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Le découpage au cinéma

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Vincent Amiel, Cilles Mouëllic et José Moure

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Découpoger mon beou souci'

De 2002 à 2007, je me suis beaucoup occupé de la question du découpage,


d'où. le beau souci2. Cet article sera donc l'occasion d'un rerour en forme de bilan
et, comme on dit aux cartes, d'une relance. 11 s'agira de âire la synthèse de mes
travaux sur le développement du découpage, en apporranr de nouveaux éléments
de preuve, et puis de niinterroger sur ce concept, en particulier dans son articu-
lation problématique avec le montage.
Si je me suis intéressé au découpage, c'esr pour des raisons heuristiques.
Ils'agissait, dans mes premières recherches, de définir le regard spectatoriel du
premier cinéma. À l'irr't..s. du montage, qui se réêre à la mise en synragme er
ses effets de sens, le découpage permettait de penser l'articulation entre la caméra
- en ce qu elle peut être comprise éventuellemenr comme le regard de l'instance
de réalisation - et le point de vue de la réception, c'est-à-dire Ie regard empirique
du spectateur. Ma première hypothèse était que le développement du langage
fut forcément une boucle de rétroaction enrre la mobilisation progressive de la
caméra par le découpage et la construction de l'identification des spectateurs à
ce regard aatre. En effet, un peu difftremment que dans ma thèse, ie définirais le
découpage ainsi :

. 1- Crtte recherche a été rendue possible grâce au soutien financier du Conseil de recherche en
sciences humaines du Canada (CRSH).
. 2 - Pow mes écrits qui relèvent de ce beau souci, voir en paticulier les chapitres 6,7 et I de
ma thèse : Découpage, dutomdtes et #ce?üon : aspects du cinéma et de ses débuts (1886-1915),
thèse de doctorat (Ph. D.), non publiée, Montréal/Paris, université de Monuéal/université de
Paris lll-Sorbonne-Nouvelle, 2007, 494 f. ; voir aussi « Le passage de la barre : transformation de
la mise en scène dans le cinéma des premiers æmps », in Laura Vichi (ür.), L'uorno uisibile. The
Visible Man, Udine, Forum, 2002, p.33-41; ainsi q.ue Le regard propre et le regard aute : drux
modts de réception spectatoriellr dans le cinéma dzs premiers temps (1895-1915), thèse de maîtrise
(M. A.), Monréal, université de Montréal, 1999, 100 f.
6t f eon-Pierre Sirois-Trohon

Le découpage est l'opération mentale ou concrète par laquelle e$ mobilisé,


dans l'espace et le temps, le point de vue sur le monde diégétique (réel ou fictif)
auquel s'identifiera la réception spectatorielle. Il s'agit
de construire la mobilité
spatio-temporelle de ce regard dutre par les variations de l'axe de v.ision selon
certaines modalités de durée, que ce soit par les enchaînements des positions de
caméra, des angles de prises de vues et des cadrages successifs selon l'échelle de
plans, par la mise en scène dans la profondeur et les relations champ/hors-champ,
par le choix des focales, par les mouvements de caméra ou par le montage.
Il s'agit en somme des moyens mis à la disposition de l'instance réalisatrice pour
construire sa vision d'un monde révélé par l'écran. Chacun de ces moyens n'est
pas sufÊsant s'il n y a pas mobilité du point de vue et identi{ication du sPectateur,
comme on le verra. Le résultat de cette opération de découpage sera la decoupe
d'une æuvre. Le découpage me semble être ce qui, au premier chef, définit l'art
du cinéma, puisqu au contraire du montage, c'est l'activité artistique principale
du réalisateur, bien qu on l'ait le plus souvent appelé « mise en scène , par le passé.

Au début étoit le tnompe-l'æil


Mon hypothèse seconde était que cette identificâtion du spectateur au regard
autre dudécoupage n était pas naturelle et que les premiers sPectateurs regardaient
les images avec leur regard propre, sans identification à cette caméra. Pour avancer,
mon premier réfexe fut de m intéresser à Méliès où justement le point de vue ne
semblait pas mobile, une sorte de degré zéro du découpage. La représentation
scénique était construite et regardée d'un point de vue unique et immuable, le
fameux point de vue sadoulien du Monsieur de l'orchestre, et la ûnalité était de
créer une représentâtion illusionniste, un trompe-l'æil d'une séance de magie,
d'une fterie, etc. M'intéressânt au trompe-l'æil en peinture, je me suis aperçu
que Méliès suivait à [a lettre les règles empiriques suivies par les peintres depuis la
Renaissance. Dans son liwe sur Le Tïrompe-l'æil, Miriam Milman les récapitule :
« I- Un trompe-l'æil doit être de grandeur nature.
II - Il doit s'intégrer parfaitement au milieu où il est présenté; son empla-
cement et son encadrement doivent être logiques. [...]
III - Aucun élément représenté dans le tableau ne doit être fragmenté par
la limite de la surface peinte.
IV - La percée de la troisième dimension ne doit pas être obtenue par une
perspective trop profonde ou trop saillante.
V - Le relief et le volume seront dépendants d'une manière critique de Ia
technique employée. Celle-ci trouve ses racines dans le rendu réaliste des
peintures flamandes du xt' siècle. [...] Souvent, le n plus réel que la réalité ,
Découpoge, mon beou souci -65-
s'impose; les conrours durs, les ombres noires, les formes découpées, font
partie du vocabulaire du trompeJ'ceil.
VI - Les personnages vivants sonr à éviter. Leur apparence figée en fait des
objets d'une réalité peu crédible, er conrrairemenr aux objets, leur aspect
les démode très vite3. ,

Les quatre premières règles sont suiyies à la lettre par Méliès :


1. Ses personnages et ses décors sont en grandeur naturelle. De nos jours,
on dirait qu ils sont en o plan moyen », mais jusrement la moyenneté de ce
plan n est pas concevâble sans une échelle variable de plans entre le plan
général et le gros plan qu institue iustement le découpage institutionnel.
Le plus dur pour un spectateur d'aujourd'hui est justemenr de réaliser que
les films de Méliès ne sont pas en plan moyen, mais en pied;
2.Le cadrage de ses vues épouse le cadre du théâtre à l'italienne, le cadre
filmique disparaissant en redoublant le cadre scénique, ce que les historiens
du cinéma ont dénommé le « plan-tableau ,;
3. Aucun objet n est en amorce ou tronqué par le cadre, sauf exception;
4. La scène et la perspective de la toile de fond sont la plupart du temps peu
profondes.
Les règles 5 et 6 sont rendues caduques par la forte impression de mouve-
ment créée par les photographies animées. Néanmoins, les décors er accessoires
présentent le plus souvent des formes découpées, contrastées, plus n réalistes » que
leurs équivalents au théâtre.
Ayant fait des études en peinrure, magicien et peintre de décor - et par là
même expert dans l'art de la perspective -, Méliès était bien armé pour appliquer
ces règles empiriques du trompe-l'æil. En ouue, il fit construire un studio qui avait
les dimensions exactes du théâtre Robert-Houdin, s'assurant ainsi de la spécularité
du dispositif Son premier film à trucs, Escamotage dhrue dame da théâtre Robert-
Houdiru (1896), monffe assez sa visée esthétique : présenter des üompeJ'æil de
numéros scéniques, remplacer une partie de son spectacle par une vue qui en
donne l'illusion.
Pourquoi Méliès fait-il cela ? La réponse esr, là encore, à chercher du côté de la
réception. On sait que les premiers specrateurs hallucinaient les images, que ce soit
en ayant peur du train arrivant en gare, soit plus largement dans tout mouvement
représenté : les feuilles qui bougent, les vagues sur la jetée, etc. Ce n'est pas encore
l'impression de réalité fictionnelle, mais bien plutôt une illusion dz réel que les
premiers commentâteurs résumaient par l'expression n c'est la vie réelle ,. Méliès
va donc systématiser la représentation, selon les règles du trompe-l'æil, afin de

. 3 - MrruaN M ., Le Ti"otnpe-l'cil. Les illusions de h rêalitâ, Genève, Slnra 1992, p. 36.


66 f eon-Pierre Sirois-Trohon

faire servir cette réception hallucinatoire dans Ie sens de son spedacle. Pour faire
croire à la réalité de ses trucs, i[ a besoin de cette illusion du réel : la description
d'un tour de magie dans une fiction, un roman par exemple, n'a aucun intérêt - il
faut une croyance à la réalité des images.
Ce proto-découpage va se généraliser dans les années qui suivent et devenir
une convention assez fortejusquen 1908-1913. I1 ne s'agissaitpas d'un découpage
primitif élémentaire ou fruste, mais d'une représentation complexe, découlant de
recherches picturales pluriséculaires, qui créait une impression de même s?dtio-
temporalité entre ce qui est représenté, ici et maintenant, et les spectateurs dans
la salle. C'est pour cela que. Méliès s'adresse aux spectateurs et non àla caméra.
flautre chose importante, c'est que les premiers spectateurs regardaient ces
images avec leurs regards propres : comme ils avaient devant eux un trompeJ'æil
du réel, il n'était pas question de s'identifier à un regard dutre, colui de la caméra.

Le chqmp et Iq borne
Après avoir dit pourquoi Méliès appliquait ces règles, encore faut-il expliquer
le comment. Après ces premiers résultats, je suis tombé par hasard sur un ouvrage
publie en 1970 pâr un modeste employé de la SCAGL, Pierre Tiimbach : Quand
ontournaitlamaniaelle... ilya60ans... oulesrnémoiresdunopérateurdelaBelle
Époqor. Ils'agit certes de souvenirs, mais l'ouvrage est assez précis sur le métier
quand on le croise avec des manuels de l'époquea. Un passage a retenu mon atten-
tion : Tiimbach décrit comment on préparait le découpage en plan-tableau à la
Méliès, ce qu il appelle o limiter le champ d'évolution des artistes ». Je résume son
explication qu'il accompagne d'une illustration :
1. On plante d'abord [e décor en trois panneaux;
2. On installe la caméra pour que le cadrage épouse le décor de façon très
précise, en l'avançant ou en la reculant Pâr raPPort à celui-ci;
3. Cette installation se fait à la hauteur du creux de l'estomac Pour ne pas,
dit-il, que les acteurs soient déformés en hauteur;
4. Ontacele champ d'évolution des artistes au sol à l'aide d'un mince filin.
Ce filin est attaché à chaque bout du décor et passe par le trépied de la
caméra. Cela forme un triangle;

.4 (li Lôsrr. 1.., lt Tbchnique cinématographirlue, Pxis, H. l)unod et E. Pinat, 1912,


p. Thruol b. A., Mouing Pictures: I lou 'lhey Art Made dnd. tYorker], l)hiladclphia/l,onclres,
l4t3 ;
J. B. l.ippincott Oornpagrry/Willim Heinemann, 1912, p. 114; B,tn F.H., llte Art o.f'the
I'hotopldl,,NewYork,VcritasPrrblishing(iompagny, 1913,p.22-27;BsNnur"lC.N.,'lheGtirle
to Kinematography, Londres, l'1. ll Lleron & Co., 1 917, p. 54-56.
Découpoge, mon beou souci -67

5. Il
restait à indiquer aux acteurs jusqu'or) ils pouvaient s'avancer « sans
risquer de se faire "couper la tête" ,, dit-il. Un machiniste avançait alors
depuis le milieu du décor. IJopérateur surveillait dans le viseur le moment
otr le premier arrivait n aux limites du cadre de l'appareil ». Aux pieds du
machiniste, une latte était clouée. n Là, l'artisteétait encore en pied »,
nous dit Tiimbach. Il désigne ainsi la grandeur naturelle, celle qui assure
l'effectivité du trompe-l'æil. Et il ajoute sur les comédiens : « Les artistes
savaient qu ils ne devaient pas sortir de ce champ5. ,
Ce n champ de l'évolution des artistes , n était pas le champ tel qu on le conçoit
aujourd'hui, ce monde diégétique vu à l'intérieur du cadre. Ce champ premier
était plutôt un trompe-l'æil de I'espace scénique et ne comportait pas de hors-
champ, mais bien un hors scène correspondant aux coulisses et à la salle réelle
avec ses spectateurs, créant ainsi l'illusion d'une même spatiotemporalité - une
immersion dans le théâtre Robert-Houdin chez Méliès, par exemple.
Cette description du premier découpage se retrouve telle quelle dans plusieurs
manuels de cinématographie jusquen l9l4.La latte est parfois remplacée par
une ficelle, une trace à la craie, le bord d'un tapis ou d'une scène surélevée pour
marquer la limite du champ. J'ai choisi de regrouper ces difftrentes marques de
limite sous le concept de barre6, dans la mesure où elles barrent le chemin aux
acteurs et à la camérr. À la lecture des manuels, cette barre s'impose comme une
règle normative forte, peut-être la seule du cinéma des premiers temps. Linterdit
de la barre correspond, par le trompe-l'æil scénique, à la censure de la rampe au
théâtre qui départage le monde de la scène et celui du public. Lemboîtement du
trompe-l'æil est si précis que l'écran filmique épouse, parfaitement, le quatrième
mur théâtral.
Dans un article du NouuelArt cinématographique,Mawice Noverre écrit ceci à
propos du studio de Méliès : « [La] scène n'était pas surélevée, mais de plain-pied
avec le reste de l'atelier. Sa limite, en avant, n était indiquée que par un tracé à
tereT ., Linterdit de la barre peut se deviner en analysant le plan du studio. Dans
un ouvrage récent, Jacques Malthête a présenté les spécificités du Studio A après
sa reconstructions. Sur un plan dessiné par Malthête, on peut le voir au temps
de la n Star Filme ,. Un détail attire I'attention : deux u absidioles » en quart de

. 5 _ Tnrrtrecu P., Quand on toumait k maniuelle. .. i.l y a 60 ans. .. ou les mêmoires d'an opérateur
de la Belb Epoqua Puis, CEFAG, 1970, p. 31'33.
. 6 - Je vous renvoie au chapitre 7 de ma thèse pour une analre de cette barre dans les diftrents
mmuels de l'époque.
. 7 - Novrnnr M ., Le Nouuel Art cinhnatographiqae, n" 3,2' sêrie, fuillet 7929, p.72.
. 8 - Cf. Ml:;rnfutJ., Méliès. Images et illuiorc, Paris, Association Exporégie, 2013, p. 52-62.
. 9 Plan tiré de Me-rmrÊre J., « ks deux studios de Georges Méliès ,, in lacques Malthête et
-
Laurent Mannoni (ür.), Méliès. Magie a cinéma, Paris, Paris-Muséæ,2002, p. 145.
-68- f eon-Pie rre Sirois-Trohon

cercle qui séparent la scène de l'espace de la prise de vues. Si on observe le plan


de l'atelier, on comprend alors l'utilité de la chose. Il s'agit de pouvoir circuler,
pendant une prise, des coulisses àla caméra, de la caméra aux coulisses, sans entrer
dans le champ de I'appareil. Autrement dit : circuler sans proâner l'espace interdit
par la barre.
D'après les témoignages et manuels, cette barre est une règle incontournable
jusqu'en 1908, puis, avec l'arrivée des films Biograph et Vitagraph, elle perd de
l'importance graduellement entre 1908 et 1914, pour disparaître finalement. Or,
e[e est si importante qu'on peut encore voir sa représentation dans Les Deux
Canards de Tistan Bernard, une pièce de théâtre de décembre 1913. Dans une
scène en extérieur, un opérateur est demandé pour être le témoin modern style
d'un duel mondain. Selon le relevé de mise en scène, il s'installe en descendant à
l'extrême gauche, de trois quarts dos au public :
* tlOpÉRAIEUR au commandant, en le faisant passer à gauche. - Vous
permettez. . . Vous y êtes ?. . . Allez ! Je tourne I
[Le relevé de mise en scène indique : n En allant de droite à g(auche) - vers
le fond ,1.
La Chevillette passe devant l'appareil avec le commandant.
LOPÉRAIEUR. - Attention, Messieurs, vous n'êtes plus dans Ie champ.
LE COMMANDANT -
Le champ?
LOPÉRAIEUR. - Il faut renrrer
dans le champ de l'appareil. [Le relevé
indique : La Chevill(ette). et le C(ommandan)t reculent puis remontent
«
au fond pour rejoindre le Baron.] Là, je vous remercie, messieurp l0. ,

On le voit, même dans un extérieur fictif l'opérateur a circonscrit un espace


scénique, mise en abyme de la propre scène de la pièce, où doivent se trouver les
sujets pour être dans le champ d'évolution. Comme ces derniers sont devant la
caméra, mais trop proches de celle-ci, l'opérateur leur demande de se reculer vers
le fond pour rentrer dans le champ. Cette scène est en quelque sorte, sans jeu de
mots, le chant du cygne de ce proto-découpage.

De lo composition
Comment pourrait-on nommer ce n découpage » en trompe-l'æil? Si on réserve
[e terme de découpage proprement dit à ce qui suivra au sein du cinéma institu-
tionnel, il me faut trouver une expression qui résume cette forme de conception

. 10 - BSRNAI.D T. , Les Deux Canards : pièce m 3 actes, créée au Théâtre du Palais-Rolal b 3 decembre
1913, publiée dans La Petite llltxtration, Pxis, n' 57, 7914 (Théâtre, n' 35). Relevé de mise en
scène, fondsA.R.T, Bibliothèque historique de [aVille de Pæis, de 4-TMS00740 à4:fM500747.
Découpoger mon beou souci 69

en plâns-tableaux. Justement, Méliès utilise un rerme pour ce genre spécial : les


« sujets composées » ou « scènes composées ». La « composition » esr le même
terme qu'emploie tardivementJacques Ducom dans son mânuel pour dénommer
ce type de mise en scène qui relève de la n cinématographie artistique et théâtrale » :

« Par lui-même, le cinématographe comporte tous les éléments nécessaires


à la composition d'æuvres personnelles qui relèvent de l'art du peintre, du
compositeur scénique, du photographe expert et de I'esprit élevé, observa-
teur et instruit capable de les coordonnerll. o

La composition, c'est l'activité de l'esprit qui forme un tout de diftrentes


parties. Pour Souriau, dans son acception esthédque la plus générale le terme
u désigne l'ordre, les proportions et les corrélations qu ont entre elles les difËrentes
parties d'une æuvre d'art, particulièrement lorsque cet ordre et ces corrélations
ont été l'effet d'une décision expresse de l'artistel2 ». Ducom parle aussi de coordi-
nâtion et, comme pour le découpage, il s'agit de prévoir l'articulation entre les
parties et le tout unitifl Chez Méliès, le terrne de composition prend le sens de
planification et d'élaboration structurante, par exemple lorsqu on compose un
récit avant de l'écrire, sur papier ou dans sa tête, ou encore, pour ce disciple de
Robert-Houdin, de l'élaboration d'un tour de magie âvec ses trucs er les effets
escomptés. S'il semble parfois suggérer, par le terme de composition, l'action
même de créer l'æuvre concrètement, Méliès oppose souvent la composition de
la scène à son exécution, dans la mesure otr la composition est davantage pour lui
un penser qu un âire.
Il faut entendre la composition au sens de composition scénique, mais surtout,
pour un peintre comme Méliès, au sens de la composition picturale. Selon Littré:
« Dans la peinture, la composition comprend la distribution des figures, le choix
des attitudes, l'arrangement des draperies, la convenance des ornements, les
paysages, les diverses expressions des mouvements du corps et des passions de
l'âme13. » On aioutera que la distribution des personnages et des objets selon difië-
rents schèmes formels - en triangle, en S ou en X, selon le nombre d'or, etc. - se
fait toujours en fonction d'un axe, le point de vue symbolique du peintre. Cette
acception picturale passa ensuite dans la photographie, ainsi qu'au rhéâüe pour
les décors en trompe-l'æil. Giraud remarque que « compositeur de films , fut

. 1
-
Ducor'r J. , Cinématographe scientif4ae et indastriel. Son éuolution intellectuelle, sa puissance
1
érluutiae a morab. Tiaité pratiqre dz cinhnangraphie, entièrenmt refait, consiürablement aagmmté
a dzcriaant les procédés les plu nouaeam, Pris, Albin Michel, 1924 (2" édition), p. 86.
. 12 - Sourueu É. (dir. Anne Souriau), Vocabukire d.'esthêtitlue,Patis,PUF, 1990, p. 447.
. 13 - Lrrrrué É,., o Composition », Dictionnaire ttz jiançais « LittTé », http://littre.reverso.net/
dictionnaire-franais/delinition/composition (site consulté le 20 avril 2014).
7B J eon-Pierre Sirois-Trohon

jusquen 1930 un synonyme à la mode de metteur en scène ou de réalisateuri4,


mais la connotation semble être passée de la peinture à la musique à partir de
1917. Fabriquer une o scène composée » ou « arrangée », c'est toujours pour Méliès
agencer les parties que sont le décor, les costumes, les trucs, avec lâ fable qui reliera
le tout. Plus largement, c'est penser, comme en peinture, la relation entre le fond
peint et les comédiens, notamment en distribuant l'action entre l'avant-scène et
le fond, selon plusieurs plans, ainsi qu entre le centre de la scène et les côtés, en
fonction de la caméra :
n Il y a lieu
aussi de tenir compte de ce que rend l'appareil. Les person-
nages se trouvant, dans une photographie, plaqués les uns sur les autres,
il faut faire la plus grande attention pour détacher toujours en avânt les
personnages principaux, et modérer l'ardeur des personnages secondaires,
toujours portés à gesticuler mal à propos. Ceci a pour effet de produire en
photographie un méli-mélo de gens qui remuent. Le public ne sait plus
lequel regarder et on ne comprend plus rien à l'action. Les phases doivent
être successives, et non simultanées. D'où nécessité pour les acteurs d'être
âttentifs et de ne jouer qu'à tour de rôle, au moment précis où leur concours
devient nécessaire. Encore une chose que j'ai eu souvent bien du mal à faire
comprendre aux ârtistes, toujours portés à se mettre en évidence et à se faire
remarquet au grand détriment de l'action et de l'ensemble ; généralement,
ils ont trop de bonne volonté. Et que de gants il faut prendre pour modérer
cette trop grande volonté sans la froisser cependant li ! ,

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les vues animées représentaient, de façon
plus ou moins transparente, un certain nombre de pratiques culturelles. On peut
donc dire que le cinématographe va réJiacterles difftrents u découpages » préciné-
matographiques de ces pratiques. Le plus important est bien sûr le u découpage ,
théâtral en plusieurs plans-tableaux, parfois avec une variation du point de vue de
la toile peinte, par exemp[e dans Le Voyage dans la Lune (1902) ou Le Royaume des
fees (1903), comme cela se pratiquait déjà au théâtre. Il y a également le cadrage
photographique avec ses objets en amorce et son point de l.ue unique, que l'on
retrouve chez Lumière. Il y a beaucoup d'autres pratiques réfractées : illustration de
presse, musée de cire, chemin de croix, tableaux vivants, entre autres. Ce qui nous
semble le plus près du découpage cinématographique, selon notre regard actuel,
c'est le découpage lanterniste de l'école de Brighton. Prenons l'exemple canonique
de Mary Janei Mishap (1903) et la présentation en n plans rapprochés ,du strabisme

. 14 (iruuo J., u (i>mpositeur », Lexique.françdis du cinlma. I)es origines à 19'J0, l'uis, CNRS,
1958, p. 1 12.
. 15 - MÉrrÈs G., n l.es vues cinérnatographiqucs. Causerie par Cieo. Méliès n, Annuaire Général
et lnternatioual dr lrt |'hotographie, Puis, Librairie Plon, I907, I 6' annéc, p. 382.
Découpoge, mon beou souci 71

de la dame. Avant d'être cinématographiste, George Alberr Smith était conféren-


cier de lanterne magique, et les « grosses têtes » grimaçantes étaient déjà un genre
populaire de cette pratique. Ce n'est donc pas un point de vue qui se rapproche
par un raccord dans l'axe (cut-in), mais la présentation d'une tête agrandie sur
l'écran, de la même façon que regarder dans une lorgnette ne nous rapproche pas
d un comédien, mais ne fait que l'agrandir visuellement.
On présentait aussi, dans les caches ronds de la lanterne, des animaux et des
objets agrandis, ce qu'on appelait des magnificent uiews, des vues à la loupe. C'est
précisément ce qu'on voit dans Grandma\ Reading Glass (1900) du même Smith.
Dans les fteries, on présentait des objets, parties du corps ou bestioles en les agran-
dissant grâce à la lanterne. Dans Big Sutallou deJames'§Tilliamson (1901), ce n'est
pas tant le rapprochement entre une caméra et un acteur qui est montré qu une
tête qui s'agrandit pour devenir gigantesque sur l'écran, tellement grande qu elle
peut avaler le cameraman. Ce qu il faut comprendre, c'est que le spectateur ne peut
en aucun cas avoir l'impression qtiun regard, impliqué par l'image, s'approche
d'un objet, puisqu il ne s'identifie aucunement à cette instance symbolique que
serait la caméra. 11 ne voit l'image qu'avec son regard propre. Même procédé chez
Méliès : les n plans rapprochés » sont des géants, des têtes qui gonfent, etc.

Le possoge de lo borne
À partir de cette composition en plan-tableau vue par le regard propre, les
cinématographistes vont mobiliser la caméra. Cette mobilisation est ce que
j'appelle le découpage. Ils le feront de trois manières principalemenr : soir en
faisant un raccord dans l'axe (cut-in), soit dans un travelling avant, soit encore
par un rapprochement de l'acteur. Cette transformation, se déroulant de 1903 à
1914, je l'ai appelée le passage dc k barre. Dans les manuels de l'époque, on appelle
cette nouvelle manière n faire des premiers plans , - le pluriel est important. Il ne
ù
s'agit pas d'un premier plan ou d'un avant-plan tel qu'on l'entend aujourd'hui.
Les premiers plans, c'est toute l'échelle de plans entre le plan pied, en grandeur
naturelle, et le gros plan. C'est-à-dire toutes les valeurs de plans qui sont en deçà
de la barre. Et je dirais que le u gros plan , est plus tardif, Faire des premiers plans,
au début, voulait surtout dire l'échelle de plans entre le plan-cheville et le plan-
taille. Il faut savoir que I'interdit de la barre était si fort que le passage aux premiers
plans fut rarement accepté avafi l9l3.Il y a plusieurs témoignages de producteurs
qui reprochaient aux cinématographistes de faire des hommes-rroncs et il faut
comprendre de ce fait que les réactions des spectateurs ont été un frein important
à cette nouvelle façon de filmer. Voici ce que le memeur en scène Pierre Péguy
s'entendit dire par son directeur de production lorsqu il fit des premiers plans :
72 f eon-Pierre Sirois-ïrohon

« Vous êtes fou ? déclara cet homme. Qu est-ce que c'est que ces gens dont on ne
voit que la moitié ? Vous allez âire croire que nous employons des culs-de-jatte 16. ,
On connaît Ia légende selon laquelle Griffith aurait inventé le gros plan par
amour de son actrice. Cette légende est fausse, mais comme souvent avec les
fausses légendes, il y a une pafi de vérité. En fait, Griffith et les autres cinématogra-
phistes de l'époque commencent par s'approcher légèrement par un cut-iru, de 12
à 9 pieds des acteurs, ce qui correspond à un plan-cheville (les pieds sont coupés).
D'ailleurs, on appelait alors les plans de 12 pieds des plans français et les plans de
9 pieds des plans américains... Il semble que le plan-cheville fut un moyen terme
accepté, car il correspondait à une réalité de la scène : soit à cause de la planche
de la rampe, soit par la disposition de la scène, il n était pas rare que le public de
théâtre ne puisse voir les pieds des comédiens. Puis, la caméra fut libérée et on
s'avança peu à peu, non sans résistances.
Si la légende de Griffith est quand même un peu vraie, c'est que s'avancer dans
les premiers plans fut lié à f image-affection (Deleuze) qui se mettait en place avec
la narration. Limportant désormais était de faire voir n les jeux de physionomies ,,
c'est-à-dire l'expression des sentiments par le visage, comme l'indique un ârticle
déjà rétrospectif en l9l4 :

n Malheur à l'artiste qui se faisait couper les pieds, malheur à I'opéra-


teur ayant tourné une semblable scène, comme si les jeux de scène, les
sentiments les plus délicats de l'âme humaine devaient être exprimés par
des pieds ! [...]
Heureusement que, pour l'honneur du cinéma, des maisons intelligentes,
comme la Vitagraph, comprirent que l'âme humaine se lisait dans une
physionomie, et cette maison rendit un grand service en coupant délibé-
rément les pieds, et même les genoux inutiles de ses artistes de tout
premier plan 17. ,

Avancer la caméra eut trois effets notables :


1. Voir [e visage de plus près, donc les émotions et la psychologie;
2. Isoler l'acteur du fond pâr une profondeur de champ moins importante;
3. Immobiliser cet acteur, et par conséquent, le scénario, dans la mesure ot)
la caméra ne pouvait, sans image floutée, prendre un mouvement rapide
en plan rapproché comme on le faisait en plan pied.
Par ailleurs, bien que ce ne soit pas la seule cause, il n'est pas étonnant de
constater que le star-system se met en place entre 1909 et 1914, lorsque la
. 16 * llrnoi.crrr- M. et Bte.sru-tcu lr.., Ilistoire d.u cinéma. 'lbme I : le muet, l'xis, Les Sept
couleurs, 1964, p.20.
. 17 Anonymc, " Le iilm cinéniatographiq v ,, Cinima-'lhéâtre, t" 3. clu 7 au I 3 février 1 9 14,
p. l. Merci à Laurent k Forestier pour avoir porté cet article à mon attendon.
Découpoger mon beou souci 73

Biograph Girl finit pâr avoir un nom, Mary Pickford, ces mêmes années où l'on
commence à faire des premiers plans. Les acteurs qui feront des premiers plans
seront, justement, par dérivation du terme suppose-t-on, les artistes de premier
plan, les vedettes de l'écran. On sait que Sessue Hayakawa appelait n découpage
américain , celui qui, par des premiers plans, le mettait constamment en valeur18.
Ce passage de la barre aura donc de nombreux effets. Lun des plus notables
sera qu'en détruisant le trompe-l'æil et en construisant un regard autre, ce regard
mobilisé par le découpage, il n y aura plus cetre illusion d'une même spariotempo-
ralité entre le monde de l'image et l'espace des spectateurs. En intégrrnt rno.rd.
"o
diégétique le spectateur comme témoin, par le regard symbolique de la caméra,
il se produit une ségrégation des espaces entre la diégèse et la salle. IJabsorption
d'un regard autre remplace l'immersion du regard propre.
Par ailleurs, dans l'un des manuels de l'époque, on dit qu il est beaucoup plus
agréable, pour le spectateur, que la caméra passe la barre par un travelling avant
que par le cut-in. On peut se demander pourquoi finalement le cinéma a choisi
le montage en raccord plutôt que le travelling avant ou l'avancement des acteurs.
Il est vrai qu aujourd'hui, dans certains films, grâce àla Steadicam entre aurres, la
découpe se fait presque aussi souvent par des mouvements de caméra que par le
montage. On peut avancer l'hypothèse qüil s'agit d'une question historiquemenr
contingente. En effet, les techniques de collage à la Méliès avaienr rendu presque
naturelle la pratique du montage. Par ailleurs, il était difficile à l'époque de faire un
travelling avant à cause de la faible maniabilité des caméras et de la mise au point
progressive. Arrêter la prise de vues pour avancer la caméra et prendre le temps
de refaire une mise au point en plan fixe restait la meilleure oprion, semble-t-il.
Questions techniques qui devront êrre creusées.
Ce qui me pousse à reprendre la question qu avait posée André Gaudreault au
colloque de Cerisy, à savoir : est-ce que le découpage esr davantage du côté de la
pluriponctualité? À mon avis, non. La plupart du remps, c'e$ le cas : la mobilité du
regard est assurée par le montage de plusieurs plans. Mais je crois qu il faut séparer
a

les deux notions, car on peut monter sans découper et découper sans monter.
Corrélation n'est pas forcément causalité. Par exemple, le collage hypostasié de
Méliès ou la pluriponctualité des plans-tableaux est une opération technique de
montage, couper et coller, mais sans qu on y retrouve de découpage au sens fort,
c'est-à-dire la mobilité de la caméra auquel s'identiûe le spectateur. De la même
façon, dans les films-en-un-seul-plan comme Mont?drnasse-Leuallois (1965) ou
LArche russe (2002), ou plus Iargement à l'intérieur d'un plan-séquence comme

' 18 Mon ciruy',8 jurvier 1925, 1411, cité clms Clruun J., « L)écoupagc ,, Lexique.français du
cinémt, op. ar, p. 101.
7r. - f eon-Pierre Sirois-ïrohon

celui de f incipit de La Soif du mal (1958) , il y a bel et bien découpage. La caméra


est mobilisée pour décrire le monde avec une attention à laquelle le spectateur
s'identifiera, mais sans jamais qu il n y ait de montage au sens strict. Dans les treize
plans de La Cordz (1948), Hitchcock I'a magistralement prouvé : il s'agit effective-
ment d'un découpage classique, mais (presque) sans montage.
On peut se demander ce que signifie réellement « pluriponctualité ,. S'agit-il
de o plusieurs plans , ou de plusieurs « points de vue , ? Seule la prépondérance du
montage dans les études cinématographiques nous a empêchés de discerner cette
ambiguïté. LArche russe riestpas un film en plusieurs plans, mais on ne peut dénier
qu il possède plusieurs points de l'ue dans ses variations et sa continuité mêmes.

Les découpqges
Si l'on définit, comme je l'ai fait d'entrée, le découpage comme l'opération
mentale ou concrète par laquelle e$ mobilisé, dans l'espace et le temps, le point
de vue sur le monde diégétique auquel s'identiÊera la réception spectatorielle, cette
mobilisation du regard peut se construire en plusieurs étapes. Je définirais donc
plusieurs découpages :

0écoupoge du scénorio
Dans le scénario, on divise l'histoire en scènes et en séquences (intérieur nuit,
extérieur jour, etc.), division qui prévoit déjà une focalisation spatio-tempo-
relle. Souvent, de manière implicite, Ies scénaristes vont diviser en plans l'his-
toire racontée dans le scénario, soit par des retours à la ligne, soit par des unités-
phrases (« Louis marche vers la commode. Il prend le revolver de la main gauche.
Une frayeur passe sur son visage » pour trois plans). La chose dest pas toujours
consciente. Le monteur va se réferer au scénario qui, ainsi, préformera son travail.

Découpoge fechnique
En partant de ce découpage implicite, on va ajouter l'ordre des plans-durée,
ainsi que l'échelle des plans spatiaux. Dans ce document de travail, on essaye de
prévoir en détail la découpe Ênale du film, sa structure globale où. chaque pârtie est
décrite dans son intégration au tout. On va également ajouter les positions schéma-
tiques de la caméra dans le décor ou, avec plus de précision encore, une première
représentation en images avec le *ory-board (scénarimage). On sait qu à partir d'un
moment les maisons d'édition cinématographique engagèrent un ,i découpeur »
pour faire ce travail, peut-être à partir de [a première décennie du >o<'siècle. Au
début, on ajoutait simplement des mentions techniques en marge du scénario;
puis, le document fut de plus en plus élaboré. Un article québécois de 1923 intitulé
Découpoge, mon besu souci 75

« Découpage » montre assez comment ce document servait essentiellement à la


prévision des aléas par la production et, par le fait même, au contrôle des coûts :
« On n imagine pas quel travail nécessite un film, avant même qu'on ait
commencé à tourner. D'abord c'est le scénario qu il faut charpenter solide-
ment, puis il s'agit de faire la découpe ou découpage, c'est-à-dire écrire
toutes les indications, jeux de scène, etc., tableau par tableau. Ce décou-
page, qui est le guide du metteur en scène, guide quil suivra de près pour
l'exécution du film, doit être atssinaaaillé que possible. Il faut prévoir à
peu près tout ce qui se passera quand on tournera. Évidemment, au dernier
moment, il arrive que des modifications importanres soient apportées soit
au studio, soit au dehors, mais, en général, on suit tableau par tableau.
Aussi celui qui procède au découpage a-t-il fort à faire. Il est nécessaire
qu'il connaisse à fond le métier et qu'il soit au courant des moyens dont un
metteur en scène dispose.
Un découpage bien fait permet de faire un film avec la certitude de ne pas
commettre de trop grandes erreurs de métrage. Bree le premier venu ne
saurait devenir un "découpeur", et ce métier n'est pas accessible à tout Ie
monde19. ,
Aussi, la légitimation du cinéaste en ranr que créareur n'est pas séparable du
moment où ce découpage technique fut accepté comme relevant de ses préroga-
tives. Bien que cette autorité soit acquise désormais, le cinéaste prépare souvent
ce document de travail avec une équipe (dessinateur de story-board, cameraman
et directeur photo, etc.); parfois même avec le scénariste (le découpage rechnique
s'appelle le shooting scripf en anglais, ce qui n'est pas sans connoter des difËrences
de conception).

Découpoge eidélique
À cette étape, et même avanr, beaucoup de cinéastes disent être capables de se
jouer le déroulement mental de leur film en entier, à tout le moins pour les scènes
à tourner le lendemain, avec les déplacements de la caméra, des acteurs dans le
décor, etc. D'aucuns arrivent même à chronométrer ce déroulement. Il s'agit d'une
forme d'eidétisme, bien connu des peintres et des sculpteurs qui peuvent voig
qui le ableau sur la toile blanche, qui la sculpture dans le marbre brut. n Le film
entier se déroule devant mes yeux, et mon premier travail est la ciselure menmle
de chaque image », disait Germaine Dulac20.

.19 Aronynre,«L)écoupagc,,Cinéma,Montréal, 15octobre1923,p. 12.C'estl'autcurqui


souligne.
. 20 Dumc G., « Une cnquôte . La mise en scène,, Le Monde illustré,5 septembre 1925, p. 157.
76 f eon-Pierre Sirois-Trohon

Découpoge ou fournoge
Cette image eidétique devra être confrontée à la matérialité du réel, ce qui ne
va pas sans désillusions. Il s'agit de la première étape concrète de découpage. On
l'appelle le plus souvent, par dérivation du théâtre, la n mise en scène », mais comme
il s'agit plutôt d'une mise en ?lans, n découpage » est le terme le plus précis. En
situation réelle, les contingences et les affres du tournage, ou bien une ouverture du
cinéaste à l'improvisation et aux changements in situ,vonttransformer le découpage
prérrr et induire un découpage dzfacn en mobilisant une caméra réelle. C'est le
moment où l'imaginaire rencontre le réel pour aboutir à un point de vue symbo-
Iique sur une diégèse. Le découpage pourra se faire par la mise en scène en profon-
deur, les mouvements de caméra et le déplacement de celle-ci entre deux prises,
déplacement qui créera un montage in camera (les prises se suivent sur la pellicule de
tournage). On peut aussi avoir plusieurs caméras, fixes ou non, en vue du montâge.
Si on utilise le terme de découpage au lieu du montage pour parler de la
structure globale du filrn, malgré la synonymie, c'est qu'à notre avis il rend mieux
la question du point de vue du cinéaste, question qui se joue essentiellement au
tournage, comme le rappelle Fe[ini :
« Le montage d'un film est fait par l'auteur du film quand il est en train de
tourner, sur Ie lieu de tournage même, ou même avant, quand il imagine
son film. Plus tard, à la moviola, il est seulement en train de coller les difië-
rents plans ensemble, et ici ou là, de corriger la respiration de sa créature.
Je ne crois pas du tout en ces films qui sont nés à la moviola. Ça n est pas
du cinéma. C'est de la stimulation oculaire tout juste assez bonne pour la
publicité à la télévision (et ce n est même plus vrai maintenant) 21. ,

Découpoge ou monfoge
Lorsqu'on a découpé au tournâge, le résultat est, soit un film en un seul plan,
soit un montage in camera, car les différentes prises se suivent sur la pellicule
pour donner les rusltes, créant ainsi une première continuité discontinue. Dans le
deuxième cas de figure, de loin le plus fréquent, il faut refaire au montage les deux
premières étapes (fragmentâtion et synthèse) du tournage : on coupe la pellicule
en plans distincts et on monte à nouveau en faisant un choix parmi les rushes,
le plus souvent en actualisant et peauÊnant les précédents découpages. On peut
appréhender ce double mouvement de fragmentation et de synthèse par l'inversion
dans [a traduction de ces deux étapes : en français nous avons [e découpage puis [e

. 2 1 - ClrnNr-rr 'Il, n Fedcrico Fcllini ,, Portrdits de cinéasks. [Jn siècle de ciném,t raconté par
42 rrctteurs en scènc lu rnnde enûer, Renerts, Foma-5 cortincnts/Hatier, 198 l, p. 1 I 1.
Découpoger mon beou souci 77

montage, alors qu'en anglais on commence par la continui7r (continuité dialoguée,


synonyme de découpage technique) pour enchaîner âvec le cuning (coupure).
Le montage est aussi un découpage mentâI, car le monteur doit rejouer menta-
lement la mobilité du regard pour faire de ses plans un rour cohérent, souvenr en
cherchant à retrouver à l'aide du découpage technique le déroulement eidétique
du cinéaste. Si le découpage a été pensé comme un tout au tournage ou avant, le
montage ne fait que parfaire symétriquement ce découpage prâlable, au niveau fin
du raccord et du rythme, bien que des modifications soient toujours possibles (un
monteur peut, au montage, créer un nouveau découpage qui n était pas celui du
tournage, ce qui arrive lorsque le bout à bout ne fonctionne pas). On connaît l'anec-
dote selon laquelle John Ford n allait même pas aux rusltes car il savait très exacrement
à quoi ressemblerait le filrn monté. D'ailleurs, ce fut longtemps de petites mains qui
faisaient ce travail de montage proprement dit, ce qui prouve le peu de considéra-
tions que l'on accordait alors à ce travail. Écrivant à §Talter Benjamin, en enjoignant
ce dernier de prendre en compte la négativité de l'art de consommation, Adorno
explique que : « Lorsque, il y a deux ans, j'ai passé une journée dans les studios de
Neubabelsberg, ce qui m'a le plus frappé fut de voir combien peu d'importance est
réellement accordée au montage et atx techniques avancées que vous invoquez22. ,
À l'i.rre.r. d'un John Ford qui ne gaspillait pas la pellicule, un cinéaste peut se
couvrir, comme on dit, c'est-à-dire tourner sous tous les angles, et faire la découpe
finale telle que la verra le spectateur lors du monrage, modalité fréquente lors des
scènes d'action, de batailles, etc. Mais selon Tiuffaut, ces solutions au montâge
cachent souvent une absence de visée artistique :
« Dans mes films actuels, le montage est prér.u au momenr des prises de
vues sauf lorsqu arrive une scène ly.iqo. ou musicale comporrant beaucoup
de plans. Je n approuve pas la méthode qui consiste à couvrir une scène en
la filmant de toutes les façons possibles. Lhomme qui le fait n'est pas un
meüeur en scène mais un "enregistreur" et le vrai metteur en scène du film
devient le cheÊmonteur. Chaque plan d'un Êlm ne peut avoir qu'un angle
juste et qu'une durée juste : c'est le cinéma d'Hitchcock, de Bergman, de
Bresson, de Rohmer, de Renoir, de Bufluel, de Hawks, de Lubitsch, de
Dreyer, de Milos Forman, c'est le cinéma23. ,

Cinéma qui est également celui de Resnais, que l'on considère, à torr, comme
un monteur avant tout :

. 22 - Leue de Jheodor §ÿl Adorno à Benjamin du 18 mus 1936, traduite en frmçais dans

qui souligne.
. 23 - Gea.Nnrr T., n François Tiuffavt », Portfiih dê cinéastes op. cit , p, 344.
78 leon-Pierre Sirois-Trohon

« Je n ai jamais pu imaginer qu'un metteur en scène ne ût pas lui-même


son propre découpage. [...] En ce qui me concerne, je crois qu'une bonne
partie du montage se âit dès le tournage. La position de la caméra, l'angle
de prise de vues, la durée de la scène impliquent l'endroit orf se fera la
collure. Comme je ne tourne jamais qu'avec une seule caméra, que je ne
prévois pour une même scène qu'un seul cadrage,les solutions de montage
sont du même coup assez limitées24. ,

Ce que Resnais appelle [e montage dès le tournage » riest autre que le décou-
n
page compris comme mobilité du point de vue et articulation de chaque partie
avec le tout orgânique.
Cette réftrence à Resnais permet de défaire un a priori contre [e découpage. On
a eu tendance à considérer Ie découpage classique à la Griffith, entendu comme
continuité et transparence nârative, comme le tout du découpage. Au montage
seraient dévolus la discontinuité, les effets discursifs, le collage, le montage-attrac'
tion. Or, il n'en est rien : ce n est qu'une autre forme de découpage. Prenons un
exemple connu, soit le lion qui se dresse dans Le Cuirassé Potemkine (1925). Il est
peu probable, avec ce genre d'effet, que des images furent prises au hasard et que
I'idée de les assembler est arrivée sur la table de montage; au contraire, Eisenstein
a dû y penser sur papier ou sur le lieu de tournage et découper le syntagme avec
en tête l'effet global. C'est vraiment une figure de découpage; le montage n était
plus alors que formalité. Dans son livre sur Le Cinérua souiétique, Léon Moussinac
note ceci, probablement en parlant du Studio Dovjenko fondé en 1927 : nÀ t<i.ff
[szd on prépare des scénaristes et des "découpeurs"25. ,
Même dans les cas extrêmes d'une esthétique de la cueillette d'images, par
exemple dans le Kino-Glaz ou le documentaire en cinéma direct, le découpage
préalable n'est pas inutile. Selon Dziga Vertov :
o Du découpaCe. Si nous voulons doter nos séquences de cohérence et de
continuité, et non seulement âu cours du montage, mais longtemps âvant,
déjà durant les prises de vues,
si nous voulons
que cette continuité et cette correspondance des scènes produisent, comme
résultat Ênal, un irrésistible progres dans la lutte entre l'âncien et Ie nouveau,
si nous voulons
vraiment résoudre ce problème, le plus difficile de tous, nous devons
nous appuyer sur un découpage, aussi mince soit-il, même sur un micro-
découpage. Mais pour succinct que celui-ci puisse paraître, il lui faudra

.24 (]enNrrr'['.,«AlainResnais »,Portntitsde cinéasTes,o]).cit.,P-277 et279.


.21 MoussrNec 1.., l.e Cinéma soù.étit1ue, 1928, p. 211, cité pu Grneuo J., u L)écoupeur,,
Lexique du rinéma.fi.ançais, op. cit., p. 102.
Découpoge, mon beou souci 79

néanmoins être le plus complet et le plus minurielrx possible. Et plus il sera


complet et minurieux, plus il sera difficile à réaliser26. ,

Une imporfonce relofive


Sur ces difftrentes étapes du découpage, quelques points imporrânts.
Premièrement, leur importance relative varie énormément d'un film à l'autre.
Deuxièmement, chaque étape peut être pensée ou effectuée par plusieurs agenrs
dont le nombre et la nature du travail varient beaucoup historiquemenr : scéna-
riste, producteur, découpeur, régisseur, metteur en scène, scripte, cameraman,
monteur, etc. Tioisièmement, ces étapes du découpage étant, chacune, une struc-
ture tendant à être une autre structure, pour employer une expression célèbre de
Pasolini, elles peuvent être à chaque fois ouverte ou fermée. C'est-à-dire que la
découpe finale que sera la sffucture de toutes les variations du regard aurre peut
être arrêtée à chaque étape dans ses grandes lignes. Ainsi, chaque étape, soit ferme
la structure, soit demeure un non finito, simple étape d'un utorh in progress. Par
exemple, un producteur peut exiger que le film soit quasi exacremenr ce qui a été
envisagé au découpage technique, pour des raisons de contrôle de la production,
le director devenant un simple exécutanr.
À l'irrrre.s., un cinéaste comme Abdellatif Kechiche peur tourner énormément
de prises (jusqu à 750 heures de rushe) pour se donner un jeu infini au montage,
selon une esüétique empruntée au documentaire en cinéma direct. En même
temps, son découpage au tournage pour La Vie dAdèle : Chapitres I et 2 (2013) oît
il utilisa deux caméras et se tint près des visages avec peu de profondeur de champ,
réduisant les possibilités de faux raccords, fut la condition même de cene liberté
du découpage montagier - les deux étapes font sFsrème en se répondant.
Si on faisait l'histoire du découpage à partir de 1907, il faudrait analyser l'impor-
tance reladve de chacune de ces étapes de découpage et l'âutonomie acquise par
chacun des agents dans le processus global, en particulier, mais pas seulement, du
cinéaste. Lorsqu'on demanda en 1925 à Germaine Dulac si elle faisait elle-même
son découpage technique ou si elle le faisait faire sous sa supervision, elle répondit :

« Je ne conçois pas qu'un compositeur cinématographique ne découpe pas

lui-même les images qui constitueronr son æuvre. La division du travail en


cinéma me semble une erreur. Un peintre digne de son nom demande-t-il
à un confrère de lui dessiner les formes d'un tableau qu'il exécutera27? »

.26 Vrnrov D., u Carnet clc nores »t, Premier Plan,Lyor, n,'spécia1 n l)zig;r Vertov, (dir.
N. l? Abrmov), 1965. p.79. ]e n'ai pu vériÊm le renne russe utilisé, rnais l'idée est bien celle de
découpage.
. 27 - Duyrc. C1., « Unc cnquête », art. cit., p. 1Jl.
80 Jeon-Pierre Sirois-Trohon

Remarquez que dans cette apologie du cinéaste comme seul auteur, elle
retrouve la métaphore picturale de Méliès (premier et peut-être seul auteur
complet du cinéma), ainsi que la division entre composition et exécution, encore
que la métaphore musicale n'est jamais loin avec l'École impressionniste française.
Cette question de l'autonomie nous amène à évaluer la dialectique entre le
découpage du tournage et [e découpage montagier. lJn film de montage, fait
d'images d'archives, est, comme son nom f indique, presque entièrement conçu âu
montage. On pourrait dire qu il s'agit du seul type de cinéma qui ne doit rien artis-
tiquement au découpage pré-montagier. À l'autre bout du spectre, des cinéastes
classiques comme Hitchcock ou Ford, ne donnait généralement que peu d'options
au monteur dans la déÊnition de la découpe finale du film, afin de s'assurer de
leur mainmise dans leur face-à-face avec les studios. À cet égard, le numérique a
quelque peu changé la donne. Dans les blochbusters récents, comme l'ont remar-
qué certains observateurs, on serait bien en peine de trouver une logique entre les
plans, en particulier dans les scènes d'action. Il s'agit d'un fouillis d'images rapides
(chaos cinema)28, à [a continuité presque hasardeuse. I1 faudrait presque parler de
drcoupage-attraction tant le but est plutôt de créer un choc sensoriel, d'accélérer
le pouls. Avec le numérique, les cinâstes tournent une grande quantité d'images
dont la cohérence est à chercher âu montage numérique lors de la postproduction.
Avec pour conséquence que le montage n'est plus qu un triage. Comme le racon-
tait F. J. Ossang dans son remarquable essai, Mercure insolarut:
« Souvenir d'une monteuse brésilienne croisée à Lisbonne, alors que je
sortais du tournage de Silencio - stupéfaite que j'aie opté pour le 16 mm
en un projet si peu argenté : Oh, tu ne dois donc pas être un lâche. J'accuse
Ies réalisateurs actuels de lâcheté, de non-choix, pour nous transformer, les
monteurs, en trieurs - puisque l'on ne monte plus, on trie!... On choisit
à Ia place du réalisateur, le triage se substituant à la mise-en-scène dispa-
rue sous les non-choix d'hectokilomètres de bande magnétique - dénuée
de tout point de vue... On üie, on assemble, on cherche une fluidité
cohérente, mais onîe rnonte plus29... ,
On pourrait le dire autrement : les metteurs en scène ne découpent plus.
Ce n'est plus la caméra-ciseau du cinéaste, mais la caméra-souris des monteurs
numériques qui doivent trier ce qui n a pas été suffisamment conçu comme un
tout cohérent, donc découpé. Si découper est toujours un regard, monter n'est
souvent qu'un battement de cæur.
. 28 - Srorr M., o Video Essay: Chaos Cinema : The Decline and Fall of Action Filmmaking ,,
Pras Play,22 août20ll, http://blogs.indiewire.mm/pressplay/üdeo-essay-matthiæ stork calls-
out tlre-chaos-cinero (site consultéle 23 avril 2014).
. 29 - Osswc F. J ., Mermre insolznt, Paris, Armmd Crlin, coll. n Ia Fabrique du sem ,, 2013' p. 28-

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