisque le dernier mot revient toujours aux décideurs institutionnels.
Avec eux, compte tenu des remaniements nombreux et complexes qu’a connu la Chartreuse
depuis sa fondation, nous entrons dans le vertige de la trace et du signe : le moindre détail de
l’appareil est scruté, mesuré avec de plus en plus de précision, discuté, l’hypothèse et la dis-
pute deviennent la règle dans un domaine où archéologues et historiens de l’art « moder-
nistes » entendent affirmer leur prééminence :
« Vous comprenez ces archéos, ils sont bien sympas, mais en passant derrière
eux, j’ai rempli un seau de fragments de céramique du XVI ème siècle qu’ils s’apprê-
taient à jeter. En dehors de leur période, ils ne connaissent rien, et je ne vous dis pas la
valeur de certaines des explications qu’ils proposent ! C’est parfois totalement déli-
rant ! » (Un historien de l’art).
Outre les produits fructueux de cette émulation, la volonté de dire le vrai conduit à utiliser les
techniques les plus sophistiquées, à faire appel aux spécialistes les plus avertis et les ma-
quettes ou les reconstitutions en 3D fleurissent. A partir d’une pierre, voire de quelques frag-
ments, en s’aidant des rares croquis anciens ou en usant des outils les plus récents de l’électro-
nique, ces savants au croisement des disciplines parviennent à proposer des reconstitutions de
parties à demi-ruinées ou même parfois disparues. Etape ultime qui est en cours de franchisse-
ment, grâce à une installation de laser et de rayons colorés il deviendra possible de déambuler
dans une Chartreuse virtuelle où les tracés lumineux montreront simultanément les différents
états du bâtiment. Durant le même temps, en s’aidant des mêmes techniques, seront projetés
sur les murs, à l’endroit précis où ils se trouvaient avant la Révolution, les tableaux qui figu-
raient dans l’ancienne abbaye. La continuité proclamée entre Chartreux d’hier et Chartreux
d’aujourd’hui arrive ainsi à sa phase ultime en inscrivant dans les faits et dans l’image un
temps à la fois aboli et circulaire, où les ressemblances ne sont plus simples échos, réminis-
cences, mais où elles entendent quasiment se « réincorporer » dans ce retour symbolique fu-
sionnel.

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Cette dissolution du chronos dans la reconstitution, fut-elle virtuelle, n’en a pas
moins des effets collatéraux, sans doute imprévus mais aussi cultivés en partie, quelle que soit
la distance et l’ironie que les acteurs concernés feignent de manifester pour mieux s’en pré-
munir. En effet à la rumeur insidieuse du dehors dont nous avons évoqué les figures - «Ils
s’enferment derrière leurs hauts murs, on dirait le Vatican cette Chartreuse maintenant ! »,
« Encore avant le premier on le voyait un peu, mais après ça a été fini. Si tu les vois une fois
l’an, c’est tout ! C’est comme à Rome pour la bénédiction du pape », « Ils restent entre eux
avec des types qui vous viennent de partout, exactement comme avant quand les papes ve-
naient faire les grandes fêtes à la Chartreuse » - répondent des ressemblances en bonne part
acceptées qui donnent au directeur du Circa les allures d’un pontife entouré de gardes suisses,
qui, retrouvant les chemins fastueux du mécénat se plaît à recevoir artistes ou courtisans en
quête d’une rémission, d’une prébende ou d’une reconnaissance. Pour aussi facile ou artificiel
qu’il paraisse ce rapprochement est bien réel, trouvant à s’exercer en de multiples circons-
tances dont nous ne prendrons comme exemple que les commentaires des assistants entendus
lors de la dernière assemblée du réseau européen de Centres de Rencontre qui se tenait à la
Chartreuse en septembre 2006. Devant élire leur nouveau président les présidents de centres
se retirant, un des assistants s’exclama « Le conclave commence ». A leur retour, d’autres de
s’exclamer : « Ça y est la fumée est blanche ! », la formule étant reprise et complétée par un
tonitruant « Habemus papam !». En un instant donc, dans ce temps anéanti, où le directeur du
Circa se voyait confier cette mission, tout laissait croire que Innocent VI, le pape gyrovague et
fondateur de la Chartreuse venait de retrouver son royaume terrestre pour, par son action, mê-
ler à la silencieuse méditation des résidents dans leur cellule , la magnificence généreuse de la
réception des livrées cardinalices.

Topographie d’une amnésie.


Ce spectaculaire unanimisme a néanmoins ses limites et la perception de ce temps fêté
et retrouvé connaît de sérieuses entorses au fur et à mesure que nous nous retournons vers le
passé immédiat et la mémoire la plus courte. En effet à l’hyper commémoration lénifiante des
origines et de l’apogée de la vie des moines, qui ne comprend comme notes discordantes que
les disputes bienvenues et attendues des savants sur un détail de l’appareil, répond une étrange
amnésie pour l’histoire la plus courte, pourtant vécue de la manière la plus intense, celle de la
réutilisation du monument depuis la naissance du Circa. Lire ce silence c’est partir, une fois

277
encore, sur les chemins du refus et de la tentation, parcourir les contradictions qui s’orga-
nisent autour de la construction de la mémoire, encore qu’il vaudrait mieux parler de destruc-
tion, et le désir d’éternité qui l’accompagne et qui la fonde.
Programmatiquement, dès 1974, l’accumulation du savoir est annoncée comme un in-
contournable mais il faut noter, et pour cause puisque ce n’est que le début de l’aventure, qu’il
n’entend concerner que les temps les plus anciens :
« L’application des principes méthodologiques isolés plus haut a nécessité la
mise en œuvre des moyens suivants […]
3. La recherche et consultation de documents historiques, d’archives, entretiens auprès
d’historiens comme M. le Maire de Villeneuve-lès-Avignon, de certains de ses habi-
tants ayant étudié de près la Chartreuse, ses bâtiments, la vie qu’on y menait. Examen
des biens des chartreux et de leurs œuvres, analyse sociologique et archéologique des
lieux, à partir de ceux existants comme de ceux disparus » (décembre 1974).

Aussi scolastique et attendue qu’elle soit cette déclaration d’intention aura quelque mal à être
tenue, la dynamique des animations laissant peu de place à la lenteur de la recherche et de la
méditation, mais elle disparaît à peu près complètement dès lors que son champ devient celui
du quotidien, de l’immédiat ou du très proche. Ainsi les vint-cinq premières années d’activité
du Circa n’existent qu’à l’état de traces disparates et éparpillées actuellement dans la Char-
treuse. A la belle ordonnance de la mémoire administrative, au classement méthodique des
factures, des correspondances et des actes de gestion, fait écho l’incertitude de la documenta-
tion touchant ce qui furent la vie quotidienne et les moments forts du centre culturel depuis sa
fondation. Il y a beau temps que personne n’a plus pénétré dans la pièce où sont entassées
« les archives », faites à la fois d’étagères garnies de dossiers clairement identifiés intéressant
l’activité « grise », et de cartons éventrés d’où glissent des diapositives à demi effacées, des
lambeaux de programme, des catalogues poussiéreux ou les vestiges devenus énigmatiques
d’expositions et autres actions spectaculaires. La rumeur interne évoque aussi une cave dans
laquelle seraient rangées plusieurs caisses contenant de nombreux documents, mais les mieux
informés nient la présence de ces « malles au trésor » et, dans tous les cas, il ne semble pas
que les personnes en charge de la documentation (en fait un tel titre n’existe pas dans l’orga-
nigramme et les personnes à qui est confiée la tâche ont souvent leur passion pour principal
bagage) aient eu pour mission d’en inventorier le contenu éventuel. Relégués au rang d’incu-

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rables anciens combattants nostalgiques certains acteurs de « la société civile » qui se consa-
crèrent intensément aux premières grandes actions du Circa, posent, sans être entendus, des
questions sur les traces des grandes expositions par exemple :
« Où sont les objets des expositions que certains prêteurs avaient décidé de
donner une fois la manifestation finie ? Où trouve-t-on les catalogues et les publica-
tions qui les accompagnaient ? Pourquoi tous les bénévoles dont certains ont joué un
rôle important sont-ils tombés dans l’oubli ? ».
Quant aux acquisitions et aux mises en place, elles se font en fonction du présent, du court
terme, de l’intérêt immédiat, et il est possible de voir, dans le même espace, de riches et pré-
cieuses collections de revues ou d’ouvrages sur le théâtre contemporain, à côté de rapports ou
de livres plus anciens, concernant les activités du Circa ou l’histoire de la Chartreuse, comme
abandonnés par une marée en l’attente d’un classement rendu improbable par leur absence de
sens.
Dans de telles circonstances les tentatives de « documentation », car il en existe
quelques unes, tiennent, pour la plupart, du sauvetage, du hasard et surtout de l’entreprise in-
dividuelle. Si sa responsable a réuni, une collection complète de La Lettre de la Chartreuse,
relativement récente, les autres « trésors » amassés semblent l’avoir été au fil du hasard, lors
de déménagements quand on s’apprêtait à s’en défaire, ou de découvertes fortuites. En fait
chaque trouvaille est le fruit de l’attention un peu diffuse qu’un petit nombre - celui-ci s’ex-
plique par l’ancienneté dans les postes, car que sait de la Chartreuse l’acteur entré en service
depuis moins de dix ans, par exemple ? - porte à l’histoire, moins du monument qu’à celle du
Circa. Autre conséquence, le caractère marginal de cette invention dénie tout statut ou toute
charge à ceux qui l’ont assumée et c’est le hasard des entretiens ou des rencontres qui permet
donc, de temps à autre, au chercheur ébloui, de mettre la main sur des matériaux devenus un
peu mythiques à force d’être présentés comme définitivement disparus et lui laisse croire que,
çà et là, l’attendent encore d’autres exhumations intellectuelles.
Expliquer cet état de fait par la négligence ou le manque d’attention global serait un
erreur qui ne tiendrait pas compte des circonstances historiques, car il apparaît clairement,
après des enquêtes avec un certain nombre d’anciens responsables, que la règle a toujours été
d’emporter ses archives (catalogues, ouvrages, rapports, correspondance, photographies) avec
soi, que le travail à la Chartreuse a toujours été considéré, pour beaucoup, comme une aven-
ture individuelle. Ayant le sentiment qu’ils n’avaient fait que prêter un concours précieux à

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l’institution, ils ne se considéraient comme redevables de rien, et surtout pas de documents
perçus comme des objets personnels. Nul n’est en mesure de faire la liste d’un matériau/ves-
tige emporté donc avec le plus grand sentiment d’honnêteté :
« Tous ces textes que les auteurs ont écrit sur leur séjour à la Chartreuse, sur
leurs impressions, ils les ont écrits à mon intention. Ils sont miens et je les ai empor-
tés ».
« Moi, quand je suis partie, j’était trop malheureuse pour penser à prendre quoi
que ce soit et c’est P. qui m’a dit, quelque temps après de prendre les grands dessins
sur lesquels les poètes que nous recevions écrivaient un texte inédit. Ils étaient dans un
coin, dans le bureau qui était désaffecté et ils étaient en train de s’abîmer ».
De toute manière, véritable tunique de Nessus, ces livres, ces catalogues, ces articles de jour-
naux, ces photos, devenus obsolètes et gênants ne sauraient être que détruits ou au moins
abandonnés et enfouis, car ils sont la marque vive d’un passé immédiat dont il importe, pour
vivre le présent de sa propre aventure de se débarrasser.
Car ce qui ressemble à un refus de la mémoire doit peut-être lu, selon nous, comme
une impossibilité d’assumer les contradictions que le Circa entretient avec le temps, partagé
entre un « philonéisme » exacerbé et le désir de l’inscription dans la longue durée voire l’éter-
nité qui se laisse lire au gré des demi-aveux de ceux qui en ont la charge. L’histoire du centre
culturel, dont le détail reste à écrire, n’offre, sous les aspects le plus policés que changements,
la plupart du temps brutaux, sous forme de cassures ou de ruptures. Il n’y a jamais de transi-
tion sereine mais conflits ou plutôt mise aux oubliettes du passé immédiat et de ceux qui l’ont
incarné, accompagnée d’effets d’annonce, souvent retentissants, sur les mutations qui vont se
produire. La règle est de remettre en cause, à chaque nouvelle nomination, ce qui a précédé,
d’en faire un éloge formel avant de présenter la métamorphose en cours : la destination des
lieux et les changements périodiques d’affectation illustrent bien, nous l’avons vu, cette vo-
lonté perpétuelle de renouvellement qui s’accompagne d’autant d’abandons et, sans doute,
d’un public et de compagnons différents :
« Quand le directeur actuel est arrivé, qu’il a mis fin en particulier aux cycles
de conférence qui se tenaient dans la Chartreuse, que tout allait changer, j’ai renvoyé
ma carte de membre de soutien ».
Parallèlement au culte de la nouveauté et du remaniement se développe une aspiration contra-
dictoire au temps long et à l’inscription de l’action dans la durée. En 1974, quand il prend la

280
tête de la Chartreuse, Bernard Tournois explique que pour éviter toute sclérose un responsable
ne devrait pas rester en poste plus de quatre ou cinq ans, mais, plus de dix ans après, il vit son
départ avec amertume car n’ayant pas eu le temps de mener à bien tous ses projets. Son atta-
chement au lieu est d’ailleurs tel qu’il envisage d’y venir à son tour en résidence pour y écrire
ses mémoires et, afin de s’identifier corporellement et spirituellement aux moines de jadis de
la manière la plus étroite, il a émis le souhait, devant nous, que ses cendres, en un parfum
d’éternité, soient dispersées dans le cloître. A son tour le président Jacques Rigaud ne manque
aucune occasion de rappeler qu’il préside depuis plus de trente ans aux destinées de la Char-
treuse, et que seuls les bénéfices de la longue durée et cette permanence permettent de com-
prendre les fruits et les innombrables réussites du centre culturel. Ce dualisme de la percep-
tion et du désir est étroitement lié à la nature du monument, double lui aussi puisque, témoin
immémorial, il est aussi un outil de la modernité qu’il faut sans cesse adapter aux lames de
fond du présent.

Dans le bruissement du temps.


Au terme du périple nous sommes tentés de faire le constat provocateur que le monu-
ment n’existe pas ou, plutôt, qu’il n’existe, qu’il ne se constitue, fragments mal assemblés
d’une mosaïque mouvante, que dans l’enchevêtrement des regards qu’il suscite, avec leurs pé-
ripéties, et les batailles de mémoire qu’il génère. Inscrit aussi bien dans la durée que dans la
mouvance il est le lieu où se confrontent et s’affrontent quatre visions du temps, antagonistes
par nature, incarnées par les divers acteurs qui ont affaire avec la Chartreuse.
Les premiers sont ceux-là même qui l’inventent, qui décident, dès 1904, du nouveau
destin de ces bâtiments en partie ruinés, livrés à l’impéritie des saisons et à l’incertitude des
hommes comme aux usages domestiques qui sont ceux d’un quartier pauvre et populaire. Ar-
chitectes, inspecteurs, gardiens, le temps qu’ils représentent est le temps historique , pour re-
prendre le terme qui désigne en partie leur Service. Chargés de dire la durée, ils ont aussi pour
mission d’en fixer les jalons et les témoins architecturaux puis d’en prendre la défense, à tra-
vers discours et pratiques. Aux avant-postes ils mènent la lutte pour la conquête ou, le plus
souvent, dans des monuments habités comme la Chartreuse, pour la reconquête, en des ba-
tailles aux multiples visages qui usent, au gré des circonstances, de toute la panoplie de la

281
stratégie. Lecteurs et édicteurs du temps, ils en sont aussi les théologiens, fixant les canons et
les règles pour protéger et conserver les positions lentement acquises. Dans la même sphère,
d’autres, tout en participant à cet apostolat, procèdent de manière plus souple, ayant eux, pour
tâche, dans une véritable démarche intellectuelle, de mettre en place le discours des origines
et celui des transformations du monument. En en scrutant les strates architecturales, les diffé-
rents états, en acceptant et en montrant ces derniers, ils s’efforcent de mettre en place une mé-
moire longue qui tend à renforcer, malgré tous les tremblements et toutes les cassures, l’atem-
poralité existentielle du monument : à peine est-il reconnu et inscrit dans l’histoire, loué
comme témoin, que sa durée est niée au profit de sa permanence. Dans leur action ils re-
çoivent l’aide ambiguë des érudits locaux, déchirés, eux, entre leur désir de participer aux
grands débats casuistiques mais, en même temps, souffrant d’en être écartés au nom de leur
absence de titre ou leur statut d’amateur. Mélancoliques gardiens du temple qui rôdent inlas-
sablement à ses portes, bénéficiant parfois de quelques accointances ou de ponctuelles invita-
tions, enfermés dans un savoir qui les rend suspects à l’homme du commun, ils se trouvent
condamnés, au final, aux seules liesses des académies provinciales.
Le Circa, lui, a vécu toutes les contradictions, passant d’une exaltation de la nouveau-
té, de l’éphémère, à l’éloge de la longue durée et surtout à celui de l’identification et du re-
tour, chantre ainsi d’un temps métaphorique qui sert de justification aux entreprises les plus
échevelées de la modernité. Par un jeu subtil de rhétorique l’extraordinaire des spectacles ou
des expositions/installations devient le banal, la violence éventuelle du texte des discours ou
des pratiques théâtrales se fait sérénité, et surtout l’ensemble des projets et des réalisations ne
sont que la répétition, dont ses acteurs veulent bien admettre qu’elle ne soit parfois qu’allégo-
rique, des gestes fondateurs accomplis par les moines ou, avant eux par le pape mécène. Pour
bien le lire et mieux l’accepter, selon ses acteurs, il faut donc replacer en permanence le
désarroi potentiel des créations proposées dans le miroir des temps premiers, comprendre que
toute la dynamique du Circa n’est que celle d’une réitération symbolique.
Loin, fort loin de ce mythe, les anciens « chartreux », occupants tolérés et mé-
prisés devenus ensuite indésirables puis insupportables, cultivent une autre mémoire, celle de
l’éden perdu dont ils ont été chassés. Peu à peu, à force de gommages, de mise en relief et de
valorisation de certains éléments choisis, ils construisent, aussi bien à leur usage qu’à celle
des nouveaux venus, l’image idéalisée, d’un temps utopique. Les distinctions de classe, les
querelles voire les haines, les épisodes les plus tragiques, l’amertume des jours les plus noirs,

282
disparaissent au profit de la vision idyllique d’un phalanstère qui n’aurait pas dit son nom, et
la communauté peut ainsi se ressouder autour des deux figures de la malédiction : les Ville-
neuvois des livrées et des hôtels particuliers, les Français « cultureux » envahisseurs. Aux pre-
miers il ne sera jamais pardonné leur mépris, leurs brimades et leur volonté de ségrégation au
quotidien. Quant aux seconds, quelles que soient les circonstances réelles des transactions et
des manœuvres auxquelles ils se seraient livrés, ils apparaissent définitivement comme les
destructeurs de ce village, entité originale, dont les derniers témoins survivant se veulent les
détenteurs de la vraie mémoire des lieux.
Les Villeneuvois, « hors les murs » du Val de Bénédiction, usent d’une autre stratégie,
plus complexe, à l’image de l’ambiguïté qui a toujours prévalu dans la variation de leurs sen-
timents. Il faut à tout prix qu’ils effacent la mémoire courte, qu’ils fassent oublier leur condes-
cendance, le mépris qu’ils affichaient pour les « chartreux », ces « caraques » qui les effrayent
tant, qu’ils fassent oublier aussi leur indifférence pour ce monument historique qu’ils
n’avaient jamais perçu que comme un ensemble à demi ruiné indigne du moindre intérêt. Pour
ce faire ils vont construire un dispositif mémoriel fondé sur un temps recomposé, qui permet
une réinvention du passé à plusieurs niveaux. Sans aucun crainte de contradiction ils se pré-
sentent comme les descendants directs des acheteurs de 1793, et les plus véhéments mettent
en avant un lien de filiation, prétendant qu’un de leurs aïeux, grand-père, oncle ou cousin éloi-
gné dont leur famille entretient toujours le culte, possédait au moins une cave ou un méchant
appentis dans la Chartreuse. Pour mieux convaincre ils composent une saga faite de procès et
d’expropriations indues qui souligne la double spoliation dont ils ont été victimes : à la rapine
matérielle dont s’est rendu coupable l’Etat, avec la complicité active du Circa après 1974,
s’ajoute, selon eux, le détournement des traces de mémoire qui conduit, maintenant, à les pré-
senter comme des étrangers sans droit. Et ils multiplient les preuves qui confortent leur thèse
avec les multiples exemples de documents, de photos et d’objets, qu’ils ont confiés pour des
expositions ou pour assouvir de simples curiosités à des responsables du Circa ou à des agents
de la Caisse des Monuments Historiques chargés de la Chartreuse, et qui ne leur ont jamais
été rendus. Mais ils assument aussi un passé plus lointain et, cerbères de la mémoire, se font
les défenseurs les plus intransigeants des moines historiques, dénonçant sans relâche l’usurpa-
tion du centre culturel et les profanations qu’il a commises ou qu’il continue de commettre de-
puis son installation : il a jeté aux décombres les cendres des moines enterrés dans le cloître, il
a enlevé la croix, mobile, qui marquait l’emplacement où avait été enseveli, le dernier disparu,

283
il insulte l’esprit des lieux avec des spectacles sacrilèges…Pour mieux assurer leur légitimité
ils n’hésitent pas à déplacer le champ de leurs interventions, montrant ainsi qu’ils sont les der-
niers « sachants », faisant campagne, par exemple, pour le sauvetage d’un petit cabanon situé
sur la colline au-dessus de Villeneuve, qui aurait abrité un moine réfractaire de 1793, vivant là
en ermite jusqu’à sa mort. Par effet de déplacement, cultivant l’amnésie du proche, ils
prennent donc la posture de martyres qui tirent de leur persécution le droit imprescriptible de
se poser en tant que hérauts de la véritable identité de la Chartreuse, espérant un hypothétique
bouleversement pour, à leur tour, devenir les maîtres de son destin.
Reste à évoquer la place des visiteurs et des néo-Villeneuvois que nous rangerons sous
la même enseigne tant les institutions leur font tenir un emploi identique. Enrôlés de force,
comme il était coutume d’enrôler de pauvres gueux dans les armées ou les galères de l’Ancien
Régime, ils sont sommés de choisir leur camp. Soit, pestant contre la modernité, ils vont gros-
sir le rang des demi-soldes qui sont utilisés pour montrer la nocivité de la mutation dans leurs
fonctions des monuments historiques, et ils vont épancher leur bile, en formules assassines, au
long des livres d’or, soit ils vont se faire les thuriféraires du contemporain, applaudissant à
toutes les audaces, pour, en fin de compte, rester toujours insatisfait devant la tiédeur des
créateurs.

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Repères bibliographiques.

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299
Annexes.

300
Rencontres à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, 28 et 29 novembre
2006. « Pratiques anciennes, nouveaux usages du monument », organisées
par Jean Pierre Piniès.

Dans la croisée des regards.

Jean Pierre Piniès

1. Variations temporelles.

Reprenant la phrase de Valéry et la complétant je dirai que si nous savons que les
civilisations sont mortelles, nous savons aussi que les monuments ne le sont pas. En effet,
même quand ils ont physiquement disparu, quelques traces ou quelques minuscules indices
suffisent à en procurer de parfaites reconstitutions virtuelles : le dessinateur et archéologue
Jean Claude Golvin est parvenu ainsi à nous restituer dans leur moindre détail les « Sept
merveilles du monde ».
Mais cette pérennité formelle ne signifie ni immobilité, ni immuabilité. En fait, les
monuments connaissent des variations permanentes de sens et des cycles fonctionnels plus ou
moins longs dans le temps, plus ou moins perceptibles aussi. De là la tentation, de distinguer
des périodes, d’en souligner les points forts pour, à partir de là, dresser l’histoire de la
monumentalité. Cette volonté de catégorisation ou de taxinomie - les acteurs les plus connus
en sont Aloïs Riegl hier ou Régis Debray aujourd’hui - est fort précieuse mais, à l’analyse, il
apparaît que ses mailles sont un peu larges et qu’elle néglige un aspect important qui est la
valeur d’usage du monument ou plutôt la concomitance d’usages ou leur rivalité, qui
brouillent les grilles les plus claires.
Dans la réalité le monument n’existe jamais dans un isolement total. Il se trouve
toujours pris dans un jeu relationnel complexe et ce quel que soit son état, qu’il soit encore
habité ou réduit à l’état de ruines. Son rôle, ses usages varient aussi dans le temps et, pour une
même époque ils peuvent être différents pour ceux qui vivent en son sein, ceux qui se trouvent

301
à ses abords ou ceux qui s’en trouvent symboliquement écartés, malgré la proximité, par des
obstacles naturels ou le poids des traditions.
C’est donc ce dernier paramètre, la variation des usages, qui servira de fil rouget à
notre réflexion.
Il n’est pas question, bien entendu, de retracer l’histoire complexe de ces utilisations,
mais de prendre en compte quelques repères du passé pour mieux comprendre le présent. De
même nous fondons ces préliminaires essentiellement sur des exemples français sachant que
le but de ces journées d’étude est de les confronter à des situations étrangères voisines.

Ainsi nous voudrions souligner deux moments forts, deux dates symboliques dans le
processus de transformation qui affecte les monuments historiques en France.
. Le moment 1830. C’est l’année de la création par Guizot du service des monuments
historiques dirigé brièvement par Ludovic Vitet puis par Prosper Mérimée. On connaît ses
choix et les trois séries de monuments qui ont fourni le plus gros du contingent destiné à
servir de piliers de mémoire : les vestiges romains, les châteaux et les églises. On sait, et je
n’y reviendrai pas, le rôle que l’on a fait jouer à ces monuments, utilisés pour effacer les
déchirements de la Révolution et pour réconcilier les ennemis d’hier en les fondant dans le
creuset d’une mémoire nationale idéalisée. Mais ce qui nous importe ici c’est le rapport au
temps dans lequel on inscrit le monument historique. En effet, dans le moment même où on le
nomme ainsi, on le nie, on entend estomper son ancrage dans un moment particulier du passé.
Le monument historique devient un « monument uchronique » qui se déploie dans un
continuum sans origine et sans fin. C’est le symbole intemporel de l’identité d’une nation.
Le deuxième moment que je voudrai rapidement évoquer est
. Le moment 1968. On fait partir, en règle générale, de 1966 avec la réutilisation des Halles
désaffectées de Chicago le mouvement qui traverse aujourd’hui encore les monuments
historiques et qui est au cœur de notre réflexion. Encore qu’à ma connaissance personne ne
l’ait invoqué, je me demande la part qu’ont pu avoir les théories radicales de mai 1968 dans
la réflexion sur le statut des monuments historiques. De jeunes contestataires, devenus depuis,
peut-être des administrateurs compassés du Centre des Monuments Nationaux, n’avaient ils
pas écrit, lors de ce printemps, en grosses lettres l’inscription suivante sur les remparts de la
cité de Carcassonne : « Les monuments ne parlent pas. Ce sont de vieilles pierres, il faut les
détruire ». Même si elles ne partageaient pas une telle iconoclastie, la thèse a sans doute eu

302
des échos dans les structures dirigeantes. Si elle n’a pas influencé directement la politique de
l’administration, elle a peut-être, c’est l’hypothèse que nous faisons, accéléré un processus qui
était en germe depuis plusieurs années.
On peut résumer ainsi son principe fondateur : le monument historique ne peut plus se
suffire en lui même. Sa contemplation et sa visite, les finalités traditionnelles de l’esthétique
et du savoir ne sont plus pertinentes ou du moins ne peuvent être ses seuls buts. Il faut
maintenant l’utiliser à d’autres fonctions, lui donner un nouveau sens.
Cette dénonciation des fonctions anciennes demanderait aussi à être lue à la lumière
d’un mouvement parallèle qui est une véritable révolution copernicienne. L’attention se
tourne brutalement, en effet, du monumental vers le modeste, l’infiniment petit, le presque
rien, voire la trace. Deux exemples pour illustrer ce nouveau regard : le minuscule îlot de La
Nadière, en face Port-La-Nouvelle, ancien village de pécheurs dont il ne reste que quelques
ruines érodées, est devenu l’enjeu d’âpres batailles de mémoire, de même que le camp de
réfugiés de Rivesaltes, longtemps oublié, et dont il ne restait il n’y a guère que quelques
maigres vestiges, se transforme en haut lieu de célébration des exils destiné à recevoir une
statuaire pharaonique.
Le monument historique, par comparaison, devient un emblème rétrograde, le signe de
la démesure, d’une majesté et d’un triomphalisme désormais honnis. S’il veut survivre il doit
donc chercher son salut dans de nouvelles fonctions, dans de nouveaux usages : il faut le
réutiliser. Pour cela tout est bon dès le moment où il est occupé, où il se met au service d’une
activité le plus souvent à tonalité culturelle, mais aussi administrative ou simplement
touristique, en particulier quand il est transformé en hôtel.
Cette nouvelle utilisation suscite une rhétorique dont il convient d’étudier les figures.
Elle s’énonce sous forme d’une série d’impératifs kantiens, donc intouchables par essence, et
s’imposant sans réserves puisque naturels.
1. Le premier, qui commande à tous les autres est celui de l’injonction de la modernité. Citons
quelques formules qui l’illustrent en en retenant bien l’incipit : « Il faut habiter le monument
de façon contemporaine », « Il faut attribuer une nouvelle fonction, moderne, aux structures et
aux espaces patrimoniaux », « Il faut adapter les monuments aux conditions d’habitabilité et
de fonctionnement actuels », « Il faut rénover »…
Barguigner ou ne pas suivre scrupuleusement la doxa signifie, à plus ou moins court terme
que l’on condamne le monument à la mort. Jacques Rigaud, qui préside depuis plus de trente

303
ans aux destinées de la Chartreuse où nous sommes, résume ainsi le dilemme : « Le mariage
de raison le moins délicieux entre un édifice ancien et une fonction moderne vaut mieux
qu’une vieillesse solitaire et misérable ».
L’autre danger, peut être pire, qui guette l’édifice, aux yeux des tenants de la réutilisation,
c’est la transformation en musée, métamorphose condamnée catégoriquement et sans
explication : « la mise sous cloche et la conservation muséale ne peut être réservée qu’à
quelques monuments et encore ! » écrit ainsi G Gravari-Barbas. Dans tous les cas, autre
citation, « il est exclu de mettre la mémoire au premier plan, ce qui reviendrait à concevoir un
musée. Elle est au contraire un arrière-plan, une possibilité de perspective ». Pour certains
l’idéal, difficile à mettre en œuvre dans le cas des monuments, serait la création d’un musée
mais sans la clôture du musée, un « musée hors les murs » en quelque sorte. A moins d’arriver
à une totale inversion du rapport, à une situation où, disent certains, ce sont les œuvres
exposées qui éclairent et mettent en valeur le monument et lui donnent un sens.
Mais l’argument essentiel pour justifier la réutilisation relève du registre économique
et donc de la nécessité d’intégrer les édifices, quelle que soit la destination choisie, dans le
circuit de la rentabilisation. Ce choix s’explique par un changement de statut : le monument
devient une sorte de « personne morale », et, à ce titre, il est considéré comme responsable
des sommes qui ont été engagées pour sa sauvegarde et de celles qui le sont pour son
fonctionnement. Fils prodigue il doit maintenant répondre des dettes qu’il a accumulées, c’est
à dire les crédits qui lui ont été consacrés, et faire face aux dépenses nouvelles en faisant
preuve de son utilité et de ses potentialités en terme de trésorerie. C’est le prix à payer, écrit-
on , pour lui permettre de s’insérer dans la vie sociale contemporaine.
2. Répéter, respecter. Le deuxième principe, corollaire du précédent, en adoucit un peu la
brutalité de l’expression. La volonté de rentabilisation est première, certes, mais on lui fixe
deux limites : elle doit répéter et respecter. La première consigne a pour but de justifier le
nouvel usage auquel le monument est affecté, d’établir, j’emprunte la formule à Christian
Hottin, « une filiation symbolique qui démontre la légitimité de la réutilisation et accroît son
bien-fondé ». Les abbayes et autres couvents sont les lieux les plus propices à des fleurs de
rhétorique un peu convenues, faisant la preuve de la bonne postérité du lieu. Je cite : « Ainsi
le monastère, cité parfaite construite autour du service divin, avec sa fermeture au monde, son
ouverture vers le ciel, avec ses cellules pour la prière et le travail solitaire…reste-t-il
aujourd’hui un formidable outil pour faire vivre et travailler une communauté autour d’une

304
idée partagée et pour accueillir les publics, comme autrefois les pèlerins. Les artistes posent
leurs pas dans les pas des moines, consciemment ou non, peu importe ». Mais en ce domaine
l’imagination des réutilisateurs est sans bornes. A Fontevraud qui ne voit pas le lien entre le
silence des moines cloîtrés, répété par les prisonniers du pénitencier pendant trois siècles et la
méditation des artistes accueillis en résidence ? Une ancienne gare, où flotte encore le
fantôme des cheminots n’est-elle pas le lieu le mieux adapté pour recevoir les archives du
monde du travail ? Comment comprendre le cas de Orsay, gare et lieu ouvert en apparence
transformé en musée fermé, si on ne comprend pas que « dans les deux cas il s’agit de gérer
des flux massifs de public, d’exposer l’art d’une période contemporaine de la construction de
la gare en question ». On peut pourtant se demander, non sans malice, quel est le rapport
établi entre un hôtel-dieu transformé en hôtel de région, à moins que la maladie des uns ne
réponde à celle des autres ?
Mais répéter c’est aussi respecter car « tout monument historique est porteur d’un
sens qu’il faut essayer de maintenir » disent les nouveaux utilisateurs, ajoutant que « le public
doit toujours être conscient du sens originel du monument ». A l’ordinaire les choses vont
sans mal, fut-ce, nous l’avons vu, au prix de quelques pirouettes sémantiques, mais elles se
compliquent un peu pour les lieux de culte. Va quand ils sont totalement désaffectés qu’on les
transforme en gymnase ou en carré d’art, que les artistes en résidence revêtent une bure
imaginaire, mais il demeure le cas des lieux consacrés , encore voués au culte et qui
accueillent des expositions ou des installations d’art contemporain. Nous sommes alors devant
trois cas de figure : soit on interdit les visites pendant les offices et quelque sacristain gère la
surprise ou la colère de certains visiteurs, soit création contemporaine et patrimoine religieux
se font face sans se mélanger, soit en fin les œuvres d’art exposées « servent de point de
départ aux interrogations de l’Eglise ».
3. Connaître le monument. Cette déférence, cette volonté de maintien de la tradition passe par
une bonne connaissance du monument, ou du moins cette conviction est-elle affichée en
permanence. Tout d’abord il faut connaître, dit-on de manière assez classique, le détail de
l’histoire architecturale du monument, « il faut apprendre à en lire l’archéologie dans la pierre
avant de reprendre le cours de l’écriture architecturale contemporaine ». La deuxième
intention est plus audacieuse et plus nouvelle si l’on en croit cette déclaration : « Ce qui
importe, au delà de l’origine de sa construction, est bien la capacité à survivre qu’a montré le
monument en se réincarnant au fil des métamorphoses de l’usage, et les modalités

305
intellectuelles, sociales et matérielles de ces métamorphoses ». Nous sommes au plein cœur
de l’étude que nous avons initiée depuis un an sur la Chartreuse de Villeneuve les Avignon,
mais il semble qu’une telle entreprise soit assez marginale, du moins dans son esprit. Dans
d’autres cas, je pense au Grand-Hornu en Belgique, on s’est efforcé de recueillir les traces de
l’imaginaire du lieu mais on s’est trouvé incapable de s’en servir, de les « réutiliser ». De la
même façon il semble qu’à Royaumont après avoir collecté les rumeurs qui courent sur le
monument et le centre de rencontres on en fait un document- spectacle faute de pouvoir les
analyser. Nous en revenons, dès lors, à cette vieille évidence qui veut qu’il soit impossible
d’être l’analyste de ses propres projets. De toute manière cette volonté apparente de
connaissance approfondie a ses limites, et tous les textes insistent bien sur le fait qu’elle ne
doit jamais briser l’élan des réutilisateurs et que l’erreur est préférable à la paralysie, que la
nouvelle vocation du monument vaut bien quelques errements ou quelques bévues de leur
part.
4. Restituer. Le nouvel usage s’accompagne toujours d’un sentiment de résipiscence
clairement proclamé par ses utilisateurs qui annoncent qu’ils vont réparer les fautes de leurs
prédécesseurs, soit en France la Caisse des monuments Historiques. Celle ci, laisse-t-on
entendre, a confisqué à ses propres fins idéologiques les monuments, elle les a accaparés pour
le seul profit de l’institution ou celui d’un public de privilégiés cultivés. Maintenant, au
contraire, il faut en finir avec cette coupure, « il ne faut plus figer le monument historique
dans un splendide isolement…il faut qu’il réponde aux besoins des habitants ». Faut-il encore
rompre avec la vieille antinomie conservation - vie quotidienne qui veut que, pour préserver le
monument, il faille, avant toute chose, expulser ceux qui se seraient installés dans son sein.
On connaît les violentes diatribes de Viollet-le-Duc contre la population résidant dans les
lices, entre les deux enceintes, quand il entreprend de restaurer la Cité de Carcassonne. Pour
lui les familles pauvres qui vivent là ne sont que « parasites » et « oiseaux de proie » qu’il faut
chasser au plus vite pour redonner au monument son intégrité et sa pureté. En retour il faut
donc, dans le cadre des nouveaux usages, revenir en arrière, il faut « rendre au monument
quelque chose de l’importance intellectuelle, sociale, économique et artistique qu’il a pu avoir
autrefois. Cette importance se joue dans la relation avec ce territoire bien particulier où le
monument se dresse depuis quelques siècles, où il constitue pour les habitants un repère
historique majeur, un signe d’identité, un objet d’appropriation ». Il s’agit en même temps de
trouver un délicat point d’équilibre car - nous nous plaçons ici dans le cadre des centres

306
culturels - il faut laisser au nouveau projet son autonomie et convaincre la population sinon de
le faire sien, du moins d’y participer. Pour en finir avec le sentiment de dépossession qu’elle
pourrait encore ressentir il faut donc l’associer à l’aide de tarifs avantageux d’accès, de fêtes
populaires annuelles, de visites commentées destinées à elle seule… En bref, pour reprendre
la formule d’un manifeste des réutilisateurs, « un projet culturel est un objet de partage. Le
monument est un vecteur privilégié de ce partage qu’il faut mettre en œuvre comme tel ».
5. L’indépendance. Pour être mené à bien le projet de réutilisation doit se construire en toute
indépendance, sans régie directe de la puissance publique ou des mécènes qui permettent son
fonctionnement. Le projet est œuvre de laboratoire qui ne peut se moduler au gré des passions
et des pulsions du politique, de même il doit échapper aux rigidités administratives de toutes
sortes et il ne peut se construire sur le court terme. Cette notion de durée nous permet
d’évoquer le dernier chapitre de cette catéchèse de la modernité qui apparaît comme le seul
lieu de dispute – nous donnons au mot son sens d’échanges doctrinaux - entre les acteurs.
6. Le temps. Tous s’accordent à constater les discordances temporelles qui traversent tout
projet d’utilisation contemporaine et on en vient à distinguer trois cycles. Le premier, celui de
l’entreprise intellectuelle s’étale de quinze à trente, ans puis intervient la temporalité des
acteurs : les politiques exercent en moyenne un mandat de cinq ans et ne sont pas assurés qu’il
soit renouvelé, tandis que les acteurs culturels occupent la même fonction, en moyenne,
pendant sept à huit ans. Le tableau, même s’il ne reflète qu’une tendance - Jacques Rigaud est
président de la Chartreuse depuis plus de trente ans nous l’avons dit - éclaire assez les points
de faiblesse et la difficulté du suivi. Mais ce temps « social », imposé, avec lequel on
s’efforce de composer avec plus ou moins de bonheur, ne constitue pas le véritable objet des
discussions. Ces dernières s’articulent sur la vision idéologique du temps, sur la façon dont on
entend inscrire le monument dans la temporalité.
Pour certains il faut, sans tomber dans le fugace, s’inscrire dans le provisoire, ne
jamais gréver l’avenir en usant de dispositifs trop lourds, être prêt à s’adapter en permanence.
Ils prennent pour argument que le monument historique a plus de pérennité que son usage,
que son passé devrait nous édifier sur la nature éphémère, à l’aune de la longue durée, du rôle
qu’on entend lui donner. Quelque soit le monument pris en exemple il nous offre le tableau de
variations multiples et parfois inattendues, par exemple quand ce qui fut une église retentit des
cris des gymnastes et des danseurs, ou que d’anciens boudoirs, conservant quelques souvenirs
licencieux, accueillent sur leurs cimaises les recherches les plus extrêmes de la modernité.

307
Pour d’autres, au contraire - qui ne passent pas au demeurant pour des représentants
archaïques d’une arrière-garde - l’important est de retrouver le temps long dans une modernité
trop encline au changement. Paradoxalement, alors, le monument historique retrouve, dans la
modernité de ses usages, le rythme et le sentiment d’éternité que lui prêtaient la jeune
Commission des Monuments Historiques.

Telles sont les figures doctrinales de l’usage qu’il est bon maintenant de mettre à
l’épreuve des faits, à travers une série d’exemples européens.

308
La Chartreuse ou l’esprit d’un lieu
De la fondation médiévale au projet culturel contemporain

François De Banes Gardonne

Per multas tribulationes1

La Chartreuse du Val de Bénédiction de Villeneuve lez Avignon est un ancien


monastère fondé au XIV° siècle. Le toponyme désigne aujourd’hui un
monument historique national, appartenant à l’Etat ; l’éponyme signale une
institution culturelle, porteuse d’un projet singulier.

La Chartreuse est juridiquement constituée par une association (loi 1901) créée
en 1973, le C.I.R.C.A. (Centre International de Recherche de Création et
d'Animation).
Monument d'État, la Chartreuse dépend du Centre des Monuments Nationaux,
dans le cadre d’une convention qui lui assure une large autonomie de gestion.
Elle est financée par le Ministère de la Culture et de la Communication pour le
projet culturel (Direction de la Musique, de la Danse, du Théâtre et des
Spectacles), et par la Direction du Patrimoine pour l’entretien, la restauration et
la mise en valeur du monument. Elle est subventionnée par les Régions
Languedoc-Roussillon et Provence-Alpes-Côte d’Azur, le Département du Gard
et celui de Vaucluse et la ville de Villeneuve lez Avignon.

1
Fragment d’inscription, peint à fresque, dans une cellule du cloître Saint Jean. D’après la tradition, ce serait
l’œuvre d’un occupant récent, M Joel, début XXeme. La référence exacte et complète est : « quoniam per multas
tribulationes oportet nos intrare in regnum Dei » (Vulgate, Actes 14-21, aujourd’hui verset 22)

309
Centre Culturel de Rencontre depuis 1973, la Chartreuse s'est fixé pour mission
de réaliser la synthèse entre un grand monument ayant perdu sa fonction
originelle et un projet intellectuel et artistique ambitieux qui assure son
sauvetage et sa réhabilitation.
C'est la relation entre ces deux pôles qui caractérise le concept de Centre culturel
de rencontre, dont l’originalité, dans les années 1970, a été d’ infléchir la
politique de conservation pour passer de la restauration à la réhabilitation. Il
s'agit, selon les termesde la charte des CCR, de réutiliser un lieu patrimonial, de
le réinvestir à des fins culturelles, et de rendre compatibles les objectifs de la
restauration (préservation du patrimoine) avec ceux de la création et de la
recherche artistique contemporaines.

Ce programme conjugue ainsi deux objectifs majeurs de l'action culturelle : la


sauvegarde du patrimoine et l'enracinement territorial du développement
artistique et culturel. Laboratoire d'expérimentation sur l'animation du
patrimoine et les rapports entre patrimoine et création, la Chartreuse intègre
aussi la dimension de l'économie d'entreprise (restaurant, librairie), dans la
nécessaire recherche de diversification de ses sources de financement,
conformément à la charte précitée..
L’expérience de la Chartreuse est emblématique de toutes celles qui ont été
menées en parallèle dans ce dernier tiers du XX° siècle dans les divers CCR (24
lieux en France, 19 en Europe et au Canada), expériences qui permettent
d'envisager aujourd'hui la mise en œuvre concertée d'orientations communes à
portée internationale, et notamment européenne.

Évolution et maturation du projet

310
Les différentes étapes de l’émergence récente du projet culturel de la Chartreuse
sont la résultante historique des contraintes du bâtiment, du contexte des
politiques culturelles, du territoire (l’ombre portée du Palais des papes en
Avignon) et de la démarche visionnaire de quelques personnalités. A sa création
en 1973, le Centre culturel de rencontre s'ouvre à toutes les expériences
culturelles. Si le lieu est propice à la résidence, il ne dégage en rien une
spécificité théâtrale.
Est ce par pure coïncidence ou par un cheminement souterrain, apanage des
hauts lieux, que la Chartreuse choisira six siècles après sa naissance de se
consacrer uniquement au théâtre ? Alors que le palais et sa cour d’honneur
abrite le plus grand festival du monde, elle semble opposer, dans une constante
et muette réprobation à l’agitation du monde, l’amont silencieux du laboratoire
à l’aval exubérant de la représentation, justifiant encore aujourd’hui sa
réputation de mauvaise conscience des papes auxquels elle doit pourtant sa
fondation.
En 1990, dans une période de difficulté budgétaire pour la Chartreuse et de
désaffection du champ de l'édition pour les auteurs dramatiques (cf le rapport
Vinaver), la spécialisation dans le soutien à l'écriture, est apparue non seulement
nécessaire mais financièrement réaliste.
La Chartreuse, avec le label de Centre national des écritures du spectacle
(CNES) devient en 1991 lieu de recherche, de création et de séjour pour les
auteurs dramatiques. Les résidences d'écrivains sont le point de départ d'un
ensemble d'activités qui visent à défendre et promouvoir l'écriture dramatique
contemporaine. Depuis 2005, le projet culturel s’est ouvert à une acception
élargie des écritures du spectacle, allant du texte au non exclusivement textuel et
intégrant toute forme d’écriture sur l’image, le son, le corps et le mouvement .

311
Ainsi donc, après une période pionnière aux activités multiples, l'entreprise
Chartreuse a recentré ses missions et précisé son image, que l’inflexion récente
vers le multimedia et l’interdisciplinaire ne remet pas en cause.

Permanence du monument et immanence de son architecture : du


palais/monastère au monument résidentiel

Si le monument s'est avéré un puissant allié pour abriter la naissance d'un projet
culturel encore fragile, il comporte également des exigences fortes.
L'observation du lieu révèle des permanences incontournables, avec lesquelles
le projet mis en œuvre a cherché à se mettre en cohérence en suivant quatre axes
à la fois périodiques et superposés :

-l’axe cardinalice : le monument premier est d’abord une livrée


résidentielle du cardinal Aubert. Ce palais cardinalice se voit adjoindre une
première Chartreuse, dans un élan qui tisse la fidélité amicale (celle d’Etienne
Aubert à Jean de Birelle, général des chartreux), le désir de refondation (l’ordre
des Chartreux, au XIV° siècle, est celui qui incarne le mieux les exigences
religieuses les plus strictes, après le concile de Trente) et l’intuition politique
(succédant à Clément VI, le munificent, Aubert, devenant Innocent VI, veut
marquer son pontificat d’un retour à l’austérité). Ce « collage » architectural
d’un lieu de pouvoir et d’un lieu de prière deviendra seulement monastère lors
de la seconde fondation, après l’incendie du palais en 1365.
Ce côté hybride marquera la Chartreuse du Val de Bénédiction tout au
long de son histoire, la distinguant ainsi des autres maisons du même ordre par
une mise en tension de l’austérité et de l’opulence.

312
Le Tinel, salle de consistoire brillamment décoré de fresques aujourd’hui
effacées, devenant réfectoire des moines, puis, après presque deux siècles de
déclassement en espace public, suite à l’effondrement de son toit, réhabilité en
salle de spectacle, est emblématique de cette dualité fondatrice.
C’est à cette même double polarité qu’on peut rattacher l’iconographie
remarquable que les moines ont acquise, par commandes à des artistes
prestigieux (de Matteo Giovanetti, du temps même d’Innocent VI, à Enguerrand
Carton, Philippe Mignard et Philippe de Champaigne, entre autres) ; en pleine
période exclusivement monastique (XV° et XVI°), c’est bien aux dotations et
privilèges accordés aux chartreux par quelques princes de l’Eglise et par le roi
de France qu’on doit la persistance des commandes d’œuvres d’art. Cette
pratique entra à ce point en conflit avec l’idéal d’austérité de l’ordre qu’elle
justifia les remontrances de la maison mère, dans le courant du XVI° siècle. De
nos jours, la contradiction réapparaît lorsque certains visiteurs, abusés par le
fétichisme moderne de l’appareil lapidaire dénudé, déplorent les installations
d’art contemporain, qui sont pourtant fidèles à l’esprit du mécénat monastique.

- l'axe cartusien : définit deux types de circuits, au sein même de la


clôture, dont la résonance moderne est troublante dans les dispositifs
occupationnels du temps et de l’espace. : dispositif érémitique : de même que le
moine en prière, l'artiste au travail (et en particulier l’auteur) est seul dans sa
cellule ; dispositif cénobitique : le chartreux, puis l'auteur, partagent des instants
de vie communautaire, le premier pendant les offices et au réfectoire, le second
en groupe de travail et à la table des auteurs, voire au moment du montage d’un
spectacle.

313
- l’axe hospitalier : la population des croyants n’est
qu’exceptionnellement admise à pénétrer le monastère, et seulement dans
certains espaces ; en dehors des pères et de leurs serviteurs d’ordres mineurs,
l’hospitalité est réservée à quelques privilégiés : accueil de personnalités invitées
à l’appartement des Hôtes, à l’époque cardinalice ; accueil des familles des
religieux à l’hôtellerie2 , à partir du XVII° siècle. La modernité a réussi à
inverser la pespective : les résidents (auteurs, comédiens, artistes en général)
sont parmi les plus précaires des actifs de notre siècle ; ce sont eux, les invités3,
qui aujourd’hui offrent, présentent, montrent. La dialectique moderne de l’exclu
et de l’inclus trouve dans ce paradoxe une illustration aveuglante.

- l’axe révolutionnaire et post-révolutionnaire : de la déprise à la reprise.


La laïcisation opérée par la Révolution s’est ouverte sur une privatisation (vente
en bien national) ; devenue « village dans le village », la Chartreuse a gardé
pendant près de deux siècles (sur six siècles et demi d’existence) un statut de
marge urbaine, ce dont attestent de nombreuses cicatrices dans l’imaginaire
collectif villeneuvois. Quelques traces et archives photographiques, connues ou
jalousement conservées dans le secret des familles, témoignent de ces
occupations privées où des groupes d’origines très diverses se côtoyaient dans
une vie de quartier haute en couleur.
Depuis la fin du XIX° siècle avec les débuts de la reprise par les collectivités
publiques, a commencé une phase de retour au public, la mairie et l’Etat
rachetant les lots délaissés, au hasard des successions orphelines. Par
« écrémage » des résidents, ne sont bientôt plus restés, comme occupants
permanents, que des artistes et des amateurs éclairés de vieilles pierres.

2
La boulangerie, jouxtant l’hôtellerie, permettait également de fabriquer des pains qui étaient distribués aux
indigents, l’hospitalité devenant à ce titre caritative
3
Les hôtes, au double sens de ce mot

314
L’émergence récente du projet de réutilisation, enfin, procède d’un recentrage
particulier, d’une « culturalisation » où la banalité du monument visitable
retrouve un sens plus congruent à sa vocation fondatrice.

Aujourd’hui, le lieu reste traversé par une tension permanente de l’ouverture et


de la clôture sur trois niveaux de contradiction :
- entre les résidences (solitaires) et les visites (groupes) ou les spectacles
(public)
- entre les impératifs de la conservation (protéger, fermer) et de la délectation
(ouvrir, partager)
- entre les exigences de la création artistique (écrire, composer), et de la
conservation patrimoniale (étudier, rechercher, entretenir, consolider, adapter),
d’une part, et celles de la communication (exposer, montrer, représenter),
d’autre part.

L'adéquation des lieux au projet : la résidence d’artistes:

Voici que j’ai passé la porte, laissant ma vie là-bas comme on se déshabille
Bernard Noël, Opera-lumière

La Chartreuse a posé d'emblée la question de son utilisation : que faire d'une


quarantaine de maisons de moines identiques ? Cette architecture fonctionnelle
et répétitive interpellait le projet de restitution complète, une fois la cellule
témoin présentée au public. C'est de cette interrogation concrète et persistante,
en termes d’usage et d’architecture, qu'est née la vocation actuelle de la
Chartreuse.

315
La construction rigoureuse autour d'espaces à ciel ouvert prévue pour des vies de
solitude et de communauté permet l'introspection, la réflexion, et abrite les
rencontres dans un havre de paix hors du temps : contexte parfait pour la
création artistique, ou tout au moins pour l’une de ses étapes, dans les
nécessaires allers-retours entre frottement au monde et solitude
.
De cette logique, l'idée de résidence s'est imposée, et le projet culturel qui en
découlait a « irrigué » l’ensemble du monument.
L'idée des résidences n'est pas simple mise à disposition de lieux exceptionnels
pour des artistes, elle correspond aussi à une politique de conservation du
patrimoine pertinente et appropriée. Consacrées en permanence à l’hébergement
d’artistes, les cellules sont inscrites dans une continuité d’usage et d’entretien.
Dans la même optique, l'utilisation du Tinel en salle de spectacle et de
l'Hôtellerie/Boulangerie en lieux de travail collectif, salles de conférence et de
séminaire découle aussi de ce choix culturel. Il en va de même pour la salle des
25 toises et la cave du pape, lieux domestiques de stockage de victuailles, qui
ont trouvé un usage moderne approprié en salles d’appoint pour les lectures ou
les spectacles de petites formes. Les appartements des hôtes, ouvrant sur le
cloître Saint Jean, ont dans le même esprit été récemment transformés en café : à
des horaires variables selon les saisons, le public du monument y trouve à se
réchauffer ou se rafraîchir à l’issue de la visite.

L’installation de l’accueil et de la librairie dans le bâtiment du Prieur fait entorse


à cette réutilisation métaphorique, encore que les lieux concernés aient tous été
inscrits, à l’époque monastique, dans des fonctions profanes, au sein même de la
clôture : l’entorse vient de l’ouverture moderne à un public large de visiteurs et
de spectateurs. Il en va de même pour les bâtiments dits « des frères »,

316
récemment restaurés, et qui abritent la Bibliothèque - Centre de documentation
des écritures du spectacle, qui n’a pu être installée, faute de repères
convaincants, dans l’ancienne bibliothèque des Chartreux, aujourd’hui disparue.

La réutilisation, condition et gage de la conservation

La réutilisation du monument au service d’un programme artistique permanent


conforte l’esprit général de conservation, au prix, parfois, de quelques frictions.
L’exigence du projet échappe en tous cas aux risques tangibles du tout-
touristique. Elle implique certes une nécessité d’adaptation : entretien et
restauration doivent être aussi au service du programme permanent, et pas
seulement au sens métaphorique. : les projets artistiques accueillis et
développés à la Chartreuse se nourrissent de l’esprit du lieu au-delà de toute
référence historique directe. P Boulez ou T Brown dans l’église, le groupe
Merci, ou Jacques Rebotier dans le cloître du cimetière, la nuit de la poésie
autour de Guez-Ricord dans les jardins, toutes ces manifestations et bien
d’autres qui ont écrit la légende moderne de la Chartreuse ont en commun de
n’avoir eu aucune nécessité liée au monument. C’est plutôt le monument,
porteur d’une mémoire estompée ou sublimée, qui a été requis pour abriter un
projet artistique moderne.
La conséquence est importante quant à la philosophie qui doit présider aux
travaux de conservation. Un monastère du XIVème n’avait par définition ni
réseau d’eau courante4 ni électricité, et ne disposait pas de l’internet. Il y a une
nécessaire adaptation des lieux à envisager.
Cette adaptation n’est d’ailleurs pas toujours aussi anachronique ni
catastrophique qu’il y paraît.

4
encore que les Chartreux aient su habilement utiliser leurs puits, avant d’amener l’eau des collines au
XVIIIème

317
D’abord parce que les chartreux ont toujours fréquenté l’art de leur siècle (cf les
commandes aux artistes), et surtout, ils ont eu une pratique du bâti empreinte de
liberté, ce qui les conduisait à réaliser des transformations, au gré de leur usage
bien compris, avec une audace et une rapidité confondantes pour un esprit
contemporain. D’où les problèmes de lisibilité architectonique que nous
rencontrons, et que les recherches archéologiques en cours s’efforcent de
décrypter : il reste difficile de se repérer dans les zones les plus modifiées
(cloître ST Jean) et du coup, de garder une cohérence totale dans le choix des
périodes de référence. Doit on restaurer à l’identique du XIV eme, comme cela a
pu être fait dans le cloître du cimetière ou dans l’église ? Faut il conserver les
adjonctions XVIIeme, et dans ce cas quelle articulation ménager avec les
périodes précédentes (cloître St Jean, boulangerie, allée des mûriers) ? Faut-il
conserver les ruines (abside effondrée de l’église, cloître st Jean, cellules U’) et
les parasites du XIXème (cellule T, allée des mûriers)?
Sans entrer dans les détails d’une problématique passionnante et fertile en
controverses qui agite depuis plus d’un siècle théoriciens et praticiens de la
conservation-restauration, ce qui nous paraît devoir guider les architectes et
maîtres d’ouvrage relève d’un nécessaire compromis : la Chartreuse est sans
doute mieux conservée de s’être reconvertie en résidence d’artistes, fut-ce au
prix de certains solécismes archéologiques, du fait d’une occupation et d’un
entretien permanent des lieux, que s’il s’était agi seulement de montrer à des
visiteurs éventuellement abusés ou mal informés une architecture vide, en elle-
même trop répétitive pour être attractive, avec le risque de délaissement induit
par une fréquentation trop faible. On sait que les crédits de strict entretien, qui
sont loin d’être les plus abondants chez les financeurs publics, courent
forcément le risque d’être proportionnés à la nécessité de l’usage.

318
Quoi qu’il en soit, il est sans doute plus légitime de proposer à un lieu historique
un usage moderne, actif et permanent, en essayant de faire en sorte que celui-ci
soit le plus respectueux possible de l’héritage spirituel, que de le consacrer
uniquement à la contemplation des visiteurs, modalité consumériste d’une
économie des loisirs dont on commence à mesurer les dégâts planétaires qu’elle
développe. S’agissant d’un lieu dont la raison d’être fondatrice était la clôture
(pas de visiteurs en général, pas de femmes en particulier), le risque de
l’irrespect iconoclaste est plus grand dans le tourisme, par vocation économique
massif, que dans la recherche artistique, par nature singulière.

La Chartreuse, on le voit, est prise dans un faisceau de contraintes


contradictoires, dont la confrontation provoque la subtile alchimie où se sublime
l’esprit des lieux..
L'observation de l'ensemble des Centres Culturels de Rencontre montre que s'il
y a bien aujourd’hui une bipolarité culturelle et touristique, un équilibre
harmonieux est encore à trouver entre exigences et facilités. Chacun des pôles
ayant une propension naturelle à vouloir prendre le pas sur l'autre, le paysage
des CCR est aujourd'hui traversé par ces deux tentations, dont la synthèse, ou la
résolution, ne donne lieu qu’à des solutions originales.
Cette diversité est elle-même à préserver, dans une époque qui n’a que trop
tendance à l’uniformité.

319
L'IMEC dans l'abbaye d'Ardenne, la violence faite au monument.
Olivier Corpet

Disons d'abord que, dans la configuration du site, le choix de l'abbatiale comme


bibliothèque était du point de vue fonctionnel le seul possible compte tenu de
l'indispensable lien organique à établir avec les réserves où seraient conservées
les archives, dont le volume est très important. Ce choix, conséquence directe et
obligée du programme élaboré par l'IMEC, fut d'ailleurs âprement discuté au
sein de la redoutable Commission nationale supérieure des monuments
historiques. Certains experts préféraient installer la bibliothèque dans la grande-
aux-dîmes, au mépris de toute fonctionnalité élémentaire, les archives ne
pouvant être installées à proximité de celle-ci ; mais ils préconisaient sans doute
ce choix incongru pour mieux préserver, croyaient-ils, la dimension sacrée de
l'abbatiale, préférant apparemment voir celle-ci restaurée, mais laissée vide,
disponible au mieux pour des visites ou des concerts, plutôt qu'encombrée par
des ouvrages. Je dis « encombrée » car notre programme prévoyait en effet d'y
mettre 80 000 à 100 000 ouvrages, ce qui impliquait une importante densité, une
présence forte de la bibliothèque – en fait un meuble-bibliothèque glissé entre
les piles à l'intérieur de chacun des bas-côtés – la nef centrale étant réservée aux
tables de consultation.
L'abbatiale – qui, il ne faut pas l'oublier, servait de grange à foin et de remise
agricole depuis la Révolution - offrait, à la fois par son architecture et par son
passé de lieu de culte, de prière, de recueillement, l'espace naturel pour y
installer une bibliothèque, avec tout ce que cela suppose de silence, de
méditation, de sérénité, de rêverie aussi, tout cela conditionné par la beauté de
l'édifice, par sa lumière, par son organisation spatiale, etc.

320
J'ajouterai encore ceci : au XVIIIème siècle il y eut, adossé au chevet, dans un
bâtiment aujourd'hui disparu, une bibliothèque d'environ 1 800 volumes ; ce fait
ne constituait certes pas une raison suffisante pour installer la nôtre dans
l'abbatiale, mais cette coïncidence ne pouvait que nous renforcer, au moins
symboliquement,dans notre choix.
Notre référence implicite était évidemment les bibliothèques anglaises comme
celles d'Oxford ou de Cambridge. Une référence amusée au Nom de la Rose
d'Umberto Eco – qui séjourna brièvement à l'abbaye en 1997 – n'était pas non
plus absente de notre imaginaire et de celle du maître d'ouvrage. Nous étions
loin en tout cas des tergiversations des experts de la Commission nationale
supérieure des monuments historiques – loin devant. Sur ce point, le fait que
l'architecte du projet, M. Bruno Decaris, au demeurant lui-même architecte en
chef des monuments historiques, était plutôt atypique dans sa corporation, et
qu'il avait pris toute la mesure de notre projet et de ses ambitions, et donc de nos
exigences et contraintes, nous a permis de tenir bon face à des remarques et à
des prescriptions dont la logique contredisait radicalement la nôtre. La
confrontation resta feutrée mais bien réelle, les archives de ce projet en
témoignent.
En réalité, à nos yeux, cette question de la sacralisation était liée à l'économie
même du site plutôt qu'attachée à un bâtiment ou à un autre. Si la possibilité de
construire un bâtiment d'archives contigu à la grange-aux-dîmes avait été réelle,
celle-ci aurait tout aussi bien pu être choisie pour la bibliothèque ; mais tel
n'était pas le cas. La séparation historique et topographique du site en deux
espaces, le régulier et le séculier, était un réalité bien plus déterminante, bien
plus structurante. Le sacré d'un côté, le profane de l'autre ; l'église abbatiale et
son monastère, la ferme et sa grange-aux-dîmes. La vie spirituelle ; la vie
matérielle. Un espace clos ; un espace ouvert. C'est cette partition originelle des

321
lieux que nous avons conservée et même réinstaurée, puisque depuis la
Révolution le site n'était en somme qu'une grande exploitation agricole divisée
en plusieurs fermes et familles. Et c'est cette partition qui est constitutive à
Ardenne du régime du sacré – je préfère pour ma part parler du régime du
spirituel, moins marqué à mes yeux par la référence au liturgique, au religieux,
et qui renvoie plus à ce qui est de l'ordre des activités de l'esprit : écriture,
lecture, création, réflexion, échange... Cette séparation, signifiée au XVIII ème
siècle par une balustrade, et reprise aujourd'hui symboliquement par une haie
qui délimite le parvis de l'abbatiale, n'est pas seulement une division du site en
deux ensembles, en deux séries de bâtiments ; elle désigne également un partage
des activités et des réalités matérielles de l'IMEC : d'un côté, à l'ouest, dans
l'espace de l'ancienne ferme, les activités ouvertes sur l'extérieur – rencontres,
expositions ; de l'autre, à l'est, autour de l'abbatiale, celles plus centrées sur notre
mission première – les archives, la bibliothèque. De ce fait, la dimension sacrée
ou spirituelle de cette seconde partie du site n'est plus seulement liée à la nature
architecturale et à l'usage ancien des bâtiments, mais à ce qu'ils contiennent
dorénavant et à leurs nouvelles fonctions : les archives avec leur charge
d'histoire, de secret,de privé, avec leur valeur patrimoniale et scientifique
immense ; leur consultation et exploitation, avec tout ce que cela comporte de
règles d'accès – voire d'interdits -, de procédures d'accréditation et de
divulgation, de soumission aux prérogatives du droit moral et patrimonial, du
droit d'auteur, de celui concernant protection de la vie privée, etc.
Lorsque vous parlez de « sacralisation » de l'archive dans nos sociétés, je suis
plus hésitant, et même sceptique, car il me semble que c'est à un phénomène
beaucoup plus prosaïque que vous faites allusion, d'ordre avant tout marchand et
médiatique, qui fait aujourd'hui de l'archive, ou de son évocation, un référent
magique. En effet, il ne suffit pas de proclamer, comme on peut le lire dans

322
certaines gazettes, que le temps des archives – il faut entendre en fait : la vérité
des archives, la vérité à travers les archives – est arrivé. C'est le plus souvent un
leurre, une mystification, qui laisse accroire dans le meilleur des cas que les
archives peuvent à tout coup révéler les secrets de l'Histoire, dévoiler les
mystères de la création – voire qu'un accès non règlementé à l'archive
(« l'archive pour tous ! ») serait spontanément un facteur et une condition de la
« démocratisation » de nos sociétés par la transparence qu'elle entraînerait... En
réalité, je crains que notre société vise plutôt – fût-ce avec des intentions
politiquement et éthiquement fort louables – à désacraliser les archives, à diluer
le privé dans le public, à forcer les secrets, à dénaturer les mystères ; or de la
désacralisation à la banalisation, et bien sûr à la manipulation, il n'y a pas loin.
En ce sens, je trouve particulièrement heureux que matériellement et
symboliquement l'organisation léguée par l'histoire de l'abbaye d'Ardenne nous
ait permis d'inscrire notre activité archivale dans une réalité architecturale qui lui
attribue une place réservée, protégée, identifiée comme telle. Je ne veux pas dire
une place forte, close, inaccessible ; au contraire même : il s'agit, dans l'espace
spécifiquement dédié aux archives, d'organiser leur consultation de la manière la
plus ouverte possible – et si le fait que celle-ci ait lieu dans une abbatiale
devenue bibliothèque renforce le caractère particulier, grave, sacré, de cette
démarche, eh bien, tant mieux ! Les archives ne peuvent pas être offertes en
libre-service, quelles que soient les vertus scientifiques de ceux qui les
sollicitent. Cela est d'autant plus vrai que l'essentiel de nos archives sont
contemporaines, et que le temps n'a pas toujours fait son travail.

323
Conquérir Vézelay.
Territoire, cultures et spiritualités
Daniel Fabre

La promotion culturelle de Vézelay – restauré par Viollet-le-Duc au XIXe


siècle, inscrit sur la liste du patrimoine mondial en 1979 – a rendu à l’antique
basilique et au village dont elle coiffe le sommet un prestige que sa longue
histoire chrétienne n’avait pas aussi uniformément garanti. En effet, ce haut lieu
monastique médiéval, consacré au culte de la Madeleine, pense et présente
encore aujourd’hui son passé comme un drame marqué de régressions brutales.
La découverte et la reconnaissance des reliques de Marie-Madeleine à Saint-
Maximin, en Provence, lui portent, dès le Moyen Age, un premier coup. Le
saccage protestant de l’abbatiale un second, plus grave encore. Enfin, la
déchristianisation révolutionnaire, particulièrement radicale dans ce coin du
Morvan, achève de ruiner le site. On doit donc comprendre la visite de Mérimée
et la restauration de Viollet-le-Duc comme une conversion symbolique au sens
plein du terme. Vézelay entre très tôt dans le panthéon monumental national.
Cette histoire longue a été comme revécue en accéléré au milieu du XXe
siècle. En effet, les lendemains de la Seconde Guerre Mondiale sont marqués par
la dénonciation du curé de la paroisse comme collaborateur de l’occupant. Il
subit donc un châtiment rituel infamant, un authentique charivari : le crâne rasé
il est promené sur un âne et expulsé du pays. Rite populaire qui, interprété
comme un sacrilège par la hiérarchie religieuse, abouti à l’abandon de la cure
pendant plusieurs années. Vézelay au début des années 1950 est un sanctuaire à
reconquérir. Ce sont les Bénédictins de l’abbaye puis les Franciscains d’une
abbaye voisine, située hors des murs de Vézelay, qui vont assurer les offices

324
dans un style pastoral très particulier marqué par la suppression de la distance
sacerdotale. On les évoque volontiers en vêtements profanes, occupé aux
travaux communs, soucieux de s’engager dans les affaires du monde, cultivant
une certaine familiarité avec les non-croyants… Le vieillissement de leur
communauté conduit l’évêché à leur retirer la responsabilité de l’abbatiale et à
confier celle-ci, au début des années 1990, à un nouvel ordre religieux, né à
Paris une vingtaine d’années auparavant, la Fraternité monastique de Jérusalem
en qui s’incarne un aspect essentiel du renouveau catholique. Bénéficiant d’un
soutien solide du Vatican et de l’évêché, la Fraternité, qui est un ordre mixte,
réforme profondément le style pastoral de ses prédécesseurs. Elle promeut, en
effet, un catholicisme que l’on pourrait qualifier d’esthétique, qui, en donnant
une place remarquable à l’expression liturgique la plus raffinée (musique, chant,
arts plastiques), en s’adressant de façon privilégiée aux jeunes (moins de 35 ans)
vise à ramener et à ancrer dans l’église des franges intellectuelles et cultivées
qui s’en éloignent. La Fraternité a donc choisi des territoires pastoraux
nouveaux, en particulier des grandes villes (Paris, Strasbourg, Montréal) et,
surtout, des hauts lieux monumentaux (Vézelay, le Mont-Saint-Michel, la Badia
Fiorentina à Florence, l’église de la Trinità del Monte à Rome) dans lesquels elle
peut faire partager un christianisme de haute culture, ouvert au dialogue des arts
et des spiritualités.
En une dizaine d’années la Fraternité a non seulement assuré le service
religieux du monument mais l’ensemble de son animation culturelle (visites
plurilingues, stages d’initiation aux arts religieux etc.). Cette conquête
fulgurante s’accompagne d’une installation foncière et immobilière méthodique
qui donne aux habitants de Vézelay le sentiment d’une dépossession. « Ils
achètent tout », dit-t-on de ces nouveaux moines dont on craint le dynamisme
autant qu’on le salue. De plus, à un tourisme déjà intense s’ajoutent les multiples

325
stages, pèlerinages, rassemblements pour le départ vers Saint Jacques de
Compostelle… qui semblent occuper le village avec une densité accrue.

Beaucoup des habitants de Vézelay qui se sentent « envahis » par les


nouveaux animateurs du site sont eux-mêmes des nouveaux venus. Leur
installation remonte rarement au-delà de deux générations. Ils sont les héritiers
et les témoins d’une autre conversion culturelle du village et c’est à partir d’une
tout autre mémoire qu’ils organisent, en ordre dispersé, leur résistance. Les
racines de ce mouvement sont dans le cimetière qui jouxte l’abbatiale. Le
visiteur peut s’y recueillir sur des tombes d’écrivains aussi différents que
Romain Rolland, Georges Bataille, Max-Pol Fouchet, Maurice Clavel ou Jules
Roy), le couple de grands collectionneurs et critiques d’art Jean et Yvonne
Zervos est aussi enterré là. On peut s’interroger sur l’éclectisme de cette liste de
défunts ; en reconstituer l’origine revient à parcourir les voies d’une autre
réhabilitation symbolique du site de Vézelay qui ne s’oppose pas frontalement à
la signification chrétienne du site mais l’interprète d’une tout autre façon. La
promotion esthétique de l’art roman (les éditions de La Pierre qui vire sont
proches de Vèzelay) est la toile de fond de l’attraction qu’a exercé le site sur des
esprits très divers depuis les années 1930. A partir de là, chacun des écrivains
qui s’installe à Vézelay suit un parcours personnel mais tous introduisent une
vision et un usage de Vézelay qui témoigne d’une « spiritualité » hérétique, y
compris chez ceux qui, tel Jules Roy, semblent avoir été touchés par un retour au
catholicisme. En fait, on pourrait reconnaître dans cette improbable
convergence, ce que le Collège de Sociologie, fondé en 1938 par Georges
Bataille et Michel Leiris, avait nommé le « sacré gauche », religiosité déplacée,
gauchie, qui valorise non l’institution mais le désordre mystique et la transe.
Certes, la mémoire de ces morts et de leur usage plus ou moins hétérodoxe de

326
l’esprit de Vézelay ne suffirait pas à résister à la transformation présente. De
fait, le « sacré gauche » a pris, tout récemment, à Vézelay des formes
institutionnelles, a créé des espaces publics capables d’affirmer la présence de
« spiritualités » différentes. Des traces discrètes ponctuent la montée vers la
basilique, des plaques apposées sur les maisons signalent le séjour des écrivains.
Face à l’abbatiale se dresse la maison de Jules Roy qui, depuis peu, accueille des
écrivains en résidence, ce qui a donné l’occasion de cette enquête. Au bas de la
rue principale la maison de Romain Rolland vient d’être transformée en Musée
Zervos.
Ces actes ne sont jamais ouvertement posés comme une réplique au retour
en force des religieux et à l’investissement par ceux-ci des territoires de la
culture ; un langage commun, une terminologie floue et ambivalente – dans
laquelle le terme « esprit » et ses dérivés occupe la place centrale – camoufle les
conflits latents. Les soutiens importants de l’Etat et des collectivités (commune
et région surtout) n’explicitent surtout pas cette intention. Il n’en reste pas moins
que pour les habitants qui avaient fait de Vézelay le lieu d’une sorte de
transfiguration culturelle laïque le choix se pose de manière crue : résister ou
partir. L’alternative se lit aussi sur le terrain : la librairie de Vèzelay qui avait
pris comme nom le titre d’un roman de Georges Bataille, Le Bleu du Ciel, est
devenue L’Or des étoiles et offre non tant les œuvres des hérétiques de Vézelay
que les productions de la spiritualité new age, témoins d’un syncrétisme qui
n’est pas étranger aux actuels conquérants de Vèzelay.

327
A quoi sert la Cité de Carcassonne. Canular et usage du monument.

Christiane Amiel

En février 1913 une nouvelle parue dans la presse régionale,


immédiatement reprise par les journaux locaux, jetait un grand émoi chez les
historiens et les érudits, de la ville d’abord puis plus largement de la région : un
groupe d’astronomes était sur le point d’obtenir l’autorisation de transformer la
Cité en un vaste observatoire, chaque tour recevant un télescope, la plus haute se
trouvant, elle, munie d’une antenne pour la télégraphie sans fil. Il fallut attendre
près d’un mois pour que le Ministère des Beaux-Arts dénonce officiellement la
supercherie.
On peut considérer l’affaire comme simple fantaisie de potache, qui ne
manque pas de piquant quand on sait qu’elle fut l’œuvre de Pierre Embry, futur
conservateur, éminent, du monument, mais, à notre sens, il faut aller plus loin et
voir le contexte dans lequel elle s’inscrit. Dés 1909 en effet est créé sous
l’impulsion du syndicat d’initiative l’Hôtel de la Cité, instrument de prestige
destiné à accueillir une clientèle fortunée qui dès son origine, et encore plus à
cause de ses agrandissements apparaît comme une verrue qui défigure la
silhouette occidentale du monument. Les pétitions d’amoureux du site, de
savants et d’architectes qui n’ont pas manqué se sont toutes heurtées aux intérêts
financiers des concepteurs de l’entreprise qui ont même convaincu l’Etat du bien
fondé de leur projet. Dés lors le fait isolé demande à être lu dans un ensemble,
une série de canulars, en apparence peu sérieux, mais qui manifestent en réalité,
de manière précoce, à la fois la colère et l’impuissance des populations ou au
moins de certains de leurs représentants devant les modalités de réutilisation et
d’exploitation des monuments historiques. Bien au delà du fait-divers l’affaire

328
de l’observatoire porte en germes les conflits qui accompagneront, durant toute
la deuxième moitié du XXème siècle les essais ou la mise en place de nouvelles
destinations. Les termes du dilemme entre conservation intégrale, muséification
et utilisation marchande ont donc été posés clairement et de bonne heure, la
notion d’inutilité et ses connotations esthétiques ou appauvrissantes se posant
immédiatement comme l’enjeu central d’une problématique dont les
déchirements ne sont pas encore apaisés.

329
La Sagrada Família de Barcelone : les enjeux d’un patrimoine en chantier
Mathieu Claveyrolas

Mon intervention traite de l’église de la Sagrada Família à Barcelone ou, plus


précisément, du chantier de cette église en construction.
La Sagrada Família est sans doute un terrain privilégié pour l’étude des
dynamiques contemporaines de patrimonialisation, au carrefour d’enjeux
religieux et identitaires construits localement mais aussi sous le regard et
l’influence de la renommée internationale du monument et du tourisme de masse
qu’il attire.

1/ Il s’agit d’abord avec la Sagrada Família d’une œuvre en chantier, inscrite


dans une historicité complexe, concrètement à l’opposé de cette immobilité à
laquelle on est souvent tenté, à tort, de cantonner les monuments.
Je présente donc rapidement l’histoire du chantier, soulignant les coups d’arrêt
(mort de l’architecte Gaudí, destruction de la Guerre Civile) mais aussi la réalité
d’une œuvre certes largement inachevée, mais déjà investie d’une charge
symbolique et politique, autant qu’artistique et touristique majeure. Je souligne
également la complexité du rapport du chantier au temps, entre le passé
(référence à l’âge des cathédrales gothiques ; patrimonialisation de l’œuvre
gaudienne), le présent du chantier permanent, le futur d’un lieu à venir dont
témoignent les maquettes et autres représentations graphiques, sans oublier
l’éternité (en tant que « maison de Dieu », et en tant que chef d’œuvre).

2/ Ensuite, la Sagrada Família est déjà un monument patrimonial, inscrit au


patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO. Soulignons également la
personnalité et le rôle de Gaudí, actuellement en procès de béatification et

330
auquel l’œuvre entière est identifiée. Patrimonialisation et béatification
témoignent des enjeux et des modalités de la reconnaissance officielle en tant
que monument patrimonial ; or cette officialité universaliste est loin de donner
une légitimité consensuelle locale au monument, aujourd’hui au cœur de
polémiques récurrentes remettant en cause tant son authenticité que sa
représentativité. Aucune des fonctions (artistique, religieuse, identitaitre) de la
Sagrada Família ne fait l’unanimité, aucune n’échappe à la controverse et aux
critiques de ceux qui, depuis le début du projet et, surtout, depuis la mort de
Gaudí, prônent l’arrêt immédiat du chantier, arguant de l’inadéquation du lieu
saint à la religiosité contemporaine, du dévoiement par les responsables actuels
du projet artistique gaudien, et de la non représentativité des promoteurs
(catholiques conservateurs) qui prétendent monopoliser le discours catalaniste.
De fait, c’est surtout la relecture souvent partisane de l’histoire qui fait de la
Sagrada Família un lieu de mémoire avant même d’être achevé. La
patrimonialisation à marche forcée depuis une vingtaine d’années est d’abord
mise en scène pour le touriste ; elle est en tout cas perçue comme telle par de
nombreux Catalans qui ont l’impression que le projet leur échappe petit à petit.

3/ Enfin, la Sagrada Família est extrêmement prolixe en discours, en réflexion,


en problématisation sur sa propre dynamique de patrimonialisation. Une brève
étude du musée de la Sagrada Família illustre bien cette volonté d’auto-
représentation du monument. Il s’agit autant de prendre à bras le corps le débat
que de noyer toute contestation dans une déferlante de propagande qui présente
le chantier comme consensuel. A la croisée du passé (archives), du présent
(scènographie du chantier permanent) et du futur (maquettes, plans, projets), le
musée met en scène la continuité du chantier et milite pour son achèvement
possible et souhaitable.

331
Je conclus sur la Sagrada Família en tant que formidable machine
didactique à forte visée légitimatrice, dans un contexte où c’est la controverse et
non le consensus qui caractérise et qui anime la dynamique patrimoniale.

332
Les Paradors 1928-2005

Alet Valero

Les Paradors constituent une singularité espagnole et la francisation du vocable


-pour ne pas dire son internationalisation – est en soi un indice supplémentaire
de son succès. Le réseau a acquis une forte lisibilité au terme de quasiment un
siècle. En effet l’idée émerge presque avec les premières initiatives réelles de
l’Etat en matière touristique : la Commission nationale (1905), plus symbolique
qu’active, et surtout le Commissariat Royal au Tourisme et à la Culture
Artistique Populaire (Comisaría Regia de Turismo y Cultura Artística Popular)
en 1911. Le Commissariat est animé et dominé par la seule personnalité qui le
constitue jusqu’en 1928 : Benigno de la Vega Inclán. Nommé par José Canalejas
qui incarne le libéralisme de l’époque, Benigno Vega est un admirateur de
Bartolomé Cossío qui (re)découvre le Gréco et qui participe au grand
mouvement de réforme scolaire avec, en Espagne, l’Institution Libre
d’Enseignement (Institución libre de Enseñanza). La période est complexe et la
crise de fin de siècle a eu, dans le pays, un retentissement particulier avec la
perte des dernières possessions d’outre-mer (Cuba 1898). Le désir de
Régénération, l’affirmation des régionalismes à visées plus ou moins
nationalistes (Catalogne, Pays Basque, Galice), le sentiment que l’Espagne est
en train de devenir une puissance de deuxième rang contribuent à poser, en
interne, la question de l’identité et de la place de l’Espagne. Le patrimoine
devient un corollaire majeur. Le développement un enjeu indispensable. Les
élites sont au centre des deux.
D’abord sous une perception diffuse (sport ?, goût pour le voyage ?,
« industrie » ?), le tourisme apparaît comme une activité lucrative pour des pays

333
tels que la Suisse et l’Italie (RD.7/10/1905, Gaceta). Le souci, récent pour
l’époque, de l’équilibre de la balance des paiements fait naître l’espoir que le
tourisme peut être un facteur décisif. Face à l’apathie du secteur privé et en
dehors des espaces déjà fréquentés, l’Etat se donne pour mission de faire
découvrir « le vaste musée d’art » que constitue le territoire national surtout
dans des pays comme la France, l’Espagne et l’Italie (Congrès Amitié Hispano-
française, 1921). Le premier parador (1928) est installé dans le massif de Gredos
à 1650m, dans un espace climatique et cynégétique totalement isolé. Chaque
fois qu’il le peut et dans la limite de moyens quasiment inexistants, le
Commissaire a le souci de préserver le patrimoine que le Ministère de
l’Instruction publique et des Beaux Arts peine à protéger. Le parador de Gredos
est une construction composite où se mêlent matériaux récupérés d’anciens
monuments et maçonnerie nouvelle ; ce faisant, un projet conservateur est lancé
qui associe dans une même initiative la préservation de monuments en périls et
le développement local. Ces deux vecteurs vertèbrent le réseau des Paradors
jusqu’à l’époque actuelle au point que la Société Anonyme dont l’Etat est le seul
actionnaire déclare dans son bilan comptable : « Aujourd’hui, presque 77 ans
plus tard, Paradores de Turismo maintient les principes qui présidèrent à la
fondation des Paradors mais adaptés à la demande des clients actuels. »
Paradores de Turismo S.A. 2005.
De fait, le réseau des Paradors va se constituer presque sans interruption sous la
Dictature de Primo de Rivera (1923-1930), sous la IIè République (1931-1939),
pendant le franquisme (1936-1975), puis la transition démocratique et les
différents gouvernements de la monarchie actuelle de Juan Carlos. Les
organismes d’état successifs en charge du tourisme ont maintenu le « concept »
initial en privilégiant soit la conservation patrimoniale soit le développement.
Des représentants des monuments historiques siègent aux instances de

334
consultation et de décision des différentes institutions créées à la suite du
Patronat National du Tourisme (1929). L’étude détaillée dont j’ai essayé de
donner un aperçu lors des journées de la Chartreuse en Avignon, fait apparaître
que l’installation hôtelière dans des monuments clairement identifiés est
programmée dès 1929 et se poursuit sous la République. A Mérida l’ancien
couvent des sœurs clarisses devenu prison (1930-1933), à Oropesa un ancien
palais résidentiel dans l’enceinte du château médiéval (1930-1933), à Ciudad
Rodrigo (1931), à Alcalá de Henares (1931), etc. Par ailleurs, le parador est un
élément d’un ensemble plus complexe. Il est d’une capacité réduite (au départ
une vingtaine de chambres maximum) mais il est complété par des unités de
nature différente : deux restaurants prestigieux dont un dans un ensemble
monumental (Université de la Renaissance à Alcalá de Henares, 1931), les
Auberges de route créées pour servir d’étape aux automobilistes, les Refuges de
montagne destinés au développement des massifs. De 1928 à 1936, seize
établissements sont inaugurés dont cinq paradors.
L’administration franquiste va se reconnaître pleinement dans ce projet
patrimonial que certains de ses membres ont déjà accompagné sous Primo de
Rivera, quitte à orienter en faveur du régime la fibre propagandiste du concept :
l’esprit du « Soulèvement National » à Andujar en1944 ou celui de la Croisade
et de la Reconquête à l’Alhambra en 1945. De 1940 à 1959, vingt nouveaux
sites sont créés dont onze paradors (quatre dans des monuments). En 1975, leur
nombre est passé à 83. Lors de l’arrivée massive des touristes au cours des
années 1960-1975, la construction d’établissements modernes l’emporte
largement, les sites monumentaux existants suffisent à ancrer une image de
prestige.
Le retour de la démocratie et la crise d’adaptation du tourisme espagnol à partir
de 1985 marquent la volonté d’un équilibre financier des exploitations. Six

335
établissements jugés non rentables sont fermés. Composés d’un total de quatre
vingt sept unités, le réseau acquiert une nouvelle forme juridique en 1991
(Paradores de España S.A.). La nouvelle Société, propriété intégrale de l’Etat, se
fixe un ambitieux programme d’extension avec 100 établissements en 2010, soit
douze nouveaux dont huit à caractère monumental : trois anciens monastères, un
ancien palais, quatre sites historiques. Le retour du monument s’affirme, en
corrélation sans doute avec le désengagement financier de l’Etat et une demande
où domine le désir d’ «authentique ». Les futurs paradors « historiques » sont
choisis parmi plus de deux cents candidatures. Le développement hôtelier est
envisagé selon les normes internationales en vigueur, notamment européennes,
incluant des cahiers de charges exigeants en termes de qualité, respect
environnemental, tradition, haute technicité et culture. Les bilans financiers sont
publiés en ligne, la société affiche des bénéfices. Le caractère monumental est
un aspect plus que jamais essentiel du cahier des charges, en particulier pour la
clientèle nationale et internationale du segment des 3-5 étoiles. La nouvelle
entité se serait-elle aussi fixée comme objectif patrimonial de franchir les
frontières nationales ?
Dans l’expérience des Paradors, l’usage qui est fait de quelques éléments du
patrimoine historique est très complexe. D’abord, il est aujourd’hui quasiment
séculaire. Il a démontré sa capacité d’adaptation au moins au politique et à la
demande touristique. Dans le premier versant l’attachement patrimonial (affect
et filiation) est le moteur principal avec des variantes multiples : identitaires,
nationales(-istes), historicistes, culturelles. Ces éléments sont présents dans le
second mais avec la distance qu’apporte la situation d’errance (observation,
réflexion, exotisme) ou d’otium (plaisir, méditation, liberté, évasion). Dispositif
à facettes multiples il peut être au service de fonctions diverses, mais il semble
acquis que le Parador ne peut être réduit au simple aménagement hôtelier et

336
même s’il existe des constructions neuves, dans la perception qui demeure c’est
le monument qui s’impose. Sous réserve d’une analyse plus experte en termes
de préservation, il semblerait dès lors que plus que le principe c’est le « bon »
usage du monument que l’expérience des Paradors pose et à une échelle, somme
toute, très réduite, bien plus réduite que l’espace de fascination que le dispositif
a su acquérir au fil du temps. Une pragmatique donc qui serait intransigeante sur
le respect du monument et qui poserait en permanence la question de la possible
confiscation par une élite sociale et/ou culturelle d’un patrimoine dont la
propriété est à définir

337
338
Le cas exceptionnel du Borgo Medievale de Turin.

Maria Paola Ruffino

Le Bourg médiéval dans le parc du Valentino a vu le jour en 1884 comme


Section d'Art Antique de l'Exposition Générale Italienne de Turin. Une
commission constituée par des historiens, des connaisseurs, des architectes, des
lettrés, des artistes, guidée par l'architecte- archéologue Alfredo d'Andrade, est
chargée du projet: bâtir un château féodal du XVème siècle pour offrir une
représentation réelle de l'art, de la vie et de la civilisation du Piémont à la fin du
Moyen Age. A cette fin, on relève sur le territoire régional les modèles des
édifices et leur décoration que l’on copie aussi précisément qu’il se peut. Afin
que la représentation de la vie dans un bourg médiéval soit la plus vivante
possible, le village est peuplé de personnages en costume, dans les maisons on
installe des ateliers confiés à des artisans qui, sous les yeux du public, exercent
leur profession avec les outils et les techniques du Moyen Age, tout en
produisant des objets dans le style gothique qui caractérisait l'art piémontais de
cette époque. De cette façon, les visiteurs font un saut dans le passé et ils se
trouvent plongés dans l'activité d'un bourg médiéval où ils découvrent nombre
de notions sur la civilisation et sur la culture matérielle du Moyen Age. Il et
évident que la modernité de cette grande machine didactique utilise aussi la
fantaisie et l'émotion pour transmettre le savoir. Le Borgo Medievale apparaît
donc comme un appareil d'instruction ambitieux et merveilleux s’adressant au
public le plus large. On reconnait ici le reflet de la philanthropie du XIX ème
siècle, mais les finalités économique, politique, sociale (n'oublions pas qu'on est
à l'intérieur d'une exposition nationale) sont prépondérantes. Pour soutenir le

339
développement économique de la nation, on vise à une production de qualité des
artisans en leur offrant des modèles savants, enracinés dans leur propre culture,
dont ils peuvent s’inspirer pour leur travail, et on les encourage à redécouvrir les
techniques artisanales que l'industrialisation tend à effacer (c'est, bien entendu,
la même finalité qui est à l'origine de la naissance des musées d'art et d'industrie,
en Italie comme en France et en Angleterre).
Jamais lieu de résidence, donc, le Bourg Médiéval n'a pas changé de destination:
il est né comme instrument didactique et il continue à l'être. Et grâce à la
modernité de sa conception, les moyens mêmes de transmission du savoir qu’il a
entendu mettre en œuvre n'ont pas changé. Ainsi nous trouvons toujours les
ateliers d'artisans qui exercent leur profession et organisent des stages pour les
enfants et pour les adultes qui étaient déjà partie intégrante de la mise en scène
du musée à ses origines. Dans les années à venir on va réaménager le bar-
restaurant dans l’esprit de l’édifice: il offrira un service adapté au public du
musée et constituera aussi un lieu d'étape agréable pour ceux qui se promènent
dans le parc; dans le même temps, il proposera une restauration de type
gastronomique qui mettra en valeur les produits du territoire. Mais, une fois
encore, on ne fait que reparcourir une voie déjà ouverte: au même
emplacement, en 1884, il y avait déjà un traiteur « A l'enseigne de St.
Georges », où on pouvait prendre des repas modernes, sur la terrasse ombragée
de platanes, ou inspirées du Moyen Age, dans les salles médiévales meublées et
décorées à l’aide des objets contenus dans la forteresse.
Ce qui a changé c’est la perception et le rôle du complexe architectural: par effet
de miroir le Bourg Médiéval est devenu son propre musée. A la fin de
l'exposition, grâce au grand succès rencontré auprès du public, le château féodal
fut acheté par la Municipalité de Turin et, en 1942, sa gestion fut liée à celle du
Musée Municipal.

340
Cette muséification a entraîné des comportements plus respectueux envers le
monument en même temps qu’une prise de conscience de sa valeur culturelle:
ainsi on a procédé, durant ces dernières années, à des travaux de conservation et
de restauration très minutieux. En 2004, le musée ayant besoin d'un espace où
proposer ses fonds, ses collections permanentes et des présentations temporaires,
on a aménagé une salle d'exposition dans l'église du Bourg qui, en 1884, n'était
qu'un simulacre, la façade s’ouvrant sur le vide. La nouvelle disposition n'a
altéré en rien la structure ancienne, ni intérieurement ni extérieurement car l'on
n'a pas voulu entamer la richesse de la perception par des panneaux de
signalisation fixes.
La muséification a impliqué aussi des limitations quant à l’utilisation et la
fréquentation de certains lieux du Bourg, mesures imposées par le respect des
lois relatives à la sécurité dans les espaces publics. Elle risque, cependant, de
conduire à une sorte de cristallisation dans l'aménagement du château qui
consisterait à figer le savoir dont il est le représentant. Le château a été aménagé,
en 1884, selon les connaissances les plus fouillées dont on disposait alors sur la
civilisation du XVème siècle en Piémont : il semble donc essentiel de sauvegarder
ce tableau culturel et, dans le même temps, de continuer à exploiter cet
instrument de connaissance, pour ne pas renoncer au but initial. Le respect de
ces deux nécessités doit être, je crois, la source d'une lecture à différents
niveaux.
Enfin, un autre ordre de considérations s'impose: pendant ses cent vingt ans de
vie le Borgo Medievale est entré dans la vie des Turinois, il est devenu un point
de repère important dans les parcours des habitants de la ville. Ils connaissent
bien le musée, mais ils y viennent tout simplement se promener, ils y conduisent
leurs enfants pour jouer, c'est le lieu pour les photos des moments importants, la
première communion ou le mariage. En 1945, à la fin de la guerre, le restaurant

341
San Giorgio a été un des premiers lieux où on a recommencé à danser, à vivre.
Ce lien privilégié du château avec les Turinois est donc une valeur à cultiver, en
multipliant les occasions diverses de se rendre au Borgo Medievale, les rendez-
vous, qui peuvent être une bonne occasion de fréquenter le musée. Nous voyons,
en effet, le succès que rencontrent toujours les concerts, les initiatives
gastronomiques, les manifestations en costume ou les représentations théâtrales,
comme les occasions plus simplement conviviales durant lesquelles le musée,
répondant à sa mission initiale, ne ménage pas ses efforts pour transmettre les
valeurs et les figures de la culture piémontaise.

342
Alberobello : des cabanes de paysans à la gloire culturelle
Anna Iuso

Nous sommes au sud des Pouilles, dans la province de Bari, où le paysage


est ponctué de constructions de pierre sèches assez hautes, nommées trulli.
Ceux-ci servent d’abri pour les hommes, les bêtes et les outils dans les vergers et
oliveraies, au bord des champs qui découpent la campagne. Souvent arrondies à
la base, ces maisons des champs sont recouvertes d’un toit de lauses disposé
selon la technique de l’encorbellement, sans charpente donc. Les premiers
descripteurs de cette architecture la considéraient comme d’origine
préhistorique.
Mais la commune d’Alberobello présente une situation exceptionnelle, les
trulli n’y sont pas seulement dispersés dans le terroir, ils forment de véritables
quartiers au sein d’une petite ville. Pour aussi loin que remonte l’érudition
locale, soit le début du XIXe siècle, elle a interrogé cette anomalie et proposé un
récit d’origine qui est aujourd’hui devenu la vulgate orale de tout discours sur la
cité. Alberobello aurait été, au XVIIe siècle, un fief appartenant à un seigneur
local, un fief essentiellement couvert de forêts et soumis à une interdiction
étatique, émanant du Royaume de Naples, de construction. A cette époque, le
seigneur décida de défricher la forêt et, pour éviter d’enfreindre la règle, il aurait
incité ces défricheurs à construire des huttes de pierres, selon la technique a
trullo, donc en principe vouées à une occupation éphémère et saisonnière. A la
fin du XVIIIe siècle, les habitants d’Alberobello auraient obtenu l’autonomie
communale du roi de Naples, en visite dans les Pouilles, ainsi que l’autorisation
de construire des maisons « carrées », à étages, pourvues de cloisons et de
cheminées etc. Ce qu’ils ne manquent pas de faire aussitôt, noyant peu à peu les
trulli dans un environnement bâti moderne.

343
Un saut d’un siècle nous projette dans une situation non seulement
différente mais inverse. A l’extrême fin du XIXe siècle, des voyageurs
étrangers, des savants archéologues (français en particulier), reconnaissent dans
les trulli un fossile historique et transforment ces indices de l’ancienne misère en
témoins de la très haute antiquité de la culture locale. Bien entendu c’est la
forme qui est ici retenue, et non les trulli existants dont on sait bien qu’ils sont
de construction récente. Cependant, dès les premières lois italiennes de
protection des monuments (1902-1910), les trulli d’Alberobello seront classés
tels quels, à la fois comme des spécimens préhistoriques et comme réalisation
unique, exceptionnelle, d’un urbanisme « primitif ». Un premier quartier, le
Rione Monti, où les trulli grimpent sur une colline, est classé en 1910, un second
quartier, l’Aja Piccola, situé de l’autre côté de la route principale, est classé en
1928 et 1930, dans le mouvement de reconnaissance des particularités
architecturales régionales promu par la politique culturelle fasciste.
Un développement touristique en découle presqu’aussitôt, il
s’accompagne d’une proliférante production érudite qui servira, entre autres, de
preuve au moment du combat pour l’inscription d’Alberobello sur la liste du
Patrimoine mondial de l’Unesco, au long des années 1990. Cependant, le
visiteur d’aujourd’hui ne peut être que frappé par la conversion divergente des
deux quartiers classés : le Rione Monti est devenu un quartier touristique
classique, toutes les maisons y sont converties en échoppes qui vendent un
artisanat de provenance étrangère, pour l’essentiel ; l’Aja Piccola est resté un
quartier de résidents, sans commerces ni cafés, très peu fréquenté par les
visiteurs captifs du circuit balisé. Le travail d’enquête ethnologique s’est efforcé
de résoudre l’énigme de ce destin contrasté. Il a montré à quel point la résistance
des habitants de l’Aja Piccola à la conversion touristique s’appuie sur leur
volonté de conserver la continuité générationnelle d’un lieu de vie dont

344
beaucoup ne sont pas les propriétaires. Mais cette résistance passive s’est trouvé
récemment confortée, à la fois par les partisans de l’authenticité architecturale –
qui ne conçoivent le trullo qu’habité, y compris par de nouveaux propriétaires
mus par un souci patrimonial – et par les gestionnaires d’un tourisme culturel
plus individualisé qui militent pour que des espaces de découverte soient laissés
à la disposition des visiteurs plus curieux et aventureux. En ce cas, l’hostilité
déclarée des habitants de l’Aja Piccola devient un élément-clé de la qualité
patrimoniale d’Alberobello.

345
Conférence du « Tinel », 29 novembre 2006

« La Chartreuse du Val de Bénédiction 1792-1972). L’émergence du


monument ».

Préliminaires.

Le regard que nous proposons aujourd’hui sur la Chartreuse de Villeneuve-les-


Avignon est un peu différent de ceux qui accompagnent à l’ordinaire l’étude des monuments
historiques. Ils sont le plus souvent l’apanage de l’histoire traditionnelle de l’architecture qui
se penche sur les variations de style ou les détails de l’appareil, sur les étapes de la
construction, de sa ruine éventuelle et des problèmes liés à sa restauration. Les travaux menés
en ce domaine sont des plus précieux pour une bonne connaissance technique des bâtiments,
mais nous nous proposons un autre but :analyser l’image que l’on se fait et que l’on s’est faite
du monument, dresser l’histoire de ses représentations et voir comment celles-ci déterminent
des usages et des pratiques.
Sans oublier qu’il y a deux types de monuments : les premiers, finalement assez rares
en nombre, sont abandonnés depuis longtemps, ils ne sont que simples vestiges d’une vie et
d’une activités disparues. Les seconds étaient habités il n’y a guère, animés par une vie qui a
pesé singulièrement sur leur destin et leur a assuré une trajectoire originale. Daniel Fabre, ici
même, évoquait, l’année dernière, les questions posées par une telle situation, sa réflexion
s’organisant autour de la petite ville troglodytique de Matera en Italie du Sud. Aujourd’hui,
plus proche de nous, c’est la Chartreuse de Villeneuve qui sert d’illustration au propos.
Il nous a semblé capital, pour comprendre les perceptions contemporaines du
monument d’envisager un certain nombre de points forts, de son passé. Sans trop d’illusions
car il serait vain et finalement offensant de prétendre retracer ou même de résumer, dans
l’espace d’une conférence la richesse et la complexité de son évolution.

Les mirages de 1792.

346
La date fondatrice qui cèle le nouveau destin de la Chartreuse, c’est 1792, et sa vente
au titre des biens nationaux. Elle est divisée en 17 lots et le montant de la vente est estimé à
55.500 livres en octobre 1792. Devant l’importance du prix sept Villeneuvois se regroupent
pour l’acquérir, proposant d’ajouter mille livres en sus. Mais, en mai 1793, André Dufour de
Pujaut fait une proposition à 103.000 livres soit près du double. L’affaire est conclue mais
comme il ne peut pas payer on remet les biens en vente, en août 1794. Après enchères la vente
rapporte 92.400 livres, on reste encore près du double du prix escompté. Qui sont les
acheteurs ? Comment comprendre cet engouement, cette volonté d’acquisition à tout prix ? Si
l’on excepte un charron, ce sont tous des agriculteurs et ils sont tous de Villeneuve. On
connaît leur nom, sinon leur fortune, mais on peut penser qu’il s’agit de riches propriétaires
ou de bourgeois aisés, certains d’entre eux achetant plusieurs lots. Mais qu’achètent-il en
fait ? Des bâtiments, du terrain ? Sur le plan strictement matériel l’enjeu échappe. Je crois
plutôt que ce qu’ils veulent c’est acheter du rêve et un pouvoir symbolique, s’approprier de la
force et des mystères qu’ils prêtent au lieu, aux moines qui l’ont habité aussi humbles que
puissants, aussi riches que généreux. Acheter une partie des hauts murs c’est, pour eux, à la
fois prendre une revanche et croire aux mirages d’une puissance miraculeuse.
Le détail des actes porte pourtant, en germe, ce qui gâtera vite l’illusion. Tous les lots
sont en effet grevés de servitude : des corridors sont fermés, d’autres restent publics, les puits
sont communs, des doits de passage sont mis en place…Tout annonce le labyrinthe que
deviendra la Chartreuse au fil des années par le jeu des successions, des ventes ou des
locations. Les rêves se dissipent assez vite et moins de dix ans après, les premiers acquéreurs
commencent à se défaire de leurs biens. Chaque transaction accentue les obligations, précise
les droits et les interdictions, mais petit à petit c’est à un véritable morcellement que l’on
assiste au point qu’en 1875 on répertorie près de 300 propriétaires et même si tous n’utilisent
pas leur bien à des fins d’habitation on peut estimer que c’est près d’un millier de personnes
qui vit dans la Chartreuse si l’on inclut ses abords.

Les prémisses du monument historique.


1. Les premiers signes d’intérêt.
S’il ne vient à l’esprit de personne de revenir sur les ventes certains commencent pourtant à
regretter leur précipitation et ses conséquences. La plupart des éléments de décoration,
marbres et dorures en particulier, ont très vite disparu - on peut d’ailleurs douter que ce soit

347
les cultivateurs locaux qui s’en soient emparés - mais les tableaux ont été déposés à l’église,
échappant ainsi au vol ou à la destruction. Reste en place, cependant, le tombeau d’Innocent
VI dont la tradition orale veut qu’il ait été transformé en cage à lapins après que les statuettes
qui ornaient sa partie basse aient été vendues ou pillées. Dès 1811 un nommé Martin, « chef
d’institution à Bagnol », alerte le ministre de l’Intérieur sur « le superbe mausolée d’un beau
gothique, orné de figures en marbre et en albâtre où est la statue du pape Innocent VI ». Il
propose que celui-ci soit transféré, tant au titre des beaux-arts qu’à celui de la vénération, dans
l’église paroissiale. Il faut attendre deux ans pour que les autorités s’émeuvent et demandent
un état de la situation. L’ingénieur dépêché sur place souligne qu’un transfert serait des plus
délicats, que la pierre de Pernes utilisée pour le tombeau est très fragile, qu’il faudrait
démonter pierre après pierre puis les transporter sur un brancard. En fait un seul artisan selon
lui pourrait faire cela, un Villeneuvois et la dépense se monterait à 3000 francs. Les crédits
sont votés en juin mais la chute de Napoléon fait oublier le projet. Il ressurgit en 1822 sous la
plume de Paulin Malosse, qui s’adresse au maire de Villeneuve comme membre de plusieurs
sociétés savantes. Il lui fait part de son inquiétude car le propriétaire de l’église est en train de
démolir la toiture, « que les voûtes qui subsistent ne sauraient résister longtemps aux affronts
et aux ravages de la pluie et des gelées et qu’elles détruiront d’un coup, dans leur chute , le
superbe monument ». Il affirme avoir été chargé, en tant que commissaire à la recherche des
Monuments, Arts et Sciences du Gard, d’en faire un relevé, que le dessin du tombeau, exécuté
par un professionnel, a été envoyé au ministre de l’Intérieur qui a manifesté son intérêt pour le
monument. Il conjure alors le maire de faire tout ce qui est en son pouvoir pour empêcher la
destruction prochaine en se portant acquéreur de la chapelle. La municipalité est d’accord,
mais elle pense que l’acquisition serait trop coûteuse et qu’il vaudrait mieux se contenter de
transporter le mausolée dans l’enceinte de l’hospice ; de plus, démunie, elle en appelle à l’aide
de l’Etat. Le conseil d’arrondissement d’Uzès soutient la ville mais le Conseil Général fait la
sourde oreille, proposant une aide de 300 francs là où il en faudrait dix fois plus et plusieurs
fois sollicité il ne démord pas de sa position. Les choses restent en l’état jusqu’en 1833 où le
maire rend compte de la visite qu’il a faite à la Chartreuse, en compagnie du préfet. Le maire,
qui est un homme de l’art, fait un nouveau dessin du monument auquel il joint une notice
historique et il appelle le pape à son secours. Le préfet approuve le projet qui consiste à
« utiliser la coupole de l’ancienne fontaine Saint Jean, sans eau, que l’on démolirait pièce à
pièce, puis que le tout serait transféré à la place du pavillon de la montagne de l’Hospice ».

348
Saisi, le ministre fait quelques réserves, il voudrait que le mausolée restât dans une église, si
possible l’église paroissiale, il veut connaître le détail des restaurations envisagées et trouve
incongrue l’idée de disposer un tombeau sous une fontaine. Le préfet défend le projet de la
municipalité dans un long rapport où il souligne que « la coupole est d’une autre époque, à la
vérité, mais d’un aspect monumental et d’un assez bon style ». Il ajoute, et cela n’est pas sans
importance, nous le verrons : « Elle serait placée dans l’enclos de l’hospice sur une hauteur
qui domine le cours du Rhône et d’où l’on découvre la ville d’Avignon et le tableau le plus
imposant ». Un devis de 5400 francs est établi et, en février 1835, le ministre donne son
accord à condition que la municipalité se charge du déménagement et de la restauration et que
le mausolée soit installé dans la chapelle des Pénitents Gris. La translation a lieu en juin de la
même année mais la coupole reste place Saint Jean et c’est l’hospice qui accueille Innocent
VI. Pendant ce temps un événement d’importance pour le sort de la Chartreuse s’est produit :
la visite de Mérimée.
2. Mérimée à Villeneuve.
En septembre 1834, il s’est rendu à Villeneuve et tout le monde connaît son indignation : «
Le tombeau se voit aujourd’hui dans une masure appartenant à un pauvre vigneron. Des
tonneaux, des troncs d’oliviers, des échelles énormes sont entassés dans le petit réduit où se
trouve le mausolée…La statue du pape, en marbre, a été fort mutilée ; enfin, il n’est sorte
d’outrages qu’on n’ait fait subir à ce magnifique monument ». La colère de Mérimée a,
cependant, d’autres raisons que des mauvais traitements aux édifices qui lui sont familiers.
Par exemple à Avignon qu’il vient de quitter les soldats qui occupent le palais des papes
transformé en caserne détachent les fresques murales au couteau pour les vendre et recouvrent
les murs d’inscriptions obscènes. Il faut chercher ailleurs les causes de son mécontentement
qu’il ne cache pas vraiment d’ailleurs quand il s’en prend avec véhémence aux Villeneuvois :
« Après quarante années d’oubli profond ils se sont avisés tout d’un coup d’une espèce de
trésor ; mais il a fallu, pour le leur révéler, que leurs voisins d’Avignon aient essayé de leur
enlever. Leur négligence et leur barbarie méritaient bien d’être punies, et je regrette que le
musée d’Avignon n’ait pu obtenir l’autorisation de le faire transporter dans une de ses salles,
ou mieux encore dans la chapelle de Jean XXII à Notre Dame des Domns ». Ce n’était
pourtant pas faute de s’y être employé avec l’aide de son complice, l’éminent érudit
avignonnais Esprit Requien. Leur but était simple : tout ce qui comptait dans le Vaucluse en
matière d’archéologie devait revenir à Avignon sous l’autorité de Requien. De plus cela

349
confortait la vieille rivalité entre Avignon et Villeneuve, nourrie de nombreuses rancœurs :
Avignon a tout fait pour tuer les célèbres foires de Villeneuve, elle a longtemps imposé un
péage pour franchir le Rhône, elle a annexé l’île de la Barthelasse…
La translation inter-muros d’Innocent VI est donc vécue comme un camouflet par
Mérimée et il ne le pardonnera pas à Villeneuve. Aussi, en 1844, quand la mairie demande au
gouvernement une aide de 600 francs pour installer une balustrade destinée à protéger le
mausolée, il répond de manière brutale en tant que rapporteur devant la Commission des
Monuments Historiques : « Il est presque scandaleux que la ville de Villeneuve, les-Avignon
qui a revendiqué ce tombeau il y a quelques années avec la plus grande chaleur, qui semblait
le considérer comme un trésor inestimable, ne trouve pas une somme de 600 francs lorsqu’il
s’agit de construire une balustrade devant ce monument ». Il propose, et il est entendu, que la
demande soit rejetée.
Au delà de l’anecdote et plus que la volonté d’hégémonie d’Avignon qui n’a pas cessé
et qui a toujours considéré Villeneuve comme un de ses satellites ou un parent pauvre, ce qui
nous importe ici c’est le choix de Mérimée. Certains coins de la Chartreuse sont sans doute
envahis par les ronces, des poules y vagabondent en liberté, des charrettes s’appuient aux
murs, mais l’ensemble est loin d’être ruiné. On voit encore très distinctement la configuration
générale, la structure de l’abbaye, or à tout cela Mérimée reste aveugle. Comme à
Carcassonne, quelque temps plus tard, où il verra à peine l’enceinte formidable, préoccupé par
la seule basilique Saint Nazaire, à Villeneuve il ne voit qu’un tombeau dans la semi obscurité
d’une chapelle. L’arbre, une fois encore, cache la forêt. La mémoire ne se nourrit que de
points forts et de symboles, d’images conventionnelles. Que pouvaient dire à un historien de
l’art préoccupé surtout de statuaire ou d’art gothique le dénuement des cellules des Chartreux
ou le silence des cloîtres ? De toute manière, vu la faiblesse des crédits de la Commission des
Monuments Historiques et le nombre des édifices à restaurer comment aurait-il pu s’intéresser
à des bâtiments abandonnés dont il ne considérait même pas qu’ils faisaient partie du même
ensemble ?
La situation n’évolue donc pas après sa visite et seul le spectaculaire retient l’attention.
En 1849, on s’avise de l’existence « de peintures murales du XIVème siècle exécutées par les
mêmes artistes qui décorèrent le Palais des Papes, en excellent état de conservation mais
exposées à s’altérer par le manque de toute clôture ». On les situe d’abord dans le réfectoire,
qui, dit-on, sert à l’heure actuelle de grenier à foin, et on propose d’acquérir le local pour les

350
mettre à l’abri de tout dégât. L’architecte dépêché sur les lieux constate qu’elles sont dans la
chapelle d’Innocent VI et que celle-ci est traversée par un couloir. Il propose alors de les
protéger par un plancher surmontant le couloir, en indemnisant les deux propriétaires
intéressés, tout en maintenant un passage public. D’accord dans un premier temps puis
sentant qu’ils pouvaient y gagner les deux personnes concernées, malgré les menaces du
préfet qui a été saisi de l’affaire, exigent un prix exorbitant pour vendre ou simplement
permettre l’installation. L’Etat abandonne les fresques à leur sort. En juillet 1873 on apprend
que la chapelle va être vendue aux enchères, Henri Revoil, architecte attaché à la Commission
des Monuments Historiques est seul à enchérir et il acquiert à titre personnel le bien qu’il
revend ensuite à l’Etat. Dès novembre il réclame le secours des Beaux-Arts car des pluies
diluviennes ont abîmé la toiture et les peintures sont menacées. Un premier relevé des
fresques, sommaire, est effectué, le conservateur du musée de Villeneuve en accepte la
charge, puis, en 1875, la chapelle et ses peintures sont classées aux Monuments Historiques.
En 1878 enfin un architecte fait une copie, à l’aquarelle, de l’ensemble des fresques.
Durant le même temps, indifférente sans doute à ces incursions ponctuelles, la
Chartreuse vit, au rythme des saisons, sa vie de quartier populaire de Villeneuve car il s’agit
d’un monument habité.

Un monument habité.

Un monument habité mais par qui ? Sans doute pendant longtemps rien n’a vraiment
distingué la Chartreuse des autres quartiers de Villeneuve. La population qui la composait
était aussi pauvre que la moyenne, faite essentiellement d’ouvriers agricoles, de quelques
bergers auxquels s’ajoutaient un petit nombre d’artisans, charrons, maçons ou caladaires
renommés pour leur savoir faire. Au hasard des ventes et des contrats de location on découvre
aussi un fabricant de confiserie et même de salpêtre. La plupart des femmes sont déclarées
comme « taffetatières », c’est à dire qu’elles travaillent la soie, et elles sont d’ailleurs réputées
pour leur habileté à exécuter les broderies compliquées que leur commandent des entreprises

351
d’Avignon. Les crises économiques, les méventes, les crues du Rhône font peser sur cette
population les mêmes menaces qui concernent régulièrement tous les Villeneuvois et le
bureau de bienfaisance de la ville a bien du mal, les hivers les plus terribles, comme en 1830,
à répondre aux besoins des indigents et des vieillards. A la fin du XIX ème siècle la situation est
un peu meilleure mais la présence d’un boulanger, de quelques employés ou même de deux
ou trois rentiers ne saurait cacher que l’essentiel des « chartreux », pour reprendre leur
sobriquet villeneuvois, vit dans la plus grande modestie, comme leurs concitoyens du reste.
L’économie locale repose toujours sur l’agriculture et elle reste dépendante des intempéries,
des épidémies qui frappent les cultures ou des variations des cours. L’élevage des vers à soie
subsiste jusqu’à la guerre, la garance , la vigne, l’olivier, le maraîchage au bord du Rhône puis
les fruitiers en composent l’essentiel. Villeneuve possède aussi une série de petites
entreprises, savonnerie, confiserie, biscuiterie, entreprise de salaisons, four à chaux, moulin à
huile…Mises ensemble ces activités ne représentent pas une grande source de richesses pour
la majorité d’une population qui vit pourtant dans le souvenir architectural opulent de la
richesse des papes, occupant ce qui fut hier livrées cardinalices somptueuses ou couvent
prestigieux. Le XXème siècle n’apporte guère de changement à cette situation si ce n’est que le
peuplement de la Chartreuse ressemble davantage à une mosaïque. Attirés sans doute par le
pittoresque du lieu, l’atmosphère paisible, quoi que l’on en ait dit, la bonne entente qui y
règne, des employés s’y installent à côté de personnalités plus bohêmes. Les numismates, les
bouquinistes, les historiens ou les photographes y côtoient les ouvriers agricoles ou les plus
démunis des manouvriers. Mais l’originalité de la Chartreuse réside aussi, selon la tradition
orale, dans la présence d’écrivains et de peintres.
On sait que, par vagues, Villeneuve a toujours reçu avec chaleur des artistes qui
trouvaient toujours à faire leur miel de son ciel, de ses paysages et de la générosité de son
accueil. Rappelons quelques points forts de cette attraction, jamais démentie pour les
écrivains d’abord, attirés par le site de l’auberge des Chênes Verts où le comte Nicolas de
Semenov fit construire un château de style exotique dans lequel il reçut Paul Arène, Alphonse
Daudet, Mallarmé, Barrès…Sans oublier les écrivains plus inscrits dans le registre local
comme Henri Bouvet, Joseph Lhermite ou Thomas David, tous félibres auxquels Mistral
rendra hommage par sa présence aux grandes fêtes provençales qui se tinrent à Villeneuve en
1913. Plus tard à l’abbaye Elsa Koeberlé et Génia Lioubow accueillirent Supervieille,
Montherlant, Lanza del Vasto, Claudel…La maison de Pierre Seghers, rue de la Montée de la

352
Tour, dans laquelle il invita Louis Aragon et Elsa Triolet s’ouvrit aux écrivains de la
Résistance. Les peintres n’étaient pas moins nombreux, et il fallut plusieurs catalogues
annuels à l’association « Villeneuve, patrie des peintres », dans les années 1990- 2000, pour
en dresser une liste qui n’est sans doute pas exhaustive, allant de Gabriel Breuil à Charles
Vionnet en passant par Marcelle Legrand, Frantz Priking ou Roux-Renard. Ils étaient même
tellement attachés à représenter certains lieux comme la rue de la Monnaie que celle-ci
deviendra, dans le lexique local, « la rue des peintres ». Mais combien d’entre eux habitaient
la Chartreuse ? Très peu est-on obligé de reconnaître. Vers 1930 il y a bien une Madame
Quinquerlet- Guignolet qui possède une maison-atelier, allée des Mûriers, mais la plupart
semblent avoir choisi le lieu autant par goût que par nécessité, la peinture ne nourrissant guère
que rarement son homme comme chacun sait et le loyer des cellules étant des plus modiques,
quand il était acquitté. De la même manière il ne semble pas que les bâtiments de la
Chartreuse ait nourri l’inspiration des uns ou des autres. On dit bien que Luis Alvarez aurait
pris des « chartreux » comme modèles de certains de ses portraits, mais il faudrait s’en
assurer, et, dans tous les cas, si l’on excepte le dôme de la fontaine de la place Saint Jean on
ne voit guère d’autres lieux servir de motifs.
Pour comprendre une telle situation il est nécessaire de mettre en lumière la situation
de la Chartreuse dans Villeneuve et l’organisation de la petite ville. Ecoutons les souvenirs de
Gil Jouanard : « Villeneuve se constituait en micro-espaces clos sur eux-mêmes, disposant
chacun de sa mémoire propre, communiquant peu entre eux ; c’est ainsi qu’il existait une
entité « Chartreuse », une entité « place de la mairie », une entité « route de Pujaut », une
entité « Le Prieuré ou école de Montolivet »…plus que des « quartiers » au sens commun du
terme, c’était des villages en soi, chacun peu peuplé, mais vivant sur ses propres réalités, où
l’on n’avait pas cette habitude de la communication qui fait le sel des villages de Provence ».
Dans le cas de la Chartreuse la séparation était redoublée par la réputation que l’on faisait au
quartier, peuplé disait-on de « caraques », autrement dit de gitans. La réputation était ancienne
puisque Thomas David, poète et agriculteur, qui connaissait bien la Chartreuse pour y habiter,
parle de ses habitants, en 1903, en précisant que la plupart étaient des nomades. Il faut croire
qu’ils étaient assez furtifs puisqu’ils semblent échapper aux mailles des divers recensements
qui ont lieu depuis le début du XXème siècle. On est sûr, dès les lendemains de la première
guerre mondiale, de l’installation de plusieurs familles semi-sédentarisées dont le nom d’au
moins deux d’entre elles est dans la mémoire de tous les Villeneuvois. Gens du voyage un

353
moment ils avaient peu à peu fait leur nid dans la Chartreuse vivant des petits métiers dévolus
à l’ordinaire aux personnages de leur condition : ils rempaillaient les chaises, refaisaient des
matelas, récupéraient puis revendaient de la ferraille ou des peaux de lapin. Leur présence,
même très minoritaires, avait suffi à transformer les lieux en no man’s land dangereux où l’on
interdisait aux enfants de pénétrer au risque d’être dévorés par les croquemitaines qui y
logeaient. La même règle valut longtemps à l’école communale, certains parents des autres
quartiers recommandant bien à leurs enfants de ne pas jouer avec les petits « chartreux ».
Nombre de Villeneuvois, qui ne sont pas parmi les plus âgés, gardent encore aujourd’hui en
mémoire l’effroi qu’ils éprouvaient à passer près de la cour des Femmes, voire la terreur
qu’ils éprouvèrent quand, encore enfant, il leur fallut, à l’occasion, pénétrer dans ce lieu de
toutes les inquiétudes. Bien entendu la vision de ceux qui y habitèrent est toute différente. Le
précieux recueil de souvenirs recueillis par Pierre Frélon, Témoignages des derniers habitants
de la fontaine Saint Jean et les entretiens que nous avons réalisés conduit à bien des nuances.
Si la mémoire, comme toujours, oublie un peu le vacarme répété et les disputes après boire de
certains elle retient le plus précieux, la générosité sans ambages et la convivialité qui
commandait à la vie du lieu. Dans le couvent devenu forteresse pour les jeux de guerre des
enfants, tout le monde se connaissait, on vivait le plus clair du temps dehors, dès la belle
saison, et les discussions politiques animées ne venaient jamais à bout de la solidarité. De ce
monde clos, revêtu par ceux qui y ont vécu de couleurs idylliques, on a voulu souvent, de
l’extérieur, ne voir que les excès ou transformer l’allégresse en tragédie. Je n’en voudrais
qu’un exemple : pour beaucoup la malicieuse ceinture de toile rouge, la taiolla, accrochée à la
fontaine Saint Jean en mai 1968, fut le signe que la Chartreuse, devenue « commune libre »,
allait prendre la tête d’une révolte qui allait enflammer toute la région.
Regardons quelques images de cette vie issues d’un album de famille.

Dégradations du temps ou ruines dues aux hommes.

Mais quels rapports cette population entretint-elle avec l’édifice prestigieux où elle
s’était logée ? Il est évident que pour elle le souvenir de l’ancienne abbaye s’est très vite
effacé. L’église et les voûtes montent bien qu’il s’agissait d’un lieu de culte, mais le sentiment
qui l’emporte c’est celui de l’isolement protecteur. Passé le portail de La Valfrenière, le
passage de l’église ou de la Bugade on se retrouve chez soi, entre soi, on cultive ses légumes

354
dans les petits potagers que l’on a aménagés, on fait venir quelques poules ou quelques lapins,
on y prend le soleil ou on y maudit le vent glacial. En un mot on y vit, sans s’intéresser
particulièrement au passé, encore moins, comme dans tous les monuments habités d’ailleurs, à
la généalogie des fondateurs, au détail des corniches ou des balustres.
Au contraire, de l’extérieur, on s’efforce de dresser le tableau le plus noir possible du
lieu, dont les habitants sont tenus pour responsables. Citons, entre de nombreux autres, ce
rapport d’un inspecteur des Monuments Historiques en 1943 : « les bâtiments occupés petit à
petit par de pauvres gens, peu soucieux d’hygiène et de propreté tombent en ruines ; les
cloîtres, les jardins attenant aux cellules sont envahis par la végétation et le domaine des
poules et des lapins ; des tas de détritus et d’ordures ménagères couvrent le sol et l’on compte
probablement sur le soleil pour purifier ce qui pourrait devenir un foyer d’épidémie. Les eaux
de pluie non évacuées transforment bien des parties en un véritable cloaque ; enfin l’ensemble
présente un aspect de misère déplorable ». Pour d’autres, la Chartreuse, quelques années
après, apparaît dans les coins non restaurés « comme un embarras de taudis et de fumiers, une
véritable cour des miracles telle que nous la décrit Victor Hugo dans Notre Dame de Paris ».
Un autre inspecteur renchérit, en 1952, après le départ d’un occupant : « On ne peut imaginer
comment des êtres humains pouvaient vivre dans un tel taudis ». Ces descriptions, très
stéréotypées, sont communes à tous les monuments habités et les mêmes propos se retrouvent
pour les arènes de Nîmes, l’amphithéâtre d’Orange ou la Cité de Carcassonne. Elles sont la
première étape de la dénonciation, précédant et justifiant les accusations de destruction. C’est
en ces termes que le Bulletin d’Art Chrétien relate les premiers temps d’occupation de la
Chartreuse, après sa vente au titre des biens nationaux : « Dans l’église profanée tous les
marbres furent brisés, les statues et les statuettes mutilées, des fragment de sarcophage forcés
furent laissés sur le sol, dégradés chaque jour davantage par le roulement des chariots à foin,
le piétinement des chevaux et autres animaux, et mêlés à des immondices de toute nature…
Ouverte à tous les vents et à la pluie l’église subit également la récupération des plombs
scellant les pierres de ses toitures et l’arrachement des fer des gouttières…les eaux de pluie
formèrent des cloaques malodorants et insalubres le long des murailles ». Formigé, pourtant
plus modéré, nous allons le voir, ne peut s’empêcher, en 1909, de demander « que l’on
interdise la partie centrale de la place Saint Jean où les enfants et les gens du pays semblent
prendre plaisir à démolir ce qui reste de l’ancien baptistère ». En fait ce qui se dessine à
travers ces déclarations c’est la doctrine du service des Monuments Historiques : pour eux la

355
conservation et la restauration sont totalement antinomiques d’occupation. Préserver le
monument c’est le mettre hors vie en quelque sorte, le débarrasser de toutes les scories qui
pourraient nuire à l’état virtuel et imaginaire de l’origine. Les habitants apparaissent ainsi
comme des usurpateurs et les charger de tous les crimes de lèse-monument c’est justifier
d’autant mieux toutes les mesures que l’on prend pour les expulser. Le discours prend dès lors
valeur de dogme et peut être répété indéfiniment sans recul ni nuances. Prenons deux
exemples de ses échos contemporains. Hervé Aliquot, en 1991, écrit dans son petit ouvrage
sur Villeneuve que, je le cite, lui laissant la responsabilité de son propos : « Vers 1840, au lieu
de la remettre en état, on hâta la ruine de la Chartreuse en la morcelant ; des artisans et des
paysans y installèrent leur logement, démolissant et construisant à leur guise ». En 2000, dans
le guide d’Avignon publié par les éditions du Patrimoine, le ton n’a pas changé. Dans le
chapitre intitulé « De la Révolution à nos jours », les auteurs écrivent : « Commence alors la
longue nuit de la Chartreuse. Le bâtiment transformé en carrière de pierres, en granges ou en
maisons d’habitations est dégradé par les quelques deux cents familles qui y vivent ». Le
cycle vandalisme / expulsion / restauration est donc pleinement légitimé et on peut, en toute
bonne foi pour certains, multiplier les anecdotes, ainsi celle du charron creusant le trou de trop
qui a fait s’écrouler l’abside de l’église.
Prenant leur distance avec ces impératifs idéologiques, certains, y compris à l’intérieur
de l’administration, nuancent le propos. Quant aux odeurs, au désordre ou à l’entassement
d’immondices qu’aurait connus la Chartreuse ils ont beau jeu à rappeler les puanteurs de
Versailles au temps de louis XIV, l’habitude qu’avaient les courtisans d’uriner ou de déféquer
dans les cheminées, les dépôts d’ordures et le désordre des charrettes qui encombraient la
place d’Armes. Ecoutons aussi celui qui fut à l’origine de sa restauration, l’architecte Jules
Formigé dans un rapport de 1909 qu’il adresse au ministre. Il ne nie pas la malpropreté, ni
l’absence d’entretien, mais il refuse à se laisser enfermer dans des déclarations attendues,
battant en brèche les lieux communs en écrivant : « La Chartreuse malgré son aspect très
pittoresque donne à première vue l’impression d’un assemblage de ruines lamentables.
Pourtant quand on la parcourt avec un peu d’attention, on s’aperçoit qu’elle n’a souffert que
superficiellement de sa transformation. La pauvreté de ses occupants l’a protégée. N’ayant
pas de ressources ils n’ont ni construit, ni démoli pour reconstruire ou approprier ; ils se sont
bornés à s’établir comme ils l’ont pu dans les cellules des religieux ou les dépendances du
couvent .

356
Grâce à cette circonstance la Chartreuse a gardé sa disposition primitive…Bref on
retrouve la Chartreuse tout entière sous le manteau de misère qui la recouvre ».

La « longue marche » des Monuments Historiques.

1. Genèse. De fait ce sont seulement les accusations que l’on retiendra car elles justifient et
nourrissent le discours héroïque que suscitera le « sauvetage », la tonalité forte du mot le
faisant préférer à tout autre, en particulier à celui de « restauration » par le service des
Monuments Historiques. Dans l’historiographie officielle la « reconquête » de la Chartreuse
est donc présentée comme un travail d’urgence, mais aussi comme une aventure pleine
d’embûches et de périls qui demandera près d’un siècle pour aboutir.
A la fin du XIXème siècle seuls le tombeau d’Innocent VI et la chapelle aux fresques
ont été classés et il faut attendre un incident, somme toute anodin, pour que l’aventure
commence. En 1894, pour des raisons pratiques, la municipalité entend déposer au musée le
mécanisme de l’horloge du clocher de la Chartreuse et de le remplacer par celui de l’horloge
paroissiale qui va être changé. Henri Nodet, architecte en chef, s’oppose avec violence au
transfert d’une pièce fabriquée en 1552, il demande et obtient, moyennant une aide pour
l’entretien, que le mécanisme soit classé aux monuments Historiques. Mais l’affaire lui a
donné l’occasion de regarder le monument de plus près ou mieux d’en percevoir la silhouette
au delà du quartier populaire qu’il est devenu. Dans une lettre décisive du 25 avril 1894 il
sollicite l’appui du Directeur des Beaux-Arts « pour relever les parties intéressantes de la
Chartreuse et étudier les questions de propriété s’y rattachant de manière à permettre d’en
assurer la conservation s’il est possible ». De la trace, du vestige prestigieux mais isolé nous
venons de passer à une vision d’ensemble, à la perspective d’un monument à retrouver dans
son intégrité. Pour autant l’exhortation de Nodet ne sera pas suivie d’effet immédiatement et
ce n’est qu’en 1904 que l’on confie à Jules Formigé la mission de dresser un état des lieux
aussi complet que possible et de faire des propositions quant à l’avenir possible de l’édifice. Il
ignorait qu’il lui faudrait cinq ans pour mener sa tâche à bien, consultant pour cela tous les
documents, se faisant ouvrir des archives privées, en appelant au Vatican pour les documents,
les plus rares, examinant en de longues déambulations les détails de l’appareil. En 1909 il
publie son rapport qui sera le support doctrinal de la restauration complète qu’il propose.
Encore faut-il résoudre les problèmes qu’il avait soulignés depuis le début car la Chartreuse

357
est un monument habité et un monument privé si l’on excepte la chapelle d’Innocent VI. Il
faut donc, écrit Formigé « s’entendre avec les propriétaires dans le but de classer les
constructions qui méritent de l’être. C’est là une opération ardue en raison des questions de
propriétés qui doivent être éclaircies au préalable ». En 1904 on veut simplement protéger en
classant, mais cinq après on décide que l’achat est indispensable pour procéder aux
restaurations. En réalité on va mener les opérations de front, par étapes, mais bien lentement,
au point qu’en 1984 encore, devant le maquis juridique des droits de possession et de
classement, l’architecte des Bâtiments de France du Gard en appelle au Drac pour qu’il appuie
une demande de classement total de la Chartreuse.

2. Tractations et acquisitions. L’acquisition des parcelles et de leurs bâtiments ne se fit pas


sans mal car l’administration était confrontée à trois types d’habitants : les propriétaires qui
pouvaient exciper un titre, les locataires et les occupants illégaux. Les achats commencent dès
1906, le maire de Villeneuve, Anatole Guiraud, qui est aussi notaire sert d’intermédiaire. Les
choses vont bon train jusqu’au moment où les vendeurs apprennent que c’est l’Etat qui se
propose d’acheter, à ce moment là soit ils refusent carrément de vendre, mais le plus souvent
ils font monter les prix. Aux moments les plus difficiles c’est la mairie qui achète maisons ou
parcelles et qui les rétrocède ensuite à l’Etat. Durant tout le siècle la politique d’acquisition
connaît des fortunes diverses, tantôt des particuliers sollicitent la Caisse des Monuments
Historiques en annonçant qu’ils ont un bien à vendre, tantôt, en cas de négociation impossible
cette dernière recourt à la procédure d’expulsion pour utilité publique. Sans compter bien
entendu avec les marchandages permanents, l’Etat entendant, au nom du bien commun,
débourser le moins possible. Ainsi lors des expropriations fixe-t-il un prix d’acquisition très
bas, sachant que la commission d’arbitrage du tribunal le relèvera de près de moitié. Certaines
affaires traînent en longueur par maladresse ou négligence. Citons deux exemples : blessé par
le peu de reconnaissance pour ses services, Jean Valentin qui fut architecte ordinaire en
charge de la Chartreuse pendant plus de vingt ans, refuse obstinément de céder à l’Etat la
cellule acquise par son père, sa veuve respectera sa décision et il faudra attendre sa disparition
pour récupérer le bien. En 1965, Hélène Cingria, journaliste et ami des arts, qui s’est installée
dans la Chartreuse pendant la seconde guerre mondiale propose de faire donation à l’Etat de
ses deux belles cellules à condition d’en garder l’usufruit. Le dossier traîne et l’affaire se
conclut par une vente classique cette fois en 1979.

358
Les locataires en principe posent moins de problèmes puisqu’ils n’ont pas voix au
chapitre et qu’ils doivent quitter les lieux une fois les actes de vente passés. Certains, en
raison de leur âge ou de leur état de santé bénéficient d’un sursis, mais ces mesures sont
exceptionnelles tant on craint qu’ils refusent ensuite de partir, « qu’ils s’incrustent » pour
reprendre les mots d’un rapport. Survient parfois le cas de ceux à qui on demande de quitter
les lieux et qui protestent, ignorant que le propriétaire indélicat a déjà vendu sa maison à
l’Etat. De façon générale on veille à refuser tout nouvel occupant quelle que soit sa situation.
On oppose aussi bien un refus à l’un qui met en avant ses faibles ressources, qu’à un
cordonnier de Villeneuve qui veut installer son échoppe, « dans un renfoncement de l’allée
des Mûriers pour y travailler le samedi et le dimanche ». Au fur et à mesure des achats par les
services de l’administration l’obsession c’est l’évacuation des habitants qui parasitent le
monument par leur seule présence.
Si les propriétaires récalcitrants ou les locataires lents à quitter leur logement posent à
l’occasion un problème ce n’est rien, comparé au véritable ennemi, les occupants illégaux,
« les squatters », le terme est utilisé à leur égard, de façon curieusement moderne depuis 1947.
La Caisse des Monuments Historiques, et les services qui l’ont précédée, engagent très tôt
avec eux une véritable guerre de tranchées, une position à peine prise étant remise à cause dès
le lendemain. Qui sont ces « indésirables parmi les indésirables » pour reprendre les fleurs de
rhétorique de l’administration ? De façon générale ce sont les plus pauvres parmi les pauvres,
arrivés à la Chartreuse à défaut d’autre solution : avant la guerre ce sont des ouvriers agricoles
saisonniers ou quelques nomades. Pendant le conflit la mairie réquisitionne des cellules pour
loger les victimes de bombardement ; en 1955, à la suite des crues du Rhône, c’est une famille
qui a tout perdu qui s’installe, forçant une porte, dans des pièces déjà acquises par les Beaux-
Arts. Cette précarité explique l’attitude de la mairie et des préfets, accusés, parallèlement, du
plus grand laxisme par les services des Monuments. Ces derniers veulent une évacuation
rapide, les autres répondent par la pénurie de logements et l’absence de moyens des occupants
illégaux. De plus un problème humain surgit car ce sont le plus souvent des familles
nombreuses avec des enfants en bas âge, qu’il est inconcevable de mettre à la rue. Plus les
choses avancent - petit à petit ces habitants provisoires quittent la Chartreuse - plus
l’administration raidit son discours et ses positions. Les occupations illégales sont présentées
comme le fait de spécialistes chevronnés qui connaissent toutes les ruses et contre lesquels il
n’y a guère de recours que la ruse ou la force. « Si vous condamnez des portes ils rentrent par

359
les fenêtres, de toute manière ils ont toutes les clés et connaissent tous les passages ». Dans
cette guerre d’usure il s’agit de ne pas céder : on met des verrous de plus en plus sophistiqués,
on mure portes et fenêtres et un responsable se félicite d’avoir trouvé un moyen de parade
infaillible en faisant couper l’eau d’une cellule indûment occupée par une famille dotée de
nombreux enfants. Des stratagèmes moins brutaux permettent de parvenir à des fins
identiques : ainsi, en 1970, quand l’Ortf veut tourner La possédée dans la Chartreuse elle
n’obtient l’autorisation qu’à condition de faire partir et de reloger un indésirable. Les services
se félicitent peu de temps après du succès de la manœuvre. La situation évolue lentement et
n’est pas réglée en 1972, date que nous avons fixée comme borne à notre présentation. Elle va
même en se compliquant car certains de ces « squatters » sont installés depuis plusieurs
années, voire des décennies, et ce temps long, même quand ils apparaissent comme des
marginaux, leur a permis d’acquérir une sorte de légitimité. Peu à peu, acteurs à part entière
de l’histoire de la Chartreuse, ils sont devenus une des figures incontournables de sa mémoire.

3. Réclamations et conflits. Une fois les bâtiments acquis tous les problèmes ne disparaissent
pas, quoique peu nombreux si l’on regarde la période qui nous intéresse.
Les réclamations des habitants sont provoquées, le plus souvent, par les retards de
paiement qui lèsent le propriétaire dans son capital et lui font perdre le bénéfice d’éventuels
loyers. Certains doivent attendre ainsi plusieurs années, mais, en bout de compte leur bonne
foi étant prouvée ils sont indemnisés. Plus tard ce sont les annonces et les promesses d’achat
non tenues qui provoquent la colère de certains « chartreux » résidant ou non dans l’ancien
monastère, car, en l’attente, ils ne peuvent ni louer, ni vendre, ni entreprendre des travaux,
fussent-ils autorisés. Certaines affaires sont plus difficiles à gérer car, le temps passant, les
origines de propriété deviennent un peu flous : ainsi des plaignants accusent les Beaux-Arts
de s’être emparés d’un bien qui leur appartenait, il s’agit, le plus souvent, de pièces
désaffectées ou appartenant à des gens qui n’habitent plus dans les lieux. S’ensuivent alors
des chicanes, de longues recherches de titres voire plusieurs procès.
Les travaux de restauration ou de sauvegarde entrepris par la Caisse des Monuments
Historiques sont aussi à l’origine de quelques plaintes. Les maçons ont ébranlé le toit de celui-
ci, dégradé la façade de tel autre, abîmé un pavage, mais dans la plupart des cas ces affaires,
très rares en nombre, du moins celles qui donnent lieu à plaintes, se traitent à l’amiable.
Quelques unes, véritables sagas, prennent des allures d’interminables épopées, tout devenant

360
prétexte à contestation. Mais, de leur côté les Services sont obligés d’intervenir contre certains
abus, peu nombreux eux aussi, mais qui traduisent bien le fossé entre des habitants qui veulent
vivre chez eux comme ils l’entendent ou alors profiter des avantages de leur expulsion, et les
Beaux-Arts qui se battent pour un bien dont ils veulent être les seuls maîtres, et qui ont parfois
le sentiment de récupérer quelque chose que, d’une certaine manière, symboliquement, on
leur aurait volé. Deux exemples nous serviront à illustrer ces enjeux. En 1912 un nomme
Barrault ouvre sans autorisation une porte sur la façade d’une maison qui lui appartient à la
Chartreuse. Devant la sommation de la refermer qui lui est faite il se lance dans de longues
arguties sur ses droits et ses titres. En fait, grâce au maire, on apprend que c’est un illettré,
manipulé, à qui on a fait croire que la manœuvre obligerait les Beaux-Arts à acheter sa
maison. Ce serait le juge de paix, ennemi juré du service, qui monterait une cabale pour faire
échouer le projet de remembrement et qui pousserait les propriétaires de parcelles dans la
Chartreuse à compliquer la tâche de l’administration et à lui soutirer le maximum. Celle-ci,
informée, ne cède pas et somme Barrault de réparer sans indemniser ni acheter. Le deuxième
cas va à l’inverse. En 1939 le dénommé Ramon, comptable, est sommé de fermer le garage
qu’il vient d’ouvrir chez lui et de remettre les choses dans leur état primitif. Lui est cultivé et
la réponse argumentée qu’il fait au préfet est solide : le mur concerné est très récent , il a
étudié l’histoire du monument avant de le percer, il ne le dépare en rien, il met en avant les
exactions que les Beaux-Arts n’ont pas poursuivies, il argue de son mauvais état de santé qui
l’oblige à disposer d’un véhicule près de chez lui…et l’administration abandonne les
poursuites.
Dans les cas que nous venons d’évoquer les tensions entre Monuments Historiques
et habitants ne concernent que des particuliers en litige avec les services. A d’autres moments
elles peuvent prendre un caractère collectif, se transformer en véritables émotions populaires.
Ainsi en va-t-il à propos du passage public pratiqué dans la chapelle aux fresques. En 1909,
Jules Formigé, portant attentif aux habitants et soucieux ni de leur nuire ni de les léser n’avait
pas réussi à obtenir la suppression du corridor qui menait au Tinel, l’enquête ouverte ayant
rencontré une opposition absolue aux limites de la violence. En 1928 l’architecte en chef
revient sur la question puisque toutes les parcelles, y compris le passage, sont devenues
propriétés de l’Etat, et il projette dans le même temps les travaux d’aménagement nécessaires.
Il a l’accord de la Commission des Monuments Historiques, mais il faudra attendre six ans
pour que la brèche ouverte dans la chapelle soit refermée et qu’une porte la sépare du Tinel.

361
En effet les habitants, rendus furieux par le long détour que leur imposait la disposition, ont
saisi toutes les autorités de l’Etat, interpellé les architectes en visite dans le monument, obtenu
le soutien de la mairie pour défendre leur cause, menacé de détruire ces entraves à la
circulation des chariots et des charrettes. Un accord est enfin trouvé avec la création d’une
rampe d’accès, un peu raide certes, mais qui permettra cependant de réduire le trajet des
usagers.
Sans que cela soit encore clair pour les acteurs, surtout les habitants, nous sommes, en
fait, passé à un autre stade. Jusqu’ à présent il y avait emprise limitée de l’Etat sans que l’on
ait le sentiment que le principe fondamental soit remis en cause : la Chartreuse est un petit
village qui appartient confusément à tous, ou au moins dans lequel subsistent des espaces
communs inaliénables. Or, avec la suppression du passage dans la chapelle c’est à ce droit que
l’on s’attaque, c’est à une véritable « privatisation » que se livre l’Etat. Des signes avant-
coureurs auraient pourtant du alerter avant les «chartreux », en particulier les incidents liés au
gardiennage.

4. Le gardiennage. Longtemps les enfants ont joué au milieu des murs éboulés, couru au long
des escaliers, longtemps leurs parents ont veillé, aux quatre coins de la Chartreuse, à
l’entretien de leur petite basse-cour ou de leur potager, à de multiple petits travaux forains,
sans se soucier d’aucune règle. Mais, dès 1909, la situation change avec la nomination par les
Beaux-Arts d’un gardien du monument. Jusqu’alors seule l’église était fermée et celui qui
voulait la visiter devait s’adresser à la vieille femme qui en gardait la clé. Le nouveau gardien,
René Vallat, assermenté, ne tarde pas à multiplier les procès-verbaux à l’encontre des
habitants. En 1911 il s’en prend aux femmes Reverdy qui viennent tirer de l’eau du puits du
sacristain pour faire leur lessive. Elles ont beau rétorquer que le puits est communal, il répond
que la cour où il se trouve est bien de l’Etat et qu’elles l’encombrent et la salissent. Un autre
fois il verbalise deux hommes qu’il surprend dans le cloître avec leur pressoir et les ustensiles
qui vont avec qui s’apprêtent à presser leur vendange. Une autre fois encore il se dispute avec
une femme de la Chartreuse parce qu’il rabat, dit-elle, sur sa maison les ordures qu’il est en
train de balayer. Dans son zèle, il n’épargne pas les enfants, qu’il connaît tous, les accusant
par exemple, à l’occasion, de s’attaquer avec des barres de fer à la destruction de la fontaine
Saint Jean. De telles tensions demandent quelques explications : René Vallat est un ancien
militaire affecté à un emploi prioritaire. Ce dernier avait été proposé tout d’abord à Agricol

362
Matoy, gardien en titre du fort Saint Jean. Connaissant bien la Chartreuse et sentant les
problèmes à venir, ce dernier avait refusé, mais, non sans malice, il avait donné à Vallat un de
ses anciens képis de service. Si on ajoute à l’accoutrement une redingote à boutons de cuivre
récupérée de l’armée on a une idée du personnage, imbu de l’autorité que, pense-t-il lui confie
cet uniforme, qui entend faire régner l’ordre dans la Chartreuse. Les habitants lui contestent
bien entendu tout droit à intervenir dans leurs affaires et, de plus, ils ont un autre raison de lui
en vouloir. Comme dans tous les monuments historiques de cette époque, quand un visiteur se
présentait il était la cible d’une marmaille qui s’accrochait à ses basques pour le lui faire
visiter moyennant un pourboire. Or, d’un coup, le gardien fait payer un droit de visite et, qui
plus est, il empoche les pourboires. Aux yeux des habitants c’est insupportable et, après
l’avoir copieusement insulté et traité de fainéant, une femme lui dit qu’il devrait avoir honte,
alors qu’il est payé pour sa tâche, de tendre la main comme un mendiant à la fin de ses visites.
Outre les quelques revenus supplémentaires qu’ils pouvaient tirer des touristes qui
s’aventuraient dans l’espace du monument les habitants comprennent que c’est la maîtrise de
l’espace qui leur échappe maintenant et ils se tournent vers les autorités pour mettre fin à la
situation, écrivant même au ministre. Rapport après rapport on apprend que les procès-
verbaux de Vallat ne sont pas entérinés par la mairie et surtout annulés par le juge de paix. Ce
dernier, que nous avons vu monter les habitants contre l’Etat au moment des ventes, déboute
les poursuivis en affirmant qu’ils sont dans leur bon droit et ne font qu’user de servitudes
légales. L’affaire est entendue et, jusqu’à son départ, en 1924, la Chartreuse est le théâtre de
nombreux affrontements entre le gardien et ceux qui y vivent : régulièrement insulté, cible des
quolibets et des niches des enfants, croquemitaine édenté, à la fin de son exercice Vallat ne
dresse même plus de procès et la situation est telle que, selon les mots pudiques de
l’administration, « il est appelé à une autre résidence ». Les « chartreux » ont peut-être gagné
une bataille dans leur guerre d’usure, mais dans le même temps un règlement de visite est mis
en place ; subrepticement des pans entiers de liberté disparaissent et, en filigrane, se dessine le
futur visage de la Chartreuse, transformé en monument solitaire et muet, vidé de ses habitants.
A René Vallat, dont la silhouette anonyme hante encore les cartes postales anciennes, succède
Désiré Cordillac qui ne semble pas avoir laissé de trace notable ni dans les archives, ni dans la
tradition orale. L’autre gardien a avoir marqué les mémoires, dans un sens tout à fait
contraire, est Georges Puel, mais, avant d’évoquer sa figure, je voudrais dire quelques mots

363
sur le rôle et l’importance de certains personnages dans le destin de la Chartreuse, que je
réunis sous le nom de « sauveurs ».

5. Les « sauveurs ». Les dessins du XIXème siècle et les premières photographies dont nous
disposons montrent que le destin de la Chartreuse eut pu être funeste, que n’aurait pu subsister
d’elle que quelques vestiges. A bien y regarder on voit que la plupart des monuments
historiques d’aujourd’hui ont connu le même sort. Délaissés durant de longues périodes,
voués à l’abandon ou promis à la destruction totale dans certains cas, je pense à la cité de
Carcassonne que Napoléon Ier voulait mettre à bas pour en vendre les pierres, le monument ne
doit son salut qu’à un certain nombre d’individus qui vont mettre toute leur énergie à le
défendre et en devenir les hérauts. Jules Formigé, architecte en chef de la Commission des
Monuments Historiques est l’un des premiers. Durant quatre années, de 1904 à 1909, il se fait
arpenteur infatigable et passionné du moindre recoin de l’ancienne abbaye, lit tous les
documents, interroge tous les témoins, avant de produire son rapport fondamental. Avec lui
nous connaissons l’essentiel de l’histoire des bâtiments mais, surtout, son travail est à
l’origine du rachat des parcelles par l’Etat et de la décision de retrouver l’état originel de la
Chartreuse. Dans d’autres circonstances, tragiques, ce sont d’autre femmes et d’autres
hommes qui se sont levés, en particulier en 1944, quand les Allemands menacent de faire
sauter la Chartreuse. Un avion anglais ayant été abattu par la DCA allemande le pilote est tué
mais ses deux équipiers sautent en parachute, l’un est récupéré dans la nature, il est soigné par
le docteur Moyne qui réussit à le faire sortir de la zone de danger. L’autre tombe dans la
Chartreuse et s’accroche au puits du sacristain, il est dégagé et se réfugie chez une résistante,
Madame Vasse, son parachute est d’ailleurs enterré dans le jardin de cette dernière, dans le
cloître. Puis, déguisé en femme, portant dans ses bras la fillette de Madame Vasse il sort de
l’enceinte et rejoint le maquis. Les Allemands arrivent à sa recherche et posent un ultimatum,
s’il n’est pas livré ils détruiront la Chartreuse. La population est évacuée, craignant en outre
que des otages soient pris et fusillés. Madame Sihol, adjointe au maire et germanophone, vient
parlementer, elle se propose comme otage et s’efforce de convaincre le commandant allemand
de ne pas aller jusqu’au bout. Son courage et, ses arguments portent et la décision est levée.
Un autre personnage a tenu un rôle capital dans l’affaire, le gardien, Georges Puel. Il a l’idée
de décrocher le parachute, de l’enlever des mains des enfants qui veulent en faire un jouet, de
le faire enterrer, puis d’ouvrir un portail dérobé pour évacuer le parachutiste. Interpellé par les

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Allemands il doit leur faire parcourir toute la Chartreuse sous la menace d’un pistolet. Il
proteste, malgré leur colère, quand ils malmènent les tableaux de l’Hospice et ne cédant pas à
la peur il les assure que le parachutiste est loin, qu’il s’est enfui par les toits et que personne
ne l’a vu puisque tout le monde s’était réfugié dans l’abri. Enfin avec madame Sihol il se
proposera, lui aussi, en otage. Mais son principal exploit, moins spectaculaire, n’est pas là :
pendant ses trente années passées dans le monument il en devient en quelque sorte le
protecteur et le maître spirituel. Il lit tout ce qu’il peut lire, il écoute attentivement les
architectes et les inspecteurs en visite, et peu à peu le gardien dont la mission est simplement
d’assurer la surveillance et la sécurité des lieux se transforme en guide éclairé. Il ne connaît
pas d’heure, peut accompagner bien au delà de son service les curieux et les visiteurs. Tous,
des plus simples aux têtes couronnées, comme la reine de Hollande, attestent dans son livre
d’or de leur admiration et de leur gratitude. Ici, et grâce à lui, Malraux confie avoir retrouvé
« les voix de son silence », Jean Paulhan et bien d’autres remercient ce guide intarissable sur
l’histoire de la Chartreuse et de la Provence qui offre en souvenir, à des nomades venus de
l’autre bout du monde, les cigales séchées qu’il a récoltées dans les collines. Je voudrais clore
ce tableau très incomplet par le rappel de l’action du docteur Gache qui, simple conseiller
municipal puis premier magistrat de Villeneuve, a déployé une extraordinaire énergie au
service de la Chartreuse.
A bien considérer ces personnages ont un point commun, ce sont des étrangers à
Villeneuve, sans racines, qui se prennent d’une passion totale pour un monument à qui ils
sacrifient une bonne part de leur vie. Sans doute pour vivre ou pour survivre la Chartreuse a
eu besoin de ces yeux neufs qui, au delà de la trivialité du quotidien cèdent aux mirages de
l’origine et de la splendeur initiale. Dernier point qui les rassemble, l’oubli dans lequel ils
tombent très vite : une place de Villeneuve conserve le souvenir de l’héroïque Madame Sihol,
mais qui, en dehors de spécialistes, connaît le nom de Formigé ? Qui, en dehors des
« chartreux » et de sa famille honore la mémoire de Georges Puel ? Quant à la reconnaissance
envers les élus on sait sa brièveté. Autant de personnages donc qui ont participé par leur
action à sauvegarder un monument dont les fins ont longtemps été incertaines, si on omet sa
valeur de vestige, de témoignage historique.

Usages et utilisations.

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En effet si tout le monde s’accorde sur son importance comme lieu de mémoire, au fur
et à mesure que la Chartreuse émerge on s’interroge aussi sur les possibles usages du
monument ou, plutôt, à diverses occasions on essaie de l’utiliser. Cette nouvelle vision,
utilitariste, même quand elle semble mise au service de nobles causes ne va pas de soi et
suscite même de nombreuses indignations. Elle sert parfois ponctuellement, mais très
partiellement, comme en 1934 où elle accueille les réunions de la Société Archéologique du
Vieux Villeneuve ; en 1947 on envisage aussi d’installer une crèche dans le bâtiment du
Procureur mais les crédits ne suivent pas et l’affaire est abandonnée.
1. Le musée impossible. Le premier grand projet d’utilisation est celui d’un musée. Dès 1916
on envisage d’y réunir tous les documents consacrés à l’histoire de l’édifice. Cette perspective
semble avoir été abandonnée assez vite au profit d’un musée lapidaire dans la salle
capitulaire, projet qui revient régulièrement de 1934 à 1951, mais il garde parfum d’hypothèse
d’école, il ne trouve pas de défenseur véritable et il reste dans les cartons. Par contre, dès les
années 1960, Pierre Marie Auzas, en charge de hautes responsabilités dans l’administration
des musées de France, mène un combat passionné pour que les oeuvres exposées à l’Hospice
regagnent la Chartreuse. C’est l’ancien Réfectoire des Pères, le Tinel, alors à ciel ouvert, qui
serait munie d’une couverture pour les accueillir. Pierre Marie Auzas semble gagner tout le
monde à sa cause mais une donation faite à la mairie pour acquérir l’hôtel de Pierre de
Luxembourg change la donne : la donataire, Mademoiselle Baligant a souhaité qu’une partie
de la somme soit affectée à la création d’un musée qui recevrait les toiles de l’Hospice. A
comparaison des coûts entre engagement pour le Tinel et Pierre de Luxembourg l’Etat choisit
d’aider la municipalité de Villeneuve dans ce dernier projet. Le Tinel contemplera encore
quelques années les étoiles. Mais, en vérité, au delà des problèmes financiers on ne sait
toujours que faire de cette Chartreuse, toutes les initiatives déclenchant la panique au
ministère de la Culture et se soldant sinon par un échec du moins par un refus, comme nous
allons le voir avec les expériences théâtrales.

2. Spectacles dans la Chartreuse. Le premier à vouloir profiter de l’architecture du lieu à des


fins de spectacle est un jeune Villeneuvois, Pierre Cambe, qui, en 1948, dans une lettre
manuscrite, naïve et touchante, demande l’autorisation de donner dans la Chartreuse son
« ballet futuriste », La décapitée . L’enthousiasme du jeune homme et sa passion apparaissent
tellement saugrenues que l’administration, en apparence, ne lui répond même pas. Il revient à

366
la charge en 1954, mais malgré un premier refus ne cède pas et il a un accord à « condition
que la manifestation envisagée soit de qualité ». Il donne deux textes de Lorca dont Le chant
funèbre pour Ignatio Sanchez Mejias . C’est un bon succès et l’année suivante il récidive avec
Gethsemani, une création de sa composition. Mais une association des « Amis de la
Chartreuse » dénonce la médiocrité du spectacle, son aspect de kermesse populaire totalement
inadaptée au lieu. Les Beaux Arts, en fait hostiles à des actions qui leur échappent,
matériellement et surtout intellectuellement, sautent sur l’occasion pour ne plus accorder
d’autorisation à Jean Delpierre, nom de scène de Pierre Cambe. En 1957 ils refusent à Jean
d’Orsay de proposer son spectacle, La nuit des templiers au motif d’absence de licence. En
1958, Jean Vilar, à l’initiative d’Hélène Cingria décide de monter une pièce à la Chartreuse,
en plein accord avec la municipalité. Mêmes causes, mêmes effets. L’administration est
offusquée d’avoir été mise devant le fait accompli, elle argue en outre de problèmes de
sécurité dans une description apocalyptique où les spectateurs défonceraient les portes, se
promèneraient sur les toitures, voleraient des pierres…Mais en réalité, la préoccupation
principale est ailleurs : comment concilier la dignité du lieu, son caractère sacré et la présence
de saltimbanques qui vont jouer Le triomphe de l’amour de Marivaux ? Comment accepter
ces nouveaux bohémiens alors que l’on prépare avec le pape le retour d’Innocent VI à la
Chartreuse ? Malgré tout les représentations ont lieu avec le succès que l’on pense. Mais, à
peine sont-elles achevées, que Jean Vilar dit, dans une lettre glaciale, son amertume au
directeur de l’Architecture, lui annonçant qu’il ne pourra plus venir travailler dans le lieu dans
un climat aussi pénible. Avec lui un cycle se clôt, la Chartreuse retrouve le silence des pierres
et l’isolement vénérable du monument historique dont la contemplation est la seule fin. Il
faudra attendre quinze ans pour que s’ouvrent de nouvelles perspectives et que débute une
nouvelle aventure, pleine de bruit, de fureur et de passion… qu’il n’est pas encore temps de
raconter.

367
TRACES, MEANDRES, INDICES.

LE MONUMENT HABITĖ

Singularité.

L’exposition envisagée n’ a que des rapports lointains avec l’esprit qui prédomine, à
l’ordinaire, aux expositions. Le point commun est qu’il s’agit de montrer, de donner à voir,
mais dans une perspective différente : en effet il est coutume d’utiliser un lieu, a fortiori un
monument, pour accueillir des créateurs qui présentent leur œuvre, quel que soit leur rapport
avec la modernité, qu’il s’agisse d’accrochages et d’exhibitions classiques ou d’installations
contemporaines.
Or ici le monument n’est pas un lieu neutre, il ne propose pas son aspect prestigieux
mais il devient le maître. C’est lui qui décide virtuellement des actions et c’est sa mémoire qui
les commande. Il ouvre en quelque sorte, et spectaculairement son journal intime, il affiche
les désirs et les tensions qui le traversent, les échos que les uns et les autres entretiennent dans
le temps. La Chartreuse se transforme, pour un moment en miroir labyrinthique.

368
Les photographies.

Il ne s’agirait pas de photos classiques, mais plutôt d’ensembles thématiques,


susceptibles de formes et de supports différents.

1.Formes et supports :
- bandes, frises, en hauteur ou en largeur ; carrés…
- possibilités de grands formats sur toile bâchée (par exemple en rentrant à droite,
après le portail de La Valfrenière, sur le mur jouxtant la rue des Greniers
- si possible prévoir une protection plastique, plus légère que l’encadrement classique
et qui permet de laisser les documents à l’air libre

2. Genres et thèmes : la traversée de la vie, des vies du monument.


- les résidents
- le personnel
- ouvriers et artisans
- les enfants en leur royaume
- le public
- la cuisine mythique : Coco

- les acteurs, les spectacles

- les animations : le salon des antiquaires, du vieux papier

- « les habitants », du XIX° siècle au Circa : cette partie oscillerait entre l’album de
famille et quelques « belles » photos.

- le gardien

- la place Saint Jean : une fresque

369
- les graffiti, les marques de tâcherons, les inscriptions, les détails d’architecture et les
bizarreries (les animaux sculptés, les traces de la forge du maréchal ferrant)

- vues « abstraites » des travaux, en particulier le démontage et remontage du tombeau


d’Innocent

- l’empreinte religieuse : des détails des fresques, des tableaux qui furent là

370
L’installation.

Le point de vue qui commande à la démarche est celui de la recherche permanente


entre mémoire et modernité. Il s’agit de s’éloigner totalement du regard figé et embaumateur
inhérent aux expositions d’art et traditions populaires : le passé doit féconder en permanence
le présent.

Traces anciennes et contemporaines :


- La vie quotidienne du XIX° siècle au Circa.
Un landau d’enfant avec des vêtements
Une table à demi installée avec des reliefs de repas et de boissons
Le quotidien des femmes : corde à linge avec crochets, quelques torchons…
dans un coin une corbeille avec des pelotes et des aiguilles à tricoter
Des jouets d’enfants : flèches, arcs, vieux ballons en cage ( il faut donner en
permanence le sentiment d’un temps emprisonné)

- Les ouvriers dans le bâtiment :


Des outils comme une brouette une auge , un sac de ciment, un jeu de pelles et
de pioches
Des pierres abandonnées pour symboliser l’abandon, la ruine

- Les savants :
Plans et dessins de Formigé, quelques études d’archi, des esquisses
Dans un volume fermé en plexiglas des ouvrages consacrés à la Chartreuse, les
études d’érudits

- Les artistes, du matériel de théâtre, un décor abandonné ou en cours de montage et


des créations. L’artiste qui reproduit en bois des machines agricoles qu’il peint et qui est le
meilleur lien entre le temps ancien des petits agriculteurs ou manouvriers qui vivaient là et la
création contemporaine

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Environnement visuel

Possibilités multiples :
Diaporama qui reprend des images exposées ou originales, des reproductions
de tableaux qui ont appartenu à la Chartreuse (un musée virtuel)
Séances de cinéma : les films tournés dans la Chartreuse

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Cantate pour trois caraques et deux saltimbanques.

Il s’agit d’un récitatif pris en charge par trois ou quatre comédiens, inspiré des « Je me
souviens » de Pérec.
Idéalement « le spectacle » devrait être l’œuvre des « acteurs » eux-mêmes, mais on
peu rester sceptique sur la performance et imaginer les obstacles.
En fait la proposition consisterait à écrire des textes à partir du témoignage des
« acteurs » de la Chartreuse, des gens y ayant vécu ou y vivant, simples passagers ou résidents
à plus long terme :
Habitants d’avant, acceptés puis squatters
Résidents : écrivains, peintres…
Acteurs, comédiens, utilisateurs du lieu dans ses nouveaux usages
Acteurs au quotidien et du quotidien

Projection d’images simultanée ?

Musique originale : création électroacousmatique ?

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