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Revue de l'Occident musulman et

de la Méditerranée

La migration européenne en Algérie au XIXe siècle : migration


organisée ou migration tolérée.
Emile Temime

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Temime Emile. La migration européenne en Algérie au XIXe siècle : migration organisée ou migration tolérée.. In: Revue de
l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°43, 1987. Monde arabe: migrations et identités. pp. 31-45;

doi : https://doi.org/10.3406/remmm.1987.2130

https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1987_num_43_1_2130

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Emile Temine

LA MIGRATION EUROPÉENNE EN ALGÉRIE


AU XIXe SIÈCLE :
MIGRATION ORGANISÉE OU MIGRATION TOLÉRÉE?

Les travaux récents et nombreux1 sur les migrations des «travailleurs coloniaux»
vers la France — et plus particulièrement en provenance de l'Algérie — ont apporté
assurément, en dépit des limites d'une étude statistique sérieuse, nombre de
données intéressantes. Mais l'insistance à ne voir que cet aspect des migrations risque
de fausser l'image que l'on peut se faire des mouvements de populations dans cette
région de la Méditerranée en simplifiant abusivement des mécanismes assurément
très complexes.
De même le lieu commun du retour des Pieds Noirs au moment de
l'indépendance de l'Algérie fait passer au second plan des réalités démographiques bien
connues : la population «française» de l'Algérie est la résultante d'apports très divers,
d'un mélange de populations, qui se sont parfois violemment opposées les unes
aux autres.
Il nous paraît aujourd'hui essentiel, en prenant du recul, de ne pas nous
contenter des études classiques réalisées sur le peuplement français en Algérie à partir
des sources traditionnelles, état-civil, enquêtes, recensements, distributions des
concessions mortuaires, etc. Ces données, très abondantes et souvent très précises,
nous renseignent certes sur les conditions d'installation de la population française
en Algérie; mais il ne faut pas cacher les lacunes de cette recherche, parfois même
l'inexactitude de certaines présentations.
La migration d'origine européenne vers la colonie algérienne est présentée comme
l'arrivée d'une collectivité nouvelle, imposant des rapports de domination à la
population «indigène» par l'intermédiaire de l'armée et de l'administration. La
croissance et l'enrichissement de cette collectivité sont soulignées pour des raisons oppo-

ROMM 43, 1987-1


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sees à la fois par l'historiographie «colonialiste» et par l'historiographie hostile


à la colonisation.
Au bout du compte, si l'on admet l'importance des autres minorités (que la
population française proprement dite), si l'on met en valeur dans certain discours les
obstacles rencontrés, tout au moins à ses débuts, par la colonisation française, on
évite le plus souvent de poser une question essentielle : la colonisation telle que
l'ont voulue les gouvernements français successifs, au hasard de politiques
algériennes souvent hésitantes, a-t-elle été véritablement une réussite, ou peut-on
parler à son sujet d'un échec même partiel?
On ne peut répondre à cette question que par une étude systématique du
phénomène migratoire depuis la conquête de l'Algérie, ce qui suppose une recherche
approfondie sur les différents mouvements de migration mis en place à partir de
la France ou d'autres pays européens, une connaissance précise des mécanismes
de recrutement installés par l'État français, et des conditions au départ de toute
forme de migration.
Il est intéressant de souligner que, depuis quelques années, des travaux ont été
entrepris dans ce sens; ils concernent pour l'essentiel les minorités non
françaises, qui ont amené à la colonie algérienne une partie importante de sa population.
Simultanément les ouvrages et articles de Jean-Jacques Jordi et de Juan Batista
Vilar2 ont contribué à jeter un éclairage nouveau sur la migration espagnole, dont
l'étude n'avait jusqu'ici été faite que partiellement, et surtout en fonction de la
place des Espagnols dans la mise en valeur de la colonie. Le travail, de moindre
importance il est vrai, mais tout de même fort éclairant, de Marc Donato3 sur
les Maltais a le mérite de poser correctement les problèmes, en faisant une part,
encore insuffisante, mais réelle, à l'étude des conditions de départ et des routes
de la migration. Des recherches ont également commencé sur les migrations
italiennes.
Ainsi, sans que nous ayons encore toutes les données nécessaires pour aller
jusqu'au bout de cette étude, nous disposons maintenant de résultats intéressants
concernant des minorités européennes, dont la venue n'a pas été — tant s'en faut
— encouragée par l'État français. Il est pour le moins curieux de constater que
presque tout reste à faire concernant les Français eux-mêmes. Et pourtant nous
disposons pour ce travail d'une masse de documentation non négligeable. Listes
d'embarquement, dont l'utilisation a déjà commencé, archives de la Santé
corrigeant utilement les données fournies par les listes précédentes (à Marseille entre
autres elles sont parfaitement utilisables et fort peu utilisées) viennent s'ajouter
aux données classiques évoquées plus haut. Ajoutons que les Archives
départementales n'ont presque jamais été utilisées dans cette perspective, et qu'aucune
enquête n'a pris sérieusement en compte une mémoire collective pourtant fort
intéressante du fait même du culte du souvenir qui s'attache encore à l'aventure
algérienne dans nombre de familles de Pieds Noirs. Source fragile et périssable, qu'il
conviendrait d'utiliser très rapidement.
Les recherches ainsi développées confirmeront-elles les hypothèses que nous
émettons ici, à partir de travaux, dont l'intérêt comparatif est évident? Il n'est pas bien
nouveau de parler d'une migration organisée. Mais il faut essayer de voir
comment a réellement fonctionné cette organisation au milieu du xixe siècle pour
comprendre jusqu'à quel point va l'intervention de l'État dans ce domaine, jusqu'à
quel point on peut parler d'échec à propos de cette intervention.
Migrations européennes en Algérie I 33

UNE MIGRATION ORGANISÉE

II ne faut pas oublier que, depuis le début de l'occupation française, la


migration coloniale a été organisée, contrôlée, quand elle n'a pas été plus simplement
imposée par les autorités. Laissons de côté les migrations politiques, suite des
jugements prononcés, en 1848 et 1851 en particulier, par les tribunaux français. A
cette époque, l'Algérie sert, avant la Nouvelle-Calédonie, de terre de déportation,
avec tout ce que cela implique de contrôle militaire ou policier, d'images
dévalorisantes et aussi de sentiment d'éloignement : comme si la traversée, pourtant
relativement rapide, de la Méditerranée conduisait les condamnés dans des pays tout
à fait différents et toujours lointains. Il ne faut pas oublier en effet ce que sont
les terres de déportation au xixe siècle, de l'Australie à la Nouvelle-Calédonie, ou
plus tard à la Guyane, terres peu connues, difficiles d'accès, et considérées comme
inhospitalières.
Telle est, à la fin des années 1840, l'image que l'on se fait en France de
l'Algérie, image qui mêle aux phantasmes de l'orientalisme romantique les dures
réalités de la première période d'installation européenne. C'est seulement à partir des
années cinquante qu'une véritable politique de colonisation est entreprise par le
Second Empire, avec l'adjudication ou la concession de vastes lots de terres aux
sociétés d'exploitation ou aux futurs colons.
Mais, de façon générale, les concessions ne sont pas distribuées au hasard. Il
s'agit bien de créer en Algérie, par opposition à une économie traditionnelle que
l'on juge insuffisante, des formes nouvelles d'exploitation agricole. Pour cela, il
convient d'utiliser une main d'oeuvre immigrée, les travailleurs indigènes étant
jugés inaptes ou insuffisamment préparés à assurer une véritable transformation
du pays.
Certes on peut hésiter sur ce que peut ou ce que doit être dans l'avenir la
colonisation de peuplement. Peut-on imaginer la venue en masse de travailleurs amenés
d'Extrême-Orient, comme cela se passe effectivement dans certains pays de l'Océan
Indien, voire même de l'Amérique latine? Cette possibilité a bien été envisagée,
mais elle est très vite abandonnée. Reste alors à susciter une migration d'origine
européenne, à la condition toutefois qu'il s'agisse d'une «bonne» migration. Car
il existe dans ce domaine une hiérarchie des valeurs, et on peut envisager des formes
sélectives de la colonisation, un appel prioritaire aux catégories considérées comme
les plus aptes à aider à la mise en valeur des terres algériennes.
Il est inutile de revenir sur la politique de Bugeaud consistant à attirer ou à
retenir en Algérie des paysans français, souvent recrutés parmi les anciens militaires,
et à les installer sur des parcelles destinées à la culture, notamment dans la Mitidja.
Même si nous ne connaissons pas dans le détail les réalités de cette émigration,
il apparaît très vite que ses résultats ont été limités et décevants, que la mortalité
a été très forte parmi les premiers arrivants, que les retours ont été naturellement
nombreux. Les autorités françaises en Algérie n'ont pas été capables de fournir
aux nouveaux arrivants le minimum d'aide matérielle qu'ils étaient en droit
d'attendre. Cela signifie en clair que l'installation française restera faible, si elle n'est
pas mieux préparée, qu'elle sera, en tout état de cause, assez lente et insuffisante
pour répondre à la demande, ceci malgré les encouragements du gouvernement
français4.
Sur les conditions précises de ces premiers départs et sur les retours consécutifs
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à des échecs fréquents, une étude sérieuse reste à faire. Ce qui est plus facile à
connaître, parce que l'étude en est commencée5 — et cela touche tout de même
au fond du problème —, ce sont les modalités de recrutement (dans la mesure où
il y a eu un véritable recrutement) des colons venus de l'étranger.
Dès la première période coloniale, l'idée s'est répandue qu'il serait utile de favoriser
et même de susciter vers l'Algérie un courant comparable par ses origines à celui
qui se dirige alors vers l'Amérique du Nord : Irlandais peut-être, mais surtout
Allemands et Suisses. Ces populations forment alors les gros contingents de
l'émigration européenne; elles sont considérées comme particulièrement adaptables aux
conditions nouvelles imposées par la politique française en Algérie. Allemands et
Suisses bénéficient d'un préjugé favorable. Le Vicomte de Fontenay, ambassadeur
de France à Stuttgart, les présente comme de «bons agriculteurs, des hommes
tranquilles, religieux, soumis aux lois» (M. Di Costanzo, 32). Description rassurante,
s'il en est, pour les autorités françaises à la recherche d'une main d'oeuvre
qualifiée, mais aussi capable de supporter des années difficiles, d'accepter avec
résignation les coups du sort qui vont inévitablement la frapper.
Il est certain que l'on a très tôt encouragé la venue de ces migrants en
provenance des régions du nord de l'Europe; il n'y a à cela rien d'étonnant, ni rien
de tout à fait nouveau. La vallée du Rhône est, pour les Suisses et pour les
Allemands, une route traditionnelle de migration, et Marseille a longtemps possédé
la principale colonie suisse résidant en France. Mais il faut bien admettre que les
tentatives faites sous le règne de Louis-Philippe manquent singulièrement de
continuité, et que la politique française de colonisation en Algérie présente alors un
caractère de désordre et d'improvisation extrêmement regrettable. Toutefois un
organisme se donnant pour but de recruter des colons dans les pays du nord de
l'Europe s'est mis en place : il s'agit d'un comité central de colonisation par
l'émigration créé en 1841 (M. Di Costanzo, 42). Il compte à la fois parmi ses dirigeants
des personnalités civiles et militaires et des agents diplomatiques français qui sont
alors en charge de toutes les questions relatives à l'émigration dans les territoires
étrangers. Il propose d'installer en Algérie plus de mille familles, qui seraient
éventuellement recrutées en France, mais aussi en Belgique, en Allemagne et en Suisse.
La proposition ne sera pas suivie d'effet. Le gouvernement de Louis-Philippe
répugne-t-il à adopter une attitude trop « directive» dans le domaine colonial? Les
autorités locales, en Algérie, craignent-elles d'être débordées par une arrivée
massive de nouveaux venus, et d'être incapables d'y faire face? Sans doute y a-t-il un
peu des deux. En tout état de cause, on estime dans ce qu'on appellerait aujourd'hui
«les milieux autorisés» que la pression spontanée des candidats à l'émigration sera
suffisante pour satisfaire à des besoins encore mal définis. Et puis on sait bien
qu'en dehors de toute disposition légale des agents recruteurs fonctionnent déjà
tant en territoire français qu'en Allemagne ou en Suisse6.
A partir de 1853, et surtout de 1855, les conditions du recrutement vont être
considérablement modifiées. Jusque-là seuls les agents diplomatiques français étaient
habilités à servir d'intermédiaires entre les candidats au départ et les services
français compétents. Après 1853, les préfets des départements frontaliers peuvent
recevoir directement les dossiers, exactement comme s'il s'agissait d'une migration
d'origine française. Il convient non seulement de faciliter les démarches des futurs
emigrants, mais aussi d'éviter un enrôlement anarchique par l'intermédiaire d'agents
peu scrupuleux, et dont les promesses ne sont assorties d'aucune garantie sérieuse.
Migrations européennes en Algérie I 35

Une circulaire du ministre de la Guerre indique même dans le détail les modalités
du recrutement (M. Di Costanzo, 50) : les candidats au départ doivent présenter,
à titre de cautionnement, une certaine somme d'argent, cent francs pour un
célibataire, quatre cents francs pour une famille7. Pour le cas où il y aurait promesse
de concession à l'arrivée en Algérie, la somme demandée est beaucoup plus
importante, deux mille francs au minimum. Moyennant quoi, il est garanti un passage
gratuit entre Marseille et l'Algérie aux migrants et à leur famille sur les bateaux
des Compagnies de navigation agréées par l'État français. Autant de mesures qui
témoignent de la volonté d'encourager au départ les migrants en provenance de
la Confédération helvétique ou des États allemands proches de la frontière
française. Mais cela ne suffît pas à éviter totalement les manœuvres frauduleuses des
«agents» privés, qui sont, en l'absence de toute législation dans ce domaine,
d'inévitables intermédiaires.
Le texte de 1855, qui fixe le statut des agences d'émigration, les soumet à
autorisation préalable du gouvernement français et au versement d'un cautionnement
élevé. Il modifie radicalement le système en vigueur à cette date et montre
clairement la volonté des autorités françaises de prendre sous leur contrôle l'ensemble
des opérations d'émigration, a fortiori quand elles concernent le peuplement de
l'Algérie, territoire soumis à la France.
Cela concerne d'abord la propagande faite en faveur de l'émigration. Elle s'est
considérablement développée au cours des années cinquante. Il ne fait pas de doute
que l'administration française a encouragé et même financé nombre de
publications destinées à l'édification des futurs migrants, par exemple le guide édité en
1853 par le baron Weber, De l'Algérie et des migrants8, ou la brochure parue en
1855 également en Allemagne, et rédigée par De Buvry, membre de la société
centrale d'émigration et de colonisation de Berlin, L'Algérie et son avenir sous
la domination française9.
De la propagande «encouragée» au recrutement officiel, il n'y a qu'un pas,
aisément franchi grâce à la nouvelle législation. En Algérie, la loi de 1861
encourage le développement d'un capitalisme foncier, dont le premier exemple est
fourni par les vingt mille hectares concédés à la compagnie genevoise de Sétif,
au nom évocateur. Mais il ne suffit pas de créer ou d'aider à la création de
grandes sociétés de colonisation. Il faut simultanément leur assurer la main
d'oeuvre nécessaire à la mise en valeur des terres. D'où l'effort de recrutement
considérable fait en 1861, dont Di Costanzo a étudié les modalités. La
propagande est organisée par des agents opérant pour le compte du gouvernement
général de l'Algérie, Yvon et Muller; elle consiste en une tournée publicitaire
à travers l'Allemagne, la publication d'articles dans les journaux locaux, la
fabrication et la diffusion de milliers de tracts en langue allemande; par ailleurs
des affiches sont placardées dans les communes d'Alsace-Lorraine proches de
la frontières (M. Di Costanzo, 55-56).
Dans un second temps, on met en vente des lots de terre; ces ventes peuvent
s'effectuer en territoire suisse, allemand ou français selon un calendrier
soigneusement fixé; le titre provisoire de propriété pourra tenir lieu de passeport
pour les nouveaux acquéreurs. Muller, commissaire à l'émigration à Strasbourg,
est aussi, en l'occurrence, délégué du gouvernement général de l'Algérie; il doit
«veiller à ce que tous les emigrants passant la frontière ne soient pas lésés dans
leurs intérêts». Jouant ainsi le double rôle d'agent et de commissaire à l'émi-
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gration, il est en fait chargé de recueillir les cautionnements et d'acheminer


les immigrés de la frontière de l'est à Paris et de Paris à Marseille, où ils
doivent s'embarquer pour l'Algérie.
Ainsi le contrôle de l'administration s'étend-il à l'ensemble du trajet
migratoire; ainsi sont assurées des conditions de voyage convenables, ce qui était
loin d'être le cas dans les années précédentes. Naturellement ces précautions
ne sont pas prises dans un souci d'ordre moral, même si la loi de 1855 vise
effectivement à «moraliser le trafic» des emigrants, même si le contrôle exercé
sur les navires lors de l'embarquement vise à limiter dans la mesure du
possible les excès auxquels se portent souvent les responsables de compagnies de
navigation chargées du transport des emigrants : navires surchargés, conditions
d'hygiène déplorables, etc.
Le but premier est d'assurer le passage en Algérie de la population souhaitée
'pour aider à la mise en valeur des terres distribuées dans les conditions que
nous venons d'indiquer : migration familiale pour l'essentiel, car il s'agit d'une
installation durable; migration d'origine paysanne, des expériences malheureuses
ayant attiré l'attention des autorités sur les risques de confier à des personnes
inexpérimentées des concessions de terres; migration enfin de gens disposant
d'un minimum de ressources, car il convient, dans la mesure du possible, d'éviter
la venue en Algérie d'indigents qui seraient à la charge de la collectivité; il
est en effet prévisible que, pendant de longs mois, ils seront dans l'incapacité
de pourvoir à leur subsistance. De telles exigences réclament évidemment une
contrepartie. D'où les conditions relativement favorables du voyage; d'où les
promesses faites aux candidats à l'émigration par les agents recruteurs,
officieux ou officiels.
Les conditions réelles de l'installation en Algérie ne correspondent pas
toujours, tant s'en faut, aux engagements pris. Peu habitués aux fortes
températures de l'été méditerranéen, les immigrés venus du Nord supportent mal les
rigueurs du climat, dont ils sont insuffisamment protégés dans les baraques
misérables qui sont mises à leur disposition à leur arrivée. Quoique
d'apparence robuste, ils semblent offrir moins de résistance aux fièvres paludéennes
que d'autres immigrés, mieux accoutumés aux conditions climatiques. Sans
accorder trop d'importance à des chiffres qui portent sur un petit nombre de
personnes, on peut admettre un certain nombre de conclusions : il faut bien
constater que le taux de mortalité parmi les Allemands résidant en Algérie est au
moins équivalent, et probablement un peu plus élevé que dans les autres
communautés10.
C'est du moins ce qui ressort du tableau statistique comparé portant sur la période
1853-1876. Le taux de mortalité dans la population allemande se situe pendant
cette période constamment au-dessus de 40 pour mille, taux plus élevé que celui
de la population française à la même période. A cela, il faut évidemment ajouter
les conséquences des épidémies qui aggravent brutalement la situation et le taux
particulièrement fort de la mortalité infantile, mais ceci n'a rien de très original.
Les nouveaux arrivants sont loin, on le sait, de trouver les facilités matérielles qui
leur ont été promises au départ. Les premiers migrants en particulier sont dans
une situation «franchement lamentable»; Les conditions se sont certainement
améliorées dans les années cinquante; la sécurité est assurément plus grande. Mais
les difficultés d'installation sont encore assez considérables pour qu'un certain
Migrations européennes en Algérie I 37

nombre de colons d'origine allemande aient préféré revenir en Europe,


abandonnant des terres qui ne leur ont rapporté aucun profit. Sur ce point précis, il est
difficile de faire état de chiffres sérieux; les éléments statistiques manquent
singulièrement, et il faut se contenter de l'étude de cas particuliers, sans pour autant
les considérer comme exemplaires.
Reste qu'une partie, difficilement mesurable, de cette immigration d'origine
française ou germanique, dont la venue a été souhaitée, encouragée, organisée par le
gouvernement français, a reflué vers l'Europe; reste que, pour ceux qui se sont
obstinés, les pertes en vies humaines ont été très lourdes, du moins dans les
premières décennies; reste enfin que la migration d'origine germanique, si appréciée
dans un premier temps, va perdre de son importance jusqu'à se tarir
complètement à la fin du xixe siècle. Conséquence du renforcement économique de
l'Allemagne et de la Suisse? De l'attirance exercée par d'autres régions (mais cela n'est
pas nouveau)? Conséquence aussi de la dégradation des rapports franco-allemands?
Il est certain que les jugements deviennnent plus sévères à l'égard des colons
germaniques après 1870 (M. Di Costanzo, 116). Tout cela sans doute doit entrer en
ligne de compte, mais ne suffit pas à expliquer l'arrêt presque total de ce flux
migratoire. Constatons simplement que la minorité allemande représente, au fil des années,
un pourcentage de plus en plus faible de la population européenne d'Algérie.
Les gros bataillons arrivent depuis longtemps de pays plus proches. Ces émigrants-
là n'ont pas toujours été sollicités; souvent même ils sont considérés comme
indésirables. Et pourtant c'est avec eux qu'il faudra construire l'Algérie. Ainsi, et c'est
bien le fond du problème, la migration d'apparence inorganisée, en tout cas peu
encouragée par les autorités françaises, finit par l'emporter sur la migration
voulue et aidée par le gouvernement de Paris. Comment cela s'est-il passé et quelle
signification faut-il donner à ce phénomène? Il est déjà utile de poser ces
questions pour essayer d'établir à la fois les conditions exactes de l'émigration
coloniale, et les rapports existant entre l'État français et une migration qu'il ne faut
pas qualifier de spontanée, même si elle ne répond pas à une demande précise.

UNE MIGRATION PEU DÉSIRÉE

Là encore les mots ont leur importance. Dire que les migrations d'origine
méditerranéenne, espagnole, maltaise, italienne n'ont pas été voulues par les autorités
françaises ne signifie naturellement pas qu'il y a rejet systématique des immigrés
en provenance de ces pays. Mais il faut admettre qu'ils se heurtent à une certaine
mauvaise volonté de la part de l'administration. Fonctionnaires et colons
d'origine française nous transmettent d'eux en général une image peu sympathique.
Pourtant les faits sont là : ces individus souvent méprisés, relégués dans les emplois
subalternes, représentent une part essentielle de la colonisation. Reprenons les
chiffres; ils sont assez éloquents par eux-mêmes. Dès 1836, Espagnols, Italiens et Maltais
sont plus de 8 000 pour une population européenne recensée de l'ordre de 14 500
personnes. La proportion tombe évidemment dans les années suivantes avec les
efforts faits en faveur d'une colonisation organisée. Les migrants d'origine
méditerranéenne sont 41 000 sur 95 000 en 1845, 60 000 seulement sur un total de
160 000 colons d'origine européenne en 1856.
Disons tout de suite que ces premiers chiffres font illusion; ils ne tiennent pas
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suffisamment compte du va et vient d'une migration saisonnière, dont il faut


souligner l'importance. Mais acceptons-les tels quels, et constatons l'évolution qui
se produit dans les années suivantes : en 1866, Espagnols, Italiens et Maltais sont
85 000 sur 217 000, soit un pourcentage non négligeable de 39,5 %; en 1876, malgré
l'arrivée de quelques milliers d'Alsaciens-Lorrains, ce pourcentage monte à 42 %;
ils sont déjà plus de 130 000; en 1886, le pourcentage officiel est de 46,82 %!
C'est dire qu'en dépit d'un nombre relativement important de naturalisations
(les Allemands restés en Algérie ont été nombreux à demander la nationalité
française, surtout après 1870), cette population défavorisée, dépourvue de terres dans
un monde essentiellement rural, exerçant des métiers peu attrayants, bref opposée
en bien des points à ce qu'il est convenu d'appeler une migration coloniale,
représente alors pratiquement la moitié de la population européenne installée en Algé-
rie.Et nous n'avons pas tenu compte de l'intégration dans la population française,
à partir du recensement de 1876, de la population israélite d'Algérie. Si on la
décomptait, on peut estimer que dans les années quatre vingt, plus de la moitié
du peuplement européen d'Algérie a été recruté dans les péninsules ou les îles
de la Méditerranée. Par ailleurs, nous avons limité nos chiffres au recensement
de 1886, puisque, à partir de cette date, la législation française — la loi de 1889
sur la naturalisation automatique — va modifier complètement les données
statistiques.
Il convient de faire cependant quelques remarques concernant l'inégale
répartition des migrants d'origine méditerranéenne. Nous excluons les mouvements de
populations entre pays du Maghreb, qui nous paraissent relever d'une autre logique.
Le fait essentiel est la participation de plus en plus importante des Espagnols à
cette migration, alors que la proportion des Italiens et des Maltais, les deux autres
composantes essentielles de cette population, diminue vers la fin du xixe siècle.
De façon générale, la répartition de ces migrants à traverser l'Algérie est très
inégale, les Espagnols étant largement majoritaires en Oranie (en 1886, 92 290
Espagnols sont recensés dans le département d'Oran contre 79 661 Français)11. Les
Italiens et les Maltais sont au contraire installés surtout dans le Constantinois.
Les chiffres sont éloquents; ils le sont plus encore si l'on se souvient qu'aucun
recrutement officiel n'a été mis en œuvre; aucun avantage particulier n'a été accordé
à ces migrants pauvres pour favoriser leur venue. Bien au contraire, l'opinion des
responsables français, sans doute aussi celle de la majorité des colons d'origine
française déjà installés depuis plusieurs années en Algérie, sont défavorables à
l'installation d'un grand nombre de travailleurs n'apportant que la force de leurs bras,
et dont l'image est fortement négative.
Sur ce dernier point, tous les témoignages concordent. Donato cite à propos des
Maltais quelques témoignages tout à fait révélateurs. Dès 1832, le consul
d'Angleterre à Alger, tout en se gardant de donner une appréciation trop personnelle, peut
écrire : « Les Français n'aiment pas du tout les Maltais et ne perdent jamais une
occasion de les punir, si leur conduite n'est pas bonne; ils leur causent beaucoup
d'ennuis»12.
Réaction des premiers moments, et surtout d'une autorité militaire méfiante à
l'égard d'étrangers, qui sont en même temps des protégés britanniques? Peut-être.
Mais cette méfiance est durable; vingt-cinq ans plus tard, les réactions de rejet
ne semblent pas s'être profondément modifiées. «Les Maltais, écrit Louis de Bau-
dicourt, sont les étrangers pour lesquels la plupart des fonctionnaires et les colons
Migrations européennes en Algérie I 39

français ont le moins de sympathie» (in M. Donato, 100). De fait les témoignages
abondent de cette attitude hostile; les qualificatifs les moins élogieux sont employés
à leur sujet. Il faut, dit en 1838 un officier français, «organiser l'ordre (sic) au
milieu des Maltais, des indigènes, des fainéants et des voleurs. Que l'on admette
dans la colonie, si on le juge convenable, les repris de justice, les condamnés...,
le rebut de la nation, mais qu'on y envoie des hommes forts pour diriger les
administrations et des troupes bien disciplinées pour les protéger» (idem, 103)...
Association de mots et d'images fort parlante, à défaut d'accusations plus directes, et
que l'on retrouve dans d'autres textes, qui ne parlent pas uniquement des
Maltais. Parfois on les associe aux Majorquins (on emploie souvent ce terme dans les
premières années de la colonisation pour parler des Espagnols), parfois aux
Italiens. Maltais et Italiens sont « souvent des gens mal famés, faisant du tapage, et
s'entendant avec les Arabes pour les vols de chevaux»... (idem, 104).
Violence des mots et des gestes, goût du vol et de la rapine sous toutes ses
formes, ces accusations reviennent constamment sous la plume des petits
fonctionnaires français en Algérie à propos de ces hôtes indésirables. Si l'on y ajoute la
fainéantise, qualité que l'on attribue indifféremment aux Arabes et aux Italo-Maltais
(pour les espagnols, cela fait partie de la légende noire, qui voit dans leur
indolence et leur apathie la conséquence naturelle de longs siècles d'oppression), on
aura retrouvé les stéréotypes appliqués à la fin du siècle à l'ensemble des
populations méditerranéennes. Genty de Bussy écrit d'ailleurs en 1839 qu'il ne faut pas
exposer l'Algérie à devenir «le dépôt des mendiants de l'Europe» (dépôt étant pris
bien entendu au sens de dépotoir). Et d'ajouter, pour éviter toute fausse
interprétation : «Nous avons à nous défendre des migrations répétées des Baléares et de
Malte!»...13
Mais, quand on parle des Espagnols en Algérie, il ne s'agit plus de quelques
milliers de personnes, comme dans le cas évoqué précédemment, mais d'une masse
de migrants tout à fait considérable, et dont l'arrivée se répartit sur une période
de plusieurs dizaines d'années, au gré de la conjoncture économique, des crises
agraires qui éprouvent régulièrement les populations ibériques. Migration de paysans
sans terre, réduits à la misère, à la mendicité et à la famine par de mauvaises récoltes,
résultat d'accidents climatiques incontrôlables, dont les conséquences sont encore
aggravées par la croissance démographique.
Devant l'impossibilité de trouver chez eux de quoi vivre, ils partent par bandes
sur les routes en quête d'une embauche temporaire, ou ils s'embarquent sur ces
balancelles qui franchissent aisément le bras de mer les séparant de la côte
algérienne14; inutile de dire que tout cela se fait bien souvent sans passeport.
Entrées et sorties, dans ces conditions, ne sont guère mesurables; les
fonctionnaires français ferment les yeux sur ces habitudes de clandestinité qui permettent
l'utilisation d'une main-d'œuvre à bas prix15.
Ce qui est certain, c'est que cette migration — qui prend très vite un caractère
massif— n'a pas été sollicitée par les autorités françaises et espagnoles. On assiste
même à plusieurs reprises à des réactions franchement défavorables. Le
gouvernement espagnol ne voit pas sans inquiétude se multiplier ces départs, et les
responsables locaux sont préoccupés par le déficit éventuel de travailleurs agricoles dans
la perspective de meilleures conditions économiques. Les Français ne manquent
pas une occasion de rappeler que cette migration comporte sans aucun doute une
part importante de gens de moralité douteuse, de voleurs, de déserteurs, d'indivi-
40 / É. Temine

dus qui cherchent à échapper à la justice de leur pays. D'où les récriminations
du préfet d'Oran, dans un rapport officiel de 1850 16 : l'arrivée des Espagnols a
coïncidé «avec plusieurs vols audacieux, dont les auteurs n'ont pas été découverts,
et l'opinion publique s'est émue de cette coïncidence»... Par-delà ces reproches
occasionnels, on trouve parfois des plaintes contre le pullulement des indigents
et des nécessiteux. Ces immigrés sans ressources peuvent être très utiles dans la
mesure où ils sont prêts à accepter les travaux les plus pénibles. Viennent les
difficultés, des récoltes insuffisantes, les Espagnols ne trouvent plus ces emplois
temporaires; ils sont ainsi à la charge de la collectivité; il faut bien subvenir à leurs
besoins les plus élémentaires, ou les rapatrier, tout cela aux frais de la
communauté. J.J. Jordi (158-159) — dont tous les exemples ci-après sont tirés — rapporte
quelques exemples de ces mesures préfectorales prises sous la pression des
circonstances. C'est ainsi que le préfet d'Oran décide, en 1851, de «purger le
département d'Oran des mendiants et des vagabonds espagnols, ainsi que des échappés
des Présides». Le 4 juillet 1851, six vagabonds sont rapatriés par le vapeur
Lavoisier vers Alicante. Même scénario en mai 1852. Mais, cette fois, ce sont quelque
cinquante vagabonds qui sont extradés.
Voleurs, mendiants, individus de moralité douteuse, ce sont des termes que nous
retrouvons comme un leitmotiv, et qui s'expliquent assurément par les conditions
de vie misérables d'une population, qui n'a guère la possibilité par ailleurs de
bénéficier des concessions de terre que l'on offre aux Français ou à d'autres étrangers
(Allemands ou Suisses) que l'on souhaite attirer en Algérie. La méfiance,
confinant parfois au mépris, dont font l'objet les immigrés espagnols, est entretenue
par les conditions précaires de leur installation, et par les métiers qu'ils exercent
et qui les situent au bas de l'échelle sociale : les premiers venus, à la suite de l'armée
française, occupent de petits métiers, charretiers, commerçants ambulants, canti-
nières ou prostituées pour les femmes. Plus tard, ils cultivent des lopins de terre
sous forme de jardins, ou constituent des équipes de «défricheurs» ou de cueil-
leurs d'alfa, venant en saisonniers jusqu'en Algérie et repartant ensuite vers leur
région d'origine, Andalousie ou pays valencien. C'est une main-d'œuvre rude, prête
à effectuer des travaux qui répugnent aux Français et que n'accepterait peut-être
pas de faire la population locale, attachée à ses activités traditionnelles; pourtant
il s'agit de travaux mal rémunérés, même si les salaires agricoles perçus à cette
occasion par les Espagnols sont relativement plus élevés que ceux auxquels ils
pourraient prétendre en restant chez eux17. Rien en tout cas qui permette d'espérer
une amélioration rapide de leurs conditions de vie; pas d'espoir, en tout cas,
d'accéder à la propriété pour la majorité d'entre eux.
Italiens et Maltais font moins souvent que les Espagnols les travaux pénibles
de la campagne; ils n'ont parmi eux qu'une minorité d'ouvriers agricoles. Mais
les petits métiers qu'ils exercent dans les villes ne leur permettent guère de
s'élever dans la hiérarchie sociale. Quand on a la possibilité d'établir des statistiques,
même limitées, sur les activités de ce prolétariat urbain (même quand il devient
patron, voire propriétaire de son échoppe, le petit commerçant reste pauvre), on
retrouve d'un bout à l'autre de l'Algérie les mêmes métiers, pêcheurs (les Maltais
et les Siciliens exercent même un véritable monopole dans ce domaine dans le Cons-
tantinois), bateliers et portefaix, charretiers, bref toutes les professions liées au
transport et aux activités portuaires. On retrouve également parmi eux un grand
nombre de travailleurs sans qualification, désignés seulement comme journaliers, des
Migrations européennes en Algérie I 41

ouvriers du bâtiment, ce qui n'implique pas nécessairement une spécialisation,


des domestiques.
Et puis il y a ce groupe si diversifié du petit commerce et de l'artisanat, qui
va du garçon de café au marchand des quatre saisons, sans que l'on puisse en
limiter exactement l'énumération.
Pauvres, exerçant des métiers de pauvres, Espagnols, Italiens et Maltais
remplissent pourtant des fonctions utiles dans cette société coloniale en train de
s'organiser dans les premières décennies qui suivent la conquête française. C'est peut-
être la contrainte économique qui les a poussés dans un premier temps à émigrer.
Ce sont des occupations, importantes, et même indispensables pour la bonne
marche de l'entreprise coloniale, qui assurent à la longue une installation durable, avec
la complicité des autorités, qui ne les favorisent guère, mais qui finissent tout de
même par les accepter.

DE LA MIGRATION SAISONNIÈRE A LA MIGRATION TOLÉRÉE

De fait, on retrouve ici les processus classiques de toute migration du travail


sur une grande échelle et sur la longue durée; et d'abord l'évidente accoutumance,
la connaissance ancienne des rivages où l'on va aborder, des populations que l'on
va fréquenter.
On connaît les rapports privilégiés qui existent entre l'Espagne et le Maghreb.
Certes ils ont été longtemps conflictuels. Mais cette confrontation datant de
plusieurs siècles suffit à expliquer le maintien des liens commerciaux; le traité signé
en 1791 réservait même l'accès du port de Mers El Kébir aux seuls commerçants
espagnols (J.J. Jordi, 110). Sans doute les avantages concédés n'ont-ils pas amené
sur les rivages de l'Algérie un grand nombre de négociants. Mais l'Oranie joue
aussi un rôle de refuge pour les évadés des Présides, prisonniers de droit commun
ou politiques, et cela continue naturellement après 1830. Surtout la proximité des
côtes espagnoles renforce le courant migratoire, dès lors que les armées françaises
sont installées dans les ports algériens; le ravitaillement des troupes passe
nécessairement par les Baléares ou par le sud de la péninsule ibérique. La migration
majorquine ou andalouse en profite largement.
Si quelques colons, surtout mahonais, se fixent en Algérie dès le début de
l'occupation française, l'essentiel de la présence espagnole se traduit par un flux
continu d'entrées et de sorties, sans qu'il soit possible de fixer la durée de séjour de
ces migrants. Journaliers, pêcheurs, défricheurs venus en équipes, ils vont
chercher un travail saisonnier qui leur permette de subsister; leur pauvreté fait qu'ils
sont plus durement frappés que les autres quand survient une crise ou une
épidémie. Isolés jusque dans les villes, ils constituent, comme on l'a vu, une sous-catégorie
sociale, parfois en concurrence avec la main d'oeuvre indigène qu'ils côtoient
constamment sans toutefois se confondre avec elle.
Maltais et Italiens sont eux aussi présents en Afrique du Nord avant la conquête
française. Cela est surtout évident en Tunisie, mais aussi, à un moindre degré,
dans l'est de l'Algérie. Immigration «spontanée et sauvage» selon certaines sources,
assurément facilitée en tout cas par la proximité linguistique avec l'arabe. Il
convient encore une fois d'être très réservé sur l'expression de «migration spontanée».
Deux traits doivent être soulignés : la migration maltaise ne commence à deve-
42 / É. Temine

nir importante qu'à partir de 1830. Comme pour les Espagnols, la venue des
Maltais en Algérie est liée aux besoins de l'armée française, qui les attire et qui les
tolère sans leur donner cependant les moyens d'une installation durable. Maltais
et Italiens, qu'ils soient pêcheurs, bateliers ou petits commerçants, viennent aussi
chercher un profit temporaire, sans que nous puissions exactement établir la durée
de leur séjour, ni les routes qu'ils utilisent. Nous savons cependant que le passage
par la Tunisie est relativement fréquent. Selon le consul de Naples, «4 à 500
Siciliens arrivaient et repartaient chaque année, allant et venant entre les îles et la
Régence (de Tunis), quand ils ne se décidaient pas à gagner les ports de
l'Algérie... Les Maltais faisaient de même»...18.
Très vite cependant des habitudes sont prises; les petits métiers permettent de
gagner un peu d'argent; l'installation devient durable. A partir de 1833, la
colonie maltaise en Algérie ne cesse d'augmenter en nombre. Il se produit alors un
phénomène, que l'on constate sous des formes et à des dates différentes pour les
diverses communautés étrangères d'origine méditerranéenne : ces hommes, dont
la venue a été tolérée plus que souhaitée, finissent par prendre par endroits la place
des premiers colons, mal adaptés aux conditions de travail ou de climat. Dans la
région de Philippeville, certains colons français revendent très vite à des Maltais
les concessions qu'ils ont obtenues gratuitement. Nous savons qu'au début de
l'occupation française, quelques Espagnols ont également reçu des concessions. Mais,
pour la plupart, les exigences financières formulées par les autorités coloniales
établissent une barrière quasi infranchissable pour des immigrés dans une condition
voisine de l'indigence. Toutefois, le temps aidant, nombre d'entre eux peuvent
mettre de l'argent de côté à force de travail et de privations; et les exemples ne
sont pas rares de rachats par des Espagnols de concessions précédemment
accordées à des Français ou à des Allemands19.
Substitution d'une colonisation à une autre? Ou plutôt affirmation d'une
collectivité qui, pour n'avoir au départ ni les moyens financiers ni les qualifications
demandées par l'administration coloniale, a d'abord été tolérée en fonction des services
rendus, et acceptée dans un second temps; il fallait bien reconnaître une migration
durable et efficace, et que, face au demi-échec de la colonisation officielle,
s'imposait une présence massive que l'on n'avait plus les moyens ni le désir de refouler.
Comment pourrait-il en être autrement? La croissance démographique trop lente
de la France ne pousse pas à une émigration importante. Il faut un accident
localisé comme la crise du phylloxéra dans le Languedoc, ou des conditions
particulières engendrant la déstructuration économique d'une région — ce qui est le cas
de la Corse — pour provoquer des départs en grand nombre. Encore le
développement urbain offre-t-il en France des possibilités d'embauché. Il faudrait, pour que
s'inverse durablement ce mouvement, des conditions particulièrement
attrayantes, ce qui n'est guère le cas en Algérie.
Il faut donc recruter ailleurs. Et très vite, on s'est aperçu qu'il serait difficile
d'amener sur place en grande quantité la main d' œuvre considérée comme la plus
capable. Le rapport de la commission Bonet, en 1833, est tout à fait éclairant à
ce sujets : «Les colons doivent être recrutés non seulement parmi les Français,
mais aussi parmi les étrangers, notamment les Allemands aux qualités solides, les
Maltais et les Mahonnais, moins recommandables, mais s'adaptant facilement au
pays. Du reste, il serait imprudent de se montrer exigeant pour la qualité là où
on a besoin de la quantité» (M. Donato, 90).
Migrations européennes en Algérie I 43

Rapport prémonitoire, même si l'administration française ne se décide jamais


à prendre l'initiative de «recruter» des migrants en provenance de pays
méditerranéens non français. Elle a, par contre, laissé fonctionner des réseaux de
migration fort efficaces, dont on a vu l'origine, et qui vont amener, le temps aidant,
la quantité d'émigrants souhaitée par le rapport Bonet.
Trois points ici doivent être soulignés pour expliquer la tolérance de Paris et
d'Alger à l'égard de ces migrants de «qualité inférieure» :
• D'abord la capacité d'adaptation et de résistance qu'on leur reconnaît bien
volontiers.
• Ensuite le faible coût de cette main-d'œuvre; on lui accorde, à défaut d'autres
vertus, deux traits de caractère essentiels : la sobriété et la docilité qui implique
notamment l'acceptation des bas salaires : «la population espagnole, écrit le
professeur Bachelot, vit en général assez mal : de poissons salés, de sardines, d'olives
marinées, de viande de porc, de légumes de jardinage... Les Espagnols boivent
de l'eau et souvent de l'anisette»... (JJ. Jordi, 263). Cette sobriété leur permet
une épargne modeste; modestie qui se retrouve dans la médiocrité du logement
dont le quartier espagnol d'Oran donne une idée assez exacte.
• Italiens, Espagnols et Maltais répondent enfin, par une migration de masse,
à la demande formulée par la commission Bonet. L'installation d'une quantité
importante de colons européens dans l'Algérie nouvelle est nécessaire pour donner sa
véritable dimension à l'entreprise française.
On en revient naturellement au discours de Bugeaud : «Cherchez des colons
partout; prenez-les coûte que coûte; prenez-les dans les villes, dans les campagnes,
chez nos voisins. Vous avez besoin d'aller vite en colonisation»20. Aller vite, cela
signifiait — et c'est bien ce que l'on a essayé de faire dans un premier temps —
détourner le courant migratoire Europe du nord - Amérique au profit de
l'Algérie. «Mais ce peuplement, constate un fonctionnaire français, ne dépasse pas le
stade du rêve. Alors que l'on attend et espère les Suisses et les Allemands, ce sont
des Espagnols et des Italiens qui se présentent. » L'accueil qui leur est réservé n'est
pas aussi chaleureux que celui fait aux Allemands; mais une simple collaboration
sans sympathie s'institue entre Français et Espagnols en Oranie. Pourtant,
rapidement, le groupe espagnol devient le plus important numériquement21.

Il faudrait aller plus loin dans le détail, remonter à la source de la migration


pour la voir se constituer en fonction de réseaux familiaux ou villageois, voire de
réseaux de recrutement officieux. Il faudrait éclairer les mécanismes qui font le
succès de cette migration de masse en dépit des obstacles et parfois contre la volonté
des autorités françaises. Ce que l'on doit admettre, c'est que la colonisation de
peuplement en Algérie est fondamentalement différente de la «migration rêvée»,
préparée en vain pendant plusieurs décennies. Ni la volonté étatique, ni les
intérêts particuliers ne vont prévaloir contre une migration qui s'apparente de façon
fort édifiante à «l'invasion étrangère» à dominante italienne qui submerge le midi
de la France à la fin du xixe siècle. Même origine méditerranéenne, même forme
massive de la migration, même caractère de pauvreté et de sous-qualification, même
laisser-faire des gouvernements, qui confine à l'impuissance, mais qui s'explique
aisément par la possibilité d'utiliser une main d'œuvre à bas prix pour effectuer
les besognes les plus dangereuses. On peut souligner que, dans les premières années
du XXe siècle, les Italiens dans le sud de la France et les Espagnols en Algérie passent
44 / É. Temine

par un nouveau stade d'évolution, impliquant notamment la revendication d'une


égalité salariale avec les Français. Un pas assurément vers l'intégration dans la
communauté française.
Ici se posent des questions portant sur un point déjà bien étudié : la législation
de 1889 sur la naturalisation automatique. La situation algérienne explique
partiellement les décisions prises dans ce domaine. La montée de la marée étrangère,
surtout espagnole, risque de submerger complètement la population française. Il
n'y a d'autre moyen d'échapper à une évolution inéluctable que la francisation
obligatoire.
Cette explication est-elle suffisante? Et ne faut-il pas voir dans cette législation
la volonté de réduire au droit commun une population étrangère mise en dehors
de la communauté française non seulement par ses origines, mais aussi par son
identification avec une catégorie sociale infériorisée, ce qui rend plus difficile encore
son «assimilation».
Migration non désirée, migration de pauvres, migration utile par son travail et
aussi par la fonction d'intermédiaire qu'elle peut remplir entre le colonisateur et
le colonisé, cette masse déshéritée est, par sa présence, symbole de l'échec de la
grande migration coloniale, du rêve américain qui a présidé un temps à la
politique algérienne de la France. C'est peut-être à l'étude de cette idéologie qu'il faut
revenir pour la confronter aux réalités du départ. L'histoire des migrations
coloniales ne pourra s'éclairer en tout cas que par ce retour en arrière...

NOTES
1. A vrai dire, ces travaux concernent pour la plupart la migration la plus massive et la plus
récente. Un effort a cependant été fait récemment pour amorcer une explication historique du
phénomène migratoire, comme le montrent un certain nombre d'articles, extraits des Actes du
colloque de Grenoble, Les Algériens en France, éd. C.N.R.S., Publisud, 1986.
2. Il s'agit principalement de la thèse de 3e cycle soutenue à Aix par J J. Jordi sur Les
Espagnols en Oranie, thèse publiée en 1986, et de l'ouvrage de J.B. Vilar, La emigration espahofo
a Argalia (1830-1900)' publié en 1975 au C.S.I.C.
3. Les recherches de Marc Donato ont donné lieu à un mémoire de maîtrise (L'émigration
maltaise en Algérie au xix' siècle, Aix, 1983), fait à partir des documents recueillis aux Archives
d'Outre-Mer. Son travail de D.E.A. (1986) est essentiellement une mise à jour bibliographique.
4. Les grands travaux ne manquent pas, bien qu'ils soient souvent un peu anciens, sur la
colonisation européenne, et les problèmes de peuplement.
5. Nous citerons souvent dans la première partie de cet exposé le mémoire de Maurice Di
Costanzo, L'émigration allemande en Algérie au xix' siècle (1830-1890), Aix, 1985, p. 32.
6. Jusqu'à 1855, il n'existe aucune réglementation sur les agences d'émigration; mais on constate
par contre une multiplicité d'initiatives individuelles, dont certaines ont été encouragées par
le gouvernement français.
7. Nous n'insisterons pas sur les conditions d'attribution des concessions de terres en Algérie,
qui sont déjà bien connues.
8. Di Costanzo cite précisément (p. 53) une lettre du baron Weber, offrant ses services.
9. Ibid, 53. Il s'agit apparemment d'impressions de voyage.
10. Cf. le tableau établi par Di Costanzo, d'après les chiffres de Ricoux et Démontés.
11. Cf. les graphiques établis par JJ. Jordi, 30.
12. Lettre du consul Saint-John du 13 juin 1832, citée par M. Donato, op. cit., p. 96.
Migrations européennes en Algérie I 45

13. Genty de Bussy, De l'établissement des Français dans la Régence d'Alger, Paris, 1839, cité
par Donato, op. cit., p. 98.
14. Sur ce trafic, on trouvera de multiples témoignages dans la correspondance consulaire
française à Alicante et Carthagène.
15. Le trafic saisonnier entre Espagne et Algérie se prolongera d'ailleurs jusqu'au début du
XXe siècle.
16. JJ. Jordi, 157 : lettre du préfet d'Oran au gouverneur général de l'Algérie.
17. Cf. la comparaison établie par JJ. Jordi, 80.
18. Cf. Ganiage, «Étude démographique sur les Européens de Tunisie au milieu du xixe siècle»,
in Cahiers de la Tunisie, n° 8, 171.
19. JJ. Jordi, 42 : exemples cités à plusieurs reprises, notamment dans le village de Sidi-Khaled
(Palissy), p. 125.
20. Discours du général Bugeaud du 14 mai 1840 à la Chambre des députés, cité par Donato, 98.
21. J J. Jordi, 122-123 : réponse du 9 avril 1844 du directeur de l'Intérieur aux autorités civiles
d'Oran.

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