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Bulletin Monumental

L'architecture gothique
Robert de Lasteyrie

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Lasteyrie Robert de. L'architecture gothique. In: Bulletin Monumental, tome 58, année 1893. pp. 523-537;

doi : https://doi.org/10.3406/bulmo.1893.10948

https://www.persee.fr/doc/bulmo_0007-473x_1893_num_58_1_10948

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L'ARCHITECTURE GOTHIQUE

-O.-

« L'architecture qui, malgré ses défauts, si elle en


a véritablement, restera l'honneur du génie français
et peut-être du génie humain, est, par une fortune
bizarre, la seule à laquelle ni l'érudition, ni l'histoire,
n'a pu attacher de nom convenable ; ses admirateurs
aux abois se résignent à adopter l'appellation imagi¬
née par ses détracteurs... L'épithète de gothique les a
tirés d'affaire; et ne pouvant trouver mieux ni plus
mal, nous nous en contentons, à part quelques pro¬
testations isolées ».
C'est une de ces protestations que vient de faire
entendre, dans le Bulletin Monumental (1), l'auteur
à qui j'emprunte cette citation, M. Anthyme Saint-
Paul.
A-t-il eu raison? La thèse qu'il soutient est-elle fon¬
dée ? Les conclusions auxquelles il aboutit doivent-elles
être admises? C'est ce que je voudrais examiner ici.
Lui-même, d'ailleurs, n'a pas craint de provoquer la
discussion ; je pourrais même dire qu'il m'a mis per¬
sonnellement en cause, puisqu'il s'est élevé, en termes

(1) L'innomée, dans le Bulletin monumental de 1893 (t. LVIIl


de la collect.), p. 411 et s.
88
524 1/ ARCHITECTURE GOTHIQUE

très courtois, contre une doctrine enseign

des Chartes, et que je professe, pour ma


plus de seize ans.

Voici sa thèse :

L'art admirable auquel nous devons les

monuments du moyen âge, cet art né en


cours du XIIe siècle, et qui a régné en m

toute l'Europe jusqu'à la Renaissance, n

aucun nom. Faute d'avoir pu lui trouver u


tion convenable, la plupart des archéolog

réduits à le qualifier de gothique , épithèt

qui entraîne avec elle les notions les plus


les origines de cet art.
M. de Caumont jadis frappé de la prédo
l'arc brisé dans les constructions dites goth

voulu réagir contre cette appellation en p

remplacer cette épithète par celle (¥ ogiv

M. de Caumont s'était mépris sur le vérita


mot ogive. Il l'appliquait uniquement à
or, du XIIe à la fin du XVIIIe siècle, ce term

désigné autre chose que les nervures en


quées par nos constructeurs du moyen âge
d'arêtes, et qui leur ont permis de tran

le simplifiant le mode de construction de


voûtes.

Verneilh ("2), Lassus (3), Quicherat (4),

et (1)
s. Caumont, Cours d'antiquités monumentales
l'architectuke gothique. 525

depuis longtemps démontré l'erreur de Caumont ;


mais Quicherat a eu tort, prétend-on, d'en prendre
texte pour proscrire l'emploi de l'épithète ogival, et
pour conserver à l'art du XIIIe siècle le nom d'art go¬
thique. En effet, le caractère qui, dans l'architecture de
cette époque, prime tous les autres, c'est précisément
l'emploi de la croisée d'ogives pour les voûtes. Donc,
s'il faut reconnaître que Caumont a eu tort d'appli¬
quer le nom d'ogive à l'art brisé, ce n'est point une
raison pour ne pas conserver l'épithète ogival, puisque
l'architecture, à laquelle Caumont a donné ce nom,
a précisément pour caractère essentiel l'emploi de
la croisée d'ogives.
Que si, malgré la valeur de cet argument, on se
refuse à conserver l'expression art ogival , — et M. Saint-
Paul donne lui-même de bonnes raisons fl) pour qu'on
s'y refuse, — cherchons un autre nom, mais ne par¬
lons plus d'architecture gothique. M. Anthyme Saint-
Paul avait autrefois proposé de dire architecture fran¬
çaise (2), il a reconnu depuis les défauts de ce terme; il
a pensé à proposer l'expression art catholique (3), mais
il en a vite reconnu l'insuffisance, car l'art roman mé¬
riterait tout aussi bien cette qualification. Enfin il a
trouvé un terme qui lui paraît remplir toutes les con¬
ditions voulues et, pour mettre tout le monde d'ac¬
cord, il veut que l'art contemporain de Philippe-
Auguste. de saint Louis, de Charles V, ne s'appelle
plus l'art gothique ni l'art ogival. On le nommera
désormais Y art gallican (4).

(1) Bull mon., t. LVIIl, p. 425.


(2) Ibid., t. XLI, p. '23.
(3) Ibid., t. LV III, p. 427.
(4) Ibid., t. LV1II, p. 429.
526 l'architecture gothique.

A ces conclusions, qui rappellent par trop la fable


de l'huître et des plaideurs, on ne s'étonnera pas que
je ne veuille souscrire, et je ne crains guère de me
tromper en leur prédisant peu de succès.
Gomment! nous hésitons entre deux termes, l'un que
M. Anthyme Saint-Paul lui-même trouve défendable,
l'autre que trop de gens admettent pour qu'on ne puisse
le défendre également ; ces deux termes, quelle que
soit leur valeur propre, ont tous deux ce grand mérite
d'être compris par tout le monde, et on irait les rem¬
placer par un troisième que personne ne comprendra?
C'est une singulière façon de faire progresser la
science que d'en compliquer ainsi la terminologie. Si
encore l'expression proposée était vraiment satisfai¬
sante. Mais qui n'en voit les défauts, et comment peut-
on songer à appliquer à l'art du XIIIe siècle, un nom
qui pris dans son sens ordinaire éveille des idées toutes
modernes, et pris dans l'acception que lui ont donné
les auteurs latins du moyen âge, conviendrait tout
aussi bien à l'art roman, voire même à celui des
temps antérieurs à l'époque romane (1) ?
J'ai toujours combattu l'épithète d'ogival , et je
vais dire pourquoi , mais j'aimerais mieux mille
fois m'y rallier que d'adopter un terme nouveau qui
viendrait si malencontreusement ajouter à la confu¬
sion, et que son inventeur a lui-même en si piètre

(1) M. Anthyme Saint-Paul ne peut le méconnaître, puisqu'il


a lui-même rappelé ce passage bien connu de la Vie de saint
Didier, évêque de Cahors au VII«siècle, où il est question de
constructions faites a gallicano more » (Labbe, Nova bïbl. mss.
libr., t. I, p. 709).
l'architecture gothique. 5i27

estime, qu'il conclut en le laissant de côté pour s'en


tenir au mot ogival (1).
Voyons donc si vraiment ce mot doit être préféré à
celui de gothique.
Il y a plus de soixante ans que la querelle dure. Mais
depuis que Quicherat s'en était mêlé . elle avait
perdu de son intensité. 11 avait en effet montré, avec
une force remarquable, tous les défauts du terme ima¬
giné par M. de Gaumont, et le plus grand nombre
des archéologues, convaincus par sa démonstration,
avaient insensiblement perdu l'habitude d'employer
cette expression, pour se rallier au mot gothique.
Mais M. Anthyme Saint-Paul vient nous dire aujour¬
d'hui que les déductions de Quicherat reposent sur des
arguments manifestement erronés, et que lui-même
l'avait reconnu sur la fin de sa vie. Le fait est vrai, en
partie du moins, car si plusieurs des raisons invoquées
par Quicherat ne sauraient plus l'être aujourd'hui, il en
est d'autres sur lesquelles on peut s'appuyer et en assez
grand nombre pour que ses conclusions doivent être
maintenues.
Gaumont s'est complètement mépris sur le sens du
mot ogive. G'est un fait indiscutable, et je n'en repren¬
drai pas la démonstration, puisqu'il a été pleinement
mis en lumière depuis bientôt un demi-siècle par
MM. Lassus et de Verneilh, et que Quicherat a achevé de
le mettre hors de doute dans ses articles bien connus
sur l'architecture romane. M. Anthyme Saint-Paul le
reconnaît d'ailleurs, puisqu'il déclare « qu'un point
est à retenir pour toujours c'est celui qui transporte

(1) a Je m'en tiendrai pour ma gouverne, en attendant, au


mot ogival », dit-il comme conclusion de son article.
528 i/architecture gothique.

de l'arc brisé à la nervure la signification du mot


ogive » (1).
A cela, il est vrai, il trouve un inconvénient : « La
nervure dit-il. avait un nom qui la désignait suffisam¬
ment, maintenant elle a deux noms et l'arc brisé n'en a
plus aucun » C'est une double erreur. Le mot nervure
est tout à fait insuffisant pour dt'signer une croisée
d'ogives, car c'est un terme générique qui convient
aussi bien aux doubleaux, aux formerets, aux Hernes.
voire même à ces simples ressauts décoratifs qui ornent
bon nombre de voûtes romanes, comme on en voit à
Saint-Jean du-Moutier à Arles, à Saint-Quinin de Vai-
son, etc. Si on ôtait. à la croisée d'ogives le nom que le
moyen âge lui avait donné et qu'on lui a heureuse¬
ment rendu.il n'y aurait aucun terme dans notre lan¬
gue pour désigner cet élément capital de l'architecture
gothique. En second lieu, M. Anthyme Saint-Paul, en
prétendant que l'arc brisé, depuis qu'on a rendu au mot
ogive son véritable sens, n'a plus aucun nom, nous
fournit lui-même la preuve de son erreur, car le terme
d'arc brisé, dont il se sert est excellent, et je n'ai pas
besoin de rappeler à un archéologue aussi expert que
l'expression d'arc en tiers point . usitée au moyen âge
fournit au besoin un synonyme d'autant plus satisfai¬
sant que le sens en est connu de tout le monde.
Mais passons, car M. Anthyme Saint-Paul, malgré
cette réticence, a nettement rompu avec les traditions
de Caumont, et fidèle à la doctrine enseignée à l'École
des Chartes, il a bien soin de ne plus confondre l'ogive
et l'arc brisé {i).

(1) Bull, mon., p. 42't-.


(2) 11 n'a pas toujours fait de même dans ses autres écrits.
et certains des meilleurs passages de son Viollet-le-Duc (Paris,
l'architecture gothique. 529

Bien plus, il « reconnaît que si nous conservions


ogive comme synonyme d 'arc brisé, nous serions for¬
cés de rejeter ogival comme synonyme de gothi¬
que » (1). Car sur ce point encore il admet pleinement
les enseignements de Quicherat, et comme lui, comme
moi-même, il reconnaît que Gaumont a beaucoup
exagéré la part de l'arc brisé, et qu'on ne doit point
en faire un critérium absolu pour désigner l'art
postérieur au roman, car le tiers-point se rencontre
dès le début du XIIe siècle, au moins, dans beaucoup
d'églises qui n'ont rien de gothique, et inversement le
plein-cintre se trouve parfois dans des églises que leur
système de voûte et leurs arcs-boutants ne permettent
plus d'appeler romanes.
Mais, dit M. Anthyme Saint-Paul, si la doctrine en¬
seignée à l'École des Chartes est inattaquable sur ce
point, ce n'est pas une raison pour proscrire l'expres¬
sion sty le ogival, car«en déplaçant le sens du mot ogive
et en le transportant de l'arc brisé à la nervure, qu'a-
t-on fait, sinon obtenu que le mot ogival, au lieu de
dériver de l'arc brisé, dérive désormais de la nervure
ou croisée d'ogives, caractère le plus essentiel parmi
tous ceux qui concourent à former le style ogival » (2)?
Quicherat a répondu par avance à cette théorie :
« Les mots ogive et ogival , disait-il en 1851, seraient-
ils plus applicables si on les ramenait à leur acception
primitive 1 En d'autres termes, étant reconnu que ogive
signifie la membrure transversale des anciennes voûtes,

1881) gagneraient en clarté s'il avait eu soin d'éviter cette con¬


fusion.

(1) Bull, monum , t. LVIII, p. 425.


(2) Ibid., t. L V III, p. 417.
530 l'architecture gothique.

pourrait-on regarder comme synonyme de gothique


l'architecture ogivale . qui serait celle non plus des
monuments où règne l'arc brisé, mais de ceux dont la
voûte est montée sur croisées d'ogives? Hélas ! non...
Sans doute, c'est un caractère architectonique très
remarquable que celui de la croisée d'ogives ; cepen¬
dant, il n'appartient point exclusivement aux églises
gothiques ; je citerais au moins un tiers des églises
romanes qui le possèdent, à commencer par celles de
la Normandie : de sorte que s'il y a quantité de cons¬
tructions qu'on peut dire ogivales , parce que leur
voûte repose sur des croisées d'ogives, il n'y a pas
d'architecture qu'on soit autorisé à appeler ogivale par
opposition à une autre architecture fondée sur un
principe différent. Applicable à fous les individus du
genre gothique et à beaucoup de ceux du genre roman,
l'adjectif ogival , quelque sens qu'on lui donne, n'est
donc pas bon pour exprimer la différence des deux
genres » (1).
Ce jugement me paraît inattaquable. M. Anthyme
Saint-Paul cependant en interjette appel, sous prétexte
que Quicherat, sur la fin de sa vie, a reconnu avoir
trop vieilli jadis la plupart des voûtes qu'il a citées
comme exemple. Mais, quand même ce serait vrai, je
ne vois pas en quoi le raisonnement serait affaibli.
Que la croisée d'ogives de Sainte-Croix de Quimper-
lé remontât à l'an 1029, ou qu'elle fût seulement des
environs de l'an 1 100 ; que celle de Moissac soit de 1063
ou seulement de la fin du règne de Philippe Ier, que celle
de Saint-Victor de Marseille appartienne à la construc¬
tion dont Benoit IX célébra la consécration en 1040 ou

(1) Mélanyes d'archéol., p. 84-85.


l'architecture gothique.

qu'elle date seulement du commencement du XIIe siè¬


cle (1), qu'importe ? Personne ne peut contester que
ces trois édifices ne soient romans, purement romans,
que l'on n'y trouve encore aucune trace de gothique.
Quicherat s'est trompé, je l'avoue, en les vieillissant
outre mesure, mais il n'a pas eu tort de les choisir à
l'appui de son argumentation, car si l'on rencontre des
croisées d'ogives dans des édifices aussi parfaitement
romans l'expression architecture ogivale n'a plus de
sens.
On viendra dire encore que Quicherat s'est mépris
sur l'âge des voûtes de Saint-Étienne de Caen, de
Saint-Georges de Boscherville et de beaucoup d'autres
églises normandes (2), je le sais bien. Mais de ce que ces
exemples sont mal choisis, en résulte-t-il que la thèse
soit fausse ? Nullement, car nous n'avons pas besoin
d'aller si loin pour trouver des églises purement roma¬
nes, ayant cependant des croisées d'ogives. Il en est une
dont j'ai maintes fois entretenu mes élèves, l'église de
Morienval (Oise), qui nous offre un curieux exemple re¬
montant peut-être aux dernières années du XIe siècle (3).

(1 Quicherat, Mé/anges d'arc héol. , p. 144 à 147. — Cf. Anth.


Saint-Paul, Bull, monum., t. L VIII , p. 418-419.
c2) Notons que si l'expression architecture ogivale , avec le
sens que M. Anthyme Saint-Paul veut lui donner, venait à
triompher, les trois quarts des personnes qui visiteraient Saint-
Georges de Boscherville, ne se doutant pas que les voûtes sont
une addition, classeraient le monument parmi les édifices ogi¬
vaux, puisqu'il est couvert de croisées d'ogives. On voit par là
à quelles erreurs peut conduire, dans la pratique, l'emploi
d'un terme mal choisi.
(3) M. Anthyme Saint-Paul, dans un article récemment pu¬
blié par le Comité archéologique de Sentis (année 1893, p. 48)»
s'élève contre la date attribuée à ces ogives. Sa démonstration
532 l'architecture gothique.

Beaucoup d'autres églises de la vallée de l'Oise bâties


au début du XIIe siècle nous montrent le même genre
de voûte au-dessus des bas-côtés.
Quicherat n'avait donc pas si tort de conclure
comme il le faisait.
Mais je vais plus loin que lui, et je prétends que
même si les constructeurs romans avaient complète¬
ment ignoré la croisée d'ogives, même si son emploi
était restreint aux édifices postérieurs au temps de
Philippe-Auguste, on aurait tort d'employer l'expres¬
sion d 'ogival pour désigner le style de ces édifices.
Car cette expression ne pourrait se justifier que pour
l'architecture religieuse, et si, dans cette hypothèse,
le terme église ogivale pourrait se défendre, ceux de
maison ogivale, de fenêtre ogivale , de porte ogivale,
et une foule d'autres analogues, ne pourraient s'em¬
ployer, car il n'y a guère de croisées d'ogives dans
une simple maison, il n'y en a pas dans une fenêtre
ni dans une porte.
Or, si l'on prétend substituer au moi gothique une
épithète plus satisfaisante, le moins qu'on puisse exi-

nem'a pas convaincu. J'admets bien que le pourtour du chœur


de Morienval n'est pas la partie la plus ancienne du monu¬
ment; je ne suis pas certain non plus que les ogives qu'on y
voit n'aient pas été reconstruites après coup. Mais je ne puis
les croire postérieures aux premières, années du XIIe siècle, et
la disposition de leurs supports indique bien qu'on avait prévu
dès le principe des voûtes de ce genre. Serais-je, d'ailleurs,
dans l'erreur, il ne manque pas dans la région de l'Oise et de
l'Aisne d'édifices romans où l'on rencontre des croisées d'o¬
gives? Le travail que mon ami, M. Eugène Lefèvre-Pontalis, va
publier dans quelques jours sur les églises romanes du dio¬
cèse de Soissons, en fournira la preuve.
i/architecture gothique. 538

ger, c'est qu'elle soit applicable à tous les monuments


de l'époque gothique et à toutes les parties essentielles
de ces monuments.
(Jelui qui imagina de désigner l'art du XIe et du
XIIe siècle par le mot roman eut une idée heureuse,
car ce terme n'étant pas emprunté à un membre d'ar¬
chitecture déterminé est applicable aux édifices les
plus divers et peut s'employer tout aussi bien pour les
monuments de tous les arts autres que l'architecture.
On dira fort bien une porte romane , une fenêtre
romane; la même épithète est applicable à une croix,
à une châsse,, à un meuble aussi bien qu'à une église.
Mais ogival ne peut sans contre-sens être employé ainsi,
et voilà pourquoi cette épithète doit être proscrite.
Le mot gothique , au contraire, présenle les mêmes
avantages que le mot roman , car on peut aussi bien
l'appliquer à un meuble qu'à une église, à l'architec¬
ture militaire ou privée qu'à l'architecture religieuse.
A cet égard, il est donc excellent, et l'on ne peut
s'étonner que, malgré toutes les critiques, il ait sur¬
vécu, et qu'il tende de plus en plus à supplanter com¬
plètement son rival.
Mais il éveille, dira-t-on, une idée fausse, car l'ar¬
chitecture gothique n'a rien de commun avec les
Goths. C'est précisément parce qu'il n'y a, qu'il ne
peut y avoir aucune relation entre l'art gothique et les
Goths, dont la civilisation avait disparu depuis tant de
siècles, que cette idée fausse n'est pas à craindre (1).

(1) J'avoue qu'il n'en a pas toujours été ainsi, et il suffit


d'ouvrir nos lexicographes du XVIIe et du XVIIIe siècle, pour
voir que l'opinion dominante à cette époque faisait remonter
aux Goths l'invention de l'architecture gothique : « On dis¬
tingue, disait Furetière copié par le Dictionnaire de Trévoux ,
534 l'architecture gothique.

D'ailleurs, il faut bien peu connaître notre langue


pour prétendre que le mot gothique désigne unique¬
ment une chose venant des Goths (1). Dès le moyen âge,

deux architectures gothiques : l'une ancienne et l'autre mo¬


derne. L'ancienne est celle que les Goths ont apportée du
Nord dans le Ve siècle. •> Le Dictionnaire de l'Académie fran¬
çaise a lui-même fortement contribué à répandre cette erreur,
car il définit ainsi le mot gothique : « Le principal usage de
ce mot est renfermé dans les deux phrases suivantes : Ar¬
chitecture gothique , qui se dit d'une architecture que l'on a
accoutumé d'attribuer aux Goths, qui est entièrement diffé¬
rente des cinq ordres d'architecture; et écriture gothique, qui
se dit d'une écriture ancienne dont on a aussi attribué les
caractères aux Goths. » Notons seulement que cette définition
ne figure pas dans l'édition de 1694 ; elle se trouve dans la
2e édition (1718), la 3«(1740), la 4e (1762) et la 5e (an VII).
Ce n'est pas d'ailleurs en France seulement que cette idée
extravagante avait cours au XVIIIe siècle et au début de celui-ci.
Elle a été soutenue sérieusement par divers archéologues an¬
glais ( Voir l'analyse de leurs opinions dans Daniel Rainée,
Manuel de l'hist. générale de l'architecture, 1843, t. II, p. 239
et s.). Mais tout cela est de l'histoire ancienne, et ces idées
n'ont plus cours depuis longtemps.
M. Anthyme Saint-Paul rappelle malicieusement d'autres
justifications fantaisistes que l'on a données du mot gothique.
Mais Millin, qui allait chercher en Gothie les origines de l'art
gothique (Antiquités nat Notre-Dame de Mantes , p. 11), n'a
plus d'élèves depuis longtemps, et l'abbé Lécarlatte qui voyait
dans le mot gothique un jeu de mots sur le nom de Bertrand
de Goth ( Essai hist. sur les monum. de DoL p. 17), n'en a
jamais eu.
(1) En effet, après la définition que j'ai rappelée dans la note
précédente, les premières éditions du Dictionnaire de l'Aca¬
démie ajoutaient: <t Gothique se dit aussi, par une sorte de
mépris, de ce qui paraît trop ancien et hors de mode : un ha¬
billement gothique. Il a les manières gothiques. »
l'architecture gothique. 535

ce mot était devenu synonyme de barbare (1), et si les


grands écrivains du XVIIe siècle l'ont appliqué à toutes
les œuvres antérieures à la Renaissance, ce n'est pas,
comme on l'a souvent prétendu à tort, qu'ils les aient
toutes attribuées aux Goths, mais parce qu'ils les con¬
sidéraient comme plus ou moins empreintes de bar¬
barie (2).
Le Dictionnaire de l'Académie (3) définit fort bien le
mot, quand après en avoir donné le sens primitif, il
ajoute: Gothique signifie par extension qui appartient
au moyen âge. Nous avons donc raison d'appeler l'art
du moyen âge parvenu à son apogée : art gothique , et
on n'est pas plus en droit de dire que ce terme indique
un art introduit par les Goths que l'on ne serait auto¬
risé à croire que Ronsard ait parlé leur langue parce
que Roileau a écrit ces deux vers bien connus :

On dirait que Ronsard sur ses pipeaux rustiques


Vient encore fredonner ses idylles gothiques (A).

Je n'ai jamais compris, je l'avoue, une pareille que-

(1) M. Raoul Rosières, dans la Revue archéologique, 3e série,


t. XIX (1892), p. 348 et s., a fort bien montré que le mot gothique
était devenu au moyen âge un terme générique comprenant tous
les peuples barbares. Mais il a joint à sa démonstration cer¬
taines considérations ethnographiques, et certaines assertions
sur l'emploi du bois et de la pierre dans l'architecture du
moyen âge, auxquelles je ne pourrais souscrire sans réserves.
(2) Cela ressort avec évidence de ces vers, où Molière
proscrit ... Le fade goût des ornements gothiques,
Ces monstres odieux des siècles ignorants
Que de la barbarie ont produit les torrents.
(La Gloire cla Val-cle-G race.)
(3) Édition de 1878.
(4) Art poétique, II.
o36 l'architecture gothique.

relie de mots. Tous les jours les médiévistes emploient


l'expression écriture gothique pour désigner la façon
d'écrire propre au XIIIe siècle, personne ne s'en étonne,
personne n'y trouve à redire ; pourquoi donc ne pas
vouloir appliquer la même épithète à l'architecture du
même temps?
Notez que c'est seulement en France que l'on s'ar¬
rête à discuter cette expression. Elle a depuis long¬
temps conquis droit de cité dans les autres langues
de l'Europe. Les Anglais ne songent point à protester
contre l'expression gothic architecture ; les Allemands,
influencés parles écrits de M. de Caumont, ont inventé
jadis l'expression Spitzbogenstil , elle n'a pu prévaloir
contre celle de Gothischer Stil; les Italiens emploient
couramment Architettura gothica; je ne crois pas
que les Espagnols se servent d'un autre terme. Il est
donc compris de tout le monde, non seulement en
France, mais même à l'étranger Pourquoi donc irions-
nous le proscrire ?
Mais si l'on devait rejeter tous les ethniques ainsi
détournés de leur sens étymologique, il faudrait faire
bien d'autres changements dans notre langue. Ainsi
on ne devrait plus donner le nom de bohémiens à ces
nomades au teint basané qui errent dans certains pays,
car tout le monde sait qu'ils ne sortent pas de la Bo¬
hême ; il faut cesser d'appeler grecs les joueurs peu
scrupuleux, car ils n'ont rien de commun avec le pays
d'Homère ; on ne pourra plus dire un cheval hongre , car
les chevaux de cette catégorie ne se rencontrent pas
seulement en Hongrie ; il faudra se garder d'appeler
indiens les sauvages de l'Amérique du Nord, car ils ne
sortent pas du pays des rajahs ; ni vandales , les gens
qui ont mutilé tant de monuments, car les Vandales
l'architecture gothique. 537

vivaient à l'époque des Goths, et s'il n'est plus permis


d'employer le nom de ces derniers autrement qu'au
propre, on ne peut se montrer moins scrupuleux envers
leurs contemporains.
On pourrait citer bien d'autres noms détournés de
leur sens primitif et que tout le monde admet sans se
préoccuper de leur étymologie. Pourquoi donc en agir
autrement avec le mot gothique ?
A coup sûr, je n'irai pas jusqu'à prétendre qu'il soit
absolument justifié. Mais tous les termes qu'on a voulu
lui substituer sont plus défectueux encore ; le seul qui
ait eu un succès relatif, le mot ogival, prête aux plus
fâcheuses confusions, prête aux conclusions les plus
fausses. Gothique, au contraire, est du vieux et bon
français, il ne peut induire personne en erreur, il est
compris de tous, il est employé dans toutes les langues
de l'Europe ; nous ne devons donc point hésiter à
proscrire l'épithète d 'ogival et à conserver celle de
gothique.
R. DE Lasteyrie,
Membre de l'Institut.

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