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CORPS ET IMAGES

Œuvres, dispositifs
et écrans contemporains

Sous la direction de
Jacinto Lageira et Mathilde Roman

ÉDITIONS MIMÉSIS
SOMMAIRE

Mathilde Roman
Image, corps, espace 7
Mieke Bal
Le théâtral dans la pensée-ciné : le retour dʼEmma 13
Aernout Mik
Sliding Walls. Entretien avec Mathilde Roman 23
Sebastián Díaz Morales
Ficcionario : la scénographie de lʼexposition est
un prolongement de lʼœuvre. entretien avec Mathilde Roman 33
Duncan White
Les yeux dʼun fantôme composite familier :
situer le corps dans Shoot de Chris Burden 39
Kate Mondloch
Screen Buddha 55
Jacinto Lageira
Dʼellipses en métalepses. Sur lʼœuvre dʼOmer Fast 69
David Claerbout
Pour une photographie sans objectif.
Conversation avec Françoise Parfait 79
Peter Campus
Discussion à lʼoccasion de son exposition Video ergo sum
à la Galerie nationale du Jeu de paume 89
Patrice Maniglier
MOVIMENTA, entrer dans le monde des images mobiles 97
Élie During
QUAND L’ÉCRAN FAIT IMAGE

De quoi parlons-nous ? De l’écran, de sa prolifération et de ses méta-


morphoses dans nos univers digitaux ; de l’architecture des villes transfor-
mées en vastes panoramas ou dioramas pour des projections simultanées ;
et encore des prothèses qui font de chaque corps le véhicule de multiples
écrans mobiles. L’écran n’a plus de forme nette, ses contours s’estompent
à mesure que se diversifient ses usages. Comme le dit justement Francesco
Casetti, il est « excessif1 » : non seulement omniprésent, surabondant, mais
hétérogène dans ses formes et ses formats. Avec ce paradoxe : à mesure que
se renforce la prégnance des écrans dans le « mediascape » qui constitue
notre environnement quotidien, le médium écran perd de son évidence et
se soustrait davantage à toute caractérisation univoque.

Typologies et définitions matérielles

Les écrans contemporains forment une constellation, voire une « galaxie2 ».


Devant cette profusion et cette diversité, on peut être tenté de fixer les choses
en proposant, d’emblée, une typologie à caractère exploratoire, afin de
commencer à cartographier le terrain3. On peut également vouloir poser des

1 « Écrans, images, milieux. Une visite à la Fondation Vuitton », in Mauro Carbone


et al., Vivre par(mi) les écrans, Dijon, Les presses du Réel, 2016, p. 276.
2 Ibid., p. 287.
3 C’est ce que fait d’ailleurs brillamment Casetti dans le texte qu’on vient de citer,
en insistant sur le fait qu’une telle typologie ne peut éviter l’arbitraire qu’à la
condition de suivre le fil des pratiques et des formes culturelles qui configurent
notre « mediascape », c’est-à-dire en tenant compte à chaque fois de modes de
spatialisation et de mobilité spécifiques, mais aussi de régimes de visibilité liés à
des images techniques, telles que les met en évidence l’archéologie des médias.
On peut ainsi distinguer, à côté des « écrans-displays » interconnectés et éven-
tuellement tactiles, dont le modèle serait la table de montage ou la visionneuse,
des écrans-tableaux qui rejoueraient dans un nouveau médium le genre d’attitude
116 Corps et images

définitions – « opératoires », comme il se doit – dans l’espoir qu’elles fassent


entrevoir un problème. Les définitions, il en est de deux sortes. Il y a tout
d’abord ce qu’on pourrait appeler des définitions matérielles. Elles mettent
en avant la fonction immédiate de l’écran, à travers le dispositif technique
qui l’articule au flux des images. On dira, simplement, qu’il faut un écran
pour qu’une image apparaisse. Il faut qu’un flux de lumière ou d’information
digitale soit intercepté, réfléchi et, d’une certaine façon, cadré, installé dans
l’espace, pour être lu comme image, ou comme signe. L’écran constitue, en
ce sens, la condition matérielle de l’image, qui peut elle-même prendre des
formes très diverses : figuratives, diagrammatiques, etc.
La multiplication des écrans mobiles ou tactiles, mais aussi des écrans
architecturés ou mis en réseau, modifie évidemment les choses. Disons
qu’elle oblige à préciser un peu la définition de départ. On y parvient au
prix de quelques aménagements, au risque aussi de rendre la définition si
large, si inclusive, que virtuellement tout finira par se mettre à fonctionner
comme écran, du miroir au panneau LED, en passant par l’écran de ci-
néma, le moniteur ou la tablette numérique. Selon le cas, l’écran fonction-
nera comme une fenêtre, un miroir, une grille ou une table de montage…
Quant à l’image, affichée mais aussi dépliée, amplifiée et intensifiée par le
jeu des écrans, elle ne se résume pas à sa fonction de tableau : elle devient,
selon le cas, interface, enveloppe ou milieu d’immersion. La notion même
de projection n’est pas nécessairement requise dans un tel contexte. Aussi
notre définition n’y faisait-elle pas directement référence. Elle se contentait
de caractériser l’écran comme une surface quelconque pour l’interception
d’un flux d’information susceptible de se traduire en images.

Définitions formelles : l’image, l’écran, le cadre

Mais il y a, en second lieu, des définitions de nature plus formelle qui


insistent davantage sur ce qu’on tient alors pour l’opération fondamen-
tale de l’écran, au-delà de sa fonction strictement technique. On dira, par
exemple, que l’écran est ce qui, en rendant visible, montre mais, simulta-
nément, soustrait quelque chose, ou, du moins, en retarde la prise. À cela

contemplative associée à la fenêtre picturale, des écrans-panneaux interceptant


des nuées d’images flottantes, et dont le caractère prismatique renverrait à la lan-
terne magique ou à la fantasmagorie, ou encore des écrans-architectures dont les
agencements de parois, prenant le spectateur au piège en le cernant de toutes parts,
trouveraient leur modèle dans le dispositif optique du panorama, le cinéma des
attractions et les divertissements forains du genre « train fantôme ».
É. During - Quand lʼécran fait image 117

se reconnaît sa fonction épiphanique. Mais déjà le simple fait d’attribuer à


l’écran des bords, susceptibles d’effectuer un cadrage de l’image, ouvre la
question du mode de visibilité de ce qui se situe ainsi hors de ces limites :
hors-cadre, ou hors-champ, ce qui ne revient pas tout à fait au même.
L’avantage des définitions formelles est qu’elles attirent l’attention sur
le régime de visibilité qui accompagne le dispositif de l’écran. Une ques-
tion centrale apparaît ainsi immédiatement, dès la diffusion des premiers
écrans de cinéma : celle de savoir si le modèle renaissant de la « fenêtre
ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire4 » conserve sa pertinence.
On peut naturellement en douter. L’écran, ici, ne se définit pas principa-
lement par sa fonction d’ouverture ; il n’est pas ce qui permet de voir à
travers, selon une orientation fondamentalement centripète, mais ce qui
arrête et parfois sidère le regard, ou bien ce qui l’incite à dériver en glis-
sant sans cesse vers les bords. Benjamin expliquait ainsi que l’écran de
cinéma se distingue essentiellement de la toile du tableau en ceci qu’il
ne se donne pas comme une structure permettant de viser un espace de
représentation imaginaire, mais plutôt comme une surface de projection ou
d’inscription pour un ballet étourdissant (et assourdissant) d’événements
plastiques (et sonores) qui rend impossible toute attitude contemplative et
peut, du même coup, valoir comme révélateur d’une nouvelle sensibilité
accordée au tempo de la métropole moderne. Étienne Souriau, de son côté,
parlait de l’écran comme d’une porte donnant de plain-pied sur le monde
de la fiction. Et Bazin introduisait, comme chacun sait, une distinction cru-
ciale entre le tableau comme cadre et l’écran comme cache5, suggérant,
au-delà des limites matérielles du cadre, des virtualités de prolongement
hors champ naturellement accentuées par le caractère mobile des « vues
animées ». L’écran coupe et prélève ; ce faisant, il masque. Mais c’est jus-
tement en masquant qu’il peut exhiber un espace qui ait valeur de monde,
et dans lequel le spectateur se sente à son tour projeté. Il n’est pas néces-
saire de revenir en détail sur ces caractérisations, d’ailleurs étroitement
dépendantes d’un certain état du dispositif cinématographique. Mais il est
remarquable de voir ce thème insister à travers toute la littérature critique
consacrée aux images mouvantes. Chez Pascal Bonitzer encore, cette fonc-
tion esthétique générale de l’écran se confirme sous les espèces du « déca-
drage » opéré par les plans coupants d’un cinéma privilégiant les aspects

4 Leon Battista Alberti, De la peinture, trad. de l’italien Jean-Louis Schefer, Paris,


Macula, 2014, § 19, p. 115.
5 André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Cerf, 1990, p. 160-188.
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insolites, non mimétiques et extradiégétiques, d’un espace foncièrement


centrifuge et a-centré : champ aveugle pour une vision partielle.
Si le cinéma, au-delà du déclin relatif de son dispositif historique,
conserve une valeur paradigmatique pour toute réflexion sur la condition
visuelle contemporaine, c’est parce qu’il fait sentir avec une intensité iné-
galée qu’une image peut se donner comme virtuellement plus large que son
cadre, débordant même les limites matérielles de l’écran qui la porte. Le
western, écrit Bazin, « nie le cadre de l’écran ». À propos de la peinture,
Heinrich Wölfflin avait déjà identifié cette capacité de l’image à excéder
ses limites, voire à se rendre « comme étrangère à son cadre6 ». La tension
introduite par cet état flottant ou centrifuge de l’image, qui la pousse à
« s’extravaser » en tous sens – l’expression est de Wölfflin –, au-delà des
limites de l’écran, ouvre au regard la possibilité d’explorer ou de démon-
ter le dispositif lui-même, et c’est bien ce qu’ont compris tous les artistes
contemporains qui, en investissant l’écran comme surface de projection,
ont cherché à aggraver la tension entre l’image et son médium, à mettre
à nu d’un geste critique les rouages de la machine en intervenant directe-
ment sur la trame de l’écran ou du moniteur, comme Nam June Paik avec
Demagnetizer (1965), un artiste sur lequel se concentre Kate Mondloch
dans ce volume. Si de tels gestes sont possibles, c’est que l’image, de son
côté, déborde déjà son dispositif, et que l’écran est moins en ce sens le sup-
port épiphanique de l’image que le seuil vers lequel elle se transporte pour
entrer dans le jeu de ses échanges et de ses métamorphoses.
Au cinéma, donc, l’image déborde. Mais loin de signifier que l’écran est
secondaire, qu’il doit disparaître au profit du « champ total » de l’espace
filmique, ce phénomène illustre au contraire le fait qu’on filme toujours
en fonction de l’écran7, et que, par voie de conséquence, voir un film est
toujours une manière de voir selon l’écran –  au sens où Merleau-Ponty
pouvait dire : « Je vois selon ou avec le tableau, plutôt que je ne le vois8. »
Faut-il généraliser cette proposition et élever la fonction d’occultation
inhérente aux idées même d’interception ou de cadrage au rang d’une

6 Heinrich Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, Paris, Plon,


1952, p.  147. Cité par Anna Caterina Dalmasso dans «  L’écran c’est le corps.
Penser le cadre sans bords », in Mauro Carbone et al., Vivre par(mi) les écrans,
op. cit., p. 182.
7 Pascal Bonitzer, Décadrages, Paris, Éditions des Cahiers du cinéma / Éditions de
l’étoile, 1985, p. 20-21.
8 Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, 1964, p.  23. Voir
Jacopo Bodini et Mauro Carbone, Voir selon les écrans, penser selon les écrans,
Paris, Mimésis, 2016.
É. During - Quand lʼécran fait image 119

propriété d’essence de la forme-écran  ? La fonction esthétique générale


de l’écran tiendrait à sa puissance d’interposition et d’occultation, et non,
comme on l’imagine trop souvent, à sa capacité d’agir comme surface de
projection et de révélation. Cette idée d’une opacité qui serait le revers et
en somme la vérité de la transparence affichée par le dispositif visuel, idée
dont Mauro Carbone, recourant à l’expression d’«  archi-écran  », retrace
opportunément la généalogie philosophique, paraît s’imposer à une époque
où la multiplication des écrans, invasifs ou mobiles, est de plus en plus
clairement associée à l’effacement tendanciel de l’identité des images, à
leur fragmentation, à leur prolifération virtuellement illimitée. Cadrées,
recadrées, décadrées, surcadrées, dupliquées et redistribuées, les images
empiètent et glissent les unes sur les autres au gré des écrans ; pliées et
dépliées dans la forme du split-screen ou du polyptique, elles subissent
une démultiplication interne et des modifications abruptes, comme dans un
kaléidoscope9. Elles deviennent opaques par excès de transparence, si l’on
peut dire : opaques à force d’être affichées ou projetées. Et si la fenêtre de-
meure une métaphore dominante dans la culture visuelle contemporaine10,
elle est concurrencée par d’autres qui, mieux qu’elle, prennent en charge
cette dimension d’opacité inhérente à l’écran, affectant les conditions d’in-
dividuation et d’identification des images11. Ici, il faut se montrer inventif :
on a évoqué le kaléidoscope, mais on pourrait aussi bien songer au stéréos-
cope ou à l’hologramme, à l’aquarium ou à l’origami.
Tel est, aujourd’hui, ce qu’on pourrait appeler le devenir-écran de l’image.
Notons que ce devenir-écran n’est nullement synonyme de dématérialisa-
tion, bien au contraire. Il ne se confond pas non plus avec le thème bien
connu du bouleversement introduit dans le champ esthétique par la reproduc-
tion mécanisée. Les images ont beau être directement mobilisées – parfois
littéralement, dans le cas des écrans mobiles – par les nouvelles conditions
technologiques, elles ne se confondent pas pour autant avec le circuit abstrait
et indéfini des signes de la marchandise. Déplacées, reconfigurées, elles ne
cessent en même temps d’être resituées, c’est-à-dire agencées dans des sites
qui donnent une nouvelle intensité à la question du lieu de leur consommation

9 Voir Anna Caterina Dalmasso, « Empiéter, toucher, dissoudre les bords du cadre »,
in ibid., p. 52-54.
10 Même les «  fenêtres  » infographiques sont encore pensées, sinon manipulées
comme des fenêtres, bien qu’elles ne soient pas réellement faites pour voir « à
travers  » et se donnent davantage comme des vignettes étalées en surface, ou
encore comme des interfaces ou des cellules de travail.
11 Voir par exemple Anne Friedberg, The Virtual Window, Cambridge (MA), MIT
Press, 2006.
120 Corps et images

ou de leur réception esthétique. C’est bien ce qui arrive lorsque la ville tout
entière se trouve emportée dans un devenir-écran en offrant ses surfaces et
ses volumes (et pas seulement son «  cityscape  » et sa «  skyline  ») à des
jeux d’ombres et de lumière, de projection et de reprojection qui reviennent,
par des voies différentes, à matérialiser l’espace de projection, à le révéler
comme l’enjeu véritable de l’expérimentation artistique qui accompagne,
parfois obliquement, le travail des architectes et des designers urbains sur
les «  smart facades ». Il faudrait évoquer, plus généralement, toutes les
enveloppes vidéographiques qui contribuent à installer l’écran comme un
milieu que nous habitons, autant que comme un objet que nous consommons
physiquement. À moins que le bon paradigme ne soit pas celui de l’immer-
sion, mais plutôt celui de la réalité augmentée, auquel cas c’est la production
d’espaces hybrides et disjonctifs, traversés plutôt qu’habités, qui doit retenir
toute notre attention si nous ne voulons pas passer à côté de ce qui se joue
dans les féeries urbaines renouvelant aujourd’hui le genre ancien du pano-
rama12.

Vers une esthétique de l’écran

Faisons un pas de plus dans la direction qui vient d’être indiquée.


Matérielles ou formelles, les définitions les plus intéressantes sont celles
qui disent, d’une manière ou d’une autre, le réel de l’image. Ce faisant,
elles offrent un début de réponse à cette question capitale : que faut-il pour
qu’une image ait lieu ? Mais aussi  : que se passe-t-il si ce lieu –  ou ce
milieu13  – que configurent les écrans contemporains confère paradoxale-
ment à l’image un caractère de plus en plus labile et diffus, de moins en

12 Je renvoie sur ce sujet aux contributions de Sherry Dobbin, Christophe Domino


et Richard Koeck lors du forum MOVIMENTA « Plein écran » à Nice, les 3 et
4 décembre 2016, ainsi qu’à mon texte sur la forme urbaine comme écran virtuel,
« L’architecture aplatie », Tracés : bulletin technique de la suisse romande, « Le
décor urbain », vol. 138, no 23-24, 2012. L’idée de reprojection est une allusion
au travail mené par Dominique Cunin sur la possibilité de faire jouer à une archi-
tecture le rôle d’écran pour la reprojection in situ, et plus ou moins décalée, de sa
propre structure.
13 Vivian Sobchack parle d’une «  bulle d’écrans  » («  screensphere  »), précisant
que cette expression doit marquer un écart par rapport au « paysage d’écrans »
(« screenscape ») qu’on se figure dans une conception encore classiquement scé-
nographique ou théâtrale du milieu psychotechnique constitué par les nouvelles
technologies visuelles. Voir « Comprendre les écrans : une méditation in medias
res », in Mauro Carbone et al., Vivre par(mi) les écrans, op. cit., p. 30.
É. During - Quand lʼécran fait image 121

moins local ? Ces deux questions sont solidaires. Et elles introduisent déjà
une inflexion importante, dont j’aimerais indiquer quelques conséquences.
Se demander en effet ce qui est requis pour qu’une image, malgré tout, ait
lieu, c’est renverser le sens habituel du questionnement et s’interroger sur
le devenir-image de l’écran.
Mais pour poser correctement ce problème, encore faut-il se défaire de
quelques idées entêtantes, ou, à tout le moins, les remettre dans le bon sens.
À force de se laisser obnubiler par le fantasme d’un écran ubiquitaire qui
se confondrait à la fin avec une surface topologique quelconque14, support
virtuellement dématérialisé pour l’interception et la redistribution de tous
les flux de l’éther digital, on en vient à oublier à quel point les images sont
lourdes, au sens où elles réclament, pour apparaître de manière suffisam-
ment stable, toute une infrastructure matérielle que la surface iridescente
et lisse de nos tablettes et téléphones portables tend à dissimuler. On rêve
d’écrans-enveloppes (à l’image des panneaux d’affichage invasifs ou des
prototypes d’écrans souples ou d’écrans-peaux, portés comme des vête-
ments), on se figure la ville numérique et son champ audiovisuel à l’image
d’une gigantesque table de montage ou d’un unique écran projeté en pers-
pective explosée. À la limite, «  écran  » ne désigne plus rien de précis  :
n’importe quelle surface d’inscription pour de l’information (visuelle ou
non) est susceptible d’assumer une pure fonction de « display », selon l’ex-
pression de Francesco Casetti. Deleuze disait : « le cerveau, c’est l’écran »,
il imaginait « un cinéma d’expansion sans caméra, mais aussi sans écran
ni pellicule15 » ; on pourrait aujourd’hui retourner la formule : les « écrans
quelconques » (au sens où Deleuze, encore lui, parlait d’« espaces quel-
conques » propres à un cinéma de plus en plus délié des associations nar-
ratives de l’image-mouvement) seraient autant de cerveaux ou de relais
cérébraux extraposés, distribués dans l’espace, et finalement émancipés
des images auxquelles les rattachait encore leur fonction traditionnelle de
support ou de surface de projection. Il n’y a qu’un pas de là au mythe de
l’«  écran global  » véhiculé par les critiques de l’«  écranocratie16  » et de

14 « Topologique » signale ici le primat des propriétés qualitatives du format (conti-


nuité, connexité, dimensionnalité) aux dépens de ses caractéristiques métriques
habituelles (échelle, taille). En mathématiques, cette évolution correspond à une
généralisation de la notion d’espace. De même, ici, l’écran s’arrache au modèle
de la grille euclidienne ou du plan projectif ; on peut l’envisager comme une enve-
loppe continue, un voile déformable à volonté, ou encore comme une mosaïque
fragmentant l’image ou la répliquant à différentes échelles.
15 Gilles Deleuze, L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 280.
16 Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’Écran global, Paris, Seuil, 2007.
122 Corps et images

l’impératif de communication universelle, qui s’imaginent une espèce de


continuum reliant entre eux tous les écrans du monde, comme si les ques-
tions de compatibilité et de formats étaient virtuellement réglées et qu’il
suffisait de disposer d’une connexion internet pour faire communiquer tous
ses appareils domestiques, et, de là, tous les écrans du monde.
Il ne s’agit pas de nier qu’une logique de développement en réseau pa-
raît inséparable des écrans contemporains. Mais la convergence universelle
est moins intéressante, en l’occurrence, que ce qui constitue sa condition
formelle, à savoir la réduction de toute donnée d’expérience à de l’infor-
mation manipulable par traitement de signal, et dont les images ne sont
qu’une expression parmi d’autres possibles. La domination universelle
des « écrans quelconques », leur dématérialisation tendancielle (ou, plu-
tôt, leur indifférence matérielle, qui leur permet d’investir des surfaces et
des formats de tout type), la suggestion enfin d’un continuum entre réalité
physique et réalité virtuelle avec les nouvelles technologies immersives,
restent un horizon du devenir-écran des images  : nous n’en connaissons
de réalisation que locale. Cet horizon n’efface pas, mais rend encore plus
sensible la question des formes concrètes que prendra l’expérience des
images, en un temps où il est clair qu’on est loin d’en avoir fini avec le dis-
positif de l’écran-fenêtre, et plus généralement avec les dispositifs centrés,
comme le démontrent les dispositifs de réalité virtuelle ou augmentée qui
cherchent à installer l’écran de projection contre l’œil même du spectateur
(Hololens, Oculus Rift et autres Google Glass). Demandons-nous donc ce
que font aux images la dissémination des écrans et la démultiplication de
leurs formats. Au lieu de prophétiser le devenir-écran du monde, tâchons
de voir dans quels paysages, selon quels reliefs, vont se redéployer les
images — puisque nous n’en avons pas fini avec elles.
Les expérimentations menées par les artistes contemporains (Campus,
Viola, Nauman, Graham…) fournissent là encore des indications utiles : elles
font apparaître un nouveau statut de l’écran qui n’est au fond que la contre-
partie de ce que le cinéma annonçait depuis longtemps de son côté. C’est de
l’écran qu’on peut dire en effet, cette fois-ci, qu’il déborde l’image, boule-
versant du même coup la relation frontale qui dominait encore la conception
théâtrale ou picturale de la fenêtre. Les installations multi-écrans permettent
de se déplacer au milieu des écrans déployés selon toutes les directions
possibles — ce qui n’est évidemment pas la même chose qu’entrer dans
l’image ou s’immerger dans l’espace qu’elle ouvre au regard. Le spectateur
peut interagir avec les écrans dans leur matérialité, projeter son ombre en
surimpression sur les images qui continuent à les visiter, mais aussi ralentir
et accélérer le flux de ces images, voir sa propre image s’incruster (avec
É. During - Quand lʼécran fait image 123

ou sans «  delay  ») dans la scène projetée, etc. L’image est absorbée par
le dispositif, dupliquée, mais aussi pliée, étirée, transformée au point d’en
devenir méconnaissable.
L’image est débordée par l’écran. Cela ne signifie pas que l’écran fonc-
tionne sans elle, ni que l’image s’en trouve anéantie. Mais alors la question
se transforme. Il s’agit de se demander comment une image est encore sus-
ceptible de se stabiliser dans de tels contextes, pour s’imposer à l’attention.
Car il est difficile d’admettre que la conscience visuelle contemporaine et le
régime d’attention dispersée qu’elle suppose nous voue irrémédiablement
à l’étourdissement d’un flux illimité et continu de stimulations visuelles ou
de données sémiotiques. Les images ont beau être métamorphiques, elles
ont beau flotter dans l’atmosphère à la façon des « simulacres » épicuriens,
ou encore nous envelopper comme des nuées ou des essaims, il n’en reste
pas moins qu’il arrive de loin en loin qu’un objet singulier s’impose à nous,
et redonne une pertinence à l’idée que l’écran ne se contente pas de réflé-
chir de l’information visuelle en général, mais qu’il est encore capable de
présenter, de profiler, et pourquoi pas, en effet, de cadrer, fût-ce fugitive-
ment, ce qu’on appelle une image : non pas le substitut matériel ou mental
d’un objet absent se substituant à la perception défaillante, mais une forme
concrète intermédiaire entre objet et sujet, un vecteur d’action, un embryon
d’activité motrice et perceptive prolongeant la faculté de l’être vivant à anti-
ciper et structurer son milieu. En rappelant cela, je ne fais que reprendre les
thèses de Simondon, qui voyait dans l’image un « quasi-organisme17 ».
En somme, il convient de réinterroger la fonction esthétique de l’écran
en l’arrimant d’emblée à une réflexion sur l’ontologie des images. L’une ne
va pas sans l’autre. Si les nouveaux écrans sont générateurs d’agencements
inédits, il faut s’assurer qu’on y gagne aussi de nouvelles possibilités de
penser et d’expérimenter des images-objets qui soient autre chose que des
signes morts ou des prétextes plus ou moins conventionnels pour la com-
position de tableaux mentaux – en somme, des images-objets qui se défi-
nissent par leur action, c’est-à-dire aussi par des trajets, des circulations,
des cycles d’expansion et de contraction, en relation avec un milieu asso-
cié. L’hypothèse naturelle est bien entendu que, dans les conditions tech-
niques qui nous intéressent, le milieu associé des images n’est rien d’autre
que le milieu constitué par les écrans, selon le rapport de débordement
réciproque qu’on a évoqué plus haut : les images contestent les limites du
cadre, tandis que l’écran réticule en tous sens au-delà des images.

17 Voir Gilbert Simondon, Imagination et invention, Chatou, Éditions de la


Transparence, 2008.
124 Corps et images

À cet égard, la diffusion des techniques de manipulation computation-


nelle rendant possibles des images intégralement paramétrables et modu-
lables, excédant toute limite spatiale et même toute notion de cadre, des
images qui à la rigueur sembleraient se passer de tout format ou support
déterminé et se réduire à leur essence algorithmique18, s’avère une contre-
épreuve très précieuse. Elle nous force en effet à préciser le genre de sym-
bioses qui peuvent exister entre, d’une part, les nouveaux formats investis
par la fonction-écran, et, d’autre part, de nouvelles manières de faire image.
C’était, je crois, tout l’intérêt de la contribution de Sha Xin Wei lors du
forum MOVIMENTA « Plein écran ». À partir d’un flux informe de lumière
et de pixels, comment récupérer, à un autre niveau, quelque chose qui ait la
dimension d’une expérience d’image, et potentiellement, d’une expérience
esthétique ? Le flux, considéré en lui-même, n’est que le ressac de ce qui se-
rait le mouvement d’une image « en soi », image sans sujet et littéralement
invisible. Dans ces conditions, il ne suffit pas d’interposer des écrans pour
voir se reconfigurer, comme par magie, une « grande image ». Il faut penser
d’emblée au-delà du paradigme de l’écran comme fenêtre ou même comme
grille, au-delà aussi de l’image comme simple représentation de l’objet non
perçu, pour envisager la condition topologique d’un écran lui-même plas-
tique, autrement dit, d’une surface quelconque capable de rendre visible
une image en devenir. Il ne s’agit pas là d’un mot d’esprit, ou d’une propo-
sition poétique. Cet écran, il faut le faire, il faut le réaliser conformément
aux dimensions de l’image, et pour cela mobiliser toutes les ressources du
calcul en temps réel, en commençant par replonger l’écran lui-même dans
le flux sans forme pour en faire émerger de nouvelles images, qui seront
moins des objets à regarder que des processus à accompagner, mais aussi de
nouveaux corps, de nouveaux sujets. Des corps-images et des sujets-images
contemporains d’une modulation continue de l’écran : voilà ce que propose
Sha Xin Wei avec son Topological Media Lab.
Le devenir-image de l’écran appelle donc une expérimentation active.
La même remarque vaudrait d’ailleurs pour les méta-images portées par les
écrans-volumes du type hologramme ou projection laser — sans parler de
l’anti-moulage que constituent les procédés d’imprimerie 3D évoqués par
Patrice Blouin. Fabrice Paul, de la société EDIKOM, à Aix-en Provence, a
expliqué, quant à lui, que les modélisations en 3D dont il s’occupe prennent

18 Voir Marc B. N. Hansen, New Philosophy for New Media, Cambridge, MIT Press,
2004, et les développements inspirés par le jeu vidéo Framed à Anna Caterina
Dalmasso dans « L’écran c’est le corps. Penser le cadre sans bords », in Mauro
Carbone et al., op. cit., p. 175 sq.
É. During - Quand lʼécran fait image 125

la forme d’un maillage d’images qui sont autant de cellules vivantes. Là


encore, il faut bien des opérations pour récupérer, sur cette base, mais à une
autre échelle, quelque chose comme une « grande image » aux vertus immer-
sives. L’hologramme laisse entrevoir la maille, il se donne comme une tex-
ture d’images en coalescence partielle ; ce caractère irrémédiablement cellu-
laire est ce qui fait son charme, mais aussi son intérêt formel. Au contraire,
la difficulté que posent les dispositifs immersifs à 360 degrés du type réalité
virtuelle, c’est qu’en identifiant l’écran à la pupille du spectateur (ou à ses
lunettes), ils font disparaître les traits de coupe, effacent littéralement le cadre
et transforment du même coup la notion de hors-champ, dont on a vu la
place centrale qu’elle occupait dans l’esthétique de l’écran filmique. L’écran
se transforme, à la limite, en une sorte de champ total qui serait comme la
métaphore du corps sentant et percevant19. Si la question du mode d’unité de
l’image peut se reposer dans un tel contexte, ce sera à un tout autre niveau
qui ne concerne peut-être plus du tout les écrans au sens où nous les avons
abordés jusqu’ici, non seulement dans leur fonction de supports matériels
pour des expériences visuelles de toute nature, mais surtout dans leur portée
esthétique en tant que milieux associés à des multiplicités ou des systèmes
d’images.
Répétons-le une dernière fois : ce n’est pas parce que de l’information vi-
suelle est portée par un écran qu’elle est immédiatement disponible en tant
qu’image. Il ne suffit pas d’avoir un écran pour qu’il y ait image. Les images
sont virtuellement partout : dans les carrosseries colorées et les enseignes
lumineuses transportées par les taxis de Times Square ou du grand carrefour
de Shibuya, tout autant que dans les animations vidéo qui vibrionnent alen-
tour grâce au panneautage géant formé par les écrans publicitaires accrochés
aux immeubles. La question est de savoir quelles conditions objectives, et
quelles dispositions attentionnelles, vont permettre à un sujet d’expérience
– un passant, par exemple, ou le visiteur d’une exposition – de se laisser

19 Vivian Sobchack n’est pas loin de relire dans cette perspective l’expérience ciné-
matographique tout entière. Le cadrage lui-même ne serait alors que l’expres-
sion d’un geste expressif émanant du corps du film ; le bord que nous percevons
comme la limite matérielle de l’écran serait une prise de vue extérieure, en mode
objectif, sur le bord secret de la vision du film. Je ne vois pas, pour ma part, ce
qu’on gagne à considérer que nous voyons à travers le corps du film dès lors que
ce «  corps  », coupé et fragmenté de mille manières, n’a plus rien d’organique
et s’avère intégralement construit, voire truqué. Il serait dommage qu’une phé-
noménologie résiduelle du corps expressif empêche de reconnaître le caractère
constitutif de l’écran, mais aussi de la déhiscence qui existe entre cet écran et ses
images. L’espace cinématographique n’a rien d’un champ total  ; l’écran a des
bords coupants, les images le savent.
126 Corps et images

intéresser, séduire ou capturer par une image, ou encore de prêter son corps
pour qu’elle prenne effet, c’est-à-dire qu’elle s’arrache au fond informe et
cristallise. De ce point de vue, les images latentes ou cachées, les images
subliminales, aperçues du coin de l’œil, dans la périphérie du champ de
vision, ou bien fondues dans le décor, revêtent une signification critique :
elles obligent en effet à préciser le type de dispositions attentionnelles qui
sont requises pour qu’un dispositif conventionnel en vienne à produire des
images vécues comme telles. La beauté des scènes finales du Truman Show
tient au fait que des aspects du quotidien, que le héros de la fable avait
côtoyés sans les objectiver comme images, s’imposent soudain à lui – et du
même coup au spectateur – comme de purs simulacres. En généralisant cet
exemple, la question devient : à quelles conditions un environnement vir-
tuel, ou de réalité augmentée, délivre-t-il des images ? À quoi correspond la
« conscience d’image » (pour parler comme Husserl ou Sartre) dans le cas
de la perception appareillée, augmentée, simulée ?
Je laisserai de côté ce sujet difficile, auquel Elsa Boyer a consacré de
belles analyses20, pour me concentrer à présent sur le problème que j’ai
désigné en employant l’expression de « devenir-image de l’écran ». Il me
semble utile de l’entendre de façon très littérale : il arrive qu’un dispositif
écranique fasse de l’écran comme tel l’enjeu d’une expérience visuelle,
autrement dit, que l’écran lui-même se mette à faire image. C’est bien
entendu une réalité à laquelle se confrontent sans cesse les designers de
nouvelles technologies et d’interfaces, lorsqu’ils s’efforcent, tantôt de faire
disparaître ou de faire oublier le cadre, tantôt de lui donner au contraire une
présence et une visibilité susceptibles d’accroître la séduction du produit.
Mais l’esthétique de l’écran ne se résume pas à ces enjeux de mise en scène
du parergon. Il faut l’envisager dans toute son extension et se demander
dans quelle mesure l’écran peut, sans cesser d’être visé comme écran, sans
redevenir un objet sculptural quelconque, faire l’objet d’une attention es-
thétique et s’imposer comme la composante centrale d’une image qui sera
alors une image-écran d’un genre un peu spécial, puisqu’elle n’a au fond
pas d’autre référent que le dispositif même qui la porte.

Trois modes du devenir-image de l’écran

Nous avons donc affaire à une dialectique entre l’image-écran et l’écran-


image. L’écran fait image lorsque la structure intentionnelle du renvoi que

20 Elsa Boyer, Le Conflit des perceptions, Paris, Éditions MF, 2015.


É. During - Quand lʼécran fait image 127

métaphorise la fenêtre cesse, si l’on peut dire, de faire écran pour libérer une
image d’un nouveau genre, et peut-être même différents genres d’images.
Je conclurai ces remarques en tentant, justement, de différencier plusieurs
modes possibles du devenir-image de l’écran. Cette diversité, notons-le
bien, n’est pas celle que Casetti cherche d’emblée à organiser en distinguant
divers régimes de l’écran. Il s’agit bien ici de régimes d’images, dans les-
quels l’écran peut se placer pour développer et intensifier à chaque fois son
propre devenir-image. Disons que c’est en distinguant des manières de faire
image que je propose à mon tour une typologie des écrans contemporains.
Cette typologie, dont je ne chercherai pas à justifier le principe, a pour
premier effet de compliquer l’affaire décidément trop simple d’une pul-
vérisation, voire d’une dématérialisation radicale des images à l’âge des
écrans mobiles. Il appartient bien entendu aux créateurs, aux auteurs
(artistes, écrivains, mais aussi curateurs et scénographes) de préciser les
choses sur pièce, en inventant concrètement de nouvelles formes à partir
d’expériences différenciées des images et des écrans. Mais on peut déjà
pressentir selon quelles directions s’organise leur travail à l’interface de
l’art, du design et de la technologie. L’intuition générale est la suivante :
dans chaque cas, selon chaque mode, le devenir-image de l’écran atteint
sa pleine puissance au point où il devient pratiquement indiscernable du
devenir-écran de l’image, conformément à la structure de débordement
réciproque qui affecte les limites matérielles et formelles de l’objet visuel.

1. L’image-enveloppe 

Sous ce terme, je réunis les pratiques de l’immersion, du cinéma to-


tal, de la réalité virtuelle, etc., pour autant qu’elles renvoient à un statut
«  atmosphérique  » de l’image, fondue dans le décor au point de consti-
tuer un nouveau milieu au sein duquel nous sommes amenés à évoluer.
Mais l’important, pour que l’image ait bien lieu, est que ce milieu soit en
même temps constitué comme une scène. Il faut que l’enveloppe conserve
une forme, il faut qu’elle exhibe une cohérence perceptible comme telle.
Ce peut être une brume ou un éther digital ; ou encore, dans le cas d’une
installation, l’évocation allégorique d’un tel éther par le crépitement des
moniteurs ou un panneautage d’écrans plus ou moins clairement reliés
entre eux. Peu importe, du moment qu’il en découle une forme globale, qui
pourra être justement la forme d’une pluralité d’écrans diffusant simulta-
nément des images – la forme d’une coexistence. Les conditions classiques
de la projection cinématographique préfigurent de différentes manières
l’expérience de l’enveloppe. De fait, dans l’obscurité de la salle sur le fond
128 Corps et images

de laquelle se découpe le rectangle de lumière, on ne perçoit habituelle-


ment plus les bords, l’écran s’efface donc tendanciellement comme écran.
Et pourtant, mille indices nous le font encore sentir, à commencer par la
présence visible des voisins, la distance variable qui nous sépare de la sur-
face de l’écran d’une séance à l’autre, et, bien entendu, les plans anguleux
et les effets de montage qui ne cessent de nous rappeler, dans la texture
même du film, qu’on ne peut voir que selon l’écran. Mais c’est le dispo-
sitif optique du panorama qui constitue ici le modèle privilégié, puisque
la jouissance esthétique qu’il procure est celle d’un simulacre de vision
totale qui s’exhibe comme tel, sans réelle intention illusionniste. Il y a dans
l’expérience du panorama un rapport qui n’est pas d’adhésion immédiate,
une sorte de jouissance amusée de l’effet immersif, dont on n’aurait pas de
mal à retrouver l’équivalent dans d’autres contextes – je pense notamment
au jeu vidéo, tel que l’envisage Elsa Boyer – où les mots qui nous viennent
spontanément sont ceux de « simulation » ou de « réalité virtuelle ».

2. L’image-interface

Superposée à l’environnement architectural ou urbain par le moyen de


procédés de projection ou de découpe, elle a pour fonction de matérialiser
un seuil, une zone limitrophe où s’opèrent des échanges réels ou virtuels
entre des milieux, des échelles ou des niveaux formels. Le modèle ici n’est
pas la fenêtre de la perspective albertienne, mais plutôt la grille figurée dans
une gravure fameuse de Dürer par le portillon à travers lequel un dessina-
teur vise son modèle. Ou si l’on y tient tout de même, ce sera une fenêtre
qui fait entrevoir un paysage à travers des battants et des croisillons, ou en-
core une fenêtre infographique, superposée sur un fond d’écran à d’autres
fenêtres, ouvrant elles-mêmes sur d’autres fenêtres encore… D’autres mo-
dèles viennent à l’esprit : le diorama, ou, mieux encore, l’aquarium (surtout
si l’on parvient à apercevoir, déformée par le milieu aqueux, barrée par un
banc de poissons multicolores, l’image d’un visage situé de l’autre côté du
caisson). Ici, l’écran fait image de sa transparence même, en interceptant
d’autres images et en les rassemblant par superposition ou surimpression
dans son milieu. L’image-interface qui en résulte coexiste donc matériel-
lement avec une multiplicité d’autres images. Elle peut être intermittente,
clignotante, mais elle est toujours simultanée, contemporaine d’une mul-
tiplicité de flux synchrones ou désynchronisés. Parce qu’elle n’est jamais
seule, l’image-interface se donne volontiers dans un état de dissémina-
tion et de dispersion qui mobilise une attention disjointe ou diffuse. Cet
état de l’image devient particulièrement sensible lorsqu’on introduit une
É. During - Quand lʼécran fait image 129

perspective mobile, soit que l’image bouge dans l’espace, soit qu’on bouge
autour d’elle. L’interface tactile, celle des tablettes et autres écrans digi-
taux interactifs, est un cas particulier de cette affaire. Les dispositifs de
réalité augmentée en participent aussi : chez l’artiste Masaki Fujihata, par
exemple, une fenêtre virtuelle se superpose, sur l’écran de la tablette, à une
image photographique reproduite sur une cimaise ou dans un livre physi-
quement donnés. Ou encore, une petite vignette articulée à une sorte de
pyramide visuelle en style filaire affiche sur sa surface une animation vidéo
dont les mouvements reproduisent précisément ceux de la caméra qui a
filmé la séquence (Voices of Aliveness, 2012). Cette trouvaille formelle
offre une parfaite illustration du devenir-image de l’écran. Mais pour en
dégager toute la portée esthétique, il faut l’envisager au point où ce proces-
sus devient indiscernable du devenir-écran de l’image. C’est ce qui arrive
lorsque le point de vue symbolisé par les mouvements de caméra est traité
lui-même comme une forme en étant saisi de l’extérieur, retourné comme
un gant et reversé dans un espace perspectif d’un genre tout à fait nouveau,
entre 2D et 3D, semblable à celui des images stéréoscopiques21.

3. L’image-volume

La manière la plus simple de la définir est de rappeler qu’un écran (et


donc, une image) est aussi ce dont on peut faire le tour, à condition de
l’installer convenablement, comme le fait Douglas Gordon lorsqu’il choi-
sit de projeter son 24 Hours Psycho (1993) simultanément sur l’endroit
et l’envers d’un écran suspendu au milieu d’une galerie. Disons que
l’image-volume désigne simplement un écran suffisamment architecturé
pour être traité à la fois comme support de projection et comme sculpture.
Mais ce déploiement spatial de l’écran serait en lui-même peu intéressant
s’il ne prolongeait pas de manière visible le mouvement plus secret d’un
devenir-écran de l’image, dont le prototype naturel serait ici l’hologramme,
ou alors le cinéma lui-même dans la mesure où il porte en lui quelque chose
comme un hologramme virtuel, manifesté par le caractère prismatique de
l’image. C’est la figure la plus difficile à identifier. Car le volume dont il
s’agit concerne d’abord certaines dimensions internes à l’image. Il s’an-
nonce notamment chaque fois que se font sentir ses bords. Les bords de
l’image ne sont pas exactement les bords de l’écran ; ils ne se confondent

21 J’examine ce double mouvement (devenir-image de l’écran, devenir-écran


de l’image) dans « The Architecture of Movement », Anarchive no 6 – Masaki
Fujihata, Paris, Éditions Anarchive, 2016.
130 Corps et images

pas avec la limite physique associée aux conditions matérielles de la pro-


jection ou de la diffusion, mais ils sont déjà davantage qu’une caractéris-
tique formelle de l’image, un simple effet de «  cadrage  ». Le caractère
centrifuge du plan cinématographique, dont on a vu plus haut l’importance
qu’il revêt dans la dialectique de l’écran et de l’image, tient à cette capacité
de l’image à faire sentir ses bords, à les faire affleurer dans un espace tiers,
intermédiaire entre l’espace de la représentation et celui de la projection.
Pour cela, il faut, par exemple, que le regard soit attiré vers les côtés par des
« effets de coupe » (les gros plans frappaient les premiers spectateurs par
leur manière de présenter des têtes sans corps, et donc de rendre sensible
la limite inférieure de l’écran), ou encore vers la surface ou la « vitre » de
l’image (ce sont les « effets écraniques » dont parle Souriau). Les effets de
ce genre concourent à faire entrevoir un volume virtuel dont la disposition
hologrammatique en pseudo-3D offre en somme une version littérale. De
fait, toute image animée, même la plus « plate » en apparence, esquisse
le mouvement qui consiste à tourner sur elle-même pour nous montrer
son « dos22 ». L’image-volume récapitule ce mouvement de révolution et
d’expansion de l’image. Elle peut le faire de façon ostentatoire, en exhi-
bant littéralement un volume architecturé dans l’espace et en l’assortissant
de multiprojections ; ou alors, de façon plus subtile, en accentuant l’écart
entre le cadre et l’image, en faisant que l’image déborde parfois son cadre
« naturel », et que l’écran en retour se libère des frontières imaginaires de
l’image. Les procédés qui intensifient ce double mouvement et le rendent
sensible sont très divers et hétérogènes. C’est pourquoi la chose est si diffi-
cile à identifier : elle ne coïncide avec aucune dimension technique réperto-
riée de la fabrique et de la diffusion des images. Elle touche aux dispositifs
de projection aussi bien qu’aux effets de montage de plans, ou encore à la
grammaire de base du mouvement cinématographique (mouvements vir-
tuels de caméra, ralentis, etc.). Pourtant, le résultat est invariable : il revient
à suggérer (mentalement, ou de manière sensible, à travers une disposition
d’indices matériels) une image dotée d’une voluminosité propre, une sorte
d’hologramme anguleux qui se décolle lentement, fend la profondeur de
champ dans toute sa longueur, écarte les plans comme on pèle un fruit, et

22 Voir Gilles Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 316. Deleuze s’appuie sur les ana-
lyses consacrées par Noël Burch aux raccords impossibles (à 180 degrés) du cinéma
d’Ozu. « Il existe chez Ozu une […] stratégie de montage en relation avec l’image
résolument plane : son insistance sur les raccords à 180°, de préférence sans que
la grosseur des plans soit altérée. […] [Ils] produisent l’effet déconcertant d’une
image montée bout à bout avec son envers. On dirait que le plan se “retourne”. »
(Noël Burch, Pour un observateur lointain, Paris, Gallimard, 1982, p. 185).
É. During - Quand lʼécran fait image 131

fait mine de se développer dans un espace orthogonal au plan de l’image,


entre la surface de l’écran et l’espace physique de la salle de projection.
L’œuvre vidéo de Mark Lewis constitue, selon moi, le modèle d’une ex-
périmentation continuée sur l’image-volume, bien qu’il le fasse en s’en
tenant rigoureusement aux moyens propres du cinéma, avec le léger déca-
lage qu’autorise la reprojection en vidéo23. Mais bien d’autres artistes pour-
raient être cités dans cette rubrique, qui littéralement « tournent » autour de
l’image ou l’installent de façon plus explicite en la dépliant dans l’espace.
Le point qui importe est qu’il n’est pas strictement nécessaire de sortir de
l’écran, de le multiplier ou de le redéployer dans l’espace physique, pour
mobiliser l’image-volume. Tout écran est virtuellement un volume : c’est
une dimension intrinsèque de son devenir-image.

L’écran sceptique

On notera, pour finir, que chacune des figures du devenir-image de


l’écran offre à sa manière une illustration de la difficulté à cultiver un rap-
port d’adhésion immédiate aux images. L’immersion tant redoutée dans le
monde lumineux des écrans contemporains n’a en effet rien d’immédiat.
D’abord, si l’on parle de dispositifs littéralement immersifs, on admettra
qu’il n’est pas encore si simple de se sentir immergé : cela suppose toute
une infrastructure, il faut chausser des lunettes assez lourdes, parfois même
un casque… Une fois qu’on s’y trouve installé, il est difficile d’y croire
vraiment : les images ne sont pas aussi réalistes qu’on le dit, l’illusion ne
prend pas, on a du mal à adhérer. On se retrouve alors suspendu entre deux
espaces, dans cette zone interstitielle qui est sans doute la réalité du virtuel,
en tout cas la source réelle de la jouissance qu’il procure.
De façon générale, et pour des raisons qu’il serait trop long d’expli-
citer, les images ont perdu quelque chose de leur puissance d’attraction,
de captation immédiate. L’écran est un support ou un vecteur d’images
auxquelles on n’adhère plus spontanément, et qui s’offrent presque inévi-
tablement comme des clichés. On se trouve face à des images disposées en
surface, comme des vignettes de décalcomanie collées sur une vitre. C’est
avec ces vignettes, et avec ce doute, que travaillent des artistes comme
Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, lorsqu’ils contre-collent, sur un

23 Voir Élie During, «  Turning Movements  : Fragments on Mark Lewis  », in


François Bovier et Hamid Taieb (dir.), Mark Lewis : Im/possible Films, Genève,
Métis Presses, 2016.
132 Corps et images

miroir, 3 000 fragments photographiques en laissant aux visiteurs le soin


de révéler, progressivement, l’image cachée derrière une vue aérienne de
Beyrouth (Le Cercle de confusion, 2001). Les pratiques qui embrayent sur
cette situation sont à la fois septiques et constructives. Car dans cet état
de suspens qui peut s’avérer inconfortable, il faut bien trouver des prises.
Jusqu’au cœur des années 1990 et 2000 a dominé au sujet des images un
discours très violemment critique, et même antagoniste. Il consistait à dire
en gros : « Vous êtes séduits par les images et les idéologies qui les portent,
vous êtes sous l’emprise des images, envoûtés par leur puissance de sug-
gestion… » Il fallait tantôt déchirer le voile de la représentation pour aller
tout droit au Réel, tantôt au contraire affoler et multiplier les images, aller
plus loin, plus vite et plus fort qu’elles sur leur propre terrain en accélérant
le circuit des icônes jusqu’au point de déraillage. Iconoclash, l’exposition
de Latour et Weibel au ZKM24, parlait aussi de cela. Pour toutes sortes de
raisons, il semble qu’aujourd’hui la situation ait changé, et c’est pour cela
que les écrans reviennent au premier plan, au point de se substituer parfois
aux images, du moins dans les discours. Les écrans ne sont pas les vecteurs
d’une universelle digitalisation du sensible ; ils sont les lieux probléma-
tiques, les lieux sceptiques qui permettent aux images de mener leur vie
à distance de nous, loin du fracas des corps électriques. Arrachées au flux
inexorable, des formes apparaissent de loin en loin comme des bulles à la
surface des écrans. À peine formées, elles décollent et se mettent à flotter,
ou bien éclatent en gouttelettes pour nous envelopper doucement à la façon
d’un banc de brume ou d’un nuage de pollen. Souvent nous les traversons
distraitement, sans y prendre garde. Ces corps labiles et cependant visibles
qu’un reste d’idéalisme nous a trop fréquemment portés à placer premiè-
rement dans l’esprit, et secondairement dans le monde, que ce soit pour en
célébrer ou au contraire en dénoncer les prestiges, nous pouvons bien sûr
continuer à les appeler « images ». Mais ce serait être idéaliste d’une autre
façon que de les couper des milieux matériels et des régimes d’imagéité
(enveloppe, interface, volume) qui soutiennent leur production continuée
à travers les écrans.

24 Bruno Latour et Peter Weibel (dir.), Iconoclash : Fabrication et destruction


des images en science, en religion et en art, exposition au ZKM (Karlsruhe,
Allemagne), 4 mai – 1er septembre 2002.

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