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Pour une diversification et transparence

de la pratique dans les musées

Clem Souchu : Master 2 DAM, Panthéon Sorbonne Paris 2022-2023


Par honnêteté avec les propos qui vont suivre, il me semble pertinent de préciser la place d'où je
m’exprime. Je suis militante, syndicaliste anticapitaliste et cette conception des choses m'amène à
concevoir les différents acteurs du monde de l’art sous l'appellation unitaire des travailleur·euses
de l’art1, mon parti pris est de recentrer la pratique de l’art sur ses acteurs et je crois que cela
permettrait de re-assainir notre rapport à l’art et la culture. L’intuition qui à guider cette réflexion
part donc d’ici, et si pendant très longtemps j’ai eu du mal à articuler cet engagement militant avec
le champ d'études ou je me trouve, j'espère que ce manifeste arrivera à se trouver à l’intersection
de ses deux lieux.

Aux prémisses de ce texte il y a le sentiment que les moyens déployés par les musées
pour organiser et faire leurs expositions se sont standardisés. En somme, cela passe par un
délaissement des possibles et résulte sur un appauvrissement en résonance 2 pour l’ensemble des
individus liés à l'exposition. Cet ensemble d’individus est à comprendre, bien sûr comme les
visiteurs ou spectateurs qui expérimentent l’exposition mais aussi comme les différent·es
travailleur·euses de l’art (dans un sens étendu) qui voient ainsi leurs conditions et qualité de travail
dégradées et se retrouvent donc dans des situations de travail plus aliénantes.

Ici sans être exhaustif à l’ensemble de ce qui pourrait être abordé et fait, il y aura un
resserrement sur les dispositifs vidéo utilisés par les musées, cet axe sera utilisé comme exemple
de la standardisation plus largement répandue dans le reste des pratiques muséales. Il s'est créé
un rapport très normé aux dispositifs vidéo, de telle sorte que l’on considère ceux-ci moins comme
des médiums à explorer que comme le lieu de critères techniques à remplir le plus efficacement
possible. C’est ainsi que l’on peut expliquer : L’emplacement (hauteur, distance) standardisée à
laquelle se situe l'écran vis-à-vis du spectateur, ce dernier se retrouvant alors dans une situation
de non-rencontre et de résonance amoindrie. La favorisation des grands et petits formats pouvant
aussi être lue comme une volonté de maximiser deux effets, soit la proximité, soit la distance,
gommant au passage tout un tas d’autres effets possibles. Enfin l’invisibilisation des câbles et de
la technique, qui par la même invisibilise aussi une part du travail accompli par les
travailleur·euses de l’art. On peut ajouter à cela tout le travail d’entretien du lieu qui est lui aussi
cacher au visiteur afin de l’isoler de la réalité du travail laborieux et précaire sur lequel le musée
repose pour son bon fonctionnement3.

1 Sur la conception travailleur·euses de l’art, je me réfère à ce qualificatif en m’encrant dans un champ théorique et militant notamment
porté par des syndicats comme la Buse le Massicot. Article sur le positionnement politique du syndicat La Buse
https://la-buse.org/Positionnement-de-La-Buse

2 Résonance étant à saisir comme la notion théorisée par Rosa Hartmut comme mode de connexion au monde non aliéné. H. Rosa, «
Chapitre 4. Le monde comme point de résonance », dans Rendre le monde indisponible, Paris: La Découverte, 2020, p. 41-51.
Disponible sur: https://www.cairn.info/rendre-le-monde-indisponible--9782348045882-p-41.htm

3 La finalité de cette remarque n’est pas juste de dire qu’il faut re-visibiliser ces métiers, cela ne s'accompagnerait pas forcément d’une
amélioration des conditions de vies matérielles des individus. Cependant l'invisibilisation permet le maintien des conditions
précarisantes qu’ils connaissent.
Cette standardisation est surprenante, d’autant plus quand on la compare à différents
travaux s'étalant entre les années 70 à 90. Sur la question de la matérialité de la vidéo on pense
notamment pour ce qui est de la projection, Antony McCall et son Line Describing a cone (1973)
donne à expérimenter la projection lumineuse comme phénomène physique et sculptural. Au
regard du positionnement et du corps du spectateur dans le dispositif, il y a le Going around the
Corner Piece (1970) de Bruce Nauman. Ces œuvres ont pour point commun de s'être confrontées
à la matérialité qu’offrait la vidéo et la projection, on y retrouve une tentative de pousser ses
médiums dans leurs retranchements, et si elles sont conformes à la conception de Foucault du
dispositif4, comme agencement et réseau normatif des choses, on peut cependant reconnaître à
ses œuvres de se confronter frontalement et avec une certaine transparence, au pouvoir qu’il
exerce sur le spectateur en tant que tel. Il me semble cependant que cet intérêt pour la technique
et les corps dans l’art n’est qu’un premier pas incomplet s’il n’inclut pas aussi une réflexion sur les
corps des travailleur·euses et plus largement la question du « qui s’occupe de la technique dans
l’art ». Gary Hill avec Viewer (1993) amorce ces questionnements en confrontant le spectateur
avec les travailleur·euses précaire.

Que s'est-il alors passé dans l'organisation des musées ? On peut déjà émettre l'hypothèse
que face à des impératifs économiques, de rendement 5, les musées ont petit à petit délaissé une
approche plus prospective du contenu vidéo car jugé trop limitant et coûteux en temps et en
espace. Les contenus plus longs étant alors relégués à la catégorie documentaire, considéré
comme optionnel au suivie de l’exposition et devenant un mode d'accompagnement de
l’exposition. Dans la logique de délaissement de la technique on trouve aussi un mal additionnel
qu’est celui de l’invisibilisation. Le problème avec cette invisibilisation ne réside pas tant dans le
fait que le dispositif soit invisible en lui-même 6 mais résidant bien plus dans l'invisibilisation de son
fonctionnement qui empêche au sujet de comprendre exactement dans quelle mesure et de quelle
façon le dispositif est opérant. Par un recours apparent et peut-être plus honnête à la technique on
pourrait espérer une diminution de cette emprise du dispositif sur le spectateur, mais aussi encore
une fois une force de rencontre et de résonance augmentée.

A l’origine de ces réflexions se trouvent trois expositions qu’il m’a été donné de visiter dans
trois villes de France différentes à Dijon l’exposition Make Room de Tschabalala Self, dans le
musée Consortium, à Paris l’expo éponyme Anita Molinero au MAM et enfin l’expo collective
Habibi à l’IMA (Institut du Monde Arabe) aussi à Paris. Chacune de ses expositions déplacent
certaines habitudes de mise en espace. En opérant à ces léger glissement des modalité de
fonctionnement des dispositifs, est rendu apparent l’ampleur de l’aspect normatif et peut être aussi
coercitif du dispositif. Ces expositions nous indiquent ainsi des débuts de pistes à suivre quant aux
moyens disponibles afin de repenser les fonctionnements de dispositifs vidéo des expositions.

4 M. Foucault, Dits et écrits: 1954-1988. II, 1970-1975. Paris: Gallimard, 1994, p. 199.
« Un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions
réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales,
philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit »

5Sur la question du rendement et du musée. P. Dubé, « Le musée dans ses états gazeux, vu sous l’angle de deux concepts : muséalité
et communalité », Sociétés, vol. 114, no 4, p. 79-93. Disponible sur: https://www.cairn.info/revue-societes-2011-4-page-79.htm
« les visées clientélistes des institutions soucieuses du seul taux de fréquentation (syndrome du tourniquet d’entrée) qui témoignent
visiblement des ambitions de performance et de rendement sur l’investissement de l’entreprise culturelle en question »

6 On comprend bien par exemple que la force du panoptique réside dans l’aspect apparent de sa présence et non pas sur son
invisibilité
Mais pour venir plus concrètement à ses légers glissements, de quelles natures sont-ils
exactement ? Pour commencer attaquons-nous à l'exposition Anita Molinero au MAM de Paris et
concentrons-nous sur la partie finale de cette exposition, qui est constituée d’un enchaînement de
black room. Une première pièce remplit le rôle plus classique de diffusion de documentaire, à la
suite de celles-ci on trouve une seconde pièce qui elle remplit le rôle de salle de projection où l’on
peut venir voir Extrudia, un court-métrage de fiction, dans celui-ci Molinero se met en scène en
tant qu’artiste détruisant une de ses œuvres. On peut noter deux choses vis-à-vis de ce film, le
premier glissement repose sur un usage technique de la projection en 3D stéréoscopique,
réintroduisant un rapport sculptural à la vidéo, mais aussi ancrant le spectateur dans un rapport au
spectaculaire. Le deuxième glissement réside dans la rupture de la norme de projection continue
de contenue, chacune des projections de son film étant ponctuée par 5 minutes d'entracte,
espaçant les différents créneaux de projection et réaffirmant le décalage avec la pratique muséale
classique.

L’exposition Make Room quant à elle projette une vidéo fiction dans une salle distante par
rapport à laquelle le spectateur ne peut regarder qu'en contre plongée et a une dizaine de mètres
sur un écran géant qui apparaît cependant de taille relativement petit au vu de la distance d'où l'on
peut l’observer. 

La troisième exposition Habibi à l’IMA est sans doute concentrant le plus de points
marquants. Pour commencer elle donne le chapitre aux artistes LGBT et Arabe peu voir pas
visibles dans leur travail, l’expo mobilise aussi des procédés techniques de projection très
différents qui s'accompagnent d’une transparence de la technique dans les dispositifs. On peut
citer un dispositif de projection vidéo sur un lit dans lequel le visiteur peut se poser, de la projection
à 360° de contenu vidéo afin de recréer un espace de ballroom, ainsi que la diffusion de vidéo et
image sur le mode intimiste de l'accès à un historique de photo iphone. L’exposition arrive à faire
cohabiter ses œuvres qui impliquent des rythmes très différents sans cependant créer une
impression de discontinuité. On remarque cependant que l’exposition présente un défaut principal
qu’il me semble important de noter, il possède une section interdit au moins de 18 ans, cette
section contient une poignée de dessins représentant des pratiques sexuelles gays et les
lesbiennes, au-delà de l’aspect violent de cet arbitraire, dont je n’avais jamais eu échos avant dans
d’autres expositions, ce cas illustre de façon très prégnante le pouvoir que le dispositif muséal
exerce sur certaines oeuvres en conditionnant l’accès à celle-ci selon les critère désirés.

Après ces observations sur ce qui est possible de faire en matière de dispositif, il demeure
alors toujours la question du travail. Si l’on considère en effet l’art comme une suite d'évolution des
pratiques ayant pour souci de ne pas se répéter, on comprend en effet qu'à rythme régulier, il y
aient des impasses faites sur certaines thématiques. Pour prévenir de ces possibles angles morts
qui se traduiraient en régressions des conditions des travailleur·euses, deux solutions
complémentaires apparaissent, amélioration des conditions et dés-invisibilisation du travail. D’une
part inscrire la bonne condition de travail non pas comme aspect mélioratif et à côté de la
production de l’art, mais comme condition nécessaire de production des œuvres, et donc, de ce
qu’il serait acceptable de voir dans les musées. D’une autre part, en garant de cette première
solution se trouve la non-invisibilisation du travail au sein des structures muséales. Si on
comprend, que la mise au jour du fonctionnement des dispositifs des œuvres est bénéfique, il en
va de même pour la mise en lumière du fonctionnement de ce super-dispositif qu’est le musée.
Bibliographie

Livre

M. Foucault, Dits et écrits : 1954-1988. II, 1970-1975. Paris: Gallimard, 1994, p. 199

Article

H. Rosa, « Chapitre 4. Le monde comme point de résonance », dans Rendre le monde


indisponible, Paris: La Découverte, 2020, p. 41-51. Consulté le: 2 octobre 2022. [En ligne].
Disponible sur: https://www.cairn.info/rendre-le-monde-indisponible--9782348045882-p-41.htm

P. Dubé, « Le musée dans ses états gazeux, vu sous l’angle de deux concepts : muséalité et
communalité », Sociétés, vol. 114, no 4, p. 79-93. Consulté le: 3 octobre 2022. [En ligne].
Disponible sur: 
https://www.cairn.info/revue-societes-2011-4-page-79.htm

Sitographie

« La Buse ». https://la-buse.org (consulté le 5 octobre 2022).

Oeuvres référencées

Line describing a cone, Anthony McCall, 1973, œuvre en 3 dimensions, installation


cinématographique, archive du Centre Pompidou, Paris.

Viewer, Garry Hill, 1996, installation cinématographique, Donald Young Gallery, Chicago.

Extrudia, Anita Molinero, 2022, à l’exposition Anita Molinero, MAM, Paris.

Tschabalala Self, documentaire vidéo-fiction, 2022, à l’exposition Make Room, Consortium, Dijon.

2017-2022, Jeanne et Moreau (Lara Tabet et Randa Mirza), 2022, installation, à l’exposition
Habibi, IMA, Paris, provenant de la collection des artistes, Marseille.

Neighbour (Voisin), Jeanne et Moreau (Lara Tabet et Randa Mirza), 2022, format digital sur
iPhone, à l’exposition Habibi, IMA, Paris.

Les ballroom de Habibi, Anya Kneez, My Kali magazine, Darvish, Turtle White, Lalla Rami, Lakali!,
Mashrou Leila, Sultana, 2022, dispositif de projection vidéo collectif, à l’exposition Habibi, IMA,
Paris.

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