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La désillusion de la représentation

Bruno Trentini, « La désillusion de la représentation »,


Technologies de l’enchantement – Pour une histoire multidisciplinaire de l’illusion ,
sous la direction d’Angela Braito et d’Yves Citton, ELLUG, 2014, p. 101-113.

L’illusion perceptive bidimensionnelle se manifeste Une telle illusion, par le fait même qu’elle soit ta-
par la rencontre entre un objet perçu — une cite, ne présente en tant que telle pas d’intérêt no-
image — et un sujet percevant, le sujet considérant table sur le plan esthétique3 ; ne pas négliger son
étrangement le perçu pour autre chose que ce qu’il existence permet toutefois d’être attentif aux illu-
est. Contrairement au cas de la tromperie, l’illusion sions non-tacites. L’illustration du dictionnaire, se
n’est pas caractérisée par une croyance fausse du devant d’être informative, ne tire pas profit des
sujet concernant l’objet, mais par un « leurre qui puissances de l’illusion comme une image artis-
subsiste, même quand on sait que l’objet supposé tique le ferait. À l’inverse, avant que les illustrations
n’existe pas1 ». Sans distinction précise entre illu- du même type que celles du dictionnaire
sion et tromperie, il n’aurait pas été possible de se n’abondent, peut-être que ce pacte tacite ne s’était
rendre compte que le leurre fait partie du quoti- pas instauré de lui-même. Il est possible d’émettre
dien. Ainsi, un individu voulant savoir ce qu’est un l’hypothèse que, soit les individus percevaient le
pâtisson et se rendant à la bonne page d’un dic- dessin bidimensionnel et n’étaient dès lors pas leur-
tionnaire illustré ne comprend pas qu’un pâtisson ré, soit ils étaient trompés et confondaient repré-
est un dessin avec telle et telle caractéristiques, sentant et représenté. Cette hypothèse historique
alors même que c’est ce qu’il a devant les yeux. Il n’est certes pas scientifique au sens où il n’y a pas
comprend qu’il s’agit d’une cucurbitacée, et donc de moyen de la réfuter4, mais elle permet de rendre
de quelque chose pourvu de volume, même s’il compte d’une certaine tendance de l’histoire de
n’en savait peut-être rien avant de voir l’illustration. l’art bidimensionnel.
Il y a ainsi un pacte tacite impliquant que L’illusion passe par l’existence d’un pacte tacite
l’« image » fasse illusion et renvoie à ce qu’elle re- conduisant le sujet à percevoir un tracé (bidimen-
présente2. sionnel) comme ce qu’il représente (un objet à trois
dimensions), c’est-à-dire à voir dans tel dessin un
pâtisson. Pour constituer ce pacte, il aurait fallu
dans un premier temps parvenir à une imitation fi-
1. Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue
pragmatique, 2002, p. 51.
alors, en nuançant toutefois sa position, la bistabilité
2. Cette ambivalence de l’image, évoluant à la fois au niveau défendue par E.H. Gombrich dans L’Art et l’illusion, 2002.
de la surface de l’image et de l’espace sur lequel elle ouvre,
renvoie à la notion de twofoldness formulée notamment par
Richard Wollheim dans son ouvrage Painting as an Art. Nous 3. Friedrich Nietzsche va jusqu’à dire qu’il ne s’agit pas
sommes d’accord pour dire que l’expérience de l’image d’illusions, mais bien de mensonges puisqu’on dira voir ce
possède, dans un seul et même mouvement, ces deux aspects, qu’on ne voit pas. Ceci est cohérent puisqu’il tire les
mais il ne nous semble pas si évident d’en induire qu’il ne conséquences de ces accords tacites premièrement au niveau
peut pas y avoir aussi de bistabilité possible entre une vision de la vérité et par la suite au niveau esthétique. Voir à ce
de la surface et une vision de l’espace représenté ; sujet : F. Nietzsche, Le Livre du philosophe, 1991, p. 123.
notamment à la suite des résultats de J.T. Enright sur les
modalités de la perception lors de l’immersion dans l’image 4. Le critère de scientificité de K. Popper fondé sur la
(voir à ce sujet son article : « Art and the Oculomotor réfutabilité semble ici suffisant pour rendre compte du
System : Perspective Illustrations Evoke Vergence Changes », propos, il n’est nullement nécessaire de discuter ici sa
Perception, vol. 16, n° 6, 1987, p. 731–746). Nous défendons pertinence épistémologique.

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dèle de l’objet représenté. C’est alors que les ar- Il semblerait que le principal enjeu lié à la percep-
tistes ont tenté de perfectionner leurs techniques tion des images concerne l’imbrication existante
mimétiques. Il y aurait donc eu une époque histo- entre la présentation et la représentation. Or, si le
rique particulière pendant laquelle les sujets au- point d’achoppement de la représentation
raient été leurrés par les images (parce que bien concerne l’imbrication, il ne reste qu’à observer
faites), tout en étant aussi prompts à considérer les son comportement lors de cas limites comme celui
images pour leur tracé bidimensionnel (parce que de la mise en abyme. Ce mécanisme, pourtant très
le pacte n’était pas encore de l’ordre de l’évidence). connu et très usité, ne s’avère pas simple à expli-
C’est dans une telle configuration que l’illusion quer théoriquement. Les paramètres mis en jeu
s’avère intéressante : le spectateur a ce regard parti- sont complexes, mais sa compréhension a l’air im-
culier, celui oscillant entre vision illusoire et vision médiate et évidente5. C’est d’ailleurs peut-être son
fidèle, entre immersion dans l’image et émersion de usage abondant qui a impulsé sa complexité, ou
l’image pour ne plus considérer que sa surface. c’est peut-être au contraire parce qu’il n’allait en
Mais ce regard, il l’a parce que l’objet — l’image — amont pas de soi que nombreux ont été ceux qui
est adapté à sa perception en tant que sujet, parce ont eu la tentation de le mettre en scène.
qu’il faut une image fidèle (respectant par exemple
certaines lois de la perspective) pour que le sujet
puisse s’immerger dans l’univers tridimensionnel Le cadre intérieur :
qu’elle évoque. Considérant l’illusion comme une de la représentation représentée
relation entre un sujet et un objet, il semblerait que Depuis que l’on conçoit le tableau comme une
l’intérêt artistique de l’illusion consiste à établir des « fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder
variations sur cette relation pour la conserver dans l’histoire6 », la représentation picturale de fenêtre
un équilibre instable. pose problème. Il est parfois délicat de discerner
Or, par inertie, l’objet imprime au sujet une nou- entre un tableau dans le tableau et une fenêtre
velle manière de percevoir qui stabilise par rétro- peinte. C’est par exemple le cas de La Desserte,
contrôle leur relation. Le pacte illusoire devenant réalisée par Henri Matisse en 1908, sur laquelle une
tacite, il ne reste au spectateur plus que son attitude zone rectangulaire, disposée au milieu d’un mur,
immersive ; l’illusion perd dès lors son intérêt artis- donne à voir un paysage dont il n’est pas possible
tique puisque le spectateur n’a plus accès à l’image de savoir s’il est représenté ou non en abyme.
en tant que surface. Pour conserver un équilibre Contrairement à La Conversation, de 1909, du
dans le système « sujet-objet » à la suite d’un chan- même peintre, aucune balustrade en fer forgé ne
gement du sujet, il faut modifier l’objet en consé- permet de trancher entre fenêtre et tableau. En
quence pour rendre à nouveau instable cet peignant de la même manière ces deux éléments
équilibre : si le pacte illusoire est trop ancré, si le rectangulaires, H. Matisse exploite une caractéris-
spectateur s’immerge trop facilement dans l’univers tique du fauvisme consistant à nier toute simula-
tridimensionnel évoqué par l’image, il faut que tion de profondeur. L’image figurative tente en
l’image soit moins fidèle. Ainsi, contrairement aux effet traditionnellement de simuler un espace in-
préconceptions, certaines œuvres d’art tendent à terne différent de l’espace dans lequel se situe
minimiser une illusion trop présente dans le regard l’image. En ce sens, la perspective essaie de faire
du spectateur ; et ce pour renouveler ou entretenir passer l’image pour ce qu’elle n’est pas, en utilisant
le plaisir lié à l’œuvre. Pour fragiliser les indices
d’immersion et mettre en avant la surface de la
toile, certaines œuvres maximisent les larges coups 5. Un tel propos n’est pas sans rappeler l’analyse qu’Alain
de pinceau et les effets de matière, d’autres Berthoz fait de certains problèmes complexes, et de leur
jouxtent l’image « endotopique » (intérieure à l’uni- solution étonnamment simples que la — justement —
vers représenté) d’indices graphiques « exoto- complexité du vivant est apte à proposer, dans son ouvrage :
La Simplexité, 2009.
piques » (appartenant à la surface
bidimensionnelle). 6. L.-B. Alberti, De la Peinture, 1992, p. 115.

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l’artiste la souplesse dont il a besoin pour rendre
ambigu le statut de ces images en abyme : s’agit-il
d’une représentation représentée ou d’une présen-
tation représentée ? Même si les stratégies liées au
cadre permettent de nombreuses déclinaisons, très
vite, les images ainsi élaborées semblent suivre une
recette dont le spectateur connaîtrait les secrets. Il
faudrait alors redynamiser les stratégies permettant
de stratifier la représentation.
L’habitude de l’imbrication, sans doute acquise par
l’intermédiaire des jeux liés au cadre, permet de re-
pérer une hiérarchie avec un minimum d’indices.
Le cadre n’est dès lors plus nécessaire pour intro-
duire une rupture entre deux réalités. Quelques va-
riations de facture peuvent suffire à rendre compte
de l’imbrication. Le Profil de Laurence réalisé par
Istvan Sandorfi en 1991 parvient à ce résultat en
assumant sa picturalité : si H. Matisse a affirmé la
planéité de la toile, I. Sandorfi, quant à lui, exploite
l’image dans la mesure où il peint de la peinture.

L’imbrication sans cadre


Le Profil de Laurence donne à voir un buste fémi-
Istvan Sandorfi, Le Profil de Laurence (1991) nin dont la tête est appuyée, à l’horizontal, sur un
bloc parallélépipédique. Associé au buste, le bloc
le cadre comme lieu de rupture entre deux espaces pourrait faire penser à un socle de sculpture. Il est
hétérogènes. La réalisation d’une image passe par la vrai que le socle, comme le cadre d’un tableau, a
pratique du cadre, c’est lui qui circonscrit et isole également pour fonction de délimiter le cadrage de
l’image de la réalité. Or, l’habitude prise aux images l’œuvre ; le portrait s’arrête où le socle et le cadre
fait que l’artiste ne peut pas aisément intervenir sur commencent. La particularité du Profil de Lau-
le cadre externe. Le peintre peut néanmoins repré- rence est que le bord de la toile ne remplit pas cette
senter des cadres internes afin d’engendrer des fonction de délimitation de la figure, le buste
images qui, elles, sont directement exploitables. Il s’arrête presque brutalement, comme si Laurence
est dès lors possible pour le peintre d’agir à sa n’était qu’un buste. Par ce semblant de début
guise sur leur cadre. d’ébauche, Le Profil de Laurence connaît plastique-
ment une similitude avec les esquisses ou plutôt
Ces nouvelles images endotopiques simulent donc avec les œuvres dites inachevées. Il y aurait cepen-
un nouvel espace différent de celui du tableau. Il dant une différence entre ces diverses factures et
semble raisonnable de supposer pour le moment cette différence produirait l’imbrication.
que le différentiel entre l’image interne et le tableau
soit le même que celui entre le tableau et la réalité. Au premier regard, la toile de I. Sandorfi peut pa-
La réalisation d’images imbriquées serait alors une raître inachevée, de toute évidence, le corps de la
manière de générer des niveaux de réalités gigognes jeune femme n’est pas fini. La question principale
séparés par un cadre. Toutefois, le cadre de cette réside justement dans ce présupposé, non pas celui
image représentée n’est pas véritablement un cadre, affirmant que la jeune femme n’est pas finie, mais
il n’est qu’une représentation de cadre permettant celui posant le fait que I. Sandorfi cherche à
facticement de donner l’illusion d’une rupture peindre une jeune femme. Avant de tenter d’éclai-
entre deux espaces ; c’est ce point qui donne à rer ce point, il faut comprendre pourquoi, malgré

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les allures d’inachèvement, il est aisé de se rendre La différence de traitement entre le bloc et le buste
compte que la toile est belle et bien achevée. Il suf- permet de situer le buste dans un niveau de réalité
fit pour cela de regarder attentivement la limite du inférieure à celui du bloc, de la même manière
buste et, principalement, du bras. Des coulures de qu’un cadre interne peut engendrer, au sein d’un
peinture sont nettement visibles. Leur visibilité est espace peint, un tableau dans le tableau. I. Sandorfi
explicite, il ne s’agit en aucun cas d’une maladresse crée ici une œuvre dont l’espace interne semble à
qu’un spectateur ignorerait pour ne pas juger des première vue homogène. Il n’en est en fait rien.
limites techniques de l’artiste. Ces coulures se C’est d’ailleurs l’hétérogénéité qui permet au Profil
donnent à voir et entrent en résonance avec de Laurence de montrer une image dans l’image
l’œuvre. De toute évidence, un artiste au style si lé- sans délimitation entre les peintures gigognes.
ché, comme semble l’être I. Sandorfi, ne commet
pas préalablement de telles coulures pour les cou-
vrir ensuite par les couches ultérieures – couches La prégnance de l’illusion
qui n’existeront d’ailleurs pas. Ainsi, ces coulures L’interprétation de l’œuvre de I. Sandorfi n’est pos-
marquent l’achèvement de la toile, mais précisé- sible qu’à partir du moment où il est considéré que
ment pas un achèvement dans l’inachevé : les cou- toute représentation est perçue comme une pré-
lures ont été délibérément peintes comme telles. sentation dans un monde imbriqué ; comme si la
I. Sandorfi dans Le Profil de Laurence peint de la perception d’une représentation s’accompagnait
peinture en tant que matière, une peinture qui n’est nécessairement de l’hypothèse d’un monde pos-
pas encore artistiquement formée. L’imbrication sible dans lequel les choses représentées dans le
réside dans le fait que l’artiste forme une matière monde réel se présenteraient 7. Autrement dit, une
informe. Pour la considérer comme informe alors conception de l’image invoquant une stratification
qu’elle a été en fait formée, il convient nécessaire- de mondes possibles n’a de sens que si la représen-
ment d’étager la coulure, de la penser à un niveau tation fait illusion.
différent. I. Sandorfi ne cherche pas à représenter Bien entendu, il ne s’agit pas de dire que le specta-
un buste de femme : il peint littéralement une pein- teur confond le monde imbriqué avec le monde
ture. Le titre de l’œuvre se joue du spectateur, il ne réel, ceci est de l’ordre de la tromperie. Dans Le
s’agit pas d’une peinture du profil de Laurence, Profil de Laurence, aucun spectateur ne penserait
mais au mieux d’une peinture d’une peinture du Laurence réelle, il n’y a en aucun cas « tromperie ».
profil de Laurence. Ce corps peint semble dès lors Mais Laurence fait-elle seulement illusion ? Quel
nettement plus léger, comme éthéré et dépourvu spectateur postulerait un monde dans lequel cette
de densité, comme si une peinture flottait dans Laurence-là existerait, une Laurence tronquée et de
l’espace endotopique de l’œuvre et s’appuyait
contre un bloc. Ce bloc conserve néanmoins toute
sa matérialité et sa masse. Il est présent pour 7. Même si Jacques Morizot reconnaît l’importance de la
contextualiser la peinture dans un univers qui n’est notion de twofoldness, il semblerait que sa conception de
pas fait uniquement de peinture. La toile n’est pas l’image fixe (du côté de l’illusion), dans sa comparaison avec
le cinéma (du côté de la simulation), reste attachée à
entièrement une peinture de peinture, seul le buste l’hypothèse d’un monde possible dans lequel il y aurait un
l’est. À ce sujet les traces de peinture bleue sa- original. Il écrit à ce sujet : « l’illusion procède le plus souvent
lissent le bloc : la peinture n’est pas posée sur la de manière régressive puisqu’elle nous conduit à appréhender
toile, elle est immanquablement posée sur le bloc, il l’image comme une entité susceptible de nous dispenser de
s’agit encore une fois, par imbrication, d’une repré- l’original » (L’Illusion, ENS-LSH Lyon, rencontre organisée
par la revue Tracés, en mai 2005, conférence de clôture
sentation de la matière « peinture ». En effet, la « Illusion, trompe-l’œil, simulation »). Il semblerait toutefois
trace bleue épouse les angles du bloc à tel point que toutes les images ne conduisent pas à une telle attitude,
qu’I. Sandorfi a peint une trace de peinture vue de sauf à considérer — et ce serait une position cohérente —
biais, en perspective. Tout se passe comme si une que Le Profil de Laurence, par exemple, ne soit pas une
quelconque image picturale s’était égratignée sur le image, pour la simple raison qu’elle n’est image de rien, parce
que justement il n’en existe finalement aucun original, dans
bloc et y avait laissé la marque de son passage. aucun monde possible.

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qui ne berneraient pas la raison, celui qui leurre
continûment la perception et celui qui la leurre de
manière discontinue. Plus précisément, il ne s’agit
pas de deux objets différents, mais de deux atti-
tudes différentes du sujet : toute image peut don-
ner lieu à ces deux regards, mais certaines
influencent davantage le sujet vers l’une ou l’autre
attitude. La plupart des images cherchent à leurrer
le plus possible la perception, les images ont géné-
ralement pour fonction de permettre la reconnais-
sance de quelqu’un ou de quelque chose. Aussi,
Cube de Necker peut-être à force de fréquenter de telles images à
but informatif, c’est-à-dire des images où le repré-
peinture ? Pourtant, tout spectateur reconnaît cette sentant n’existe que dans l’objectif d’être le signe
image comme représentant une femme. Par consé- iconique du représenté, la perception des individus
quent, d’une manière ou d’une autre, l’illusion s’est habituée à faire abstraction de l’écran de la re-
opère, l’image est comprise comme représentant présentation et à voir l’image comme mise en
quelque chose. À partir du moment où une percep- abyme de ce qu’elle représente. Cette tendance
tion est appréhendée comme un signe, il est diffi- pourrait provenir de la ressemblance entre repré-
cile de se détacher de ce à quoi elle renvoie pour la sentant et représenté, de l’habitude de voir les
considérer en elle-même. L’œuvre de I. Sandorfi en choses et donc de les reconnaître en image.
témoigne : même malmenée, la perception de cette
image comme représentant un buste de femme Si telle est l’origine de cette tendance, elle semble
s’impose. Le spectateur est confronté à une surface toutefois être allée bien au-delà. Il suffit de consi-
plane recouverte de couleurs, mais il voit une dérer le cube de Necker pour s’en rendre compte.
femme, et ce malgré les altérations qu’elle subit. De Cette image est bistable, le cube peut être vu de
la même manière que Matisse a dû recourir à de deux manières différentes, certes, mais ces visions
violentes stratégies d’aplatissement pour freiner un ne sont clairement pas liées à la reconnaissance
tant soit peu le regard d’un spectateur volontiers d’un cube préalablement vu ; et non pas parce qu’il
prompt à voir de la profondeur où il n’y en a pas, est bistable. Certainement très peu de gens ont vu
I. Sandorfi représente une femme tronquée coulant dans leur vie un cube en fil de fer ressemblant au
et flottant dans les airs afin que le spectateur ne cube de Necker, pourtant très nombreux sont ceux
voie pas si facilement le monde dans lequel cette qui voient un cube dans le dessin. Mais combien
femme évolue, afin que le spectateur ne pénètre sont ceux qui parviennent à percevoir une autre
pas si aisément dans l’espace interne de l’image, perception qui devrait être également stable, celle
mais qu’il devienne attentif à la surface de l’image, du tracé en tant que tel, permettant de percevoir
à la trace de peinture qui est présente hic et nunc ces lignes noires pour ce qu’elles sont, des lignes
— et non plus uniquement à cette femme qui se- qui se croisent ? Certainement très peu y par-
rait potentiellement « là-bas », dans un quelconque viennent, comme si le dessin ne pouvait être perçu
monde possible. Le spectateur retrouve alors le qu’en tant que trace de cet étrange cube mental qui
plaisir de l’illusion, ce n’est pas tant cette dernière existerait « dans » l’image. Les rares personnes qui
qui se joue de lui que lui qui joue avec elle. Et n’ont pas développé ce regard dès leur plus jeune
même si le spectateur n’est pas dupe, même si sa âge l’ont sûrement acquis en cours de géométrie
raison ne confond pas présentation et représenta- dans l’espace, où il est justement demandé aux
tion, encore faut-il que sa perception sensible, éga- élèves de nommer les droites qui ont un point de
lement, appréhende l’image comme étant une concours. Bien entendu, ce n’est pas parce que les
représentation. droites tracées sont sécantes que les droites repré-
Il y aurait en fait deux types d’illusion perceptive sentées le sont ; et l’élève doit répondre en « regar-

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dant » les droites représentées, c’est-à-dire celles préter l’image comme étant le représentant d’un
évoluant dans l’espace et non sur la surface de buste de femme fait en peinture. Or, cette trace de
l’image. peinture endotopique est exactement la même
trace que celle ignorée au niveau exotopique 10. Une
perception de cette image fondée sur le modèle des
Les puissances de l’illusion mondes imbriqués les uns dans les autres n’est dès
Un regard strictement dirigé vers le représenté lors pas raisonnable. C’est pourtant cette même
s’accorde très bien à de nombreuses images, mais raison significative, celle qui permet de reconnaître
ne semble pas être adapté aux images artistiques. ce qu’une image représente, qui est à la base de
L’art ne fabrique en effet pas tant des leurres que l’interprétation du Profil de Laurence en termes de
des stratégies permettant le jeu entre une vision fal- mise en abyme. Mais c’est aussi apparemment ce
lacieuse consciente et une vision fidèle 8. C’est en ce même élan qui empêche le spectateur de prendre le
sens que la perception sensible de l’individu ne doit plaisir en provenance de l’illusion de l’image. Il a
pas être constamment leurrée, il faut que le leurre fallu pousser ce regard raisonnable jusque dans ces
perceptif aille et vienne. Le jeu de l’illusion serait, derniers retranchements pour parvenir à retrouver
dans cette optique, fonction de l’immersion et de le regard permettant de jouir de l’illusion artistique.
l’émersion du spectateur dans l’espace interne à C’est alors seulement que l’illusion peut être pleine-
l’œuvre : l’intérêt proviendrait du passage entre une ment appréciée, que le spectateur peut percevoir le
perception de l’image en tant que surface plane représentant autrement que comme un représenté
— c’est-à-dire sans aucun espace interne, sans au- dans un monde imbriqué ; que le spectateur peut
cun référent externe — et une perception de percevoir une peinture.
l’image en tant qu’elle ouvre sur un espace tridi- Historiquement, la figuration fidèle était déjà bien
mensionnel virtuel9. affaiblie avant que l’art ne s’en détache pleinement
Lorsque I. Sandorfi peint Le Profil de Laurence, il en passant à l’abstraction. Cet affaiblissement
réalise une image qui amène le spectateur à avoir concernait l’objet « peinture » : une œuvre d’art
sur elle ce regard alternatif. L’immersion ininter-
rompue, autrement dit l’illusion trompant continû-
ment la perception, offrirait en effet une vision 10. Ce point semble important pour nuancer les conclusions
étrange, une vision d’un monde dur à appréhender, que Bence Nanay élabore dans son article « Is Twofoldness
un monde dans lequel flotterait un corps de pein- Necessary for Representational Seeing ? », British Journal of
ture. Ainsi, la lecture précédemment faite de Aesthetics, Vol. 45, No. 3, Juillet 2005, p. 248-257. Il est
l’œuvre de I. Sandorfi est certes raisonnable, mais question de distinguer deux sens de twofoldness chez
Richard Wollheim. Le premier est celui considéré jusqu’à
elle se fragilise elle-même : c’est en faisant abstrac- présent distinguant (i) la surface de l’image et (ii) l’espace
tion sensiblement, au niveau de la perception, du virtuel qu’elle représente, le second serait lié (i) au représenté
médium « peinture » que le spectateur peut inter- ainsi que (ii) aux moyens mis en jeu pour le représenter.
Bence Nanay propose que le premier cas est nécessaire pour
comprendre une image alors que le second est nécessaire
pour son appréciation esthétique. Le présent cas du Profil de
Laurence perturbe ses distinctions : la trace de peinture
8. Bien entendu, cette fidélité n’est elle-même que factice, il propre au moyen mis en jeu pour représenter le représenté
s’agit juste d’une convention intersubjective optimisant est elle-même de l’ordre du représenté (elle serait donc à la
l’action dans le monde et la communicabilité. fois dans tous les folds possibles). De plus, Bence Nanay
remarque à juste titre que le premier cas de twofoldness ne
9. Plus précisément, il s’agit de défendre une possible requiert pas l’attention du sujet percevant alors que le second
bistabilité de la perception tout en conservant les deux demande une conscience des deux aspects. À la suite de ces
aspects simultanés de l’expérience de l’image. Ceci serait remarques, il nous semble plus cohérent de proposer que le
possible si l’on distinguait précisément la représentation second sens de twofoldness n’est qu’un moyen mis en jeu
d’une part de la présentation en abyme d’autre part. Les deux afin d’attirer l’attention du spectateur sur le premier sens de
perceptions auraient chacune leur twofoldness, mais twofoldness ; en ce sens, contrairement aux conclusions de
diffèreraient en ce que l’attention optique serait ou ne serait Bence Nanay, nous pensons que le second sens n’est
pas en immersion dans l’image. qu’accidentellement nécessaire à l’appréciation esthétique.

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qui, pour être appréciée, demandait un regard qui Distinguer précisément l’illusion de la tromperie
ne plongeait pas dans le monde imbriqué du repré- permet de se rendre compte qu’un objet n’est pas
senté. Ce regard, certains l’avaient sans doute, les illusoire en tant que tel. L’illusion nécessite la per-
artistes eux-mêmes ainsi que quelques amateurs, ception d’un sujet et se traduit par un frottement
mais l’inertie du regard attaché à la reconnaissance entre conception et sensation. Au lieu de les divi-
de ce qui est représenté ne permettait pas au plus ser, ce frottement vient lier conception et sensa-
grand nombre d’avoir sur l’art abstrait une attitude tion ; il permet d’apprécier, dans tous les sens du
optimale pour la perception des surfaces comme terme, la constitution des processus perceptifs ainsi
surfaces. Il ne suffisait en effet pas que l’artiste se que leur flexibilité. S’il est vrai que l’œuvre d’art
détache de la figuration pour fournir au spectateur semble être privilégiée pour permettre l’expérience
la possibilité d’en faire de même. De nombreuses de l’illusion, c’est sans doute dû à la nature propre-
peintures réclament un regard qui ne s’attache pas ment réfléchissante aussi bien de l’expérience es-
au représenté, mais tant que le spectateur est ancré thétique que de celle de l’illusion : les deux objets
dans cette tradition, il n’est pas dit qu’il puisse s’en sont comme des miroirs permettant au sujet de
abstraire sans que celle-ci soit violentée. Ainsi, si mieux se cerner. Toutefois, éventuellement amorcé
une composition de V. Kandinski par exemple re- par l’expérience esthétique artistique, le sujet est-il
quiert un regard particulier, d’autres œuvres, apte à expérimenter l’habituel leurre de sa percep-
comme celle de I. Sandorfi, font advenir ce regard tion face à des objets qui ne sont pas artistiques.
justement en violentant cette tradition. Aussi, cer- L’enjeu étant peut-être de comprendre que l’ambi-
taines œuvres peuvent rétrospectivement jouir du valence de la réalité n’est que le reflet d’une ten-
regard qui leur est le plus adapté. dance humaine cherchant à détacher tant bien que
mal conception et sensation ; la possibilité de l’illu-
sion venant paradoxalement recréer l’unité enfouie.

Bruno Trentini

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