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Bulletin Monumental

Archéologie et Architecture : réponse à M. Bertrand Jestaz


Renée Colardelle, Michel Colardelle, Jean-Louis Taupin

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Colardelle Renée, Colardelle Michel, Taupin Jean-Louis. Archéologie et Architecture : réponse à M. Bertrand Jestaz. In:
Bulletin Monumental, tome 144, n°4, année 1986. pp. 329-335;

doi : https://doi.org/10.3406/bulmo.1986.2834

https://www.persee.fr/doc/bulmo_0007-473x_1986_num_144_4_2834

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ARCHÉOLOGIE ET ARCHITECTURE :
RÉPONSE A M. BERTRAND JESTAZ

par Renée et Michel COLARDELLE


Archéologues
et Jean-Louis TAUPIN
Architecte en chef des Monuments historiques

M. Bertrand Jestaz a livré dans un récent numéro du Bulletin monumental (1) un court article
intitulé « Archéologie et architecture ». A propos de travaux à peine achevés à Aix-en-Provence, en cours
à Grenoble, il aborde un sujet particulièrement intéressant. Certes, nous aurions préféré à cette sorte de
réquisitoire vigoureux et incisif mais mal documenté, imprécis et procédant par amalgame, le véritable
débat d'idées que nous avions nous-mêmes recherché. Et nous ne cachons pas que notre première réaction
à voir présenté tendancieusement un travail auquel nous avons consacré tous nos efforts depuis plusieurs
années, fut une réaction d'humeur. C'est à la gentillesse et à la persuasion de notre ami Alain Erlande-
Brandenburg que nous devons d'avoir évité au lecteur un « droit de réponse » acéré (2). Mais, tout en ayant
adouci leurs contours, nous pensons utile de donner ici quelques pages qui, si elles ne peuvent dispenser
d'un article allant davantage au fond, corrigeront plusieurs erreurs et montreront que l'affaire n'est pas
encore jugée.
Examinons donc rapidement les faits, et ce qui nous est reproché sous couvert de croisade pour
l'orthodoxie de l'étude, de la conservation et de la mise en valeur du patrimoine monumental.
A Grenoble, l'église Saint-Laurent possède un chœur roman superposé à une petite chapelle,
aujourd'hui souterraine, dont la colonnade et son décor sculpté ont été attribués successivement à diverses
périodes du haut Moyen Age. A la suite de travaux de consolidation engagés en 1959 par Raymond
Girard, Architecte des Bâtiments de France, sur la partie de l'édifice qui n'était pas classée, on s'aperçut de
la présence d'autres vestiges architecturaux de diverses périodes. Lorsque la fouille (en 1978) et la
restauration (en 1980) nous furent confiées, il nous fallut reprendre longuement l'étude des architectures, des
couches stratigraphiques et des sols qui leur étaient associés, ainsi que des aménagements liturgiques et
des sépultures qu'ils contenaient, tout en poursuivant les excavations. On découvrit alors d'autres vestiges,
se fit jour une autre chronologie, montrant l'existence d'un complexe funéraire antique et paléochrétien
d'un type jusque-là inconnu, dont la chapelle basse ne formait que l'élément le plus oriental (3).
Évolution que M. Jestaz n'a manifestement pas comprise, puisqu'il écrit que la « crypte » actuelle constitue
l'église primitive.
Au cours de ces travaux, qui participaient d'un vaste mouvement d'intérêt pour l'étude des
monuments paléochrétiens de la région (4), apparut aux signataires de cette réponse comme aux collègues
dont la contribution critique est demandée à chaque étape de la recherche (5) la nécessité de concevoir
pour cet ensemble architectural une conservation et une mise en valeur adaptée à son caractère particulier.
Cette conception s'exprima dans un projet de restauration qui fut présenté à la Délégation permanente de
la Commission supérieure des Monuments Historiques, le 14 mai 1984, et qui fut encore amélioré sous la
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Cl. Ville de Grenoble.


FIG. 1. VUE GÉNÉRALE DE SAINT-LAURENT DE GRENOBLE,
PRISE DU NORD-EST. ON VOIT L'iMPORTANCE DES RESTAURATIONS DU XIXe SIÈCLE

direction de deux Inspecteurs Généraux des Monuments Historiques mandatés pour cela, MM. Georges
Duval et Robert Vassas. Le projet définitif et la démarche intellectuelle qui y a présidé firent l'objet d'une
communication (6) au colloque « les monuments historiques demain » à la Salpétrière, le 22 novembre 1984,
colloque non encore publié. Cette communication ne prétendait en aucune façon montrer le modèle à
appliquer en toute circonstance, mais décrire un cas particulier, extrême, auxquel nous étions confrontés.
L'idée maîtresse exprimé par M. Jestaz est celle-ci : la mode de la recherche archéologique et de la
conservation de l'héritage culturel dans sa totalité, sans choix esthétique, recevant opportunément le
renfort institutionnel d'une procédure récemment initiée par la Direction du Patrimoine (7), préconisant
la mise en œuvre, chaque fois que cela sera utile, d'études préalables aux travaux sur les monuments
historiques, commence à conduire les Architectes en Chef à privilégier la diachronie souvent mise en
lumière par l'archéologie, au détriment du monument dans sa période la plus prestigieuse. Saint-Laurent de
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.J

Cl. I. F. 0. T.
FIG. 2. VUE GÉNÉRALE DES VESTIGES DE SAINT-LAURENT DE GRENOBLE,
PRISE DEPUIS LA TRIBUNE A l'oUEST

Grenoble serait évidemment, dans une telle hypothèse, un exemple encore plus caricatural que la
cathédrale d'Aix-en-Provence, autre réalisation égratignée par M. Jestaz, du péril que l'on court : la nef en
restera en effet éventrée, on y entrera par le premier étage du clocher, enfin on pourra, de la tribune,
embrasser d'un seul coup d'œil aussi bien les restes des monuments antiques que les peintures du début du
21*
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xxe siècle qui ornent le plafond. M. Jestaz, dans sa passion, prononce un réquisitoire apparemment
accablant, mêlant indistinctement la critique de la traduction française de la Charte de Venise ; celle de
l'église qui « renonce volontiers à son appareil sinon à sa mission » ; celle des archéologues qui privilégient
la diachronie, en manichéens simplistes « sans conscience », « doctrinaires » ; celle des Architectes des
monuments historiques démissionnaires qui, à ne plus tenir tête à ces nouveaux vandales' sont « réduits à une
stricte obédience » et perdent leur identité au risque de défigurer irréversiblement les monuments. Ce
texte laisse interdits ceux qu'il vise, ou simplement ceux qui connaissent le site et les travaux que l'on
y conduit. Où donc y a-t-il, à Saint-Laurent, les « restaurations criantes », les « prothèses » incriminées?
Mais notre auteur, emporté par son élan et cependant à court de conclusion, a quelques phases
heureuses, in fine. C'est sur elles que nous fonderons notre court argumentaire.
M. Jestaz écrit : « ... l'idéal est en effet de faire travailler (archéologues et architectes) ensemble
dans l'intérêt des monuments. Ils y sont d'ailleurs condamnés, car de même qu'on ne peut plus envisager
aujourd'hui une restauration qui ne s'appuierait pas sur une enquête historique et archéologique, on ne
peut pas davantage s'imaginer qu'on se passera d'architecte. L'archéologue et l'architecte sont comme
deux maux nécessaires dont on peut seulement espérer qu'ils se neutralisent à peu près. Mais, de part et
d'autre, un examen de conscience est nécessaire ».
C'est de cet exajnen de conscience que nous sommes partis, voici bientôt sept ans, lorsque nous
avons imaginé, ensemble, la manière de nous y prendre pour remettre en état Saint-Laurent et le rendre
accessible et compréhensible, nous avons, à la lumière des travaux conduits ailleurs en France comme à
l'étranger, à l'expérience de ce que nous avions fait chacun de notre côté, réfléchi à la manière d'éviter
quelques écueils qui nous semblaient à l'origine de bien des naufrages. Et de cet examen de conscience,
auquel nous avons associé quelques collègues expérimentés déjà cités, est née une méthode que nous avons
voulu appliquer : concevoir ensemble recherche, conservation et mise en valeur, chacun apportant ses
techniques spécifiques et ses systèmes de raisonnement à l'autre, dans une mutuelle interrogation, un
mutuel contrôle et une mutuelle assistance. De cette confrontation permanente, quelquefois vigoureuse,
toujours respectueuse de l'autre, est issu un parti — pour Saint-Laurent et non pour tous les monuments
de France et de Navarre — et un projet concret.
La théorie n'offusquera certainement pas. La voici :
1) Objectif majeur de toute intervention sur le monument et son site : jouer le plus délicatement
possible des registres, non obligatoirement dissonants, de la compréhension, de l'analyse, avec celui du
plaisir sensible, esthétique, de la perception des harmonie^ architecturales.
2) Tout monument est une source infinie d'informations techniques, historiques, que tout acte
matériel, fût-il de simple consolidation, tend à faire disparaître ; aussi faut-il bien comprendre le
monument et son évolution pour en tirer les caractéristiques majeures, les lignes de force avant d'en
entreprendre la consolidation et d'en concevoir les aménagements de visite, de manière à éviter tout présupposé
dogmatique. Établir une documentation analytique précise et aussi exhaustive que possible (relevés en
plans, coupes, élévations, stratigraphies, campagne photographiques, prélèvements de mortiers,
d'enduits, etc.).
3) Coordonner les interventions des archéologues et celles de l'architecte et de ses corps de métier,
de manière à rentabiliser tous les actes techniques (les décrépissages permettent les études pierre à pierre
des élévations, les sondages archéologiques renseignent sur la stabilité des fondations, etc..) ; constituer
pour cela une équipe comprenant architectes, archéologues et historiens, mais aussi spécialistes des
peintures murales, du mobilier, etc.. Et qu'il soit bien clair que nous n'imaginons pas pour l'Architecte en
Chef des Monuments historiques d'autre place que celle du coordinateur, du maître d'oeuvre.
4) Rendre le projet évolutif, capable de s'adapter aux découvertes, qui, jusqu'au dernier moment,
peuvent remettre en question les interprétations et infléchir les aménagements sans pour cela modifier
sensiblement les prévisions budgétaires.
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Cl. Ville de Grenoble.


FIG. 3. DÉTAIL DES SARCOPHAGES ET DE LA MOSAÏQUE CAROLINGIENNE,
A SAINT-LAURENT DE GRENOBLE

Quant au projet lui-même, il peut certes paraître révolutionnaire ; mais à l'étudier de près, le
lecteur sera peut-être déçu de ne pas y trouver matière à scandale :
1) Faire classer l'ensemble du monument, et non pas seulement la « crypte » et le chœur de l'église
haute comme il en était jusque-là ; ce classement tirant essentiellement argument des vestiges
archéologiques et de l'intéressante diachronie du monument (la question de l'utilisation religieuse était déjà
tranchée dans les faits, puisque l'on avait depuis longtemps cessé d'y officier, et que l'essai d'installation d'un
plancher dans la partie antérieure de l'église s'était soldé par un échec, les paroissiens n'étant pas en nombre
suffisant et pouvant se rendre commodément à la cathédrale voisine).
2) Cet ensemble se caractérisait par la présence, superposés sur une faible épaisseur ou juxtaposés
de restes de plusieurs bâtiments successifs traduisant l'évolution des pratiques funéraires et religieuses, à
l'intérieur d'une nef sans unité de style et sans aucune qualité artistique : le parti ne serait donc pas de
« restaurer » et de mettre en valeur telle période, mais au contraire de consolider et de n'éliminer de nos
préoccupations aucune époque, aucun vestige. Prosper Mérimée, déjà en 1850, avait eu la même intuition
pour les vestiges alors connus. Il reprochait à l'architecte chargé de la restauration, Manguin, « de s'être
trop préoccupé de rendre à cet édifice son aspect monumental, en un mot de le restaurer pour la
destination religieuse qu'il a eue autrefois. A mon avis, ajoute-t-il, la crypte de l'église Saint-Laurent est surtout
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intéressante par les renseignements qu'elle peut fournir pour l'histoire de l'architecture. C'est une page
d'histoire, mutilée, mais qu'il serait imprudent de vouloir compléter et refaire... ». Un peu plus loin
Mérimée souligne : « Je considère la crypte de Saint-Laurent comme une ruine très importante qu'il faut
conserver à l'état de ruine sous peine de lui faire perdre tout son mérite. En un mot, c'est de la
conservation du monument dans son état actuel qu'il faut se préoccuper, et nullement de sa restauration » (8).
3) Le respect de cette diachronie rendant difficile la compréhension d'un public de non-spécialistes,
concevoir un système de circulation, un parti de présentation qui facilite l'intelligence du site, y compris
dans ses rapports avec l'environnement géographique (la montagne contre laquelle il est adossé a induit
certaines solutions architecturales) et historique (porte de la ville, limite des fortifications). De là l'accès
par la montagne et le clocher, la découverte de l'ensemble des phases architecturales depuis une position
élevée (la tribune) le cheminement particulier imaginé pour permettre une analyse chronologique, le
passage, par une galerie extérieure, dans l'ancien cloître devenu cour, qui seul permet la compréhension
les bâtiments funéraires qui ont précédé l'église, et qui en expliquent l'architecture particulière.
4) Saint-Laurent de Grenoble est de toute évidence l'un des lieux privilégiés du christianisme
grenoblois, et ses monuments préromans revêtent un caractère d'originalité typologique accusé : lui
adjoindre donc un « musée de site » qui permette de présenter les nombreux éléments mobiliers découverts
(sculpture en remploi, objets utilitaires ou liturgiques, mobiliers funéraires) et d'expliquer sa genèse au
regard de l'histoire de Grenoble et de sa région comme de l'histoire du christianisme et celle de
l'architecture, sans pour cela encombrer le monument lui-même de panneaux et de discours.

Pourquoi condamner sujectivement, par anticipation alors que dans quelques mois à peine, le
passage à Grenoble du XIe Congrès International d'Archéologie Chrétienne inaugurera la réouverture du
monument? Tous ceux qui voudront alors nous accuser pourront le faire, et M. Jestaz s'ériger en juge :
les pièces du procès seront tangibles, on verra objectivement ce qui est faux et vrai témoignage.
En attendant, que l'on ne tue pas dans l'œuf une innovation que l'on attendait depuis si longtemps :
la mise en place de crédits d'étude (que l'on ne destine d'ailleurs que très partiellement à l'archéologie)
qui permettent de connaître l'originalité de chacun des monuments historiques avant sa remise en état.
Car ce qui fait l'intérêt de ce patrimoine, c'est sa variété, le reflet qu'il donne de réalités locales comme de
tendances plus universelles, le témoin qu'il est de l'imagination des hommes comme des inclinations
normatives de leurs sociétés ; comment alors prétendre à une rigidité dogmatique, dans quelque sens que ce
soit? Et que l'on ne dresse pas les uns contre les autres architectes et archéologues, qui apprennent enfin
à constituer des équipes solidaires œuvrant ensemble à la compréhension, à la conservation et à la
présentation des monuments historiques, dans l'intérêt de ces derniers mais aussi du public le plus large, qui seul
en définitive justifie le soin que l'on accorde au patrimoine.

(1) Bertrand Jestaz, Archéologie et Architecture, dans Bulletin monumental, t. 143, 1985, I, p. 7-10.
(2) Au cours d'une rencontre provoquée par M. Erlande-Brandenburg, M. Jestaz nous a dit que son article ne visait
pas Saint-Laurent — qu'il connaît d'ailleurs peu, ne l'ayant pas vu depuis le début des travaux — simplement cité deux ou
trois fois à propos de tel ou tel élément de son argumentation, mais une tendance générale de l'archéologie actuelle contre
laquelle il voulait réagir. Ceci nous permet de nous exprimer plus sereinement ; mais comme le lecteur aura pu faire la même
méprise que nous, et penser que Saint-Laurent est donné en exemple de tout ce que, selon M. Jestaz, il ne faut pas faire en
archéologie monumentale, les lignes qui suivent dissiperont tout malentendu.
(3) J.-J. Champollion-Figeac, Dissertation sur monument souterrain existant à Grenoble, Grenoble, 1803 ; R. Colar-
delle, Ch. Bonnet, M. Colardelle et J.-F. Reynaud, Saint-Laurent de Grenoble, nouveaux résultats des fouilles, dans Mélanges
d'Archéologie et d'Histoire Médiévales en l'honneur du doyen Michel de Boüard, 1982, p. 49-64 ; R. Girard, L'église et la crypte
de Saint-Laurent de Grenoble, Grenoble, 1977 ; J. Hubert, La date de la crypte de Saint-Laurent de Grenoble, dans Bulletin
de la Société nationale des Antiquaires de France, 1952-1953, p. 64-68 ; J. Hubert, La crypte de Saint-Laurent de Grenoble et
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l'art du sud-est de la Gaule au début de l'époque carolingienne, dans Atti del convegno di Pavia per lo studio dell'Arte dell'Alto
medioevo, Turin, 1955, p. 327-334.
(4) Fouille des églises épiscopales et suburbaines de Genève, Lyon, Aoste, des églises rurales du Canton de Genève,
du Val d'Aoste et de Haute-Savoie.
(5) En particulier MM. Charles Bonnet, expert fédéral suisse d'archéologie, et Jean-François Reynaud, maître-assistant
à l'Université Lyon II et directeur de l'URA 26 du C. R. A.-C. N. R. S.
(6) Renée et Michel Colardelle, Jean-Louis Taupin, Recherches archéologiques, conservation et présentation au public
à Saint-Laurent de Grenoble.
(7) Circulaire du Directeur du Patrimoine aux Préfets et aux Directeurs régionaux des Affaires culturelles en date
du 2 août 1984.
(8) Prosper Mérimée, rapport du 21 juin 1850, in J. Mallion, Prosper Mérimée et les monuments du Dauphinè — lettres
et rapports inédit de Prosper Mérimée recueillis et annotés, Grenoble, 1979, p. 104.

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