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Œuvres, dispositifs
et écrans contemporains
Sous la direction de
Jacinto Lageira et Mathilde Roman
ÉDITIONS MIMÉSIS
SOMMAIRE
Mathilde Roman
Image, corps, espace 7
Mieke Bal
Le théâtral dans la pensée-ciné : le retour dʼEmma 13
Aernout Mik
Sliding Walls. Entretien avec Mathilde Roman 23
Sebastián Díaz Morales
Ficcionario : la scénographie de lʼexposition est
un prolongement de lʼœuvre. entretien avec Mathilde Roman 33
Duncan White
Les yeux dʼun fantôme composite familier :
situer le corps dans Shoot de Chris Burden 39
Kate Mondloch
Screen Buddha 55
Jacinto Lageira
Dʼellipses en métalepses. Sur lʼœuvre dʼOmer Fast 69
David Claerbout
Pour une photographie sans objectif.
Conversation avec Françoise Parfait 79
Peter Campus
Discussion à lʼoccasion de son exposition Video ergo sum
à la Galerie nationale du Jeu de paume 89
Patrice Maniglier
MOVIMENTA, entrer dans le monde des images mobiles 97
Élie During
QUAND L’ÉCRAN FAIT IMAGE
9 Voir Anna Caterina Dalmasso, « Empiéter, toucher, dissoudre les bords du cadre »,
in ibid., p. 52-54.
10 Même les « fenêtres » infographiques sont encore pensées, sinon manipulées
comme des fenêtres, bien qu’elles ne soient pas réellement faites pour voir « à
travers » et se donnent davantage comme des vignettes étalées en surface, ou
encore comme des interfaces ou des cellules de travail.
11 Voir par exemple Anne Friedberg, The Virtual Window, Cambridge (MA), MIT
Press, 2006.
120 Corps et images
ou de leur réception esthétique. C’est bien ce qui arrive lorsque la ville tout
entière se trouve emportée dans un devenir-écran en offrant ses surfaces et
ses volumes (et pas seulement son « cityscape » et sa « skyline ») à des
jeux d’ombres et de lumière, de projection et de reprojection qui reviennent,
par des voies différentes, à matérialiser l’espace de projection, à le révéler
comme l’enjeu véritable de l’expérimentation artistique qui accompagne,
parfois obliquement, le travail des architectes et des designers urbains sur
les « smart facades ». Il faudrait évoquer, plus généralement, toutes les
enveloppes vidéographiques qui contribuent à installer l’écran comme un
milieu que nous habitons, autant que comme un objet que nous consommons
physiquement. À moins que le bon paradigme ne soit pas celui de l’immer-
sion, mais plutôt celui de la réalité augmentée, auquel cas c’est la production
d’espaces hybrides et disjonctifs, traversés plutôt qu’habités, qui doit retenir
toute notre attention si nous ne voulons pas passer à côté de ce qui se joue
dans les féeries urbaines renouvelant aujourd’hui le genre ancien du pano-
rama12.
moins local ? Ces deux questions sont solidaires. Et elles introduisent déjà
une inflexion importante, dont j’aimerais indiquer quelques conséquences.
Se demander en effet ce qui est requis pour qu’une image, malgré tout, ait
lieu, c’est renverser le sens habituel du questionnement et s’interroger sur
le devenir-image de l’écran.
Mais pour poser correctement ce problème, encore faut-il se défaire de
quelques idées entêtantes, ou, à tout le moins, les remettre dans le bon sens.
À force de se laisser obnubiler par le fantasme d’un écran ubiquitaire qui
se confondrait à la fin avec une surface topologique quelconque14, support
virtuellement dématérialisé pour l’interception et la redistribution de tous
les flux de l’éther digital, on en vient à oublier à quel point les images sont
lourdes, au sens où elles réclament, pour apparaître de manière suffisam-
ment stable, toute une infrastructure matérielle que la surface iridescente
et lisse de nos tablettes et téléphones portables tend à dissimuler. On rêve
d’écrans-enveloppes (à l’image des panneaux d’affichage invasifs ou des
prototypes d’écrans souples ou d’écrans-peaux, portés comme des vête-
ments), on se figure la ville numérique et son champ audiovisuel à l’image
d’une gigantesque table de montage ou d’un unique écran projeté en pers-
pective explosée. À la limite, « écran » ne désigne plus rien de précis :
n’importe quelle surface d’inscription pour de l’information (visuelle ou
non) est susceptible d’assumer une pure fonction de « display », selon l’ex-
pression de Francesco Casetti. Deleuze disait : « le cerveau, c’est l’écran »,
il imaginait « un cinéma d’expansion sans caméra, mais aussi sans écran
ni pellicule15 » ; on pourrait aujourd’hui retourner la formule : les « écrans
quelconques » (au sens où Deleuze, encore lui, parlait d’« espaces quel-
conques » propres à un cinéma de plus en plus délié des associations nar-
ratives de l’image-mouvement) seraient autant de cerveaux ou de relais
cérébraux extraposés, distribués dans l’espace, et finalement émancipés
des images auxquelles les rattachait encore leur fonction traditionnelle de
support ou de surface de projection. Il n’y a qu’un pas de là au mythe de
l’« écran global » véhiculé par les critiques de l’« écranocratie16 » et de
ou sans « delay ») dans la scène projetée, etc. L’image est absorbée par
le dispositif, dupliquée, mais aussi pliée, étirée, transformée au point d’en
devenir méconnaissable.
L’image est débordée par l’écran. Cela ne signifie pas que l’écran fonc-
tionne sans elle, ni que l’image s’en trouve anéantie. Mais alors la question
se transforme. Il s’agit de se demander comment une image est encore sus-
ceptible de se stabiliser dans de tels contextes, pour s’imposer à l’attention.
Car il est difficile d’admettre que la conscience visuelle contemporaine et le
régime d’attention dispersée qu’elle suppose nous voue irrémédiablement
à l’étourdissement d’un flux illimité et continu de stimulations visuelles ou
de données sémiotiques. Les images ont beau être métamorphiques, elles
ont beau flotter dans l’atmosphère à la façon des « simulacres » épicuriens,
ou encore nous envelopper comme des nuées ou des essaims, il n’en reste
pas moins qu’il arrive de loin en loin qu’un objet singulier s’impose à nous,
et redonne une pertinence à l’idée que l’écran ne se contente pas de réflé-
chir de l’information visuelle en général, mais qu’il est encore capable de
présenter, de profiler, et pourquoi pas, en effet, de cadrer, fût-ce fugitive-
ment, ce qu’on appelle une image : non pas le substitut matériel ou mental
d’un objet absent se substituant à la perception défaillante, mais une forme
concrète intermédiaire entre objet et sujet, un vecteur d’action, un embryon
d’activité motrice et perceptive prolongeant la faculté de l’être vivant à anti-
ciper et structurer son milieu. En rappelant cela, je ne fais que reprendre les
thèses de Simondon, qui voyait dans l’image un « quasi-organisme17 ».
En somme, il convient de réinterroger la fonction esthétique de l’écran
en l’arrimant d’emblée à une réflexion sur l’ontologie des images. L’une ne
va pas sans l’autre. Si les nouveaux écrans sont générateurs d’agencements
inédits, il faut s’assurer qu’on y gagne aussi de nouvelles possibilités de
penser et d’expérimenter des images-objets qui soient autre chose que des
signes morts ou des prétextes plus ou moins conventionnels pour la com-
position de tableaux mentaux – en somme, des images-objets qui se défi-
nissent par leur action, c’est-à-dire aussi par des trajets, des circulations,
des cycles d’expansion et de contraction, en relation avec un milieu asso-
cié. L’hypothèse naturelle est bien entendu que, dans les conditions tech-
niques qui nous intéressent, le milieu associé des images n’est rien d’autre
que le milieu constitué par les écrans, selon le rapport de débordement
réciproque qu’on a évoqué plus haut : les images contestent les limites du
cadre, tandis que l’écran réticule en tous sens au-delà des images.
18 Voir Marc B. N. Hansen, New Philosophy for New Media, Cambridge, MIT Press,
2004, et les développements inspirés par le jeu vidéo Framed à Anna Caterina
Dalmasso dans « L’écran c’est le corps. Penser le cadre sans bords », in Mauro
Carbone et al., op. cit., p. 175 sq.
É. During - Quand lʼécran fait image 125
19 Vivian Sobchack n’est pas loin de relire dans cette perspective l’expérience ciné-
matographique tout entière. Le cadrage lui-même ne serait alors que l’expres-
sion d’un geste expressif émanant du corps du film ; le bord que nous percevons
comme la limite matérielle de l’écran serait une prise de vue extérieure, en mode
objectif, sur le bord secret de la vision du film. Je ne vois pas, pour ma part, ce
qu’on gagne à considérer que nous voyons à travers le corps du film dès lors que
ce « corps », coupé et fragmenté de mille manières, n’a plus rien d’organique
et s’avère intégralement construit, voire truqué. Il serait dommage qu’une phé-
noménologie résiduelle du corps expressif empêche de reconnaître le caractère
constitutif de l’écran, mais aussi de la déhiscence qui existe entre cet écran et ses
images. L’espace cinématographique n’a rien d’un champ total ; l’écran a des
bords coupants, les images le savent.
126 Corps et images
intéresser, séduire ou capturer par une image, ou encore de prêter son corps
pour qu’elle prenne effet, c’est-à-dire qu’elle s’arrache au fond informe et
cristallise. De ce point de vue, les images latentes ou cachées, les images
subliminales, aperçues du coin de l’œil, dans la périphérie du champ de
vision, ou bien fondues dans le décor, revêtent une signification critique :
elles obligent en effet à préciser le type de dispositions attentionnelles qui
sont requises pour qu’un dispositif conventionnel en vienne à produire des
images vécues comme telles. La beauté des scènes finales du Truman Show
tient au fait que des aspects du quotidien, que le héros de la fable avait
côtoyés sans les objectiver comme images, s’imposent soudain à lui – et du
même coup au spectateur – comme de purs simulacres. En généralisant cet
exemple, la question devient : à quelles conditions un environnement vir-
tuel, ou de réalité augmentée, délivre-t-il des images ? À quoi correspond la
« conscience d’image » (pour parler comme Husserl ou Sartre) dans le cas
de la perception appareillée, augmentée, simulée ?
Je laisserai de côté ce sujet difficile, auquel Elsa Boyer a consacré de
belles analyses20, pour me concentrer à présent sur le problème que j’ai
désigné en employant l’expression de « devenir-image de l’écran ». Il me
semble utile de l’entendre de façon très littérale : il arrive qu’un dispositif
écranique fasse de l’écran comme tel l’enjeu d’une expérience visuelle,
autrement dit, que l’écran lui-même se mette à faire image. C’est bien
entendu une réalité à laquelle se confrontent sans cesse les designers de
nouvelles technologies et d’interfaces, lorsqu’ils s’efforcent, tantôt de faire
disparaître ou de faire oublier le cadre, tantôt de lui donner au contraire une
présence et une visibilité susceptibles d’accroître la séduction du produit.
Mais l’esthétique de l’écran ne se résume pas à ces enjeux de mise en scène
du parergon. Il faut l’envisager dans toute son extension et se demander
dans quelle mesure l’écran peut, sans cesser d’être visé comme écran, sans
redevenir un objet sculptural quelconque, faire l’objet d’une attention es-
thétique et s’imposer comme la composante centrale d’une image qui sera
alors une image-écran d’un genre un peu spécial, puisqu’elle n’a au fond
pas d’autre référent que le dispositif même qui la porte.
métaphorise la fenêtre cesse, si l’on peut dire, de faire écran pour libérer une
image d’un nouveau genre, et peut-être même différents genres d’images.
Je conclurai ces remarques en tentant, justement, de différencier plusieurs
modes possibles du devenir-image de l’écran. Cette diversité, notons-le
bien, n’est pas celle que Casetti cherche d’emblée à organiser en distinguant
divers régimes de l’écran. Il s’agit bien ici de régimes d’images, dans les-
quels l’écran peut se placer pour développer et intensifier à chaque fois son
propre devenir-image. Disons que c’est en distinguant des manières de faire
image que je propose à mon tour une typologie des écrans contemporains.
Cette typologie, dont je ne chercherai pas à justifier le principe, a pour
premier effet de compliquer l’affaire décidément trop simple d’une pul-
vérisation, voire d’une dématérialisation radicale des images à l’âge des
écrans mobiles. Il appartient bien entendu aux créateurs, aux auteurs
(artistes, écrivains, mais aussi curateurs et scénographes) de préciser les
choses sur pièce, en inventant concrètement de nouvelles formes à partir
d’expériences différenciées des images et des écrans. Mais on peut déjà
pressentir selon quelles directions s’organise leur travail à l’interface de
l’art, du design et de la technologie. L’intuition générale est la suivante :
dans chaque cas, selon chaque mode, le devenir-image de l’écran atteint
sa pleine puissance au point où il devient pratiquement indiscernable du
devenir-écran de l’image, conformément à la structure de débordement
réciproque qui affecte les limites matérielles et formelles de l’objet visuel.
1. L’image-enveloppe
2. L’image-interface
perspective mobile, soit que l’image bouge dans l’espace, soit qu’on bouge
autour d’elle. L’interface tactile, celle des tablettes et autres écrans digi-
taux interactifs, est un cas particulier de cette affaire. Les dispositifs de
réalité augmentée en participent aussi : chez l’artiste Masaki Fujihata, par
exemple, une fenêtre virtuelle se superpose, sur l’écran de la tablette, à une
image photographique reproduite sur une cimaise ou dans un livre physi-
quement donnés. Ou encore, une petite vignette articulée à une sorte de
pyramide visuelle en style filaire affiche sur sa surface une animation vidéo
dont les mouvements reproduisent précisément ceux de la caméra qui a
filmé la séquence (Voices of Aliveness, 2012). Cette trouvaille formelle
offre une parfaite illustration du devenir-image de l’écran. Mais pour en
dégager toute la portée esthétique, il faut l’envisager au point où ce proces-
sus devient indiscernable du devenir-écran de l’image. C’est ce qui arrive
lorsque le point de vue symbolisé par les mouvements de caméra est traité
lui-même comme une forme en étant saisi de l’extérieur, retourné comme
un gant et reversé dans un espace perspectif d’un genre tout à fait nouveau,
entre 2D et 3D, semblable à celui des images stéréoscopiques21.
3. L’image-volume
22 Voir Gilles Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 316. Deleuze s’appuie sur les ana-
lyses consacrées par Noël Burch aux raccords impossibles (à 180 degrés) du cinéma
d’Ozu. « Il existe chez Ozu une […] stratégie de montage en relation avec l’image
résolument plane : son insistance sur les raccords à 180°, de préférence sans que
la grosseur des plans soit altérée. […] [Ils] produisent l’effet déconcertant d’une
image montée bout à bout avec son envers. On dirait que le plan se “retourne”. »
(Noël Burch, Pour un observateur lointain, Paris, Gallimard, 1982, p. 185).
É. During - Quand lʼécran fait image 131
L’écran sceptique