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ECOLE DOCTORALE 180 : « Cultures, Individus, Sociétés »

THESE DE DOCTORAT EN ANTHROPOLOGIE

P RE S E N TE E E T S O UT E NUE P UB L I Q UE ME NT L E 02 JUILLET 2012 PAR :

Al ai n BOUSSOUGO U

LA CONCENTRATION DES PO PULATIONS DANS LES A NCIENS

CHANTIERS D ’ EXPLOITATION FORESTI ERE EN A FRIQUE

C ENTRALE : Esquisse d’une anthropologie des rapports à la


forêt dans les territoires recomposés au Cameroun et au Gabon

SOUS LA DIRECTION DE :

MONSIEUR FRANK ALVAREZ-PEREYRE

JURY

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ii
Dédicace

A
ma mère et ma grand-mère, mesdames Bibalou Anasthasie

et Mivingou Pauline, parties toutes deux de ce monde

très tôt. Je vous dédie cette thèse et vous exprime

toute ma gratitude pour tout ce que vous avez fait pour moi.

Je ne vous oublierai jamais et mon amour pour vous ne tarira jamais.

iii
REMERCIEMENTS
Cette thèse est l’aboutissement d’un parcours qui a été soutenu de diverses manières. Je voudrais ici
témoigner ma gratitude à toutes les personnes qui m’ont apporté leur soutien tout au long de la
préparation de ce doctorat. Je tiens avant tout à remercier mon directeur de thèse, monsieur Franck
Alvarez-Pereyre, pour le suivi continu de ce travail. Je le remercie pour la richesse de ses
orientations, sa disponibilité, ses encouragements quand le doute s’installait en moi et son soutien
lorsque je traversais des périodes difficiles.
J’exprime également ma profonde gratitude au Professeur Jean Emile Mbot pour son
investissement personnel dans la mise en place du programme de bourse de mobilité qui m’a permis
de poursuivre mes études de troisième cycle. Je tiens dans la même veine à remercier madame Sylvie
Lebomin pour s’être associée au professeur Mbot dans cette démarche et pour son implication dans
la recherche du directeur de thèse. Mes remerciements à l’ambassade de France à Libreville pour les
trois années de bourse accordées. Ma reconnaissance va également à l’endroit de mon pays qui a bien
voulu financer la dernière année de ce labeur.
Les enseignants du département d’anthropologie de Libreville ne sont pas étrangers dans le parcours
que j’ai emprunté. Ils ont suscité en moi la passion de l’anthropologie et l’envie de faire le doctorat. Je
pense tout particulièrement à madame Stéphanie Nkoghé, à messieurs Paulin Kialo, Ludovic Mba
Nzeng et Bernadin Minko Mvé. Merci à eux et à tous les autres enseignants de m’avoir encouragé
sur cette voie.
Mais je n’aurai pu l’emprunter sans l’affection et le soutien inconditionnel de ma famille. Merci à elle,
à monsieur et madame Moudoki Boulingui, monsieur et madame Moundélé Moon, madame
Massiala Julienne, Moussavou Claire et monsieur Moussavou Pierre Denis. Merci aussi à mes
frères : Jessy Abandja Toulekima, Joël Mounziegou, Madeleine Ndembet, Vivian, Comtesse,
Hop, Josué et Jusca.
Je tiens à être aussi reconnaissant envers ma fiancée, Marielle Ilama Ognanga, qui a toujours
partagé mes ambitions.
J’ai aussi une profonde pensée pour tous les doctorants du Laboratoire du LMS et tous mes amis :
Djilan Mouckagni, Sako Nakouma, Hambaliou Baldé, Pamphile Benga Massia, Biveghé
Wilfried, Fauster Mikolo, Abagha Ollomo Patrick, Cyrille Abessolo, Herbert Avélé,
Ntoutoume Maixent, Ngouala Fortune, Tsitsy Alex, Ekomie Landri, Lise Carmen Madjinou.
Aussi, je referme cette page en n’oubliant pas tous mes informateurs au Cameroun et au Gabon qui
ont contribué par leur éclairage à la réalisation de ce travail. A tous, je vous dis merci pour votre
coopération.

iv
SOMMAIRE
REMERCIEMENTS .......................................................................................... iv
SOMMAIRE ........................................................................................................ v
RESUME ............................................................................................................ vii
ABSTRACT ....................................................................................................... vii
INTRODUCTION GENERALE ....................................................................... 6

PREMIERE PARTIE : ..................................................................................... 19

L’AGE ‘’PREINDUSTRIEL’’ DANS LES TERRITOIRES DE BELABO


ET EKOUK ....................................................................................................... 19
CHAPITRE 1: DANS L’OMBRE DES BOIS ................................................ 20

CONCLUSION .................................................................................................. 42
CHAPITRE 2: LA FORET PLURIELLE : SOURCE D’ECONOMIE ET
LIEU DES RITES ............................................................................................. 43

CONCLUSION .................................................................................................. 68
CHAPITRE 3: EKOUK : PROCHE ET DIFFERENT DE BELABO ........ 70

CONCLUSION DU CHAPITRE ..................................................................... 91


CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE .............................................. 92

DEUXIEME PARTIE : .................................................................................... 94


LES OUVRIERS DES EXPLOITATIONS FORESTIERES : DU TEMPS
DES CHANTIERS AU TEMPS DU CHÔMAGE ......................................... 94

CHAPITRE 4: LA MISE EN VALEUR DU BOIS ........................................ 95

CONCLUSION DU CHAPITRE ................................................................... 116


CHAPITRE 5: LES ENTREPRISES DANS L’EVOLUTION DES
LOCALITES .................................................................................................... 118

CONCLUSION DU CHAPITRE ................................................................... 132

v
CHAPITRE 6: LE CAUCHEMAR DES OUVRIERS : ADIEU L’USINE
........................................................................................................................... 134

CONCLUSION DU CHAPITRE ................................................................... 165


CONCLUSION DE LA DEUXIEME PARTIE ........................................... 167

TROISIEME PARTIE : ................................................................................. 168


RECOMPOSITIONS SOCIALES ET PRESSIONS SUR
L’ENVIRONNEMENT DANS LES ANCIENS CHANTIERS .................. 168

CHAPITRE 7: LE RENOUVEAU DES ECONOMIES LOCALES ......... 169

CONCLUSION DU CHAPITRE ................................................................... 190


CHAPITRE 8: RECOMPOSITIONS SOCIALES ET AUTOCHTONIE 192

CONCLUSION DU CHAPITRE ................................................................... 213


CHAPITRE 9: LA GESTION FRAGILE DES FORETS DES ANCIENS
CHANTIERS ................................................................................................... 215

CONCLUSION DU CHAPITRE ................................................................... 260


CONCLUSION DE LA TROISIEME PARTIE .......................................... 262
CONCLUSION GENERALE ........................................................................ 264
BIBLIOGRAPHIE .......................................................................................... 271
LISTE DES FIGURES.................................................................................... 286
LISTE DES TABLEAUX ............................................................................... 286
LISTE DES PHOTOS..................................................................................... 287
TABLE DES MATIERES .............................................................................. 288

vi
RESUME

Cette thèse rend compte de la nature de la relation à la forêt des anciens salariés migrants installés
dans les ex-chantiers d’exploitation forestière. Elle se déploie sur une double approche diachronique et
synchronique. L’approche diachronique est subdivisée en deux temporalités : « l’âge préindustriel » et
« l’âge industriel ». Cette fragmentation du passé a fourni à ce travail deux des trois parties sur
lesquelles il s’articule. S’agissant de la première temporalité, elle reconstitue les conditions de vie des
populations et définit le mode de gestion prégnant de la forêt avant l’installation et l’influence de
l’industrie forestière. L’analyse révèle qu’à « l’âge préindustriel » les populations vivaient
essentiellement de la forêt et elles la géraient durablement. La seconde replace les populations dans
l’univers des chantiers et démontre qu’avec la création des emplois salariés, ces dernières ne
percevaient plus la forêt comme une alternative économique fondamentale. Elle apporte un éclairage
sur les dynamiques sociales importées par l’essor du salariat : la modernisation des localités,
l’évolution des modes de vie des populations, des besoins sociaux, des mentalités ainsi que le
relâchement des rapports de dépendance des ménages envers la forêt. Elle met plus en avant le rôle
central de l’emploi dans la préservation de la pression des ménages sur les ressources foncières
forestières. La dernière approche s’adosse sur le contexte post-emploi et examine le retour des
populations à l’exploitation massive de la forêt en raison de la généralisation de la précarité et
l’absence d’alternatives. Ainsi, au terme de l’exercice de la comparaison auquel les deux approches
exploitées invitent, la thèse aboutit à l’affirmation de l’existence d’une gestion non durable des forêts
dans les anciens chantiers.

Mots clés : Agriculture, autochtonie, Bélabo, chantier, chasse, chômage, conflit, Ekouk, emploi,
entreprise, exploitation forestière, forêt, migrant, ouvrier, population, précarité, préindustriel,
ressources, salariat.

ABSTRACT

This thesis reports on the nature of the relationship to the forest of former employees migrants settled
in the former logging camps. It is deployed on a dual approach diachronic and synchronic. The
diachronic approach is divided into two time scales: the "pre-industrial age" and "industrial age". This
fragmentation of the past this work has provided two of the three parts on which it is articulated.
Regarding the first temporality, it reconstructs the living conditions of populations and the mode of
management predominate in the forest before installation and the influence of the forest industry. The
analysis reveals that "the pre-industrial age" people lived mainly in the forest and they managed
sustainably. The second, puts the populations in the world of work sites and demonstrates that with the
creation of wage employment, the latter, did longer perceived the forest as a fundamental economic
alternative. It sheds light on social dynamics imported by the rise of wage labor: the modernization of
localities, changing patterns of living, social needs, attitudes and the easing of relations of dependence
of households to the forest. It puts forward the central role of employment in maintaining pressure on
household forest land resources. The latter approach leans on the post-employment and examines the
return of populations to the massive exploitation of the forest because of the widespread insecurity and
lack of alternatives. Thus, after carrying out the comparison of two approaches used, the thesis leads to
the assertion of the existence of non-sustainable management of forests in the old workings.

vii
INTRODUCTION GENERALE

Cette thèse s’intéresse aux conditions de vie et aux relations à la forêt des anciens
salariés migrants installés dans les anciens chantiers d’exploitation forestière qui les
employaient. Elle nuance par l’intérêt qu’elle porte à ces groupes la conception couramment
admise du dépeuplement systématique des chantiers au terme de l’extraction des ressources.
En démontrant que la fin de l’exploitation économique des milieux ne conduit pas
nécessairement à leur abandon, la vérification de l’enracinement des populations dans les
anciens chantiers prend le contre-pied ici de cette conception souvent perçue comme une
évidence figée. Les espaces sociaux investis, la ville de Bélabo à l’Est du Cameroun et Ekouk
au Centre-Est de la région de l’Estuaire au Gabon, qui ont inspiré et déterminé cette recherche
sur les anciens chantiers, parce que tous deux le sont, donnent justement à voir dans leurs
limites l’existence du phénomène de sédentarisation d’ex-salariés migrants, leurs conditions
de vie sous le poids du chômage et la nature de leurs interactions avec les milieux forestiers.

Par le passé, les deux localités mentionnées avaient été exploitées par les entreprises
forestières d’Etat, au Cameroun et au Gabon. Dans le premier pays, la forêt ciblée se situe à
Bélabo. Pour en tirer profit, les pouvoirs publics avaient créé au milieu des années 70, avec la
participation des investisseurs privés, la Société Forestière Industrielle de Bélabo (SOFIBEL).
Ses activités comprenaient l’exploitation, la transformation et la commercialisation des
essences de valeur. Une dizaine d’années plus tôt, au Gabon, l’Etat disposait déjà de son
entreprise : la Société des Techniques de la Forêt d’Okoumé (STFO). Celle-ci voit le jour en
1965 avec le soutien des créanciers internationaux dans le but de poursuivre la politique de
reboisement des parcelles d’Okoumé initiée sous la période coloniale. Mais toutes ces
localités souffraient d’un mal commun : la main d’œuvre. Pour accomplir leurs activités, les
entreprises allaient la chercher dans différentes régions de chacun de ces pays ou elle venait
d’elle-même. Après des longues années d’existence, les entreprises ont fait faillite. La STFO
disparait en 1975 en tant qu’entreprise, mais elle survivra encore jusqu’en 1990 sous d’autres
vernis, notamment comme un sous service technique du ministère des Eaux et Forêts en
charge toujours du reboisement mais aussi de l’aménagement. En 1995, c’était au tour de
SOFIBEL de jeter l’éponge, malgré une tentative de sauvetage par la privatisation qui a
échoué.

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A partir des années 90, les ouvriers de ces deux entreprises et de ces régions se sont
retrouvés sans emploi. La majorité des migrants ne sont pas repartis dans leur région natale.
Ils se sont installés là où ils travaillaient. Ce scénario quasi-inhabituel, dans un contexte où la
crise de l’emploi et des revenus devrait les inciter au départ, révèle une autre facette de la
complexité du comportement humain que l’étude de ces anciens bassins d’emploi va élucider.
En même temps qu’elle l’éclairera, leur investigation sortira aussi de l’anonymat les
interactions que les groupes sociaux qui vivent dans ces espaces ont avec la nature. Il y a bien
des décennies déjà que la science contemporaine a compris que « le milieu naturel n’est jamais
une variable complètement indépendante de l’homme […], c’est une réalité que l’homme transforme
plus ou moins par ses diverses manières d’agir sur la nature, de s’en approprier les ressources »
(Godélier 1989 : 44), mais force est d’admettre qu’en dépit de l’inflation des travaux centrés
sur le développement durable, les relations des populations des chantiers à la nature restent le
parent pauvre des recherches actuelles. La littérature scientifique fourmille certes d’exemples
de travaux qui traitent de la question du salariat en Afrique, mais peu ont exploré les relations
à la nature du salarié qui redécouvre le chômage pour déterminer si un tel individu pourrait ou
non représenter une menace pour l’environnement. La plupart se sont intéressés au salariat
mais en exploitant d’autres perspectives que l’écologie. Concernant la nôtre, elle s’intéressera
à ce champ et aux rapports seulement des populations ciblées aux milieux. Celles qui ont été
déjà développées démontrent toutefois l’intérêt accordé à l’ouvrier par la science.

L’ouvrier africain : un objet connu de la science

Les travaux qui ont porté le regard sur l’ouvrier africain sont nombreux en sciences
sociales. Des anthropologues (Balandier, 1982 ; Agier et Copans, 1987 ; Mbot, 1998), des
historiens (Amoussou, 1977 ; Babacar, 1993 ; Babassana, 1978 ; Coquery-Vidrovicth, 1972),
des géographes (Fomete-Nembot, 1997 ; Kelodjoué, 1985 ; Lasserre, 1955 ; Sautter, 1966) et
des sociologues (Ikapi, 1985) ont fait avancer le débat sur ce sujet. Son exploration
commence depuis la période coloniale. La postérité doit notamment aux historiens l’analyse
sous cette période des conditions de vie et de travail des ouvriers vivant au sud du Sahara. La
documentation est aussi fournie sur le Cameroun et le Gabon. Les auteurs (Métégué N’nah,
2006 ; DIDZAMBOUT, 1995 ; Mbokolo, 1981 ; Mveng, 1963 ; Njeuma, 1989) démontrent
unanimement que les colonisateurs avaient fait de l’emploi de la main d’œuvre locale de
chacune de ces colonies le pilier de la mise en œuvre de leur projet. Ils décrivent
l’exploitation des ouvriers dans les chantiers de l’A.E.F, la brutalité de l’économie coloniale
et l’atrocité particulièrement du travail forcé, les rapports des locaux au travail industriel,

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leurs conditions de vie, le traitement auquel ils étaient exposés et les revendications salariales.
Comme les historiens, les anthropologues ont également fait de la figure de l’ouvrier leur
champ d’analyse. Mais la production des travaux centrés sur cet objet s’intensifie au
lendemain de la colonisation. L’intérêt est porté sur le monde ouvrier, les relations sociales et
à proprement parler le rapport des individus à l’industrialisation. Cette inspection de la vie
sociale au sein des entreprises permet de « repérer les diversités sociales ouvrières, les diversités
des modes de gestion de la main-d’œuvre, des carrières et des filières professionnelles qu’elles offrent
(ou n’offrent pas) selon les branches industrielles et les métiers, des milieux de travail qui ont érigé
une plus forte autonomie de leurs relations de travail et sont plus favorables à l’émergence d’identités
sociales professionnelles, ou de ceux qui sont plus perméables aux rapports sociaux de la société
environnante » (Cabanes, 1995 : 304). Deux enjeux sont à la base de ce regain d’intérêt pour le
monde industriel. Le premier consiste à situer la place du travail salarié et du travail industriel
dans l’ensemble des formes de travail à l’œuvre au sein des sociétés africaines. Et examiner
en second lieu, la place de ces formes de travail dans la structuration des rapports sociaux
(Cabanes et al, 1995).

Mais c’est dans les travaux de Georges Balandier que cette figure apparait très tôt. Il la
présente comme l’archétype même de la modernité qui s’est infiltré au sein des sociétés
traditionnelles africaines. Les sociétés congolaises urbaines et celles du Gabon sont les cibles
investies par l’anthropologue. Le centre d’intérêt reste l’étude des dynamiques en marche
dans ces espaces coloniaux. Dans trois œuvres1 majeures, signées de sa plume et très ancrées
dans l’historiographie coloniale, il apparait fortement l’idée que la destruction des sociétés
traditionnelles s’est accélérée sous la colonisation. Signes plausibles de modernité, l’emploi et
l’urbanisation y sont décrits comme des matrices qui, impulsent l’exode rural, fermentent des
idées nouvelles, menacent les codes sociaux, remanient l’organisation sociale, la vie politique
et contestent les hiérarchies sociales préétablies. En orientant son entreprise sur les « relations
que les hommes nouent dans un monde en transformation sous les effets de l’industrialisation, de
l’urbanisation et la migration» (Réa et Tripier, 2008 : 7), il est ainsi parvenu à démontrer que
les sociétés africaines sont enclines aux ruptures. Cet intérêt marqué pour l’analyse des
changements sociaux trahit fort bien la corrélation étroite entre l’approche de Georges
Balandier et les positions théoriques de l’école de Chicago. Signalons que l’extension urbaine
et les migrations de masses sont à l’origine de son fondement. Les réalités que recouvrent ces
phénomènes sont habituellement prises en charge par l’anthropologie urbaine. Celle-ci

1
Balandier, 1982 ; 1985.

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analyse « les effets du cadre urbain sur les comportements des individus et des groupes ; elle examine
l’organisation et la spatialisation des rapports sociaux dans la ville, l’importance des réseaux sociaux
et familiaux, les processus de solidarités qui se mettent en place à partir d’appartenances ethniques et
culturelles » (Segaud, 2007 : 21).

La référence à cette approche n’est pas du tout anodine. Peu importe qu’elle ait germé
pendant une période déjà révolue, la colonisation, il n’empêche que de nos jours elle revêt
toujours une importance. La preuve indubitable en est apportée par cette recherche, sur la
sédentarisation des anciens salariés dans les anciennes exploitations forestières, où les
registres de l’emploi et de l’urbanisation sont directement impliqués dans l’éclatement de ce
phénomène. La recherche est focalisée sur une catégorie sociale qui n’est plus
professionnellement active et dont-il faut à présent comprendre la nature des conditions de
vie. Mais il serait imprudent et surtout contre productif d’apporter une appréciation sans
resituer l’entreprise dans l’antériorité de leur vie. Le champ d’analyse serait biaisé sans
l’intégration impérative de l’entreprise. Aussi, en considérant le parcours du pendant et
d’après entreprise de ces anciens ouvriers, nous cherchons à voir si les populations ont changé
d’attitude envers les milieux naturels, de comportement et de mentalité. Car en situation de
brassage toute population est parfois amenée à féconder des nouvelles logiques. « Les
stratégies qui se développent dans les situations multiculturelles ne visent pas toujours à l’intégration
individuelle, à l’acculturation de masse ou à la protection des identités en présence. Elles essaient
parfois de saper les normes des différents groupes et d’en proposer de nouvelles à partir desquelles
des identités originales pourront se bâtir, une nouvelle société se constituer » (Claval, 2003 : 110).
C’est dire que les mutations sont consubstantielles à l’homme. Les registres de l’emploi et de
l’urbanisation sont des réalités inamovibles, tant qu’ils le resteront, les mutations pleuvront.

Trois décennies après la colonisation, deux autres anthropologues, Copans et Agier


(1987), ont également procédé au Cameroun à l’étude des conditions de vie des ouvriers au
sein des entreprises industrielles. Dans ces hauts lieux de la modernité (des espaces toujours
portés vers l’innovation), ils lèvent le voile sur une spécificité sur laquelle l’approche
dynamiste reste très peu diserte. Celle de l’interférence de certaines chaînes culturelles des
traditions originelles des ouvriers opérant dans pareilles unités de production. Avec eux, aux
portes de l’entreprise, il y a des héritages sociaux qui ne dépérissent pas : ils subsistent quel
que soit le lieu et leur nature. Ce sont des résistances, comme l’interprèterait F. Cooper2, une

2
Historien Américain, il souligne les formes diverses de résistances culturelles utilisées par les ouvriers noirs
pour échapper à l’emprise de l’entreprise coloniale.

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opposition culturelle à toute logique de subjectivation accélérée, à l’asservissement total au
capitalisme. Elles sont mobilisées lors de la sélection du personnel, dans la structure de son
ménage, en dehors de l’entreprise, dans ses transactions économiques et sociales avec le
milieu d’origine. L’existence des fragments des cultures des ouvriers fait de l’entreprise le
lieu où se juxtapose des logiques dualistes. Il y a dans ce milieu un sens au développement de
la juxtaposition des logiques modernes et traditionnelles.

Près de la frontière camerounaise, au Gabon, une thèse d’anthropologie au versant


écologique est soutenue par Kialo Paulin3. Il fait une anthropologie comparée des modes
d’exploitation de la forêt avant et après le contact des sociétés traditionnelles de ce pays et les
industriels français évoluant dans le secteur forestier. Sa démarche comparatiste considère une
triple temporalité, la période précoloniale, coloniale et postcoloniale. Elle l’amène à conclure
que le mode de gestion des milieux naturels des populations locales a profondément changé.
Elles sont passées d’un mode de gestion pro-forêt à un mode de gestion anti-forêt. Ce
changement de rapport à la forêt obéit à la variation par cycle des logiques. Une hypothèse
émise est le retour possible du cycle de gestion pro-forêt sous l’impulsion de la dynamique
actuelle de rationalisation des ressources naturelles.

Toutefois, tous ces travaux se recoupent en réalité en deux pôles théoriques dominants.
L’approche dynamiste telle qu’énoncée chez G. Balandier et qui analyse en priorité les
changements sociaux et l’approche relativiste qui ne considère pas nécessairement les
identités culturelles comme étant complètement noyées par la pression de la modernité. Elle
mesure le nivellement des rapports sociaux sous un angle dialectique.

L’avantage théorique et méthodologique

Pour notre recherche, tous ces travaux sont un thésaurus de savoirs utiles. Ils font état des
régularités dont-il importe de savoir tirer profit. Aussi Roger Bastide, qui préfère employer
l’expression « régularités » que de lois, conseille de les considérer dans la mesure où « il
existe un déterminisme, sociologique ou anthropologique, et que l’ingénieur social qui veut manipuler
le réel pour le plier à ses fins doit en tenir compte : car il constitue à la fois un frein à sa puissance
thaumaturgique et un tremplin à une action rationnelle » (Bastide, 1971 : 51). Ainsi une d’elles
serait que tout contact culturel est toujours déterminé par les individus. « Ce ne sont jamais

3
Chercheur à l’Institut de la Recherche en Sciences Humaines (I.R.S.H) du Gabon. Paulin Kialo., Pové et
forestiers face à la forêt gabonaise. Esquisse d’une anthropologie comparée de la forêt, Thèse de doctorat de
Troisième cycle, Université Paris V -René Descartes, 2005, 380 p.

10/297
des cultures qui sont en contact, mais des individus » (Idem). Cette proximité est suivie, au
sein de la culture réceptrice, par la formation de nouvelles logiques qui n’aboutissent qu’à
certaines conditions. Trois possibilités peuvent être distinguées selon cet auteur. Les contacts
libres où la société par son enthousiasme se réapproprie des traits culturels exogènes ; les
contacts forcés où en dépit de la circulation de certains traits culturels exogènes la résistance
apparait sur certains autres comme une réponse culturelle à des valeurs imposées du dehors ;
et les contacts planifiés où s’impose la nécessité d’introduire des changements, sans pourtant
éveiller les résistances et bousculer la cohésion du groupe. Il va de soi que pareilles situations
sont des terres fertiles où émergent de nombreuses autres régularités mais il serait exhaustif
d’en parler. Cependant une toute autre régularité d’importance, considérée comme l’âme des
études dynamiques, serait l’immuabilité au changement de toute société. « Les systèmes
culturels ne sont pas statiques » (Ibidem : 62). Tous les auteurs qui ont analysé le mouvement
ouvrier ne la remettent pas en cause. Bien au contraire, leurs études laissent clairement
transparaitre cette inclinaison. Il est assurément consubstantiel à toute société et peut jaillir de
l’intérieur comme de l’extérieur. Même si quelques uns constatent qu’à côté de ces ruptures il
y a aussi des permanences. Elles n’obscurcissent nullement ce caractère dynamique des
sociétés qu’ils ont étudiées.

Une toute autre redevance due à ces travaux est d’ordre méthodologique. Certes des
logiques nouvelles apparaissent dans les situations de contact. Lesquelles sont incarnées dans
les changements sociaux régulièrement observés. Toutefois, en tenant compte du fait que les
logiques ne sont pas intrinsèquement des réalités matérielles, quand on veut concrètement
justifier la présence et le sens d’une opération sociale nouvelle dont elles sont à l’origine, tout
le problème qui se pose est celui de rendre compte de la formation, de la vitalité et des modes
d’action de ces réalités complètement abstraites. Toute l’aide de ces travaux se mesure
précisément à ce moment, par la fourniture d’un protocole méthodologique intéressant à
observer. Il repose, dans le cas spécifique de la recherche dans le monde ouvrier, sur la
nécessité pour le chercheur qui l’investit, d’articuler le lien entre le milieu professionnel
d’exercice, les conditions de travail, le contexte de production et les conditions de vie des
ouvriers. En clair, faire preuve de plus de lucidité dans les observations pour mieux objectiver
toutes les logiques que l’univers constitutif de l’ouvrier crée.

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Renforcer le corpus scientifique existant

Céder au rituel du recours aux travaux antérieurs n’a pas pour seul intérêt de recenser les
savoirs déjà établis, mais de marquer à partir de ceux-ci la frontière entre ce qui est su et ce
qui ne l’est pas, afin de proposer une nouvelle grille d’analyse. C’est sans doute dans ce sens
que Pierre RABHI affirmait que : « Celui qui peut puiser dans la marmite de ses voisins n’a
pas de difficulté à engraisser » (cité par Rabourdin, 2005). Néanmoins, si la vertu essentielle
de l’approche des études dynamiques est de ne pas figer la réalité sociale, ce d’autant plus que
celle-ci est en perpétuelle mouvement, on doit certes tenir compte des régularités observées
dans d’autres études, mais sans préjuger de la valeur qu’elles revêtent dans la nôtre,
conformément aux conditions dans lesquelles elles les ont exprimées. Le faire serait au final
trahir l’essence même de cette approche théorique. Car on aurait finalement figé la réalité en
l’analysant dans un contexte contemporain qui lui est étranger. Or un décalage de contexte
spatio-temporel suffit largement pour modifier sa nature et parallèlement la nature des
logiques que le chercheur doit élucider pour confirmer ou infirmer la pertinence de ses
présupposés théoriques.

Tout schéma de réflexion n’a d’objectivité que si l’objet est pris dans une somme de
cohérence articulant sa temporalité naturelle, son espace et son contexte social de base.
L’ouvrier de la période coloniale diffère de celui de la période postcoloniale. Cette différence
s’observe au niveau du contexte et du temps (colonial/postcolonial), de la physionomie des
conditions d’existence, partant du logement (camps de fortune/cité moderne) au traitement de
salaire (dérisoire/ relativement intéressant) et des outils de travail (bras d’homme, outils
rudimentaires / équipements modernes). Il y a visiblement des changements de part et d’autre,
en somme l’apparition d’une régularité homogène, mais les procédés par lesquels elle est mise
en évidence diffèrent de l’ouvrier d’une époque à l’autre. Ce qui permet alors de faire une
remarque d’ordre général sur la recension de ces travaux. Tous les travaux parcourus ne
traitent particulièrement que de l’ouvrier encore en fonction. L’ouvrier reversé dans le non
salariat ou le licencié qui présente une nouvelle condition de vie n’y figure pas. Un tel sujet
n’est pas dépourvu d’histoire. Il ne cesse non plus d’en produire en dehors même de l’usine.
La somme de ces rapports sociaux qu’il construit dans ces milieux et qui participe de son
histoire n’a pas fait l’objet d’une investigation. Ne péchons pas par omission, puisque dans un
de ses articles, Jean Copans (1995) établit un rapport entre le travail et le hors travail.
Cependant, le lien examiné articule juste les positions lignagères et les positions dans le

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travail. Cela n’a absolument rien à avoir avec les moments de chômage éprouvés par les
anciens ouvriers installés dans les anciens bassins d’emploi de Bélabo et Ekouk.

Le constat peut se prolonger à d’autres faits. Pour une majorité écrasante, le contexte
d’étude privilégié est la période coloniale rythmée simultanément par l’idéologie dominante
du productivisme (Glon, 2006 : 117). Dérivée de la dynamique développementaliste
d’inspiration anglo-saxonne, elle est conçue après la seconde guerre pour relancer les
économies exsangues des pays occidentaux sévèrement dévastés. Philippe Hugon qualifie
cette reprise de l’économie occidentale de « temps de la construction » (1993 : 44).
« L’essentiel du corpus théorique de l’économie du développement a été, dit-il, forgé au lendemain de
la Seconde Guerre mondiale. Les théoriciens néo-classiques et keynésiens réduisent les problèmes de
développement à la théorie de la croissance, aux imperfections des marchés ou champ de l’économie
internationale » (Idem). Le productivisme s’inscrit comme le modèle structurant le
fonctionnement des entreprises. La diffusion de cette idée a aiguisé au sein des cercles des
organisations industrielles, l’appétit de l’accumulation et donc de l’exercice de la pression sur
les ressources biologiques.

Le contexte contemporain de l’étude

Investir les anciens chantiers forestiers transformés en des milieux où se sédentarisent les
anciens salariés détache ce travail des centres d’intérêt et des trajectoires adoptées par nombre
d’observations sur l’ouvrier. Cette thèse prend en compte l’ouvrier en arrêt de travail pour
déterminer le mode de penser les rapports aux milieux de cette catégorie sociale. Celle-ci est
dans le cadre de ce travail le point d’intersection entre deux siècles, le XXème et le XXIème, qui
se singularisent chacun par sa conception de l’économie et par l’insertion de la question de
l’érosion des ressources naturelles. Ils sont partagés par le productivisme qui caractérise
l’ancien siècle et le développement durable qui caractérise le nouveau4. Le nœud de cette
distinction est le degré de prise en charge des difficultés de l’environnement. L’ancien a
accusé un certain retard dans le traitement de cette question, tandis que le nouveau s’illustre
par sa promptitude à en faire une urgence. Celui-ci innove par une démarche encline à penser
une stratégie corrélant progrès et gestion des ressources. Or, l’autre l’envisageait plutôt sous
l’angle restreint de la domination poussée de l’économie et de l’exploitation absolue des
ressources. A ce titre, la population visée par cette étude chevauche ces siècles par son passé

4
Il associe assurément les deux modèles, mais affirme plus théoriquement le développement durable que
l’ancien siècle.

13/297
professionnel, alimenté par l’idéologie productiviste et sa vie contemporaine, du hors travail5,
assénée par l’idéologie du développement durable.

Ainsi la perspective défendue est celle de la construction d’un discours sur le rapport à
l’environnement de tout individu exclu du marché du travail, en partant du croisement des
logiques qui le gouvernent et des enjeux contemporains autour de la gestion des milieux
naturels. Cette entreprise exige en revanche de « partir des structures, de leur rapport et de leur
rôle exact pour saisir la rationalité du comportement des individus » (Godelier cité par Bastide,
1997 : 57). Une telle préoccupation peut être une piste prometteuse pour comprendre l’origine
des maux qui justifient en partie l’accélération de l’exploitation des ressources dans les
anciens chantiers. On l’aura très vite compris, ce travail s’inspire plus tôt du contexte
contemporain actuel marqué par l’intérêt accordé à la gestion des ressources. Il s’assigne ainsi
l’objectif de comprendre la nature des rapports que les anciens ouvriers nouent avec les
milieux naturels.

Problématique

La fixation des populations dans les bassins d’emplois qui ne le sont plus est un phénomène
pas suffisamment étudié. L’une des rares études à s’y être intéressée et qu’on qualifierait de
pionnière est celle que l’anthropologue gabonais J.E. Mbot (2004) a théorisé sous la matrice
du campement. Laquelle étude rend compte de l’émergence des nouvelles habitudes, des
nouvelles mentalités et des nouvelles identités sociales façonnées au contact des chantiers.
L’investigation des localités de Bélabo et d’Ekouk s’appuie sur le travail de celui-ci et prend
également en charge le champ écologique. Elle permet d’examiner les rapports à la forêt des
populations installées dans les chantiers en investiguant leurs conditions de vie actuelle. Le
biais des conditions de vie va servir de fil conducteur à cette recherche. Car il se situe dans ces
milieux, à l’interface des rapports société-environnement et donc sur la question écologique
qui focalise cette recherche. Son exploitation permettra au final de cerner la nature de la
gestion des milieux forestiers par ces populations en s’appuyant sur ces interrogations :

- Comment des populations qui ont travaillé et se retrouvent ensuite sans emploi font-
elles face au changement de leur statut ?
- Quelles sont les répercussions de ce changement de statut sur les milieux forestiers ?

5
Au sens de celui qui vit le chômage.

14/297
L’allusion au pendant et l’après emploi, faite par ces interrogations, ressort la nécessité ici
d’interpréter les rapports populations-milieux sur la base de l’exploitation et le croisement des
approches diachronique et synchronique. Il se pourrait qu’ils n’aient peut-être pas conservé
leur aspect originel à travers le temps. En effet, dans son analyse de la dialectique des rapports
homme-nature, Georges Balandier souligne que ceux-ci sont toujours suivis de manières de
gérer qui changent au fil de l’évolution des sociétés (1985). Celles de Bélabo et d’Ekouk ne
sont non plus démunies d’histoire. La leur ne débute ni récemment ni à l’aube de
l’industrialisation. Ces périodes ne sont que le prolongement d’une histoire qui puise sa genèse
plus loin, dans les temps pré-modernes. C’est pourquoi l’interprétation du comportement
social des sociétés questionnées s’adossera sur la mise en relation de leur historiographie
sociale pré-moderne et contemporaine.

La reconstitution du passé de ces sociétés participe d’une démarche qui vise à saisir tous
les ressorts sociaux, les contextes et les éventuelles dynamiques que la problématique
recouvrent en vue de restituer le plus fidèlement possible la réalité et l’origine des interactions
des populations avec les milieux forestiers. Ce souci d’objectivité nous a amené à prendre
position pour trois niveaux de relations qui permettent de lire le comportement d’antan et
actuel des populations au contact de l’environnement. Les relations retenues sont liées à
l’entreprise, aux sociétés dans lesquelles les individus vivent et à l’environnement. Elles
constituent trois angles d’analyse et trois passages obligés que la nature de notre objet
commande d’emprunter en vue de ressortir l’état réel des rapports aux milieux des groupes
ciblés. Nous les explorerons en les comparant sur la base de trois temporalités : le pré-emploi,
pour déterminer la qualité des relations à la nature avant le contact des populations au salariat ;
le temps salarié pour saisir leur place dans la chaîne de production et leur condition sociale
sous le statut d’ouvrier ; le post-emploi, pour évaluer le mode de gestion actuelle et
comprendre son origine.

La prise en compte de ces périodes s’avère indispensable, car la détermination de la nature


réelle des rapports qu’entretiennent actuellement les populations avec les milieux ne peut
surgir qu’au terme de la comparaison de ces relations et leur temporalité. Nous tentons, tout en
prenant en compte les trajectoires sociales des populations ciblées par notre étude, et leur
inscription dans la modernité actuelle, de déterminer dans les anciens chantiers de Bélabo et
d’Ekouk la nature des relations que des individus ayant perdu leur emploi entretiennent avec
les espaces forestiers. La recherche s’inscrit dans la perspective de l’analyse du rapport
pauvreté-environnement. Car il semble certain qu’en réponse au chômage, à l’érosion des

15/297
revenus et la précarité générée par l’effondrement des entreprises dans les localités
considérées, les populations installées dans ces territoires sont contraintes aujourd'hui de
dépendre des ressources forestières pour survivre.

Zones d’enquêtes et méthodologie de la recherche

Le questionnement sur la vie dans les anciens chantiers a commencé à prendre corps à
partir de la lecture de la réflexion sur la matrice du campement développée par
l’anthropologue Jean Emile Mbot. Partant de cette vision globale, sur les relations sociales
dans les campements, nous avons jugé utile de nous intéresser aux rapports à la nature des
populations « d’anciens travailleurs migrants » installées dans les anciens chantiers d’Ekouk
et Bélabo. Ce travail se rapproche d’une étude réalisée en 2006 dans le cadre de mon mémoire
de maîtrise. L’extension vers le Cameroun vient d’un impératif administratif. Le bénéfice de
la bourse du gouvernement français, proposée par son ambassade au Gabon, posait comme
condition de financement de la recherche le choix d’un terrain autre que dans le pays
d’origine. Le choix fut alors porté sur le Cameroun, en raison de la localisation de l’ancien
chantier installé à Bélabo et la proximité de ce pays avec le Gabon. Car on tenait malgré les
contraintes budgétaires à mener des enquêtes à Ekouk.

L’exploitation effective de notre problématique de recherche a nécessité une enquête de


collecte de données orales et statistiques. Celle-ci nous a conduit au cours des étés 2008, 2009
et 2010 à organiser trois voyages au Cameroun et deux au Gabon (2009 et 2010). Chaque
séjour s’étalait sur une durée variant entre deux mois et trois, à l’exception des déplacements
effectués au Gabon. L’organisation du scrutin présidentiel anticipé du 30 Août 2009 et
l’incertitude sur l’issu du climat postélectoral, nous avait obligées à limiter notre calendrier de
recherche à un mois. L’année suivante, nous avions maintenu le même calendrier en raison
des problèmes de budget. La conjugaison de ces difficultés et le déséquilibre des ressources
relevé dans l’analyse entre les deux terrains expliquent quelque peu aussi la trop grande place
qu’occupe la localité de Bélabo dans cette thèse, comparée à celle d’Ekouk.

L’enquête proprement dite s’est déroulée sous deux formes : le questionnaire et


l’entretien. Les anciens chantiers étudiés connaissent d’importantes dynamiques
démographique et spatiale. L’utilisation du questionnaire était le moyen indiqué pour
identifier et localiser les anciens ouvriers. Dans la localité de Bélabo, quatre équipes
composées chacune de deux enquêteurs sont parvenues à remplir trois cent vingt

16/297
questionnaires, dont 252 à l’intérieur de la ville et 68 dans deux villages6 situés à l’écart. Du
côté d’Ekouk, nous avons rempli 177 questionnaires dont 115 à Ekouk-chantier et 62 dans
deux villages7 rattachés à cette localité. C’est à partir des questionnaires que nous avions
procédé également au choix des informateurs avec qui nous devions approfondir les
entretiens. Le recours à l’entretien semblait tout aussi nécessaire parce qu’il a permis
d’installer le dialogue avec les informateurs et faciliter l’accès aux informations et aux
évènements auxquels nous n’avions jamais pris part. L’entretien ne concernait qu’un seul
informateur. Mais il nous arrivait d’interroger en même temps plusieurs informateurs,
notamment quand des visiteurs d’un chef de quartier ou de village nous surprenaient en plein
dialogue. Nous avions opté au cours de ces échanges pour la méthode « semi-directive ». Elle
permet au chercheur de recueillir l’information attendue en encadrant avec des questions
guides le discours de l’informateur. Les données recueilles ont été fournies pour la plupart par
les anciens ouvriers. Mais ce public n’était pas le seul interrogé. D’autres ont été abordés. Les
profils choisis dépendaient exclusivement des thématiques et des temporalités abordées par la
thèse. Pour les thèmes liés à la reconstitution de l’état social des localités explorées avant
l’installation des chantiers, les communautés autochtones étaient plus qualifiées que d’autres
pour en parler. Celles-ci ont donc été approchées. En ce qui concerne la localité d’Ekouk où
ces dernières n’y résident pas, nous avons effectué le déplacement du côté des localités de
Kango et Bifoun pour rencontrer certains notables. Il était nécessaire de s’y rendre car les
populations de ces localités revendiquent chacune des droits coutumiers sur celle d’Ekouk.
Leurs points de vue étaient donc essentiels pour saisir l’histoire ‘’préindustrielle’’ de cette
région. Pour tous les autres thèmes aussi, nous avions toujours privilégié le choix des
informateurs qualifiés. Il en a été ainsi pour toutes les questions liées aux relations entre
habitants, à l’évolution des localités, aux conflits post-emploi, aux alliances, aux activités
économiques, aux cultes religieux et à la gestion actuelle des forêts.

Cependant, la collecte de données en milieu africain n’est pas une pratique facile pour le
chercheur. Il doit faire face aux sollicitations financières des populations et au « préjugé
politique » qui fait parfois le lit à la rétention de l’information. Au cours de nos campagnes de
terrain, le paiement des « pourboires », l’offre des présents aux intermédiaires et aux
informateurs étaient utiles pour assoir la confiance et faciliter l’accès aux informations. C’est

6
Essandjan et Yanda
7
Ekouk-Obendzi et Ekouk-Village

17/297
dire que le chercheur se doit donc de disposer de moyen financier conséquent pour répondre
aux attentes de ses interlocuteurs. L’argent n’a constitué un problème que du côté d’Ekouk.
Car les ressources étaient limitées. Cette difficulté n’était pas aussi importante que le préjugé
qu’il fallait affronter. En effet, mener des enquêtes pendant la période électorale nous valait
les soupçons de tout genre. C’est ce à quoi nous exposait le contexte politique de 2009. Les
populations nous soupçonnaient d’être parfois un agent de renseignement à la solde du régime
en place. La méfiance leur empêchait de répondre à notre questionnaire. Elles étaient
persuadées qu’il s’agissait d’une ruse pour ficher les ‘’opposants’’. Mais la méfiance venait
surtout des migrants nouvellement installés. Elle cessait lorsqu’on était accompagné d’un
ancien. Les difficultés n’apparaissaient pas que dans les sites d’enquêtes. Dans les capitales
camerounaise et gabonaise, l’absence d’archives sur SOFIBEL et la STFO, dans les
bibliothèques où les administrations en charge des forêts, a constitué une réelle difficulté. En
ce qui concerne la première entreprise, les démarches vers la Société Nationale
d’Investissement (SNI), responsable du dossier lié à la privatisation de SOFIEBL, ont été
vaines. Le personnel n’a jamais voulu aborder le sujet sur cette entreprise. Bien sûr, nous
n’avons pas cédé au découragement devant tous ces écueils. Nous avons réussi à les
surmonter autrement.

En dépit des difficultés endurées, l’exploitation de la masse des données recueillies a


permis de répartir la présente étude en trois grandes parties. Chacune d’elles se décompose
également en trois chapitres. La première partie reconstitue le passé préindustriel des anciens
chantiers en mettant l’accent sur l’occupation de l’espace, l’organisation sociale et les modes
de vie des populations à cette période. La deuxième partie s’intéresse à l’essor de l’industrie
forestière et aux changements sociaux apportés par les entreprises. La troisième mettra
l’accent sur la crise de l’emploi, les stratégies de subsistance actuelles des populations et les
relations à la forêt.

18/297
PREMIERE PARTIE :
L’AGE ‘’PREINDUSTRIEL’’ DANS LES TERRITOIRES DE
BELABO ET EKOUK

L’histoire sociale des localités de Bélabo et d’Ekouk commence avant l’avènement des
chantiers forestiers. Elle n’est pas marquée par la modernité qui recouvre leur paysage actuel.
Cette partie interrogera l’état social de ces territoires avant l’installation des entreprises
forestières. Elle compte trois chapitres. Les deux premiers seront consacrés à la localité de
Bélabo et le dernier s’intéressera à celle d’Ekouk. Dans le premier, l’accent sera mis sur la
genèse de cette localité, les populations qui l’occupent et leur organisation sociale. Dans le
second, il sera question d’étudier les modes de vie et corrélativement les rapports au milieu
naturel. Le troisième explore l’histoire de la localité gabonaise en tenant compte du contexte
colonial et l’amorce du développement de l’exploitation forestière dans la région de l’estuaire.

19/297
CHAPITRE 1: DANS L’OMBRE DES BOIS
Au Cameroun, la région de l’Est abrite le plus grand sanctuaire de forêts du pays. Le
manteau forestier disponible couvre 75% de la province8. Il est investi depuis plus d’un demi-
siècle par de nombreuses communautés villageoises en majorité bantu (Despois, 1946). Mais
depuis l’indépendance du pays9, jusqu’au début des années 70, cette immense province et peu
habitée10 accusait encore d’énormes problèmes de développement y compris dans ses régions
les plus importantes. Dans les petites localités rurales, retirées de Bertoua, le chef lieu de la
province, la domination de la forêt les maintenait dans leur état d’enclavement d’antan et ne
favorisait pas leur développement. Cette condition ne facilitait pas la circulation aisée des
biens, les rapprochements entre les communautés locales et l’extérieur et parfois aussi entre
elles11. Cela a eu pour conséquence aussi de dissimuler la présence de certaines. Dans cette
catégorie, on compte les communautés bobilis réparties à Bélabo. Cette région rattachée au
département du Lom et Djérem va attirer l’attention parce qu’elle permet de comprendre les
conditions de vie de ces groupes, sur la décennie qui s’étale de 1960 à 1970, et les
changements sociaux apparus à la fin de celle-ci.

Ce chapitre se saisit alors de ce cours passé, pour restituer le paysage social de l’époque,
les modes d’organisation sociale des groupes, les modes d’investissement des milieux
naturels, en y faisant dès l’entrée de jeu la part belle à l‘importance de la forêt. Par cet aperçu
des conditions de vie des sociétés de ce milieu, une vision globale et nette des mutations
survenues sera progressivement dégagée dans les autres chapitres que compte ce travail.

8
Sa superficie est de 110 000 km2.
9
Le Cameroun accède à la souveraineté internationale le 1er Janvier 1960.
10
J. Imbert lève le voile sur le peuplement de Bertoua en 1970 en avançant le chiffre de 2188 habitants à cette
époque.
11
Une situation analogue, notée au début de la colonisation allemande, confirme que certains peuples
méconnaissaient l’existence des autres malgré la relative proximité des régions. Elle est rapportée par
l’explorateur allemand Curt Von Morgen. Au cours d’une de ses expéditions réalisées dans l’hinterland du
Cameroun, alors qu’il se dirige vers le territoire des groupes Babouté, il croise sur son chemin le peuple Béti.
Ce peuple bantu proche des Yaundé n’avait pas connaissance de la présence des peuples de langue soudanaise
installés au nord de la Sanaga (Von Morgen, 1982).

20/297
1.1. LE REGNE DOMINANT DE LA FORET
La forêt tient une place importante dans l’histoire des populations installées à l’angle
ouest12 du nord de la province de l’Est. Au fil de la pénétration de ce travail, on verra que la
vie des populations et l’évolution sociale de la région dépendent principalement de cette
ressource. Comme pour le reste de la province, et à l’image même de la majorité de certaines
étendues boisées du pays, cette région est couverte de forêt le long des kilomètres. Le paysage
ici subit la domination de la forêt congolaise. Aussi, même la présence influente du fleuve
Sanaga, et pourtant assez proche, ne modère pas cette domination. L’omniprésence de la forêt
n’a pas fondu même sous la pression des aménagements des groupes bobilis, képéré et pol
implantés ci et là. Ces habitants, pressés par les soucis qu’impose davantage une économie de
subsistance, plus que celle du marché, pratiquent des activités qui ont a priori très peu
d’incidences sur le couvert végétal. Celui qu’on rencontre dans cette région est « une forêt
ombrophile, haute, dense et variée, qui se présente tantôt sous son aspect « primaire », voisin de la
haute futaie, et tantôt sous l’aspect « secondaire », alors plus touffue et impénétrable, avec des
espèces de lumière et d’innombrables lianes » (Despois, 1946 : 19).

Province Forêt dense Forêt Total Superficie


dégradée (Province)
Centre - Sud 56,4 26,8 83,2 116
Est 75,1 6,6 81,7 109
Littoral 14,1 3,2 17,3 20,2
Sud – Ouest 13,9 3,7 17,6 24,7
Ouest 2,1 3,5 5,6 13,8
Total 161,6 43,8 205,4 283,7
Tableau 1.1 : Répartition régionale de la forêt camerounaise en 1979 (en milliers de km2). Données
extraites du rapport du Ministère de l’économie et du Plan, avril 1979.

Le tableau ci-dessus donne un aperçu de la répartition de la couverture forestière au


Cameroun. Les principaux massifs forestiers de ce pays sont concentrés dans deux régions.
Les provinces du centre-sud et de l’Est. Les variations tendancielles exprimées placent la
seconde en tête du classement établi. Elles confirment la domination de la forêt dense (75,1%)
dans l’Est et son faible taux de dégradation (6,6) ; preuve que l’activité industrielle est quasi
nulle. Le taux de dégradation ici est quatre fois moins important que dans la région du centre
– sud. L’expérience d’une exploitation industrielle, très familière des extractions massives
d’essences généreuses de profit et d’emplois, est très faible dans cette région. Son bois est par

12
L’arrondissement de Bélabo est situé au nord ouest de la province de l’Est.

21/297
conséquent encore épargné des affres de l’ogre industriel. Voilà qui aurait ravi les activistes
de la deep ecology13, mais cela cause tout de même du tort à l’économie nationale qui ne tire
aucun bénéfice de ce potentiel. Cependant, ailleurs, elle tire des profits substantiels avec
l’exploitation des forêts des autres régions du pays. En effet, au centre, dans le littoral ou à
l’ouest, le bois contribue pour beaucoup dans l’économie. Car cette ressource fait
véritablement florès dans ces régions. Celles-ci sont investies par des entreprises qui ont
développé ce secteur et qui pour fonctionner utilisent une importante main d’œuvre et des
équipements modernes. La COCAM, entreprise forestière installée à Mbalmayo14, dispose
d’un important personnel, d’une usine de déroulage, du matériel roulant pour le chargement et
le transport des grumes ainsi qu’une batterie de tronçonneuses pour l’abattage. Cet exemple
de modernité vaut autant pour l’usine à papier d’Edéa15. Il suffit largement pour donner un
aperçu réel du niveau très avancé de cette exploitation.

La valorisation des ressources forestières de ces régions en a fait des bassins d’emploi et
des lieux d’accueil des travailleurs migrants venus d’autres régions du pays. Nombre de
spécialistes étrangers (Despois, 1946 ; Morice, Agier et Copans, 1987 ; Warnier, 1993)
intéressés par le terrain camerounais et même des intellectuels locaux peu discrets sur le
phénomène migratoire rattachent celui-ci au développement industriel de ces zones. Ils
reconnaissent à l’unanimité que ces espaces sont des pôles où convergent d’importants flux
migratoires. Ils concentrent l’essentiel de l’appareil administratif du pays et de production des
biens.

Dans ces régions, le secteur forestier a précocement pris ses marques. Car il s’est
développé au cours de la période coloniale. Il a fallu pour cela d’abord surmonter l’hostilité
de certains colons qui contestaient l’idée d’une structure16 de colonisation productive dans les
colonies africaines de l’empire. « L’Association des colons du Cameroun (ASCOCAM), branche

13
Ecologistes radicaux défenseurs du tout biologique.
14
Ville secondaire de la province du centre située près de Yaoundé. L’acronyme COCAM signifie Compagnie
Camerounaise de Mbalmayo.
15
Ville de la province du littorale située non loin de celle de Douala. Elle abrite l’entreprise CELLUCAM.
Michel Agier consacre dans l’ouvrage sur la classe ouvrière en Afrique (1987) un article à cette entreprise.
16
R. Gouellain montre dans son ouvrage sur Douala que la colonisation produit trois structures successives :
structure de la colonisation mercantile avant l’établissement du protectorat, structure de la colonisation
productive qui représente la période coloniale sur place, en fin, de nos jours, structure de la colonisation par le
contrôle du développement. Lire Bayart (1979 : 28)

22/297
locale des Etats généraux de la colonisation française, milita, par exemple, avec beaucoup de vigueur
contre les mesures prises au lendemain de la deuxième guerre mondiale, qui allaient dans le sens de
cette reproduction induite du capitalisme : elle demandait l’abolition du code de travail de juin 1945
et le retour au travail forcé, critiquait les Sociétés indigènes de la prévoyance (par l’intermédiaire
desquelles s’effectuait la diffusion des grandes cultures spéculatives), récusait la politique
d’industrialisation des Territoires d’outre-mer, déplorait l’émergence d’un prolétariat africain ; et,
avec une cohérence inconsciente, elle ne se trompait pas d’adversaire lorsqu’elle dénonçait le rôle de
la « haute finance » dans la politique coloniale française » ( Joseph cité par Bayart, 1979).

Le secteur forestier s’est développé au cours de la période coloniale. Depuis, la


permanence du bois continue à maintenir sa présence, à accroitre sa dynamique à travers
l’amélioration de ses capacités de production, conformément aux attentes de l’évolution des
marchés. C’est donc ce bois qui va progressivement assoir alors la notoriété du pays dans ce
secteur et l’intégrer au niveau international dans le cercle des grands producteurs africains
(FAO, 1987 ; Faure, 1990). Cette dynamique amorcée par le pays dans le secteur forestier va
payer. Des décennies plus tard, son classement dans le continent est très élogieux. Il vient en
troisième position, juste après son voisin le Gabon. Celui-ci est positionné au second rang
derrière la Côte d’Ivoire.

Cette appréciation globale du rôle du bois dans la prospérité de l’économie ne trouve


manifestement pas le même écho à l’intérieur de la région du nord-ouest et par extension dans
toute la province17. Les populations n’étaient pas convaincues que l’Etat accordait réellement
de l’intérêt à cette ressource. L’absence d’industrie intéressée par son exploitation entretenait
le doute. Sans opérateur économique les possibilités de désenclavement du milieu étaient
limitées. Et pourtant la région regorgeait d’essences de qualité. Si comme Jean Pierre
Mackosso Ikapi le suppose dans sa thèse (1985), que le potentiel commercialisable tient
compte des essences et de leur valeur commerciale, de la qualité des arbres et du diamètre
autorisé pour l’abattage, de la localisation des zones d’exploitations et des moyens, des coûts
et des délais de transport qu’elle implique et de la difficulté du terrain, le critère qualité qui
pour le marché est prépondérant ressort sur les bois locaux. La phytogéographie 18 de la région

17
Elle ne comptait qu’une entreprise : la SFID de Dimako.
18
Dans sa thèse de troisième cycle de géographie, soutenue en 1985, L’évolution de l’exploitation industrielle
du bois dans la forêt dense camerounaise, Samuel Kelodjoue y consacre largement le premier chapitre de la
thèse à l’inventaire de la texture phytogéographique du Cameroun. Il l’élabore en référence aux travaux effectués
par Letouzey dans ce pays.

23/297
comble la localité de nombreux bois précieux. A l’intérieur, dans les environs et au-delà de ce
qui deviendra plus tard le centre administratif de l’arrondissement, la distribution des espèces
ne masque nullement la présence des essences de valeur comme l’ayous, l’ébène, le moabi, le
sapelli, l’iroko, le sipo etc. Toutes ces espèces19, considérées comme de qualité
commercialisable, recherchées par les exploitants et qui une fois transformées en grumes sont
exportées vers les marchés européens couvrent la forêt de la région. En attendant de susciter
l’intérêt de l’Etat et des investisseurs, les populations locales n’avaient pas à craindre pour
leur mode de vie. Elles gardaient leurs rapports avec le milieu intacts.

1.2. LES SOCIETES VILLAGEOISES AUTOCHTONES


La forêt n’a guère constitué une contrainte fatale, disons insurmontable, pour décider les
groupements humains, en quête de nouveau territoire à coloniser, à renoncer à toute ambition
de coloniser un lieu convoité. Ils s’emploient plutôt à surpasser l’hostilité rencontrée en y
effectuant des travaux d’aménagement foncier qui se soldent par une conversion d’une
portion du couvert végétal en un nouvel emplacement sur lequel ils s’installent. Les
communautés bobilis des villages Ebaka, Mvoundé20, Ndemba, Yanda, Yébi, où s’élèvera
plus tard la ville de Bélabo, comme leurs voisines Képéré, Pol, aussi distribuées un peu
partout dans la région, ou les Gbaya installées un peu plus loin au nord, à la limite entre le
département (Lom et Djérem) et la province de l’Adamaoua, toutes ont bien été obligées
d’une manière ou d’une autre de déployer des efforts considérables pour arriver à dompter la
forêt et s’y installer. Suzanne Jean fait remarquer que « l’existence de droits fonciers est
indissolublement liée au travail agricole. C’est le travail qui crée le droit, le maintient et en limite
l’espace » (1975 : 50). Elle ajoute en outre que : « le premier débroussage d’une terre vierge
représente généralement un travail important, particulièrement dans les zones forestières où
l’abattage d’une forêt secondaire nécessite un très gros effort. Le fait de prélever, à force de travail,
une parcelle dans le réservoir naturel, y est inscrit le droit » (Idem). Toujours est-il que la
récompense qu’ils en ont tirée au bout de tant d’efforts consentis reste le droit de propriété. Le
19
Il existe pour certaines d’entre-elles des noms en langue vernaculaire Bobilis. A titre d’exemple, les bobilis ont
des noms comme assè pour le sapelli, tsipa pour l’ayous, évindi pour l’ébène, ayaa pour le moabi, ekoa pour le
sipo, abang pour l’iroko, ébola pour le bibolo et eko pour le doussié. Leur proche voisine képéré n’en est
également point démunie. Elle désigne l’ayous par tchipa, moabi par tcheya et le sapelli par koguèrè.
20
Le toponyme de ce village subira une mutation consécutive à la construction du chemin de fer. Il partagera le
nom de la gare ferroviaire Bélabo. Selon les dires des habitants de la région, ce nom vient d’un malentendu né
entre un autochtone qui possédait son hameau non loin de l’emplacement de l’actuelle gare et des agents
occidentaux chargés de déterminer la voie où passerait le chemin de fer. En lui demandant le nom de la localité il
répondit en précisant son ascendance Bel Abo.

24/297
village Mvoundé21 exprime par son toponyme une part de contraintes naturelles éprouvées par
le groupe au début de son installation. La mémoire sociale rapporte que les ancêtres ont dû
lutter contre la forêt et aussi le sable pour fonder ce village. Il fallait le faire sur un espace en
pente légèrement élevé pour éviter de souffrir des crues périodiques du fleuve Sanaga. Les
arbres étaient centenaires avec des troncs dont le diamètre requérait des longues heures de
travail pour s’en débarrasser. Si les descendants se réjouissent d’avoir échappé à cette période
de dur labeur, mais qui fonde par ailleurs la substance de leur ancrage au milieu, certains
n’ont cependant pas été épargnés par celle où le village était encore très noyé dans du sable 22.
En fait, le désignatif ‘’Mvoundé’’ connote la sensation et le bruit que produit la marche sur le
sable. Ce village comme beaucoup d’autres dans la région, à l’exception de ceux des Képéré,
dégage une certaine uniformité architecturale qu’il partage avec les autres villages bantu.
L’habitat est particulièrement linéaire et les cases s’étalent le long de la piste. L’habitat
Bobilis est rectangulaire et ses mûrs sont faits d’argiles disparates qui remplissent les
interstices d’un double clayonnage de bois (poto-poto). Et la toiture est faite de paille.

Tous les villages que compte la région sont administrativement dépendants d’un même et
seul chef lieu : le district de Diang23. Cette circonscription administrative est répartie en
différentes zones sous influences de certains groupes ethniques. Le chef lieu du district est lui-
même en partie dominé par l’ethnie banvélé et relativement par les Bobilis. Cette dernière
étend également son influence sur une part importante du territoire dudit district. Elle affirme
sa présence sur toute la bande forestière de soixante kilomètres qui sépare Diang et les
villages Mvoundé, Ebaka, Yanda etc. C’est dire quand même l’importance de l’aire
d’influence de cette ethnie qui ne figure pourtant pas parmi les grands groupes que compte le
pays. Certes le silence règne sur le décompte démographique exact de celui-ci. Mais
interprétons-le comme une donnée qui trahit largement son statut d’ethnie minoritaire au sein
de la pyramide démographique nationale. Regroupée avec d’autres ethnies comme les Bakum,
les Képéré et les Pol, leur chiffre n’est estimé qu’à 20 000 âmes (Despois, 1946 : 22). Aussi,
leur faible démographie peut s’observer à partir de la densité correspondant à la région. A

21
La ville sera construite à proximité de ce village et celui d’Ebaka.
22
Ce sable sera utilisé plus tard lors de la construction du chemin de fer dont le chantier sera livré en 1970. C’est
pour cette raison que le village ne sera plus engloutit dans du sable.
23
Cette localité est actuellement une commune séparée de l’arrondissement de Bélabo. L’administration au
Cameroun découpe le territoire national en provinces ou régions, en départements, en arrondissements, en
communes, districts, cantons et en villages.

25/297
l’instar de la province qui est globalement moins habitée, la région n’a pas une densité très
significative. Selon les relevés cartographiques de l’ORSTOM, elle ne dépasse pas les
4,5hbts/km2. Les villages comptent des effectifs réduits, atteignant péniblement le seuil de
150 habitants. Cette rareté en nombre d’homme a des multiples causes que seule l’exploration
de l’histoire peut éclairer.

Figure 1.1 : Localisation actuelle des villages bobilis et de l’ancien district de Diang. Celui-ci a
aujourd’hui le même statut administratif que Bélabo. Il est devenu une commune tout
comme le dernier, mais pas une ville moderne comme lui. Bélabo est aussi le chef lieu
de l’arrondissement qui porte son nom. Les populations de cette région et de certaines
communes voisines viennent dans cette ville pour faire des courses, le commerce, se
soigner ou effectuer diverses démarches d’ordre administratif. Carte : Adaptée de
CTFC, 2009.

26/297
1.2.1. L’épisode colonial
L’économie de traite a semble-t-il eu une double incidence sur la vie de ce groupe. Elle
a contribué à réduire ses effectifs et l’a contraint à la migration. Les marchands d’esclaves,
liés à certains chefs locaux par des partenariats noués, venaient auprès d’eux s’approvisionner
en denrées humaines. Ils prenaient juste le soin de vérifier la qualité présentée et
l’embarquaient dans leurs bateaux en échange des marchandises importées de l’Occident
(tissus, alcool, vêtements, verroteries, tabac, miroirs etc…). Les heureux bénéficiaires, les
partenaires locaux, trouvaient en cela une source d’enrichissement et une motivation
supplémentaire pour capturer, rassembler et livrer des esclaves. Ce commerce humain, où la
sous-traitance fut le plus souvent confiée à des chefs coutumiers charismatiques, était pratiqué
à l’intérieur de leur groupe contre les personnes qu’ils réprouvaient. Toutefois, ceux-ci
n’étaient pas si nombreux pour rendre à eux seuls un tel commerce aussi florissant qu’il
l’était. Il était plus dirigé contre des personnes qui n’appartenaient pas au groupe. Il fallait
compter parmi les victimes de cette traite, les captifs pris dans des groupes antagonistes
vaincus et des minorités ethniques telles que les bobilis.

Par ailleurs, à entendre les membres de cette communauté s’exprimer sur les raisons de
leur migration, vers leur emplacement actuel, il ressort qu’elle aurait été en partie provoquée
par le développement de cette économie et la récurrence des guerres ethniques. Dans leur récit
migratoire, il arrive qu’ils fassent référence à des figures historiques comme Charles
Atangana (1883-1943) et King Bell (1872-1914)24. Elles servent de point de repère ou de
marqueur contemporain retraçant l’itinéraire de la mobilité de ce groupe. Creusons justement
ce sujet. Ce groupe établit une certaine filiation entre son déplacement et la période où ces
personnalités ont vécu. Cependant, en confrontant les données prélevées à la fois dans les
sources écrites et dans les sources orales, elles font en apparence apparaître une certaine
incohérence dans la détermination exacte ou approximative du moment du déroulement de
cette migration. Le trouble qu’elle fait peser a pour corollaire de quelque peu invalider
l’explication selon laquelle l’esclavage serait une des causes de ce mouvement de population.
Car pour avancer une telle explication on doit avant tout s’assurer que toutes les informations
collectées la rendent absolument intelligible et recevable. Or, elles semblent en apparence
présenter autre chose. Ceci est surtout vrai lorsqu’on se focalise sur le personnage de Charles

24
Chefs traditionnels du Cameroun colonial. Le premier était originaire du Sud à la tête des groupes béti. L’autre
était dans le littoral à la tête des Douala.

27/297
Atangana. En 1914 il n’était seulement âgé que d’une trentaine d’années (Fogui, 1980 ;
Kaptue, 1986). Il est certes né au cours du 19ème siècle mais bien longtemps après l’abolition
de l’esclavage. La Grande Bretagne qui exerçait une hégémonie sans partage sur toutes les
côtes camerounaises a aboli la traite négrière dès le début de ce siècle. « Lorsqu’au début du
XIXème siècle, la Grande Bretagne abolit l’esclavage et entreprit de faire reposer l’activité
commerciale sur des denrées autres que les esclaves, la principale tâche à laquelle durent s’atteler
King William et ses collaborateurs fut la suppression de ce qui restait de la traite à l’intérieur de leurs
territoires et, concomitamment, ils durent encourager le développement du commerce légal. Ce
commerce portait sur les produits tels que l’huile de palme, les palmistes, l’ivoire et le caoutchouc,
pour ne citer que les plus importants » (Njeuma, 1989 : 58). Le chemin pris par cette puissance
fut par la suite emprunté, quelques décennies plus tard, par d’autres puissances aussi présentes
au Cameroun et qui prospéraient dans ce commerce. C’est le cas de la France. Elle va le
supprimer en 1848 ; bien plus tardivement que ne le suggérait certes la déclaration adoptée en
1815 au congrès de Vienne25. Mais elle l’a fait deux décennies au moins avant la naissance de
Charles Atangana, et même un peu plus. Car en 1837 déjà, le lieutenant de vaisseau français
Bouët Willaumez pénètre l’estuaire du Gabon à bord du brick ‘’la Malouine’’, en vue de
rechercher une escale pour les navires de guerre français chargés de réprimer la traite
(Makosso Ikapi, 1985 :84). De son côté, la Grande Bretagne, pionnière dans la mise en
exécution de cette mesure, va la renforcer en engageant cette fois-ci ses forces navales dans la
sécurité des côtes afin de prévenir tout risque de rétablissement de ce trafic. « L’abolition
formelle de la traite des esclaves par la Grande- Bretagne le 1er janvier 1807 nécessitait, pour être
effective, une descente sur le terrain pour détruire ce qui restait de ce genre de commerce. L’escadre
anti-esclavagiste de la « Royal Navy » dut, en conséquence, jouer un rôle important pour réaliser ce
but » (Njeuma, 1989 : 59).

La référence à cette figure politique du Cameroun colonial est en fait liée à un évènement
resté gravé dans la mémoire du groupe bobilis et, par extension, d’une grande partie des
sociétés camerounaises. Il s’agit du travail forcé. Le travail industriel est introduit par le
colonisateur allemand qui pour réaliser certaines infrastructures d’importance voulait disposer
du maximum de main d’œuvre nécessaire. Le chemin de fer était une priorité pour cette

25
L’acte final adopte deux déclarations : l’une d’entre elles est liée à l’interdiction de la traite des noirs. En fait,
sur ce sujet, les débats étaient très accessoirement centrés sur ça. Ce congrès, tenu de septembre 1814 à Juin
1815 à Vienne, intervient après la défaite de la France napoléonienne. Les vainqueurs l’organisent dans le but de
redéfinir les nouvelles frontières de l’Europe remaniées durant les conquêtes de Napoléon I. D’autres points à
l’ordre du jour portaient sur la libre circulation navale et la question de la neutralité de la Suisse.

28/297
administration. Le pays se dote alors des premiers rails de son histoire entre 1906 et 1914.
Deux lignes à voie métrique avaient été construites en partant de Douala : Douala-
Nksongsamba (172 km), qui dessert l’Ouest, transporte des bananes, du café et du bois. La
ligne dite du centre, Douala-Yaoundé (307 km) via Edéa et Eséka, exporte beaucoup de bois,
de cacao ainsi que des lingots d’aluminium (Billart, 1966). Comme leur construction
nécessitait un apport quantitatif en main d’œuvre, le pouvoir colonial exigeait de tous les
chefs qu’ils la réquisitionnent partout, de gré ou de force. Le système politique établi par le
colonisateur allemand pour gouverner la colonie du Cameroun reposait sur l’Indirect
Rule26(Daloz, 2002). Les chefs traditionnels étaient à cet effet les interlocuteurs privilégiés
des colons. Ils relayaient les injonctions de l’administration auprès des populations. Charles
Atangana n’était pas exempté de cette tâche. Ce chef important, proche du colonisateur,
investi chef supérieur par lui (Mveng, 1963 ; Fogui, 1980), n’alla pas à l’encontre de cette
exigence. Mais la résistance à la politique de mobilisation forcée ne se fit non plus attendre.
Les hommes de quelques villages que ce soit avaient trouvé en la violence, la désertion et les
embuscades des armes pour résister contre leur enrôlement. L’exemple du Congo français,
étudié par Gilles Sautter, est très édifiant : « les Bambembè résistent ouvertement au recrutement
et jouent facilement du couteau, de la machette et du fusil, puis prennent la brousse » (1993 : 335).
Pour briser tout refus, l’administration ne ménageait jamais la répression contre les indigènes
qui n’obtempéraient pas. Il n’y a donc absolument aucun doute à penser que cette page de la
colonisation, marquée par la violence, a excessivement poussé de nombreuses populations à
aller ailleurs, à l’assaut des terres plus paisibles. Si les bobilis s’en souviennent, c’est qu’ils
ont été témoins de cet évènement, parfois victimes et ont donc vécu à un moment donné de
leur histoire dans un lieu autre que celui dans lequel ils vivent maintenant. Ceci dit, ils s’y
réfèrent pour maintenir la mémoire sociale en éveil et resituer sans peine l’origine de leur
parcours. Ces noms servent de support social qui évite toute déperdition de la mémoire
collective.

26
Le principe tel que pensé par son initiateur, Frederick Lugar, administrateur de la colonie anglaise du Nigeria,
consistait à assurer la gestion de la colonie en s’appuyant sur les autorités indigènes auxquelles les populations
étaient accoutumées. Cette politique se nourrissait du présupposé selon lequel il existait un écart important entre
la civilisation européenne et les mœurs indigènes qu’il était plus commode de contrôler les secondes que de
chercher à imposer la première.

29/297
Cette lecture vaut aussi pour la personne de King Bell27. Ce dernier et Charles Atangana
sont des contemporains. Mais il semble que les récits qui évoquent ce nom se réfèrent à un de
ses ascendants plutôt qu’à lui même28. Un discours de la communauté relate sa migration en
ces termes :

« L’ethnie Bobilis prend ses origines dans l’actuel département de la Sanaga-Maritime,


arrondissement de Mouanko, chez les Yakalak, proche des Bakoko. Après plusieurs
mouvements migratoires, liés aux guerres et à la construction du chemin de fer Douala-
Yaoundé, les bobilis vont tour à tour migrer de Mouanko à Dizangué vers la rive
gauche de la rivière Nyong en passant successivement par Yaoundé où ils créent le
village Bili, devenu aujourd’hui le quartier Obili, et le village Gbaklak, actuel district
29
de Nsem dans le département de la haute-Sanaga » .

La preuve est clairement fournie par ce discours officiel de la communauté qu’elle a connu
plusieurs mouvements migratoires. L’esclavage n’est strictement pas cité. Il n’est en principe
possible de le saisir qu’à travers la compréhension des origines de certaines guerres. Faut-il
encore souligner qu’elles étaient parfois déclenchées pour alimenter la traite. Ceci dit,
l’ambiguïté sur l’émigration de ce groupe peut enfin être levée. Elle est relativement ancienne
et elle démarre dans le littoral30. Il a été démontré plus loin que dès le début du XIX ème siècle
seule la Grande Bretagne avait aboli l’esclavage pendant que d’autres pays poursuivaient
encore cette activité. Or entre le début de ce siècle et le début du XXème, trois chefs Douala se
sont succédé à la tête de la chefferie locale. Rudolph Duala Manga Bell ne venant qu’en
dernière position, il est impossible de croire que celui-ci pratiquait ce commerce qui n’existait
plus sous son règne. Par contre, en tenant compte de l’ordre de succession à la chefferie, ce
sont ses ascendants qui dirigeaient pendant la traite. Toutefois, cette exploitation des
évènements historiques majeurs ressort finalement que la traite et le travail forcé sont deux
déterminants des mouvements migratoires du groupe Bobilis. Le dernier mouvement ayant été
impulsé par le second déterminant, du centre vers l’est, toute ombre est désormais dissipée sur

27
Le nom exact de cet illustre personnage est Rudolph Duala Manga Belle. Son règne commence en 1908 et
s’achève en 1914. Il succède à son père Auguste Manga Ndumbé (1851 – 1908).
28
Son grand-père Ndumb’a Alobé (1839 – 1897) Voir: www.peuplesawa.
29
Mot de bienvenue de la communauté Bobilis à l’endroit de M. le Préfet du département de Lom et Djerem,
installation du chef de Canton Bobilis I, Bélabo, le 5 décembre 2003, 6 p.
30
La Sanaga-Maritime se situe dans la province du Littoral dont le chef lieu est Douala.

30/297
l’installation à l’est. Jean Despois estimait déjà en 1946 que l’installation des sociétés de l’est
remontait à plus d’un siècle. Elle semble bien plus récente que ça. Tous n’ont simultanément
pas colonisé cette région. Mais cette installation ne dure pas depuis plus d’un siècle.

Ce long périple à remonter l’histoire précoloniale et coloniale du Cameroun, pour


comprendre les migrations Bobilis, ne renseigne pas davantage sur l’effondrement
démographique de cette communauté. D’autres pistes susceptibles de l’éclaircir doivent être
considérées. Relevons celle des maladies parmi tout l’océan des possibles qu’il peut y avoir.
Quelles soient vénériennes ou non, les maladies, en particulier celles dont la contagion est
réputée, ont tout aussi eu un impact dans la réduction de la taille des populations africaines.
« La société, disent les Pastoriens, est aussi faite de microbes et autres micro-organismes » (Dozon,
1985 : 27). L’environnement social de cette société se situe en zone forestière. Il a toujours
servi de nid aux épidémies comme le choléra, le paludisme (malaria) et surtout la très
ravageuse et répandue trypanosomiase, encore appelée maladie du sommeil31. Effectivement,
les milieux forestiers sont, du fait de la particularité de leurs climats, des terreaux favorables
au développement de cette maladie et de bien d’autres. Paludisme, trypanosomiase, lèpre,
syphilis, variole et maladies intestinales ont, au cours des siècles, décimé ces populations
(Despois, 1946 : 20). D’abord infestés d’épidémies, ces milieux ne seront pas par la suite
épargnés par la disette qui, au courant de la deuxième décennie du XXème siècle (1922-1926)
(Sautter, 1993), sévit partout dans le continent. L’ampleur des pertes humaines provoquées
par cet ultime fléau fut inestimable.

1.2.2. L’organisation sociale et politique


L’acquisition de l’espace ne laisse absolument pas de place à l’anarchie. Quelles soient
modernes ou traditionnelles, seules les règles sociales établies par la communauté servent à
déterminer les statuts sociaux des individus et leur accès au capital foncier. Trois clans

31
L’histoire de cette maladie est relativement longue. Sa découverte remonte au début du 15èmesiècle. Dans un
écrit datant de 1401, attribué aux historiens IBN KHALDUM et ALQALAQSHANDIY, ceux-ci rapportent le
décès, en 1373, du roi Diatta II, sultan du Mali, qui “souffrait de léthargie”. Voir- F.J. Louis, P.P. Simar ro et P.
Lucas, La trypanosomose Humaine Africaine. La maladie du sommeil : cent ans d’évolution des stratégies de
lutte, Bull, Socio, Pathol Exot, 2002, 95, 5, pp. 331-336. La colonisation va alors révéler son ampleur dans le
continent en particulier dans les zones forestières. Les administrateurs coloniaux français constateront après que
son aire de distribution est large. Il atteint un certain nombre de colonies de l’empire dont le Cameroun. Sur
l’initiative de la métropole, la recherche médicale sur les maladies tropicales est entamée par les médecins réunis
au sein de l’institut pasteur. L’une des figures marquant la lutte contre cette maladie dans ce pays de Jamot, Pour
JP Dozon, la maladie servira d’instrument au colonisateur pour asseoir sa domination sur l’indigène en
s’assurant pacifiquement sa collaboration. Cette politique médicale d’inspiration coloniale, « la pénétration
pacifique par l’hygiène » préconisée, dit-il, où l’on prétend améliorer la santé des « indigènes »à la fois pour les
mettre au travail (comme si le travail, à l’instar de l’hygiène, devait leur être inculqué), leur faire admettre sans
violence la supériorité du colonisateur, ou leur faire croire au bien-fondé de son « œuvre civilisatrice ».

31/297
apparentés se répartissent la légitimité des droits de propriété sur toutes les terres dont les
continuités partent des abords des villages Mvoundé et Ebaka jusqu’aux limites naturelles et
sociales les séparant des territoires des autres clans ou peuples. Les clans bambè, bidoumba et
nyamkon sont les structures sociales dans lesquelles toutes les personnes qui se reconnaissent
une autochtonie dans ces villages tirent leur filiation.

1.3. LA TERRE DES CLANS


Tous les clans présents sur la terre de Bélabo sont patrilinéaires, c’est-à-dire que la
filiation est régulée par le côté paternel. La relation à la terre n’est pas fondée sur la
conception individualiste de la propriété. La conception dominante, défendue par le code
social et dont celui-ci assure la diffusion, est celle qui privilégie plus la collectivité. Le sol est
la propriété du groupe, de la famille et du clan qui, lui, le reçoit de ses défunts. Il revêt alors
une dimension sacrée. Ce lien commande par conséquent une déférence totale aux règles
d’accès que s’est imposé la société. Ce faisant, nul ne peut disposer librement d’une parcelle
de terre sans d’abord requérir le consentement du groupe. C’est lui qui distribue, délimite les
limites de l’espace attribué et délègue l’autorité de l’administration au chef du lignage. Par
cette omniprésence du clan aux côtés de l’individu, dont il garantit l’encadrement social et
partant toute sa socialisation, il s’impose pleinement comme le seul organe qui prend en
charge la régulation sociale et politique de la vie de tout le corps social.

L’appartenance au clan de l’individu ne se réduit pas seulement à l’observation des


obligations prescrites par cet organe social de base. L’individu est également détenteur des
droits. Certes il n’est pas propriétaire du sol mais en tant que membre du corps social il
dispose d’un droit inaliénable ; celui de l’usufruit. C’est pourquoi, à l’instar de la
communauté, il ne peut être interdit d’accès aux ressources naturelles et sociales collégiales.
La communauté les lui offre pour individuellement et librement en jouir. Cette liberté d’accès
aux biens s’élargit aussi à l’ensemble de sa parentèle, au sens où l’entend M. Godelier. « Un
réseau de parents, mais un réseau centré sur l’individu. Il regroupe, d’une part, l’ensemble des
parents dont cet individu « hérite » à sa naissance, côté paternel et côté maternel, ainsi que les alliés
de leurs consanguins. Cette parentèle héritée à la naissance, chacun la partage avec ses frères et
sœurs de même père et de même mère, avec ses germains. Mais dès que l’individu en question se
marie (ou comme souvent aujourd’hui vit en couple) et a des enfants, il devient lui-même le point de
départ d’une autre parentèle qui, elle, diffère de celle de ses germains » (2004 : 12). Ainsi les biens
d’un clan ne profitent pas seulement à ses membres immédiats mais à tout son réseau d’alliés.

32/297
1.4. LES BIENS DU CLAN ET AU-DELA DU CLAN
La jouissance des biens censés appartenir au clan ne relève pas de la seule exclusivité de
ses membres. Effectivement, s’il en était autrement, l’image que les clans bobilis renverraient
d’eux serait celle des entités closes, repliées sur elles-mêmes et pratiquant l’endogamie. Or
celles-ci, comme pour toutes les sociétés humaines, sont soumises aux lois de la biologie et de
la culture. Ils se reproduisent et cela passe par l’alliance. Evidemment, pour les bambè,
bidoumba et Nyamkon, l’idée qu’ils doivent se reproduire est très ancrée en eux et ils en
parlent. Pour eux, elle est l’explication par excellence de l’institution du mariage. Mais la
reproduction en tant que nécessité cardinale ne les conduit pas pour autant à négocier entre
eux les alliances matrimoniales. La prohibition de l’inceste les pousse à chercher leurs
épouses dans des clans où les échanges matrimoniaux sont permis. Concrètement, le
déroulement de la transaction n’aboutit qu’à condition de disposer des ressources nécessaires
(biens et services). L’échange scellé en contre partie de l’accès inconditionnel aux ressources
range d’emblée la relation matrimoniale dans la catégorie des procès sociaux où la circulation
des biens dépasse toujours les bornes de la famille et du clan. Corrélativement,
l’élargissement du droit d’usufruit du sol s’étend aux membres d’autres univers sociaux.
L’alliance consommée se présente maintenant comme un instrument social à la fois
d’extension de la parenté, par l’ouverture inter-clanique qu’elle permet, mais aussi et surtout
comme un instrument social de dissolution du monopole a priori « biologique » des rapports
des ‘’autochtones’’ à la terre. La relation matrimoniale tranche nettement en faveur d’un
construit plus social que biologique du rapport des groupes sociaux à la terre.

Les Bobilis sont du point de vue ethnique très enclins à l’endogamie. Il suffit pour s’en
convaincre de souligner leur intérêt marqué pour le mariage préférentiel :

« Le mariage ne se faisait qu’entre bobilis. On quittait son village pour celui où la fille vivait.
C’était vraiment difficile de prendre une épouse ailleurs que dans l’ethnie. C’est bien pour
32
cette raison que je suis bobilis à 100%. Mon père est d’Ebaka et ma mère de Ndemba 1
(18km de Bélabo). Quiconque tentait d’en faire qu’à sa tête était sévèrement réprimandé par
les anciens. Et il risquait même l’expulsion du village. Mais ces cas là, on ne les trouvait
jamais avant. Les voies de communication n’existaient pas ; les pistes qu’on empruntait pour
partir d’un village à l’autre étaient pénibles. Cela ne servait donc à rien de parcourir près de
100 kilomètres à pied pour aller chercher une femme. On profitait toujours du village d’à côté.
Et puis, le mariage n’était pas une affaire des individus mais celle des groupes. C’est aux

32
Village Bobilis situé à 18km de Bélabo sur la route de Bertoua.

33/297
parents que revenaient la charge de choisir une épouse à leur enfant. Ils partaient du principe
que les familles devaient se rapprocher et se connaitre. Ils ne choisissaient jamais s’ils ne
33
connaissaient pas la personne ni ses parents » .

De l’avis général, le mariage ‘’parfait’’ ne pouvait être que celui qui se pratiquait entre
les clans d’obédience bobilis, particulièrement ceux avec qui la prohibition de l’inceste était
dissoute. Cette conception de l’alliance montre visiblement aussi que le mariage est le lieu où
s’expriment les hiérarchies sociales, les rapports de pouvoir et de domination idéologique
entre les segments de la société. En effet, la responsabilité de déterminer qu’une alliance
répond ou non aux attentes du groupe, celle du choix de la conjointe et enfin celle proprement
dit de la célébration effective de l’alliance, toutes ces responsabilités ne procèdent nullement
du jugement et de la volonté de l’ensemble du groupe mais d’un seul segment : la classe des
ainés34. Elle maîtrise seule et à son gré tous les leviers du pouvoir traditionnel. De fait, tout
pouvoir de décision ne repose que sur elle.

1.5. « L’ENFERMEMENT CULTUREL »


L’intérêt porté à cette quête obsessionnelle de l’alliance idéale obéit à un souhait. Le but
est d’éviter que la cohésion matrimoniale ne soit mise en mal par une trop grande « distance
structurale » entre conjoints. Entendons par distance structurale, « la distance qui sépare des
groupements de personnes dans un système social, et qui s’exprime en valeurs »35. Celles-ci
se relient à la parenté, le lignage, les savoirs, la religion etc. Les conjoints qui partagent les
mêmes référents culturels seraient semble-t-il moins exposés à une vie tumultueuse et
ponctuée de conflits que ceux qui ne les partagent pas. Il s’agit manifestement d’un paravent
qui cache une réalité plus profonde. Pour comprendre cet ‘’enfermement culturel’’, il faut
d’abord lier cela à la conscience qu’a le groupe de son infériorité numérique. Dans le discours
de la communauté bobilis, auquel il a été fait allusion, celle-ci évalue son nombre à 11 000
âmes36. Elle a toujours su qu’elle n’était pas nombreuse. Paradoxe, au lieu de s’ouvrir aux
autres, pour ne point disparaître, elle se renferme sur elle-même pour ne pas se laisser

33
Entretien, juin 2009, Bélabo.
34
Les chefs de lignages forment la cheville ouvrière de cette classe.
35
Concept emprunté à Evans Pritchard.
36
Le discours date de 2003. Le chiffre est donc récent. En tenant compte de l’évolution des conditions
d’hygiène, de l’accès aux soins de santé, de la baisse de la mortalité, on comprend par analogie que l’effectif de
cette population était encore plus réduit autour des années 1960 et moins.

34/297
absorber par les autres groupes. Il fallait à tout prix s’employer à préserver son existence en
tant que groupe homogène en se dotant d’un substrat social qui encouragerait plus les
alliances intra-ethnique. « Ces mariages organisés, seulement à l’intérieur de notre ethnie, par nos
parents, étaient une manière aussi d’assurer notre existence. Celle de l’ethnie bobilis, la nôtre, celle
de nos traditions, de nos valeurs et de nos savoirs. Tout ça devait être jalousement préservé par nous-
mêmes »37. Par cette stratégie, la menace d’une possible extinction sociale du groupe était
définitivement écartée. En complément de cette explication, il faut ajouter que l’approche
préférentielle se nourrit d’une idéologie : celle de l’ « authenticité culturelle ». Elle magnifie
la « pureté du groupe », son héritage social et sa singularité parmi tant d’autres. « L’africain
s’identifie avant tout à son groupe social défini en cercles concentriques allant de la famille nucléaire
très élargie à la tribu ou groupe ethnique en passant par le clan et le village. La configuration du
groupe ethnique transcende les limites géographiques d’un village » (Gnahoua, 2005 :30). Elle
s’oppose à toute idée de brassage. Elle l’y reprouve et la considère comme néfaste pour la
stabilité du tissu social qu’une infiltration de tous corps étrangers pourrait troubler.

L’authenticité culturelle comme idéologie n’est pas l’apanage d’un groupe. Car elle est
très répandue dans les milieux où la densité des contacts interculturels est très faible. Il est
vrai que l’étroitesse du peuplement humain dans cette province (Imbert, 1973: 22), dominée
par un rideau forestier extrêmement dense et difficilement pénétrable, a plus cristallisé les
distances sociales, le repli sur soi ; en gros l’isolement des groupes. Les conditions n’étaient
vraisemblablement pas réunies pour secréter auprès des sociétés de la place une véritable
dynamique de flux de contacts dont l’intérêt aurait été de les libérer des ‘’stéréotypes’’ qui ont
obstrué l’accélération de tout rapprochement possible au niveau des architectures sociales les
plus significatives de leur culture. Elles ont tout simplement continué à vivre durant tout ce
temps comme une constellation de peuples ayant chacun son histoire, sa langue, ses traditions
tout en s’ « ignorant » mutuellement. Cette idéologie s’adosse sur l’idée implicitement
exprimée de l’existence d’une compétition culturelle inter-sociétale.

Le rôle non négligeable de la mémoire est à relever. Avec la mémorisation des séquelles
des luttes tribales et de l’épisode douloureux de la traite, elle a servi de ressource historique
qui rappelle à ses membres que l’espace social camerounais est toujours l’épicentre de la
compétition entre groupes sociaux. Ainsi tout rapport aux autres groupes est perçu comme
dangereux. L’hostilité est encore plus poussée, lorsque les voisins ont été des alliés supposés

37
Entretien, juin 2009, Bélabo.

35/297
des groupes que redoutait l’autre, voire s’ils ont été impliqués de quelque manière que ce soit
dans une action qui lui a porté préjudice et dont celui-ci n’a jamais oublié la nature de
l’offense. De tels milieux sont souvent infestés de relations conflictuelles ou de sociétés qui
en ont connu dans leur histoire. Mais les mariages pansent les querelles du passé.

1.6. LE POUVOIR POLITIQUE EN MILIEU BOBILIS


L’exploration des structures claniques Bobilis révèle que le pouvoir s’affirme, autant au
niveau le plus haut d’une structure qu’au niveau le plus bas, c’est-à-dire, dans les segments
lignagers. Chaque clan a à sa tête un chef dont le pouvoir est héréditaire par principe.
L’appartenance à la paire lignage-territoire est requise pour accéder à la chefferie. En somme,
la légitimité du pouvoir de celui qui le détient découle de son appartenance au clan et donc de
son statut d’autochtone. L’autochtonie est sans ambages le mode structurant d’accès au
pouvoir. Il ne suffit pas seulement d’être autochtone pour prétendre diriger le clan. Une
donnée fondamentale entre en jeu, c’est le niveau du rapport d’ancestralité à l’espace. « Les
terres sont occupées au terme d’une alliance passée par le premier occupant avec les puissances de la
terre et les esprits du lieu (…)» (Bridier cité par Boussougou, 2007). Il n’y a en matière de
choix du chef ‘’aucun traitement démocratique’’ dans la sélection du membre de la
communauté à qui échoit un tel privilège. En règle générale, seuls les descendants du lignage
du premier occupant de l’espace ont cette ‘’propension naturelle’’ à assurer la direction et le
contrôle du pouvoir38. Contrairement à certaines sociétés ouest africaines39, où les pouvoirs
sont clairement répartis entre plusieurs autorités du village, le chef de clan bobilis concentre
l’essentiel des pouvoirs. Il remplit les fonctions politiques telle la présidence des réunions
interlignages, (en cas de troubles sociaux, de conflits lignagers) et décide de la politique
extérieure du village. La terre est par procuration sa propriété. L’exercice du rôle de maître de
la terre et de garant du respect de l’alliance passée avec les esprits lui incombe aussi. C’est
donc lui qui est alors aussi chargé de redistribuer les parcelles, de fixer les limites, de
déterminer les modes d’accès et en théorie de pratiquer les rites sacrificiels nécessaires à
l’obtention de l’accord et la protection de l’esprit des lieux nommé M’gamba.

Si l’appartenance au clan et au lignage du premier fondateur du village conditionne


l’élection à la chefferie, il n’en demeure pas moins que le candidat au poste convoité doit

38
Le chef est désigné sur la base de l’appartenance au lignage ou au clan détenteur du pouvoir.
39
Les Mossi du Burkina Faso opèrent une distinction tranchée entre deux pouvoirs de maîtrise : le politique dont
le représentant est le naba et le foncier représenté par le Teng naba. (Boussougou, 2007).

36/297
aussi réunir les suffrages de l’assemblée des sages pour être investi. Le pouvoir se transmet en
ligne paternelle de père en fils. Mais toute candidature à la succession, doit toujours être
déclarée et entérinée par l’assemblée constituée des chefs des autres lignages. Le chef
travaille en étroite collaboration avec elle : c’est son organe consultatif. Elle participe à ses
côtés à la gestion administrative et religieuse du village. Aucune décision n’est prise par le
chef sans qu’il ne requière l’appréciation de son assemblée. Il peut se décharger de certaines
de ses fonctions et les confier à quelques représentants de son assemblée coutumière. Il en va
ainsi de l’organisation des rites religieux locaux. Seuls les « gones », c’est-à-dire les initiés
aux rites masculins, ont la responsabilité de les officier.

1.6.1. L’allogène et la chefferie


A propos du chef, les règles pour le désigner ne sont pas si irréversibles quand on pénètre
le cercle de son lignage. Car il est tout à fait possible de voir un ‘’allogène’’ hériter de la
chefferie. A situation inédite, disons-nous, dispositif social exceptionnel. Quand le chef n’a pu
enfanter de garçons, ou qu’il n’a pas de frères, à qui la chefferie reviendrait ou même encore
leurs progénitures, sa succession est assurée dans le cas où il aurait eu des filles par un de ses
gendres. De même, le neveu peut aussi dans pareille circonstance devenir le chef du clan. Le
gendre et le neveu ne font pas en principe figure de prétendants à l’héritage, lorsque le chef a
ses frères et ses fils à ses côtés. Ils sont socialement perçus comme des ‘’allogènes’’ dans la
mesure où ils ne sont pas fils du clan. Cependant, le neveu présente une toute autre
particularité, celle du droit d’hériter de tout autre bien que le pouvoir, à cause de la filiation au
clan de sa mère. En milieu bobilis on dit qu’ « il hérite la part de sa mère ». L’héritage ici agit
en tant qu’actif social d’immortalisation de la personne. Celui qui a procréé ne meurt pas, il
vit à travers sa progéniture et dans le clan.

Le gendre n’occupe pas non plus une position marginale dans ce milieu. Une position
sociale confortable lui est réservée quand surviennent des situations de décès. Il est le juge
coutumier habilité à faire l’autopsie sociale. C’est lui qui interroge sur les circonstances du
décès du disparu, et le groupe, par la voix du chef de lignage, a l’obligation de lui rendre des
comptes. Les funérailles ne débutent pas tant qu’il ne se satisfait pas des explications qui lui
sont fournies. Par cette position sociale éminente, il peut par son verdict se poser en faiseur de
paix ou en faiseur de trouble. Un fait qui ne doit passer inaperçu est cette dépendance du
déroulement normal des rites funéraires par l’intrusion d’une médiation extérieure, le gendre.

37/297
Tout se passe comme si l’extraversion, pour utiliser un concept cher à J. F Bayart, rendue
possible par l’alliance, ne détermine pas seulement la circulation des biens, la reproduction du
groupe mais elle sert aussi d’instrument de construction d’un fragment du système social. Ne
faut-il pas trouver là une similitude avec la lecture du précédent auteur quand il s’intéresse
aux sources du fonctionnement de l’hégémonie des pouvoirs africains en affirmant que : « le
rapport que les sociétés africaines entretenaient avec leur environnement extérieur était constitutif de
leur organisation politique interne » (2006 : 5) ?

Au-delà de toutes les configurations, il peut arriver qu’un allogène, le neveu ou le gendre
hérite en présence même des héritiers légitimes. Le chef dispose d’un pouvoir discrétionnaire
qui le lui permet. Les raisons mises en avant pour justifier un tel choix sont souvent les
qualités morales de la personne, son charisme ou sa sagesse et surtout l’affection que le chef a
pour lui. Il n’y a toutefois pas que le chef qui procède à ce choix, surtout s’il n’est plus.
L’assemblée coutumière a le pouvoir de choisir en son absence. Elle peut investir tout autre
membre du lignage du chef, même le gendre en lieu et place du fils jugé inapte à diriger.
L’allogène qui intègre le lignage du chef n’est plus considéré comme un ‘’étranger’’. Il est un
autochtone, pire encore quand le chef jette son dévolu sur lui pour sa succession. Les liens
matrimoniaux ne donnent pas seulement droit aux biens et aux services. Ils lèvent la substance
qui désocialise l’individu du reste du groupe et lui confèrent enfin le statut de parent,
d’autochtone, un potentiel héritier du pouvoir.

1.7. TROIS CLANS DEUX VILLAGES


L’écart entre le nombre de clans et le nombre de villages est le résultat de l’éclatement
de l’unité résidentielle de deux clans : les bambè et les bidoumba. Ils vivaient tous deux dans
la localité de Mvoundé. Ils n’avaient cependant pas les mêmes prérogatives. La gestion
politique et sociale du village était celle du clan bambè. Mais les querelles intestines ont sapé
l’unité sociale. Numériquement minoritaire, les détenteurs du pouvoir avaient résolu de se
construire un nouveau hameau pour se détacher de l’ancien village. C’est non loin de celui-ci
qu’il a été bâti ; sur les terres des quartiers actuels d’Akok-Mekel. La scission n’était que
territoriale. Le pouvoir, lui, n’a pas chancelé. La chefferie s’est déplacée avec le chef sans
pourtant compromettre l’unité politique des clans. Et, les bidoumba, à la suite de cette rupture,
n’ont pas manifesté l’intention de se doter d’un nouveau chef issu de leur rang. Le contrôle du
pouvoir est resté entre les mains des bambè. Ce statut quo politique dissimule un accord passé
entre les deux clans. Souvenons-nous que le territoire est toujours la propriété du chef

38/297
descendant du premier occupant. Les tenants du pouvoir en nombre réduit ont cédé le village
au groupe plus important ; en contrepartie, celui-ci restait sous la même tutelle politique. Le
chef continuait à régenter normalement tous les territoires. C’est pourquoi quand le chef
actuel se lance dans un exercice d’énumération de ses prédécesseurs, en remontant depuis la
fondation du village, il n’hésite pas à rappeler que le dernier chef de la lignée des bambè avait
construit son village à Akok Mekel. Le basculement intervient dans les années 1970. Accusé
d’actes de sorcellerie et d’anthropophagie40, il est déposé et ‘’exécuté’’ sur l’ordre des
autorités étatiques. Ainsi, pour s’être rendu coupable des tels actes, l’Etat va écarter sa
descendance de la course à la succession et confiera dorénavant la chefferie à un ancien de la
faction bidoumba. Munis des faits collectés dans ce sens, Fisiy et Geschiere affirment que
« lors de leurs tournées à travers les villages, les fonctionnaires de l’Etat réprimandent souvent et
avec vigueur les villageois, leur enjoignant de cesser de saboter les projets de développement par la
sorcellerie » (1993 :99). Cela voudrait tout simplement dire qu’à une certaine époque, dans la
pensée de l’Etat camerounais, la sorcellerie était perçue comme une « force inquiétante »
(Elwert-Kretschmer, 1992 ; Geschiere, 1995) ; une force rétrograde, qui allait à contre-courant
du développement et dont l’éradication passait nécessairement par la punition des auteurs si
possible à « mort ». Outre la modification de logique de succession, due à l’ingérence d’un
pouvoir externe, un constat apparait à propos du lien entre le clan et le territoire, du moins le
village : il n’y a pas toujours de correspondance étroite entre le nombre des clans et le nombre
des villages. La correspondance n’est pas naturelle et donc l’autochtonie, comme on l’a vu
plus loin, n’est qu’une pure construction sociale. Un même village peut englober plusieurs
clans et pas seulement les lignages. Dans le cas de Mvoundé, ces regroupements résultent des
ententes nouées entre les groupes et éventuellement d’une identité de trajectoire sociale. Les
mouvements de migration ne sont pas étrangers à cette situation. Pendant leur long
déplacement, pour des raisons de sécurité, ou pour des raisons de disponibilité suffisante
d’espace, les groupes qui prétendent partager une même parenté mythique se regroupent très
souvent en un bloc résidentiel dès que l’un parvient à coloniser une terre.

1.8. LE TERRITOIRE DE L’ETAT SANS L’ETAT


Un quinquennat après l’euphorie qu’avait apporté l’indépendance du pays, le nord-ouest
de la région de l’Est ne comptait toujours pas de traces de modernité qui gagnaient

40
Selon nos sources, le village vivait dans la psychose à cette époque. Elle a été créée par la fréquence des
disparitions inexpliquées de personnes et le repêchage des corps sans vie aux abords de la Sanaga et la
constatation des actes de cannibalisme.

39/297
timidement pourtant d’autres localités. En effet, au cours de la même période, proche de là,
les localités situées au sud de la province, Abong-bang, Doumé, Lomié et Dimako
connaissaient déjà un relatif essor lié à la construction des routes, à l’implantation de petites
unités administratives, de quelques entreprises comme la SFID 41 à Dimako et dans une
moindre mesure la construction d’infrastructures scolaires (collège d’enseignement technique
La Salle à Doumé). Seulement, ces acquis ne permettaient pas d’accentuer l’écart de
développement creusé entre les localités de cette région et celles du nord-ouest. Les structures
n’étaient pas adaptées, notamment les routes. Il s’agissait de vestiges hérités du temps de la
colonisation : des routes en terre (Nemb, 1984 : 23). La fin de cette administration semblait
aussi sonner la fin de l’entretien régulier des routes qu’elle avait créé et qui souvent étaient
victimes de l’action dégradante des précipitations. « C’est que les résultats de l’opération ne
furent pas toujours à la mesure d’efforts engagés, ce fut pour une part assez large, le fait de l’hostilité
de la nature car en même temps que les nouvellement créées s’ouvraient à la circulation, les pluies et
les orages se chargeaient impitoyablement de les défaire » (Idem : 29). Elles n’avaient connu
aucune amélioration significative après l’indépendance, ni pour continuer à les garder en
l’état, ni pour les bitumer, de sorte qu’elles favorisent très largement la circulation facile des
hommes et des marchandises.

L’indigence démographique était également à prendre en compte. Elle était un véritable


obstacle qui empêchait davantage les efforts et le soutien à la promotion de cette esquisse de
développement amorcé. La plus grande province du pays manquait cruellement d’hommes.
Certains ont dû migrer vers le centre-sud et le littoral pour trouver des emplois. Elle ne
totalisait que 275 000 habitants42, soit une densité de 2,51 habitants par kilomètre carré, la
plus faible à l’échelle nationale, pour un espace estimé à 110 000 km2 (trois fois supérieur à
ceux des provinces du littoral et de l’ouest réunies et presque le double de celle du centre).
Cette faiblesse démographique s’exprime aussi dans l’espace urbain. Le chef lieu, Bertoua, ne
disposait en ce temps que d’une population estimée à 2188 habitants (Imbert, 1973 : 22-24).
Toutes ces contraintes, qui pesaient sur ces localités, ne permettaient effectivement pas de

41
La Société forestière industrielle de Dimako. Le désignatif local a été modifié. Il s’agissait au départ de
Doumé et non Dimako. Bien avant de s’y installer, son choix portait sur cet autre lieu, mais après, elle a opté
pour Dimako. Cet emplacement est un carrefour où se croisaient tous les embranchements de la concession
forestière cédés à l’entreprise. Cette entreprise s’y était installée depuis 1946 avant de fermer en 2000.
42
95% de cette population est essentiellement rurale.

40/297
créer une certaine émulation sociale qui aurait accompagné, stabilisé voire poursuivi, la
relative dynamique de développement qui s’amorçait déjà.

Ailleurs que dans la province, d’autres régions du pays avaient pris une sérieuse option sur
le reste. Il en va ainsi du sud, du littoral et de l’ouest. Là-bas, l’économie industrielle et
l’urbanisation prospéraient. Pendant qu’elles s’engageaient dans une phase d’accélération
supérieure de leur processus de modernisation, l’Est se tenait à l’écart, marginalisée et encore
plongée dans les abîmes de l’enclavement. Pire encore dans le nord-ouest, sous son manteau
vert, couvert de ressources arborées inexploitées, les populations de ce milieu, dispersées en
petit nombre, se tenaient totalement hors du champ d’action du pouvoir central. L’absence des
symboles marquant la présence formelle de l’Etat y apparaissait fortement. Les structures
académiques, les structures sanitaires et les infrastructures routières manquaient. L’école
construite à Ebaka sous la colonisation n’avait pas d’enseignants ; elle a dû fermer à cette
même époque. Seule une détermination effrénée pouvait pousser les habitants des villages à
affronter fréquemment la distance les séparant de Diang pour permettre à leur progéniture
d’atteindre la seule école primaire que comptait le district. Leur rapprochement aussi de
l’administration était conditionné par le parcours de ces soixante kilomètres de piste. Mais
comme les enfants qui n’osaient pas braver cette distance, ce rapprochement des villageois
était compromis. Ils préféraient couper le contact avec l’administration. Les conséquences
nées de cette situation furent de plusieurs ordres. L’Etat ne remplissait plus pleinement
certaines de ses fonctions politique et économique essentielles. A l’exemple de celle de
l’identification et du contrôle de ses citoyens. Il ne peut normalement l’exercer sur l’ensemble
de ses administrés que par le biais de la délivrance des pièces d’état civil. Or, il ne maitrisait
pas les naissances pour la simple raison que les populations ne les déclaraient pas. Certes il
était dépossédé de cette fonction mais en retour elles aussi n’étaient pas détentrices des pièces
d’identité nationale qui faisaient d’elles des citoyennes à part entière. L’autre difficulté que
rencontrait l’Etat était liée au recouvrement de l’impôt. Ainsi pour résoudre ces maux, l’Etat
dut renforcer le pouvoir des chefs de village en leur donnant mandat d’établir les pièces d’état
civil pour tout nouveau né au village et de recouvrir l’impôt.

41/297
CONCLUSION
L’est du Cameroun est largement dominé par la forêt. Loin d’être seulement le refuge
naturel des existants non-humains, ce milieu l’est aussi pour les humains. Bien que
défavorisées par leur faible démographie, les sociétés qui l’ont investi sont dans une large
majorité Bantu. Dans la partie du nord-ouest de la province, les Bobilis ont lié leur destin au
territoire qu’ils occupent depuis près d’un siècle. Victime de la traite, des conflits tribaux et
du travail forcé, cette communauté qui tire ses origines dans la province du littoral, a connu sa
première mobilité sociale en direction du centre, puis elle s’est ravisée et s’est définitivement
installée au cours de sa seconde migration dans le milieu actuel. Société patrilinéaire et
exogame, son système social s’organise autour du clan. Chacun a à sa tête un chef,
habituellement choisi dans le lignage du premier occupant du sol. Les pouvoirs de ce dernier
sont ambivalents : ils oscillent entre le politique, le religieux et le foncier. Enclavés, les clans
ne manquent pas pour autant de se greffer à un réseau d’échange restreint souvent limité à
l’ethnie. Mais les Bobilis doivent l’essentiel de leur existence à l’exploitation de la forêt.

42/297
CHAPITRE 2: LA FORET PLURIELLE : SOURCE D’ECONOMIE
ET LIEU DES RITES
La vie de l’homme bobilis ne se construit pas en dehors de la forêt mais en interaction
avec elle. Celle-ci revêt une importance plurielle pour lui. C’est une source d’énergie, de
médicaments, de ressources alimentaires, d’approvisionnement en matériaux de construction
pour l’habitat et un lieu de pratiques rituelles. Pour s’en tenir qu’à l’économie, elle s’appuie
sur deux piliers : l’agriculture et la chasse. Ce sont des activités dominantes. Par activités
dominantes, il faut entendre celles qui sont le plus pratiquées et qui mobilisent le plus grand
nombre d’individus. En revanche, il y a à côté des activités annexes, moins régulièrement
pratiquées, la cueillette et la pêche en forment l’ossature. La forêt n’offre pas seulement les
moyens de la subsistance, elle se présente aussi comme la vitrine de l’organisation sociale.
Les modes d’exploitation économique dont se sert la société tranchent sur les rôles et la
répartition sexuelle des tâches au sein du groupe social. Les moyens techniques utilisés sont
certes très limités, mais suffisent à ponctionner les ressources. Lesquelles servent à satisfaire
les besoins domestiques ou à faciliter quelquefois les échanges à l’intérieur du groupe ou à
l’extérieur. Mais les Bobilis ne recourent pas à la forêt juste pour des raisons économiques.
Au-delà de l’économie, il y a tout un univers de relations sociales établies entre cette société
et les êtres de ce monde et qui se nouent à travers le biais des pratiques rituelles.

2.1. L’ECONOMIE AGRICOLE

L’agriculture bobilis a une inclinaison très paysanne. Elle ne mobilise que de petits
producteurs, des exploitants familiaux, aux techniques faiblement développées et dont la
conséquence sur le niveau de production transcende péniblement la taille de la consommation
domestique. La valorisation du capital, on sans doute bien, est dans ce type d’agriculture
moins obsessionnelle que la reproduction du groupe social. C’est d’ailleurs elle qui détermine,
dans une large mesure, l’organisation et le fonctionnement de l’exploitation. Le système
agricole ne diffère pas de ce qui se fait ailleurs dans le reste du centre de l’Afrique. Il repose
sur le système d’agriculture itinérante sur brûlis. « L’agriculture itinérante sur brûlis est un
système où les champs sont dégagés par le feu et cultivés de manière discontinue, impliquant des
périodes de friche plus longues que la durée de mise en culture. » (Conklin cité par Carrière, 2002 :
49). Pour être opérante, elle ne requiert que la mobilisation de trois facteurs de production
indispensables à savoir la terre, le capital et le travail.

43/297
La disponibilité de la terre associée à l’absence des logiques d’appropriation privée
minimise les risques d’exclusion à la concurrence foncière. Chaque village trouve sans peine
ses parcelles de culture dans la bande de forêt qui l’entoure. La générosité de la nature, qui ne
s’en trouve point troublée par la taille des groupes sociaux en présence, est telle qu’elle ne
constitue en aucune manière un facteur de production limitant en pays bobilis. La présence de
la forêt primaire à moins d’un kilomètre du village est un indicateur de cette abondance (De
Wachter, 2001 : 23). L’usage de la terre est résolument un facteur déterminant de l’économie.
Malgré la complexité que recouvre habituellement toute économie, même domestique, celle-
ci ne dresse pourtant pas de voile sur le nombre assez substantiel d’activités qui dépendent
entièrement de la terre. Le secteur agricole est évidemment loin d’être une exception. Ce
secteur clé, pourvoyeur des aliments de base consommés par chaque unité résidentielle, est le
‘’domaine de maîtrise de la femme’’. Mais cette hégémonie ne s’imprime qu’à la suite d’un
travail préalablement effectué par l’homme. En clair, le secteur est l’un des rares de la
production des biens de consommation a convoqué, à tour de rôle, la participation des deux
genres tout en tranchant aussi bien que possible sur leurs frontières respectives d’intervention.

2.2. PROSPECTION DU SITE, DEFRICHAGE ET ABATTAGE


Dans le cadre du démarrage du cycle des tâches relatives au système agricole, durant
lequel la forêt est le lieu d’élection de ce ‘’théâtre’’, c’est l’homme qui s’illustre en premier
par le choix de l’espace cultivable. Il le fait en référence à la nature du champ qui verra le
jour. De Watcher distingue deux types dominants de champs. Les champs d’arachide et
associés établis sur jachère – jeune forêt secondaire et jachère pré-forestière – et les champs
sans arachide où l’on cultive le bananier plantain établi sur forêt secondaire adulte ou sur forêt
‘’primaire’’ (Idem : 29). Cette responsabilité lui incombe parce qu’il est, comme l’avance le
père L. Lejeune, celui qui connait les esprits protecteurs des lieux avec qui il communie.
(Lejeune cité par Raponda et Sillans, 1995 : 25). Il aura tendance à choisir un site qui ne se
situe pas loin du village. « Tout près des villages, la terre est plus sollicitée pour l’agriculture que
celle, abondante, loin du village. La terre loin du village a beaucoup d’inconvénients. L’éloignement
amène des travaux accrus pour la femme (le transport des récoltes) et des risques accrus de
déprédation par la faune sauvage » (De Wachter, 2001 : 25).
Néanmoins, ce choix procède d’une certaine ‘’connaissance des caractères pédologiques
du sol’’ livrée à la fois par son humidité, la composition floristique et la présence de certains
arbres. La constatation de la fertilité du milieu entérine de fait la délimitation du champ.
« Lors de la prise de décision du lieu à mettre en valeur pour la saison prochaine, certains critères

44/297
comme les arbres indicateurs de la fertilité du milieu, sont précisément recherchés. Ils sont en grande
majorité liés à la présence ou à l’absence de certains arbres. Dans l’ensemble du processus et des
successions culturales, l’occurrence des arbres Triplochiton scleroxylon, Ceiba pentandra et
Terminalia superba est très marquée, au point de placer préférentiellement les champs où ils se
trouvent » (Carrière et Mckey, 1999 : 257). L’arbre est un incontournable marqueur, sinon le
principal, auquel se réfère le paysan pour déterminer ou non la fertilité du sol à cultiver.
« La forêt n’admet que deux conduites extrêmes : ou bien elle s’abolit complètement pour donner
place au jardin, ou bien elle conserve son intégrité et n’autorise que des prélèvements superficiels »
(Descola, 1986 : 274). Après une prospection concluante, l’ouverture de la forêt pour créer
une parcelle cultivée est l’étape suivante. Elle matérialise de façon précise la physionomie que
doit prendre le champ. Sa valorisation en est foncièrement tributaire. Pour mener une telle
tâche, une combinaison harmonieuse de l’ensemble des facteurs de production s’avère tout à
fait nécessaire. Outre l’acquisition de l’espace exploitable, le capital utilisé pour le faire est
constitué d’outils jalousement conservés par leur propriétaire, des machettes, des haches et
des limes. Sans ces ‘précieux’ outils, obtenus par le biais des tractations commerciales
fondées sur le troc, le travail est pénible et ne peut en réalité se faire. Cet autre facteur de
production, le travail, ne commence qu’une fois observé le premier jour le rituel d’ouverture
de la forêt. Il s’agit pour les hommes de se référer aux esprits protecteurs des lieux pour
obtenir d’eux le droit de s’approprier la portion du domaine foncier qu’ils souhaitent investir.
Le rite consiste à utiliser une feuille sacrée, panli, prélevée en pleine forêt. Le chef de lignage,
le poing gauche entièrement plié, pose ladite feuille sur l’espace circulaire formé grâce à son
pousse et son index, puis, pendant qu’il profère des paroles incantatoires, il tape fermement sa
main droite ouverte sur la gauche. Ainsi la forêt est ouverte et est maintenant prête à être
exploitée.
Cette imbrication de l’activité rituelle dans une autre, en l’occurrence l’activité agricole,
rappelle parallèlement les observations de Jean Copans qui, à un niveau plus avancé de la
modernité africaine, voit dans tout appareil de production économique de ces sociétés, un
maillage de rapports symboliques et des rapports sociaux (1996). On peut voir en cela
l’esquisse d’une ingénierie sociale qui se construit autour d’une synergie où se juxtaposent les
domaines de compétence proprement humaine et ceux des autres forces de la nature. Le but
n’est pas seulement d’assurer la production, mais de l’assurer à travers l’affirmation
permanente de l’existence des liens insécables noués entre le monde humain et celui des
forces de la nature.

45/297
L’accès à la forêt est libre une fois accompli le rituel d’ouverture. Le défrichage se fait le
plus souvent en groupe. Il est difficile de voir un individu le faire tout seul. Même lorsqu’il vit
seul, l’aide afflue toujours. Qu’il l’ait sollicitée ou non, la solidarité s’active
systématiquement en période de travaux champêtres. Pour les unités domestiques
normalement constituées, cet élan de solidarité, de participation aux travaux, s’amorce avant
tout au sein de la cellule familiale et se réduit singulièrement à toute la parentèle masculine43
valide. La répartition du travail ainsi que son exécution reste l’affaire du propriétaire du
champ. Venons-en à l’activité elle-même. Un défrichage est qualifié de bon et donc
susceptible de bien brûler et par voie de conséquence de produire suffisamment d’humus,
quand au bout de trois jours, au moins, l’ensemble des détritus végétaux ne renvoie plus une
image de fraîcheur. Les feuilles entièrement flétries sont de fait un indicateur pertinent de
réussite de l’ouvrage accompli, en attendant par ailleurs le bon déroulement aussi de
l’abattage.
L’aide des autres lignages n’est utile qu’à l’occasion de l’abattage surtout dans le cas de
vastes étendues garnies d’arbres. La fin du temps d’observation des feuilles flétries
correspond à celui du début de l’abattage. Ce travail est extrêmement pénible notamment en
forêt primaire. Défricher pareil site demande en effet beaucoup de travail d’abattage, et autant
aussi pour une très vieille jachère en forêt secondaire, mais cet effort a pour vertu d’aider par
la suite les femmes à accomplir moins de travaux de sarclage. Une relative présence de
mauvaises herbes facilitera ainsi le travail d’entretien des cultures de longue durée comme le
plantain qui peut avoir plusieurs productions successives (De Wachter, 2001 : 25). Les arbres
sont plus durs et leur diamètre plus important. « Il faut, par exemple, près de trois heures de
travail continu à un homme seul pour abattre un arbre de 1,10mètre de diamètre » (Descola, 1986 :
191) avec une hache. C’est pour contourner cette difficulté et gagner du temps qu’il s’attache
les services de ses alliés pour accomplir très rapidement cet exercice. Le travail peut dans ces
conditions être achevé en l’espace d’une journée de travail ou deux.
Tous les arbres ne sont pas mis à terre. L’agriculteur opère une sélection. Il abat certains et
maintient d’autres en l’état. Les types d’arbres épargnés varient suivant des critères précis :
importance économique, culturelle, sociale et morphologique (dimension du tronc de l’arbre).
On aurait sans doute tort de penser que cette économie arbustive réalisée est connotée par la
rusticité des outils et, peut-être, la paresse des abatteurs.

43
Les enfants déjà mariés ne sont pas concernés. Leur statut les affranchi de la tutelle des parents dès lors qu’ils
fondent un nouveau foyer ailleurs que sur la parcelle résidentielle paternelle.

46/297
Les paysans n’entreprennent que suivant les avantages qu’ils peuvent escompter. S’il y a
dans cette sélection, l’interférence de divers facteurs, sociaux (symbolique, rituel), culturels
(médecine, construction, artisanat) et économiques (alimentaire, cueillette, halieutique,
cynégétique…), la recherche du rendement agronomique et écologique gouverne également
cette stratégie paysanne. Ces arbres produisent un ombrage de qualité grâce à la densité de
leur feuillage, la largeur de leur couronne et leur grande taille (ombrage doux). Cet ombrage
confère au sol une humidité adéquate et offre une protection efficace, sans être préjudiciable à
la production, contre le brûlage des cultures vivrières (arachide en particulier, le plantain étant
plus tolérant à l’ombre). Le couvert prêté aux champs par ces arbres constitue également une
protection efficace contre le phénomène de verse (chute massive des cultures au sol) lors des
périodes de grands vents (Carrière, 2002). Aussi, le but n’est point seulement de rechercher la
sécurité de la production alimentaire mais de renforcer également la fertilité des sols pour
qu’ils produisent mieux. Ils participent après brûlage dans le processus de production des
nutriments et de fixation des sels minéraux dans le sol. Un travail que les organismes vivant
de la microfaune se chargent naturellement de faire en décomposant la litière. Ce ne serait
donc pas verser dans l’excès que de reconnaitre que les Bobilis se révèlent être des
redoutables experts de l’écologie de leur localité. Ils parviennent à déterminer les caractères
pédologiques du sol en regardant seulement les arbres qui colonisent cet environnement.
2.3. LA FEMME AU CONTACT DE LA TERRE
Le travail des hommes cesse au moment où s’achève l’abattage. Le relai est ensuite assuré
par les femmes. Une précision de taille, la communauté découpe les saisons suivant le cycle
de l’apparition ou de l’absence des pluies. Les quatre cycles prégnants dans la région se
découpent en deux saisons sèches et deux saisons de pluies. La grande saison sèche identifiée
sous le terme isèp va de décembre à mars. La petite saison (adone) commence en juin pour
s’achever en juillet. La grande saison de pluie désignée boulma va elle de fin août au mois de
novembre. La petite awoula boulè apparait entre le mois d’avril et celui de mai. Pour des
travaux qui commencent au début du mois de juillet, quatre à six semaines sont requis pour
passer le feu. Ce temps peut éventuellement baisser d’au moins une semaine. Il comprend
également le séchage d’herbes défrichées et des arbres abattus. Le moment venu les femmes
procèdent enfin au brûlage de l’essart. S’ils le souhaitent, les hommes peuvent tout aussi le
faire, notamment dans les situations d’indisponibilité de leur compagne. Mais c’est bien une
tâche généralement dévolue aux femmes. Sur le terrain défriché, les dernières braises éteintes,
autour de mi-août, les femmes, actives et bénéficiant autant que les hommes de l’appui de la

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force de travail de leurs congénères, entament alors la phase d’exécution de l’activité
champêtre conformément aux prescriptions de leur calendrier agraire. Toujours de type
polyculturel, le champ ne connait pas trop souvent de variation de semences. Elles se
composent, dans le cas d’une jachère forestière, d’arachides, de maïs, de manioc, de rejets de
plantain et dans une moindre mesure de tubercule de macabo. Les semences de type
oléagineux et graminées, y compris le manioc, sont semées suivant une dynamique
d’éparpillement qui aboutit à l’occupation par ces cultures d’une part importante de la surface
du champ. La banane plantain et le tubercule de macabo y occupent par contre le versant
inférieur du champ. Le plantain est cultivé dans les cuvettes, les vallées ou les pentes. Il
profite dans ces endroits d’un apport conséquent en humus. Les précipitations ont tendance à
drainer ce qui n’a pu se fixer au sol vers les bassins versants. La robustesse du rejet de
plantain est donc idéale pour stocker cet humus et renforcer ainsi sa production. C’est pour
cette robustesse aussi qu’il est planté dans ces zones et en arrière plan. Les fortes intempéries
sont redoutées pour les dégâts qu’elles causent aux cultures. Très souvent, elles réduisent les
récoltes parce qu’elles entrainent la chute des cultures de plantain, qui à leur tour écrasent les
plantes moins robustes et résistantes. Pour cette raison, en vue de sécuriser leurs champs, les
femmes ont régulièrement eu l’idée de cultiver le plantain dans ces zones afin de minimiser
l’ampleur des dégâts et les pertes de cultures en cas d’intempéries.

Dès leur mise en terre, les cultures d’arachide et de maïs n’ont besoin que de trois ou
quatre mois pour atteindre leur pleine maturité avant d’être récoltées. Le milieu du mois de
décembre est traditionnellement la période des premières récoltes. Elle servait en même temps
d’occasion pour retourner, par la redistribution de ces premières récoltes 44, la contrepartie du
don de tous les acteurs physique ou métaphysique qui ont joué un rôle décisif dans l’obtention
de la parcelle et sa mise en culture. La récolte des arachides marque le début du sarclage du
champ de manioc. Une fois que la femme termine de sarcler, le champ sera tout le reste du
temps capable de supporter la compétition des mauvaises herbes. En revanche, le sarclage de
l’arachide se fait au début de la culture. Jusqu’à ce que le moment de récolter arrive, le champ
subit la domination du maïs. Certaines techniques et stratégies ne sont pas étrangères à cette
maîtrise. Les femmes sèment le maïs en faisant un trou et le rebouchent après avec le pied. Il
est certain que la technique employée ici ne permet vraiment pas de saisir les déterminants de
cette domination. Elle constitue la phase terminale d’un travail élaboré bien en amont. Celui-

44
Les bobilis ne la considèrent pas comme une obligation. D’ailleurs, on ne redistribue qu’à celui qui a donné la
terre, à la belle-mère, au beau père, à quelques alliés et aux esprits de la forêt.

48/297
ci porte sur le procédé utilisé pour conserver les semences, en particulier le maïs et l’arachide.
Il la rend intelligible. En attendant éventuellement une utilisation de ce capital (semences),
pour l’aboutissement du procès agraire, dans les corbeilles qui les contiennent, celles-ci sont
constamment associées à un morceau de peau d’éléphant. Elle est supposée renfermer
certaines vertus agronomiques. Elle aurait pour effet de produire sous le sol un effet de
radiation et d’ainsi augmenter la production des denrées au-delà de toute espérance. Pour
éviter alors que le maïs ne souffre de la concurrence de l’arachide, celle-ci sera semée en
quantité beaucoup plus réduite que l’autre. Cela explicite par ailleurs la prééminence du poids
du maïs dans la consommation domestique. C’est le premier aliment de base. En effet, outre
le fait qu’il permet la fabrication du dolo45 (boisson locale), qu’il se cuisine bouilli ou grillé,
le maïs sert avant tout à produire du couscous46au quotidien. Un repas solide chez l’homme
bobilis doit-être toujours accompagné de cette boulette.

Il consommera celle qui est faite à base de manioc si la principale venait à manquer. Cette
alternative trahit amplement l’ordre hiérarchique dans lequel se situe cet autre aliment. Il s’en
ressent d’ailleurs dans le champ, d’autant plus qu’après la récolte du maïs, cet aliment est
renforcé. Le manioc domine le champ et s’impose par voie de conséquence devant le plantain.
Ce sont deux cultures de longue durée. Il faut attendre un an voire plus pour commencer à les
récolter. Le champ a en tout une durée minimum de deux ans. La récolte des cultures
saisonnières de courte durée ne met pas un terme à son existence. Ce n’est qu’après
l’épuisement de celles qui ont une longue durée que le champ cesse bel et bien d’exister en
cédant progressivement le terrain à la jachère.

Cette relative durée du champ s’explique par le fait qu’interviennent plusieurs cycles
culturaux pendant le cycle annuel de l’activité agraire. Pour la jachère forestière, il y a le
cycle cultural complet qui comprend toutes les cultures. Un autre cycle apparait, celui où le
renfort du manioc succède à l’ancien qui s’interrompt dès la récolte de l’arachide et le maïs.
En renforçant le champ par des cultures de longue durée, sa période de vie est en même temps
aussi rallongée. Ce mouvement de cycle peut s’étendre à d’autres, il suffit juste que
l’agricultrice décide d’associer d’autres plantes saisonnières pour qu’apparaisse un autre cycle
cultural et ainsi étendre la durée du champ.

45
Nom emprunté aux populations mbororo du nord du pays.
46
Boulette de maïs.

49/297
2.3.1. Le compromis des genres dans le procès de production
L’agriculture joue au sein du groupe social le rôle de mamelle nourricière. Mais cette
activité n’est productive qu’à condition que soit scrupuleusement respectée la hiérarchie de
l’ensemble des étapes successives qu’elle mobilise. Chacune d’elles requiert un genre
d’acteurs, l’apport de certaines compétences, de savoirs, des règles de conduites et des
techniques. D’emblée, ces frontières qui s’établissent n’ont guère pour finalité d’exclure les
performances de certaines composantes de la communauté. Elles contribuent toutes à
l’élaboration d’une même chaîne de production. Elles sont pour ainsi dire constitutives d’une
relation complémentaire qui aboutit à la réalisation effective de l’activité agricole. Laquelle
reste perçue comme un acte de ‘’création entourée de mystère’’. Car donner la vie ne relève
jamais du pouvoir de l’homme. L’homologie entre l’activité agricole et l’acte sexuel se
décline très clairement chez les Bobilis. La fécondation est dans une moindre mesure
imputable à l’ordre humain parce qu’elle commande la formation d’un couple de conjoints.
Cette dépendance exclut cependant la maternité. Pour ce phénomène couvert de mystère,
d’autres déterminants autres qu’humains sont impliqués. Finalement, vue de l’intérieur du
groupe, l’agriculture est un processus complexe où l’issue reste parsemée d’incertitude tant
que le dénouement n’est pas scellé par l’action salvatrice de la récolte. Ainsi, pour ne point
compromettre l’efficacité de cette entreprise, et s’affranchir des inquiétudes qu’elle fait peser,
les conjoints fusionnent leur énergie suivant le respect d’une concertation implicite préétablie.
Autrement dit, l’agriculture est un procès où l’association de ces genres, comprise dans une
relation de production articulée, n’aliène pas l’autonomie complète de leurs procédures
respectives. En fédérant leur force, ils convoqueraient par la même celle des forces naturelles
qui influent directement sur le dénouement heureux du procès agraire.

Nul autre procès social n’exige autant de collaboration entre homme et femme. Si
l’agriculture amène les deux à coopérer c’est en raison de l’importance de l’enjeu qu’elle met
en scène : le miracle de la création. Nonobstant toute la complexité qu’elle recouvre, elle est
un travail de femme qui fait cependant surgir en arrière plan tout un univers de représentation
où s’énonce le compromis avec le monde des hommes. Les deux mondes se croisent pour la
rendre tout à fait possible. Dans une comparaison limitée au défrichage et au sarclage,
l’alliance de force tend parfois à un équilibre de dépense d’énergie dans les tâches qu’ils
accomplissent. Mais ceci reste avant tout tributaire des jachères exploitées et des cultures.
‘’Dans une situation d’abondance de terre, le paysan a à sa disposition des jachères de durées
variables, y compris des jachères de longue durée et de la forêt primaire. Le ménage utilise

50/297
ces terres pour produire des vivres qui doivent au moins couvrir ses besoins de subsistance et
ceci en minimisant le travail. Le travail se subdivise en défrichement et abattage, semis et
plantation, et entretien. Ainsi, défricher une vieille jachère demandera plus de travail
d’abattage mais moins de travail d’entretien des cultures de longue durée comme le plantain
qui peut avoir plusieurs productions successives. Par contre, une jachère de longue durée
demandera plus de travail pour le semis des arachides : le travail de nettoyage après brûlis
augmente. Quand la dépense d’énergie est massive en amont, moins elle le sera en aval.
Moins elle l’est en amont, plus elle le sera en aval. Toutefois, au regard de la charge du travail
qui incombe à la femme et de l’excessivité de la durée de son contact avec le champ, l’activité
agricole a une inflexion féminine.

2.3.2. L’institution sociale de solidarité : le « nac »


Le procès de travail se présente comme la vitrine à travers laquelle s’expriment les
solidarités inter-lignagères. Cet apport d’aide visant à faire économiser suffisamment de
temps de travail à l’individu, et apaiser surtout le poids de son labeur, est désigné en langue
locale sous le terme « nac ». Au défrichage comme à la mise en terre, des semences, ce
soutien y apparaît. Il s’agit pour le groupe social de consacrer une part de son capital temps au
service du défrichage du champ d’un des leur. En contrepartie, il apportera également sa force
de travail au profit des parcelles des autres47. Cette mobilisation des forces productives n’est
pas sans conséquence. Elle a un ‘’coût économique’’ que le requérant doit supporter tout seul.
En réaction à cette marque d’affection qui lui est témoignée, il n’a d’autre souhait que de
rendre ce jour agréable en le préparant d’avance. Sa contribution ne se limitera qu’à la prise
en charge du repas et des rafraichissements. Accompagner le travail de repas et de boissons
est une manière de ménager la dépense d’énergie de ceux qui apportent leur aide au
propriétaire du champ. Avec cet investissement, le travail n’a pas vocation seulement de créer
la richesse économique mais d’unir aussi les lignages. Les moments de communion
conviviale qu’il rend possible deviennent, eux, des sources d’enrichissement culturel et social.
Ils réactualisent le sentiment de communauté de destin, soudent les liens sociaux et les
resserrent. Les apprentissages se renforcent, les innovations s’introduisent48 et les situations
conflictuelles se résolvent comme par enchantement.

47
C’est une tontine de travail.
48
Les échanges matrimoniaux, au-delà d’assurer le transfert des femmes, sont également des voies d’accès de
certaines innovations. La canne à sucre ainsi que certaines variétés de plantains n’étaient pas cultivées par les
bobilis de Mvoundé ni d’Ebaka. Ils furent progressivement introduits par les épouses. ‘’Les systèmes de cultures

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En effet, « si certains membres du village ne s’entendaient pas, leur colère cessait au moment où
ils pénétraient dans le champ de celui chez qui doit se dérouler le travail. Ils ne pouvaient pas dans
cet état défricher son champ. On les réconciliait pour éviter que leur colère ait des répercutions sur la
qualité de la production 49». La participation n’était pas de rigueur. Le code social ne prévoyait
formellement pas de représailles en cas de refus. Toutefois, dans une société où le repli sur
soi soulève des interrogations, la participation revêtait un caractère quasi obligatoire. Elle
resserrait les liens entre les membres et évitait qu’un d’eux ne se retrouve abandonné à
l’avenir parce qu’il ne se serait pas d’une quelconque manière montré solidaire des autres par
le passé.

Cette construction de la solidarité, centrée autour de l’individu, est teintée de


conservatisme. Les valeurs sociales restent en filigrane le principal enjeu de la conservation.
C’est à ce titre que se renforce l’ancrage de l’individu au sein de son groupe d’appartenance
par l’éviction de toute forme d’isolation sociale potentiellement menaçante. En réalité, le but
est aussi de susciter à l’intérieur du noyau social le sentiment de dévotion entre les membres,
de même que celle de la société envers ces derniers pour pérenniser ainsi l’aptitude à se
montrer constamment disponible au côté de l’autre de sorte que la flamme de la réciprocité
soit maintenue. Il raffermit les réseaux d’alliés et produit des liens sociaux (Goedefroit, 2001:
168). La réalité des technologies utilisées incite à mieux lire la signification du « nac ». Cette
institution n’est pas loin d’être une réponse sociale à la qualité assez rustique des outils
technologiques employés par les populations. La hache ou la machette ne sont pas toujours à
la hauteur des exigences des travaux entrepris. La captation de plus de main d’œuvre s’inscrit
comme une stratégie qui compense l’usure de ces outils et vise à réduire l’importance du
travail qu’ils tendent à accroitre si le travail s’effectue par un seul individu.

2.4. L’ECONOMIE DE PREDATION


La terre forestière n’est pas seulement le lieu d’attraction des pratiques agraires. Elle l’est
pour bien d’autres activités également fondées cette fois-ci sur la prédation. A l’opposé des
ressources agricoles, la très grande diversité des ressources comestibles qui s’y trouvent ne
doit rien à l’action anthropique mais aux conditions naturelles du milieu. Les ressources

sont bien moins statiques, beaucoup plus évolutifs qu’on ne se l’imagine. Les échanges de femmes, les contacts
avec d’autres groupes, les hommes qui reviennent de voyage, l’action de l’administration et des missions, les
demandes du commerce sont autant de facteurs de transformation et d’une adaptation perpétuelles, qui jouent
notamment sur le plan du matériel végétal’’(Sautter, 1953 : 158).
49
Propos du 1er adjoint au maire de la commune de Bélabo, entretien du 12 juillet 2008.

52/297
cynégétiques témoignent de cette diversité et par ricochet de leur abondance. Vers la fin du
XIXème siècle, alors qu’ils essayaient de braver l’hostilité du couvert forestier, les
entrepreneurs de la colonisation allemande sont particulièrement frappés de stupeur devant le
décor de la flore mais par l’exubérance surtout de la faune. « Nous sommes arrivés dans la
région la plus giboyeuse que j’aie jamais vue. Des troupeaux d’éléphants paissaient dans la plaine, de
nombreuses hardes d’antilopes, effarouchées par les bruits de la caravane, se sauvaient au galop ; en
travers notre chemin beaucoup de traces de buffles manifestaient également la présence de ces bêtes.
Le gibier à plumes était représenté surtout par des pintades, au plumage tacheté de gris et de noir,
qui, du haut des anones isolés, nous regardaient passer à une distance respectable. Elles rompaient de
temps en temps par le gloussement le silence de la savane » (Von Morgen, 1982: 120). Ce paradis
cynégétique décrit était exploité par les populations de la région qui ont toujours eu besoin
d’enrichir leur alimentation par l’apport des protéines.

2.4.1. La chasse chez les Bobilis


La chasse se pratique uniquement par les hommes. Le calendrier dépend énormément de
celui des travaux agricoles. « En savane, la saison sèche est la morte saison et les hommes peuvent
se consacrer à la chasse; par contre, en forêt, c'est la saison des abattis, activité exclusivement
masculine et, dans ce cas, la période de chasse est plutôt la saison des pluies, pendant laquelle les
travaux de plantation et de sarclage sont à la charge des femmes » (Fargeot, 2003 : 22). L’homme
ne rentre en brousse que par nécessité. Toute partie de chasse qui ne concerne que le petit
gibier se fait toujours individuellement. Il est par contre de rigueur d’y aller en groupe pour le
très gros gibier. Le territoire de chasse demeure souvent éloigné du territoire agricole. Le
chasseur dispose toujours d’un panel de techniques pour capturer ses proies. Dans le cas du
gros gibier, tel l’éléphant, il est très peu attaqué, mais pris au piège par des grandes fosses
malicieusement recouvertes de feuilles. Elles étaient souvent creusées le long des pistes qu’il
semblait régulièrement emprunter.

Dépassant le cadre du très gros gibier, la sagaie servait à chasser le gorille, les animaux au
sol, à pattes ou rampant. L’arbalète était destinée aux écureuils, aux singes et aux volatiles. En
zone de savane, le feu était surtout utilisé contre les reptiles. Cette dernière technique diffère
considérablement de la pratique rapportée par la linguiste Roulon-Doko (1998) à propos des
Gbaya de Centrafrique. Certes la leur se déroule dans une portion limite de la savane, mais
beaucoup plus en forêt et elle consiste à rabattre les herbes en les aplatissant à l’aide des
pieds, pour les faire sécher et ensuite les brûler. A mi-chemin de l’analyse de ce type de
chasse, clarifions d’abord ce qui suit. Malgré l’extension des Gbaya jusqu’en République

53/297
centrafricaine, cette société est aussi présente au Cameroun. Et se trouve dans la même région
que la communauté bobilis. En plus, toutes deux partagent aussi certains traits cultuels en
matière des techniques de chasse. Ces similitudes ne masquent pas pour autant les légères
variations qu’on peut parfois relever. C’est le cas de la Sagaie dont la lame chez les bobilis
n’était pas souvent imbibée de poison. Essayons à présent d’imaginer cette pratique de chasse
chez les Gbaya, mais en prenant appui sur un modèle congolais très proche du leur que décrit
très bien G. Sautter. « Des coureurs allument l’incendie le long d’une ligne en fer à cheval. Poussé
par le vent, puis par l’appel d’air au centre, le feu progresse de plus en plus vite. Refoulées vers la
base du fer à cheval, les antilopes se heurtent aux chasseurs. Quelques uns montent la garde aux
filets, dressés face à l’ouverture du feu. D’autres, de chaque côté et derrière la ligne de feu, se servent
de fusils à piston. Les chasses de ce genre réunissent toujours de nombreux participants »
(1993 :117).

Dans l’Est du Cameroun, pendant la saison sèche, le feu est en général mis en zone de
savane pour sortir les serpents des trous dans lesquels ils se terrent. Sous la pression induite
par le feu et la fumée qui pénètre à l’intérieur les reptiles sortent à vive allure. Les traces
laissées à travers les cendres permettaient alors au chasseur de les localiser facilement, les
suivre et les achever à l’aide de sa lance. Toutefois, si des différences notoires apparaissent
dans les techniques de capture du gibier, entre toutes les sociétés qui utilisent le feu, elles
poursuivent par ailleurs un même projet ; celui d’optimiser et d’orienter la mise à la merci des
proies dans la direction du chasseur.

Le territoire de chasse s’est brusquement déplacé vers les champs à cause de la pression
exercée par la faune sauvage. S’il ne se confond pas avec le territoire agricole, il faut dire que
les incursions répétées de quelques espèces ont poussé les chasseurs à infiltrer maintenant ce
territoire. La déprédation des cultures par les prédateurs justifie à cet effet l’observation de
Dounias (cité par Fargeot, 2003), qui qualifie l’agriculture forestière des populations Mvae du
Sud Cameroun d’« agriculture qui produit à perte ». Certains primates (Cercocebus galeritus)
ne manquent jamais d’opportunité pour saccager les champs, des villageois de Mvoundé ou
Ebaka, situés en bordure de la forêt ou près des villages. Ils déterrent le manioc, les arachides
et s’emparent des épis de maïs. Les dégâts causés par le gorille portent principalement sur la
culture du plantain. Le sitatunga a aussi coutume de roder dans ces espaces cultivés où,
comme les autres espèces, il fait son ‘’shopping’’ en toute impunité. Qu’il s’agisse du matin
de bonne heure, en mi-journée et même la nuit, ses empreintes encore fraiches tapissent
fortement le sol. Il s’attaque aux feuilles du jeune plantain, à celles des arachides, du macabo

54/297
et du manioc. Son intérêt pour les feuilles de ces plantes reste lié à son régime alimentaire. De
leur côté, les rongeurs n’hésitent non plus à dévaster les autres cultures. A l’instar des
aulacodes, les athérures et les rats d’Emin, qui circulent très souvent dans les jachères. Ils
pillent sans retenue toute sorte de culture et constituent du coup un sérieux problème pour les
villageois.

La profusion dans ces milieux de gibiers, qui ruinent le labeur des paysans, amène ces
derniers à ériger alors des clôtures tout autour des champs. Lesquels sont ensuite renforcés par
des pièges à lacet. Les hommes s’occupaient à construire une enceinte solide ou un système
de pièges autour des champs pour prévenir la déprédation par les animaux sauvages (Vansina,
1985). Mais des telles mesures ne suffisent manifestement pas à éradiquer le phénomène. Les
incursions répétées de ces hôtes indésirables, qui continuent à anéantir les efforts de toute une
année, se vivent comme des déclarations de guerre. Car la communauté n’ayant avec eux
aucun trait d’affinité, les dégâts qu’ils causent menacent à la longue sa survie50. Et puis, en
règle générale, les affins ne se désolidarisent jamais des efforts consentis par l’un des leurs. Ils
ne les réduisent pas à néant. Les comportements de ces bêtes s’interprètent dès lors comme
des « agressions extérieures » perpétrées par des forces ennemies. Contre cela, la
responsabilité de les endiguer et de s’en débarrasser définitivement revient toujours aux
chasseurs. « L’univers, dit-Claude Lévi-Strauss, est objet de pensée au moins autant que moyens de
satisfaire des besoins » économiques (1962 : 5). L’accomplissement de cette tâche ne connote
pas à cet instant une fonction tout à fait économique, mais prend une dimension plutôt
sécuritaire.

Effectivement, le chasseur cumule en réalité deux fonctions sociales. Une qui soit
purement économique et l’autre d’obédience sécuritaire. C’est leur rôle que de pourvoir aux
besoins en viande de leur lignage. Toutefois, ils sont aussi chargés de défendre le territoire
clanique dès que surgit une quelconque agression venue de l’extérieur. En d’autres termes, les
chasseurs sont en temps de paix des agents économiques et en temps de guerre des guerriers51.
Mais, dans cette guerre larvée dans laquelle ces hôtes non humains les entrainent, ces deux
fonctions sociales se chevauchent. Le double contact à l’animal, selon qu’il est vivant, puis

50
Elle voit ses récoltes amputées par la présence des ravageurs. Pour elle qui ne produit que pour la subsistance,
les menaces qui pèsent plus sont liées aux situations de famine qui peuvent surgir à cause de l’intrusion
permanente des ravageurs dans les champs.
51
La crise ivoirienne en a montré la preuve en mobilisant des chasseurs traditionnels (les dozo) aux côtés de la
rébellion établie dans le nord du pays.

55/297
inerte, met le chasseur dans une posture de représentation duale. Durant ce temps, ce dernier
fait face à un dilemme de représentation. Il navigue en permanence entre deux registres. Celui
où, pour imparfaitement paraphraser Philippe Descola (2006), il impute aux non-humains une
intériorité identique à la sienne et une autre où il les leur dénie. Il a conscience qu’il va
chasser des bêtes. De la viande qui sera rapportée et consommée au village. Par ailleurs, dans
le rapport de lutte qu’il entretient avec elles, il ne les perçoit plus du tout de la sorte. A cet
ultime instant de ce face à face, le corps animal se meut en corps humain. Ils ne sont plus des
bêtes mais des ennemis, des hommes qui menacent la stabilité sociale du clan. Cette
attribution de l’apparence humaine n’est pas l’apanage des chasseurs seuls mais de l’ensemble
de la société. D’où d’ailleurs la tenue des propos les assimilant constamment à des humains:
« ces gens sont encore venus 52». Il y a subversion de la représentation de l’animal. Il cesse
d’être considéré comme tel lorsqu’il s’introduit constamment dans les parcelles cultivées. Dès
lors qu’il revêt cette apparence humaine, il est d’emblée désigné comme un ennemi. En
somme, l’accès des bêtes dans les territoires qui semblaient être par nature réservés aux
humains, assorti de la consommation des mêmes aliments qu’eux, fait de l’animal un
participant du règne humain. Une fois mis à mort, ce statut se dilue. Il recouvre sa véritable
nature. C’est pourquoi le corps de cet « ennemi » vaincu est toujours consommé. Il n’est
jamais abandonné dans le champ de bataille. Dans ce périmètre de chasse, restreint autour du
territoire agricole, la mort par sa capacité à produire une telle dynamique de « physicalité »
évite au final à la société de glisser dans le cannibalisme.

Sans la moindre connaissance de l’environnement naturel local, ni celle de


« l’éthologie» des êtres non humains qui y vivent, la chasse est difficilement productive. Ne
s’improvise pas chasseur qui veut. Qui se considère comme tel doit faire ses preuves en
développant certaines habiletés. Le courage est une des conditions sine qua non pour
prétendre accéder à ce statut. Tout chasseur doit être courageux. Il en faut pour affronter
l’hostilité de la forêt, du moins de celle de toutes les bêtes féroces qui l’habitent : éléphants,
buffle, civette et léopard. Il est censé maîtriser minutieusement le milieu naturel où il vit, les
règles d’accès, les rituels et les procédures de chasse, les techniques de captation du gibier, les
appels, les lieux où il rode et de discerner les odeurs de chaque espèce et les pistes que
chacune emprunte régulièrement. A cela s’ajoute également l’art du maniement des outils de
chasse. La manière de lancer par exemple la sagaie conditionne la réussite de la chasse. Tout

52
Propos régulièrement tenu quand les villageois constatent la destruction des cultures de champs par les bêtes
sauvages.

56/297
comme il lui importe d’abord de connaître les armes dont il va se servir. Cela s’avère
indispensable pour le chasseur. La longueur totale d’une sagaie est fonction de la taille du
chasseur (Roulon-Doko, 1998 : 162). Une sagaie trop longue dans la main d’un chasseur de
petite taille, même si on considère cette arme comme ‘’le prolongement du bras’’, son jet
n’aura pas la puissance escomptée, à la différence d’une sagaie proportionnelle à sa taille. Il
en va alors de son adresse. On se doute bien que l’acquisition de cette stature requiert un long
processus d’apprentissage qui commence parfois dès l’enfance.

2.4.2. La fabrication des outils de chasse : l’exemple du piège à lacet et


la sagaie
Pièges, arbalètes, arcs et sagaies voilà l’essentiel de l’artillerie potentiellement utilisable
au cours d’un procès de chasse. Le chasseur tire dans la forêt une part importante de la
matière première qui sert à fabriquer chacun de ces outils. Pour faire un piège, comme un
piège à lacet stricto sensu par exemple, il choisit toujours un bois résistant et souple. Les
essences forestières ne répondent malheureusement pas toutes à ce critère. Fort de sa
connaissance du milieu, l’homme bobilis a très souvent recours à trois espèces différentes
connues de lui. Il s’agit d’un arbuste (akoon), d’une variété de liane appartenant à la famille
des palmiers (ivouéh) et d’une liane rampante (vouyèh). Jamais il ne les utilise à l’état brut, il
effectue toujours un travail de polissage afin de les rendre tout à fait utilisable. La pose du
piège, nous l’avions déjà dit, se fait sur les pistes marquées des empreintes répétées des
animaux. Au cours de ce moment, l’akoon va, du fait de sa solidité et de sa souplesse, servir
de « détendoir ». Tandis que la liane (vouyèh) servira, elle, de détendeur. « Ce piège se
compose d’un trou profond d’une quarantaine de centimètres sur le côté duquel est fiché un bois fixe
la « butée » où s’appuie un bois transversal mobile le « déclencheur » que maintient l’arrêtoir »
(Idem : 162-163). Ensuite, il est dissimulé par de la terre et du feuillage qui le recouvrent.
Durant cette opération, une précaution de taille s’impose au chasseur, celle d’effacer toute
trace de sa présence y compris son odeur. Le piège ainsi posé est idéal pour capturer les
céphalophes, bleus ou à dos jaune, des potamochères, des athérures ou d’autres modèles de
rongeurs. Le même piège peut par ailleurs servir pour capturer du très gros gibier, à l’instar du
buffle, mais il devra pour cela subir certaines modifications, au niveau de la profondeur du
trou et au niveau du détendeur qui est préféré à une corde plus solide.

Le renforcement de la structure d’un même piège ne limite pas le supplément des catégories
rencontrées dans cette société. Les catégories de pièges sont fonctions des catégories
d’animaux. A une catégorie donnée correspond une catégorie particulière de pièges. Il n’est
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donc pas rare, dans cette société, de voir dans sa trousse à outils des technologies liées aux
pièges, des modèles à ressort, ceux destinés aux éléphants, aux oiseaux, aux serpents, aux rats
d’Emin etc. En clair, la maîtrise de ces techniques est totale.

La sagaie est l’instrument prisé des chasseurs. Le manche est fabriqué à partir des
essences également extraites de la forêt. Le choix est individuel. La seule rigueur qu’impose
cette quête est de parvenir à trouver un bois résistant et adapté à l’activité. Il s’agit le plus
souvent de troncs d’arbre que chacun va travailler et tailler jusqu’à tirer la satisfaction voulue.
Dès qu’il termine de tailler le manche, il le fait chauffer au dessus de la flamme du feu pour
bien le redresser. Le travail de polissage se poursuit longuement, soit par l’usage d’une lame
de couteau, soit à l’aide d’un bout de verre cassé. D’autres matériaux, en l’occurrence du
métal, sont nécessaires pour finaliser le montage de la sagaie. Il s’agit essentiellement du fer
et du cuivre. Ils ne sont obtenus qu’au prix de certaines ‘’transactions commerciales’’
effectuées avec les communautés qui les produisent. Le bout inférieur du manche est habillé
d’une pique en fer d’une longueur avoisinant les vingt centimètres. Une spirale de cuivre
recouvre la zone frontalière entre la pique de fer et le manche en bois. Le bout supérieur est
couronné par une pointe en fer. Cependant, la zone frontière entre cette pointe et le manche
est entourée d’un collier de cuivre. Tous ces montages enfin réalisés donnent forme à la
sagaie.

2.4.3. Les produits dérivés des ressources animalières

Au-delà de leur fonction nutritionnelle, les ressources animales ont des parties non
consommables que les hommes exploitent autrement. « Le produit de la chasse était consommé
mais certaines parties des bêtes abattues servaient aussi à fabriquer divers objets. Ainsi, la peau
d’éléphant était transformée en boucliers et en sandales, les plumes d’oiseaux étaient utilisées pour la
confection de jolies panaches, la peau de singe, de civette et de léopard servait d’habit, celle
d’antilope à recouvrir les tam-tams tandis que les dents des fauves garnissaient de magnifiques
colliers et bracelets très prisés. Un appoint de viande était fourni, en de rares occasions, par le petit
élevage de volaille (poules, coqs, canards), de mouton et de chèvres » (Métégué N’nah, 1979 : 55).
Il faut par ailleurs ajouter qu’il en est autant pour les pratiques thérapeutiques. Le traitement
de certaines maladies de la peau, comme la dartre, la gale, la mycose ou la teigne ne se fait
qu’à l’aide de l’usage de certaines de ces parties. Les soins appliqués sur les parties infectées
de la peau comprennent quelquefois des poils du sitatunga réduits en cendre. La carapace de
la tortue sert aussi de remède, quand elle n’est pas utilisée comme récipient ou ornement de la
maison. Elle sert aussi comme instrument de protection des champs. Attachée contre un arbre,

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à portée de vue, elle est un instrument de dissuasion qui empêche la pénétration des intrus
dans les parcelles. Pour des raisons toujours de protection, le dama est utilisé pour prévenir le
mauvais sort et les attaques mystiques. Ses griffes sont portées sous forme de collier au tour
des reins chez les femmes et des bras chez les hommes.

2.4.4. La cueillette et la pêche


Le groupe bobilis est plus adonné à l’économie agricole, à la chasse, à la cueillette et dans
une moindre mesure à la pêche. Tout ce qu’il consomme lui vient tout droit de son milieu
naturel. La cueillette ne s’en détache pas. De nombreux produits y sont collectés sur ce
modèle d’économie de prédation, comme les champignons, les racines, des légumes sauvages
essessang, les feuilles de jonc, ojome53, les fruits du manguier sauvage dénommés andok54 et
ceux de l’éboni. La cueillette ne fait jamais l’objet d’une planification préalable comme
l’agriculture ou la chasse. Elle n’est jamais en projet, mais pratiquée de manière spontanée.
Une grande indétermination pèse sur la probabilité de trouver les ressources si jamais la
décision venait à être prise d’aller en cueillir. On ne décrète pas la pratique de cette activité
pour la simple raison qu’il n’est jamais certain que les produits recherchés se reproduisent à
chaque saison au même endroit. La pêche se fait sans grand enthousiasme. C’est sans doute
dans ce sens qu’on peut saisir cette phrase : ‘’La pêche est une spécialité des populations
képéré. C’est à leur contact que nous les bobilis on a appris à la faire. Mais c’est plus une
affaire de femme55’’.

2.5. LA CIRCULATION DES MARCHANDISES


L’isolement dans lequel la forêt semble engluer les communautés des villages de
Mvoundé ou d’Ebaka n’est pas total. Elles participent, dans une plus ou moins grande mesure,
à la culture de la société globale. Elles sont prises tout de même dans tout un réseau de
liaisons économiques et obligées de se soumettre à des décisions politiques, prises en dehors
d’elles, dans les centres moteurs de la Nation (Bastide, 1971 :83). Ces sociétés ne se sont pas
soustraites des exigences économiques coloniales qui réclamaient de la part de cette province
la fourniture des matières premières agricoles telles le caoutchouc. Au soir de cette période,
l’économie de plantation basée sur la culture du cacao et du café s’était aussi déportée vers

53
Feuille d’assaisonnement utilisée pour la cuisson du poisson et du gibier à forte odeur tel le porc.

54
Graine comestible produisant des graisses.

55
Entretien, juillet 2008, Bélabo.

59/297
elle, mais sans trop de succès. Les villages précités y ont contribué, malheureusement
l’endurance n’a été que de très courte durée. Les voies de communications étaient si ingrates
qu’il fut difficile pour eux de continuer à entretenir de telles ambitions.

2.5.1. Angatha : échanges économiques intercommunautaires


Les anciens systèmes d’échange économique basés sur le troc ont résisté à la concurrence
introduite par le développement des cultures d’exportation56. « Qu’il le veuille ou non, le paysan
africain le plus « traditionnel » - c’est-à-dire le plus fidèle à ses idéaux et à ses rites ancestraux – est
intégré à l’économie mondiale par l’agriculture d’exportation (cash crops) et soumis à ce marché :
pour survivre dans son village, il a dû depuis longtemps participer à l’économie de traite, en vendant
sa récolte pour acheter non seulement des biens de consommation courante (qui tuent l’artisanat
local) mais, de plus en plus, des produits vivriers dont il a négligé la production devenue moins
rentable » (Coquery-Vidrovitch, 1981:33). En effet, les villageois possédaient déjà leurs
propres places commerciales créées en étroite collaboration avec toutes les communautés avec
qui ils traitaient depuis des décennies. Pour ce faire, ils avalaient des distances pour atteindre
ces places qui se situaient hors de leur territoire. Là, ils pouvaient troquer les produits du
terroir contre ceux des autres sociétés ou encore contre ceux qui revenaient des grandes zones
urbaines du pays. Ce mouvement de marchandises amorcé entre diverses sociétés, et dans un
complexe marchand propre à elles, les Bobilis l’appellent angathaa. Leurs partenaires
commerciaux étaient les populations, babouté, bamvélé et nanga. Ainsi, ils se rendaient dans
la localité de Nanga-Eboko57 pour troquer leurs marchandises contre des produits comme le
sel, les vêtements importés, les machettes et surtout la barre de fer. Ce dernier était pour eux
une matière première essentielle, qui servait à fabriquer tous les outils nécessaires au
déroulement de leurs activités. La réalisation des outils agricoles (haches, machettes, limes)
et de chasse, telle la sagaie qui a été suffisamment décrite, ne se faisait que grâce à ce métal
qu’ils ne se procuraient que par le biais de ce type de transaction économique.

Laissons à ce propos parler l’observation de Curt Von Morgen chez les populations de
Yaoundé nous instruire sur le savoir faire que requiert l’obtention du métal :

«Quant au matériau pour les armes, les Yaunde l’acquièrent à partir du minerai de latérite qui
se trouve en grande quantité dans ces régions ; le métal pur en est extrait dans les hauts-
fourneaux. Ces fourneaux ont la forme d’une caisse d’un ou deux mètres carrés de surface.

56
Les Bobilis ont cultivé pendant un petit temps le café mais y ont renoncé à cause de la crise.
57
Petite localité de la province du centre relativement proche des villages Mvoundé et Ebaka (voir-figure n°1).

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Cette caisse est d’abord construite en bois : des rondins sont placés en échafaudage les uns
au-dessus des autres. A l’intérieur, ce montage est habillé d’une caisse d’une épaisse couche
d’argile, de façon qu’il reste au milieu un trou en forme d’entonnoir. Ce creux est d’abord
rempli eux deux tiers avec du bois de chauffage, ou avec du charbon de bois qui en provient ;
par-dessus, après avoir allumé le combustible, on jette le minerai en morceaux plus ou moins
gros. L’allumage se fait au moyen de deux bâtons de bois, dont l’un a un creux qui épouse la
pointe conique de l’autre. On place cette pointe dans le creux du premier ; par une rotation
rapide, en la frottant entre les deux mains, on obtient que le bois se mette à rougeoyer et
finalement s’enflammer. Pour finir au feu l’air voulu, on utilise des tubes en argile, évasés à
leur extrémité supérieure, longs d’un mètre à peu près et d’un diamètre de cinq centimètres,
qu’on enfonce dans le matériau si profondément, que leur ouverture inférieure atteint le feu.
Devant chacune des ouvertures d’en-haut, en forme d’entonnoir, se tient un homme avec un
soufflet qui insuffle de l’air. Le soufflet est en bois et à la forme d’une croix. La partie
transversale est formée par deux rondins creusés, accolés de chaque côté de la solive
principale ; à partir de ces deux morceaux de bois, des ouvertures conduisent dans le canal
d’air de cette solive longitudinale, ouvert en direction du bas. Les creux de rondins latéraux
sont fermés en haut par des feuilles de bananiers qui sont liées ensemble de façon à former au
milieu une touffe. Dans chacune de ces deux membranes est pratiqué un trou. Lorsque la
membrane est tirée vers le haut, l’air s’introduit par le trou dans la cavité ; lorsqu’elle est
poussée vers le bas, et qu’à ce moment le trou est fermé avec la main, l’air est chassé
violemment dans le canal de la solive longitudinale. La partie inférieure du soufflet est donc
enfoncée dans l’ouverture des tubes en forme d’entonnoir, et l’homme, en appuyant la partie
supérieure de l’appareil contre sa poitrine, se met avec les deux à tirer, puis à pousser les
membranes alternativement ; l’air est ainsi chassé dans le foyer. A mesure que la matière
s’affaisse, on recharge avec du minerai et du bois. Lorsqu’il y a suffisamment de fer fondu, on
vide le contenu du fourneau et on le trie, en libérant le fer fondu des scories » (1982 :102-

103).

Selon les doyens bobilis qui se sont prononcés sur l’acquisition du fer, la communauté ne
produisait pas ce métal. Elle ne l’obtenait que par le biais des échanges. Ce sont les
communautés béti mais surtout babouté, bamvélé et nanga qui le leur fournissaient moyennant
des contreparties. Deux raisons déterminaient le choix des échanges avec ces communautés.
L’abondance des marchandises et la proximité géographique. Le parcours était moins long et
moins pénible. La distance était moins ressentie puisque les populations se rendaient d’une
localité à l’autre en empruntant la voie fluviale. Le fer tout comme les vêtements sont des
biens indispensables. La valeur du premier était liée à son utilité. Il permettait de fabriquer des
outils domestiques et agricoles ainsi que les armes de chasse. C’était un outil essentiel pour
les sociétés qui, comme les Bobilis, vivent d’agriculture et de chasse. Quant aux vêtements, la

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valeur qu’on leur accordait venait aussi bien de leur fonction que de leur rareté et l’extrême
éloignement des lieux où ils étaient fabriqués. Importés de l’Occident, ceci suffisait à justifier
leur qualité et à renforcer ainsi leur valeur. « Ce n’est pas la valeur marchande, c’est
l’appréhension directe des valeurs d’usage, concrètes et multiples, qui occupent toute la vie sociale :
un objet, une idée ne valent que par l’usage que l’on en fait. Tel objet banal, dont la valeur
marchande est minime en Europe (une aiguille, un couteau, une mesure de sel…) pourra représenter
une valeur sans commune mesure avec son prix de revient, parce qu’il est rare, venu de loin ou parce
qu’il est réservé à un usage noble (comme, par exemple, certaines qualités de pagnes) » (Coquery-
Vidrovitch, 1981 : 27). Grands chasseurs de leur état, les Bobilis n’acquièrent alors des tels
biens qu’en contrepartie des produits aussi prestigieux que l’ivoire. En outre, le succès
rencontré par le bois d’ébène les amène aussi à investir ce marché.

2.5.2. La circulation des marchandises entre membres de l’ethnie :


‘’Adath’’
Au sein de la sphère locale, l’intensité des relations entre les membres reste marquée par
des échanges. Tout ce qui a de la valeur s’échange entre tous les segments lignagers et entre
tous les villages de la communauté. Les politesses, les services, les biens économiques, les
biens sociaux, même si ceux-ci s’enchevêtrent déjà dans ce qui précède. « Les transactions
économiques apparaissaient alors plutôt comme un prétexte à des échanges de toute nature : échange
social d’abord ; on venait échanger les nouvelles, dans certaines sociétés discuter des alliances
matrimoniales, etc.» (Idem). Cette posture théorique est prise à rebours par la réalité qui
fermente la vie sociale en milieu bobilis. Car la réalité cède une réelle parcelle d’autonomie
aux échanges ayant exclusivement trait à l’économie. Sur ce registre, le système du troc n’est
pas moins inopérant. On parle d’adath dans la langue locale. Les marchandises échangées ne
sont pas ici aussi prestigieuses que celles qui circulent couramment dans le grand marché des
transactions intercommunautaires (angatha). Dans ce marché où la réciprocité sert de seule
« monnaie d’échange », les biens qui circulent sont en majorité des ressources alimentaires.
Les produits de pêche s’échangent contre des produits de chasse, les produits agricoles contre
les deux autres, le beurre de karité contre l’huile de palme. Le système de mise en équivalence
est dans tout ça fondé sur trois déterminants : la physiologie des produits, leur quantité et le
pouls de l’économie d’affection qui lie les protagonistes. Pour tout dire, dans le système du
troc, la marge du tribut à restituer n’est pas la même quand les liens sociaux sont très forts
entre deux individus que quand ils sont approximatifs avec d’autres.

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En règle générale, l’accumulation n’est pas le facteur prépondérant dans le troc mais
davantage la recherche du produit qu’on ne possède pas. Par cette ingénierie la précarité était
jugulée, d’autant plus que tout membre confronté à des contraintes d’ordre économique
parvenait à le pallier via ce mode de régulation économique. Tous les produits de l’adath ne
revêtent pas en soi un caractère vital parce qu’il suffit de s’investir pleinement dans leur
production pour les obtenir. Or le faible capital dont peut disposer chacun n’est pas souvent
conséquent pour parvenir à investir dans tous les domaines. Seuls les chefs pouvaient se payer
un tel luxe.

De plus, la circulation des produits ne se réduit pas toujours à la pratique immédiate du


rituel du « don et du contre don », du moins en ce qui est de la contre partie. Elle admet que
le contre don soit différé. Derrière cette parade transpirent en faite certaines situations de
crises liées à la production. On n’échange pas que le surplus qu’on possède ou les produits
dont-on ignore le savoir-faire requis pour les obtenir. On peut également procéder à l’échange
sans détenir de contrepartie. L’absence de marchandises chez l’une des parties n’obstrue pas
le fonctionnement normal du troc. Toute production est déterminée par les aléas du climat du
milieu investi. Quand la bonne fortune n’est pas au rendez-vous, il arrive que la production ne
soit pas rentable. Il en va de même lorsque le champ subit les attaques répétées des
prédateurs. Dans ces conditions, ça devient une épargne pour celui qui distribue son produit.
L’adath diffère du nac en ce qu’il y a dans ce système d’échange l’obligation absolue de
soldée sa dette. Et la démarche est différente, c’est celui qui est dans le besoin qui part vers
celui qui possède. Or dans le nac, l’individu ne sollicite pas l’aide, elle vient le trouver. En
somme, l’adath se présente davantage comme un instrument conçu par la société pour réguler
ses échanges économiques.

2.6. LES SYSTEMES RITUELS : TERRITOIRES, INITIATION ET


DILUTION DE LA FILIATION
La production rituelle est irréductiblement liée au territoire. Des espaces y sont
ordinairement réservés pour organiser des rites. C’est en tout cas ce que révèle l’examen des
pratiques rituelles en Afrique au sud du Sahara. En effet, Michel Cartry (1993) dresse le bilan
de la recherche dans ce domaine sans taire la période coloniale ainsi que la focalisation sur les
anciennes colonies anglaises et françaises. Il montre que les observations des administrateurs
coloniaux français L.G. Binger (1888) et M. Delafosse (1908 – 1909) tout comme celles des
anthropologues anglais Rattray (1932), Fortes (1940) et Goody (1956) font état dans les

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localités qu’ils sillonnaient de l’existence des bosquets consacrés aux pratiques rituelles. La
réduction du monde en un village planétaire, quasi ‘’homogène’’, n’a cependant pas permis à
la mondialisation de complètement subvertir cet état de fait. Les travaux des ethnologues
Danouta Liberski (2002) et Stéphan Dugast (2006) mettent en lumière la résistance des
pratiques rituelles traditionnelles dans les zones rurales du Burkina Faso et du Togo.

Tout comme les constats faits ailleurs par les auteurs cités plus haut, on note aussi la
pratique des rites et l’existence des lieux réservés pour les accomplir au sein des localités
bobilis préindustrielles. Dans celles-ci, la cour du village, l’arrière des cases et les bosquets
sacrés sont trois espaces différents destinés aux cérémonies rituelles. Les deux premiers ne
sont des espaces sacrés que le temps que dure souvent le moment rituel. Contrairement aux
bosquets sacrés, ils sont loin d’être des lieux sacrés permanents. Ils revêtent temporairement
ce caractère pour une raison : tout milieu où se tient un rituel est affublé de cet attribut. Les
lieux en eux-mêmes ne sont intrinsèquement pas sacrés. Ils ne le sont que parce que la société
a volontairement décrété qu’une force d’exception d’où elle puise son substrat social s’y
trouve. Pour revenir à la cour et à l’arrière des cases, lorsque le rituel prend fin, ils retombent
immédiatement dans le domaine du profane. Ils servent d’espace public où profanes,
néophytes, hommes, femmes et enfants circulent allègrement. Ils sont un espace de jeu pour
les enfants et une voie empruntée par les passants. Les deux sont élevés au rang d’espace
sacré parce que dans tous ces emplacements que parcourent les initiés, ils sont convaincus de
la présence avérée des esprits tutélaires. Derrière les cases, la longue attente qui précède leur
entrée en scène permet aussi d’affiner la préparation personnelle et du groupe, à laquelle se
mêlent des moments d’incantations inaudibles souvent accompagnés de libations. Ces mêmes
moments recommencent quand les initiés foulent le sol de la cour. Des deux espaces, elle est
la plus sollicitée à cause de sa capacité à contenir un large public au moment où s’organisent
les rites akonk ou mbone. Cet évènement comme les funérailles de notable initié à ce rite sont
les évènements les plus importants du village. Dans la communauté, les initiés à ce culte sont
appelés ‘’gones’’. Ce rite initiatique est commun à tous les Bobilis de sexe masculin. Il
mobilise tout le monde peu importe la région d’appartenance. Il en va de même lors des
funéraires d’un initié. Ceux de tous les villages sont de droit et de fait concernés.

La cérémonie qui captive tant est une danse rituelle masculine parrainée par tout lignage
désireux de le faire. Celui qui l’organise assume l’ensemble des dépenses. Il s’engage parce
qu’il entend à tout prix voir son fils s’initier. L’initiation au rite n’est jamais individuelle mais
collective. Ce faisant, étant donné que la cérémonie se décline sous la forme d’un grand festin

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dont la durée se mesure en semaines, les parents des autres initiés apportent leur contribution
pour assurer la réussite de cet évènement. Les ressources forestières et agricoles sont très
sollicitées durant cette occasion. Des parties de chasses sont organisées, les femmes s’activent
dans les champs et les professionnels du dolo veillent à garder les calebasses pleines. En
réalité le maître de l’évènement n’est jamais abandonné par la communauté locale. Les autres
lignages s’impliquent à de degré divers des préparatifs. Elle se l’approprie parce qu’une
mauvaise prestation ne desserre pas l’individu seul mais tout le village. Par ailleurs, elle tire
un certain prestige lorsqu’il a su faire bonne impression. Ainsi, elle pourra être sûre qu’au
cours d’une prochaine édition, les danseurs des autres villages viendront la rehausser en grand
nombre. D’où cette implication, car il en va de l’honneur de tous.

La cour, apprêtée pour la circonstance, est prise d’assaut un soir de saison sèche par une
foule bigarrée venue de tous les coins des villages. La nuit tombée, dans la confusion créée
par cette foule emportée par l’ambiance populaire, arrosée de dolo et rythmée par toute sorte
de chants de réjouissance, c’est à ce moment que choisit la majorité des ‘’gones’’ pour
s’éclipser en direction de la forêt. Là-bas, pendant au moins deux semaines, ils vivront en
réclusion. Une poignée reste au village pour assurer la continuité de son animation jusqu’au
jour où les néophytes sortent. Le lendemain au petit matin, les candidats à l’initiation sont
conduits vers le sanctuaire où les attendent les anciens. Ce séjour en forêt est initiatiquement
capitalisé par l’enseignement des pas de danse rituelle, aux jeunes candidats, par l’inscription
des scarifications au cou de chacun, par l’immolation des bêtes (moutons, poulets…) offertes
aux esprits et enfin l’enseignement de toutes les prescriptions qui scellent définitivement cette
initiation. Au moment même où se déroulent toutes ces séances, au village, l’information
circule déjà sur la sortie imminente de ceux qui sont en brousse. Mais l’effervescence du
premier jour n’y est plus. Les habitants des autres villages ont fini par regagner leur foyer
après le départ des candidats. Les ‘’gones’’ du village ont maintenant pour tâche de restaurer
cette liesse. Pour cela, tous les villages proches les recevront et seront à tour de rôle animés
tout le temps qui précède le jour de la sortie. L’objectif est de galvaniser les populations, les
sensibiliser sur la nécessité de soutenir leurs représentants (candidats) et enfin les inciter à
venir nombreux au jour indiqué. Ce jour, la mobilisation finit toujours par être totale.

La réclusion s’achève enfin d’après midi mais déjà les gens affluent. L’arrière des cases
est transformé tout ce temps en base arrière investie par les gones de retour de la brousse. Il
est interdit au public, femmes, enfants et profanes de s’en approcher. Des gones sont postés
dans certaines allées pour canaliser tous les déplacements. Leur entrée en scène n’intervient

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qu’à la tombée de la nuit. En attendant cette période, l’heure est au port des costumes, les
anciens aident les nouveaux à bien ajuster les leur. Des pas de danse sont fréquemment
esquissés pour tester la solidité des costumes toutes les fois qu’ils répéteront leurs
mouvements. Ces costumes de danse sont essentiellement faits de peaux de bêtes telles la
civette et le léopard. L’habillement ne fait apparaître aucune hiérarchie sociale. La variation
des tenues, selon qu’elles soient en peau de léopard ou en peau de civette, s’observe aussi
bien chez les anciens que chez les nouveaux. La couronne fait aussi partie des accessoires de
danse. Chacun en tient une à la main. Elle est tissée à partir du raphia et décorée de cauris.
Des clochés sont attachés à chaque cheville. Et les visages sont tous induits de poudre de
kaolin qui les rend presque méconnaissables.

Dans la cour, les battements de tam-tam raisonnent de plus bels et les chants se
multiplient. L’euphorie atteint son comble. Mais voilà qu’un cri strident est soudainement
poussé. Toute l’assistance plonge dans un profond silence ; exceptés les femmes et les
enfants qui à vive allure courent au même moment s’enfermer dans les maisons. Escortés par
des chants rituels, les ‘’gones’’ prennent enfin possession de la cour. Le cri qui se faisait
entendre s’estompe. Aux dires de certains, il s’agit de M’gamba : l’esprit de l’ancêtre
mythique de la communauté qui ne se présente aux initiés que sous une apparence proche de
la zoomorphie58. Le silence observé constitue le temps nécessaire pour préparer rituellement
ce lieu. La reprise des sons de tambours marque le démarrage de la prestation des ‘’gones’’ et
le retour également de ceux qui s’étaient enfuis dès l’arrivée des initiés. Encerclés, ils
rivalisent tous de talent devant l’assistance tout à fait conquise. Et qui n’hésite pas à laisser
trainer quelques fous rires quand les artistes mettent leur couronne. La coordination de cette
partie de la chorégraphie s’effectue très souvent au milieu de la nuit pour annoncer la pause
des danseurs. Dans d’autres circonstances, elle annonce la fin de leur prestation.

La cohésion sociale au sein d’une société dépend du climat d’entente qui prévaut entre
ses différentes fractions. Elle peut provenir du pouvoir de mobilisation de diverses structures
sociales. Les structures rituelles telles l’akonk ou le mbone ne dérogent pas à la règle. Au-delà
de l’entreprise initiatique, l’organisation de cet évènement auquel participe toute la
communauté ethnique a pour ambition implicite de maintenir son unité sociale. L’intérêt que
les populations lui accordent s’insère autant dans une logique de sauvegarde et de
conservation de leur identité sociale que celle de leur unité culturelle. Par ce canal, non

58
Ils l’imaginent sous cette apparence du fait de la similitude de son cri et celui d’un animal.

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seulement elles affirment cette identité en la singularisant, mais elles la maintiennent,
resserrent leurs liens sociaux par leur adhésion et leur contribution à tout ce qui se fait. On
pourrait ainsi dire que l’akonk ou le mbone est ce qui assure à la communauté tout à la fois sa
reproduction et une inscription territoriale (Liberski, 2002 : 92).

Les systèmes rituels ne se restreignent pas qu’à ceux dirigés vers des ambitions
initiatiques et festives. La portion de forêt qui a servi de lieu de réclusion des ‘’gones’’ va être
à nouveau utilisée pour une toute autre finalité rituelle. Elle n’est jamais délaissée ou figée à
l’accueil que des rites de même ordre. La communauté y pénétrait pour accomplir l’isam.
Dans le précédent chapitre, il a été longuement démontré que nous avions affaire à une société
à faible démographie et où l’horizon matrimonial ne se réduit qu’autour de ses propres
frontières. Cette très faible démographie constitue justement un problème pour elle. Les
jeunes gens en âge de se marier trouvent difficilement des épouses. Ceux qui en trouvent sont
parfois confrontés au dilemme de la stérilité du conjoint. La réponse sociale apportée par la
société à tous ces problèmes est la dilution des rapports de parenté.

A propos de la parenté, l’anthropologue M. Godelier dit que « les transformations de la


parenté n’engendrent jamais autre chose que de la parenté » (2004 :94). Cette assertion qui se
vérifie dans bien de sociétés, y compris chez les Bobilis, semble quelquefois être difficile à
interpréter chez ces derniers dans l’intervalle de temps que prend l’aboutissement de l’alliance
entre des individus dont la filiation a été diluée. Car, face aux problèmes de reproduction
évoqués plus haut, le régime exogamique auquel cette société est attachée s’en trouve parfois
remis en cause. Ces cas de force majeur l’obligent à autoriser des unions matrimoniales au
sein des clans où la prohibition de l’inceste est instituée. Il en va ainsi des clans bambè,
bidoumba et nyamkon. Ils ne se mariaient jamais. Mais face à la menace d’extinction de l’un
des groupes, sur qui le sort semblait habituellement s’acharner, la fréquence des décès chez
les bambè a décidé la société, à l’unanimité, à lever toutes les restrictions qui empêchaient
toute alliance matrimoniale entre ces clans frères. Cette transformation des rapports sociaux,
R. Bastide rappelle, en parlant d’innovation, qu’elle n’est acceptée dans une société qu’à
condition qu’elle trouve l’assentiment de ses leaders. En effet, pour rendre effective cette
mesure qui venait d’eux, les différents chefs de lignages de ces trois clans s’étaient concertés
dans un bosquet sacré. L’objectif recherché est l’obtention de l’assentiment des ancêtres. Le
rituel est désigné sous le vocable d’isam. Il consiste à justifier les raisons qui militent en
faveur de cette décision, de sacrifier certains animaux domestiques, de tempérer la colère des
ancêtres et de leur demander de préserver toute progéniture issue de ces nouvelles unions

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d’éventuelles tares congénitales. Tous ces détails réglés, la dissolution est solennellement
proclamé. C’est ce qui explique qu’on en vient maintenant à constater la célébration des
mariages entre les descendants du clan bambè et ceux des clans nyamkon et bidoumba. En
faisant ainsi preuve de plasticité culturelle, la société témoigne bien de sa capacité à amorcer à
l’intérieur d’elle-même certaines dynamiques.

CONCLUSION
La forêt joue un rôle considérable dans la vie de la communauté bobilis de Bélabo. Cette
dernière dépend entièrement de ce milieu. Ce rapport est cimenté par sa valeur économique,
sa valeur cultuelle et les divers services sociaux que cet espace permet à la communauté de
réaliser. Il constitue son unique point d’approvisionnement en ressource alimentaire, en bois
de chauffe, en matériaux de construction et en plantes médicinales. Les Bobilis vivent de
l’agriculture, de la chasse et de la cueillette. Ce sont les principales activités économiques
organisées en forêt par le groupe.

L’agriculture et la chasse sont les deux activités de base du groupe. La première est le
secteur de maîtrise de la femme, mais l’homme apporte sa participation à l’occasion du
défrichage. Le champ d’action de ce dernier est la chasse. Celle-ci se pratique
individuellement ou en groupe. Mais les hommes chassent le plus souvent seuls. La chasse
collective est généralement organisée à l’occasion de certaines cérémonies. Tandis que la
chasse individuelle se pratique régulièrement. Le déroulement de cette activité dépend du
calendrier des activités agricoles. En saison sèche, notamment la grande, la programmation du
défrichage ne permet à cette période aux hommes de pratiquer la chasse. Ils l’exercent en
dehors de la saison des abattis. Les Bobilis ne cultivent et ne chassent que pour
l’autoconsommation. Ce ne sont pas des commerçants. Ils obtiennent les biens rares en
pratiquant le troc. La pratique de ce système à l’intérieur du groupe est appelé adath. A
l’extérieur, ils le désignent sous le vocable angatha. Les biens proposés en échange sortent de
la forêt.

L’enclavement de la région n’offrait aucune autre alternative au groupe. Il ne pouvait


accéder facilement aux biens manufacturés. En raison de cet enclavement et l’absence
d’alternative, il était contraint de gérer son milieu avec parcimonie. Mais la gestion durable de
son milieu n’était pas déterminée seulement par l’absence d’alternative. La raison à l’œuvre
de cette gestion est liée à la très forte prégnance des croyances religieuses locales. D’autant
plus que dans la conception de l’homme bobilis, la forêt est le patrimoine et l’espace de vie de

68/297
l’esprit protecteur du clan. D’où son choix de la pratique des rites et les cultes d’initiation à
l’intérieur de ce site.

69/297
CHAPITRE 3: EKOUK : PROCHE ET DIFFERENT DE BELABO
La construction des villages dans la région rurale d’Ekouk est consécutive à l’avènement
de l’industrie du bois dans l’Estuaire59. La longueur d’avance prise par cette enclave rurale en
matière de trafic de bois remonte, contrairement à sa consœur camerounaise60, à la période
révolue des grands empires coloniaux. L’introduction de cette ressource sur le marché
international, depuis l’exploitation traditionnelle jusqu’à la phase d’exploitation moderne,
intervenue pendant la colonisation, a suivi la variation du cours de l’histoire. La « révolution
de l’okoumé » (Lasserre, 1958 :124) à l’origine du nouvel élan économique de la future nation
gabonaise, n’aura pas seulement eu pour vertu d’insérer ce pays dans l’économie d’échanges,
mais d’attirer aussi son attention sur l’éventualité d’un épuisement certain de son bois. C’est
au nom justement de cette prudence que l’administration coloniale crée la Brigade de la
Bokoué à Ekouk. Baptisée campement n°1, il regroupe le premier ensemble de « parcelles »
d’Okoumé censées préserver cette essence que les milieux de l’industrie apprécient.

Bien avant cette période, Ekouk n’est pas qu’un lieu d’extraction de la ressource ligneuse.
Il est également celui de la chasse et épisodiquement de l’exploitation agricole des
communautés villageoises fang présentes à Bifoun et Kango. Ce village du canton Bokoué 61,
qui offre aujourd’hui un paysage très cosmopolite, fut créé au gré de l’installation de la
Brigade de reboisement en 1959. Vestige des grandes conquêtes forestières du début du
siècle, le milieu est devenu une priorité de la politique de reboisement adoptée par
l’Assemblée Territoriale du Gabon. Son toponyme fang Ekuk s’identifie à une essence
forestière à sève blanche médicamenteuse (Mukumbuta, 1997 : 102). Mais cette région a une
histoire encore bien plus reculée que celle qui tend à s’amorcer au seuil de l’indépendance.
Les dessous de cette histoire seront exposés au fil de la progression des prochains
développements.

3.1. LE POSITIONNEMENT ADMINISTRATIF D’EKOUK


La distribution des régions administratives au Gabon obéit à une norme hydronymique qui
morcelle le territoire national en neuf provinces dont la première est l’Estuaire. Elle se fixe le
long de la côte septentrionale du Gabon où l’essentiel de sa façade maritime se jette sur

59
L’Esturaire est la première région administrative du Gabon. Cette province abrite Libreville la capitale.
60
Le prochain chapitre montrera que l’histoire de l’exploitation forestière à Bélabo ne débute qu’autour des
années 1970.
61
Espace administratif du département du Komo.

70/297
l’océan Atlantique. La province compte parmi les premières régions investies par les
exploitants forestiers. Le souci de précision nous conduit dans l’espace à dimension
villageoise d’Ekouk. Cette unité territoriale est localisée dans le département du Komo62. Elle
est distante de la capitale (Libreville) d’environ 120 km. Cette localité a par ailleurs le
privilège de profiter du tracé de la route nationale n°1 qui en fait un « village-rue » (Pesqueux,
2004). Le village se situe sur l’axe Libreville-Lambaréné, et en l’y observant nettement, dans
l’intervalle du tronçon Kango-Bifoun. Différentes habitations fixées de part et d’autre le long
du bitume s’en éloignent sur quelques mètres à peine. Le pic démographique de cette grande
bourgade du canton Bokoué est estimé à près de 3000 âmes (PFE, 2000 : 85). Sous d’autres
cieux cela lui aurait conféré le statut envieux de ville. Le paysage est couvert d’un bain
forestier aménagé en plusieurs parcelles riches en bois d’okoumé et qui dissimulent l’alliance
concoctée entre les techniques sylvicoles humaines et les mécanismes de régénération
naturelle.

62
Chef lieu Kango.

71/297
Figure 3.1 : Localisation de la région d’Ekouk. Cette localité de la province de l’Estuaire est
rattachée au département du Komo et a pour chef lieu de département la ville de Kango.
Source : Adaptée du LAGRAC, 2010.

3.2. LES POPULATIONS A TRAVERS L’HISTOIRE DE LEUR MILIEU


La forêt abonde partout dans le Gabon. Le quotient couvert se situe aux alentours de 80%.
Cette omniprésence de la forêt ne date pas d’aujourd’hui. Il en a toujours été ainsi des siècles
durant. Une telle présence n’offrait d’autres choix d’habitation aux populations du Gabon.
Certes, l’histoire nous instruit que les régions littorales étaient occupées du nord au sud, dans
l’estuaire par les Mpongwé, les Orungu au Cap Lopez et les Nkomi dans le Fernan-Vaz. Mais

72/297
à l’intérieur des terres de l’estuaire, la zone forestière n’était non plus déserte63. Déjà, à
proximité des installations d’un des groupes précités (Mpongwe), l’on notait la présence des
groupes pygmées. Citant à ce titre Raponda Walker, l’historien Elikia M’bokolo affirme
qu’« on trouvait encore des îlots assez importants de Pygmées » :

« Certains étaient entièrement nomades, évitant toute relation et échappant à tout


contrôle ; d’autres vivaient dans nyoko (campements, réserves) dans un état plus
ou moins sédentarisé, intermédiaire entre le servage imposé par leurs voisins
bantu et une liberté surveillée, jouissant de la protection des chefs de clans ou de
tribus. Ces campements existaient notamment aux environs de la pointe de Santa
Clara sur les bords de la rivière Otande, dans la presqu’île de Denis où ils étaient
protégés par les chefs du clan des Asiga, notamment par le plus célèbre d’entre
eux (Antchoue Kowe Rapontchombo, dit Denis) et au Cap Lopez, en arrière des
villages côtiers des Orungu » (1981 : 14).

Sur le plan commercial et du point de vue des contacts avec l’extérieur, « les Mpongwe
occupaient les meilleures positions, les deux rives et les terres baignées par la partie de l’estuaire que
les premiers officiers du poste français devaient appeler « bassin extérieur », ils avaient plusieurs
villages importants, notamment Awuna sur la rive droite et Ngango sur la rive gauche, à
l’embouchure du Rhemboué ; enfin l’île de Coniquet était aussi habitée par des Mpongwe » (Idem).
Cependant, plus loin encore dans la forêt, des campements témoignant de la présence d’autres
groupes bantu étaient identifiés. « En arrière des Mpongwe, formant une sorte d’auréole autour de
leurs villages et empiétant sur leur territoire, venaient les Seke : leurs établissements se trouvaient à
la fois le long des cours d’eau (dans le « bassin intérieur », sur la basse Como et les autres rivières se
jetant dans l’estuaire) et dans l’intérieur des terres se trouvaient les Akele notamment le long de la
Como et de la Bokoué, non loin des premiers campements des Fang » (Ibidem).

Le retour dans l’histoire tranche clairement sur le positionnement exact des campements
villageois des terres intérieures de l’estuaire. Les marqueurs naturels du bassin intérieur de
l’estuaire, les cours d’eau du Komo64 ou de la Bokoué bordent tout l’espace forestier qui, sans
discontinuité, part de Kango à Ekouk. Les campements fang étaient fixés sur tous les

63
Le sous peuplement du Gabon n’est plus un secret de polichinelle. Cela ne traduit pas pour autant toute
absence de contrôle des régions forestières du pays par les groupes locaux.
64
Affluent central de l’estuaire. Son bassin-versant couvre une superficie de 5 000 km². Il se positionne au
troisième rang des plus grands fleuves que compte le Gabon.

73/297
fragments de forêt situés près d’un de ces cours d’eaux65 qui couvrent ce périmètre. « Ils
étaient installés sur le Como, le Remboué et l’Ogooué » comme les observations de Guy
Lasserre le confirment (1958 : 106).

3.2.1. L’ouverture au monde extérieur


L’histoire de l’ouverture du Gabon au reste du monde commence aux abords des côtes de
l’Estuaire. Elle est d’abord marquée par le commerce de la traite avant la juxtaposition des
rapports politiques et de domination. L’hostilité de la forêt, l’émiettement des groupes sociaux
et l’isolement surtout du plus grand nombre d’entre eux, disséminés dans l’arrière pays,
auront davantage contribué à cristalliser l’attention sur le genre de vie des populations de la
côte. Sur cette partie du pays, les populations Nkomi, Orungu, ont des modes de vie dominés
par des relations d’échange privilégié tissées avec l’extérieur. Le système prégnant était fondé
sur une coopération exclusivement centré sur les affaires. Le principe des négociations était
assez simple : « les Européens échangeaient à des chefs côtiers des esclaves contre de l’alcool, des
tissus, du tabac, du sel, de la faïence et autre produit. Le produit de la vente des esclaves aux
Amériques permettait d’effectuer de larges profits, aussitôt réinvestis dans l’or, les métaux précieux,
les épices ou le coton, qui étaient eux-mêmes revendus en Europe avec des bénéfices substantiels »
(Arcadi de Saint-Paul, 1987 : 23).

Le marché des marchandises humaines répondait aux besoins induits par la découverte de
nouveaux territoires d’outre-Atlantique et l’urgence par conséquent d’accélérer l’exploitation
de leurs richesses. Ainsi une main d’œuvre abondante et vigoureuse était réclamée dans les
territoires tels les Antilles et les Amériques. Intronisé au courant de la fin du XV ème siècle
(Métégué N’nah, 2006 :97), ce commerce où s’échangeaient en plus des esclaves, l’ivoire, le
miel et le bois précieux (l’ébène) perdure jusqu’au début du XIXème siècle. La mutation
politique observée à l’échelle internationale, dominée par le ralliement massif de certaines
puissances européennes aux thèses abolitionnistes66, a précipité le déclin de ce type de
transaction et ce malgré la ténacité de certains négriers.

65
Ekouk ne possédait aucune installation villageoise avant les opérations d’exploitation forestière. Les difficultés
d’accès aux cours d’eau contrariaient les possibilités de sédentarisation. Les populations l’avaient plutôt
transformé en un territoire de chasse.
66
L’internationalisation de l’abolition de la traite des noirs est l’œuvre de l’Angleterre. Un acte royal daté du 23
mai 1806 interdisait la traite aux sujets britanniques. Il est ensuite renforcé par un autre daté du 25 mars 1807
abolissant cette horreur partout sur les côtes ou territoires d’Afrique. Pour faire appliquer cette résolution, le
parlement britannique adopte en 1811 des mesures répressives contre les négriers pris en flagrant délits.
L’éradication de la traite est aussi une idée partagée par les Etats Unis qui y met fin en 1807. Mais bien avant ces
pays, c’est le Danemark qui l’interdit le premier en 1792 (Daget, 1997).

74/297
La France pour sa part, encore indécise jusqu’en fin juillet 181567, avait enfin décidé de
collaborer avec les autres puissances qui luttaient pour la suppression de la traite. Elle
s’abstient cependant d’accepter sans l’aval de leur Etat le principe de la répression des navires
étrangers par des forces extérieures. « Elle laissait passer l’occasion de se créer le prestige dont
elle avait tant besoin, en se hissant au rang de l’Angleterre comme nation capable de vocation
68
universelle à l’humanitarisme et au respect des droits de l’homme » (Daget, 1997:43). Paris
n’admettait pas l’idée que des forces étrangères inspectent les navires français, mais il restait
néanmoins ouvert à la proposition de négocier un traité bilatéral concerté.

Pour faire bonne figure, en juin 1818, des croiseurs de la marine sont détachés pour la
première fois sur les côtes africaines. Celles du Gabon servaient de base de stationnement au
brik la Malouine69. Les marins français présents en Afrique avaient reçu l’ordre de surveiller
ses côtes et de traquer tous les navires battant pavillon français soupçonnés de poursuivre le
trafic. Mais les efforts français n’étaient pas toujours assortis de la vigilance, de la rigueur et
de toute la sévérité que requérait l’inhumanité du phénomène. Car les sanctions contre les
négriers n’étaient pas exemplaires. Ceux-ci poursuivaient « impunément » leur commerce à
tel enseigne que l’Angleterre prit unilatéralement la direction de « la police des mers ».

La croisade lancée contre la traite a par ailleurs intronisé un nouveau cycle de relation
politique imposé à l’Afrique. Il s’agit de la colonisation. C’est elle qui remplace l’ancien
ordre fondé sur la traite négrière. La fréquentation régulière des côtes gabonaises par les
croiseurs français a produit chez un des chefs côtiers Antchuwè Kowè Rapontyombo, alias
« Denis », une certaine sympathie pour ce pays. Bénéficiant de ce soutien politique
d’envergure, la France va alors en profiter pour asseoir sa souveraineté sur cette région. Elle
obtenait, moyennant quelques marchandises, deux portions de terre sur la rive gauche de
l’estuaire du Komo, conformément à l’esprit de la convention du 9 février 1839 signée entre
son représentant Bouët-Willaumez et ledit chef. Il va d’ailleurs mettre son influence au
service de son allié pour arracher des traités auprès des autres chefs. Ré-Dowè en fait partie.
Le « roi Louis », comme il se faisait appeler, ratifie le 18 mars 1842 un traité attribuant tout

67
C’est à cette date que Louis XVIII fit la promesse d’abolir immédiatement la traite. La France craignait que la
dislocation de l’économie de traite ne compromette la stabilité du pays. Car de nombreux corps de métiers et de
foyers dépendaient depuis bien longtemps de cette économie. C’est pour cette raison qu’elle se montrait assez
réticente.
68
Il percevait très mal cette initiative qui avait un air d’ingérence et d’entorse à sa souveraineté.
69
Les traités de mise sous-tutelle française du Gabon seront signés abord de ce navire.

75/297
son territoire à la France. Le chef Kaka Rapono dit « Quaben » fera de même le 27 août 1843,
suivi de Ré- Ndama ou « roi Glass » le 28 mars 1844. Tous réaffirmeront leur décision au
cours du traité général signé au mois d’avril 1844. Le refus des chefs Antchuwè Ré-Dembino
et Rassondji ne dura que deux ans. Ils le ratifieront en août et novembre 1846. La signature de
toute cette série de traités entérinait la domination française dans l’estuaire et présageait la
conquête de l’intégralité du pays.

3.2.2. La permanence des procès économiques locaux : la chasse et


l’agriculture
Sur la côte des changements de grande ampleur se produisent. « Les gens de la côte, les plus
ouverts à la pénétration, furent aussi les plus touchés. En revanche, dans l’arrière pays, la vie
traditionnelle n’avait pas subi de bouleversement notable depuis l’apparition des Français »
(Coquery-Vidrovitch, 1972 : 74). Tous les traités signés avec les chefs côtiers répondaient
ainsi aux souhaits des représentants français. Mais la menace se trouve encore loin de
l’intérieur. En effet, plus de la moitié du XIX siècle s’était largement écoulée que les portes
de l’intérieur restaient toujours inviolées. Le cours de la vie n’était pas perturbé. Les
populations vaquaient comme d’habitude à leur occupation. Et dans les campements Fang,
situés aux alentours de Kango et à Bifoun, le quotidien ressemblait bien à celui des autres
groupes bantu. La chasse et l’agriculture occupaient une place de choix.

3.2.3. Les activités de chasse


L’obtention des ressources alimentaires respectait le schéma et le calendrier de travail déjà
observé chez les bobilis du Cameroun. Malgré la distance des siècles considérés, le savoir-
faire en matière de chasse des communautés fang du Gabon ne changent presque pas de celui
de la précédente société. Cette activité reste le domaine de maîtrise des hommes. Et comme
partout ailleurs les procédés varient. « Les fosses munies ou non de pieux ou de sagaies, pièges de
diverses sortes pour les volatiles, le petit ou le gros gibier, chasse à la glue, chasse à la courre avec
des chiens ou munis de grelots ou du feu, chasse à l’arc ou à l’arbalète avec des flèches
empoisonnées » (Métégué N’nah, 2006 :55). Les procès peuvent être individuels ou collectifs,
c’est selon. Mais pour tous la règle reste quasiment la même : toute prise correspond toujours
à une série de techniques et d’outils employés. Que la chasse soit donc individuelle ou
collective elle requiert certaines catégories d’armes indispensables. La sagaie, l’arc, l’arbalète
sont les mieux connues. Les deux dernières citées convenaient plus à la chasse au gibier à
plume et autres animaux vivant sur les arbres (singes, écureuils, etc.). En outre, pour le gibier
au sol, le chasseur s’armait de sagaie ou de lance. Toutes les armes dérivaient du même

76/297
processus social de transformation des matériaux du tapis forestier. L’arbalète est par exemple
entièrement construite en bois, avec une corde faite en liane, se tendant avec les deux mains et
un appui sur le genou ou le pied. En savane, les chasseurs utilisaient traditionnellement l'arc
en bois. « Ces deux types d'armes tirent des flèches légères et elles ont une portée limitée. Les flèches
ne sont pas destinées à tuer directement, mais elles sont systématiquement empoisonnées avec des
poisons végétaux tirés de lianes de forêt ou de galeries forestières, souvent du genre Strophantus, qui
ont des effets paralysants comparables à ceux du curare » (Fargeot, 2003 : 21).

3.2.4. Les chasses individuelles


L’exercice de l’activité cynégétique au niveau individuel ne concernait en général que le
gibier de petite ou de moyenne taille. Deux catégories de chasse individuelle permettaient
alors d’assurer la capture des proies. Une d’elles était liée au maniement des armes de jet.
Pour cette catégorie, l’arbalète et l’arc symbolisaient noblement les armes requises par ce type
de chasse. Car le gibier à plume, bien que ne constituant pas la principale attraction de la
chasse n’était par exemple chassé qu’individuellement. Le piégeage constitue l’autre catégorie
de chasse individuelle en vogue. « Un bon piège est l'aboutissement combiné d'une compétence
technique et d'une connaissance éprouvée du milieu, de la biologie, de l'écologie et de l'éthologie des
proies. L'étude du piégeage est par ailleurs un bon moyen d'aborder les savoirs et les représentations
d'une société sur son environnement, et d'en appréhender les évolutions » (Dounias cité par Fargeot,
2003). Les types de pièges étaient très variables, des pièges à rongeurs construits par les petits
garçons, qui sont une première initiation à la technique, jusqu'à des méthodes plus
sophistiquées et sélectives. La chasse au piège n’est pas du tout tributaire du respect d’une
saison particulière. Elle se déroulait toute l’année. Là aussi, tous les matériaux utilisés
ressortaient de la forêt. Un piège ne demandait que des fibres végétales et du bois pour être
réalisé. Les assommoirs, appâtés aux fruits de brousse servaient pour la capture des athérures
et des porcs-épics.

Par ailleurs, l’usage des pièges répondait également à une nécessité de protection des
terroirs agricoles. Ce phénomène de protection, répandu en zone tropicale, est connu sous le
nom de « garden hunting » (Linares, 1976). Il s'agit en fait de la capture des animaux
anthropophiles qui s'accommodent parfaitement à tous les environnements ouverts (les
jachères agricoles, les plantations permanentes et les cultures) et fortement perturbés par
l'homme. Dans le continent, il s'agit surtout de gros rongeurs comme l'aulacode ou le rat de
Gambie qui peuvent causer des dégâts importants aux cultures et qui imposent dans certains
cas de clôturer les parcelles. Ces nuisibles sont alors piégés au collet au niveau de la barrière,

77/297
soit par les enfants, soit par des adultes plutôt agriculteurs que chasseurs. La pratique de la
chasse individuelle correspondait très souvent à la taille de la demande domestique en
protéines animales.

3.2.5. La chasse collective


La forme de prédation couramment usitée en saison sèche est la chasse collective. La
période d’usage se suspend au gré des circonstances. Certains évènements mémorables, à
l’instar des mariages, la naissance d’un nouveau né, la clôture des cérémonies initiatiques
(Mevoung chez les femmes) et quelques moments inopinés marqués du sceau de la tragédie
tel que le deuil imposent d’organiser cette partie de chasse. Tout au long de la durée de leur
déroulement, qu’il s’agisse des rencontres de réjouissance ou teintées de tragédie, la demande
en viande fluctue. Elle explosait littéralement parce qu’elles rassemblaient toujours un grand
nombre de personnes. Seule la pratique de la chasse collective pouvait dans ces conditions
répondre à toutes ces attentes en nourriture. Quand tous les évènements précités surviennent,
l’initiative de l’organiser engage le chef ou les chefs de ménage qui reçoivent des hôtes.
Solidaire des siens, la communauté n’exclut jamais sa participation et son soutien à
l’accomplissement de cette tâche.

Pour satisfaire convenablement les invités, il valait mieux chasser le très gros gibier.
Réputés dangereux, la traque de cette catégorie de gibier est un travail souvent réservé aux
chasseurs expérimentés. Ensemble, ils cordonnaient mieux les techniques indispensables à
l’optimisation de la capture des proies. Une de ces techniques liée à la traque du pachyderme
«consistait à bâtir un enclos ou ngôl e nzokh où l’on attirait les pachydermes à l’aide d’un appeau ou
adzang pour ensuite les droguer durant plusieurs jours avec des mixtures qu’on leur donnait à
manger tandis que les chasseurs campaient tout autour en faisant du bruit. Lorsque les bêtes étaient
bien affaiblies, on les assommait avec des lances et des flèches» (Métégué N’nah, 2006 :55).

La chasse collective se produit en saison sèche, même si les situations exceptionnelles


révélées plus haut remanient parfois le calendrier. Cette chasse est inscrite dans l’organisation
sociale. Nonobstant les précédents détails, la décision de la pratiquer les jours ordinaires
émane du conciliabule entre tous les chefs de lignage qui ressentent l’envie d’y participer. Ils
prévoient tôt les zones où elle va se dérouler. Sa pratique générait un double rendement. Elle
réduisait la dépense d’énergie physique et décuplait les possibilités de saisie des proies. Les
chasseurs la considèrent comme une « stratégie anti-risque » (Fargeot, 2004). Le participant

78/297
était au moins sûr qu’il ne rentrerait pas chez lui sans rien70. Car il y a toujours un minimum
de gibier à partager

La période estimée était aussi celle des travaux champêtres. Pour bien s’y consacrer, les
hommes devaient pratiquer une chasse garante d’économie d’énergie. D’où l’intérêt pour eux
d’exercer donc les chasses collectives à cette période. Elles sont un facteur de sociabilité
important, car elles supposent une organisation pratique bien réglée, un choix des territoires
de chasse, une célébration minutieuse des rituels religieux et une répartition de la viande en
fonction des droits territoriaux des différents lignages.

3.2.6. L’activité agricole


« Une société peut interrompre l’exercice de ses cultes, renoncer à ses rites, ses danses, son art sans
cesser d’exister, mais elle ne peut s’arrêter de produire sans disparaître physiquement … »
(Meillassoux, 1964).

Pendant les saisons agraires le champ mobilisait l’attention du groupe social. L’agriculture
est fondée sur le brûlis. Le choix de la jachère se fait soit par l’homme soit par la femme.
Cela exige au moins de l’individu une certaine maîtrise de l’écologie locale. Car il existe des
arbres et des herbes dont la présence suffit largement à convaincre de l’exploitabilité ou non
du milieu. L’indice de fertilité du sol s’observe simplement par la nature de sa physiologie. La
bonne terre pour les paysans, c’est « là où le sol est fertile, les herbes sont touffues et le sol se
voit à peine ».

La parcelle choisie est aussitôt marquée de signes montrant aux autres membres du village
qu’il s’agit maintenant d’un espace réservé. Ensuite, la valorisation démarre par le défrichage.
Il reste une affaire d’hommes. Ils taillent l’herbe, celle qui envahit les arbustes et ceinture les
troncs des gros arbres. Terminé le temps de séchage des débris d’herbe, l’abattage démarre en
ciblant les gros arbres qui entrainent dans leur chute les moyens et les petits. Le feu intervient
une fois que le champ a complètement séché. Il s’obtient à l’aide de la torche indigène. Un
bout de cette résine est introduit dans chaque côté du champ. L’entame d’un tel travail se fait
suivant le respect de la direction du vent. Car le feu doit toujours être mis dans le sens
contraire de son arrivée. Une telle précaution est prise pour éviter tout risque d’accident
notamment l’asphyxie par le feu.

70
Quelque soit la quantité des captures, elle est toujours partagée entre tous. Tout chasseur qui ne rapporte rien
au cours de cette partie de chasse, c’est le signe parfois qu’aucune proie n’a été saisie à moins de l’avoir
entièrement offert à la forêt.

79/297
Les champs sont généralement couverts de cultures variées. « Pour ce qui est des cultures
faites par les indigènes, j’ai déjà cité celle du bananier et du manioc ; j’ai aussi remarqué l’arachide,
la patate, l’ananas, l’igname, le maïs, la canne à sucre, le tabac, le taro… » (Roche cité par
Monnier, 1999 : 61). Toutes ne sont pas cultivées en même temps et pas toujours dans le
même champ. Mais la tendance à l’association des cultures était imparable. Les villageois
avaient l’habitude de développer des champs dans lesquels, comme de nos jours, ils
associaient au début du champ ou au milieu des cultures dont ils savaient qu’en les associant
elles ne nuiraient pas aux autres et réciproquement. Elles pouvaient pousser sans difficulté.
Ainsi il y avait des champs d’arachide auxquels les paysans associaient le maïs, le taro et le
manioc. Cette pratique de la polyculture maintenait la société dans la logique de l’économie
traditionnelle de subsistance. Mais avec l’expansion de l’entreprise coloniale, dont les
compagnies concessionnaires étaient les ouvrières, les sociétés de l’intérieur allaient aussi
s’enrôler dans l’économie d’échange.

3.3. L’AVENEMENT DU REGIME CONCESSIONNAIRE


Plusieurs décennies de colonisation s’étaient écoulées. La France jusqu’à la veille de la fin
du siècle restait très peu enthousiasmée par l’idée d’investir dans les colonies. L’opinion, les
cercles politiques et les milieux d’affaire partageaient la même réticence. Ceux qui n’y
voyaient aucun inconvénient étaient plutôt minoritaires. La posture dominante se résumait en
un seul leitmotiv : « la colonie ne doit rien coûter à la métropole » (Coquery-Vidrovitch, 1972 :
48). En dehors de l’explorateur Pierre Savorgnan de Brazza (1852 – 1905)71, qui corrélait la
valorisation des richesses à la construction des voies de communication, la métropole ne
croyait pas trop aux potentialités économiques des colonies et aux intérêts surtout qu’elles lui
rapporteraient. Un retournement spectaculaire de situation va néanmoins avoir lieu. Les
performances économiques enregistrées par la Belgique72 dans sa colonie du Congo allaient
aplatir les réticences françaises.

« Dès 1891 Etienne, animateur du Groupe colonial et Sous - Secrétaire d’Etat aux
Colonies, soulignait au Parlement les résultats « splendides » obtenus par des sociétés

71
Explorateur français d'origine italienne qui a ouvert la voie à la colonisation française en Afrique centrale.
Entre 1875 et 1885, Brazza pénètre l’intérieur du Gabon et remonte à deux reprises le fleuve Ogooué. En 1883, il
occupe la fonction de commissaire général du Congo français. Il assumera cette fonction jusqu’en 1898.
72
L’influence des exploits économiques de la Belgique au Congo et tous les détails relatifs aux performances
enregistrées sont largement évoqués dans la sous partie « la Fondation des compagnies. Ses causes immédiates »
du premier chapitre 1 du même ouvrage que l’historienne Cathérine Coquery-Vidrovitch consacre au Congo
colonial. Certes les prouesses Belge occupent fortement le devant de la scène, elle expose également d’autres
raisons en rapport avec la conjoncture internationale.

80/297
concessionnaires au Congo Belge ; le 21 janvier, il proposait au Conseil Supérieur
des Colonies de doter des compagnies à capitaux puissants de droits régaliens, tels
qu’une délégation de police et la possibilité de lever, à la place de l’Etat et avec son
accord, des taxes sur les colons et sur les Africains » (Coquery-Vidrovitch, 1972 :
28).

Le pays se rétracte, adopte en 1898 la loi sur les grandes compagnies concessionnaires et
met enfin un peu d’eau dans son vin. S’inspirant du modèle de la Grande-Bretagne, fondé sur
le système des compagnies à charte, il accepta de confier l’action coloniale à la charge du
secteur privé. Par cet acte, la mobilisation des capitaux des entreprises devait en principe
lancer le développement économique des milieux colonisés. De plus, la distribution des
avantages substantiels qui accompagnaient l’engagement de ces dernières les poussait
massivement vers ces territoires.

Peu après l’adoption de la loi, la présence des entreprises concessionnaires sur le terrain se
concrétise et explose en nombre dans tout le Congo français. 73 « Leurs privilèges portaient sur
l’exploitation des terres ou des mines, la taxation des indigènes et le droit d’étendre leur contrôle sur
les régions qui échappaient encore la souveraineté » métropolitaine (Idem : 28). Une quarantaine
se répartissait ce territoire qu’elles allaient rapidement prendre d’assaut.

« Le droit des Africains avait été, dès l’abord, écarté, puisqu’ils ne connaissaient pas la
propriété privée, seule admise par le code métropolitain ; les juristes de l’époque
ignorèrent le rôle des chefs de terre, dont l’existence était pourtant avérée. On s’appuya
sur l’abondance relative des terres, sur le mythe de la fertilité des sols de la zone
forestière, enfin sur les densités très faibles des populations et leur mobilité pour
élaborer la thèse des « terres vacantes et sans maître » dont la propriété revenait à
l’Etat » (Coquery-Vidrovitch et Moniot, 2005 :103).

On trouvait justement une bonne partie au Gabon. L’exploitation économique de son sol
incombait aux sociétés suivantes: Compagnie Coloniale du Fernan-Vaz, Société Agricole et
Commerciale du Setté-Cama, Compagnie Française du Congo Occidental, Compagnie du
Littoral Bavili, Compagnie Coloniale de l’Ogooué-N’gouné, Société Commerciale,

73
Le remaniement du statut administratif des colonies du Gabon et du Congo avait débouché depuis le 11
novembre 1888 à leur regroupement. Le 30 avril 1891, tous deux prennent le nom de Congo français. A compter
de cette date, Libreville sera jusqu’au mois de juin 1904 la capitale de ce vaste territoire administratif sous
domination française.

81/297
Industrielle et Agricole du Haut-Ogooué74, Maison Hatton et Cookson, Maison John Holt,
Maison Henri Lalou(Lasserre, 1958 : 121). Le littoral gabonais passa prématurément sous
l’influence des compagnies Fernan-Vaz, Setté-Cama, Littoral Bavili et la Société du Haut-
Ogooué. Elles n’étaient cependant pas seules à disposer des territoires du pays. Les maisons
concurrentes anciennement implantées75 comme Hatton et Cookson ou John Holt
commerçaient dans diverses régions. Le groupe J.J Boggio est solidement installé à Libreville.
Dans l’hinterland, proche d’Ekouk ou encore de Bifoun, Hatton et Cookson, en 1886, a doté
Lambaréné d’une factorerie. Non loin de là, N’Djolé est précocement investi par les
Allemands comme Ganzel et Woermann76.

L’aventure africaine ne s’est pas souvent avérée glorieuse pour beaucoup de sociétés. Elle
s’est soldée par des échecs. De nombreux obstacles brisaient leur chance de réussite. Les
vastes territoires qu’elles avaient obtenus tardaient à révéler leurs trésors ; la méconnaissance
du pays, l’inhospitalité des terres, l’insuffisance des capitaux et celle de la main-d’œuvre
locale complétaient la liste des causes de l’échec. « L’A.E.F, dira-t-on, n’était pas, du point de vue
économique, un cadre idéal pour une entreprise décidée à voir grand » (Sautter, 1993 : 283). Les
entreprises ne pouvant faire face se sont dissoutes. D’autres ont été absorbées par les plus
puissantes. Un des groupes gabonais réputés dans ces stratégies d’assimilation des plus
fragiles était Du Vivier de Streel. Formé autour de la C.F.C.O, il prendra successivement le
contrôle des Compagnies du Setté-Cama, du Fernan-Vaz et du Littoral Bavili, puis réussira
aussi à s’emparer des Factoreries de Ndjolé, les Compagnies de la Haute – Ngounié et de
l’Ogooué Ngounié (Coquery-Vidrovitch, 1972 :65).

L’émiettement du territoire en diverses concessions ouvrait aux entreprises la voie vers


l’accumulation des richesses. En effet, en cette fin de siècle, le retrait des êtres humains du
contingent des marchandises importées fut très vite compensé par d’autres produits à forte
valeur ajoutée. Certes, l’ivoire, au même titre que les esclaves, faisait déjà parti depuis le

74
Elle est sous le couvert du nom maison Daumas la toute première entreprise à recevoir une concession. C’était
le 17 novembre 1893 qu’elle prenait possession d’un territoire de 11 millions d’hectares. Plus tard, cette maison
prenait ensuite la dénomination de SHO.
75
Bien avant les Français, Portugais, Espagnoles et Britanniques fréquentaient régulièrement les côtes
gabonaises. Les rapports avec les populations locales s’articulaient autour du commerce. De plus, leur présence
dans les colonies françaises était garantie par les accords de Berlin. Ils interdisaient aux puissances coloniales
l’exercice de monopole dans le commerce le long du golf de Guinée.
76
La Maison Woermann est l’un des premiers établissements à s’intéresser dès 1889 à l’exploitation de
l’Okoumé.

82/297
XVème siècle des produits de marque. Mais le caoutchouc attendra quatre siècles après.
Surévalué par le développement du pneumatique (Coquery-Vidrovitch, 1972 : 47), il viendra
effectivement grossir les rangs des produits de qualité.

Sources de profit, ces ressources tant convoitées seront exploitées par les entreprises.
Evitant les déboires des autres concurrentes, les plus puissantes prirent tout simplement soin
d’adapter leurs activités à la nature de l’économie de l’heure. « Les sociétés les plus dynamiques
étaient, en fait, le fruit d’un compromis : tout en luttant contre les « tiers », les concessionnaires
étaient conscients de l’intérêt d’imiter leurs pratiques » (Idem : 412). Malgré le jaillissement du
système concessionnaire, l’économie du pays n’a pas immédiatement changé de physionomie.
Jusqu’au début de la première guerre, elle restait encore ancrée sur la traite. Essentiellement
dépendante de la chasse à l’éléphant77, de la récolte du caoutchouc, du commerce et
l’exploitation de l’ébène (Arcadi de Saint-Paul, 1987 : 30), elle ne pouvait connaitre meilleur
essor sans la collaboration des populations locales. Le contexte s’y prêtait fort bien au
recrutement de tout homme maîtrisant l’économie de cueillette.

Les concessionnaires le comprirent assez tôt. Soulignons que les possibilités d’exploiter les
richesses locales et de maximiser les profits se fondaient sur des relations de dépendance
réciproque entre les groupes locaux et les acteurs économiques. Conscients de l’hostilité des
milieux naturels, de la rusticité des outils et des techniques de production, les derniers
préféraient abandonner l’exploitation directe et l’organisation de la production aux
autochtones. Ils tiraient plutôt leur profit en s’attachant les services de ces habitants. A
l’origine de la réussite économique du colonisateur, cette cheville ouvrière habitait soit des
villages situés dans les concessions, soit ceux des environs et où culminaient les ressources.
Les chefs de villages furent comme on l’a vu au Cameroun souvent désignés pour jouer le
rôle de recruteur pour le compte non plus de l’administration mais des compagnies.

Les habitants réticents ne se tenaient pas pour autant en marge de l’économie de traite.
« Aucune société, dit Jean Lou Amselle, n’a jamais vécu à quelque époque que ce soit de façon
isolée et repliée sur elle-même. Toutes les sociétés ont toujours été dans des ensembles socio-
économiques qui les débordaient largement et qui influaient sur elles » (1976 :19). Ils s’activaient
aussi à produire les produits riches. La nécessité de vivre, assortie de la volonté de vouloir à
tout prix capter certains biens manufacturés, justifiait l’intérêt affiché pour les produits

77
La chasse permettait tout bonnement de recueillir l’ivoire.

83/297
d’exportation. Leur production et la domination du libre commerce78 contribuaient à
maintenir la dynamique d’une telle économie. La région de la Bokoué ne faisait pas figure
d’exception. Son positionnement en faveur de cette économie ne fait l’ombre d’aucun doute.
Des rapports politiques comme celui publié en 1915 l’attestent fort bien :

« Vers la fin du mois de mai, les habitants de plusieurs villages producteurs


d’ébène ont surpris la bonne fois du gérant de l’établissement John Holt à Kango,
et ont vendu à cet agent des faux bois d’ébène. La fraude ayant été découverte, le
commerçant, en raison des bonnes relations que sa maison entretient depuis
longtemps avec ces indigènes, s’est refusé à les poursuivre judiciairement, mais,
les ayants fait appeler en conciliation, a exigé d’eux le remboursement, sous la
forme d’un nouvel apport de produits, des sommes payées » (Messi Me Nang,
2008 : 89).

Le travail était loin d’être industriel. Mais les signes avant-coureurs des logiques
industrielles se mettaient progressivement en place. Le capital de production était
essentiellement humain et la matière première n’était pas transformée. Les prémices de
l’industrie vont tout de même prendre corps sur la base des pratiques traditionnelles. La
spécialisation apparait, les plantations sont encouragées et le rythme de la production
s’intensifie avec l’afflue de main d’œuvre employée. Nul doute, les travailleurs indigènes des
concessionnaires sont les chasseurs traditionnels d’hier. Mais le niveau de production des
produits d’exportation va péricliter. « De plus de 42 tonnes au milieu du XIXè siècle, celle de
l’ivoire, qui était encore de 35 tonnes vers 1906, tomba à 501 kilogrammes seulement en 1934 avant
de disparaître totalement des statistiques officielles ; celle de caoutchouc suivit (…) une évolution
analogue » (Métégué N’nah, 2006 : 117). D’une part, les réserves d’éléphant s’épuisent sous
l’action dévastatrice des chasses abusives. D’autre part, les indigènes n’apprécient pas le
travail harassant du caoutchouc. L’essoufflement de la production ne triture pas pour autant le
système de traite. Après le démantèlement des réseaux de marchands d’esclaves, il servira aux
concessionnaires de tremplin dans la construction de l’économie coloniale.

78
L’introduction à partir de 1920 du décret instituant le travail forcé a fait disparaître le libre commerce entre
marchands occidentaux et producteurs africains. Ces derniers seront enrôlés de force dans les chantiers des
concessionnaires et ceux de l’administration. A titre d’exemple, la construction en 1927 du chemin de fer Congo
océan demandait la contribution forcée de la main-d’œuvre valide de l’ensemble des colonies françaises
d’Afrique centrale.

84/297
3.3.1. L’inscription « moderne » de l’emploi de la main-d’œuvre locale
L’irruption en terre gabonaise des sociétés venues de la métropole l’a créditée d’un
marché d’emploi codifié par l’administration coloniale. Cela a contribué à organiser le corpus
législatif relatif à l’utilisation de la main-d’œuvre locale. En effet, à partir de 1901,
l’administration de l’A.E.F79, mit en place une commission chargée de nourrir la réflexion sur
la réglementation censée statuer sur les modalités du travail des indigènes, des sociétés
concessionnaires et d’autres employeurs européens. La tâche ne fut pas aisée. La question a
fait débat et divisait les colons en partisans de deux courants : ceux du « travail forcé » et ceux
du « libre travail ». Les premiers estimaient que leur thèse était le sésame contre la « paraisse
naturelle de l’homme indigène », un moyen de mieux optimiser les intérêts de la colonisation
et le succès des entreprises. Les seconds faisaient prévaloir les principes humanistes. Ils
concevaient l’institution d’un régime de travail forcé comme abject, inhumain et illogique.
« L’obligation au travail, selon eux, ne pouvait occasionner le relèvement matériel et moral de
l’indigène, mais plutôt susciter chez lui crainte et répulsion du travail » (Messi Me Nang, 2008 :
69).

Un texte, dit « contrat règlementé », conciliant les deux positions et légiférant sur l’emploi
fut adopté en 1903. Le texte entérinait la coexistence du système économique de la traite80 et
le système concessionnaire. Le travail obligatoire n’y figurait pas. Il sera introduit en 1920.
Toutefois, l’instauration de l’impôt se chargeait de le faire81. Le rapport des activités de la
circonscription du Bas Ogooué, datant du 3ème trimestre 1907 et publié par le Lieutenant-
gouverneur du Gabon, fait état de leur cooptation : « (…). La plupart des indigènes acceptent

79
Afrique Equatoriale Française.
80
L’économie de traite était fondée sur le libre commerce.
81
L’instauration de l’impôt dans le Congo français est une innovation du gouvernement de Brazza. La première
tentative remonte à 1894 ; dans la région congolaise de la Sangha. Le gouvernement réclamait aux populations
habitant cette contrée le paiement d’un tribut périodique. Faute de numéraire, cela lui était versé en nature. La
fourniture de certaine quantité de caoutchouc ou d’ivoire soulageait la contribution des indigènes. L’extension de
cette pratique vers le Gabon intervient avec les décrets du 28 septembre 1897 et du 2 février 1900, les circulaires
du 3 février 1899 et du 15 juillet 1900. Ils instaurèrent l’impôt dans les régions les plus soumises : Libreville,
Mayumba et quelques localités de l’Ogooué. La mesure déclencha aussitôt les protestations du lobby
concessionnaire. La pomme de discorde portait sur la mention qui autorisait les indigènes à fournir les produits
d’exportation. Il ne le voyait pas du tout d’un bon œil. Cette indication ressemblait à une concurrence faite aux
sociétés concessionnaires dont l’objectif était la récolte du caoutchouc et le commerce de l’ivoire. Le
commissaire général fit remplacer cette circulaire par une autre parue le 18 février 1901. Elle ne spécifiait plus
de façon formelle le payement de l’impôt par des produits de cueillette. Les détails sur l’instauration et
l’évolution de l’impôt voir. F. Rouget, L’expansion coloniale au Congo français, Paris, Emile Larose, 1906 ;

85/297
notre autorité et les idées de travail ont pris parmi eux un incontestable développement. Et cet
administrateur a pu établir déjà tous les rôles d’impôt pour 1908 sur la base de l’impôt de capitation,
et non plus selon la case »(Idem). En outre, la législation du travail contraignait tous ceux qui
de leur propre chef s’enrôlaient à respecter les engagements contractuels en contrepartie de la
protection de leurs droits. Mais la réalité était tout autre. Le traitement réservé aux africains ne
respectait pas l’esprit du principe des droits de l’homme. Les sociétés concessionnaires et les
agents chargés de prélever l’impôt commettront de nombreuses exactions (mauvais
traitements, pillages, prises d’otage meurtrières, exécutions sommaires…)82.

3.4. LA NAISSANCE DE L’INDUSTRIE FORESTIERE


Les mouvements sur les côtes gabonaises des marchandises destinées aux marchés
occidentaux remontent à la période précoloniale. Comme toutes les autres denrées participant
à l’économie de traite, le bois occupait une place de choix dans le panthéon des ressources
que les locaux échangeaient avec les marchands européens. L’histoire s’est assurément
montrée bienveillante en imprimant les traces de son existence pendant cette ère. Il suffit pour
s’en convaincre de reprendre à notre compte certains récits énumérés par Clotaire Messi Me
Nang83. Il en va ainsi des récits des voyageurs Samuel Braun et Andrew Battell qui
mentionnent le chargement dans des bateaux espagnols et portugais du bois rouge ou du bois
de santal sur les bords de la lagune Mbanio, dans le sud du Gabon. En 1788, un auteur du nom
d’Isert soulignait, dans ses Voyages en Guinée, le commerce des bois de teinture que les
populations du littoral gabonais faisaient avec les Anglais. Plus tard, au XIXè siècle, le Gabon
a même vraisemblablement fourni des quantités importantes de bois d’ébène, de bois rouge ou
padouk. Hyacinthe Hecquard notait que « le commerce qui se faisait au Gabon consiste dans
l’échange de nos marchandises contre l’ivoire, les bois d’ébène, de santol… et d’excellents
bois de construction qui servent de fret aux navires qui viennent traiter de l’or sur la
côte ». Cette présence du bois dans les transactions marchandes a fondu pendant le règne des
concessionnaires. Outre l’exception faite au bois d’ébène, la domination du caoutchouc, de
l’ivoire et le contexte économique international peu ouvert aux essences tropicales reléguaient
dans la discrétion la reine84 des forêts gabonaises. La découverte de l’okoumé vers la fin du

82
Saisit de l’ampleur de la barbarie de leurs agissements, « le Gouvernement chargea Savorgnan de Brazza
d’ouvrir une enquête sur les sociétés concessionnaires pour mettre un terme aux exactions dont les Africains
étaient les victimes ». Cf. G. Lasserre, p.120 ; http://www.histoiredumonde
83
Auteur déjà cité dont la thèse porte sur les chantiers d’exploitation forestière au Gabon.
84
Le bois d’okoumé est le porte étendard de la richesse de la forêt gabonaise.

86/297
précédent siècle va révolutionner, dans le suivant, la nature de l’activité forestière au Gabon.
Tout au long du XXème siècle, l’industrie du bois se développera à grande vitesse.

3.4.1. La découverte du « roi okoumé »


Le grand absent de l’ « âge d’or » du commerce de la traite est bien l’okoumé. Cette
essence, encore inconnue des sociétés en quête des ressources de la colonie, était cependant
loin d’être ignorée des populations autochtones. Elles la connaissent pour ses innombrables
vertus85 et son omniprésence dans les forêts du pays. En effet, son aire de distribution est
large. Elle s’étend quasiment sur la totalité du pays, et atteint son pic de fréquence dans les
terrains sédimentaires de la région côtière.

« Elle comprend, du nord au sud : le bassin de la Noya et ceux de toutes les petites
rivières qui se jettent dans le Rio Muni, la baie de la Mondah et l’estuaire du Gabon ; le
bassin inférieur de l’Ogooué avec ses nombreux lacs, de l’embouchure, où se trouve
Port-Gentil, à N’djolé situé à 300 kilomètres en amont, y compris la région de la
basse Ngounié, affluent de l’Ogooué, jusqu’aux chutes de Sindara ; la lagune du
Fernan-Vaz et le bassin de son affluent le Rembo N’komi ; enfin la région des lagunes
côtières méridionales, d’Iguéla, de Sette-Cama et Mayumba (Aubreville, richesses et
misères » (Messi Me Nang,2008 : 55).

Le monopole naturel du Gabon sur cet arbre ne se dément pas. Hors de ses frontières, on
ne le retrouve qu’à portion infime dans le sud du Cameroun et en Guinée Equatoriale. Il faut
dire que la répartition de cette essence obéit en réalité à des conditions écologiques exigeantes
qui circonscrivent la surface d’affluence au littoral gabonais.

L’okoumé est un arbre héliophile qui ne supporte pas des longues saisons sèches. Un
calendrier supérieur à deux mois contrarie fortement sa germination. Cet arbre pousse
facilement dans les formations de forêt secondaire. Selon André Aubreville « l’okoumé,

85
L’okoumé est un bois tendre, léger et possède une longévité durable. Le séchage est facile et extrêmement
rapide. Les populations l’utilisent pour la construction des cases et la fabrication des pirogues. Les artisans s’en
servaient tout autant pour fabriquer les mortiers, les tabourets et les sièges divers. La résine d’okoumé a une
double propriétésubissait un double emploi. C’est d’abord un excellent combustible manié pour l’éclairage.
Ensuite, elle était très prisée pour assurer la combustion de certains matériaux résistants. L’importance de
l’okoumé s’observait également au niveau thérapeutique. André Raponda Walker et Roger Sillans (1995)
rapportent que la résine d’okoumé, dans la médecine indigène, était usitée pour faire mûrir les abcès, tandis que
son écorce était considérée comme astringente et antidiarrhéique. Au moment de leurs premières menstrues,
notent-ils, les jeunes filles consommaient des râpures de cette écorce avec des graines de poivre et des feuilles
d’aubergine amères.

87/297
disait-il, est fils du manioc » (1948 :72). En effet, ses territoires de reproduction naturelle se
situent étonnamment là où l’homme fait passer sa houe. Là, il se reproduit abondamment. On
estime même qu’entre 8 et 10 pieds de cet arbre peuvent s’entasser sur un hectare (Heitz,
1943 : 216). Cette essence a d’importantes qualités industrielles qui expliquent le regain
d’intérêt qu’elle connait depuis le début du XX siècle jusqu’à nos jours.

L’okoumé accède à la noblesse économique grâce à la curiosité de Charles de


Chavannes86. Il lui a donné une reconnaissance marchande sans précédent. Au mois de juillet
1889, sur la plage du village de Glass, des piroguiers fang livrent une bille d’okoumé à cet
administrateur de colonie. Comme par hasard, le consul allemand, M. Shultz, gérant de la
maison Woermann, se trouvait ce jour sur cette même plage. Témoin de la transaction, il émit
le vœu de faire examiner cette essence par un laboratoire allemand qui en déterminerait
l’utilité. Les factoreries françaises n’y témoignaient guère d’intérêt. De Chavannes résolu
alors de la lui offrir. Le consul allemand l’expédiât à Hambourg. Les conclusions
confirmèrent les attentes du consul. « Elles eurent pour conséquence l’exploitation immédiate du
bois d’okoumé » (Lasserre, 1955 : 119). Les établissements anglais et allemands postés s’y sont
très vite lancés dans l’exploitation.

3.4.2. Les autochtones à l’abattage


A l’aube du siècle dernier, l’idée d’obtenir des profits substantiels à partir du bois
d’okoumé prit corps. Le peuplement et la profusion de cette ressource le long du littoral
enflaient la convoitise des entrepreneurs. Son exploitation posera très vite les jalons d’une
véritable industrie forestière. Cependant, bien avant l’essor du grand capitalisme occidental,
les proto-producteurs des grumes étaient les autochtones gabonais. Dans cet âge précoce de
l’exploitation forestière, l’imprécision de la réglementation, qui ne régulait pas formellement
l’entrée en forêt des bûcherons, ouvrait le champ aux coupes anarchiques. Face à la souplesse
de la réglementation, les Gabonais ne se sentaient pas tenus de se garder d’exploiter
anarchiquement la forêt. D’où l’appellation peu flatteuse de « coupeurs libres » qui fut
attribuée à ces proto-exploitants.

Comme pour tous les autres produits de cueillette, précités un peu plus loin, l’exploitation
directe de la forêt relevait du ressort des locaux. Leur excellente maîtrise des procédures
d’exploitation des bois leur conférait cette prééminence. « Ils savaient reconnaître les

86
Lieutenant-gouverneur de la colonie du Gabon (1897-1905).

88/297
peuplements d’okoumé, maitrisaient les techniques d’abattage et connaissaient les rivières
indispensables à l’évacuation des billes » (Messi Me Nang, 2008 : 83). Auprès d’eux, le colon
était plus un traitant qu’un chef de chantier (Lasserre, 1958 : 130). Toute une gamme de
conditions insupportables le maintenait encore dans ce statut. L’hostilité du milieu, la rusticité
des outils, la pénibilité du travail et la méconnaissance des essences gabonaises sapaient la
volonté des Européens. Leurs hôtes s’en sortaient mieux pour la simple raison que « les
procédés d’exploitation restaient sensiblement les mêmes que ceux pratiqués par les
autochtones abattant un arbre pour en tirer une pirogue» (Idem : 124).

Le travail se faisait manuellement. Et la phase de prospection précédait naturellement celle


de l’abattage.

« Les « coupeurs gabonais » éprouvaient peu de difficulté à remplir cette tâche. Ils
savaient où localiser les zones de peuplements d’okoumé. Ensuite intervenait
l’abattage. Il se faisait à la hache, seul outil dont disposaient les producteurs
gabonais. Cette opération était des plus difficiles. Elle nécessitait force et
intelligence. Les abatteurs identifiaient au préalable le niveau à partir duquel ils
devaient porter les coups de hache. Il était surtout important de reconnaitre la
direction de chute de l’arbre. Car très souvent des géants comme l’okoumé
entraînent dans leurs chutes des petits arbres. La moindre erreur pouvait donc être
fatale aux coupeurs. Après l’abattage, les coupeurs passaient à la phase de
tronçonnage, toujours à l’aide de la hache. Ils débitaient les fûts pour obtenir des
billes de 3 ou 4 mètres de long, parfois plus courtes pour faciliter le transport.
Suivait alors l’opération la plus éprouvante : le débardage, c’est-à-dire
l’évacuation des billes du lieu d’abattage au point de mise à l’eau pour livraison
au traitant européen » (Messi Me Nang, 2008 : 84).

Les coupeurs roulaient les billes au moyen de leviers, de perches d’épaule que les locaux
appelaient mirombo, ou bien les tiraient avec des lianes sur des rondins qui en facilitaient le
glissement (Lasserre, 1955). Les distances n’étaient pas très longues car les peuplements
d’okoumé se trouvaient aux abords des cours d’eau.

3.5. LA MONTEE DES FORCES INDUSTRIELLES


La disponibilité de l’okoumé sur toute l’étendue du pays avait mis le littoral en
effervescence. Concurrencé par la région du Fernan-Vaz, l’estuaire s’était adjugé la position
de pôle dominant la production du bois sur toute la première zone d’exploitation. Il ne

89/297
manquait pas de ressource, le marché s’élargissait à son bénéfice et la circulation des grumes
se faisait sans peine87. Parallèlement, le monopole des exploitants locaux s’amenuisait sous la
pression croissante du marché. Le déboisement des bords des voies fluviales limitait
l’évolution de la production artisanale. En fait, le travail manuel n’autorisait pas l’évacuation
du bois lorsque le chantier était éloigné des cours d’eau. Cette forme d’exploitation de ce
secteur en pleine expansion de l’économie était consécutive à l’amorce de la phase
d’expérimentation du nouveau produit. Son succès fulgurant obligeait maintenant les
exploitants à proposer un système de production beaucoup plus adapté aux besoins du
marché.

L’audience reçue par l’okoumé sera saisie par les concessionnaires. Aussi, dépositaires de
toute cette partie du pays, ils vont prendre le relai des « coupeurs libres » et intensifier la
production. Cet épisode signe l’acte de décès de l’économie de la traite. L’œuvre des
coupeurs libres semblait seulement assurer la transition vers l’économie industrielle. Les
réserves forestières de la Bokoué, de la Mondah, du Komo étaient pressurées par les
consortiums de la SNCF, de la S.H.O et du groupe Du Vivier de Streel. Elle est encore timide
autour de « 1913 ». Ce tâtonnement observé dans la production n’était pas dû à une
déficience d’exploitation bien que « tout se faisait à main d’homme » (Lasserre, 1955 : 130),
mais bien à cause d’un marché extérieur pas trop encore intéressé par les bois coloniaux. De
plus, les querelles internes au monde occidental d’avant 1914, et, qui annonçaient l’approche
imminente de la guerre ou la crise économique de 1929 constituaient des contextes
extrêmement défavorables pour permettre l’appréciation des bois tropicaux. Malgré
l’acharnement des exploitants forestiers sur les forêts, les résultats n’étaient pas satisfaisants.

Les bois en provenance des colonies se vendaient très peu sur le marché d’échange. Ils
étaient encore méconnus des consommateurs. Ce fut aussi là un autre aléa qui a participé à la
crispation de l’exploitation forestière dans ses débuts. Malheureusement, cette morosité va
perdurer des années durant avant d’atteindre les 300.000 tonnes de production entre 1936 et
1938. Une telle production préfigure d’ors et déjà une entrée véritable des entreprises vers
une ère nouvelle ; celle de l’exploitation mécanique de la forêt. D’impressionnantes machines
sont utilisées pour la circonstance. A titre d’exemple, la compagnie française des bois du
Gabon (C.F.B.G), créée en 1926, et dont le permis d’exploitation portait sur une étendue de
80.000 hectares de forêts, avait commandé pour une de ses exploitations (au court des années

87
La principale voie fluviale qui facilitait cette évacuation aisée du bois était le Komo.

90/297
1930) 5 tracteurs à chenilles, tracteurs D7 avec treuil ; 1 angledozer à commande par câble ; 3
arches à chenilles ; 1 scraper ; 1 rooter (défonceuse) ; 4 locomotives à vapeur ; 1 centaine de
wagons etc. Mais, une fois encore, la guerre, celle de 1939-1945 va ralentir la percée de
l’okoumé gabonais sur le marché international du bois.

Par ailleurs, le désagrément causé par la guerre aux bois du Gabon n’avait nullement
entaché le prestige qu’il connaissait désormais. Cependant, trois ans après la fin de la guerre,
l’expansion effective des activités tardait toujours. Cette fois, ni la guerre, ni l’outillage ultra
moderne, puissant et perfectionné importé des U.S.A et employé au débardage des grumes ne
pouvaient justifier l’apathie de la filière bois, qui trois années après la reprise affichait une
production bien inférieure à celle de son rythme d’avant guerre.

Le problème portait sur les « difficultés de recrutement et le maintient sur les chantiers des
équipes nécessaires de travailleurs sont à la base de la lente reprise de l’exploitation
forestière au Gabon » (Méniaud, 1947 : 3). Pour le résoudre, le syndicat des forestiers du
Gabon envisage alors le recours à l’importation de la main d’œuvre intérieure et étrangère.
Une convention conclue en 1948 entre les gouverneurs généraux respectifs du Nigeria et de
l’Afrique équatoriale française autorisait le transfert de la main d’œuvre nigériane au Gabon.
A l’intérieur du pays, la province de la Ngounié était la principale pourvoyeuse de main
d’œuvre.

La période de l’entre-deux guerres a ouvert de nouveaux marchés aux compagnies


forestières. En effet, on ne saurait envisager la reconstruction de l’Europe sans l’utilisation du
bois. Ce grand chantier ne pouvait empêcher le massacre des forêts des colonies et
singulièrement celles du Gabon. Toutefois, le « carnage » perpétré contre les forêts exigeait
ipso facto la mise en place d’une politique de reboisement savamment pensée par la
métropole.

CONCLUSION DU CHAPITRE
L’histoire d’Ekouk est inséparable de celle du reste de la province de l’Estuaire. Elle n’est
compréhensible que vue de manière globale. C’est celle du développement des échanges
économiques entre les groupes locaux et l’extérieur, du début de la colonisation française au
Gabon, de la découverte de l’okoumé et du début de l’exploitation de cette essence. Avant le
début de l’exploitation industrielle de cet arbre à Ekouk, dans la période de l’entre-deux
guerre, cette localité n’était qu’un immense tissu forestier consacrée à la pratique de la chasse

91/297
et à l’activité agricole. Les populations qui exploitaient ce milieu étaient des communautés
d’ethnie fang, localisées actuellement dans les régions proches de Kango et de Bifoun. Il ne
revêtait aucun autre intérêt à leurs yeux que de type économique. Les problèmes d’accès au
cours d’eau justifiaient les difficultés d’une possible transformation de celui-ci en un espace
habitable. Jusqu’à ce que les compagnies concessionnaires l’investissent pour extraire la
richesse qu’il cachait, ce milieu restera un espace enclavé et sous contrôle des groupes
autochtones installés dans les environs. Mais même sous l’occupation des entreprises, il
n’abritera son premier campement permanent qu’à partir de la fin du milieu XIXe siècle. Celui
qui verra le jour dans cet espace sera la brigade de reboisement.

Les ressemblances entre cette localité et celle de Bélabo sont perceptibles au niveau de
l’enclavement de la première, jusqu’à ce que le chantier ne s’installe, de la pratique par les
populations qui l’exploitaient des mêmes activités économiques paysannes que la seconde et
des techniques d’exploitation des ressources semblables à celles repérées dans la localité
camerounaise. Mais l’apparente vacance du milieu ainsi que l’ancienneté de son exploitation
industrielle et la participation à cette activité des populations montrent la limite des
similitudes.

CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE


La première partie de cette étude marque le début de l’exploitation de la problématique de
base, relative à la concentration des anciens ouvriers dans les anciens chantiers d’exploitation
forestière, par l’évaluation de l’état social des territoires de Bélabo et d’Ekouk avant leur
passage sous l’emprise de l’industrie forestière. La prospection de cette période a permis
d’interroger l’organisation sociale des populations, les modes de vie et les modes de
production économiques. L’examen de ces ressorts de la vie sociale permet à présent de
rendre compte de la nature de la gestion des ressources naturelles élue par les groupes
installés dans ces milieux ou qui dépendaient de ces derniers. Il s’agit d’un mode de gestion
durable.

Les résultats des enquêtes montrent que ces groupes ne vivaient principalement que
d’agriculture et de chasse. L’économie était traditionnelle et fondée sur l’autosubsistance. Les
quantités de biens extraits de la forêt ne couvraient que des besoins domestiques. Ce
comportement ne doit rien à une conduite innée. Il est influencé par la limitation des besoins
sociaux, l’enclavement des milieux et la force des croyances religieuses locales. Du côté de

92/297
Bélabo, par exemple, tout individu ayant des besoins économiques à satisfaire rentrait dans
cet espace après s’être « acquitté » des rituels et ne pouvait soutirer que le nécessaire pour
l’autoconsommation. Les populations exploitaient modérément la forêt et se servaient d’outils
rudimentaires. Elles ne pratiquaient pas le commerce mais le troc, des échanges à l’intérieur
du groupe et à l’extérieur qui n’avaient pour but que de disposer des outils nécessaires à
l’extraction et la production des biens indispensables.

93/297
DEUXIEME PARTIE :
LES OUVRIERS DES EXPLOITATIONS FORESTIERES : DU
TEMPS DES CHANTIERS AU TEMPS DU CHÔMAGE

La reconstitution de l’historiographie sociale des milieux et des populations visées par


cette étude, consacrée déjà depuis le début aux anciens chantiers d’exploitation forestière, se
poursuit dans cette seconde partie. Dans celle-ci, elle aborde à présent la nouvelle période qui
s’ouvre avec l’implantation et l’expansion de l’activité forestière industrielle. Un regard
global sera porté sur les entreprises à l’œuvre de l’exploitation des localités examinées et sur
la nature de leur activité. C’est la tâche assignée au premier des trois chapitres qui composent
la présente partie. Il traitera des conditions d’apparition de ces industries, leur secteur
d’activité, leur organisation, le traitement de leur personnel et leur provenance. Le second
rendra compte de l’évolution sociale des localités exploitées. Le dernier s’intéressera au
déclin des entreprises, aux facteurs responsables et à la décrépitude des conditions de vie des
ouvriers.

94/297
CHAPITRE 4: LA MISE EN VALEUR DU BOIS
L’économie camerounaise ne s’est pas adossée très tôt sur le potentiel ligneux de la
province de l’Est. Pourtant le bois est la principale richesse de cette région. Son exploitation
aurait pu rapporter une importante plus value à l’Etat, créer des emplois supplémentaires et
participer précocement à l’évolution de la contrée. Rebutés par l’inexistence des voies de
communication, les investisseurs ne se bousculeront pas d’aussitôt vers ce milieu. Parfait
symbole de cet enclavement, la périphérie rurale de Bélabo dut longtemps subir l’isolement et
la domination de la forêt. Elle ne s’arrachera de cet état qu’à l’aune des années 70. La
construction du chemin de fer et l’industrie forestière initiée par la société SOFIBEL seront
les moteurs de son ascension. Dix ans plus tôt, plus loin de là, de l’autre côté de la frontière
sud du pays, au Gabon, la région d’Ekouk ne connait pas le même état social. La proximité de
la capitale lui a épargné l’isolement. Ses préoccupations se situent à un tout autre niveau.
Sous la direction de la STFO, ce territoire sera marqué par les activités de reboisement et
d’exploitation. Le présent chapitre revient sur la genèse de l’installation des entreprises dans
ces régions et l’examen de leurs activités.

4.1. L’URGENCE DE LA CONSTRUCTION DU CHEMIN DE FER


La domination de la forêt à Bélabo n’était plus qu’une affaire de temps. Au niveau le plus
haut du pouvoir, l’idée de renflouer les caisses de l’Etat au moyen de l’exploitation de ce
potentiel économique occupait les esprits. En effet, dans l’optique d’avoir tous les gages
qu’un possible investissement dans cette région serait rentable pour l’Etat camerounais, celui-
ci signe le 18 août 1963 une convention avec la CTFT (Centre Technique Forestier Tropical)
(Pone, 1990). Il lui assigna la mission d’inventorier les ressources ligneuses du département
de Lom et Kadéï88. La satisfaction de l’existence d’un potentiel forestier capable d’assoir une
véritable économie industrielle dans ce secteur augurait de bons espoirs. Plus tard,
d’importantes actions allant dans le sens du développement de la région et la valorisation de
ses ressources pointaient à l’horizon. Il fallait pour cela résoudre avant tout le problème des
voies d’accès au territoire. La construction des moyens de communication va alors mobiliser
des capitaux. Des fonds publics seront ainsi investis en 1964, pour construire une ligne de
chemin de fer, qui reliera la localité de Bélabo au port de Douala en passant par Yaoundé. Elle
s’achèvera en 1969 (Franqueville, 1971 : 19). Le premier circuit construit (Yaoundé-Bélabo)

88
En 1965 ce département est scindé en deux. Le département auquel la ville de Bélabo se rattache désormais est
le Lom et Djérem.

95/297
est long de 325 km. Les travaux débutèrent au cours de la même date. Six années et demie
suffiront à la Regifercam (Régie ferroviaire du Cameroun)89, le maître d’ouvrage, pour
rattacher ladite localité à la plus imposante métropole du pays et sa rivale (Yaoundé, Douala).
Une extension de cette voie ferrée se fera plus tard en partant de la gare de Bélabo vers
Ngaoundéré90, au nord du pays. Dans la foulée de ces travaux, les récifs de l’enclavement
cédaient au fil du temps le pas à un territoire fréquentable et refusant d’être « l’oublié du
progrès ».

Pour ce travail auquel les populations locales n’étaient pas familières, la société dût
importer la main d’œuvre recrutée dans les environs de certains grands centres urbains du
pays (Franqueville, 1971:19). A cette occasion, quelques logements d’ouvriers sortaient
précipitamment de terre pour accueillir ladite main d’œuvre. Ils seront à la fin du chantier
reversés à la chefferie locale et à la compagnie d’exploitation forestière qui prendra par la
suite possession du milieu.

4.2. LA CREATION DES SOCIETES FORESTIERES D’ETAT


Le secteur forestier a toujours joué un rôle prépondérant dans le développement
économique du Cameroun et du Gabon. Les deux ‘’ex-colonises’’ françaises ont - sous ce
statut - vu leur économie se moderniser dès la découverte des bois précieux. La révolution
s’est traduite par le passage de la production artisanale vers la production industrielle. Sous la
colonisation, les concessionnaires, déçus de ne prélever les ressources minières, ont trouvé
matière à se consoler avec l’éclosion de l’industrie forestière. Au sortir de cette période, ces
pays obtiennent le droit à l’autodétermination et profitent de leur souveraineté pour sortir ce
secteur impérissable91 de l’économie de la tutelle exclusive des filiales occidentales92. Ils
l’investiront par le biais des entreprises publiques montées sous leur inspiration.

89
Elle s’était en fait attaché les services d’un sous-traitant COGEFAR.
90
Chef lieu de la province de l’Adamaoua.
91
Le bois, en plus de ne pas être une richesse évanescente, est une ressource renouvelable vitale. Elle reste
écologiquement parlant un gage de sécurité et corrélativement pour les industries qui en dépendent. Les
politiques de reboisement envisagées tendent à pérenniser l’existence de cette ressource et par conséquent de
toute l’économie et l’industrie qui gravitent autour.
92
Des vestiges de la période coloniale ont survécu jusqu’au XXIe siècle. La SFID, Rougier, Leroy etc.

96/297
4.2.1. La Société Forestière Industrielle de Bélabo
La construction du chemin de fer a stimulé la création d’entreprise93. La SOFIBEL voit le
jour en « 1973 »94 avant d’être inaugurée trois ans après. Elle obtient une concession
forestière de 210 000 ha le long du massif de Deng-Deng. Société d’économie mixte, elle
dispose pour ses activités d’exploitation et de transformation d’un capital social évalué à 1
200 millions de francs CFA. Il est réparti entre plusieurs actionnaires identifiables dans le
tableau suivant :

Années 1976/81 1981/82 1982/83 1983/84 1984/85 1985/86


Capital 1200 1402 1602 1902 1902 1902
Actionnaires
S.N.I 40% 40% 40% 40% 40% 40%
BECOROY 40% 18,60% 16,28% 13,71% 13,71% 13,71%
SIFIDA 10% 4,65% 4,07% 3,43% 3,43% 3,43%
Chaise Bank 10% 4,65% 4,07% 3,43% 3,43% 3,43%
Etat 0% 32,10% 35,58% 39,43% 39,43% 39,43%
camerounais
Tableau 4.1: Evolution du capital SOFIBEL et des principaux actionnaires (Capital estimé en
millions de F. CFA). Rapports annuels d’activité de la Direction financière de SOFIBEL
(1986).

Le tableau ci-dessus rend à la fois compte de l’évolution du capital de l’entreprise, de la


hausse des parts des actions de l’Etat au sein de celle-ci et du dynamisme de l’activité
forestière dans la localité. Cette dernière rattrapera ainsi avec l’implantation de SOFIBEL le
retard accusé en matière d’exploitation des grumes. La présence de l’entreprise a marqué le
début de l’industrialisation et celui de l’aventure d’une véritable économie moderne
d’extraction. Il faut dire que la richesse du bois, confirmée par l’évaluation du CTFC, était un
atout de taille et précieux pour susciter l’expansion de cette industrie. Quand arriva le temps
de la valorisation, Bélabo a été désignée pour abriter le complexe industriel de l’entreprise
chargée d’exécuter les travaux d’exploitation et de transformation du bois. Les missions de la
future entreprise étaient, si on se fie au travail d’Ibrahim Linjouom, les suivantes :

93
Près de la gare ferroviaire, la ZAPI de l’est avait crée en 1972 son usine de conditionnement de Café.
Corrélativement, le transitaire SOCOPAO s’était lui aussi installé.
94
La date de création de la société fait polémique. De nombreux travaux font plus référence à l’année 1975. Pour
les premiers ouvriers enrôlés dans cette entreprise, cette date correspond au moment de son inauguration. Les
travaux d’exploitation avaient commencé en 1973. Nous avons choisi de privilégier alors le discours de ces
témoins de la vie de SOFIBEL.

97/297
- La mise en valeur du massif forestier de Deng-Deng en vue d’en faire un modèle dans
le domaine de la coupe et de la transformation du bois au Cameroun ;

- La contribution à la lutte contre l’exode rural qui prenait plus d’ampleur dans cette
partie du Cameroun où les communautés villageoises comptaient parmi les plus
démunies du pays ;

- Faire de Bélabo un pôle de développement de la province de l’Est du Cameroun dont


la principale ressource naturelle est incontestablement la forêt (1987 : 5).

Les raisons qui ont milité en faveur du choix de ce site sont nombreuses. La première reste
liée à sa proximité avec la gare ferroviaire dont l’exploitation facilite en toute quiétude le
transport des grumes par train jusqu’au port de Douala. La seconde raison est toujours liée à la
proximité, mais elle ne concerne cette fois-ci que la concession forestière concédée à
l’opérateur agréé95. Le massif de Deng-Deng paraissait relativement un peu plus proche du
complexe industriel qu’il ne l’était en réalité de la voie ferrée. Celle-ci ne se limitait à
l’époque qu’à Bélabo. L’idéal pour l’Etat aurait certes été d’implanter l’entreprise dans cette
zone de fort peuplement forestier, mais cette option fut écartée à cause de son éloignement de
la voie ferrée. Elle ne passait pas près de cette importante enclave forestière. Pour minimiser
la distance devant séparer l’usine de la gare, le choix de Bélabo fut en dernier ressort entériné
à cause des conditions optimales de transport qu’elle garantissait au contraire de tout autre
milieu.

Il faut aussi ajouter, entre autre raison, la volonté des autorités d’étendre les facilités de
transport à d’autres concessions lointaines, en moins de temps, en toute sécurité et à moindre
coût pour toutes les billes exploitées par l’ensemble des opérateurs économiques présents
dans la province, à l’instar de la SFID de Dimako. Cette entreprise installée dans le sud de la
province connaissait d’énormes difficultés d’évacuation de ses grumes par voie terrestre,
notamment, en saison de pluies. « Le peu de routes qui y existent sont des pistes de latérite (pas de
routes bitumées) mal entretenues et constituant un goulot d’étranglement pour l’économie » (Bokam
Nkoumba, 1976 : 25). C’est alors que Bélabo qui se présentait comme un lieu idéal pour tous
les avantages précités fut choisi. Le choix d’implanter l’entreprise dans ce site a donc été
manifestement dicté par le souci de la rapprocher de la ressource et par le souci de canaliser

95
Le permis attribué à SOFIBEL ne concernait qu’une partie de forêt arrachée aux massifs forestiers de Goyoum
et de Deng-Deng, tous deux, situés à près d’une cinquantaine de kilomètres de route au nord de Bélabo.

98/297
son transfert vers tous les principaux circuits de vente. D’ailleurs, l’ouverture par la suite d’un
axe ferroviaire en direction du nord du pays répondait aussi à cet impératif économique.

La décision de créer SOFIBEL résulte d’un accord passé entre le gouvernement


camerounais et les partenaires privés. Déléguée par le gouvernement, la société nationale
d’investissement (SNI) construira de 1973 à 1975 l’ensemble du complexe industriel de la
nouvelle entreprise. La sortie de terre de tous les bâtiments exigeait une main d’œuvre
d’importance, de qualité et qualifiée96. Elle était comme pour la construction du chemin de fer
en majorité importée d’autres localités du pays97. La livraison des premiers bâtiments, en
particulier ceux destinés au service administratif, forêt et mécanique, avait précipité le
démarrage d’une partie des activités de l’entreprise98. Elle était alors contrainte de les limiter
dans un premier temps au secteur de l’exploitation et à la commercialisation des grumes. Ce
n’est qu’à la suite de la livraison en 197699 des autres bâtiments, contreplaqué et menuiserie
industrielle, qu’elle s’est orientée après dans le secteur de la transformation.

4.2.2. La Société Technique de la Forêt d’Okoumé : une entreprise de


reboisement
Désireux d’aborder sereinement l’avenir, sans risque de pénurie de son bois le plus
emblématique, le Gabon crée à la faveur de l’ordonnance du 12 février 1965 la Société
Technique de la Forêt d’Okoumé (STFO) (Minko Mi Obame, 2009:11). Malgré son
autonomie, il n’avait pas rompu le cordon ombilical avec la politique d’aménagement et de
reboisement des forêts engagée par l’administration coloniale. Ce registre d’activité sylvicole
départi autrefois à la compétence de l’administration des forêts allait dorénavant être celui de
la STFO. Son capital provenait des aides des bailleurs de fonds étrangers ayant soutenu sa
création, comme le Fonds d’Aide et de Coopération (FAC). A cela s’ajoutait aussi une partie
des redevances forestières versées par l’Etat. Il s’agit de la taxe de reboisement et du fonds
forestier Gabonais de reboisement institués en 1957 sur la vente des bois exportés.
La création de la STFO est l’aboutissement de l’histoire relativement longue de la
politique de reboisement des forêts au Gabon. L’exploitation forestière entamée au début du

96
Nous reviendrons plus longuement sur les mobilités sociales en abordant le point sur la route des chantiers.
97
Il était difficile de trouver une main d’œuvre locale formée et préparée à ce type de travaux.
98
Bien avant son inauguration, SOFIBEL exportait déjà les grumes.
99
Cette date marque également celle de l’inauguration de l’entreprise.

99/297
siècle dernier changeait progressivement le paysage du pays. Partout où se trouvaient les
industriels, le tissu forestier disparaissait. L’administration coloniale prendra le pouls de la
situation autour de la troisième décennie dudit siècle (Grison, 1978 :4). Elle orientera alors sa
politique forestière à partir de cette date en faveur de la promotion des campagnes de
régénération des forêts. « Depuis des siècles l’homme façonne la forêt en fonction de ses besoins et
intérêts, avec pour résultat la mise en place d’une forêt artificielle ou aménagée et l’éviction de
certaines essences au bénéfice d’autres » (Corvol-Dessert, 2004 : 295). Les dégâts
« écologiques » qui résultaient de l’exploitation abusive des forêts ne peuvent tenir lieu de
critères suffisants pour expliquer cette fixation sur le reboisement. « Imiter la nature et hâter
son œuvre », comme le dit Grison (1978 :4), trouve aussi son fondement dans le souci
d’accroitre le patrimoine forestier gabonais au moyen de l’amélioration des peuplements
naturels d’okoumé et la réalisation des plantations artificielles. Cette pratique inspirée de
l’Occident100 rentrait dans sa phase expérimentale sous la direction des services techniques
agréés de l’administration (Bouet, 1980). Les résultats étaient mitigés car les « faibles moyens
mis à la disposition des forestiers ne permirent que des réalisations timides à but expérimental »
(Mabika Mboumba, 1993:6). Le reboisement était un programme ambitieux qui nécessitait
des investissements conséquents.

Le second conflit mondial éclate (1939-1945) et la poursuite des travaux de reboisement


doit impérativement être suspendue. Les travaux reprirent en 1946 sur un rythme plus
soutenu. Les efforts consentis dans cette politique d’aménagement et de reboisement des
forêts débouchèrent sur la réalisation à Libreville d’une plantation d’Okoumé de 300 hectares
mise en place dans la Forêt de la Mondah101 et un arboretum d’une superficie de 5 hectares à
Sibang.

Des travaux aussi coûteux ne pouvaient être entrepris sans source de financement. Ainsi,
l’organisme français, le Fonds d’Investissement et de Développement Economique et Social
(F.I.D.E.S) financera en partie certains chantiers. Les zones exploitées étaient nombreuses et
les superficies à reboiser l’étaient encore plus. En marge des aides extérieures, l’Assemblée
Territoriale du Gabon instaurera les taxes forestières citées plus haut et qui serviront à
soutenir l’action de la future entreprise d’Etat. Elles étaient toujours destinées à financer les

100
En revisitant l’histoire des forêts occidentales, Andrée Corvol-Dessert révèle qu’elles ont fait au cours du
XVIII et XIXès siècle l’objet d’intenses procès d’exploitation et que l’image qu’elles revêtent donc aujourd’hui
n’est que celle des formations forestières artificielles.
101
Zone du cap estérias, au nord de Libreville

100/297
opérations des plantations d’okoumé. Les sources de financement étant bien définies, la
responsabilité des travaux relevait du ressort de la Direction des Eaux et Forêts 102. Ses
services techniques créèrent alors deux zones de reboisement dont la plus importante est la
Bokoué à Ekouk. Quelques années ont suffi pour constater les difficultés de l’initiative prise
par l’Assemblée Territoriale du Gabon. Il s’agit des « problèmes de désadaptation à la
situation des mesures établies. Les règles administratives s’avéraient très rigides et cadraient
mal avec les exigences d’une organisation efficace des travaux ». La quête de l’efficacité allait
être le mobile pour lequel la société STFO vit le jour.

4.2.3. La production industrielle


Les sociétés d’Etat créées n’avaient pas de projets d’actions identiques. La SOFIBEL
nourrissait la double ambition de conquérir le marché local et international. C’était une
entreprise commerciale. Déterminée à se montrer à la hauteur de ses prétentions, elle se
distingue dès sa création dans le domaine de l’exploitation forestière et l’exportation des
grumes. Selon Samuel Kelodjoue, cette unité économique de production exporta ses
premières grumes en février 1978 soit 12 996 mètres cube (1985 : 115). Par la suite, elle
diversifie ses activités en y intégrant à l’exploitation forestière, des unités de transformation
de bois à savoir : la scierie, le contreplaqué et la menuiserie industrielle. Les deux premières
unités permirent la transformation locale de 60% de grumes produites103. « En 1981 – 1982, la
SOFIBEL a exploité 97 221 m3 de bois et 76 018 m3 sont entrés en scierie. Ce qui représente un taux
de transformation de l’ordre de 78,2% » (Kelodjoue, 1985 : 115), un taux bien largement
supérieur au quota escompté. La production du sciage et du contreplaqué de l’entreprise ne
cessera d’évoluer jusqu’au milieu des années 80. Son omniprésence dans l’exploitation
forestière, la fabrication de contreplaqués, la production du sciage et la fabrication des
produits de menuiserie, destinés à la consommation locale, a tiré le secteur forestier vers le
haut au niveau aussi bien de la province que du pays.
Par ailleurs, la STFO inscrivait ses actions dans un schéma autre que celui dans lequel
évoluait SOFIBEL. Son activité principale était le reboisement. Mais vu que l’élimination de
la forêt préexistante et le recrû forestier est liée à cette activité, l’entreprise ne pouvait faire
abstraction du volet exploitation. Ses productions n’étaient pas massives. Cela ne concernait
pour l’essentiel que le bois divers et quelques rares pieds d’Okoumé que les compagnies
102
La S.T.F.O est au départ un service de l’administration des forêts. Il est transformé par la suite en une société
d’Etat dotée d’une autonomie financière et d’une personnalité morale et juridique.
103
Quota minimum recommandé par l’administration forestière camerounaise.

101/297
concessionnaires qui exploitaient la région pendant la colonisation avaient épargné. La STFO
ne commercialisait pas les grumes exploitées. Son activité n’était pas ‘’capitaliste’’. Le
reboisement est une « reconversion humaine directe de terrains non boisés par le biais de
plantations, de semis et/ou d'une promotion induite par l'homme des sources naturelles de semences,
104
sur des terrains qui furent boisés avant d'avoir été reconvertis en terrains non boisés » . Il
comprend un versant économique porté sur la préparation à long terme de l’avenir. En effet,
les parcelles reboisées ne comptent que des essences utiles. Celles initiées au Gabon sont très
largement dominées par l’Okoumé. On peut ainsi comprendre que la STFO préserve par son
action la dynamique économique à venir du pays en l’assurant de la disponibilité d’un
patrimoine forestier rentable.
Brigades Provinces Superficies (en ha)
1. Mondah Estuaire 1120
2. Nkoulounga Estuaire 4176
3. Haut-Como Estuaire 2887
4. Mvoum Estuaire 8596
5. Mbiné Moyen Ogooué 886
6. Ndouaniang Estuaire 620
7. Bakoumba Haut-Ogooué 73
8. Franceville Haut-Ogooué 71
9. Bokoué-FED Estuaire 12 126,8
Total 30 555,8
Tableau 4.2 : Répartition des brigades forestières, décompte effectué à l’échelle du pays en 1990
(DIARF, 1991).

Elle compte à son actif plusieurs réalisations consignées dans le tableau présenté ci-
105
dessus. Il y a tout d’abord eu l’attention accordée à l’antenne régionale de la Bokoué , qui
sera son campement de base et le modèle national. La STFO ne l’a pas créée mais elle a
fortement œuvré, avec le concours de la CTFT106, au renforcement de ses capacités d’action.
Le travail a été couronné de succès : la superficie de la plantation culmine maintenant plus de
12 000 hectares. Le même effort s’est étendu aux autres brigades déjà constituées. Ensuite,

104
Définition de la Convention Cadre sur les Changements Climatiques reprise par l’OIBT.
105
Cette brigade a été crée en 1959. Elle est l’œuvre de l’administration coloniale tout comme celles de la
Mondah et de Nkoulounga.
106
Elle est actuellement connue sous le nom de CIRAD. La plupart des plantations créées par la STFO ont été
faites avec le concours de la CTFT.

102/297
elle a orienté ses œuvres dans le sens de la création de nouvelles antennes. Si elle n’est pas à
l’origine de toutes celles qui figurent dans ce tableau, elle l’est au moins pour d’autres (Haut-
Como, Mvoum, Ndouaniang) dans l’Estuaire et à l’intérieur (Bakoumba, Franceville, Mbiné)
(Koumba et al, 1998).
Les opérations de reboisement ne connotent pas en apparence de rapports immédiats avec
l’économie marchande chère à SOFIBEL. Elles semblent cependant en partie liées à celles
des champs traditionnels de cultures vivrières. Elles ne font jamais abstraction du volet
aménagement. Autrement dit, le reboisement mobilise obligatoirement l’exploitation
forestière. A ce propos, Dupuy et Mille notent que la forêt préexistante et le recrû sont soit
éliminés progressivement pour donner de l’espace aux arbres plantés, soit défrichés complètement
avant la plantation (1991). Ce faisant, tout le bois d’œuvre prélevé à cet instant n’est pas laissé
à l’abandon. Il est vendu en grumes ou transformé. Dans le cas de la brigade de la Bokoué, il
était le plus souvent transformé à la scierie. L’installation de cet équipement en 1977
(Pouabou-Mpira, 1988 :4) permettait à l’entreprise de transformer ses grumes en chevrons,
lattes, planches et madriers. Les produits dérivés étaient destinés à la construction des
logements des ouvriers, des campements en forêt, des ponts forestiers (grumes de padouck et
madriers de padouck) et, également, envoyés au siège de l’entreprise et dans les autres
brigades dépourvus de scierie (Idem).

4.3. « DES AIRES DE PLEIN EMPLOI »


L’ouverture des chantiers entraine habituellement la création d’emploi. Les chantiers de
SOFIBEL et de la STFO recherchaient et employaient la main d’œuvre. Cependant, autour de
la région de chaque chantier ouvert, les hommes manquaient énormément et ceux que les
entreprises repéraient étaient paysans ou employés ailleurs107. La main d’œuvre qualifiée et
disponible se comptait au bout des doigts. Fometé-Nembot fait remarquer que le problème de
la main d’œuvre se pose à l’échelle du continent. « Dans la transformation industrielle du bois en
Afrique, le problème de la main d’œuvre se pose non pas en terme de nombre mais surtout en terme de
qualité » (1997 :146). Pour corriger cette pénurie, il fallait recruter le personnel qualifié à
l’extérieur de la région exploitée. Cette démarche s’imposait tout particulièrement à
SOFIBEL, car la nature extrêmement technique de ses activités (exploitation et
transformation) ne pouvait être soutenue que par un personnel qualifié et expérimenté.

107
Dans la localité de Bélabo, la population était paysanne. En revanche à Ekouk, la population autochtone étant
située à Kango, les hommes travaillaient pour des entreprises forestières anciennement installées dans la région.

103/297
Les cibles des ‘’courtiers’’ au service de l’entreprise étaient assez souvent des ouvriers
licenciés des sociétés victimes des effets du second choc pétrolier108. Aussi, pour attirer ceux
de ses concurrentes encore en activité, SOFIBEL leur proposait des salaires mensuels
supérieurs. Le salaire comprenait le salaire de base, le périmètre urbain109, les heures
supplémentaires et la prime de rendement. La rémunération qu’elle versait à son personnel
n’était pas très éloignée d’ailleurs de celle que percevaient les ouvriers travaillant à Ekouk.
Selon ce qu’ils disent, le salaire du manœuvre gravitait autour de 70 000 FCFA. L’écart avec
celui que touchait le manœuvre de Bélabo ne dépassait pas 20 000 Francs CFA. Il pouvait se
retrouver avec 50 000 F CFA en cumulant les primes. Cette rémunération lui permettait de
couvrir de nombreux besoins. L’ouvrier ne voyait pas avec le salaire qu’il gagnait l’utilité
d’exploiter la forêt pour combler ses besoins. Ainsi, un ex-ouvrier110, transfuge du service
hospitalier de Yaoundé et de l’entreprise Louis Pernolet, déclare ce qui suit :

« Plus jeune j’ai travaillé au service hospitalier de Yaoundé. Là-bas je gagnais 3 500
FCFA par mois. Un tel salaire en 1970 représentait grand-chose pour quelqu’un qui
n’a pas vraiment fait l’école et qui n’avait pas trop de charge familiale. Quand mes
parents ont décidé de me retrouver en ville, et qu’il fallait que je m’occupe d’eux
(père, mère et frères), en plus de la petite famille qui était déjà sous ma charge, ce
salaire devenait insuffisant. J’ai démissionné de mon emploi pour aller chez Louis
Pernolet. Le salaire là-bas était de 6 600 francs CFA. C’était le même salaire que je
percevais depuis 1976 jusqu’à 1982.

La rumeur circulait partout que les travailleurs de SOFIBEL étaient mieux payés que
les ouvriers des autres sociétés forestières. Un parent qui travaillait dans cette
entreprise m’avait dit qu’elle recrutait encore du personnel. J’ai soumis ma
candidature et j’ai été engagé. On me versait un salaire de base de 24 000 francs
CFA, en ajoutant les primes, je pouvais atteindre 36 000, 40 000 voire 50 000 le mois.
Ce salaire me convenait. Je n’avais même pas besoin avec ça de faire les plantations

108
La COCAM de Mbalmayo, disait un transfuge de cette entreprise et également ancien ouvrier de SOFIBEL,
figurait parmi les entreprises qui avaient été obligées de procéder au licenciement massif de leur personnel.
Entretien réalisé en Août 2009 à Bélabo.
109
Prime d’éloignement. Le montant de cette prime variait en fonction de la distance séparant le chantier de la
région d’origine de l’ouvrier. Les groupes autochtones employés la percevaient sans pourtant que le critère
d’attribution ne change. En d’autres termes, ce qu’ils percevaient ne pouvaient vraisemblablement être supérieur
à celle de leurs collègues venus plus loin.
110
Discours recueilli en juin 2010 à Bélabo.

104/297
ou la chasse. J’arrivais à résoudre tous les problèmes de la maison et ceux de la
famille restée à Yaoundé. Il m’a permis d’acheter un terrain et de construire ».

Les capacités d’optimisation de la production de cette entreprise reposaient sur une


ressource humaine forte de plus de 900 ouvriers111. Trois catégories d’employés composaient
cet effectif : les cadres, les ouvriers qualifiés et les ouvriers non qualifiés. C’est sur les deux
premières catégories que se dessinait l’avenir de l’entreprise. Celle-ci recrutait prioritairement
les cadres et les ouvriers qualifiés. « Le recrutement se faisait comme au temps de la
guerre »112, c’est-à-dire sans distinction d’appartenance ethnique, politique, religieuse ou
régionale. Tout demandeur d’emploi, ouvrier qualifié ou non qualifié, qui souhaitait travailler
trouvait facilement un emploi. Toutefois, ils venaient principalement des autres provinces du
pays, du centre-sud113 réputé détenir des « spécialistes dans la coupe du bois » (Kouosseu, 1989 :
135), de la région industriellement avancée du littoral et celle plus peuplée de l’ouest. Les
localités de l’Est fournissaient aussi la main-d’œuvre, mais moins que les autres régions
comme le centre et le littoral.

111
L’entreprise comptait à ses débuts 700 ouvriers. L’extension des activités de transformation s’est alors
accompagnée du recrutement de 130 nouveaux ouvriers, ramenant ainsi l’effectif à 830 en 1980. Cinq ans plus
tard, cet effectif est passé à près de 950 ouvriers.
112
Extrait du discours de monsieur Ndémabo, habitant de Bélabo, ancien employé de SOFIBEL originaire de la
province du Centre. C’est dans ladite province que se situe Yaoundé la capitale du Cameroun.
113
Regroupement des provinces du centre et du sud.

105/297
Figure 4.1 : Mouvements migratoires en direction de Bélabo. Cette carte a été réalisée sur la
base des résultats obtenus à partir des questionnaires soumis aux populations au
cours de nos campagnes de terrain en 2008.

Les cadres étaient au nombre de 25 dont 5 expatriés de nationalité française. Le directeur


général, le directeur de la production et la majorité des chefs de départements sortaient de leur
rang. Le reste de l’effectif composé de 20 cadres, 75 agents de maîtrise et 821 ouvriers
(qualifiés et non qualifiés) était camerounais. Aucun fils de Bélabo n’occupait une fonction de
responsabilité. L’enclavement de ce milieu était un obstacle à la formation des élites

106/297
locales114. L’entreprise n’avait pas pour autant oublié d’intégrer les membres de la
communauté locale, surtout après que l’un de ses chefs les plus influents se soit montré
coopératif avec elle. Le résultat d’une telle collaboration comme le dit M. Agier (1995 : 446)
c’est qu’« un vaste réseau d’embauche a pu être ainsi recomposé, centré sur un notable local qui
avait joué un rôle important dans l’attribution du terrain sur lequel avait été construite l’usine, et qui
avait, en quelque sorte, monnayé ce terrain contre le recrutement de ses protégés ». Pour les
associer à ses activités et leur offrir des emplois, bien que n’ayant aucune qualification,
SOFIBEL avait réservé tous les emplois non qualifiés aux habitants de la région. Ces emplois
leur revenaient en priorité.

Les cadres conceptualisaient et définissaient le travail à faire. Les ouvriers qualifiés fort de
leur expérience et de leur savoir faire spécialisé se chargeaient de l’exécution des tâches.
Lorsqu’elles étaient énormes, l’aide d’un assistant était requise. C’est dans l’accomplissement
des tâches d’assistance en forêt ou en atelier que l’importance de la troisième catégorie se
faisait ressentir. De même, les assistants se chargeaient des services d’aide à l’abattage, au
gardiennage, au transport des outils et au rangement. Mais cette catégorie d’ouvriers ne
secondait pas seulement les autres. Ils accomplissaient quelques tâches moins techniques en
toute autonomie. Dans les services forestiers, on les convertissait en prospecteur, en
« boussolier », en « compteur » d’arbres, en « marqueur », en « motor-boy » etc. Ils étaient au
contreplaqué jointeur de panneaux et ponceur des placages. Les ouvriers qualifiés et non
qualifiés ne formaient plus qu’un seul groupe une fois prononcée la constitution des équipes
de travail. Toutes celles qui travaillaient au sein de l’usine étaient soumises au système de
rotation mis en place par la direction. Les équipes se relayaient chaque jour de travail après
avoir accompli 6 heures d’activité journalière. Seules les sections administrative, forêt et la
menuiserie industrielle échappaient à ces rotations programmées des équipes. Pour elles, la
durée journalière du travail était de 8 heures.

SOFIBEL avait réglé ses difficultés de main d’œuvre en se nourrissant et en encourageant


la migration de travail. Comme elle, la STFO disposait également d’un personnel migrant
venu d’autres régions du pays. L’entreprise avait hérité du personnel que l’administration
coloniale en charge de la gestion des Forêts avait recruté pour travailler à la Brigade de la
Bokoué et l’a renforcé à sa création. La main d’œuvre employée par la STFO venait de

114
L’absence d’infrastructures scolaires dans la plus part des villages et l’éloignement de celles qui existaient ne
facilitaient pas la formation des jeunes gens de la localité.

107/297
l’arrière pays. Les données sur les chefs de ménages (Tableau n°4.3), recueillies au cours des
enquêtes de terrain menées à Ekouk-Chantier et dans les villages attenants, confirment la forte
présence des populations de l’hinterland. La plupart des chefs de ménage rencontrés sont
d’anciens travailleurs de la STFO.

Ethnies Effectifs Provinces d’origine Pourcentage (%)

9 Ngounié
Punu 3 Nyanga 8,69

Vungu 4 Ngounié 2,89


Gisir 3 Ngounié 2,17
Tsogho 6 Ngounié 4,34
Simba 5 Ngounié 3, 62
Kota 1 Ogooué - Ivindo 0,72
56 Ngounié
Nzèbi 7 Ogooué - Lolo 45,65

Mesangu 44 Ngounié 31,88


TOTAL 138 4 provinces d’origine 100

Tableau 4.3 : Recensement des chefs de famille d’Ekouk. Enquête réalisée en août 2009 au cours de
notre campagne de terrain.

Les chiffres répertoriés dans le tableau ci-dessus ne correspondent nullement à l’effectif


global de la main-d’œuvre employée au chantier. Cependant environ 75 % de cette main
d’œuvre115 représente 80% des chefs de ménage recensés dans ce tableau. Celui-ci donne la
composition tendancielle de l’appartenance ethnique des personnes recensées. Beaucoup sont
d’anciens ouvriers sédentarisés ou des descendants (20%). Huit groupes occupent la région
dont sept originaires du sud. Cela représente 99,24% du corps social. Les plus représentatifs
sont les Nzèbi (45,65%), les Mesangu (31,88%) et bien loin d’eux les Punu (8%) 116. Ils sont

115
110 des chefs de ménage recensés ont fait partie des 145 employés du chantier. On reviendra plus amplement
sur le dernier chiffre dans le prochain sous-titre. Selon ces chefs de famille, ce personnel correspond à peu près à
2/3 du personnel recruté par la STFO. Il ne comprend que la partie de la main d’œuvre de l’entreprise qui avait
été reversée au projet FED au milieu des années 80. La conjoncture économique apparue au cours de cette
période obligea par ailleurs l’entreprise à réduire ses effectifs avant elle-même de disparaître. La brigade
d’Ekouk fut donc aussi touchée par cette mesure d’austérité. Mais le plan de licenciement adopté concernait en
général la première génération des ouvriers affaiblis par le travail et la limite d’âge.
116
Cette communauté est presque répandue dans tous les villages environnants l’ancien chantier. Mais sa
principale zone d’influence est Ekouk-village, à 5 km d’Ekouk-chantier.

108/297
92% à être venus de la même province, la Ngounié. Une telle coloration sociale érige la
région d’Ekouk en commune rurale du sud dans l’Estuaire. Mais cette configuration ne doit
pas supposer un choix régional préférentiel arrêté par l’entreprise117. Le facteur
démographique n’en n’est même pas à l’origine. C’est vrai que la région de la Ngounié
compte parmi celles qui ont contrairement à d’autres une population excédentaire, mais elle
n’est pas en situation de monopole. Le pays compte d’autres foyers de peuplement :

« Cinq régions s’y détachent, avec un excédent de population par rapport à leur surface :
I° le Woleu-N’tem, dans l’angle nord-ouest du Gabon, à l’intérieur de l’équerre formée
par les frontières du Cameroun et de la Guinée ; 2° l’Estuaire du Gabon et le Bas Ogooué,
c’est-à-dire le secteur nord du Gabon maritime, du Rio Mouni aux premières lagunes
succédant au delta de l’Ogooué, et de la côte jusque vers N’djolé et la basse Ngounyé ; 3°
le Centre-Sud du Gabon, en y adjoignant la portion limitrophe du plateau forestier
congolais, au nord du Niari(Divénié) ; en arrière d’une façade maritime étroite, à la
hauteur de Mayumba, cette région s’élargit, pour englober une bonne partie de ce qu’il est
permis d’appeler le « Plateau central Gabonais », à la jonction des bassins supérieurs de
la Nyanga, de la Ngounié, et de plusieurs des affluents de rive gauche du moyen et du haut
Ogooué.(…) » (Sautter, 1966 :105).

Le géographe est plus précis sur les localités et les densités de peuplement :

« Chacune des régions excédentaires définies plus haut enrobe une, deux ou même
plusieurs aires de peuplement concentré, noyaux dotés d’une densité notablement
supérieure à celle de l’ensemble. Notre région du Woleu-Ntem s’organise de la sorte
autour d’une aire plus restreinte, de densité 6,40, collée aux frontières de la Guinée et du
Cameroun. Celle de l’Estuaire et du Bas- Ogooué ne renferme qu’une aire mineure,
centrée sur l’Estuaire lui-même et la Mondah, et dont l’influence est impuissante à relever
sérieusement la densité des secteurs périphériques. Le sud-est du Gabon apparait mieux
loti, axé comme il l’est sur la seconde en étendue des aires convenablement peuplées ;
orientée du sud-ouest au nord-est, de Mouila et Ndendé à Lastoursville, en passant par
Mimongo-Mbigou et Koula-Moutou, à travers le massif dit du Chaillu, celle-ci fait
bénéficier la région englobante de ses 4,11 habitants au kilomètre carré ; il s’y ajoute une
aire mineure un peu plus au nord, à cheval sur les districts congolais de Divenié et
Mossendjo » (Idem : 109).

117
Des ouvriers venus du nord intégraient également l’entreprise. Mais ils étaient en nombre réduit par rapport
aux autres. Il fallait par ailleurs compter aussi sur la concurrence des entreprises forestières classiques, qui sur un
marché de l’emploi déficitaire comme celui du Gabon, s’empressaient de recruter tout homme valide.

109/297
La surreprésentation des ressortissants de la Ngounié est indissolublement liée à la
fragilité de l’économie de cette partie du pays. Elle ne reposait pas sur l’exploitation des
cultures d’exportation recherchées par les marchés européens. De plus, le mauvais état des
voies de communication bloquait tout développement. Guy Lasserre ne dément pas à ce
propos que « le Gabon jusqu’en 1946 était resté le pays des pistes forestières » (1958 :136). Le
trajet de Libreville vers l’arrière-pays était desservi par un bac, qui assurait la traversée du
Komo à Kango, puis le reste du parcours se faisait à travers les pistes (Idem : 137).

Les jeunes gens aguichés par les opportunités d’emploi en entreprise suivaient les
chantiers118. « Les jeunes hommes, ainsi dira Sautter, sont les pionniers de l’émigration »
(1966 :61). Tandis qu’à l’autre bout du pays, au nord, les populations vivaient grâce aux
cultures de café et de cacao dans une relative prospérité119. « Les réussites gabonaises dans le
domaine agricole se situent en dehors de la zone d’exploitation forestière : cacao du Woleu-N’tem
(2.500 à 3.000 t de fèves), café du Woleu, de Makokou et de Mékambo (500 à 600 tonnes) »
(Lasserre, 1958 : 153-154). L’offre de travail au chantier n’enchantait donc pas les chefs de
lignage qui détenaient des exploitations caféières ou cacaoyères. Par conséquent, pour
continuer à jouir de la rente agricole et des privilèges auxquels celle-ci donnait accès, aucun
planteur ne voulait voir un membre de sa maisonnée partir. Il ne fallait pas que la plantation
familiale manque de main d’œuvre. Alors la démobilisation de la main-d’œuvre domestique
au profit des chantiers industriels était une idée qui ne plaisait pas à certains. Ils la libéraient
difficilement. Les potentiels candidats à l’aventure ouvrière rassemblaient très souvent les
démunis, les fils des planteurs victimes de mauvaises récoltes et les déçus de la compétition
économique.

4.3.1. La répartition du personnel par section


Les travailleurs des chantiers évoluaient dans des branches d’activité distinctes. Ils étaient
répartis suivant les sections dans lesquelles chaque ouvrier pouvait faire valoir ses
compétences. Le déplacement du côté de la brigade forestière de la Bokoué nous met en face

118
La décision de les regagner ne dépendait pas seulement de l’individu. Le groupe exerçait également une
pression. Il travaillait alors pour lui.
119
L’économie de plantation a été introduite autour de 1920. Elle avait connu un franc succès dans cette partie
du pays. Cependant, la production, faute de routes, ne parvenait pas à Libreville. Profitant du dynamisme de la
production camerounaise, et de la proximité géographique du nord avec ce pays, les planteurs locaux se
rendaient plus sur ce marché. G. Sautter relève en parlant des territoires du Congo français où les populations
connaissaient l’abondance, que : « nulle part les villages n’ont cet air de prospérité qui frappera au Woleu-
N’tem ou chez les Bakongo ;…. » (1966 : 299).

110/297
d’un effectif moins impressionnant de 145 employés. L’entreprise comptait quatre
départements dirigés chacun par un « capita 120». Le personnel à son service était réparti dans
les quatre départements. Le département forestier employait 88 personnes, les prospecteurs,
les abatteurs, les pépiniéristes et les manœuvres forestiers. La scierie fonctionnait avec 23
ouvriers : des charpentiers, des menuisiers et des scieurs. La mécanique absorbait 20
ouvriers : les mécaniciens, les chauffeurs et les magasiniers. Enfin, le personnel du service
administratif se limitait à 14 personnes (Boussougou, 2006 :70). Les salariés répartis dans les
différents départements tissaient des liens sociaux avec leurs collègues. Selon les confidences
de certains, les premières personnes avec qui ils sympathisaient facilement et créaient des
liens amicaux ayant parfois abouti à des relations fraternelles étaient leurs collègues de
travail. L’appartenance à la même équipe de travail, à la même ethnie, à la même région, la
courtoisie des individus rencontrés, la solitude et le besoin de combler la chaleur familiale
perdue à cause de l’éloignement avec le village d’origine sont des facteurs qui ont déterminé
les rapprochements entre salariés. Il en a aussi été ainsi du côté du personnel recruté par
SOFIBEL.

En parlant de cette entreprise, son organigramme fait état d’une Direction Générale
subdivisée en quatre sous directions. Elle comptait entre autres directions, l’administration et
le personnel, la direction financière, la direction commerciale et la direction technique. La
dernière citée est celle qui retient plus l’attention. Elle concentrait cinq services : le service
forêt, le contreplaqué (scierie), la menuiserie industrielle, la mécanique, le service
d’approvisionnement et de gestion des stocks. Chaque direction comptait son personnel et son
responsable. Les sections administratives, direction commerciale et direction financière
employaient plus les cadres : le directeur général de l’entreprise, son adjoint, ceux des autres
directions, le commerce, les finances et le secrétariat. Ce groupe était, en termes d’effectif, le
plus petit de l’entreprise. Par contre, la direction technique, et ses cinq services affiliés, était la
cour des ouvriers.

D’après les chiffres que nous tenons des travaux s’étant intéressés à cette entreprise, près
de 90 % de son effectif exerçait dans cette direction. Elle réunissait plus de 800 ouvriers121.

120
Expression courante pour désigner chez les ouvriers le chef d’équipe, le responsable de l’unité de production
ou le directeur de l’entreprise.
121
Tous les mémoires consultés démontrent de façon unanime qu’aucune autre direction ne concurrençait la
direction technique en nombre de travailleurs.

111/297
Le reste constituait l’effectif global des autres sections. Les profils professionnels au sein du
département forêt variaient. On y rencontrait le personnel chargé de la prospection de la forêt
(prospecteurs, cartographes…), de son exploitation (scieurs, cubeurs) et du transport des
grumes (conducteurs, élingueurs) à l’usine. Cette section était essentiellement spécialisée dans
la coupe du bois et son transport vers l’usine. Alors que la section contreplaquée (scierie)
s’occupait par contre du traitement industriel des grumes et la transformation. Elles étaient
écorcées, séchées, sciées et transformées à la machine. Les profils recherchés pour accomplir
ce travail étaient les machinistes, les dérouleurs et les déligneurs. La préparation du bois se
terminait par le sciage. Ce travail délicat ne s’effectuait que par des déligneurs et autres
machinistes. Des mécaniciens, des électriciens, des plombiers, des soudeurs et des chauffeurs
chaudières œuvraient dans l’atelier de mécanique122.

La distribution des employés dans différentes sections a favorisé les rapprochements entre
ceux qui travaillaient ensemble. Cette forme de rapprochement des groupes sociaux
hétérogènes, qu’importe l’obédience culturelle, a été un vecteur déterminant dans la
construction des rapports sociaux harmonieux entre les différentes catégories. Elle a été un
bon instrument au service de la pacification des clivages nés entre migrants et autochtones. En
effet, quand les migrants venus seuls, comme des éclaireurs, sans charge familiale,
commençaient à désirer les épouses des autochtones cela créait des tensions. Cela dégénérait
en agressions verbales et en affrontements physiques. Mais elles étaient très vite apaisées. Les
différends entre protagonistes étaient réglés grâce à la médiation des autochtones qui
travaillaient au sein de l’entreprise. Les liens nourris selon que les gens travaillaient dans la
même équipe, le même service, le même département et globalement dans la même entreprise
était un capital mis au profit du règlement de ce genre de problèmes. Ils révèlent en même
temps aussi leur consistance. L’entreprise créait ainsi un lien social entre les différents
employés. Et ce lien pouvait être élargi aussi à des individus extérieurs qui étaient proches de
certains ouvriers. Cet élargissement du tissu relationnel a contribué à apaiser les conflits, à les
bannir et pour ainsi dire instaurer une cohabitation saine.

4.3.2. Les conditions de travail des ouvriers


La répartition des tâches par groupe de travailleurs tenait compte des différentes unités de
production de l’entreprise. Mais concernant la durée journalière du travail, elle était de huit

122
Les ouvriers l’appelaient AMG.

112/297
heures pour l’ensemble des services de l’entreprise, à l’exception du service foresterie et des
équipes des services du contreplaqué et de la mécanique générale qui étaient de permanence.
Les ouvriers commençaient la journée à 7h30 et prenaient une pause de deux heures à midi.
Puis, ils regagnaient les ateliers à 14h et terminaient leur journée à 17h30. Or, pour les
équipes de permanence, le temps de travail s’organisait suivant une logique de rotation en
quart de jour. « Il y avait dans chaque section des équipes qui travaillaient de 6 heures à 12 heures,
d’autres prenaient le relais à 12 heures pour arrêter à 18 heures, ensuite d’autres encore prenaient le
quart de 18h à 24h et les équipes de minuit les remplaçaient de cette heure jusqu’à 6 heures du matin
123
de sorte que la production ne connaisse pas d’interruption » . Contrairement au chantier de
reboisement où toutes les équipes étaient alignées sur les mêmes horaires, de 7 heures à midi
et de 14heures à 17 heures, les usines de SOFIBEL tournaient 24heures sur 24.

Pendant l’activité, il était quasiment difficile sous le regard d’un contremaître d’entendre
les ouvriers de différentes équipes communiquer. Le respect des heures était de rigueur. Les
absences et les retards étaient lourdement sanctionnés : l’intransigeance des dirigeants envers
les employés était renforcée par l’afflux des demandes d’emploi que recevait la direction.
Pour ne pas risquer le licenciement, les ouvriers s’arrangeaient à partir tôt de chez eux pour
l’autre bout de la ville où se trouvait la société. Elle ne leur gratifiait aucun moyen de
transport124. Ils devaient habituellement se battre pour se déplacer dans une ville certes en
pleine éclosion, mais où le transport urbain ne s’est timidement développé qu’au milieu des
années 80. D’aucuns affirment même, en parlant de ce rythme de travail, qu’il était coutume
de voir somnoler quelques nouveaux travaillant en matinée. Certains anciens par contre plus
habitués ne cachaient pas de souffrir d’insomnie.

Les conditions de travail des ouvriers du service foresterie n’étaient pas moins faciles.
Contrairement aux autres services, ils ne profitaient pas en semaine des temps de repos que
permettait le système de rotation en quart. Les équipes passaient chaque semaine en forêt et
ne rentraient que le week-end ; non seulement parce que les zones d’exploitations
foisonnaient, mais parce qu’elles se trouvaient loin de l’usine. Lorsque les abatteurs
entamaient leur journée de travail, ils la débordaient dans l’espoir d’obtenir la prime des
heures supplémentaires. Les heures accumulées étaient comptabilisées et majorées en fin de

123
Entretien réalisé à Bélabo en Aout 2008 auprès du président de l’association des anciens ouvriers de
SOFIBEL.
124
Ce privilège n’était réservé qu’aux cadres.

113/297
mois dans le salaire. Le désir d’en accumuler l’emportait sur les questions de santé et de
sécurité. En effet, au contact de la tronçonneuse et du bois la sciure se forme. Cette substance
provoquait à long terme chez des abatteurs exposés et mal protégés des dysfonctionnements
au niveau des bronches et des poumons. Quelques uns d’ailleurs se plaignent encore d’avoir
des toux chroniques125. Un lien étroit est dressé entre ces maux et la précarité des mesures de
protection et de traitements employés à l’époque. Les mesures de prévention se résumaient à
l’usage des paires de lunettes et la consommation du lait non sucré. Hélas ! Elles n’offraient
pas de protection plus large du visage. Cela ne couvrait ni le nez ni la bouche. L’abatteur les
protégeait du mieux qu’il pouvait à l’aide d’un banal foulard ou de tout autre habit qui lui
permettait d’enrouler son visage. Le phénomène n’est pas unique au Cameroun. Il en était
aussi ainsi du côté du Gabon.

Les ouvriers de la foresterie couraient encore plus de dangers là où les engins mécaniques
ne pouvaient accéder. Effectivement, ces derniers ne pénétraient pas toujours partout où le
bois était abattu. Dans les zones accidentées, « le déficit technique incitait à remplacer par les
bras ce qu’on ne pouvait confier à la machine » (Coquery-Vidrovitch, 1992 : 56), seuls les
hommes pouvaient y accéder. Les élingueurs étaient ceux qui se chargeaient de les arpenter.
Ils avaient pour mission de nouer les câbles autour des arbres abattus afin qu’ils soient tirés à
l’aide des engins jusqu’aux lieux les plus faciles d’accès aux camions grumiers. La tâche
n’était pas toujours aisée pour ces ouvriers qui durant cette opération mettaient leur vie en
danger. Face à la permanence des dangers encourus, et la possibilité d’en subir, les ouvriers
anticiperont souvent d’ailleurs l’organisation de leurs propres funérailles en pleurant
habituellement leur corps126.

4.4. L’EVENEMENT DU « PLEURER SON CORPS »


Le monde de l’entreprise n’est pas exempt de tout risque d’accident. Les anciens ouvriers
de la section forêt de SOFIBEL l’avouent en révélant avoir eu souvent peur de ne jamais
rentrer chez eux indemnes ou en vie. C’est pourquoi lorsqu’ils regagnaient leur domicile après

125
Au cours des enquêtes, des informateurs souffrant de ces toux n’hésitaient pas à interrompre et repousser les
séances d’entretiens.
126
« Pleurer son corps » est une expression qui revenait souvent au cours des entretiens passés avec des anciens
travailleurs du département forêt de l’ex- SOFIBEL. L’analyse de son contenu restitue l’esprit des explications
rapportées par nos informateurs.

114/297
chaque campagne en forêt, ils prenaient goût à fêter leur retour dans les bars de la ville. Les
organisateurs de ces moments de réjouissance appelaient cela « pleurer son corps ». Dans le
principe, les ouvriers d’Ekouk les organisaient aussi occasionnellement. Mais cela ne relevait
que du cadre de la fête. Ils n’étaient pas chargés du sens que ceux de Bélabo leur donnaient en
parlant de « pleurer son corps ». C’est le sens que ces derniers donnent à leur action qui est au
centre de la description qui va suivre.

Malgré les énormes investissements consentis dans la sécurisation des infrastructures et


moins dans celle du personnel, des agents victimes d’accident de travail côtoyaient
régulièrement le dispensaire de l’entreprise. « Les accidents du travail, assez fréquents, sont dus
au manque de protection, à des défaillances mécaniques, au manque d’attention » (Mbargane,
1995 :140). Les ouvriers travaillant plus près des machines, en particulier dans l’usine,
comme ceux affectés à l’atelier de mécanique générale, au contreplaqué et à la menuiserie
comptaient souvent des accidentés. Il était quasi habituel d’apprendre qu’un ouvrier a subi des
dommages corporels au cours de son activité. Une manipulation malencontreuse de la
machine due à un instant d’inattention de l’ouvrier ou son équipier le blessait grièvement. Au
pire, elle lui arrachait le bras. Il pouvait être aussi question de brûlures survenues au cours
d’une opération de maintien du rythme de fonctionnement de la turbine centrale qui
fournissait l’électricité à l’usine. On ne saurait dire que tous ces accidents étaient uniquement
liés au non respect des normes de sécurité instaurées par l’entreprise et ignorer par ailleurs
que tous les risques ne sont pas prévisibles. Les ouvriers travaillant dans les chantiers situés à
l’extérieur de l’usine n’étaient pas moins exposés au risque d’accident que leurs collègues.
Bien au contraire, ils l’étaient, peut-être même plus, si on fait allusion aux pertes de vie
signalées. Tous ces ouvriers étaient affectés au département forêt. Il y’avait des abatteurs, des
tireurs de billes, des cubeurs et les conducteurs de grumiers. D’entre tous ces corps de
métiers, les abatteurs semblaient être les plus exposés au risque. La menace venait de tous les
côtés, de l’outil de travail (la tronçonneuse) à la ressource exploitée. Le maniement de la
tronçonneuse demandait la maîtrise de certaines techniques, mais cela ne s’avérait jamais
suffisant sans une bonne dose d’équilibre nécessaire au contact des arbres de très forte
résistance. Or, il arrivait qu’en perdant justement l’équilibre, la scie se retournait contre son
utilisateur. Un détail si simple mais aux conséquences tragiques pour qui n’était pas vigilant.
Quand ce n’était pas la scie qui décimait, l’arbre le faisait. Plusieurs abatteurs coupaient des
essences ciblées à des distances parfois moins grandes, mais les risques qu’une d’elles tombe
sur l’un d’entre eux augmentaient de plus en plus. De nombreux survivants de ces chutes

115/297
d’arbres portent encore des cicatrices sur le crâne ou à l’épaule. On comprend de fait que les
jours de travail n’étaient pas vécus sans angoisse au regard notamment de cette proximité
quotidienne avec le danger. Ainsi, chaque fois qu’ils regagnaient leur maison en fin de
semaine, les retours symbolisaient des moments de sursis qu’il fallait nécessairement célébrer
avant d’être un jour victime au travail d’un incident.

Ces ‘’sursis’’ se célébraient à coup de consommation excessive de boissons alcoolisées.


Chacun se complaisant à « pleurer son corps ». L’expression est introduite par ces ouvriers de
la forêt pour traduire à la fois la satisfaction qu’ils éprouvaient lorsqu’ils rentraient chez eux
et, sans égratignure, la célébration anticipée de leurs funérailles. Pour ces derniers, vu les
dangers qui les entouraient, tout accès en forêt ne garantissait d’emblée pas le retour vers chez
soi. Il n’y avait donc aucune raison de s’interdire toute réjouissance montrant la joie d’être en
vie et près de sa famille quand l’occasion se présentait. Les débits de boissons servaient de
lieux de veillées réunissant d’abord tous les proches, qui partageaient la même activité, puis
les ouvriers des autres sections. Les nuits étaient longues, les tournées de consommation se
multipliaient, l’ambiance était festive, les joutes oratoires décuplaient et donnaient aux lieux
de retrouvailles des allures d’agora. Ceux qui avaient plus d’argent rivalisaient à tour de rôle
de générosité en offrant gratuitement des boissons à toute l’assistance. Des liens se nouaient et
se consolidaient au cours de ces rencontres. Mais pour les acteurs de ces initiatives, il
s’agissait d’organiser leurs funérailles, redoutant que l’organisation de la famille ne prenne
fidèlement en compte leurs aspirations, c’est-à-dire des funérailles teintées de musique et de
boissons qu’ils apprécient. Pleurer son corps pour ces ouvriers c’est dépenser le fruit de son
labeur au profit des délices auxquels on tient tant, mais dont ils courent constamment le risque
d’abandonner chaque fois qu’ils rentrent en forêt.

CONCLUSION DU CHAPITRE
Le secteur forestier constitue une filière clé de l’économie du Cameroun et du Gabon.
Pour renforcer sa part dans les recettes de l’Etat, celui du Cameroun a procédé à la
valorisation des forêts localisées à Bélabo. Il y est arrivé en créant l’entreprise SOFIBEL au
milieu des années 1970. Celle-ci avait pour principales activités : l’exploitation, la
transformation et la commercialisation des bois précieux. Ses productions étaient tournées
vers le marché national et international. Le personnel employé présentait des profils variés.
Les postes de direction étaient en majorité occupés par des cadres occidentaux. L’essentiel du

116/297
personnel, d’origine camerounaise, était composé d’ouvriers qualifiés. Ces derniers venaient
d’autres régions du pays pour travailler à Bélabo. Avec la venue de ces migrants, le modèle de
recomposition sociale en marche dans ce milieu repose sur la cohabitation entre autochtones
et allogènes.

Dans le même secteur, l’Etat gabonais avait déjà pris une longueur d’avance sur son
voisin en ayant créé son entreprise quelques années plus tôt. Il a créé la STFO en 1965. Le
registre de ses activités variait de celui de SOFIBEL. La principale activité de l’entreprise
gabonaise était le reboisement. Ce travail prolongeait une pratique initiée par l’administration
coloniale en vue d’assurer au pays la disponibilité de ses bois précieux. Elle restaurait la forêt
en l’occupant d’essences de valeur. La STFO n’était pas une entreprise d’exploitation
forestière comparable à SOFIBEL. La production des grumes était modeste et pas
commercialisée. Son installation à Ekouk avait accéléré l’anthropisation de la localité. De ce
côté, les deux entreprises étudiées ont pour point commun le fait d’avoir rapproché des
populations (sur un même espace) et transformé en bassin d’emploi des régions autrefois
enclavées et recouvertes de forêt.

L’emploi était la principale cause de l’installation des populations dans ces régions. Le
statut de salarié leur assurait un revenu stable et nécessaire pour subvenir aux besoins
fondamentaux. De Bélabo à Ekouk, le développement du salariat mettait les employés et leur
famille à l’abri de la misère. En plus des besoins essentiels, ils pouvaient se permettre aussi
avec leur salaire de satisfaire d’autres besoins matériels. Les ouvriers n’exploitaient donc pas
la forêt pour subvenir à leurs besoins. Leur revenu ne les rendait plus dépendant de ce milieu.

117/297
CHAPITRE 5: LES ENTREPRISES DANS L’EVOLUTION DES
LOCALITES
La colonisation de la forêt par le secteur industriel a indélébilement marqué le couvert
naturel de l’empreinte humaine. Des hectares de terre ont été soutirés à la forêt pour
construire les chantiers, les voies de communication, les logements, les commerces, les
dispensaires et les infrastructures scolaires. Avec cette domestication de la nature,
l’occupation de l’espace a débordé le périmètre utilisé par les complexes industriels installés à
Bélabo et Ekouk. Mais ces deux localités ont emprunté différents schémas d’évolution. La
ville a remplacé les campements villageois à Bélabo ; pendant que les anciens ouvriers à
Ekouk créent des quartiers et des villages autonomes qui effacent progressivement la
silhouette de l’ancien chantier. D’un milieu à un autre, l’espace est plus accessible, plus
moderne et la poussée démographique ne cesse de s’amplifier. Le présent chapitre ne sera
justement consacré qu’à l’étude des transformations sociales qui ont défiguré le paysage
naturel et celui des chantiers camerounais et gabonais.

5.1. « L’EFFACEMENT » DES CHANTIERS : LA VILLE A BELABO ET


LE VILLAGE-SEMI-URBAIN A EKOUK

Les localités de Bélabo et d’Ekouk ont pris des schémas d’évolution divers au cours et
après le règne des chantiers. La première localité a revêtu le visage de la ville et la seconde est
devenue un village envoie aujourd’hui d’urbanisation. Elle couple des aspects qui lui
rapprochent à la fois du village et la ville. Mais avant de poursuivre le raisonnement sur son
évolution commençons d’abord par évoquer celle de Bélabo.

5.1.1. Bélabo : la ville à la place du chantier


La création d’entreprise et l’évolution démographique ont changé le visage
‘’préindustriel’’ de Bélabo. L’acquisition de la voie ferrée, du complexe industriel
d’exploitation forestière et le renforcement du capital humain ont contribué à l’urbanisation
de cette localité. Les premiers jalons de la ville seront posés autour de la gare ferroviaire
rentrée en activité127 dès 1970. Les commerçants venus au gré de la construction de la ligne

127
Les travaux de construction de la gare s’achèvent en 1969. Dès son entrée en service, cette station ferroviaire
va devenir la plaque tournante de l’économie de la province. Tout le trafic du transport des marchandises et celui
des personnes transite par cette voie. L’état défectueux du réseau routier de l’Est, voire quasi inexistant, justifie
le monopole acquis par le chemin de fer et singulièrement la gare. Son importance s’accroit davantage avec le
prolongement plus tard du tronçon qui desserre Ngaoundéré. Point de ravitaillement en carburant et de
croisement des trains venus des deux sens (Yaoundé-Ngaoundéré et Ngaoundéré-Yaoundé), elle s’est très vite

118/297
du chemin de fer seront les premiers à investir en masse le site128. L’économie a précédé
l’administration. Les commerces sortiront constamment de terre. L’implantation de SOFIBEL
accentuera ensuite l’occupation du sol. Le phénomène s’amplifiera d’autant plus que
l’entreprise n’avait pas construit de logements pour ses ouvriers129. Leur arrivée massive
intensifiera alors la demande en espace foncier. Tous ces facteurs vont entrainer de profonds
bouleversements non imaginés par les groupes locaux. Les anciens villages rattachés au
district de Diang se découvrent une parure moderne. Ils ont fini par revêtir le costume d’une
ville en plein essor. En 1979, la nouvelle ville fut subitement transformée en chef lieu
d’arrondissement.

Les signes du changement se font toujours plus nombreux. La création en 1982 d’une voie
terrestre recouverte de bitume - sur l’axe Bélabo-Bertoua - rattache les anciens villages au
chef lieu de la province. La présence de l’Etat devient plus visible. Les structures
administratives rivalisent avec celles des commerces qui fructifient d’un bout à l’autre de la
ville. Les domaines de compétence sont la santé, la sécurité des biens et des personnes,
l’établissement des actes d’état civil, l’affranchissement du courrier, le recouvrement de
l’impôt, l’électrification des artères locales et la distribution de l’eau. Cet élan trouve le même
écho auprès des entreprises. Les dépôts pétroliers comme celui de l’entreprise SCDP ou la
station mobile Shell sont construits dans les quartiers Akok mel et Socopao. Ces quartiers
comme de nombreux autres seront aussi envahis de logements modernes et d’édifices
religieux des églises conventionnelles.

Les mutations engagées s’accompagnent aussi d’une évolution rapide de la population130.


La région compte 44 000 habitants dont le tiers réside dans l’agglomération131. Elle résulte de

hissée au rang des plus importantes du réseau ferroviaire national. Voir-Inter Rail Coopération, n°5 septembre
2000, 13 p.
128
Les ouvriers de la Régifercam également composés de quelques locaux recrutés comme manœuvre
s’établiront aussi dans les alentours de la gare dans le quartier Akok mekel.
129
Les cadres de l’entreprise et certains agents de maîtrise étaient logés dans les logements laissés par
l’entreprise qui avait obtenu le marché de la construction du chemin de fer. Certains logements étant situés sur le
terrain qui allait accueillir l’usine, SOFIBEL les avait simplement réaménagé et remis à cette partie de son
personnel. Les ouvriers qualifiés et non qualifiés ne figuraient pas dans la liste des ayants droits.
130
Elle n’atteignait pas 400 âmes avant que la région n’abrite le chantier. La population des deux villages qu’elle
comptait à l’origine n’échappait pas aux épidémies meurtrières comme la maladie du sommeil et la malaria.
Elles sévissaient partout dans la province et la population régressait à chaque alerte.
131
AFD, La concession du chemin de fer du Cameroun, Document de travail, n°44, 2007.

119/297
l’enchaînement d’une série de migrations entrainées d’abord par le démarrage du chantier du
chemin de fer, puis par l’installation de SOFIBEL et enfin par l’affectation des fonctionnaires.
L’arrivée des groupes allogènes pèsera beaucoup dans la poursuite de la dynamique amorcée
quelques temps auparavant. Les premiers quartiers (Akok mekel, Socopao) montés en toute
hâte pour servir de refuge aux ouvriers des chantiers du chemin de fer, de la ZAPI ou du
transitaire Morry sont quasiment saturés. Quelques commerçants qui avaient flairé le bon
filon s’étaient alors orientés dans le « négoce du sommeil ». Des auberges, mais aussi des
logements de location, tenus par des allogènes permettaient à court terme d’accueillir les
ouvriers. Le souci de se rapprocher des usines décide une partie du personnel ouvrier de
SOFIBEL, en quête de logement, mais lassé aussi de la location132, à construire sur la terre
vide d’Ebaka133. L’autre partie maintiendra la même détermination à devenir propriétaire de
logement. Corolaire imparable de cet accroissement vertigineux de la population, l’extension
de la localité s’est poursuivie au rythme effréné d’inauguration de nouveaux quartiers apparus
tels Elobi, Climat de l’Est, Camp Morry, Sapelli et dernièrement Oyack, etc. Le phénomène
devenu monnaie courante gratifie l’ancien chantier sur lequel deux hectares de zone
industrielle fut bâtie d’une ville nantie aujourd’hui de treize quartiers.

Le géant industriel de la région n’est pas resté insensible devant la pression


démographique galopante. Outre la création d’emploi, sa plus grande œuvre aura été la
création d’une école primaire dans ce milieu jadis sevré de toute forme de structure de
formation. L’Etat complètera l’investissement dans le secteur de l’éducation en renforçant le
nombre d’écoles primaires, en créant des collèges et un lycée134. Tout en profitant de
l’aubaine de l’entreprise, cette même poussée démographique aura contribué au
développement de l’entreprise personnelle, à celui des infrastructures et au changement du
statut administratif135 de l’espace. Des tels investissements ont allègrement tracé le sillon de la
ville. Mais les changements intervenus entre temps ont ruiné l’existence du paysage
traditionnel pour finalement faire de cette bourgade « la principale porte d’entrée et de sorti
de la province de l’Est ».
132
Au cours des entretiens passés avec quelques allogènes, certains affirmaient avoir parfois été hébergés à leur
arrivée par des autochtones.
133
Ce quartier sera baptisé Ebaka II pour le distinguer du village situé un peu plus loin de la ville.
134
Rapport du Plan de développement de la commune de Bélabo 2010-2013.
135
L’urbanisation la localité va pousser l’administration à changer en 1982 le statut administratif de Bélabo. La
localité devient un arrondissement doublé du statut de commune et la ville le chef lieu de l’arrondissement.

120/297
Figure 5.1 : Plan de la ville de Bélabo. Celui-ci illustre l’évolution de la localité en ressortant
les points essentiels de la ville. La distribution des couleurs dans chaque endroit de
la ville situe les étapes de son développement.

5.1.2. EKOUK : le village-semi-urbain


Le changement de statut du campement forestier à la cité urbaine attentivement observé
plus haut n’aboutit pas au même type de construction sociale du milieu à Ekouk. Ledit
chantier a subi une double exploitation fondée sur des logiques assez différentes. Rappelons
ici l’épisode colonial auquel renvoie le premier moment. Il a tout simplement consisté à
extraire les grumes. Cette entreprise de prédation ne déboucha jamais sur des formes
quelconques de sédentarisation des ouvriers. Autrement dit, l’activité forestière n’eut aucun
impact bénéfique dans la promotion sociale des milieux exploités. Elle n’avait non plus réussi
à faire d’eux des sanctuaires de socialisation de la main-d’œuvre recrutée.

Le second moment qu’on qualifierait de postcolonial juxtapose les activités d’exploitation


et fort majoritairement celles du reboisement. L’expérimentation des activités sylvicoles dans
cet espace « vacant »136 resté victime des pratiques dévastatrices du monde industriel a été

136
Les communautés Fang de Kango ou celles de Bifoun n’ont jamais réussi à transformer cet espace en lieu
d’habitation. Le principal obstacle à tout projet allant dans ce sens était l’absence de points d’eau. Il fallait

121/297
suivie de la création du chantier. « C’est dans le souci de rendre vraiment opérationnelle cette
activité que les sociétés d’exploitations forestières sont obligées de construire des camps d’habitation
sur le lieu même de l’exploitation » (Kelodjoue, 1985 : 135). Le rapprochement des ouvriers des
parcelles aménagées s’est fait en contrepartie de la construction de logements d’accueil. Il
s’agit d’une série d’appartements d’une à deux chambres en bois. Les appartements d’une
chambre sont réservés aux ouvriers célibataires, tandis que ceux de deux chambres sont
destinés aux ouvriers mariés. L’arrière de chaque rangé d’appartements137 est garnie de blocs
sanitaires. Chaque locataire a aussi droit à une cuisine située à l’extérieur de l’appartement.
L’ouvrier ne pouvait prétendre à un autre logement que celui qui lui était attribué. Tout
changement pour tout nouveau marié n’était envisageable que si l’un des logements reflétant
son nouveau statut se libérait. Dans le cas contraire, le nouveau couple marié se contentait du
logement de célibataire. Le chef de la brigade ainsi que les cadres expatriés occupent des
villas tenues à l’écart du camp ouvrier. Mais près de chez eux se trouvent aussi le dispensaire,
le parc à grumes, les ateliers de mécanique générale, la menuiserie industrielle et la pépinière
de la brigade.

Cette partition du chantier, en un triple espace social, d’abord de travail, puis de vie
domestique et enfin de soins médicaux, correspond au modèle type du campement forestier
industriel rencontrée partout en Afrique. Poursuivons toujours l’exposé sur le nôtre, pour
saisir les transformations auxquelles il s’est exposé. Le passage vers le village est causé par
des dynamiques sociales internes et externes. Les alliances matrimoniales nouées par les
anciens ouvriers célibataires accroissent la taille de la cellule familiale. Laquelle en
s’accentuant oblige nécessairement de rallonger l’espace domestique. Le moindre petit espace
exploitable dans la concession de l’ouvrier est utilisé pour créer une nouvelle pièce ou pour
rallonger une ancienne138. Une telle transformation du logement permet au ménage
d’aménager un espace d’accueil réservé aux proches.

compter sur la clémence des précipitations pour en recueillir ou bien parcourir longtemps la forêt pour trouver
enfin un ruisseau. Le contraste entre l’absence d’une part, des structures villageoises, et d’autre part, la profusion
des ressources ligneuses, a obligé ce groupe social à abandonner ses droits d’usufruit sur cet espace suite à la
pénétration des compagnies concessionnaires. Mais aussi en vertu du principe de la vacance de la terre qui
désignait l’Etat comme seul propriétaire du domaine foncier.
137
Les supérieurs hiérarchiques habitaient dans des appartements de trois chambres.
138
Certains logements du camp ouvrier observé au quartier « pays-bas » doivent leur apparence actuelle à ce
type de transformation. Le quartier cité était la terre d’élection des ouvriers et du camp avant d’être concurrencé
par les quartiers et les villages spontanés qui allaient ne sortir plus tard de terre.

122/297
En règle générale, l’ouvrier désireux de se marier sélectionne sa prétendante au village
natal139. Celle-ci le rejoint accompagnée très souvent d’une sœur cadette. Elle a pour tâche de
l’encadrer et d’y prendre soin. Cette présence lui procure un réconfort qui trompe la solitude
qu’installe ce milieu masculin où les conjoints sont régulièrement pris en otage par leur
emploi. Mais avoir à ses côtés sa sœur c’est aussi bénéficier d’une force de travail
supplémentaire. Elle l’aide de temps à autre à assumer certaines tâches ménagères. Aussi, en
période de maternité, c’est à la cadette qu’incombe toutes les charges domestiques et
l’assistance de son aînée en milieu hospitalier. De son côté l’ouvrier vit rarement aussi sans
proche. Il a parfois sous sa responsabilité un jeune frère ou un cousin 140. Cette présence
parentale chez tout ouvrier accroit la taille de sa maison.

La multiplication du rythme des rapprochements familiaux a entrainé le surpeuplement de


certains foyers. La solution idoine à ce problème est apportée par la disponibilité de l’espace.
Tout autour du chantier des quartiers et des villages spontanés ont commencé à fleurir. Ils
sont l’œuvre à la fois des ouvriers poussés de force à la retraite, au moment de l’application
du plan de licenciement imposé par la conjoncture économique des années 80, celle des
personnes ayant suivi leur proche pour diverses raisons et des retraités venus de la ville.
Celles qui sont souvent reprises dans les discours de cette population ont trait à la sorcellerie.
La survivance de ce phénomène dilue l’image idyllique assez répandue de la famille africaine
soudée, protectrice et solidaire de ses membres. En effet, dans les conflits qui secouent
d’ordinaire les familles gabonaises, la sorcellerie n’est généralement pas loin d’en être la
cause. « La cour familiale semble à la fois constituer un réceptacle des formes de violence extérieure
et un point d’observation privilégiée des tensions violentes qui mettent à l’épreuve la cellule
familiale »(Janin, 2003 :39). Pour éviter toutes représailles, parfois déguisées en « sortilège »,
toute « atteinte mystique », toutes « maladies du village » (Medjo Mve, 1994), la cible préfère
s’exiler vers un milieu « neutre »141. Il se trouve paradoxalement qu’elle ne se déplace pas

139
Voir-Franqueville, op.cit., p.20.
140
Dans les milieux du sud, le neveu est très respectueux de son oncle et y est aussi très attaché. Il le lui fait
souvent savoir en lui distribuant quelques présents ou, quand il travaille, en prenant sous sa charge certains
enfants de l’oncle. Car selon la norme sociale, ces enfants sont aussi les siens. Il hérite de tous ses biens. « Il lui
doit de son vivant un respect absolu, héritant après son décès, de son épouse et de ses enfants, dénommés pour
cette raison par l'héritier bana, pluriel de mwana ». Cf. R. Mayer, Histoire de la famille gabonaise, Libreville,
Edition du LUTO, 2ème édition, 2002, 269 p.
141
L’exil est supposé jeter la cible dans l’oubli. C’est un abri contre les jeteurs de sort qui sans localisation
précise de là où elle se trouve ne peuvent l’atteindre. Le sortilège aurait donc une capacité de mobilité assez
réduite.

123/297
vers des lieux où elle n’a aucune attache familiale. Et pourtant, selon une conception très
répandue, toute atteinte mystique n’a de l’effet sur une âme qu’à condition qu’elle soit
décidée par un proche :

« On ne peut pas partir au village y a beaucoup de choses qui se passent : il y a la


sorcellerie, si tu n’as plus de père, tu n’es plus encadré. Surtout moi, quand je
regarde mon père il va déjà à sa vieillesse, il n’a pas fait d’hommes que des
femmes. On va aller au village, on va faire quoi ? Ici on ne peut attaquer n’importe
qui, mais au village la sorcellerie c’est par famille. Quand ton père meurt c’est fini
pour vous. Alors tu es obligé de quitter le village. Or, ici on sait que si je touche
l’enfant de Philippe il m’abat. On ne peut pas t’attaquer, mais au village c’est
possible on passe par l’oncle et comme c’est le parent, le chef de famille, on ne
142
peut rien faire » .

L’émergence de nouveaux espaces sociaux que ces catégories sociales sans emploi ont
aménagés joue un rôle pour elles de refuge social et économique. Des quartiers entiers comme
Matoba, Toulon, « Pays-bas », bâtis autour du périmètre du chantier, et les villages rues
comme Obenzi ou Ekouk-village restés liés à ce même centre de gravité témoignent de
l’évolution et l’extension de la région.

La célèbre formule héritée de Jean Bodin, « il n’est de richesse que d’hommes » a trouvé
un véritable retentissement dans la localité. La concentration d’une population salariée a
ouvert la brèche à l’éclosion des activités économiques. La proximité de la capitale eut dans le
passé pour effet négatif de priver le chantier d’économat. Les week-ends suivant le paiement
des salaires, le milieu se vidait d’une partie de ses habitants. Les femmes entrainant les
enfants de bas âge allaient faire les courses de la maisonnée à Libreville. Les hommes mordus
de boissons alcoolisées contournaient de temps en temps les regards indiscrets de leur famille
en se retrouvant entre eux dans la ville adjacente de Kango. Il y a dans ce comportement, cette
quête de recréation et de liberté partagées entre ouvriers un petit air de famille avec
l’évènement du ‘’pleurer son corps’’ observé chez les ouvriers de SOFIBEL. Cette mobilité
sociale de circonstance, qui étranglait les modestes revenus des populations143, s’estompe à
l’arrivée des commerçants. Le paysage se pare de tous les types. Les commerçants expatriés

142
Entretien, août 2009, Ekouk-Chantier.
143
Le coût de transport du trajet Ekouk-Kango en aller-retour s’élève à 1000 F.cfa. Il faut disposer de 8.000 pour
effectuer Ekouk-Libreville. Cette dépense globale représente plus de 10% du salaire moyen des ouvriers. En
effet, les revenus de cette catégorie variaient en fonction de l’ancienneté entre 75 000 et 100. 000 F.CFA. Pour
s’en sortir avec des tels revenus, les femmes dans la plupart de ménages pratiquaient l’agriculture vivrière.

124/297
dominent le marché de l’agroalimentaire, les nationaux celui de l’hôtellerie, le contrôle des
débits de boisson et le commerce des produits vivriers.

Les actions bienveillantes de la dynamique sociale qui s’est amorcée se mesurent


également à travers le développement des infrastructures de base. L’accès à l’enseignement
primaire devient possible et ‘’l’eau potable’’ (Cornelis, 1997) n’est plus un « luxe » réservé
aux seuls urbains. Aussi, le dispensaire local n’est plus l’unique comptoir des médicaments.
La création des pharmacies assure maintenant la couverture des besoins des populations. Dans
le même temps, ces mêmes populations ont vu poindre chez elles des antennes locales des
mouvements pentecôtistes venus « rapprocher les hommes de Dieu et les délivrer de toute
sorte de souffrance»144. Le succès que rencontrent ces mouvements spirituels dit de réveil 145 a
pris une sérieuse option sur l’édifice religieux de l’église catholique universelle de la localité.
Les habitants de plus en plus affiliés à ces nouvelles églises ne manquent plus de nouveaux
lieux de cultes. A bien des égards, il parait ainsi évident que l’accumulation d’autant d’acquis
sociaux a remplacé les frontières du chantier par celles d’un immense village en voie
d’urbanisation. C’est précisément ce qu’indiquera la prochaine figure.

144
La clé de la réussite de ces mouvements est l’utilisation du miracle comme une ressource nécessaire à
l’obtention de la délivrance des âmes.
145
Ces églises militent pour un réveil spirituel. Elles se présentent comme une alternative à l’hermétisme et à la
torpeur des religions traditionnelles catholique, protestante et musulmane. Elles ont trouvé une oreille attentive
en Afrique au gré de la forte dégradation des conditions de vie des populations. On peut situer leur apparition au
moment de l’avènement de la démocratie qui reconnaît ipso facto la liberté d’association et de culte. Elles sont
ainsi passées de groupes informels (cellules ou fraternités de prière) en organisations structurées. Les Églises de
réveil sont des filles du courant évangélique (néo-pentecôtiste et charismatique) anglo-saxon dont l’Amérique
constitue le berceau. Elles constituent donc des formes du protestantisme. Voir- (Missie, 2005 ; Voir-M. Devey,
2004)

125/297
Figure 5.2 : Plan de la localité d’Ekouk-Chantier. Il illustre l’ampleur de l’extension de la localité et
les regroupements par communauté des populations.

La dernière colonne inscrite à droite dans la légende représente les communautés en présence.
L’espace marqué en marron foncé est le lieu qui abritait le camp des logements des ouvriers. Le
périmètre habité établit la frontière entre la forêt reboisée et les parcelles d’hévéaculture.

5.2. LA CONSOMMATION DES MARCHANDISES : INDICATEUR


D’EVOLUTION SOCIALE A BELABO

Pendant la colonisation, les marchandises importées de l’Occident, qui flattaient le goût


des populations africaines (Sidibé, 1987), étaient stockées en masse sur la côte et dans les
régions où le colon s’établissait. Les populations douala de la côte camerounaise, comme
celles de l’estuaire du Gabon et ses environs, jouissaient d’une position idéale facilitant
l’accès aux marchandises. Celles-ci ne pénétraient vers l’intérieur que via des circuits
complexes. Mais la recrudescence de la demande limitait parfois l’offre et certaines
populations en étaient privées d’accès. Tel en était le cas pour les populations de Bélabo.
Elles devaient faire des pieds et des mains pour se les procurer. Cela impliquait de la mobilité
vers certains centres d’approvisionnement. Il ne pouvait en être autrement pour ces

126/297
populations situées dans une zone enclavée. Le lieu choisi était la région de Nanga-Eboko146.
Cette situation pour le moins incommode était consubstantielle à l’état d’enclavement de la
localité. La construction du chemin de fer a attiré des migrants. Leur arrivée n’était pas
seulement dictée par l’intégration au chantier ; le commerce occupait aussi une place
prépondérante. Grâce à cet esprit d’entreprise, la localité a reçu une avalanche de commerces
dont l’effet immédiat sera de démocratiser l’acquisition des marchandises. Elles ne
commandaient plus de faire des longs déplacements pour se les approprier.

Les marchandises étaient maintenant à portée de main des populations. « L’installation des
commerçants venus d’autres régions nous facilitait la vie. On ne parcourait plus des distances pour
aller acheter les produits dont-on avait besoin pour survivre »147. Le miracle qu’elles opèrent porte
sur l’effacement des disparités longtemps entretenues par l’enclavement du milieu. Elles
façonnent le « mythe égalitaire » (Baudrillard, 1970 : 6). Ainsi, pour les sociétés de
l’intérieur, la facilité d’accès aux objets semblables à ceux que peuvent s’offrir celles de la
côte, celles qui ont côtoyées le colon et ont profité du développement insufflé par sa présence,
les situe au même stade d’évolution qu’elles. Toute privation et inaccessibilité aux
marchandises, au sein de la localité, s’interprète comme un retard de développement. Le
migrant et l’Etat venaient à cet effet rattacher une partie oubliée de la nation à son segment le
plus large et le plus abouti.

5.3. L’ACCES AU FONCIER EN ECHANGE DU DEVELOPPEMENT


Les grandes mutations sociales qui marquent l’histoire de la localité de Bélabo sont en
partie à mettre au crédit de l’engagement personnel du chef charismatique du village d’Ebaka.
Comme toute société n’admet une innovation qu’à condition de susciter l’engouement de ses
leaders, un exemple patent de la force de cette assertion empruntée à Roger Bastide s’exprime
à travers ces propos :

« Le chef Kinda était un homme bien et très soucieux du développement de la


localité. Pour cette cause, il n’hésitait pas à inciter les camerounais qui
venaient chercher du travail dans le terroir à investir. Il partageait les terres à
qui voulait. Il voulait que Bélabo devienne un pôle de développement important
afin que la population profite et évolue aussi comme celles des autres provinces

146
Région de la province du centre située à 2h30 de train de la ville de Bélabo.
147
Entretien avec le chef de Bélabo village, juin 2010, Bélabo.

127/297
qui ont déjà connu ça. Il pensait qu’elle ne pouvait arriver d’elle-même. Pour y
arriver, elle devait associer ceux qui ont les moyens. Il facilitait l’accès au
terrain à tout aspirant, soit pour construire une maison ou pour bâtir un
commerce. C’est comme ça que beaucoup d’allogènes ont sauté sur cette
148
occasion et sont devenus des propriétaires terriens » .

Cette ouverture d’esprit que l’idéal progressiste commandait sera payante. La réponse
ne tardera pas. Les migrants l’apportent en investissant massivement. La région se dote des
commerces. Ils sont divers et en nombre croissant. Tenus par les allogènes, ils importent et
vendent toute sorte de produits industriels appréciés des populations. Dans les bars des
quartiers « Climat de l’Est » et « Sapelli », la consommation des bières industrielles n’est
plus l’apanage de quelques notables privilégiés. Toute personne disposant d’un peu d’argent
peut enfin s’offrir une de ces bouteilles alcoolisées. L’accès aisé à l’argent et la proximité
des centres de consommation n’essaient plus seulement de gommer les disparités sociales à
l’échelle régionale, ils les réduisent également au sein du groupe social. D’autres
établissements privés évoluent aussi dans la vente d’autres variétés de produits industriels,
les denrées alimentaires, les vêtements, les ustensiles de cuisine, les transistors, les outils des
travaux champêtres et ceux liés au bâtiment. Mais sous la houlette de la même diaspora, les
secteurs du transport, du bâtiment, de l’ébénisterie, de l’immobilier et la restauration
germent assez rapidement.

L’implication de l’Etat camerounais dans le développement de la localité ne cesse


d’être démontrée depuis le précédent chapitre. Le désenclavement obéissait à une vision
politique de réduction des écarts de développement entre les régions. Le but visé était de
préserver l’unité nationale en évitant que de trop fortes disparités de développement entre les
localités ne troublent la cohésion retrouvée en 1972149. Car, l’histoire du Cameroun n’est pas
celle d’un long fleuve tranquille. Le régime au pouvoir ne voulait plus revivre les moments
d’extrêmes turbulences sociales qui ont émaillé la vie politique camerounaise à la veille de
l’indépendance et même après. Le pays est le « seul de l’Afrique francophone au sud du Sahara

148
Entretien réalisé au mois de juillet 2010, Bélabo.
149
Date de la création de la République Unie du Cameroun. Le pays était divisé en deux Etats au lendemain de
l’indépendance. On postule qu’il était dans l’intérêt de l’Etat Indépendant du Cameroun d’accélérer le
développement des localités de l’Est afin d’éviter que cette partie ne développe des velléités ‘’sécessionnistes’’
comme cela a été le cas du Cameroun Occidental. Même si avec la réunification intervenue 1961 le pays était
politiquement uni, le Cameroun Occidental continuait à fonctionner comme un Etat autonome.

128/297
à avoir accédé à l’indépendance à l’issue d’une guérilla armée » (Courade, 2000 : 15). La
construction des infrastructures ferroviaires, routières, scolaires, la création des emplois,
toutes ces initiatives servaient un même dessein politique : celui de juguler les frustrations
en donnant l’impression que l’Etat est impartial et se met au service de l’ensemble du pays.
Ce mode de régulation politique consistant à sortir les populations de la précarité et du
cloisonnement socio-économique permettait de prévenir l’irruption d’éventuelles
revendications sociales.

5.4. LA REPARTITION ETHNIQUE DES QUARTIERS


L’explosion des quartiers résulte de la pression démographique laquelle est consécutive
aux mouvements migratoires. Prendre l’initiative de migrer, comme cela a été le cas pour
beaucoup d’ouvriers de SOFIBEL, suscite une once d’inquiétude chez le demandeur
d’emploi. Elle se manifeste par la peur de ne rien obtenir. Ainsi, pendant son déplacement, le
migrant en quête d’emploi tempère souvent son enthousiasme d’en trouver un qui l’aidera à
réaliser ses ambitions. C’est un instant d’incertitude qu’il connait et qui se prolonge durant
l’attente de son recrutement. Cela l’amène à produire un comportement proche de celui d’un
éclaireur. Le « comportement d’éclaireur » serait pour nous cette attitude de méfiance et de
repli sur soi affichée durant le séjour passé dans un territoire étranger. Il ne s’évapore qu’une
fois le candidat à l’emploi parvient à trouver quelques repères sociaux.

Mais il varie selon les situations. L’ouvrier recruté dans son village, tel celui de la brigade
de la Bokoué au Gabon, a été plus ou moins ménagé. L’offre d’emploi étant d’emblée
acquise, cela lui a épargné l’angoisse de la recherche. En outre, il a eu le privilège de la part
de l’entreprise de recevoir d’autres soins. Elle a certes assuré son intégration, mais elle lui a
également offert par l’insertion au camp ouvrier un nouvel espace de socialisation. D’autant
plus qu’il était constitué d’ouvriers ‘’issus d’autres milieux sociaux’’. Le camp ouvrier dans
lequel il a vécu était effectivement pour lui un espace de socialisation immédiat. D’où
l’annihilation par exemple dans le quartier « pays-bas » de forme de reproduction sociale
possible de l’environnement d’origine de certains de ses habitants. Ce quartier que nous avons
représenté en marron (foncé) dans le précédent plan est plus mixte et ethniquement moins
monocolore que d’autres. Le brassage social observé rend compte de la domination de
l’organisation sociale de l’entreprise. Elle a su en imposant à ses employés la cohabitation
dans le camp dompter l’émergence des formes de regroupements régionaux constatés partout
ailleurs.

129/297
Cette exception relevée ne peut cependant être prise pour argent comptant. En effet, les
logements de l’ancien chantier ont fait l’objet d’une succession parentale de père en fils.
Aujourd’hui, près de 60 % des propriétaires rencontrés sont les fils des anciens ouvriers150.
Les autres ménages sont d’anciens ouvriers démunis de tout investissement. Il y a parmi eux
des chefs de famille et des célibataires vivant seuls. Les facteurs responsables de l’inflation de
ce phénomène de succession sont en nombre marginal les décès et de façon excessive les
départs. Les retours au village d’origine sont extrêmement minces. Comme leurs devanciers,
les ouvriers ont préféré après le chantier se déverser du côté des espaces spontanés. Construits
sur le modèle architectural des terroirs villageois de l’intérieur, ces derniers marquent le
déplacement des localités d’origine vers l’ancien chantier. L’entourage de la communauté
dans ce milieu explique en partie la sédentarisation des anciens ouvriers.

Les regroupements familiaux souscrits par les migrants ne connotent nullement ici une
« fissure » supposée avec la communauté (Hammouche, 2007 : 89). Ils forment plutôt un
rempart contre la décomposition effrénée des héritages culturels des migrants. Prolongement
des localités natales, les espaces spontanés constituent des lieux de réinsertion sociale, de
restauration des liens sociaux et des lieux où s’entretiennent librement les liens
communautaires. Les exemples de ces espaces à Ekouk-chantier sont les quartiers comme
Matoba. Celui-ci n’est occupé que par des résidents du groupe Mesangu (quartier du plan
représenté en bleu dans le sens de la direction vers Libreville).

En réalité, la lecture de l’architecture psychologique du migrant peut aider à comprendre


que, pris dans son environnement social de souche, ce dernier se trouve en pleine confiance en
raison du filet de sécurité qui existe autour de lui (la proximité des siens et leur affection). Le
sentiment d’insécurité sociale s’installe dès qu’il ne profite plus de cette couverture sociale ou
des structures sociales et des modes de socialisation agissants du milieu d’origine. Il se fait
plus ressentir pour diverses raisons : la solitude, la distance structurale, l’absence d’emploi et
davantage amplifiées par celle des ressources économiques. Au fil du temps, la prudence
affichée au départ va finalement s’estomper parce qu’il est assuré de profiter de certaines
conditions économiques et sociales. Outre la propension naturelle de tout humain à s’adapter
à tout environnement, l’obtention d’un emploi durable et la présence dans l’espace d’accueil
des migrants issus de la même souche ethnique que le nouveau venu vont fortement modeler
cette attitude.

150
Le pourcentage obtenu ne concerne que le quartier pays-bas.

130/297
Le migrant considère que ces facteurs constituent pour lui un filet de sécurité de
substitution. Ils déterminent le succès de son intégration. Mais « la ville est considérée comme
un creuset où les individus maintiennent, selon diverses stratégies, leur ancrage dans le groupe
d’origine ou, au contraire, utilisent les potentialités de l’urbain pour s’en détacher » (Hammouche,
2007 : 92). Pour fuir la menace qu’elle fait peser et continuer à maintenir son substrat social
de base, il s’installera dans un quartier investi par les gens de son ethnie, ou proche de la
sienne. La prépondérance du facteur sécurité dans le choix du lieu d’implantation doit alors
s’entendre dans le sens où le rapprochement avec les siens a pour but de minimiser le risque
de rejet de ses valeurs et de son héritage traditionnel. La conservation de ce patrimoine
culturel est le lien à partir duquel il se reconnait à travers les siens et que les siens aussi le
reconnaissent. « Les spécificités culturelles ou religieuses peuvent conduire les différentes
communautés à se regrouper, contribuant ainsi à renforcer la fragmentation de l’espace urbain »
(Bouchanine cité par Balbo et Marconni, 2006 : 115). Le présupposé théorique est exactement
corroboré par la réalité de la ville. Le tableau ci-dessous fait état de la répartition des ethnies.

Quartiers Groupes dominants Groupes minoritaires


Oyack Bobilis Baya
Nanga Abakoum
Pol
Camp morry
Bobilis Képéré
Nanga Maka
Ebaka Maka Baya
Bamileké Bafia
Ewondo Mbororo
Climat Est Bamileké Bassa
Foulbé Guisiga
Ewondo Banvélé
Ewondo Yambassa
Akok-Mekel 1 Képéré Bobilis
Banvélé Djem

Tableau 5.1 : Répartition ethnique des quartiers de la ville de Bélabo. La répartition indiquée
correspond aux perceptions tendanciellement exprimées par les acteurs locaux et
confirmés par les enquêtes par questionnaires réalisés en 2008.

Les quartiers de la ville sont dominés par des groupes numériquement plus importants que
d’autres. Le tableau ci-dessus l’illustre parfaitement. Il existe dans beaucoup de quartiers
plusieurs groupes ethniques qui imposent leur hégémonie sur les lieux. Mais à côté d’eux
subsistent toujours des groupes aussi importants ou parfois minoritaires dont la proximité
avec les autres est sociale ou géographique. Il en va ainsi du quartier Oyack. Des deux

131/297
groupes dominant (Bobilis – Nanga) l’un est originaire de la localité et l’autre pas. Mais ils
ont toujours entretenu de très bonnes relations depuis la période coloniale. A côté de ces
groupes, il y a ceux qui sont minoritaires mais qui sont socialement proches d’un des deux
grands. Les groupes Baya (ou Gbaya) et Pol par exemple sont originaires de l’arrondissement
de Bélabo. Il en ressort en fait que la préférence pour un quartier n’est envisageable que s’il
abrite déjà parmi les voisins des groupes proches. Un quartier comme le quartier climat de
l’est où se situe le centre ville a été investi en premier par les commerçants migrants.

CONCLUSION DU CHAPITRE
L’implantation des entreprises forestières à Bélabo et Ekouk a favorisé leur évolution
sociale. Avec leur anthropisation, ces milieux sont passés de l’état de nature à l’état social. Ils
sont devenus des localités recomposées. De plus, de nombreux investissements sociaux ont
été réalisés sur ces espaces. Ils sont l’œuvre d’abord de l’entreprise et de l’Etat. La
construction de plusieurs infrastructures sociales de base, l’installation de l’ensemble de
l’administration publique et des structures économiques essentielles ont fait entrer la
modernité dans ces localités. Cette dynamique est plus plausible à Bélabo. Elle est aussi
tributaire de l’implication des populations. Celles-ci ont développé des structures
commerciales, changé le style architectural des maisons, en remplaçant les maisons en terre
battue par des maisons modernes et ont influencé la prolifération des quartiers. L’évolution de
la population et les progrès apparus ont fait émerger la ville, en remplacement du chantier.
Cette progression a poussé également les pouvoirs publics à l’élever ensuite au rang
d’arrondissement.

Du côté d’Ekouk, l’évolution n’a pas été moins considérable. Mais elle n’a pas abouti à la
transformation de la localité en espace urbain achevé. Sa fixation sur le principal axe routier
du pays lui fait profiter de la route. Elle hérite aussi d’autres infrastructures de base
développées sous l’ère du chantier, une école, des logements ouvriers et un dispensaire
réaménagé par l’Etat. Celui-ci s’est aussi illustré avec la construction d’une fontaine de
distribution d’eau potable. Mais les populations se sont, elles mêmes aussi, investies dans le
développement de la localité, au lendemain notamment du retrait du chantier. Elles ont effacé
les traces de ce dernier en rallongeant la localité, en construisant des quartiers, des églises et
en accueillant des commerces montés par des commerçants venus s’y installer. L’ensemble de
ces investissements l’ont transformée en village semi-urbain.

132/297
L’implantation des chantiers dans chacune de ces localités a rapproché les populations
venues d’autres horizons. Mais l’absence de variation des lieux de recrutement des ouvriers,
comme il en a été ainsi pour ceux d’Ekouk, et l’absence de logements construits pour eux,
telle à Bélabo, ce qui les obligeait à se loger eux-mêmes, ont favorisé dans les deux chantiers
étudiés la reproduction des formes de regroupement semblables à celles qui caractérisent la
vie au village. Cela se traduit aujourd’hui par l’existence des quartiers ethniques et donc une
certaine aspiration au ‘’maintien’’ des identités d’origine. Reste plus qu’à voir comment ces
ouvriers s’y sont pris avec la crise économique qui pointait à l’horizon.

133/297
CHAPITRE 6: LE CAUCHEMAR DES OUVRIERS : ADIEU
L’USINE
La décennie quatre-vingt dix reste gravée dans la mémoire de l’Afrique postcoloniale
comme une des plus sombres de son histoire. L’euphorie soulevée par le vent de
démocratie151 qui avait soufflé au début était brutalement contrariée par une économie en
profonde déliquescence. Toute l’Afrique au sud du Sahara vivait dorénavant sous la contrainte
des Institutions de Bretton Woods, le FMI et la Banque Mondiale. Le système de gestion
économique et sociale, digne de l’Etat providence, prégnant dans bon nombre de pays avait
montré ses limites. L’inflation des dépenses sociales, des effectifs dans la fonction publique et
dans les entreprises d’Etat, la réduction du rendement du service public, la perte de
compétitivité et d’efficacité des sociétés parapubliques et les comportements déviants des
gouvernants152 ont englué ces nations dans une crise profonde. Pour relancer ces « économies
en faillite », les bailleurs de fonds vont leur imposer les ajustements structurels (Van der
Hoeven et Van der Kraaij, 1995 ; Van de Walle, 2001). La monnaie y subira aussi ces
mesures. La dévaluation du franc CFA a pris effet le 11 janvier 1994. Impuissant, au
Cameroun comme au Gabon, l’Etat est dépossédé de ses avoirs et de certaines de ses
prérogatives. Les entreprises sont privatisées et les salariés licenciés. Le Cameroun a restreint
le nombre de ses fonctionnaires et les salaires (Simeu Kamdem, 2000). Le secteur forestier ne
s’en sort pas mieux. La privatisation des sociétés d’Etat est un pur échec. Elles ont fermé au
grand dam des employés. Comme le reste de la population, les ouvriers, victimes de ces
restructurations économiques, ont vu leurs conditions de vie se dégrader et leur
environnement s’enliser dans des crises sociales.

6.1. DES ENTREPRISES D’ETAT A BOUT DE SOUFFLE


La crise des années 90 a révélé de graves problèmes de gestion des entreprises des Etats
africains ajustés. Toutes n’ont cependant pas commencé à fermer à ce moment. Les signes de
dégénérescence des économies africaines se dessinent progressivement au tournant des années
80. Mais le premier choc pétrolier (1973) a déjà eu des répercussions sur la STFO qui

151
En juin 1990 se tient à la Baule le sommet France Afrique. Le discours du chef de l’Etat français sur « la
conditionnalité démocratique » dont dépendait maintenant le décaissement de l’aide au développement eut pour
résultat immédiat l’instauration du pluralisme politique en Afrique francophone.
152
La gestion patrimoniale des entreprises d’Etat, l’attribution fantaisiste des postes de responsabilité à des
managers qui n’avait pas le profil et les détournements des deniers publics par les chefs d’entreprise ainsi que les
classes politiques au pouvoir sont autant de déviances rencontrées.

134/297
déposera le bilan en 1975. L’entreprise vivait, on l’a vu, au crochet de l’aide des bailleurs de
fonds étrangers et des redevances forestières. A partir de 1968, les financements extérieurs ont
diminué alors que les surfaces à reboiser continuaient de décupler. Et les opérations ne se
réduisent plus qu’au simple entretien des plantations. En 1972 les problèmes de trésorerie
paralysent l’élan de la STFO. La réduction de l’aide extérieure et l’irrégularité des versements
des redevances forestières l’amènent à la fermeture. Elle ferme en 1975 (Boussougou, 2006).
Le ministère de tutelle reprit alors les missions de l’ancienne société et tout son personnel. La
direction du reboisement qui avait par ailleurs été créée pour la circonstance en devenait
l’héritière. La nouvelle direction, placée sous le contrôle direct de la Direction des
Inventaires, des Aménagements et de la Régénération des Forêts (D.I.A.R.F), lance une
nouvelle dynamique. Elle est centrée sur la diversification des essences. L’okoumé n’est plus
la seule essence reboisée bien que toujours dominante. Les bois divers, Bilinga (Nauclea
diderrichii), Framiré (Terminalia ivrensis), Moabi (Baillonela toxisperma), Niangon (Tarrieta
densiflora), Padouk (Pterocarpus soyaixii), couvrent également les parcelles. La conjoncture
économique des années 80 a compromis cette dynamique. La réduction drastique des budgets
a donné lieu à des licenciements ciblés du personnel. Les « seniors » encore en activité sont
mis à la retraite. La restriction ne laissait aucune marge de manœuvre au ministère. Le
transfert de compétence des opérations de reboisement est alors confié en 1984 au projet FED
(Pouabou, 1988). Bien que circonscrit à la région d’Ekouk, il poursuivra le reboisement
jusqu’en 1992. Cependant, l’effet contagieux de la crise a obligé le chantier à fermer
définitivement. Les ouvriers licenciés la vivront par contre moins péniblement que leurs
homologues camerounais.

Comme l’entreprise gabonaise, au cours de la même année, le groupe Libanais SCAF


(scierie africaine) prenait le contrôle de SOFIBEL (Glastra, 1999). L’entreprise n’ayant pu
garder le fil de la dynamique économique d’avant l’échéance de la « camerounisation »153 des
cadres, a cumulé des contre-performances qui l’ont copieusement enfoncée dans les déficits.
Cette décrépitude économique, mise au crédit des gouvernants nationaux, relève d’une gestion
non rigoureuse de l’entreprise. Sous l’administration des dirigeants expatriés, elle n’accusait
aucune tare. Le chiffre d’affaire évoluait positivement année après année (figure n°6.1). Il

153
Politique d’attribution des postes de responsabilité des entreprises d’Etat aux cadres nationaux. L’Etat voulant
affirmer sa maturité et sa souveraineté se libérait de la tutelle du flot des coopérants affectés par l’ancienne
puissance coloniale pour l’aider à soutenir son développement. Le mouvement s’est généralisé en Afrique,
(voire-Dozon, 2000) ; dans le cas de SOFIBEL, les cadres camerounais ont remplacé les dirigeants français en
1983.

135/297
connaitra la stagnation après leur départ (1983) avant de s’effondrer littéralement.
L’entreprise croule ensuite sous le poids des dettes. Elles compromettront dès lors sa
production et sa solvabilité. En effet, elle avait maintenant pris l’habitude d’accumuler des
factures impayées auprès des partenaires étrangers qui fournissaient les équipements utilisés
pour le fonctionnement ou la maintenance des machines. Sur le plan interne, SOFIBEL ne
s’acquittait plus des redevances fiscales dues à l’administration des impôts et ne payait non
plus les frais de transport des grumes à la compagnie ferroviaire. Cette entreprise d’Etat
échelonnait habituellement le remboursement des dettes. Auprès de ces deux administrations,
toutes aussi étatiques qu’elle, son statut lui conférait une certaine « immunité » contre leur
pression. Elle n’en subissait aucune.

La dette sera au cœur du dysfonctionnement de la société. Elle se révélera inquiétante au


moment où l’Etat camerounais avait songé privatiser la compagnie ferroviaire Transcam 154.
Prise dans l’étau de cette spirale, il n’était plus du tout de bon ton, sous la direction des
« acteurs privés », d’acheminer les grumes à titre gracieux. La même privatisation qui
dépossédait l’Etat de ses entreprises, l’amenait à être plus regardant sur ses recettes fiscales.
Elles devenaient la principale source d’entrée de fonds. Là aussi, il n’était plus question de
laisser toute entreprise, qu’importe son statut, ne plus honorer ses engagements financiers.
C’est sous cette pression que le déficit de l’entreprise a été dévoilé.

Les difficultés financières de l’entreprise affecteront profondément sa chaîne de


production. Le parc industriel n’avait plus l’âge des performances attendues. Tous les
équipements utilisés étaient désuets, d’occasions et pris à crédit. Il n’est point question ici de
ripoliner de vernis l’exception où « l’équipement utilisé dans un chantier peut sembler obsolète, les
techniques traditionnelles ou artisanales, mais l’organisation de l’ensemble du processus de
production peut être très rationalisé, de façon à assurer des progrès importants de productivité »
(Montero Cassus, 1995:83). Cependant, la productivité de l’usine de SOFIBEL perdait en
efficacité et cela à cause de la régularité des pannes. A l’extérieur, les partenaires étrangers
n’entendaient plus livrer de nouveaux équipements. Ils eurent vent des difficultés de trésorerie
de l’entreprise. Elle n’est plus du tout à mesure de bien fonctionner et le personnel s’en était

154
La privatisation est précisément prononcée en 1999. Cependant, une commission technique, entourée
d’experts de la société nationale d’investissement (SNI), avait été chargée depuis 1995 de piloter le dossier de
privatisation du chemin de fer camerounais. Pour démontrer ses capacités à restructurer ce secteur, et à mobiliser
les ressources pour le compte de l’Etat, le gestionnaire en charge de la transition, en attendant que des potentiels
acquéreurs s’y intéressent, conditionnait le transport des grumes de SOFIBEL en contre partie du paiement d’une
partie des dettes dues à Transcam.

136/297
naturellement rendu compte. Les charges commençaient à être moins bien assumées qu’avant.
Les cadres ont vu certains de leurs privilèges supprimés, à l’instar du « siclo155 », la prime de
détente (voyage en famille financé par la société), la prime du kilométrage 156 et le
domestique157. Les petites catégories, notamment les ouvriers, ont vu aussi leur traitement
fondre. L’intermittence suppléait la régularité comme mode de gouvernance du versement des
salaires.

L’Etat prit la résolution de liquider l’entreprise au regard de la gravité de la situation. La


SCAF obtint les commandes mais pour une pâle durée. Le groupe se sentira « floué » dans ce
rachat. L’effectif officiel du personnel employé par SOFIBEL était estimé à un peu plus de
900 personnes. Cependant, en reprenant l’entreprise et tout le personnel, conformément à
l’accord de cession approuvé par l’Etat camerounais, le nouvel acquéreur s’est retrouvé en
face d’un effectif plus pléthorique que celui hérité des rapports officiels. Le différentiel
dégagé selon son propre audit faisait état de près de 350 ouvriers en trop. Cela représentait des
charges supplémentaires qu’il refusait d’assumer. Toutes les négociations engagées entre
l’employeur et le liquidateur en vue de clarifier le statut de ces ouvriers sont restées lettre
morte. Lassé de gérer des mouvements sociaux interminables, le groupe avait jugé utile
d’arrêter le bruit des machines au mois de noël 1995. L’échec de cette privatisation exprime
bien là l’opacité qui a régné au cours de la gestion économique d’une structure où le
« capitalisme clanique » a éclipsé les pratiques de gestion bureaucratique orthodoxe qui
marquent toute entreprise moderne.

6.1.1. L’entreprise rongée par l’importation des liens claniques


En Afrique, les élites aux commandes des entreprises d’Etat ou de tout autre appareil de
pouvoir s’entourent souvent de personnel avec qui les relations sont soudées par la proximité
familiale, l’appartenance ethnique, le clan ou la région. C’est ce destin que SOFIBEL a
malheureusement connu au milieu des années 80. L’entreprise est devenue celle du clan, de
l’ethnie et des ressortissants de la région des dirigeants. « La société a pris à petits pas les allures
d’une entreprise de bamiléké. Des frères, des cousins, des amis du village et de la province
l’intégraient à cause de leurs liens supposés avec les patrons. Lorsque vous n’aviez aucune relation

155
Prime d’entretien des véhicules.
156
L’entreprise leur reversait une prime spéciale pour chaque kilomètre parcouru chaque jour en voiture.
157
Employé de maison.

137/297
avec eux, vous n’étiez pas embauché et vous ne receviez pas d’augmentation de salaire. Les choses ne
se déroulaient plus comme à l’époque des blancs. C’est ce qui a coulé l’entreprise158 ». Les cadres
recrutaient leurs proches sans se préoccuper de l’état des comptes de l’entreprise. Selon les
statistiques consignées dans la figure n°6.1 (notée dans la page qui suit), la comparaison entre
le mode de gestion des dirigeants occidentaux et des responsables nationaux démontrent que
sous l’administration des derniers, le recrutement du personnel n’était plus déterminé par la
compétitivité de l’entreprise. Il y a eu un surpeuplement du personnel de l’entreprise qui
n’était pas déterminé par ses performances économiques mais par la volonté de ses dirigeants
de trouver du travail à leurs proches. La contradiction traduite par l’évolution du nombre de
ses salariés d’une part, et la stagnation de son chiffre d’affaire d’autre part, rend compte de la
subversion par les nouveaux dirigeants du schéma de gestion classique de l’entreprise. A
l’inverse, des statistiques de la même figure révèlent qu’avec leurs prédécesseurs, de 1978 à
1983, l’offre d’emploi dépendait toujours de l’amélioration du chiffre d’affaire. Pour eux, la
croissance conditionnait l’emploi. Ils ne procédaient pas autrement. Du fait de l’application de
ce principe, l’entreprise restait compétitive et solvable. Lorsque le chiffre d’affaire stagnait,
les dirigeants compressaient le personnel. C’est ce qui s’est passé en 1981. Ils s’étaient
séparés de certains employés parce qu’entre 79 et 80 le capital n’avait pas progressé. Son
embellissement en 1981 les avait amenés à embaucher à nouveau en 1982. Depuis leur départ,
en 1983, le capital de SOFIBEL a stagné jusqu’en 1984. Mais en évaluant le contenu de son
action en 1985, soit deux ans après le retrait des premiers administrateurs, il ressort
effectivement que l’entreprise a recruté de nouveaux employés alors qu’elle ne réalisait plus
de profit.

158
Entretien avec l’association des anciens ouvriers de SOFIBEL, juin 2008, Bélabo. Cette association a été
créée en vue de revendiquer le paiement des droits sociaux des ouvriers.

138/297
2000

1800

1600

1400

1200

1000

800

600

400

200

0
1978-1979 1979-1980 1980-1981 1981-1982 1982-1983 1983-1984 1984-1985
Capital (en million) Personnel

Figure 6.1 : Evolution du capital et du personnel de la SOFIBEL de 1978 à 1985. Données :


SOFIBEL, 1991.

En effet, les données du graphique de la figure au-dessus montrent que le capital de


l’entreprise est resté bloqué à 1900 millions de FCFA de 1983 à 1984. Et qu’elle comptait
près de 850 ouvriers sur la dernière année. L’année suivante, c’est-à-dire en 1985, elle ne
totalisait pas moins de 950. Le recrutement du personnel supplémentaire au moment où cette
entreprise n’affichait pas de croissance alourdissait ses charges. A long terme, l’enchainement
des charges l’exposait au déficit et à la faillite. Le décalage qui, lors de la tentative de
privatisation de cette entreprise, fera changer d’avis au repreneur libanais semble
vraisemblablement avoir été tissé par ces pratiques. Des variables qui ne rentraient pas en
ligne de compte sous l’administration des cadres expatriés, pour le recrutement, la
conservation de l’emploi et la promotion des salariés, sont devenues sous celle des nationaux
des critères essentiels. Ils ont mis SOFIBEL au service de leurs proches, leur clan et leur
région plus qu’au service de l’intérêt de l’Etat. Dans cet environnement marqué par les
relations claniques, où le favoritisme a pris le pas sur la compétence, la démotivation a
commencé à gagner les ouvriers qui se sentaient affectés par le nouveau mode de
fonctionnement de l’entreprise. Les conséquences induites par cette gestion patrimoniale159,

159
Gestion qui repose sur l’absence de distinction véritable entre le domaine public et le domaine privé. Ce type
de gestion se caractérise par l’arbitraire et la préférence communautaire. Le patron gère l’entreprise comme s’il
s’agissait de sa propriété privée et non d’un bien public. Voir D. Miaffo et J.P. Warnier (1993). Cette confusion
entre sphère privée et sphère publique n’a pas aussi échappé à Jean François Médard dont la perspicacité de
l’analyse sur le sujet surgit dans l’œuvre « L’Etat néo-patrimonial en Afrique noire » in J.F. Médard (ss. dir.)
(1991).

139/297
cumul des dettes, démotivation du personnel, perte de compétitivité et de rentabilité, ont
précipité la faillite de ce fleuron de l’industrie camerounaise. Elle a fini par arriver parce que
les nouveaux administrateurs se sont comportés en responsables plutôt d’agence d’aide à
l’emploi de leurs proches qu’en patron d’entreprise. Comment au sortir de cette analyse ne
pas être d’accord avec l’article de J. E Mbot qui laisse entendre, dans sa critique des modes de
gestion des administrateurs africains, que « l’entreprise n’est pas notre patrimoine » (1998).

En transformant l’entreprise en réceptacle des solidarités lignagères (Alihanga, 1975), ces


dirigeants extériorisaient ainsi leur attachement à leur communauté. Comme tout autre
employé, ils vouaient une loyauté indéfectible au groupe ethnique ou régional duquel ils se
réclament plus qu’à l’instance à qui ils doivent leur statut. Ils transplantèrent les liens
familiaux et régionaux au sein de l’entreprise et sans que ceux-ci ne soient réellement
canalisés par les logiques bureaucratiques. Cette défaillance de gestion a produit une série de
dysfonctionnement qui a nécessité la privatisation de l’entreprise puis sa fermeture définitive.
Transcendant le temps, leur impact agit toujours sur le retard du paiement de la seconde
tranche des droits sociaux et la corrosion des conditions de vie des populations.

6.2. LE DESARROI DES MENAGES


Le chômage s’est fait lourdement ressentir au lendemain de la fermeture de
l’entreprise160 ; même s’il ne s’est pas prématurément accompagné d’indicateurs sociaux
d’expansion de la précarité. Pendant les tous premiers mois qui ont suivi le dépôt de bilan, la
vie des « compressés 161» (Durang, 2000 : 131) a connu une phase de transition économique
qui dissimulait encore habilement la misère avenir. En effet, pendant tous ces mois, l’ancien
personnel ouvrier reversé dans « le hors-travail » ne rompit pas assez vite son train de vie de
salarié. Le bénéfice de sa dernière solde, bonifiée du versement de quelques arriérés ou la
première partie des droits sociaux retardaient la rupture. Des telles réserves budgétaires
continuaient donc de stabiliser à court terme la consommation des ménages.

Mais la résistance contre la montée de la misère n’a que peu duré. Pendant près d’un
quinquennat le train de vie des populations va pâtir. L’indexation de la valeur du franc

160
Les anciens ouvriers de SOFIBEL s’accordent à dire qu’elle a définitivement fermé au mois de décembre
1995.
161
Ce sont tous ceux qui ont perdu leur emploi avec la faillite des grandes entreprises. Voir- X. Durang. « Sortir
du salariat et réapprendre à vivre ‘’petit’’ », in : G. Courad (dir), Le désarroi camerounais : l’épreuve de
l’économie monde, Paris Karthala, 2000, p.131.

140/297
CFA162, dont le corollaire reste la hausse généralisée des prix, a immédiatement rongé les
budgets. Les ménages n’avaient plus de « couverture sociale » comme d’ailleurs ceux d’autres
villes africaines qui vivaient la crise163. L’espoir placé dans le versement de la seconde et
plantureuse tranche de droits sociaux, qui pouvait les tenir à distance des récifs de la pauvreté,
n’avait fait que grossir le catalogue des espoirs qui n’aboutissent jamais. L’abolition des
convenances locales annonçait l’érosion du temps de l’abondance dans les ménages. Il n’était
plus possible d’aider quelqu’un, de lui offrir à boire, à manger ou de donner au visiteur
l’argent du taxi comme jadis. Devant cette régression des conditions de vie, des réflexes de
survie tels les « programmes d’ajustement domestique » (Akindès, 2000 :130) ont pris corps.
Le cycle journalier des repas s’est écroulé en nombre et dans le contenu des assiettes. Le petit
déjeuner du matin a été supprimé tout comme le dîner du midi. L’unique repas que
s’autorisent encore les foyers n’est consommé qu’en fin d’après midi ou le soir. La « stratégie
164
de rapprochement des dépenses du revenu disponible » aboutit concrètement à « manger moins
convenablement ». Thérèse Locoh décrit une situation comparable en signifiant que :
« l’amputation des revenus des ménages, soit brutale, lorsqu’un actif perd son emploi, soit plus
progressive, par érosion généralisée du pouvoir d’achat, instaure aussi de nouvelles priorités dans
l’affectation des revenus » (1996 : 44). Les germes de ce remaniement des habitudes
alimentaires apparaissent plus nombreux à l’intérieur des cuisines. Les traces des produits
d’importation tant prisés des foyers ouvriers sont plus discrètes. Le riz, la volaille, l’huile
raffinée sont maintenant rarement consommés. En revanche, les ménages ont privilégié la
consommation des aliments de substitution (viande de brousse, poisson d’eau douce, banane
plantain et huile de palme). Les produits tirés de la forêt ou du fleuve Sanaga ont repris de
l’ascendant sur ceux des boucheries. Leur coût beaucoup moins ronflant a entrainé le
glissement des marqueurs du salariat et le repositionnement en force des comportements
alimentaires préindustriels.

162
11janvier 1994. Elle a eu pour conséquence la hausse généralisée des coûts de tous les produits et
l’accentuation de la précarité des ménages. Sur les effets de
163
Remarque que confirment des auteurs tels, G. KPONHASSIA (2003),
164
P. Janin, « Les ajustements des planteurs et leurs fondements géographiques » in G. Courade (dir.) Le
désarroi camerounais. L’épreuve d’économie-monde, Paris, Karthala, 2000, p.75.

141/297
6.2.1. Les femmes au secours des foyers
Le déclin brutal de l’entreprise a surpris et désemparé les ouvriers. Les opportunités
d’endiguement de la crise se font rares. La demande urbaine en foncier additionnée à
l’absence de ressources pour y accéder obstrue la reconversion des « allogènes » dans le
secteur agricole. Les agriculteurs ne sont au départ que des autochtones ruraux. Privés certes
d’activités, quelques rares « migrants 165» se débrouillent dans le forage du sable, des latrines
ou prennent temporairement la direction de leurs localités d’origine pour aller creuser le fer.

Photo 6.1 : Décharge de déchets ferreux à Dimako (Cliché : Boussougou., 2008). Image prise au
cours de notre campagne de terrain en vue d’illustrer le destin auquel sont exposées les populations
vivant au chômage. Les habitants de cette localité développent des activités de ce type depuis la
fermeture en 2006 de l’unique entreprise que comptait leur localité. Ils extraient le fer pour le
vendre aux clients citadins qui le revendent par la suite aux acheteurs chinois et indiens.

Nonobstant leur débrouillardise, les chefs de ménage ne sont plus les garants du bien-être
familial. Ces derniers dont le rôle traditionnel est de fournir la nourriture et le logement à la
famille s’en remettent désormais aux efforts de leurs épouses. Les femmes y ont pris le relai
en cette période de grand séisme économique. « Les femmes se prennent en charge encore plus
qu’avant et viennent au secours des chefs de famille licenciés ou mal rémunérés dans leurs
entreprises, mais il y en a aussi qui les quittent pour mieux se débrouiller avec leur progéniture »
(Courade, 2000 : 30). Grâce aux fonds ponctionnés sur les droits sociaux de leur conjoint, les
plus insistantes sur leur union ont investi cet argent dans le petit commerce. Le jour elles
occupent les boxes du marché central ; la nuit, fondues dans la foule bigarrée de voyageurs,
elles transforment les quais de trains en marché nocturne. L’entretien du ménage repose

165
Nous employons ce terme comme une catégorie homogène pour différencier les populations originaires des
autres régions du Cameroun des autochtones. On saisira cependant plus loin la dynamique de cette catégorie.

142/297
entièrement sur ce revenu, une ressource de crise comme de nombreuses ressources que la
conjoncture économique peut bien pousser à en produire. Le revenu permet de s’acquitter,
souvent de manière partielle, des dettes contractées envers le bailleur, l’épicier du quartier et
la participation à la tontine.
6.2.2.La ‘’désorganisation sociale’’
La cellule familiale s’est disloquée avec la crise. L’abandon du foyer conjugal par les
épouses, les enfants sous scolarisés, la prostitution des jeunes filles et la délinquance juvénile
voilà la kyrielle des maux importés par l’absence de ressource. L’austérité du train de vie a
défait les couples et le chef de ménage s’est souvent retrouvé seul à assumer la garde des
enfants. Il n’y a point de doute, la violence de la crise a déstructuré l’unité familiale. Toujours
pour des raisons économiques, certains enfants déjà scolarisés ont dû interrompre leur cursus.
L’autorité parentale a capitulé et le rôle de chef de famille est repris en main par des enfants
débrouillards. Ce sont eux, en particulier les jeunes filles, qui supportent les charges
familiales. Pour nourrir père, mère et frères, quelques unes ne trouvent meilleurs emplois que
dans le « commerce des charmes ». Leurs cibles sont les travailleurs du chemin de fer, les
fonctionnaires et les voyageurs en transit.
Encore pour les mêmes raisons, les jeunes hommes intronisent les actes de vandales au
gré de la misère. Ce qui plonge la petite communauté urbaine immunisée autrefois contre le
chômage dans les affres de l’insécurité.

« Les jeunes qui se cherchent ne vivent pas chez les parents. Certains n’ont même plus de
parents. Ils vivent seuls, ils louent, ils doivent manger et se soigner. Dans des telles
conditions, quand on est sans travail, abandonné et sans aide, le vol et le braquage
deviennent alors des activités pour certains individus. Les vols étaient fréquents dans les
quartiers et la gare était la première visée. On se souvient qu’à une certaine époque,
Camrail se plaignait, même la population. Des gens cassaient les wagons qui
transportaient les denrées alimentaires et les matériaux de construction. Ils les revendaient
au marché noir. Il y avait aussi des agressions physiques contre des personnes à qui on
166
dépouillait les biens » .

L’éboulement de la locomotive économique locale a plongé toute la région dans la récession.


Conséquence du chômage, la baisse de la consommation qui a sévi l’a contrainte à vivre dans

166
Entretien, juin 2008, Bélabo. L’informateur est un jeune homme père de famille. Il cumule deux emplois dans
l’informel. Il est à la fois débardeur et moto taxi.

143/297
la précarité. Les petits agriculteurs locaux n’eurent plus assez de débouchés 167 et le
dénuement a poussé certains commerces en quête de clients à fermer. Le seul cinéma que
comptait la ville sera le premier à subir l’onde de choc, suivi des stations mobiles d’essence et
quelques auberges. Les commerçants qui, à l’approche des fins de mois, quittaient souvent la
métropole pour venir écouler leurs marchandises dans la ville et aux abords des usines ont
cessé les déplacements. Le déclin de ce « tourisme de circonstance » a eu pour répercussion la
fuite des capitaux dont dépendaient tous les petits commerçants locaux.

Le désarroi causé par l’arrêt du bruit des machines a orienté les anciens ouvriers dans des
choix de vie variés. Quelques uns ont pensé trouver le salut dans la religion. Ils succomberont
à l’appel des sirènes émises par les églises du réveil. La conversion n’est pas toujours motivée
par de réelles convictions religieuses, mais l’espoir. L’espoir, non pas d’aller au ciel, mais de
retrouver un équilibre économique et social. Les plus doués ont fini d’ailleurs par devenir
« bergers », « hommes de Dieu », « serviteurs de Dieu » et pasteurs réputés168. Ces itinéraires,
qui rendent compte aujourd’hui de l’évolution des « figures de la réussite » (Banégas et
Warnier, 2001), leur ont pleinement ouvert les portes du succès économique. D’autres, moins
inféodés à la religion, préféreront quitter la région. Ils ont trouvé un emploi ailleurs. Mais
pour beaucoup, restés sur place, l’opportunité de survie dépend plutôt de la débrouillardise et
du soutien des épouses.

Si en raison de la crise économique, la précarité est rentrée dans les foyers des ex-ouvriers
à Bélabo, celle-ci ne s’est pas installée avec autant de véhémence dans ceux d’Ekouk. C’est la
nuance que le prochain point va apporter.

6.3. « LES POPULATIONS ‘’RURALES’’ D’EKOUK FACE A LA


CRISE »

Les réajustements économiques encouragés par les créanciers internationaux, et derrière


lesquels les Etats africains se sont tous alignés, ont fait ressortir la vulnérabilité des sociétés
urbaines exposées au chômage. Elle contraste avec la résistance rurale incarnée à Ekouk.
Malgré le contexte économique assez acerbe, la misère s’est moins manifestée dans cette

167
Le système de vente à crédit aux ouvriers assurait des substantielles rentrées d’argent. Le salariat sécurisait le
déroulement de ce système.
168
Au cours des enquêtes, nous avons rencontré deux pasteurs des églises évangéliques de la commune dont la
biographie souligne leur présence à SOFIBEL en tant qu’ouvriers.

144/297
région. Le potentiel forestier du milieu conjugué à la demande des marchés urbains169 en
biens fonciers a tempéré la violence de la crise. Les populations sont parvenues à neutraliser
ses effets désastreux en se repliant sur les potentialités naturelles du milieu. L’excédent d’un
espace foncier capable de satisfaire la demande en ressources agricoles et cynégétiques des
urbains a imparablement stimulé le développement d’une économie entièrement bâtie sur
l’exploitation des ressources foncières. Elle a comblé le déficit d’entreprise et servi de
bouclier aux populations contre la crise et le risque de déflagration des structures familiales et
sociales.

La reconversion des ex-salariés fut aisée et rapide. Le vécu au village natal de ces ruraux
aura servi de cadre d’initiation faisant d’eux des gens expérimentés. Le recrutement au
chantier avait établi la pratique du chevauchement de l’activité salariale et des activités
« hors-entreprise ». P. Kialo (2005 :246) a fait le même constat que les ouvriers des chantiers
forestiers, en plus des activités salariées pratiquent aussi l’agriculture et la chasse. Les week-
ends et les jours de congé permettaient aux ouvriers de les actualiser et de garder donc la
maîtrise des techniques. En arrivant à articuler ainsi activité moderne et activité paysanne, ces
individus mettent en lumière leur « double appartenance, villageoise et urbaine » (Coquery-
Vidrovitch, 1992). L’agriculture comme la chasse servait d’activités d’appoint, même si les
femmes faisaient de la première leur profession. Hier activités marginales170, elles sont
soudainement devenues aujourd’hui les seules alternatives économiques de toutes les victimes
de la crise. Elles ne sont plus de simples activités de refuge, mais des professions qui
permettent de couvrir les grosses dépenses et de visser l’unité de la structure familiale. Ceci
dit, la disponibilité de la forêt explique, à l’opposé de la vulnérabilité constatée chez les
populations urbaines de Bélabo, la résistance de celles d’Ekouk. La valorisation de cette
ressource leur a permis de faire face à la crise et à l’ampleur des changements sociaux qui
affecteront les populations camerounaises. Il importe toutefois de relativiser l’équilibre décrit
au Gabon. Car celui-ci était avant tout tributaire des besoins du marché et de l’état physique
du paysan. Lorsqu’aucun client ne s’intéressait à son produit, ou que lui-même ne pouvait se
rendre en forêt pour une quelconque raison, son foyer traversait aussi les difficultés
rencontrées au Cameroun. La nuance se situe seulement au niveau de la durée. Dans les foyers

169
Ekouk jouit d’une position commerciale privilégiée. La région est à cheval entre la capitale du pays et la
région cosmopolite de Lambaréné, le chef lieu de la province du Moyen Ogooué. Celle-ci est située au centre du
pays.
170
Elles étaient temporairement exercées au temps des usines.

145/297
d’Ekouk, la précarité ne perdurait pas. Mais, on s’aperçoit tout de même qu’en dépit du
recours à la forêt, la reconversion des populations de cette région dans les activités paysannes
ne garantit pas autant leur pouvoir d’achat que le revenu salarié.

6.4. L’ECLATEMENT DES CONFLITS SOCIAUX


Les milieux sociaux comme tout autre espace semblable aux chantiers peuvent être des
lieux aussi de tensions. Elles ont existé au début de l’implantation de SOFIBEL dans la
localité de Bélabo. Mais elles restaient bénignes et sans grandes conséquences pour la stabilité
de l’ensemble du corps social. Car, ces tensions n’engageaient que les individus et non les
communautés. Le climat social changera par la suite à cause du contexte économique précaire
produit par le chômage. Devenu une denrée rare, l’emploi va fissurer au début de ce siècle
l’harmonie qui existait entre les habitants. Dans cette région de l’Est-du Cameroun, les
clivages mettent aux prises des groupes autochtones171 et « allogènes » et des autochtones
entre eux.

6.4.1. L’emploi au cœur du malaise entre ‘’locaux’’


L’année 2000 semblait promettre un meilleur avenir aux habitants de la ville. Un
quinquennat après la fermeture de SOFIBEL, le projet Pipeline Tchad-Cameroun, mené par
l’entreprise canadienne COTCO172, tentait de restaurer l’économie exsangue de la localité.
Vers la fin du précédent siècle, la découverte de gisement de pétrole au Tchad 173 décide les
deux pays voisins à parapher un accord autorisant la construction d’un oléoduc de 1300
kilomètres qui relie leur territoire (Favenne et Copinschi, 2003). Ils permettraient ainsi de
faciliter la livraison de l’ « or noir » aux clients étrangers du Tchad. Pays pétrolier, mais
enclavé, ce dernier n’exporte son pétrole que via l’utilisation de l’espace de son voisin. Le
passage du pipeline qui part de ses points de production à Doba, région du sud de ce pays,
jusqu’au port maritime de Kribi au Cameroun va faire des heureux parmi les populations
désœuvrées de l’Est et en particulier celle de Bélabo. Car l’oléoduc passera chez elle en 2000.

171
Deux catégories d’autochtones coexistent dans l’espace urbain de l’arrondissement de Bélabo. Il y a des
« autochtones de souche » et des « autochtones d’adoption ». La première catégorie répond au cas d’autochtonie
classique fondée sur la relation du clan à l’espace. La seconde répond au cas inédit où c’est le travail qui est le
mode structurant l’autochtonie. Les primo allogènes deviennent autochtones en guise de reconnaissance de leurs
efforts d’investissements en faveur du développement de la localité. Nous reviendrons sur la question de
l’autochtonie dans nos prochains chapitres.
172
Cameroon Oil Transportation Company.
173
Pays enclavé situé en Afrique centrale.

146/297
Sa construction par COTCO a offert des possibilités d’emplois aux habitants. Cependant, la
limite des offres contrastant avec la file croissante de la demande, la compétition pour y
accéder va brusquement précipiter la localité dans le cycle vicieux des conflits.

Sous l’impulsion de COTCO, des commissions locales de recrutement se mettent en


place. Elles sont dirigées par les chefs de villages. La tâche dévolue à ces derniers était de
plusieurs ordres. L’une consistait à recenser les personnes devant être indemnisées au cas où
le pipeline passerait chez elles et détruirait leur bien. Une toute autre mission était d’assurer le
recrutement de la main d’œuvre locale en suivant les critères de choix prescrits par
l’entreprise. Les commissions étaient décentralisées. Les habitants de chaque quartier ou de
chaque village devaient soumettre leur dossier de candidature à leur chef, qui l’acheminait
ensuite à la présidence de la commission. Les critères de maîtrise professionnelle, les
références scolaires et à certaines occasions la maîtrise des langues étrangères et
l’appartenance locale figuraient parmi les plus affirmés. Les commissions ne comptaient à
l’origine que des chefs de villages autochtones. Après concertation entre eux et les
responsables de l’entreprise, un élargissement fut fait aux chefs de quartiers 174. Cela n’avait
pas par ailleurs changé la composition de la direction de la commission centrale locale. Cette
instance qui entérinait, en dernier lieu, le choix des candidatures restait sous le contrôle
exclusif des autochtones de souches175.

Les responsables locaux statuaient en dernier ressort sur les candidatures retenues. Toutes
ne correspondaient pas toujours aux profils recherchés. Ce problème se posait du côté aussi
bien des autochtones que du côté des « allogènes ». Tout se passait bien jusqu’à ce que
certains notables siégeant au sein de la commission acceptent de céder aux tentations de
l’argent. Dans les environs de la localité, l’idée que le travail reprendrait s’était rapidement
répandue. Les mouvements de populations s’amplifiaient dans la ville. Elle avait vu sa
population croitre soudainement.

Pour assurer leur recrutement au sein de la nouvelle entreprise, où l’épreuve de l’élection


conditionnait l’accès, certains « allogènes » en quête également d’emploi corrompaient les

174
Ces chefs n’étaient pas nécessairement des autochtones de souche. Beaucoup d’entre eux étaient des
allogènes investis de cette charge. Ce sont des notables choisis parmi des anciens ouvriers qui ont longtemps
vécu dans la région.
175
La population locale à Bélabo est partagée entre migrants, autochtones de souches et autochtones d’adoptions.
Cette dernière est consécutive de l’évolution de l’autochtonie.

147/297
dignitaires locaux qui monnayaient des places en sourdine. Contre certaines sommes d’argent,
qui leur étaient versées, ces chefs écartaient délibérément les candidatures des demandeurs
urbains au profit de ceux vivant en milieu rural et des allogènes venus de loin. La publication
des listes de noms retenus, plus importants que ceux des autochtones urbains et inconnus
d’eux, avait soulevé une vague de protestations.

L’éclatement de la situation a été envenimé par un autre évènement inhérent au problème


posé. L’attribution des postes moins valorisants aux gens de la ville avait fortement contribué
à mettre le feu aux poudres. En effet, la contestation atteint son summum lorsque tous les
postes d’ « agent socio-économique » et d’« assistants » ne furent répartis qu’aux non
urbains176. La construction du pipeline nécessitait l’engagement des travailleurs ayant un
parcours scientifique et peu dans les sciences sociales. Cependant, le second parcours
correspondait bien au travail d’agent socio-économique. Mais il revenait plus aux enfants des
autochtones ruraux qui, pour des postes de responsabilité, répondaient au niveau d’étude de
licence qu’exigeait la société. Pour les postes d’assistants, seule l’obtention du baccalauréat
suffisait pour les assumer. Les urbains qui en avaient ne furent jamais retenus à ces postes. Ils
devaient juste se contenter de quelques emplois saisonniers de « machetteurs » et de
« prospecteurs » dont la continuité ou la démobilisation ne dépendait que de l’avis des
« agents socio-économiques ». Les habitants de la ville ne restèrent pas passifs. Un d’eux,
bachelier et originaire du village Ebaka177, prit la direction du mouvement. Soutenu par une
foule en courroux, et scandant la trêve du « temps de la détention des postes de
subalterne »178, il dénonçait avec virulence la marginalisation des fils de la ville, et l’assimilait
presqu’à une forme déguisée de domination comparable à une intronisation du pouvoir de
« l’allochtonie triomphant » (Dozon cité par Banégas, 2007).

La pression sociale a rompu le silence du directoire de la commission centrale locale. Les


langues se sont discrètement déliées et répandaient les pratiques de certains compères.
L’argument avancé par un des chefs influents mis en cause dans cette affaire était : « le grand

176
Les recrutements ont plus profité aux fils d’autochtones de l’arrondissement qui vivent loin de là. Ils sont
parvenus à s’insérer dans l’entreprise à travers les réseaux de relations entretenues par leurs parents avec
quelques chefs de villages.
177
Ce village est situé à proximité de la ville. Une partie de son espace avait été concédé à la ville. De plus, la
station de pompage de pétrole reliée au pipeline est implantée dans cette localité.
178
Ce propos est à relier à la période où SOFIBEL s’implantait et recrutait les allogènes pour les emplois
qualifiés et de responsabilité.

148/297
nombre de locaux non urbains et d’allogènes retenus avait des profils plus adaptés aux
besoins de l’entreprise que la population urbaine ». Un argument que beaucoup ont jugé léger.
Pour ceux qui récusent ce point de vue, toutes les structures de formation que compte
l’arrondissement sont concentrées dans la ville et non dans les zones rurales. Autrement dit, il
est difficile de croire que l’homme rural serait mieux formé que l’urbain. C’est vrai que
l’absence d’emploi transforme toujours les villages en lieu de refuge de nombreux déçus de la
ville, mais on est aussi sans ignorer que beaucoup de gens formés préfèrent souvent rester en
ville afin de saisir la moindre opportunité salariale qui se présente.

Aussi, l’agitation de cet argument sur les profils, tant recherchés par COTCO, avait
encore du mal à passer aux yeux de l’opinion pour la simple raison que les soudeurs, les
mécaniciens, les électriciens, ne manquaient pas dans la ville. Certes ceux qui présentaient ces
qualifications ne les justifiaient pas toujours par la présentation d’un diplôme universitaire
obtenu dans ces domaines, mais se référant à la pratique, pensait-on dans le milieu, ils
témoignent in fine d’un certain apprentissage et de l’expérience acquise dans ces métiers. Le
rejet des candidatures de tous ces gens qui formaient le principal noyau social de la ville
renforçait la thèse du reproche des actes de corruption auxquels auraient cédé certains chefs
qui présidaient la commission. La surreprésentation des « non-urbains » pour les manifestants
serait davantage liée à la corruption et au népotisme. Il y a eu dans la gestion de ce projet une
reproduction des maux qui avaient causé autrefois la ruine de la principale entreprise locale et
qui par la suite allaient déstabiliser la cohésion sociale.

6.4.2. Les autochtones clivés entre urbains et ruraux


L’observation approfondie des tensions qui ont secoué la localité pendant cette époque
laisse transparaitre une opposition d’un autre genre. Celle-ci n’a absolument rien avoir avec le
traditionnel affrontement tranché entre « autochtones » et « allogènes ». Il peut y avoir un peu
de ça si l’on considère toutefois que le sentiment d’appartenance à la même ethnie ne
l’emporte pas sur la différence spatiale qui parait être une donnée « infime » pour des
populations habitant une même circonscription administrative. Les catégories qui s’opposent
ne sont pas des catégories identitaires hétérogènes, mais une catégorie homogène simplement
clivée par le niveau de développement de leur environnement respectif. Le conflit ne
concernait que les autochtones bobilis de l’arrondissement. L’accès inégal à l’offre d’emploi
proposée par l’entreprise COTCO a divisé cette catégorie en deux groupes d’autochtones : les
urbains et les ruraux. Cette fracture s’appréhendait à l’époque à travers l’utilisation des

149/297
concepts comme « bobilis du goudron »179 opposé à ceux de la « brousse ». La
surreprésentation des seconds aux dépens des premiers a provoqué la contestation des
derniers. Ils ne supportaient pas que ‘’l’entreprise’’ ait préféré s’attacher les services des
‘’villageois’’ plutôt que leur expérience. Il semble en interprétant les confessions de certains
informateurs que cette situation était vécue comme une sorte d’humiliation. Ils la vivaient
comme une sorte d’affirmation de « la supériorité de la brousse sur la ville », un effondrement
de leur privilège, celui de vivre en zone urbaine.

En effet, habiter en ville est perçu par ses résidents comme un privilège. C’est le siège du
progrès où seule l’élite peut prétendre y vivre. Pour tous ces gens, profiter de toutes les offres
disponibles dans ce milieu n’est que mérité, tout le contraire des habitants des milieux
« moins évolués ». Le retournement de situation, marqué par l’attribution des droits
économiques plus avantageux aux groupes « moins évolués », a fini par nourrir les
frustrations des groupes dit « évolués ». Du coup, la compétition économique lève le voile
sur la fragilité de l’appartenance sociale à une ethnie. La réflexion d’Amselle (1999 : 23)
disant qu’elle180 n’est pas en soi une réalité sociale construite par les sociétés africaines vient
à cet instant à point nommer. Elle explique pourquoi la structure ethnique se présente moins
comme le fondement de l’identité des groupes que le territoire.

L’appartenance identitaire ne se conçoit pas sur la base du clivage autochtone-allogène


mais sur le niveau de développement entre la brousse et la ville. A ce titre, on est enclin à
penser à travers cette distinction d’ordre social, que l’appartenance à la même circonscription
administrative ne confère absolument pas à tout individu, qui l’habite, le statut d’autochtone
le long de l’ensemble de ces limites. L’absence d’homologie entre les frontières tracées par
l’Etat et les frontières des cultures locales constitue le nœud de tous les problèmes liés à
l’autochtonie dans plusieurs pays. Car le fondement de l’identité sociale est plus structuré par
le rapport à l’espace que tout autre rapport social.

179
Terme emprunté au chef du village de Yanda au cours de l’entretien réalisé le 22 mai. Nous l’avions déjà
entendu auparavant aux côtés de certains urbains. Son évocation par ce notable apporte simplement plus de
crédit à l’idée qu’un clivage intra-communautaire ait pu exister.
180
Voir aussi sur ce sujet, J.P. Chrétien et G. Prunier (1989).

150/297
6.4.3. La « population flottante » à Ekouk : un marqueur de dissension
sociale en milieu recomposé
L’ouverture démocratique « choisie » par le continent africain a transformé l’ethnie en
ressource politique. « Les référents ethnicistes », qui sont au principe même des apparentements, des
disqualifications, des solidarités et des discriminations caractérisant le jeu social ont investi le champ
des relations politiques où ils conduisent, pour chacun des groupes d’identification en présence, à la
« formation d’une conscience collective qui se construit par dichotomisation et par l’exclusion de
l’autre » (Etoughe cité par Avenot, 2008 : 67). L’instrumentalisation politique de l’ethnie, dans
les régions recomposées du continent, où les différences culturelles entre individus ne
donnaient pas le ton à l’essor des rixes interethniques, sape l’excellence des rapports entre les
communautés depuis l’adoption du processus démocratique. Des observateurs souvent
fascinés par la politique du continent perçoivent cette modification des rapports sociaux
comme « l’une des évolutions politiques les plus inquiétantes sur le continent [qui] tient précisément
à la généralisation de l’opposition entre « autochtones » et « allogènes » et à la véhémence nouvelle
qu’elle y revêt » (Bayart et al., 2001 :178). Quelquefois, lors des compétitions électorales
organisées au Gabon, les clivages identitaires jaillissent quand le favori issu du groupe
« autochtone » ne recueille pas les suffrages des « allogènes ». Le département du Komo est
un modèle représentatif de ces régions recomposées où les réflexes identitaires s’infiltrent par
le biais du jeu démocratique comme des agents pathogènes. La conquête des sièges que lui
réserve le parlement ne s’achève quasiment jamais sans incidents violents181. La victoire des
candidats issus des classes locales « allogènes » est le mobile des affrontements. Ainsi, à
l’exemple de toutes les luttes communautaires qui prolifèrent un peu partout en Afrique182,

181
Depuis 1996, date des premières élections législatives organisées au Gabon, les candidats catégorisés dans le
département du Komo comme « allochtones » ont souvent remporté les différents scrutins mais au prix de graves
affrontements physiques. Pendant les scrutins de 1996, 2001 et 2006, on a dénombré plusieurs blessés à la
machette entre autochtones et allogènes.
182
Un léger tour d’horizon dans l’histoire contemporaine du continent permet de voir que ce dernier est
complètement noyé dans des îlots de tensions, en ébullitions ou en voie d’extinction. Au centre de la rupture
figure généralement la dichotomie entre « autochtones » et « allogènes ». On ne peut réduire au silence le cas
rwandais, où la discrimination ethnique et l’inflation de la violence ont considérablement altéré les rapports
sociaux entre Hutu et Tutsi. Près de là, dans l’est de la République démocratique du Congo, la discrimination
prospère. L’identité congolaise est déniée aux Tutsi rwandophone. Dans la même région, l’économie de la
violence ruine depuis quelques années la cohésion sociale entre agriculteurs Lendu et les pasteurs Héma. Comme
une épidémie, elle traverse aussi la frontière sud-africaine avec le maniement par les « locaux » de la fibre
nationaliste pour discriminer et violemment réprimer les ouvriers zimbabwéens employés dans les chantiers
miniers. A l’ouest du continent, la Côte d’Ivoire, en situation de « ni guerre- ni paix », a depuis le 24 décembre
1999 intégré le club des pays instables. Les insatisfactions sociales fécondées par la conjoncture économique des
années 80 se sont muées au fil du temps en une grave crise politique sur fond de revendications identitaires
radicales. Aussi, l’actualité encore fraîche signale des incendies ethnico-religieux au centre du Nigeria, à Jos,
entre la majorité musulmane et la minorité chrétienne. Le Cameroun, territoire cible de notre recherche, n’est

151/297
pour l’accès aux ressources économiques, aux espaces fonciers, à l’affirmation de
l’hégémonie religieuse, la compétition politique dans ce pays met parfois l’unité nationale à
rude épreuve. L'expression employée à cette occasion et qui met mieux les tensions en
lumière est « population flottante ». C’est un concept populaire qu’usent les populations «
autochtones» pour stigmatiser les « allogènes» anciennement ou nouvellement installés dans
la région.

En vogue depuis 1996, ce concept183 circule comme un aiguilleur des frontières sociales.
Il clame les prérogatives des « gens de la terre » et filtre les aspirations des « migrants ». Il
affirme la prééminence de l’appartenance à la communauté ethnique plus qu’à la communauté
nationale, celle des droits coutumiers sur le sol que ceux des citoyens. Ainsi, là où la
constitution généralise les droits de tout citoyen sur l’ensemble du territoire national, y
compris les droits politiques et celui de briguer un mandat électif partout où bon lui semble, la
coutume de chaque microsociété locale y installe des bornes. C’est dire donc que prétendre à
certains privilèges contre l’avis des propriétaires de l’espace est toujours très mal perçu.

L’accès au pouvoir confère au groupe qui le détient le contrôle des ressources et


particulièrement le patrimoine foncier. Or celui-ci revêt dans les sociétés coutumières un
caractère inaliénable. Il représente symboliquement l’unité du clan, le berceau de son histoire,
sa propriété exclusive et un lieu de mémoire. C’est probablement pour cela qu’en parlant du
territoire Jean Emile Mbot dit que : « la transmission du patrimoine foncier obéit ainsi aux
règles de filiation patrilinéaire ou matrilinéaire » (1997 :15). Laisser un étranger régner sur
l’espace clanique est une situation que l’autochtone vit comme une offense portée à la
mémoire de ses ancêtres, un mépris pour tous les sacrifices qu’ils ont consentis pour
l’acquérir et ce serait surtout les soumettre en quelque sorte en « esclavage ». Car ils ne
bénéficieraient plus des soins rituels qui actualisent constamment leur présence auprès des

non plus mieux loti. A Yaoundé, le 14 février 1998, des tensions opposent autochtones et allogènes autour de
l’accès à la manne pétrolière généreusement offerte par l’accident d’un wagon-citerne contenant ce
produit(Bayart et Geschiere, 2001). Les allogènes bamiléké sont originaires de l’ouest du pays, tandis que le lieu
qui abrite le centre administratif et politique du pays reste le fief des autochtones béti. Récemment, une partie du
pays a également brillé par la violence. En effet, à Ebolowa, dans la région du sud, après la découverte d’un
crime crapuleux attribué à des délinquants d’origine ‘’bamoun’’, des affrontements sanglants ont éclaté entre les
ressortissants de cette communauté et les autochtones Bulu.
183
Selon les autochtones, le concept « population flottante » est un emprunt fait à la localité de Port-Gentil (chef
lieu de la province de l’Ogooué-Maritime). Ce serait certains d’entre eux, travailleurs dans cette ville, qui
auraient reproduit dans leur localité cette notion que les port-gentillais mobilisaient pour stigmatiser les
populations allogènes.

152/297
vivants. En somme, la terre est, au plan social, un médium de communication entre mondes
invisible et visible, entre générations passées, présentes et futures (Rey, 1971 : 76).

Par ailleurs, nous nous rendons compte que le concept « population flottante » affublé
aux migrants est parfois exploité à tort ou à travers par leurs utilisateurs. Etiqueter quelqu’un
de « flottant », ou une population de « flottante », doit exiger un maximum de vigilance et de
discernement. Par « population flottante », nous entendons parler de groupes d’individus
partis de leur localité d'origine pour s'installer durablement dans une autre et ont coupé tout
contact avec le leur au point de perdre leur autochtonie. Quand certains d’entre eux, après des
longues années passées loin de leurs villages, décident d’y retourner, ils sont considérés
comme étrangers. Cette réalité apparait notamment lorsque leurs ascendants ont disparu. Le
flottant doit être donc perçu comme celui à qui il manque des repères spatiaux sociaux nets.
Toute personne qui en terre d’accueil ne jouit pas de tous les droits sociaux dont bénéficient
les ressortissants du village, et qui n’en bénéficie non plus sur sa terre natale, abandonnée au
point d’y renoncer à tout contact, est considérée comme « flottante ». Elle flotte parce qu’elle
n’est pas chez elle et n’a non plus de place dans son village. C’est un étranger aussi bien chez
lui que sur le lieu de son installation, chez les autres. C’est donc quelqu’un qui erre.

Clôturons ce volet en disant et en insistant sur le fait qu’au final, la représentation que se
font les autochtones des autres groupes ne véhicule pas en soi des signaux tribalistes ou
d’exclusion tribale. « Elle ne correspond pas tant à un retour aux sources qu’à l’exploitation d’un
ensemble disparate d’éléments – souvent puisés dans la tradition rurale ou villageoise – dont la
remise au goût du jour, sous une forme revendicative ou symbolique, sert à abattre le rappel des
membres du groupe ethnique autour de finalités particulières qui varient au gré des situations, suivant
les besoins du moment » (Avenot, 2008 : 283). Ils distribuent cette catégorie identitaire à tous
les groupes sociaux étrangers chez eux. Même les groupes d’origine Fang comme eux, mais
non natif de l’Estuaire, encore moins de la région de la Bokoué, sont eux aussi taxés de
« flottants », et ce, au même titre que ceux qui ressortent d’autres univers culturels de l’arrière
pays. La règle de droit qui fixe l’inscription territoriale de l’individu est le droit du sang. Il
faut juste relever que derrière le concept flottant se terre le sentiment profond et légitime de
vouloir à tout prix préserver les valeurs locales. « Le souci de préserver son identité n’empêche
pas d’avoir des relations avec ceux qui diffèrent de soi, mais on introduit des bornes qui interdisent
d’accepter ce qui menacent les valeurs centrales que l’on fait siennes » (Claval, 2003 :108). Et en
toute vraisemblance, la nécessité du contrôle absolu du patrimoine foncier par les membres du
clan s’explique – au-delà de toute autre considération sociale - davantage par son rôle

153/297
exceptionnel de continuum naturel du lien entre le monde des vivants et celui des morts
qu’une pure question de maîtrise des ressources économiques. Les alliances et le partage
d’une citoyenneté identique concèdent d’ailleurs des droits d’usufruit du sol à des personnes
non natives d’une région.

6.4.4. La terre : enjeu de conflits entre migrants


«On appelle conflit, toute situation inhérente à une opposition ou à une
contradiction d’intérêts entre des groupes ou des individus» (Messa Essono :
2002)

Le séisme économique auquel nul n’a pu échapper dans le continent, où que l’on se
trouve au sud du sahara, a obligé les populations à se replier vers la nature, en l’occurrence
l’espace foncier forestier. Le choix de vivre des ressources forestières et surtout agricoles
révèle que l’absence d’autorité coutumière ou étatique laisse libre cours aux conflits. La vie
hors de son espace lignager, son espace clanique, est parfois source d’insécurité et donc de
trouble. Evidemment, partager une terre qui n’est pas celle de sa parentèle avec d’autres
personnes, qui ne sont non plus elles mêmes sur une terre d’origine, engendre des problèmes
entre habitants. Les conflits inter-habitants opposent beaucoup plus les « flottants » entre eux.
Une esquisse des différentes raisons justifiant l’existence de ces conflits nous éclairera
davantage.

Au nombre de ces raisons, on note la non redistribution des terres par l’Etat à chaque
habitant ayant travaillé comme agent au service du reboisement. Ce manquement enregistré
par l’Etat, juste après la fermeture du chantier, a inexorablement été profitable à certains
anciens ouvriers, qui se sont délibérément appropriés des parcelles de terrain. Cette procédure
quelque peu incommode ne garantit en rien un droit légitime de propriété sur l’espace. Pour
cela, les habitants qui n’ont pu bénéficier d’importants espaces, et qui en cherchent pour
l’extension de leurs activités, annexent alors les jachères des autres. Cette assertion est
confortée par les propos de sieur Boundzanga184 :

« Le désordre règne maintenant ici. Personne ne respecte plus l’espace de l’autre. On est loin
des traditions du village. Rien n’est comme chez nous au village. Tout individu peut librement
exploiter votre parcelle. Les nouveaux arrivants se comportent comme des anciens. Ils
rentrent en forêt sans solliciter d’avis. Si vous critiquez ce genre d’attitudes, la question qui
vous sera posée c’est de savoir si vous avez amené une forêt dans la région ? « Vous

184
Chef de village Ekouk chantier, entretien, Aout 2009.

154/297
entendrez souvent cette réflexion : le village n’est pas le vôtre et le terrain non plus ». Ce
discours est courant ici. Ici, avant on n’était pas comme ça. Mais depuis qu’il y a beaucoup de
monde….. »

Ce manque de clairvoyance de l’Etat est aujourd’hui à l’origine de nombreux conflits


fonciers. Toutefois, la permanence de ces conflits vient aussi de l’attitude qu’affichent les
habitants eux-mêmes. Ils gardent toujours en eux le sentiment permanent d’être en terre
étrangère. Ils ont du mal à assumer leur appartenance à un nouveau territoire, un nouvel
espace. Ce blocage psychologique est une attitude vulnérable que certains saisissent pour
tenter d’amasser des espaces, ce, en spoliant d’autres. Mais comment s’y prennent-ils ? Le
moyen le plus sûr pour y arriver est de rappeler continuellement à la conscience collective
qu’ils sont tous étrangers.

A cet effet, il serait démesuré pour un étranger d’opposer un veto sur une terre qui n’est
socialement pas la sienne. « L’étranger n’a pas de droits ». Le peu qu’il peut avoir lui vient de
l’autochtone. Pour en posséder pleinement, il se doit de vivre sur un milieu qui appartient à
son lignage, à son clan. Car, seules ces structures légitiment ses droits : « Le village comprend
les descendants du fondateur du village plus les descendants des hommes venus se fixer dans le village
après avoir passé une alliance avec le fondateur » (Kialo, 2005 :34). En dehors des droits
coutumiers, du lignage et du clan, les droits de propriété reconnus et valables ne sont accordés
que par l’Etat.

Conscients qu’ils ne sont ni autochtones, ni dépositaires d’un titre foncier délivré par
l’Etat et qu’ils n’accordent aucune considération à l’autorité installée (chefs de canton et de
villages) ou encore à une entité invisible, le « mwiri n’attrape plus personne »185, tout un chacun
pense donc être en droit d’assiéger sans aucune réprobation un environnement déjà occupé.
Or, des comportements de ce genre ne peuvent que plonger les habitants dans un cycle
infernal de conflits.

6.5. LA SEDENTARISATION DANS LA PRECARITE


Les milieux se sont appauvris depuis la banqueroute des usines. Mais, paradoxalement,
l’inflation de la précarité induite par la pénurie d’emplois n’a pas produit d’émigration
massive de migrants. Le paradoxe est d’autant plus saisissant qu’il est habituellement admis

185
Entretien du mois d’août 2009 à Ekouk. En déclarant : le mwiri n’attrape plus personne, cet informateur
montre que les institutions initiatiques traditionnelles n’ont plus aucune influence sur les populations de la
localité.

155/297
que cette catégorie de population se définit par un penchant plus prononcé pour
« l’accumulation » (Domenach et Picouet, 2004) de profits qu’une vie adaptée aux conditions
économiques troubles des localités tombées en ruine. Leur présence prolongée n’est
absolument pas sans rapport immédiat avec certains facteurs socioéconomiques avantageux.

La migration temporaire s’est transformée en migration permanente. Cette sédentarisation


de la population allogène dans l’ancien espace de travail se voit à Bélabo et Ekouk. Seul un
petit groupe d’anciens ouvriers migrants est parti pour des destinations qui recherchaient leur
profil. Ils sont parvenus à obtenir des contrats d’embauche. Parmi eux, le personnel soignant,
des chauffeurs, des mécaniciens etc. Tous ont alors repris du service dans des entreprises
privées plus ou moins liées à l’exploitation forestière et implantées dans des régions proches
ou lointaines. La majorité n’a pas en revanche déserté le milieu où ils ont construit leur vie.
L’installation de l’ancien personnel là où il a travaillé n’empêche cependant pas à ceux qui
l’ont fait d’effectuer des va-et-vient entre le territoire d’adoption et la région d’origine.

Les raisons de l’extension de leur séjour, qu’on devrait plutôt assimiler à une
sédentarisation définitive, sont multiples. Certaines différences ne sont que de forme mais sur
le fond la fixation des populations à Bélabo ou à Ekouk est nivelée par un même facteur :
l’économie. Le positionnement géographique de ces localités en fait des pôles propices au
développement des échanges économiques. La région gabonaise est située sur la route
nationale, à cheval entre la capitale du pays et le chef lieu de la province du Moyen
Ogooué186. L’installation à Ekouk permet au commerçant de métier, à l’agriculteur ou au
chasseur de grappiller quelques gains financiers qu’il ne pourra facilement acquérir dans la
localité d’origine. Il en va autant des résidents de Bélabo. La ville est une plaque tournante
d’importance et incontournable. « C’est la porte d’entrée et de sorti de la province de l’est. Et sa
gare ferroviaire est le lieu où se croisent les trains en provenance des deux extrémités, c’est-à-dire,
Yaoundé et Ngaoundéré. C’est également à cet endroit qu’ils se ravitaillent en carburant »187. Tout
transite dans cet espace. Les marchandises convoyées par train destinées à ravitailler toute la
province pénètrent par là. De même, l’expatriation des richesses de la province vers les
grandes métropoles passe par cette localité. Le milieu bénéficie donc d’une position
stratégique privilégiée, qui permet le développement du commerce. Le flux de personnes qu’il
draine élargit le marché et encourage d’importantes transactions marchandes susceptibles

186
Province située au Centre du Gabon.
187
Propos du maire, mai 2008.

156/297
d’atteindre d’autres destinations du pays. Les migrants ont chacun une activité à laquelle ils
tiennent et dont dépend leur vie ainsi que celle de leur famille. Certains sont agriculteurs,
d’autres font dans la restauration, d’autres sont menuisiers, exploitants forestiers etc. S’ils ont
choisi de rester, c’est bien pour profiter des possibilités commerciales qu’offre le milieu.

6.5.1. L’absence d’investissement dans le village d’origine


Les marqueurs d’attachement insoluble au village qu’attend la société de la part de ses
fils partis se « chercher 188» s’évaluent à travers leurs investissements personnels ou destinés à
la communauté. Ils sont perçus comme les signes de leur implication dans la vie
communautaire et locale. Manifestement, il y en a parmi les migrants qui ne se sont jamais
montrés entreprenant dans leur village d’origine. Cette attitude est parfois observée dans les
mouvements de migration qui se terminent par une « urbanisation totale de la fratrie »
(Cabanes, 1995 :106). Par ailleurs, des individus ayant tout aussi poursuivi leur parcours de
migrant seul révèlent avoir été surpris par la fermeture de l’entreprise. Ne s’étant pas
préparés, faute d’épargne, ils redoutent le regard de la communauté en retournant au village.

« Il faut savoir que quelqu’un qui quitte son village pour aller travailler est comme
un chasseur. On attend de lui qu’il rentre avec le gibier afin d’en distribuer à tout le
monde. Ce n’est pas facile pour des gens comme nous, qui avions longtemps
travaillé hors de chez nous, de rentrer sans rien ; en plus si on a rien fait là-bas.
Vous ne serez pas considéré, vous ne serez rien pour les autres : vous ne compterez
sur personne. Tout le monde se moquera de vous, les parents et l’entourage. Même
s’ils ne le font pas ouvertement, vous vous sentirez toujours mal à l’aise au milieu
d’eux. Ils n’hésiteront pas chaque fois que vous aurez un problème de vous rappeler
que vous n’avez rien fait dans votre vie. C’est dur d’être dans cette situation parce
que vous serez obligé de baisser la tête devant tout le monde. Peu importe, si vous
avez eu des difficultés personne ne cherchera à le savoir, ce qui compte pour les
gens c’est de voir ce que vous avez réalisé pour votre famille et pour votre village.
Tout le monde sait que vous avez travaillé alors on s’attend à ce que vous
construisez peut-être des maisons pour vous et pour vos parents. On s’attend à ce
que vous envoyez la nourriture, que vous partagez l’argent, que vous aidez et
assistez les membres du village quand il y a un problème qui survient. Si vous ne
faites pas ça, on pense que vous avez oublié le village et que vous avez refusé de

188
Expression populaire au Cameroun visant à exprimer la détermination de nombreux demandeurs d’emploi à
en trouver un ou à se débrouiller par tous les moyens pour se procurer des revenus.

157/297
l’aider. C’est possible de faire tout cela quand on a un bon salaire. Or si on ne gagnait que
35000 FCFA le mois, et qu’il y a des charges, vous devez manger, payer l’école des enfants,
les médicaments, la maison pour d’autres, vous ne pouvez vraiment pas penser à préparer la
retraite ni faire des choses au village. Lorsqu’on sait qu’on sera confronté aux jugements et
aux insultes des proches, on préfère garder son honneur en restant auprès des gens qui ont
partagé les mêmes conditions de vie que nous. Maintenant, si on a un peu d’argent après, on
pensera à préparer doucement le retour »189.

Le statut de salarié est perçu comme déterminant l’ascension sociale de l’individu. La


société estimant qu’il lui est naturellement redevable, puisque la personne reçoit son identité à
la faveur de l’éducation que lui transmet la communauté, elle attend en retour que des actes de
générosité s’intensifient à son égard. Ils déterminent en grande partie l’intégration au village
du migrant. Xavier Durand ne croit pas si mal dire en affirmant qu’elle « dépend de sa
générosité avant le licenciement, de la régularité de ses visites comme de son humilité lors du retour »
(2000 : 144-145). La migration connote la réussite sociale selon la représentation qui s’en
dégage. Comptant sur la solidarité des membres qui empruntent cette voie, la société réclame
alors sa part de richesse190.

La communauté s’estime en droit de partager l’opulence d’un des siens. Il est son bien.
Ecarter sa génitrice du succès amassé est une pratique asociale. La société reprouve
l’égoïsme, mais vénère le partage. C’est pourquoi le migrant, éminent émissaire du groupe,
est tenu de ne pas oublier la communauté. En même tant qu’il tire profit de son travail, il doit
aussi partager les gains avec elle. Il les redistribue sous forme de contributions sociales. En
revanche, l’inexistence d’implication dans la vie communautaire est interprétée comme
significatif d’une rupture des liens sociaux. « Les habitants du village attendent que […] celui qui
ressort de la ville les renforce […], ils attendent ce renfort, mais quand ils trouvent que vous n’avez
rien, ils vous abandonnent » (Durand, 2000 : 144). Lorsqu’il se retrouve ainsi, sans l’ombre
d’une réalisation, le migrant n’a d’autre alternative que l’exil. La préférence de la
sédentarisation au lieu de migration par ceux qui n’ont pu remplir leurs « obligations » vis-à-
vis de leur communauté est pensée pour éviter de perdre la face. Ils veulent sauvegarder leur
honneur, éviter la culpabilité et le risque d’une exclusion sociale alors ils se sédentarisent.

189
Discours du chef de quartier Elobi, juin 2010, Bélabo. Le chef est un ancien travailleur de SOFIBEL,
originaire de l’ouest du Cameroun.
190
L’investissement personnel du migrant au village est une forme de contribution au développement de celui-ci.
Quelque soit la nature donc de l’investissement, personnel ou dirigé vers la communauté, tant qu’il est réalisé
dans le village, la société le considère comme une richesse profitable pour la localité.

158/297
6.5.2. Le faible coût de vie
Beaucoup d’« allogènes » jugent le coût de vie plus abordable sur la terre de migration
que dans la région natale. Au Cameroun, les ressortissants des régions du centre, du littoral ou
du sud, installés en plus grand nombre dans l’ancien eldorado de l’Est, renoncent aujourd’hui
à retourner chez eux en raison du coût élevé de la vie. Le centre abrite Yaoundé et le littoral
se gargarise d’avoir Douala. Dans ces métropoles, disent les populations, le loyer, le transport
et l’alimentation coûtent chers. Un logement deux pièces payé 12 000 Fcfa le mois à Bélabo
vaut le triple dans ces villes voire plus. Ces cités urbaines rallongent par leur vaste taille la
facture en y associant les charges liées au transport. Les migrants ne réalisent pas chez eux
autant d’économie de revenu qu’en vivant sur le territoire d’accueil. De même, ils
s’offusquent de voir les denrées agricoles subir des augmentations exorbitantes. Pour ces
« sans emploi », l’idée de subir la double peine des prix élevés des produits importés et ceux
des produits locaux est un gros frein au retour.

Les deux grandes agglomérations camerounaises sont au centre d’intenses échanges


commerciaux. « La ville est normalement un lieu de marché. Une partie des habitants ne vit pas
directement de l’agriculture, leur survie est donc fonction de l’organisation économique et politique
de la production et des échanges » (Collantes Diez, 2008 :24). L’agriculture demeure le centre
de gravité de l’économie du pays. Pendant près d’une trentaine d’années, la croissance du
Cameroun a été tirée par les exportations des matières premières d’origine agricole. En effet,
les exportations du secteur rural représentaient environ 55% des recettes d’exportation du
pays. Malgré la crise économique des années 1985-1995 qui s’est manifestée notamment par
la chute drastique des prix des principaux produits agricoles sur le marché international (café,
cacao, coton, etc.), la contribution du secteur agricole au PIB reste très appréciable puisqu’elle
se situe encore autour de 20% (MEF : 1998). Le secteur cristallise les interrelations entre le
monde rural et le monde urbain. Le dernier comble ses besoins en ressources agricoles en
dépendant des productions rurales. Le second constitue le grenier à vivres des grandes villes
et n’a accès à l’argent qu’en vendant ses produits au précédent. Mais la subordination des
denrées alimentaires aux mécanismes du marché ne cesse d’entraîner des hausses de prix. En
février 2008, exaspérées par ce fléau, les populations de ces villes ne purent longtemps
contenir leur colère. Elles mêlèrent leur voix à celle du reste du continent englué dans des
mouvements de protestation sociale contre la vie chère (Labley, 2008). La flambée des prix
tend à rendre les ressources alimentaires inaccessibles pour les couches populaires
défavorisées et elle touche indistinctement tous les produits. Dans le sud, au « marché

159/297
mondial », véritable foire agricole du pays, les commerçants locaux réajustent les coûts de
leurs denrées en fonction des offres ronflantes des riches clientes191 gabonaises et équato-
guinéennes. Des telles stratégies confortent les réticences au retour des migrants.

Il apparaît que l’installation dans ou près des grandes villes demande que l’individu ait un
revenu suffisant. La fluctuation en hausse du coût de vie dans ces milieux ne connait pas
d’instant de répit. Les contingences économiques internes au marché camerounais ou liées à
la concurrence des marchés extérieurs creusent le revenu des populations et les plongent dans
la précarité. Redoutant un tel scénario et jugeant leur revenu assez modeste, les
« compressés » de Bélabo s’établissent définitivement dans cette localité. Là, ils éprouvent
moins de mal à subvenir à leurs besoins. Et pourtant cette localité n’est pas moins épargnée
par l’évolution du coût de la vie. La différence repose nettement sur la vitesse de cette
évolution. Si les coûts des produits d’importation suivent le rythme de l’inflation de ceux des
grandes agglomérations urbaines, ceux des denrées alimentaires locales grimpent timidement.

L’argument du coût élevé de la vie comme motif justifiant la sédentarisation des individus
ressort aussi à Ekouk. Les populations semblent parfaitement assumer leur immobilisme
puisque chez elles « la terre est la même 192». Cette inscription révèle à elle seule l’état
d’esprit de l’ensemble des gens que nous avons abordé et pour qui le rêve du retour s’étiole.
Pour ceux là, les urgences économiques l’emportent sur toute autre considération sociale. Les
villages de l’arrière-pays ne peuvent leur offrir le ‘’confort’’ proposé par le cadre « urbain ».
Ils font face à de multiples problèmes. La route est l’un d’eux et le facteur déterminant la
pauvreté des ruraux. Le sud du pays est peu couvert de bitume. L’irrigation des produits de la
ville vers les zones rurales reculées pâtit pour cette raison, ce qui fait grimper les prix de ceux
qui arrivent à atteindre des telles localités et empêche la majorité des habitants de les
consommer du fait de la faiblesse de leur pouvoir d’achat. La production agricole ne stagne
qu’au stade de l’autosubsistance et la chasse commerciale, y compris l’artisanat, ne rapporte
que très peu de fonds. Dans ces régions, l’économie dominante n’est pas celle du marché. Par
conséquent, le coût de vie reste très accessible. Mais les ex-ouvriers sont très avides des
modes de vie modernes. Or les produits qui les caractérisent sont parfois rares et très coûteux
dans les villages. La vie en ville ou à proximité sert de point d’accès aux accessoires

191
Les commerçantes gabonaises et équato-guinéennes se ravitaillent habituellement dans le sud du Cameroun.
Ce sont d’importantes clientes qui ont la réputation d’acheter sans souvent négocier les prix proposés.
192
Inscription imprimée sur une enseigne placée juste à l’entrée du domicile d’un résident d’Ekouk-Obendzi.

160/297
modernes. La résistance au retour aux villages permet donc ainsi de profiter de
l’environnement social qui satisfait le mieux les attentes.

Ainsi les lieux de migration assurent un meilleur confort social que la terre natale. Ils
favorisent l’équilibre budgétaire auquel aspirent tant de populations qui ne demandent qu’à
vivre une vie convenable. Des tels milieux sont les seuls qui donnent encore aux migrants
accès aux opportunités qu’ils ne peuvent obtenir ailleurs. Elles déterminent leur
sédentarisation et leur attachement aux territoires. Cet ancrage social ne saurait se justifier
seulement par un défaut d’investissement au village d’origine. Le grand nombre a investi mais
parfois pas suffisamment pour subvenir aux besoins de toute la famille élargie. Ils restent pour
profiter des privilèges obtenus, des liens sociaux noués sur place et pour éviter surtout la
précarité et la pression des besoins des parents du village. Il est en effet de coutume en
Afrique que le salarié prête attention aux préoccupations économiques de ses proches restés
au village. « L’ouvrier vit dans une société traversée de sociabilités et de solidarités dont les ressorts
continuent d’être, malgré les vernis modernisant des Etats actuels, la famille, l’ethnie …. » (Diouf,
1995 : 199-200). L’éloignement détourne le migrant des besoins de son groupe et lui permet
de ne restreindre ses dépenses quotidiennes qu’autour de son foyer.

Néanmoins, un chassé-croisé social entre ville et campagne ressort. D’une part, le besoin
de subsistance contraint les urbains de Bélabo à vivre de la dépendance rurale, notamment
pour les produits alimentaires, et d’autre part, les ruraux d’Ekouk consomment par envie les
produits ‘’onéreux’’ de la ville. Les premiers vivent la ruralité bien qu’installés en ville et les
seconds installés en zone villageoise vivent la modernité en s’aidant des ressources rurales.
Au-delà, la crise rappellerait donc aux villes africaines leur origine campagnarde malgré les
changements architecturaux et les modes de vie et aux campagnes leur goût irrésistible pour
les ressources des villes.

6.5.3. L’attente du payement des droits sociaux


Prime de démobilisation, ancienneté, arriérés de salaires et services rendus constituent la
gamme de droits sociaux que les-ex-salariés attendent de l’Etat camerounais193. A l’aube de la
liquidation, ce dernier avait procédé au paiement d’une partie des droits sociaux de beaucoup
d’ouvriers. Une minorité de « laissés pour compte », également composés des cas litigieux
193
Tout à l’opposé, l’Etat gabonais n’a jamais formulé de promesses de versement de ces droits à ses ouvriers,
encore moins procédé au paiement, excepté la première vague d’ouvriers de la STFO. Ils constituent le petit
noyau d’anciens ouvriers ayant eu la chance de percevoir leur indemnité de retraite. La majorité constituée des
licenciés des années 90 vit sans retraite.

161/297
soulignés par la SCAF, n’avait perçu cet argent. L’Etat avait pris l’engagement ferme de
solder toutes les dettes lors de la tenue d’une prochaine commission censée définitivement
régler le financement de ces droits. Supposée intervenir dans un court délai, l’ombre de cette
promesse tarde toujours à voir le jour. L’interminable attente du traitement de ce dossier dilue
graduellement la volonté de retour des migrants désireux de le faire. Il faut croire que la
conditionnalité du départ reste le payement des droits sociaux de ces gens dont une partie
n’avait jamais songé investir chez eux au moment où ils en avaient la possibilité. Ils se sentent
à présent prêts à le faire à condition pour eux d’obtenir ces fonds d’où viendra leur
rédemption. De l’aveu même de certains, l’inaccessibilité à cette indemnité tant espérée est un
facteur qui détermine le report du retour et compromet simultanément tout espoir de
développement de projets et donc d’avenir dans leurs régions d’origine. « Le retour au village
est perçu pour la plupart comme une chute dans l’ascension sociale » (Durand, 2000 : 140). De
fait, le bon retour intervient quand leurs arrières sont assurés : possession d’un logement
moderne électrifié, de revenus réguliers de sa boutique et de ses champs. Le dénouement de la
situation leur donnerait l’occasion de se racheter et de conserver le statut social acquis sous le
salariat.

6.6. « LA ROUTE RETIENT LES HOMMES »


L’installation des hommes en bordure de route est en zone rurale un phénomène assez
classique194. Croire que ce choix est anodin serait assurément faire injure aux ruraux qui ont
très certainement compris mieux que quiconque le bien-fondé d’une voie bitumée. « Le
développement et l’amélioration des routes rurales sont essentielles non seulement pour l’expansion
de l’économie agricole, mais elles constituent dans une grande mesure son réseau de communication,
son seul contact avec l’extérieur, elles représentent le moyen par lequel la connaissance d’une vie
meilleure et le savoir technique peuvent être transmis » (Nemb, 1984:11). Dans la localité
d’Ekouk, le privilège de vivre sur un espace fertile, traversé par une route généreuse de
dividendes et qui facilite l’accès à la modernité importée des villes retient la population. « A
Ekouk, nous sommes là à cause du commerce. Nous vendons la nourriture pour gagner de l’argent,

194
Claude Meillassoux en analysant le développement des cultures commerciales en Côte d’Ivoire montre qu’au
temps du travail forcé, dont l’abolition a permis aux paysans de pratiquer pour leur propre compte une activité
agricole rémunératrice, les sociétés qui s’éloignaient des axes routiers pour échapper au contrôle administratif
s’en sont rapprochées après la suppression de cette pratique. « Depuis environ 1953 des pistes d’évacuation
praticables aux camions de traite relient ainsi la presque totalité des agglomérations aux principales voies de
communication routière. Celles qui ne sont pas sur ces pistes tendent à s’en rapprocher ou à les construire elles-
mêmes » Cf. C. Meillassoux, Anthropologie économique des Gouro de Côte d’Ivoire, Paris, Mouton et l’école
pratique des hautes études, 1964, p.50.

162/297
195
par rapport à Mimongo où on n’arrive pas à vendre à cause du mauvais état de la route » .
Comme toutes les localités rurales situées sur des grands axes routiers, sa population voit
continuellement défiler de flux importants de personnes à bord des véhicules. Cette mobilité
qu’ils facilitent génère de revenus aux paysans. Les voyageurs au contact des produits
exposés le long d’un axe routier s’arrêtent régulièrement pour les acheter. Il y a là une
véritable vertu économique des réseaux routiers que Mahuet décrit très bien en ces
termes : « comme la véritable richesse d’une nation, puisqu’ils sont les moyens de circulation et de
commerce, que sans eux les fruits de la terre resteraient enfouis dans la contrée qui les produit, et que
tout ce qui surpasserait la consommation nécessaire des habitants serait inutile et sans valeur » (cité
par Goger,2003 : 163). Ce mode de captation des prébendes, fondé sur l’exposition des
ressources, est le seul acquis de nombre de ruraux. Solvable, cette catégorie sociale attire les
commerçants venus des villes. Equipés de boutiques garnis de toute sorte de marchandises
modernes, ils modernisent la campagne en l’inondant des produits de la ville. De fait, les
ruraux ne sont plus trop contraints de se déplacer vers les zones urbaines pour les avoir. Le
bon état de la voie terrestre les leur facilite. Les boutiquiers en rupture de stock n’ont que des
commandes à passer pour être renfloués par des véhicules de livraison. La route favorise la
création d’un environnement commercial qui profite aux productions paysannes et aux
populations. Elle réduit la fracture sociale entre ruraux et urbains en accélérant l’intégration
sociale et en facilitant à chaque partie la consommation des produits de l’autre. Sur la route,
les ruraux au contact des voyageurs de passage et des clients urbains n’empochent pas
seulement des dividendes, même si l’objectif reste d’abord celui là. Ils nouent aussi avec ces
derniers des liens d’amitié cousus à travers les échanges économiques. Quelque soit les
protagonistes, les voyageurs de passage, les vendeuses itinérantes de textile, les revendeuses
urbaines196 des ressources agricoles rurales ou les commerçants installés dans le village, au
contact des villageois auxquels ils sont habitués, leurs rapports marchands se doublent de
rapports amicaux. Tous ces contacts entre individus ou groupes sociaux assurent le brassage des
cultures. Lequel est fondamental. « Car il permet de forger une réelle identité et une unité des peuples,
nécessaire pour élaguer les égoïsmes, les préjugés et les clivages ethno régionalistes tant au niveau
d’une nation, qu’au niveau d’une communauté régionale » (Koulakoumouna, 2005). Ainsi, à travers
les échanges économiques la route permet aussi de rapprocher des populations de diverses
origines.

195
Entretien, Août 2009, Ekouk-Obendzi.
196
Ce phénomène est le‘’bayam sellam’’ au Cameroun, c’est-à-dire ‘’acheter et vendre’’.

163/297
6.6.1. « Il n’y a pas de routes chez nous »

Le développement d’un pays se dessine à travers l’ampleur de ses échanges. Mais la


route en est la condition idoine et le vecteur des déplacements de personnes, des objets et des
idées. Or la qualité de celles que revêtent certaines localités du Gabon, principalement au sud,
présente un visage effroyablement antagonique aux attentes de la modernité actuelle. Elles ne
peuvent jouer réellement leur rôle de catalyseur de la croissance et d’accélérateur
d’intégration sociale. Beaucoup d’entre elles ressemblent encore aux pistes des chantiers
forestiers ouverts à la faveur de la circulation des camions grumiers197. Ce sont des routes
traditionnelles ; des strates relativement améliorées des ancêtres de route bitumée : sentiers
piétonniers et pistes cavalières adaptées dans les sociétés à charrue au passage des chariots et
charrettes à traction animale. Elles ne demandent que de vils efforts pour leur réalisation. Car,
à défaut de les bitumer, les décideurs politiques réduisent souvent les investissements au
simple remblayage de la latérite. Mais la « stratégie du faire peu et à peu de frais » est un
véritable supplice imposé aux usagers de la route surtout en saison de pluies. Les dégradations
causées par les pluies torrentielles accentuées par le passage des gros porteurs rendent toutes
les voies impraticables. Les « bourbiers » qui se forment à chaque tombée de pluie
endommagent ces routes.

Photo 6.2 : Véhicule bloqué sur la route de Mimongo (localité du sud) en raison du
mauvais état de la route. Cliché : Boussougou., 2006

197
Véhicules qui servent au transport des grumes. Ce sont des tout-terrains. Chargés, ils endommagent
quelquefois les routes. D’importants bourbiers en saison de pluies sur les routes argileuses ou faites de latérite
sont souvent attribués à ces véhicules.

164/297
Il n’y a point d’échanges quand les commodités de la mobilité font exagérément défaut. Les
paysans voulant écouler leurs produits voient leur élan freiner par une infrastructure routière
moyenâgeuse. La pénurie dévalorise encore plus leurs efforts. Le marché local est étroit pour
absorber toutes les productions et celles destinées aux grands marchés urbains arrivent
péniblement à destination ; non sans compter sur les dommages et les retards de livraison
accusés. « Le mauvais état des routes et les mauvaises conditions de transport augmentent non
seulement le coût de production mais contribue à la détérioration de la qualité des produits… »
(Koulakoumouna, 2005 : 10) Difficile dans ces conditions de stimuler la dynamique agricole
et d’avoir une économie paysanne florissante. Il n’est donc pas étonnant de voir l’exode rural
rongé tout l’arrière pays: « je ne peux pas rester au village car il n’y a pas des clients là-bas pour
acheter la marchandise. C’est pourquoi les gens sont descendus ici pour faire les plantations. Là-bas
même la papaye, on n’achète pas. Quand on expose la gazelle, elle ne vaut que 1500 FCFA, de même
198
pour le porc-épic. L’antilope entière ne vaut que 3000 » . Dans l’arrière pays, la route attire
l’homme mais la route traditionnelle ne génère pas de profit. Le paysan gabonais, confronté à
tout cet « éventail de déception », lié à l’absence de cet instrument majeur du développement,
ne contribue véritablement pas à la création de la richesse nationale. Il produit avec retenu et
surtout proportionnellement à la cadence du niveau des échanges admis par la nature des
voies de communication dont-il dispose. La seule voie de salut, de sortie graduelle des
populations de l’intérieur de la spirale de la pauvreté et du chevauchement des économies
locales à l’échelle nationale réside vraisemblablement dans une politique volontariste de
modernisation de l’ensemble du réseau routier du Gabon profond. C’est déjà ce que disait
Gérard Grellet, « un bon développement routier constitue l’exemple classique d’une infrastructure
préalable à tout développement rural. Sans routes, les paysans ne peuvent ni écouler leur production,
ni acquérir les inputs. Le manque d’entretien des pistes est une des causes de la baisse de la
production agricole dans de nombreux pays d’Afrique noire » (1986 : 236).

CONCLUSION DU CHAPITRE
Les localités de Bélabo et d’Ekouk se sont appauvries au lendemain de la faillite des
entreprises qui s’y étaient installées. La seconde a été la première à subir la crise de l’emploi.
Elle est liée à l’abandon en 1990 du financement du programme de reboisement par l’Etat.
Celui-ci, qui avait repris les activités de reboisement après la dissolution de la STFO, en 1975,

198
Entretien, aout 2009, Ekouk-Chantier.

165/297
était contraint d’y renoncer, en raison du prolongement de la crise économique survenue au
milieu des années 80 et l’application à partir des années 90 des politiques d’austérité.
Parallèlement, au cours de la dernière décennie, SOFIBEL ferme en 1995 à Bélabo. Cette
fermeture résulte de la superposition par les dirigeants nationaux des rapports sociaux
coutumiers dans la gestion de l’entreprise. Ce mode de gestion a démotivé le personnel,
endetté l’entreprise, démoli sa compétitivité et entraîné sa faillite.

La disparition de ces entreprises a eu des répercussions sur les conditions de vie des
ménages, leur organisation et la cohésion sociale. Le chômage a explosé, le niveau de vie des
foyers s’est délité, l’unité familiale aussi et les femmes ont repris la position des hommes.
Elles sont devenues avec la crise les principales pourvoyeuses des revenus domestiques.
Malgré la virulence du chômage, les anciens ouvriers n’ont jamais pensé au retour au village
natal. Divers facteurs économiques et sociaux n’incitent pas ces derniers à déserter le milieu
d’adoption. Dans ce climat marqué par l’installation de la misère, la crise de l’emploi a
provoqué des conflits entre les groupes autochtones ruraux et urbains de la région. La
répartition inégale des emplois offerts par la nouvelle entreprise locale, COTCO, a été le
facteur déclencheur du clivage entre ces groupes issus pourtant de l’ethnie bobilis. Mais ce
retournement abrupt des conditions de vie est plus apparu à Bélabo.

Il existe cependant sur certains sujets, comme le chômage, la sédentarisation des


populations et les conflits, des rapprochements entre la localité camerounaise et celle
d’Ekouk. Dans celle-ci, la crise de l’emploi sévit aussi bien qu’à Bélabo et tout le personnel
compressé, du moins la majorité, n’a pas quitté la localité. Il s’est fixé et dépend présentement
pour sa survie de l’activité agricole et la chasse. Faute d’alternative, l’ensemble de la
population s’est rabattue vers la forêt. Aussi, avec l’évolution démographique, la diminution
de la ressource forestière a commencé à créer des frictions entre les habitants. Des conflits ont
donc aussi germé dans cette région, mais ils diffèrent de par leur nature des luttes pour l’accès
à l’emploi notées à Bélabo. En revanche, ces tensions montrent que la forêt a bien
évidemment servi aux habitants d’Ekouk d’alternative contre le chômage. Son exploitation a
permis aux ménages de cette localité de préserver leur équilibre. Celui-ci n’a pas subi de
bouleversements. Le principal changement social apparu dans cette localité est la
masculinisation de l’activité agricole.

166/297
CONCLUSION DE LA DEUXIEME PARTIE
L’essor de l’industrie forestière à Bélabo et Ekouk ne portait pas sur des perspectives
comparables. Du côté de la localité camerounaise, cette industrie était centrée sur
l’exploitation, la transformation et le commerce des grumes. Au niveau de celle du Gabon,
elle portait sur le reboisement. Toutefois, en accueillant toutes deux des entreprises, elles ont
changé d’apparence. En effet, avec l’installation des chantiers, ces localités sont marquées par
d’importantes dynamiques sociales qui ont accéléré leur développement. La présence des
entreprises entraine celle de l’administration et les populations d’autres régions attirées par le
dynamisme économique de ces nouveaux bassins d’emploi. Les investissements de chacun de
ces acteurs ont déterminé l’évolution sociale de ces milieux. Bélabo est devenue une ville et
Ekouk un village-semi-urbain.

L’essor de l’industrie forestière a marqué la rupture avec la période « préindustrielle ». La


création d’emploi a arraché les populations de leurs activités et leurs modes de vie
traditionnels. Le salariat s’est développé, les chefs de famille se sont attachés à leur emploi à
l’usine et ont ‘’abandonné’’ la pratique de la chasse, l’économie s’est monétarisée, la vie
sociale aussi et les populations ne dépendaient plus pour leur survie des produits de la forêt
mais des biens de consommation importés. En somme, la prospérité incarnée par la présence
des entreprises a changé les modes de vie, augmenté les besoins des populations et fortifié les
rapports de dépendance à l’argent.

L’entreprise apportait le bien être social aux populations en son temps. Mais cela s’est arrêté
avec l’irruption de la crise économique. Les ménages ouvriers et d’autres installés au sein du
chantier faisaient face au chômage. Cette conjoncture économique a eu peu d’effets sur la
population d’Ekouk, en raison essentiellement de la disponibilité de la forêt et la proximité de
cette localité et la capitale. Ces deux facteurs ont servi aux populations de cette région de
rempart contre la crise. Mais du côté de Bélabo la situation économique et sociale s’est
profondément détériorée. L’absence de revenu a accéléré la dégradation des conditions de vie
et la décomposition des structures familiales. Pour remédier à la crise, de nombreuses familles
se replieront vers la forêt.

167/297
TROISIEME PARTIE :
RECOMPOSITIONS SOCIALES ET PRESSIONS SUR
L’ENVIRONNEMENT DANS LES ANCIENS CHANTIERS

La crise de l’emploi s’est installée dans la vie des populations des différentes régions étudiées.
Elle a profondément ébranlé les conditions de vie des ménages. Le chômage a entrainé le
tarissement des revenus, le niveau de vie s’est dégradé et l’organisation sociale des foyers
s’est renversée. Malgré la violence de cette conjoncture, les populations ne l’ont pas subie
sans imaginer des voies de sortie possible. Les développements qui vont ponctuer cette partie
porteront principalement sur les facteurs et les activités qui permettent aux populations de
subvenir aujourd’hui à leurs besoins et à la refondation de l’économie de chaque localité
examinée. Dans le premier chapitre de cette partie, l’intérêt sera accordé à l’analyse des
tentatives de relance de l’économie de ces localités et les facteurs qui en sont à l’origine. Dans
le second chapitre, il sera question de pousser la réflexion sur les recompositions sociales
survenues avec et avant la crise. Enfin, le dernier chapitre se focalisera sur les stratégies
d’accès à la forêt et le mode de gestion de ce milieu développé par les populations.

168/297
CHAPITRE 7: LE RENOUVEAU DES ECONOMIES LOCALES
L’économie a repris de l’embonpoint dans les espaces sociaux promus par l’exploitation
forestière. Après les sinistres sociaux survenus avec la crise, les populations y sont finalement
parvenues à les neutraliser. Faisant fi de tous les écueils liés à la « pénurie d’industries » et à
l’assistance extérieure, elles ont su se reprendre, refonder leur économie et sortir
complètement de ce temps de bien être perdu. La ‘’révolution agraire’’ a été le principal
moteur de la relance économique. Consubstantielle à la croissance du marché du vivrier, elle
se nourrit des besoins des grands centres urbains dont la poussée démographique contraint à
élargir les points de production en ressources agricoles. A Ekouk, la population masculine
s’investit aussi bien dans l’agriculture que la chasse. Même constat au Cameroun où la
privatisation du rail a modifié les circuits commerciaux initiaux. L’explosion des coûts de
transport des marchandises partant du sud vers les régions septentrionales a transformé
Bélabo en grenier de ces régions. La position médiane de cet espace simplifie le transport,
réduit les coûts et le temps des délais de livraison. Les avantages prédéfinis ont attiré les
réseaux des commerçantes bayam-sellam199 spécialisées dans l’exportation des vivres vers les
grandes surfaces urbaines. Cette nouvelle niche économique a influencé et intensifié la
production agricole locale. Ce chapitre met l’accent sur l’ensemble des activités que les
populations pratiquent pour survivre et les facteurs qui déterminent ces choix.

7.1. LA GENEROSITE DU CAPITAL FONCIER FORESTIER


Pendant tout le temps qu’avait duré l’entreprise de démolition des forêts, dans laquelle
excellait l’industrie des grumes, les territoires ruraux dont la survie dépendaient toujours de
l’existence de cet avoir jouissent encore jusqu’à ce jour, de toutes les bandes épargnées par la
campagne forestière. Elle n’eut le temps ni de tout réduire en océan désertique, ni celui
d’assécher tout le potentiel écologique pédologique. Les territoires où certains îlots boisés
n’ont pas disparu, ne concernent à Bélabo que des régions rurales et à Ekouk toute la forêt
préexistante non ciblée par le reboisement. L’unité naturelle interne des milieux forestiers
continuait en quelque sorte d’être préservée. On aurait tort de parler d’un tel couvert et faire
abstraction du regard expérimenté d’Andrée Corvol-Dessert quand elle écrit que « percevoir

199
Elles descendent de la première lignée de marchands bamiléké qu’on appelait les « Market-boy ». C’était des
commerçants de sexe masculin, généralement jeunes, qui, au cours de la période coloniale, achetaient les articles
dans les magasins européens et les revendaient sur les étalages en plein air. Les market-boy développaient donc
un marché noir, un marché parallèle au marché officiel. La participation des hommes comme acteurs majeurs de
l’expansion du salariat a favorisé l’essor du bayam sellam chez les femmes. Sur les détails de l’histoire des
market-boy (voir-Kouosseu, 1989).

169/297
l’espace forestier c’est pouvoir représenter un espace complet, avec toutes ses composantes »
(1997 :123). Celles-ci ne sont seulement pas constituées d’arbres comme l’opinion l’imaginait
à une certaine époque200. La forêt est un écosystème complet composé de substances
biologiques variées, animées et inanimées qui s’influencent mutuellement et enrichissent cet
environnement composite. C’est grâce à la coexistence et l’évolution conjointe de tous ces
éléments distincts, le climat ambiant, la faune, la flore et l’ensemble des produits non ligneux
que les sols des forêts équatoriales s’enrichissent et demeurent fertiles.

Tant de générosité de la nature va revigorer le recyclage des activités économiques paysannes


notamment en ce temps de chômage. Les populations des milieux ruraux souvent déficitaires
des profils que réclament les emplois urbains se reconvertiront dans les activités paysannes.
La tentative du côté de ces emplois les disqualifierait d’avance. Le sol arable justifie alors la
présence de forte concentration humaine dans un espace. Si d’autres voies inintéressantes
d’accumulation ne les déplacent pour d’autres milieux, les sociétés s’enracinent durablement
sur l’espace colonisé. Dans ces conditions, la vie de tout un chacun va s’articuler autour des
travaux champêtres. Le destin de tout sol fertile est son exploitation. Les plus habiles, pour
faire face à leurs besoins, convoquent les rudiments de connaissances qu’ils ont en matière
d’agriculture et de chasse. C’est ainsi que nous pouvons voir certains villageois et les non
salariés urbains être fréquemment occupés, soit à faire des champs soit à faire la chasse.
D’autres encore pratiquent les deux activités : le matin à la plantation et le soir à la chasse.

7.2. LE RECYCLAGE DES STRUCTURES ECONOMIQUES


PAYSANNES
Le marasme économique qui s’est abattu au cours des années 90 sur tous les pays
d’Afrique francophone et qui a dévasté l’ensemble de leurs localités a incité les populations à
se prendre en charge et à pratiquer la débrouillardise. Les populations des anciens chantiers
visités au Cameroun et au Gabon ont refusé la fatalité et ne sont pas restées inactives au
regard de la détérioration de leur condition de vie. Elles ont vécu la crise, mais celle-ci leur a

200
Au XVIIème siècle, la noblesse française définissait la forêt en terme simplement d’étendue d’arbres. Au
regard de la complexité de la composition d’une forêt, surtout une forêt tropicale, une pareille définition paraît
très réductrice. Elle ne prend pas en compte ni la présence des animaux, ni celle des micro-organismes, ni celle
des produits non ligneux et non plus celle du climat environnant (Corvol-Dessert, op.cit., p.127). Cette
représentation est encore d’actualité au XXIème siècle. Une « formation végétale dont les fruits exclusifs ou
principaux sont les bois d’ébénisterie, d’industrie et de service, les bois de chauffage et à charbon et qui,
accessoirement, peuvent produire d’autres matières telles que bambous, écorces, latex, résines, gommes, graines
et fruits » (Garrier, 2006 : p.103).

170/297
permis de rebâtir en revanche leur économie sur des nouvelles activités centrées cette fois-ci
sur la chasse et l’agriculture.

7.2.1. La chasse commerciale

La hausse de la consommation des ressources forestières est un meilleur marqueur


d’objectivation de l’embonpoint de l’économie rurale. L’activité cynégétique émerge
aujourd’hui comme un miroir, à travers lequel s’apprécie le repli du chaos économique à
Ekouk et à Bélabo. Domaine de maîtrise des hommes, la chasse ne s’est jamais aussi bien
portée dans les transactions économiques qu’en ce moment. La crise de l’emploi a forcé les
hommes à vivre de cette activité. Elle rapporte l’essentiel des revenus des foyers localisés à
Ekouk. Mais faire la chasse dans les forêts riveraines de cette région exige force physique et
courage. L’industrie forestière au siècle dernier a entrainé la disparition de certaines essences
végétales201 et du gibier au point où les seules espèces encore visibles sont les rats de guinée
qui rôdent dans les champs. Elle se fait à des dizaines de kilomètres, et de longues et pénibles
heures de marche sont prévisibles.

Pour trouver le gibier, les chasseurs doivent parcourir au moins une trentaine de
kilomètres en traversant la Remboué202. Chaque homme prépare son matériel de chasse dont
l’essentiel comprend : une ou plusieurs lampes torches, un couteau de chasse, un sac de
transport de gibier, un fusil, calibre douze de préférence. Ce dernier est l’arme autorisée à la
vente, que peut se payer le chasseur. Une fois tout le matériel apprêté, à la mi-journée, chaque
chasseur se fixe une heure de départ. En général, le départ du village se fait en fin de journée,
autour de 5 heures du soir. Les heures sont pensées en fonction de la distance à parcourir, car
il est préférable pour le chasseur de commencer la partie aux environs de 19h, afin de la
terminer autour de 4h du matin. C’est le moment où le gibier se déplace énormément et où
l’on peut en rencontrer.

« Chaque société a sa culture, c'est-à-dire un ensemble de représentations et de


structures sociales qui lui sont propres. Elle se compose en quelque sorte d’une
panoplie originale de solutions trouvées par un groupe d’hommes et de femmes pour
vivre ensemble dans un environnement donné. En d’autres termes, la culture définit

201
François Mabika Mboumba dans son étude sur le programme de reboisement à Ekouk dénommé projet FED
montre que la forte activité industrielle menée dans cette zone a entraîné la disparition de certaines essences
végétales. Il prend ainsi l’exemple du doussié qui devient une essence très rare.
202
Important cours d’eau localisé dans le département du Komo.

171/297
le monde en construisant une version de celui-ci dans laquelle toute une
communauté va se reconnaître. Elle relie les hommes entre eux et avec leur
environnement sur la base d’une vision commune du monde » (Costa, 2000 :60).

Les habitants de cet espace ont construit une culture du « chacun fait comme il veut 203» pour
définir leurs rapports sociaux et au milieu occupé. En effet, la chasse n’obéit à aucune règle
sociale concertée. Ce qui laisse à tout individu la latitude de chasser à sa guise. Un même
espace peut recevoir, en très peu de temps, la visite de nombreux chasseurs. La chasse se
pratique tous les jours sauf lorsqu’apparaît la lune. « Tous les chasseurs ne sont pas
consommateurs de viande de brousse, mais ils pratiquent la chasse pour des besoins
d’argent 204». Ce n’est pas hyperbolique de dire que ces hommes pratiquent une chasse
orientée par les besoins du marché. « Ce sont toujours des facteurs externes, déclare Bahuchet, qui
provoquent l’accroissement ou le déséquilibre des prélèvements : la viande de brousse est réclamée
par les citadins ; les pays industrialisés importent des meubles en rotin ; le personnel des exploitations
forestières ou aurifères se nourrit du poisson local » (2000 : 87). Au cours d’une partie de chasse,
un chasseur qui voit un renard par exemple ne le tuera pas. Cette bête n’a aucune valeur
commerciale. Les animaux qui sont continuellement arrosés à coup de canons de fusils,
chaque fois notamment qu’un chasseur entre en forêt, sont ceux qui se vendent le mieux sur le
marché.

203
Discours du chef de village de la localité, entretien, Août 2009.
204
Entretien, mai 2010, à Ekouk-chantier.

172/297
Noms Noms endogènes Noms scientifiques Prix exprimés
courants (Nzèbi) en FCFA

Crocodile Mungundu Crocodilus niloticus 3000 à 20000

Gazelle Séti Céphalus monticola 5000 à 6000

Pangolin Lekaghe Manis minus 3000 à 4500

Porc - épic Ngomba Athérurus africanus 6000 à 9000

Python Mbom Pythor serbae 1000 (le morceau)

Sanglier Ngoyi Potamochoerus porcus 60.000 à 90.000

Singe Kéma Cercopithecus nictitans 3500 à 9000


nictitans

Tatou (pangolin Pichi Manis gigantea


géant 60.000 à 180.000

Tableau 7.1: Les ressources animales commercialisées à Ekouk. Enquête réalisée en 2010 auprès des
chasseurs locaux.

Le commerce est ici un véritable vecteur de destruction des espèces animales des écosystèmes
forestiers. Les hommes chassent avant tout pour accumuler de l’argent. L’argent étant en
forêt, ils vont le chercher au prix des rotations surfaites. L’économie de subsistance, où
l’obligation de produire le nécessaire et non la recherche du profit, propre aux « sociétés
exotiques », telle qu’énoncée par l’école substantiviste, dont se réclament les anthropologues
Karl Polany et Marshall Sahlins (cité par Dupuy, 2001 : 150), a été délaissée aux dépens de
l’économie de marché. La chasse constitue un véritable vivier générateur de ressource
financière pour la population.

En effet, face à un marché très friand de viande de brousse, on comprend que l’activité
cynégétique est une source importante d’entrée d’argent. Mais le revers de la médaille, c’est
que la recherche de la rentabilité n’est pas compatible avec la gestion durable (Smouts, 2001).
L’homme se démarque de la nature, il n’est plus intégré en elle et l’alliance qui existait n’y est
plus. Le temps où «la traque perpétuelle du nécessaire suscite l’image d’une vie humaine
harmonieusement intégrée à la nature» (Leonard, 2003 : 46) est révolu. Le passage à la
chasse commerciale n’est pas un phénomène observé uniquement à Ekouk. Bélabo a aussi

173/297
embrassé cette voie. Les rares chasseurs à avoir accepté de parler de leur activité205 démentent
chasser pour de l’argent et pourtant leurs prises arrivent régulièrement sur le marché. Tous les
soirs des femmes commerçantes transforment, à la nuit tombée, le centre ville en marché.
Dans le lot, il y a celles qui vendent la viande de brousse. Elles vendent la nuit pour échapper
aux contrôles des agents de l’administration des forêts et pour attendre l’heure d’arrivée des
trains206. Lors de leur entrée en gare, ces femmes se ruent sur les quais avec leurs
marchandises. Le gibier vendu est constitué principalement de mammifères (céphalophes,
pangolins, singes etc.). Des espèces protégées comme les chimpanzés ou certains céphalophes
qui contribuent en disséminant des graines en forêt à sa régénération, figurent parfois dans la
liste des animaux commercialisés. « La chasse n’était pas autant pratiquée avant que
maintenant », avoue un notable de la ville. Elle a évolué à cause du chômage. Celui-ci a
augmenté la population des chasseurs et entraîné l’essor des réseaux clandestins de production
locale et de commercialisation des modèles de fusils de chasse, proches de ceux des pays qui
en fabriquent à l’extérieur du continent. Le fusil local a pour nom ngomta.

Photo 7.1 : Ngomta (fusil de fabrication locale). Cliché : Boussougou., 2009.

Il faut débourser la somme de 20 000 F. CFA pour l’acquérir. La production de cette


arme à feu, vendue quinze fois moins que le prix d’un fusil importé, a facilité l’accès au fusil
au plus grand nombre de personnes. Son bas coût a entraîné l’augmentation de la population

205
Les chasseurs locaux ne déclarent jamais l’exercice de leur activité. Ils se méfient des gardes forestiers qui les
soupçonnent d’être des braconniers.
206
Bélabo est le point de croisement entre le train qui monte vers Ngaoundéré et celui qui descend à Yaoundé.
Les deux trains arrivent toujours à cette gare tard dans la nuit.

174/297
de chasseurs et des braconniers dans la région. Cette activité ne pouvait avec le chômage qui
bat son plein au Cameroun et au Gabon, que prendre un virage commercial dans les localités
de ces pays. Mais les chasseurs ne sont pas les seuls à gagner de l’argent en se repliant sur la
forêt. La demande des marchés urbains en denrées agricoles a incité les populations à investir
ce secteur qui est en pleine expansion dans l’arrondissement de Bélabo.

7.2.2. La révolution agricole


Toutes les sociétés bantu sont des sociétés agricoles (Mbot, 1999), comme beaucoup de
peuples du continent et à travers le monde. Dans cette partie, l’analyse sur l’agriculture ne
concernera que la localité de Bélabo. Celle d’Ekouk est abordée plus amplement au chapitre
9. Une partie de la population, composée d’urbains et de ruraux, a renoué avec cette activité
que ne pratiquait plus la majorité du fait de leur engagement dans le chantier forestier.
Bénéficiant de certains concours de circonstance, à savoir l’implantation de l’entreprise
COTCO et la demande des revendeuses qui ravitaillent les marchés urbains en vivres, la
création de ces marchés a poussé les hommes à s’activer dans ce secteur. Mais ce sont les
paysans207 qui discutent le haut du pavé aux urbains. Est-il besoin de rappeler au passage que
le qualificatif paysan se rapporte au travail de la terre ? Il est réellement utilisé en
référence aux petits producteurs et exploitants familiaux, dont l’unité de production est
intimement liée à l’unité de consommation, et pour lesquels la reproduction du groupe
domestique (et non la valorisation du capital) détermine, dans une large mesure,
l’organisation et le fonctionnement de l’exploitation (Domenach et Picouet, 2004). Domaine
limité autrefois aux ruraux, particulièrement les non salariés, l’agriculture rencontre
maintenant le succès auprès des couches urbaines et tous les rejetés du salariat à l’exemple
des cas signalés au Gabon. Tous n’y ont malheureusement pas emprunté la voie de la
paysannerie, comme l’exprime sans ambiguïté le tableau des données (figure n°7.2 à la page
suivante) recueillies dans le chef lieu de l’arrondissement camerounais parcouru.

207
Tous les groupes ruraux résidents dans les territoires enquêtés pratiquent l’agriculture.

175/297
Agriculture Exploitation Commerce Chasse / Activités
Secteurs Forestière urbaines
Pêche
D’activités

Personnels
112 27 48 31 64
Actifs

Taux par
Branches 39,70% 9,60 17% 11% 22,70%

Tableau 7.2 : Répartition de la population par secteur d’activités. Tableau réalisé sur la base des
résultats obtenus au cours de nos enquêtes de terrain en 2010 à Bélabo.

L’idée de s’y lancer leur traversait bien l’esprit, mais la rareté des terres arables et disponibles
en zone urbaine entravait la matérialité des projets du plus grand nombre. Elle explique mieux
l’imposante mainmise des ruraux sur cette activité. Oubliés pendant tout l’âge d’or de
l’industrie, ils sont devenus en pleine période de crise le nouveau visage de la prospérité dans
la région. Les chiffres sur la répartition de la population agricole parlent considérablement en
leur faveur. Ils représentent plus de la moitié (56%) des agriculteurs recensés.

Allogènes urbains
13%

Population urbaine Population rurale


31% 56%

Population rurale (%) Population urbaine (%) Allogènes urbains (%)

Figure 7.1 : Répartition de la population agricole de Bélabo. Réalisée à partir des résultats
issus du traitement de l’ensemble des questionnaires soumis aux populations
rencontrées en milieu urbain et rural.

Les couches urbaines autochtones et migrantes se sont aussi taillées une quote-part dans
ce secteur d’activité, comme le montre le camembert ci-dessus. Ces 44% d’urbains

176/297
hétérogènes208 doivent la part de marché qu’ils ont à une série de facteurs. La disponibilité de
la forêt aux abords des villages rattachés à la ville, la commercialisation de certaines
portions209 et les mariages avec des ressortissants de ces villages ont permis aux urbains
d’accéder au sol et d’envahir la filière agricole. Le moment ne pouvait être mieux choisi,
d’autant que le marché du vivrier se porte mieux210 et parait lucratif. Afin de couvrir la
demande, les hommes se sont mis à l’idée de conjuguer leurs efforts au sein des coopératives
agricoles. Celles-ci, notons-le, s’inspirent des projets promus à l’échelle nationale par
certaines organisations non gouvernementales (ONG) du pays. Ces coopératives sont
désignées par le terme de groupements d’initiatives communes (GIC). Les hommes
s’associent à plusieurs pour gérer des grandes plantations consacrées aux cultures
compétitives. La culture qui occupe plus de terrain dans la plupart des coopératives est la
banane plantain. La pratique de cette monoculture traduit le caractère commercial de l’activité
agricole à Bélabo. Les agriculteurs ne produisent d’autres cultures que la banane, parce
qu’elle est destinée à l’exportation et elle fait entrer plus d’argent. Ils ne vendent leur
production qu’en gros et l’évaluateur de prix est le chargement des véhicules pick-up (photo
7.2). L’unité leur rapporte 70 000 FCFA.

Photo 7.2 : Déchargement d’un véhicule de bananes à la gare ferroviaire de Bélabo.


Cliché : Boussougou., 2010

208
Confondus d’autochtones et de migrants.
209
Les revenus obtenus dans l’exploitation forestière ont permis à certains urbains et mêmes aux migrants
d’acheter des parcelles cultivables en zone rurale.
210
L’arrivée des commerçantes bayam-sellam a accru la demande en vivres.

177/297
« Les ventes les plus fortes en tonnages se font en gros, " bord champ’’, lorsque les commerçants
viennent charger sur leur véhicule la récolte du cultivateur directement sur le lieu de production.
L'achat au village, chez l’habitant, forme proche de la précédente, concerne aussi des quantités
élevées. La vente directe par les cultivateurs en ville reste secondaire, mais n’est pas à négliger,
notamment dans les échanges locaux » (Chaléard, 1996). Les hommes s’intéressent à
l’exportation et les femmes au marché local. Celles-ci le contrôlent parce qu’elles produisent
des cultures variées et en plus petites quantités. Les femmes à l'inverse des hommes vendent
leurs productions en détail. Elles les répartissent en petites unités tarifées. Ce type de
transaction commerciale est semblable aux opérations qui ont cours à Ekouk211. Dans cette
localité, la vente se fait en détail. Le tas de tubercule de manioc est vendu à 500 FCFA, le tas
de tarot coûte aussi 500 FCFA et le paquet de manioc de dix bâtons se négocie entre 1000 et
1500 FCFA. La grande attraction du marché, la banane, subit une application de prix qui varie
selon la taille du régime proposé. Le coût d’un seul avoisine facilement les 2 500 voire 3500
FCFA.

7.2.3. L’action salvatrice des réseaux ‘’bayam-sellam’’


La filière agricole en Afrique est globalement l’apanage du secteur agro-industriel,
mais aussi celui des ‘’petites exploitations’’ paysannes. Le dynamisme des petits producteurs
ruraux au Cameroun est au demeurant alimenté par le phénomène réputé du ‘’bayam sellam’’.
D’où la phrase que lâchent C. Coquery Vidrovitch et al disant que « la tendance à la
privatisation et au désengagement de l’Etat a fait des commerçants privés nationaux les principaux
intermédiaires commerciaux entre la ville et la campagne » (1996 : 282). Le bayam sellam a trait
aux opérations d’achats, de vente et de revente des matières premières agricoles.

Les femmes sont les ferventes et inconditionnelles administratrices de ce commerce. Goheen


nous rappelle en y parlant que ce « sont les changements post coloniaux [qui] ont crée de nouvelles
ouvertures pour l’accumulation par les femmes » (cité par Geschiere et Konings, 1993 : 18). Elles
font main basse depuis longtemps sur le marché vivrier212. La terminologie « bayam-sellam »,
usuelle au Cameroun, ne l’est pas au Gabon ; quoique le phénomène existe dans la pratique.
Mais il est moins ancien, affirmé, organisé et aussi dynamique qu’au Cameroun. Pourtant,

211
Le développement des zones agricoles périurbaines froisse la dynamique de la région d’Ekouk. Cette
concurrence d’autres pôles de production le long de la route nationale obstrue toute transformation au Gabon
d’ekouk en zone de production à monopole, comme au Cameroun où les conditions écologiques de la région du
nord profitent à la région de Bélabo.
212
En 1984, les statistiques publiées par Nemb font état d’environ 60% du tonnage commercialisé des produits
vivriers placé sous le contrôle des femmes (voir-Nemb, 1984 : 237).

178/297
cela n’amaigrit en rien les standards de cette activité. Le déroulement dépend stricto sensu de
la décote de la valeur réelle des produits achetés en zone rurale. La somme déboursée pour
l’acquisition d’un pick-up chargé de bananes plantains respire parfaitement la complaisance
de la valeur des récoltes marchandes des paysans. Et pour cause, les prix fixés par les
producteurs (quand on ne leur impose pas) ne reflètent jamais les standards du carré magique
formé par le temps de travail et les coûts des intrants (outillage, fertilisants etc…). Ces prix
sont déterminés en fonction des besoins à satisfaire (paiement d’impôt et achat de produits de
consommation courante) ; tout se passe comme dirait F.A DIARA : « comme s’il fallait
échanger le produit vivrier contre un produit manufacturé ou tout autre service… La monnaie
n’intervient que comme véhicule, c’est-à-dire un moyen qui facilite le troc » (cité par Nemb, 1984 :
237-238).

Ces réseaux de femmes commerçantes, qui procèdent ordinairement au transfert des


ressources agricoles vers les surfaces urbaines, se distinguaient à Bélabo dans la vente, au fil
exactement de l’ère où la ville formait un bassin d’emplois coté. Leur ombre s’étant corrodée
durant la grande période de crispation de l’économie ; elle est réapparue subséquemment (au
début de ce siècle), comme le pilier des opérations d’achat des cultures vivrières de la région.
La collaboration avec les agriculteurs locaux a grandement bénéficié du coup de pouce de la
privatisation du rail. En raison de l’envolée des tarifs, le transport de la marchandise s’avérait
très contraignant, tant en termes de coûts que de manutention. Les ‘’bayam-sellam’’ couraient
donc le risque de perdre le contrôle des marchés du nord. Pour les préserver, il fallut qu’elles
substituent les centres traditionnels de ravitaillement en vivres, situés au centre-sud, par de
nouveaux points relativement proches de ces marchés. Elles entendaient par ce geste réaliser
des économies en matière de frais de transport, la réduction du temps de livraison des denrées
et la sécurisation des marges.

Le profil de l’arrondissement de Bélabo répondait aux critères recherchés. La quantité des


forces productives s’est arrondie tant le marché est maintenant important et rentable. Laissons
les chiffres mieux nous instruire, pour comprendre ici l’impact du marché dans l’évolution du
personnel agricole et partant les plantations. 40% des ruraux et 100% des urbains reconvertis
(toute catégorie confondue) dans le secteur agricole sont d’anciens ouvriers213. Autrement dit,
ce secteur est à dominance composé du personnel ayant participé à l’industrie du bois que de
paysans traditionnels. L’antre des femmes, qu’une petite poignée d’oubliés du salariat leur

213
En valeur absolue, ils représentent 74 exploitants agricoles reconvertis sur les 112 recensés dans la
profession.

179/297
disputait, a changé d’orientation avec l’afflue des hommes. Après les cinq dernières années de
crise, leur nombre a triplé214, entrainant ainsi le développement de l’agriculture marchande.
La participation rampante des hommes aux travaux champêtres ne suppose pas la dislocation
de la ‘’féminisation’’ de l’activité agricole, mais une délimitation seulement des champs
d’exploitation et des parts de marché de chacune des parties. « Les femmes ont toujours
l’obligation sociale d’approvisionner la maison, tandis que les hommes contrôlent toujours la plupart
des ressources productrices et les réseaux commerciaux extra-régionaux » (Goheen, 1993 : 257).
L’ingérence des hommes dans le secteur agricole a modifié son dessein. Il n’est plus pratiqué
pour assurer l’autosubsistance, mais la production de masse. Et l’alliance des agriculteurs
avec les bayam-sellam a changé le regard des urbains sur cette filière entièrement perçue
comme rattachée au monde paysan. Avec cette activité, l’univers du paysan n’incarne plus la
strate redoutée et répugnée de la pauvreté, mais celle de la réussite.
Mais l’évolution fulgurante de cette population n’est pas sans corrélation directe avec la
relance de l’économie. Laquelle se caractérise par l’implantation de l’entreprise COTCO et
l’essor des réseaux des revendeuses de vivres dont on a rappelé la présence dans la région. La
conjugaison de ces deux facteurs a créé les conditions d’une circulation optimale du
numéraire, facilité sa ponction, dilaté le marché et favorisé la consommation locale et
l’exportation. Elle a restauré la confiance des producteurs, dont le pouls s’apprécie au fil de
l’évolution de leur nombre, et à la dépendance de leur système agricole au dogme
hégémonique de la loi du marché. Reste maintenant à identifier les lieux de production de
toutes les variétés des produits proposés au marché.

7.3. LES AIRES DE PRODUCTION AGRICOLE


La satisfaction de la demande du marché local et l’exportation nécessite des lieux de
production. Lesquels sont subordonnés aux exigences écologiques et aux savoir-faire
inhérents à l’exploitation des matières agricoles. Ces facteurs d’ordre environnemental et
social renseignent sur la répartition actuelle de l’arrondissement camerounais en terres de
cultures vivrières et en parcelles de productions maraîchères. L’exception qui balaie cette
différenciation sur la nature que revêt l’exploitation des terres cultivables, vient du canton
gabonais de la Bokoué où seul règne le vivrier. Il n’est besoin donc de s’attarder dessus.
Faisons retour sur la répartition perçue à Bélabo et les recettes sociales qu’elle recouvre. Elle

214
Pendant toute l’existence de SOFIBEL, le nombre d’agriculteurs hommes vivant dans les zones périurbaines
ne dépassait pas la quarantaine.

180/297
met en évidence la fixation de la production des ressources vivrières en milieu rural et celle
des cultures maraichères en zone urbaine.

Le succès des cultures rurales tient au stock de terrains forestiers riches en humus. Partout
dans les zones de « tradition paysanne », où s’étale l’exubérance de ce support de l’activité
agricole, les détenteurs du moindre lopin ont développé les plantations. L’exploitation en ce
sens des milieux, requiert naturellement la rotation des terres et de plus vastes étendues
fertiles. C’est là la grande faiblesse de la ville et non celle des campagnes. Le monopole
qu’ont ces dernières dans la production des produits vivriers, dénote toute l’importance de
leur relief. En outre, leurs denrées ont acquis une notoriété sur le marché ; une notoriété due
principalement au caractère biologique de leur agriculture215. Les acteurs de ce milieu ont
conservé les modes d’exploitation d’antan ; des techniques qui se passent des engrais
‘artificiels’ pour rehausser le rendement et la qualité des récoltes. Ceci dit, l’orientation
commerciale prise ne fige plus ces agriculteurs dans des schémas d’exploitation classique où
« les exploitations paysannes offrent alors un paysage stratifié avec, au premier niveau, les cultures
vivrières, ensuite les caféiers et les bananiers leur servant d’ombrage, et enfin les arbres fruitiers qui
forment une espèce de canopée » (Uwizeyimana, 2009 : 334). La structure des champs a transité
vers la monoculture et donc la pratique des plantations.

Bien sûr, la valorisation du système des plantations a une inclinaison commerciale. La


monoculture de rente qui en est l’avatar ne le maquille pas. Dans ce système, les titulaires des
exploitations, sous l’influence des marchés, n’accordent d’égard qu’aux cultures génératrices
d’argent. Les moins rentables à l’exportation sont abandonnées aux femmes. C’est le cas du
maïs, du macabo et la patate douce. « Les hommes se retrouvent généralement dans des
exploitations maraichères, génératrices de revenus, tandis que les femmes dominent largement la
production d’autosubsistance qu’elle soit réalisée de manière individuelle ou au sein d’unités de
production comptant plusieurs femmes » (Boulianne 2001 : 66). Elles cultivent ces aliments en
raison de leur valeur au plan local. Bien qu’exclus des circuits commerciaux extrarégionaux,
ils rentrent comme aliments de base dans la consommation domestique et locale. La

215
L’agriculture biologique est un système de gestion écologique de production qui favorise et met en valeur la
biodiversité, les cycles biologiques, la productivité du sol et pour tout dire maintient l’harmonie écologique.
C’est un système de culture qui exclut l’utilisation des fertilisants synthétiques, des pesticides, des herbicides
ainsi que des régulateurs de croissance. Les agriculteurs ou agricultrices biologiques s’appuient sur la rotation
des cultures, et sur l’utilisation des restes de culture, des fumures d’origine animale, des légumineuses, des
engrais verts, des déchets organiques et des roches contenant des minéraux pour alimenter le sol et fournir des
éléments nutritifs aux plantes. Les insectes, les mauvaises herbes et les autres ravageurs sont gérés par le biais
d’un travail de la terre mécanique ainsi que des méthodes de répression culturales et biologiques.

181/297
concurrence faite à la culture du plantain sur le réseau commercial local est sobre. Elle ne
remet pas sa notoriété en cause et encore moins son exportation.

Photo 7.3 : Plantation de banane plantain au village Yanda, (Bélabo,).


Cliché : Boussougou., 2010

Le constat est partout le même. La banane est dans tous les territoires visités le secteur
clé de la production. Nous verrons dans le prochain chapitre que c’est aussi l’aliment que la
population masculine à Ekouk cultive. Les espaces exploités ne sont condamnés qu’à sa
culture. Evidemment, on ne peut faire l’économie du lien inoxydable qui existe entre cette
obligation qu’ont les producteurs d’opérer cette sélection et les attentes du marché. Dans cette
arène, l’exportation des cultures commerciales se fait sans ambages. Toutefois,
l’assujettissement des paysans aux lois du commerce leur a ôté toute autonomie. Ils ne
cultivent que les denrées que leur impose le marché.

L’économie de plantation ne se referme pas sur les campagnes de l’arrondissement de Bélabo.


Elle s’est incrustée depuis bien longtemps dans l’espace urbain. Dès le début de son
évolution, la ville envahie d’ouvriers a aguiché les groupes de maraîchers d’ethnie
Bamoun216. Les ressortissants de cette communauté, réputés dans le maraîchage et migrant en
ce lieu, ont introduit les légumes des pays tempérés dits « légumes européens » en débutant
leur activité par des potagers de légumes associés (carottes, choux, piments, persils et
tomates). La production destinée au départ à tester la réaction du marché s’est finalement
imposée. Elle comble les besoins du marché local et ceux des régions adjacentes (Diang,
Ndemba, etc.). Avec cet intérêt exprimé par le marché, les maraîchers ont transformé les

216
Population originaire de la région de l’ouest. Sa terre d’attache est le département du Noun. Elle a la
réputation d’être une « société de maraîchage ».

182/297
espaces urbains impropres à la culture du vivrier en immenses jardins potagers, produisant et
distribuant ainsi, ici et là, des légumes –feuilles ou sans feuilles.

La déprise économique a liquéfié l’évolution de cette activité. La chute de la consommation


consécutive au chômage avait asphyxié la production. Et la livraison des étales des
commerçants ne s’enchaînait plus aussi régulièrement qu’auparavant. La tomate est le seul
produit maraîcher à avoir essuyé un faible revers. La frilosité de la production, conséquence
du déclin du nombre et de la taille des exploitations, s’explique du fait de la perte vertigineuse
des revenus des producteurs. Le système de bail, une conditionnalité d’accès au foncier parmi
tant d’autres, auquel plusieurs avaient souscrit des contrats les mettait en cessation
désobligeante de payement.

N’arrivant pas à honorer leur créance, les maraîchers résilièrent les contrats et rétrocédèrent
les parcelles aux « propriétaires des terres ». Faute de données exactes sur ces abandons, nous
ne pourrons donner plus de précisions. Mais les défections enregistrées chez certains
producteurs ont permis à d’autres communautés d’intégrer après le cercle des maraîchers.
Elitiste à la base, cette filière est exigeante sur le plan technique. C’est pourquoi la plupart des
maraîchers ont souvent fait leur apprentissage auprès des populations Bamoun qui se sentent
très à l’aise dans cette activité. En revanche, en situation favorable, les autochtones de souche
ou d’adoption, propriétaires des sols mis sous bail, ont repris en main cette activité (les
exploitations abandonnées) et souvent en bonne entente avec les maraîchers d’expérience,
dont ils s’attachent les services.

Photo 7.4 : Plantation de tomates à Belabo village. Cliché : Boussougou., 2010

183/297
Avec ce retour « inespéré » de la croissance, la filière a retrouvé ses marques. La
multiplication des plantations de culture de tomates donne assez bien le bel exemple de cette
amélioration. Evidemment, il ne faut parallèlement pas feindre d’ignorer le retour de la
carotte, du persil, le chou et l’entrée remarquée de l’haricot sur les étales. La pratique de cette
activité répond à une logique de lutte contre le chômage et d’approvisionnement de la ville en
légumes frais et à coûts raisonnables. La culture des légumes à l’intérieur de la ville joue ici
un rôle important dans la réduction de leurs coûts de transport et par conséquent de leurs prix
de revient. Le rythme de la production a fortement rebondi. Car, outre les anciens
producteurs, des nouveaux ont investi la filière. Les ventes croissantes de tomates ont
d’ailleurs eu pour effet positif sur l’emploi, d’impulser l’activité connexe de la fabrication des
caisses217 de conservation et de transport de ce produit.

Comme d’autres dans les campagnes, les hommes ont aussi eu ici le contrôle de cet autre pan
de la filière agricole. La différence ne tient au fait que les urbains n’exportent pas leurs
récoltes. L’ « avantage comparatif » (Ricardo, 1977) de la région de Bélabo ne se limitant
qu’aux vivriers, le nord qui les consomment obtient le sien avec les légumes. Ce marché a une
historiographie sociale vieille d’une soixantaine d’années218 et depuis sa courbe ne fléchit pas.
Mais quelle explication permet cependant de comprendre la floraison du maraîchage en zone
urbaine ?

L’urbanisation ne cesse de tondre l’espace vert, sans curieusement entraver le développement


des jardins citadins. On peut clarifier ce paradoxe en subodorant les besoins fonciers de la
filière maraîchère au creux de l’analyse de la culture de la tomate. Celle-ci nécessite peu
d’espace, elle aime les sols meubles et riches en humus, les milieux marécageux, les bas-
fonds et les pentes. L’eau est pour elle, au même titre que le sol, l’ingrédient essentiel de sa
germination et sa maturation : tant que cette plante est arrosée, elle se cultive bien en toute
saison. La ville compte dans son sillage des terres inventoriées comme dignes de ménager la
reproduction de la tomate. Les propriétaires, surtout les autochtones de souche, les jugeant
impropres à la culture les laissaient à l’abandon. Moins indifférents que les hôtes, les

217
Elles ont une forme rectangulaire et sont fabriquées de manière artisanale avec des résidus de bois
abandonnés dans les dépôts de menuiseries ou ramassés dans les parcs à bois situés en forêt ou à la périphérie de
la ville.
218
L’introduction du maraîchage au nord du Cameroun remonte à 1950. Deux principaux acteurs, le français A.
Ménager et le Centre d’apprentissage agricole de Marza, ont œuvré pour l’intensification de cette activité. Elle
venait répondre à l’évolution de la demande des marchés intérieur et extérieur, notamment ceux des bases
militaires françaises stationnées au Gabon et au Tchad.

184/297
producteurs de maraîchers les exploitaient en échange du versement de quelques subsides
mensuels, au titre des droits d’usage. La réquisition de ces lieux, ainsi que les jachères
forestières laissées en sursis par le raz de marrée urbain, ont fait de la ville un terreau aussi de
l’activité agricole.

La valorisation des légumes se négocie sur la base de la disponibilité du capital foncier.


« Quant à la densité du lieu de la production, cela n’a pas trop d’importance »219. Les terrains
urbains sont en petit nombre, cela limite éventuellement la rotation des exploitations et
l’intensification de la production les rend vulnérable à cause de l’avarie de l’humus. Le
système de culture permanente qui s’y est installé accroît l’acidification et les risques
d’érosion des sols. Ici, l’action humaine fragilise les milieux naturels, encore plus qu’ils ne
l’étaient auparavant. « Les sols tropicaux ont une composition chimiquement pauvre et un
déséquilibre en certains minéraux. On leur connait une grande sensibilité à l’acidification directement
liée à leur situation topographique » (Grangeret-Owona, 2000 : 50). Pour apporter un correctif à
l’appauvrissement des sols, les agriculteurs les fertilisent avec des engrais. Cette opération de
reconstitution courante de la concentration minérale, condamne les sols à produire
‘’indéfiniment’’ et sans repos. L’utilisation des engrais synthétiques est habituelle chez les
maraîchers, pour qui l’exercice de leur activité ne suit que les variations de la spéculation. En
plus, les maladies de la tomate sont nombreuses particulièrement dans cette région à forte
pluviosité, où l’humidité excessive et la chaleur sont propices aux parasitismes en tous genres.
Les producteurs se voient alors obligés d’employer les pesticides pour combattre les insectes.

L’essor de l’agriculture a gratifié une partie des demandeurs d’emploi urbain d’une activité
refuge. Longtemps victime d’idées reçues220, qui voyaient en elle un domaine rétrogradant et
viscéralement sclérosé dans la sphère villageoise, l’agriculture, en s’immisçant de façon
éloquente dans la vie urbaine, telle que le démontre l’évolution du maraîchage, est devenue
une activité transversale. Elle n’est plus le contre-pied de l’emploi moderne, un secteur
arriéré. En ville comme en campagne, elle joue le rôle d’« assurance-sociale » doublée de
celui d’ « extincteur » des tensions entre citadins et campagnards. Le droit d’usufruit du
capital foncier forestier rural, que les seconds accordent aux premiers, par le jeu des

219
Propos recueilli en juin 2010 auprès d’un maraîcher d’ethnie bamoun installé à Bélabo.
220
Dans les pays comme le Cameroun et le Gabon, qui ont une « économie extravertie », le déversement massif
des actifs agricoles dans les industries d’extraction et de transformation a détourné ces catégories
professionnelles de leurs activités. Ce passage vers le salariat a de ce fait eu pour incidence de reléguer
l’agriculture dans la catégorie des activités réservées au village.

185/297
mariages221 et la spéculation, est un signe concret de dissolution des conflits nés par-devers
l’ambivalence du débarquement de l’entreprise COTCO. Malgré les variétés, l’agriculture agit
entre ces deux espaces sociaux dissemblables – ville et campagne – comme un entre-deux qui
les fédèrent.

7.4. REPARTITION ETHNIQUE DES ACTIVITES


L’économie se forge à l’aide du maillage d’une série d’activités rémunératrices tenues
par différents groupes sociaux. Elle est très complexe et plus importante en ville qu’en
campagne, où l’absence des débouchés rend la division du travail inextensible222. L’écriture
de cette section tente de montrer en quoi la ville de Bélabo est le point d’observation des
regroupements ethnico-économiques. Le sous-emploi a incité les populations à amender leur
perception du travail. Celui-ci étant désormais identifié comme un emploi quel qu’il soit ;
pourvu qu’il garantisse une place dans la société. Elles ont « adopté un nouveau comportement
en passant d’une attitude passive, d’attente d’un emploi offert, à une stratégie active de conquête ou
de création, par ses propres moyens, d’une activité rémunératrice ou d’une opportunité d’auto-
emploi » (Boizo, 2003 : 199). Ce changement de représentation a été en reprenant Abélès
(2006) le ciment de la politique de la survie. Le point central est que les reconversions
professionnelles individuelles ont remis au goût du jour des activités, souvent perçues comme
spécifiques à certaines ethnies.

L’ethnicisation de l’environnement économique se vit au quotidien et aucune branche ne


semble se déprendre de cette atmosphère. La filière agricole se place en archétype de cette
atmosphère. Sa variété urbaine, le maraîchage, est une spécialité que chapeautent les groupes
bamouns ; pendant que les autochtones bobilis et quelques individus de la région d’ethnies
Pol, Baya (ou Gbaya) et Maka gardent les commandes du vivrier. Les premiers représentent
une majorité écrasante de 56% contre 21 % pour le reste du total de ce réseau régional
d’agriculteurs. Les 23% des autres actifs évoluant sur ce même créneau sont des
ressortissants du Centre et du Sud. Il s’agit en gros de la diversité béti-fang (Warnier,
1993 :261) dans laquelle la classification locale insère les Ewondo, les Etone et les Bulu. Tous
ces groupes ont pour principal point de raccordement la pratique de l’agriculture. Cette
activité est inscrite dans leur répertoire traditionnel comme une activité économique
fondamentale.
221
La crise économique a remanié les trajectoires matrimoniales.
222
Tout le monde exerce quasiment les mêmes activités telle l’agriculture, la chasse et au demeurant la vannerie.

186/297
Cet air de village gagne aussi d’autres variétés du commerce local. L’abattage et la vente de
viande de bœuf et de mouton frais est l’apanage des communautés Fulani, Guisiga et Mbororo
du nord. Le champ d’action de ces dernières, que d’autres camerounais surnomment
« wadjo », annexe parallèlement les services dépendants du textile et la restauration. Les
petits commerces de « prêt-à-porter », les espaces de couture et les petits restaurants
populaires désignés sous le vocable « tourne-dos223» ne leur échappent pas.

Le défrichage de la liste des activités de la ville se poursuit avec les bamiléké. Warnier fait
remarquer qu’ils ont l’esprit d’entreprise224. « Le comportement socio-économique des migrants
bamiléké ne renvoie pas à une essence ethnique, à une nature innée, mais à un type de société où la
plupart des statuts ne sont pas donnés par la naissance, mais acquis par les initiatives individuelles »
(Hurault, 1970 : 11). C’est une société qui idéalise l’accumulation à rebours de « l’ethos du
bien limité » (Warnier, 1993 : 32). Leurs prestations commerciales les placent à la tête de
petits empires spécialisés dans la vente des pièces détachées d’équipement automobile et le
matériel de construction. Par ailleurs, ils sont tenanciers des auberges et de la plupart des
épiceries. Leur prise se juxtapose également d’investissements massifs dans le transport
urbain et l’immobilier. D’après les résultats fournis par toutes les enquêtes menées auprès des
conducteurs de motos taxis, près de 42% des motos en circulation appartiennent aux membres
de cette communauté. Et on frôle un pourcentage quasi comparable, lorsqu’on se fixe sur
l’immobilier mis en location. En effet, 40% des personnes qui déclarent posséder un logement
de ce type affirment avoir un bailleur bamiléké. Pourtant, entreprendre dans ce secteur
demande de gros moyens financiers et du temps. Avec une économie friable, on ne peut se
complaire d’expliquer toutes les acquisitions de ces entrepreneurs et leur distribution partout
dans la ville, à l’aune de ce contexte. Ils admettent néanmoins que le volume a légèrement
évolué pendant la crise. Le forage des latrines qui captait en ce temps une part des licenciés de
SOFIBEL concernait en particulier les chantiers de ces entrepreneurs et de la municipalité.

223
Ils doivent originellement leur nom à ces lieux de restauration situés en plein air, et dans lesquels les
consommateurs s’asseyent le dos tourné à la route. Ces restaurants de ‘’trottoir’’ qui restent accessibles à toutes
les bourses sont simplement montés. Avec des poutres en bois, quelques tôles, des tables, des bancs en bois et
une batterie de cuisine assez rudimentaire l’on monte son restaurant. Des promoteurs plus fortunés modernisent
les leurs en les construisant en parpaings. Ces restaurants offrent une gamme de mets variés traditionnels et
modernes à des prix défiant la concurrence. Le coût du repas dépasse difficilement la barre de 400 Francs CFA.
224
C’est d’ailleurs le titre de l’ouvrage qu’il consacre à la société camerounaise où le caractère entreprenant du
groupe Bamiléké domine l’essentiel de l’analyse.

187/297
L’homme bamiléké est très obnubilé par la réussite. Aisance matérielle et reconnaissance
sociale résonnent comme des trophées qu’il doit conquérir pour s’affirmer. Ainsi, est-il requis
qu’il conduise des affaires personnelles pour satisfaire pleinement ses aspirations. Travailler
pour d’autres entreprises que la sienne n’est prédéterminé que par la recherche du capital
nécessaire, pour lancer ses propres projets. En d’autres termes, le point de départ de
l’accumulation est majoritairement constitué par une activité lucrative, à condition que celle-
ci soit d’une régularité telle qu’elle autorise la participation à une tontine (Maffio et Warnier,
1993). Cela renseigne mieux sur l’origine des biens acquis par certains membres de cette
communauté. Leur recrutement comme ouvrier à SOFIBEL a permis à beaucoup de faire des
économies qui ont financé leurs activités. La cible favorite fut l’immobilier, considéré comme
un « placement sûr » et viable225. ‘’Pour les personnes qui disposent d’une épargne,
l’investissement dans l’immobilier est devenu, après la dévaluation, l’une des stratégies offrant le plus
de garantie et d’assurance en matière d’amélioration du pouvoir d’achat » (Akindès, 2000 : 132).
L’accès bon marché au foncier a éructé le cumul des parcelles et l’envolée du secteur. La
thèse alléguant la dimension sécuritaire dudit secteur est chargée de faits exquis. Ceux qui
préparèrent leur retraite tôt, en n’absolutisant pas « l’idéologie de l’emploi à vie » (Mirza,
2010 :65), ont affronté l’avenir avec moins de frustrations que d’autres. La mise en location
des loyers les a infiniment exemptés des désastres sociaux distillés par la frilosité de
l’économie.

Par delà la lecture des habilités sociales de ce groupe, à faire preuve de prudence en vue de
neutraliser appréciablement la perplexité de l’avenir, son comportement économique prête le
flan à l’analyse de la réalité intérieure du rapport des sociétés africaines à l’économie
moderne. Elle objective l’assimilation de ces sociétés à l’autoritarisme de cette matrice, dont
elles connaissent visiblement les ressorts. On avait pris l’habitude de réduire tous les modes
de production économique et de subsistance de ces sociétés sous l’axiome d’économie
d’« autosubsistance ». C’est-à-dire des procès de production qui fonctionnent comme ne
reposant pas sur l’échange ou comme des économies non-monétaires. Mais cette caricature
comme toute caricature négative trahit dans une très large mesure la réalité puisqu’elle
méconnaît l’existence dans ces économies d’un véritable réseau de transactions et donc

225
Tous les propriétaires disent s’être mieux en sortis pendant la crise que d’autres habitants à cause de
l’investissement réalisé dans la pierre. Elle leur a mis à l’abri de tout besoin.

188/297
d’échanges portant sur le travail, la terre et les produits. A contre-courant de cette négation226,
l’exemple bamiléké montre en réalité qu’on est en face de sociétés qui valorisent
l’accumulation, maîtrisent les codes de fonctionnement de l’économie moderne et ont
domestiqué et intériorisé ses valeurs.

Le ‘’déséquilibre économique’’ entre les forces sociales en présence ne se construit pas sur le
décalage des compétences, ou la méconnaissance des codes de fonctionnement de cette
économie. Il est lié aux disparités sociales nées sous l’administration de l’entreprise. Les
entrepreneurs actuels sont des ouvriers qui recevaient parfois un bien meilleur traitement
salarial que d’autres. La plupart étant de la même ethnie que les dirigeants, ils l’eurent
souvent à cause de ce voisinage. Ils ont pu donc se constituer une épargne mise au profit du
développement de leurs activités. Mais les bas salaires du grand nombre d’employés ne
donnaient pas à ces derniers, les mêmes possibilités d’aborder aussi sereinement l’avenir que
leurs collègues. La chute du niveau de vie intervenue après la fermeture de l’entreprise
concerne en grande partie cette catégorie d’ouvriers.

Le mouvement de reflux des ‘’activités ethniques’’ n’est pas à absolutiser. On a juste voulu
examiner les tendances ethniques dominantes qui sont apparues dans la pratique de certaines
activités économiques. Elles confirment qu’en période de très grande capitulation des emplois
urbains, les populations réactualisent les activités du répertoire traditionnel, celles qui
faisaient plus recette avant leur entrée dans le salariat et leur départ du terroir d’origine.
L’arbre ne doit pas pour autant cacher la forêt. Il n’y a pas de monopolisation absolue d’une
activité économique par un groupe. L’hégémonie de certains est toujours assortie de
l’existence des petits groupes qui développent également les mêmes habilités dans les
domaines que dominent les plus grands. Comme le retrace le commerce ou l’agriculture
marchande, l’hétérogénéité d’une population qui progresse au soin de la règle du
chevauchement est une spécificité de la ville, et s’oppose à l’homogénéité ethnique, voire
clanique ou lignagère du village (Sinou, 1987). Ce chevauchement d’hommes à l’intérieur des
activités similaires se double également, d’une complexité d’autres activités exercées par eux.
La preuve la plus éclatante vient de la pratique de l’« exploitation forestière illégale ». Des

226
« Peu de sociétés sont totalement auto-subsistantes, mais les conditions d’exploitation demeurent les mêmes
tant que les échanges avec l’extérieur n’ont pas introduit la spécialisation du travail à l’intérieur du groupe, c’est-
a-dire tant qu’ils n’ont pas atteint un seuil critique au-delà duquel le groupe est incapable de se passer des biens
importés sans bouleverser ses structures fondamentales » (Meillassoux, 1964 : 90).

189/297
entrepreneurs de tout bord sont, en plus de posséder une activité officielle, engagés dans cette
activité. Mais nous reparlerons de cette activité dans le dernier chapitre de notre travail.

La relance du tissu économique se fait aussi sentir dans d’autres secteurs qui tirent assez bien
profit de l’extension du marché et de la ville. Les transports urbains sont en plein
développement. Et les jeunes sont les principaux acteurs du développement de ce secteur.

7.5. « LES JEUNES SE PRENNENT EN CHARGE »


Cette catégorie sociale se distingue dans le secteur du transport. La tendance à
l’association s’observe sans grande difficulté. Ceux qui ont su profiter de l’emploi offert par
COTCO n’ont pas hésité à rassembler leurs économies autour des projets communs. La
maîtrise du secteur du transport est l’un de ces projets dans lesquels ils ont trouvé leur voie.
La ville n’a pas arrêté d’évoluer mais les moyens de transport n’ont pas suivi cette
évolution227. Le transport urbain est dépendant depuis des décennies de la moto. Mais le
nombre en était réduit avant l’arrivée du pipeline. La mise en circulation d’un grand nombre
par les jeunes venait ainsi pallier le problème de déplacement posé par la distension de la
ville. Le phénomène de motos taxis dont ils seront en partie à l’origine aura d’ailleurs servi de
tremplin à l’expansion du transport urbain local. Pour tous ceux qui travaillent à leur propre
compte, mais généralement en association, l’apprentissage de la conduite se fait dans ce
cadre, puis les associés se relaient ensuite à tour de rôle. Les jeunes s’investiront pleinement
dans ce secteur. La prise d’initiative par ceux-ci vient redorer leur image ternie par la panoplie
de vandales commis à l’aube de la crise.

CONCLUSION DU CHAPITRE
Face à la conjoncture économique qui a décimé les emplois à Bélabo et Ekouk, les
populations de ces territoires ne se sont pas contentées de subir passivement la crise. Elles se
sont démenées pour survivre et ont multiplié les efforts de sortie de crise en pratiquant
principalement le commerce, l’activité agricole et la chasse. A Ekouk, la disponibilité de la
forêt et la demande en biens fonciers au niveau de la capitale ont permis à l’ensemble de la
population recyclée dans les activités paysannes de restaurer le tissu économique local. De
même, celui de Bélabo repose aussi sur ces activités. Mais celles-ci doivent leur succès à
l’amélioration du contexte économique de la région. L’embellie est liée à la conjugaison de
227
Les seuls moyens de locomotion, en l’occurrence la moto, étaient la propriété de quelques ouvriers de
l’entreprise SOFIBEL. Ils ne parvenaient pas pour autant à couvrir les besoins de la ville. C’est en voyant le
déficit créé par l’extension de la ville que les jeunes ont eu l’idée d’investir la filière des transports.

190/297
deux facteurs : l’implantation locale de l’entreprise COTCO d’une part, responsable de la
construction du pipeline Tchad-Cameroun, et, d’autre part, l’essor du marché du vivrier, sous
l’impulsion des réseaux des commerçantes des contrées urbaines qui revendent dans les
grandes villes les denrées agricoles achetées en milieu rural. Ces réseaux ont poussé les
populations à faire de l’activité agricole un secteur clé de l’économie locale. Son
développement a entraîné le redressement d’autres secteurs et partant l’amélioration et la
stabilisation de l’ensemble de l’économie.

La gestion de la crise dans les deux localités laisse percevoir une certaine uniformité au
niveau des solutions empruntées par les ménages pour échapper aux incertitudes que crée le
chômage. Il ressort, en effet, que la relance de l’économie est incarnée de part et d’autre par la
valorisation des activités paysannes. Autrement dit, le chômage a contraint les populations de
ces milieux à renouer avec l’économie rurale. Mais, à la différence de celle qui prévalait avant
l’installation des entreprises, cette économie est maintenant fondée sur le commerce et donc
sur l’exploitation non durable des ressources. Ceci dit, le caractère commercial des rapports
de ces populations aux ressources marque clairement la rupture entre leurs modes de vie
préindustriels et leurs conditions de vie actuelles. Dans ce sens, la crise de l’emploi rend
compte de l’importance de la place qu’occupe maintenant l’argent dans la vie des populations
de ces milieux. Le contraste qui existe entre l’accommodation de ces dernières à l’argent, et
leur mode de vie passé, trouve son explication dans le contact entre celles-ci et le monde de
l’entreprise. Ce contact a façonné leur rapport à l’argent, il leur a transmis la valeur et
l’importance de l’argent dans la vie sociale et elles en ont fait le moteur de leur vie. Le rôle
prépondérant de cette ressource dans la vie des anciens ouvriers apparait indiscutablement à
travers la reconversion des hommes dans des activités agricoles qui ne génèrent que des
revenus substantiels. Ainsi, même en sortant de la dépendance du salariat, les populations des
anciens chantiers ont réussi malgré la crise de l’emploi à s’accommoder à la conjoncture.

191/297
CHAPITRE 8: RECOMPOSITIONS SOCIALES ET AUTOCHTONIE
Les analyses sur la période industrielle, la crise post-emploi, la précarité des ménages, les
réactions plurielles des victimes et le retour de la croissance, éclairé par les nouvelles
dynamiques économiques locales, n’ont que partiellement permis de sonder les profondeurs
des recompositions sociales introduites par la fin du salariat. Considérant cette méprise, cette
partie se fixe pour tâche de resituer et de traiter quelques grands changements globaux
intervenus avant et tout au long de ces mouvements sociaux. C’est en creusant les dessous des
structures comme le ménage, l’économie, la famille, les alliances, dans lesquelles ils se
dissimulent, et le paradigme de l’autochtonie qu’ils pourront être bien appréhendés. Dans cet
exercice, les recompositions apparues à Bélabo occuperont plus de place dans ce chapitre que
celles relevées à Ekouk. Cette organisation rend compte de la profusion des changements
introduits par la crise de l’emploi dans cette ville, à la différence de la localité rurale d’Ekouk
qui a pu en limiter l’inflation en raison du repli des populations sur son tissu forestier.

8.1. LES COUTUMES DOMESTIQUES A L’EPREUVE DES


CHANGEMENTS ECONOMIQUES
Les sociétés contemporaines africaines, à l’image de celles des anciens chantiers
d’exploitation forestière, ont des modes de vie organisés sur la base de la séparation des
tâches entre les sexes. « D’une façon générale la division du travail s’établit sur la base non de la
profession mais des sexes et, accessoirement, de l’âge. La répartition des tâches entre hommes et
femmes est loin de n’avoir qu’un caractère biologique et physique. C’est parce qu’hommes et femmes
sont membres de groupes sociaux organisés hiérarchiquement que la distinction entre sexes est le
principe d’une division socioéconomique, et même parfois technique, du travail » (Gosselin,
1963 :521). La crise économique qui a affecté les populations de Bélabo vient appuyer le
postulat du caractère social des rôles et des statuts des individus, en montrant à partir du
décryptage de leur variation qu’il ne s’agit pas d’attributs naturels irréversibles ; mais des
‘’miasmes de la tradition’’ qui extériorisent au fond des modèles culturels installés à partir du
processus de socialisation.

8.1.1. Le partage traditionnel des rôles


La division sexuelle du travail entre homme et femme, quelle que soit ses finalités,
traverse tous les rameaux de la vie quotidienne du groupe. A l’intérieur de l’univers féminin,
abonde une série d’activités que cette frange de la population supervise. Il paraît incontestable

192/297
que sans sa contribution, le ménage aurait du mal à vivre. La femme a la responsabilité de la
garde des enfants, de leur éducation et elle veille sur leur bonne santé et apporte tous les soins
essentiels à leur épanouissement dans la vie. La division des rôles se constate aussi dans le
fonctionnement de la cour familiale. La femme prend en charge toutes les tâches utiles dans le
ménage, le ramassage du bois de chauffe, l’approvisionnement en eau, la cuisine et l’entretien
du domicile. L’homme, de son côté, fournit le domicile tout en s’assurant que sa famille ne
manque quasiment de rien. Il apporte les ressources financières dont elle a besoin pour vivre.
C’est une obligation pour lui de pourvoir non seulement les vivres mais aussi le foyer. Mais la
gestion des provisions est une tâche qu’assume la femme. Elle a autorité sur tout ce qui
concerne la cuisine. Elle statue sur le repas que tout le monde mange et ceci sans rechercher
l’avis du conjoint. Celui-ci se contente plutôt de solder les corvées économiques du foyer.
Complémentaire à l’apport principal de l’époux, l’épouse en milieu rural par exemple,
concourt à travers la production agricole à la composition de l’économie domestique.

La prospection des domaines d’intervention de chacun des conjoints s’achève sur un bilan
méritoire du rôle de la femme. Mais ne cachons pas que son labeur s’est toujours heurté à
l’« indifférence sociale ». La société en a souvent diminué la valeur par inférence au statut
infériorisé de la femme. Complice directe de la diminution du rôle décisif de cette dernière,
l’homme à la faveur de la tradition et de sa position de salarié, arbore des ‘’airs
condescendants’’ face aux investissements de sa compagne et ne censure pas la conception
générale qui le valorise lui et n’en fait pas autant pour son épouse. Il assoit ainsi sa
domination au grand mépris du travail de la femme. Pour couronner le tout, il n’y a rien que
cette dernière ne puisse développer qu’on ne confine dans un statut de dépendant à l’égard des
hommes (Pilon, 1996). Or, quoiqu’en disent les valeurs traditionnelles sur son statut, la
répartition des rôles qui apparaît n’exclut pas l’exercice subtil de l’autonomie féminine.

8.1.2. L’effondrement de la division sexuelle des tâches


Pour des raisons d’assujettissement aux valeurs culturelles et d’apparente rigidité des
statuts, les hommes comme les femmes n’osaient faire ouvertement front aux prescriptions
sociales. Mais des telles barrières ont perdu leur solidité avec le dysfonctionnement de
l’économie. La régression des conditions de vie dans les bassins d’emplois a entraîné une
redéfinition des rôles des hommes et des femmes au sein des ménages. « La crise, les politiques
d’ajustement structurel, et, dans les pays francophones, la dévaluation du franc CFA, n’ont pas que
des aspects macrosociaux. Ils ont aussi des répercussions sur la situation respective des hommes et
des femmes dans la production et provoquent des renégociations de la façon dont les différents actifs

193/297
d’une unité domestique accèdent au contrôle des biens de production comme aux revenus produits »
(Locoh, 1996 : 446). Le rétrécissement des perspectives d’emploi dans le secteur formel de
l’économie urbaine, même dans le secteur informel, les difficultés de reconversion, la baisse
du pouvoir d’achat, sont autant de réalités qui ont mis les chefs de familles dans des situations
inconfortables, faute de ressources suffisantes. Détenteurs traditionnels du statut de chefs, les
hommes ont de plus en plus souvent été contraints de céder leur place à leurs compagnes.

8.1.3. Le ménage : lunette de la ‘’domination féminine’’


Dans bien de foyers, le rôle croissant des femmes comme soutien de la famille
n’échappe pas à l’observation du vécu quotidien. A l’échelle de la petite ville de Bélabo, le
constat y était encore saillant au début de la crise. Dans le chapitre consacré au cauchemar des
ouvriers (chapitre 6), il y a assez de lignes qui font état des tentatives de sortie de crise
intentées par les femmes. Avant ce dérèglement abrupt de la conjoncture, l’organisation
traditionnelle des ménages faisait des hommes les principaux créanciers de la maisonnée :
c’était conforme aux règles coutumières. « Leur statut « prescrit » est toujours celui de la
domination sur les femmes, de la prise en charge de dépenses monétaires pour leurs enfants et d’un
soutien substantiel à leurs parents » (Locoh, 1996 :463). Mais le vent a tourné du côté des
femmes et a déverrouillé en même temps certains codes culturels. Des situations sociales
inhabituelles ont commencé à grandir. Les femmes endossèrent malgré elles le costume de
chef de famille en lieu et place des conjoints qui, eux, touchaient la crise du doigt. Alors que
cette dernière affaiblissait leur statut économique, les femmes revalorisèrent le leur en ce
temps de récession. Entreprenantes, elles réussirent à dégager des marges grâce notamment au
développement du commerce228.
Les revenus amassés couvrent prioritairement les charges domestiques de base. En entente
cordiale avec leurs conjoints229, les épouses répartissent l’essentiel des dépenses en biens
alimentaires et, pour les familles locataires, en frais de location du loyer. La fourniture d’eau

228
Les activités génératrices de revenus auxquelles se livrent les femmes sont variées : petit commerce (vivres
crus ou cuits), artisanat (couture, broderie, tricot, coiffure), agriculture en zone urbaine et périurbaine. Lire aussi,
A. Kimbala-Makiadi, le secteur informel comme stratégie de survie des congolais, www.mémoireonline.com
229
La femme vivant en couple ne prend jamais de décision importante sans requérir l’avis de son mari. De
même, lui n’entreprend rien de capital sans préalablement en parler d’abord à sa femme. Cette démarche
concertée est un moment clé de la vie du couple ; c’est un signe de complicité conjugale, d’entente et d’unité.
Mais il semble que certains auteurs ne sont pas de cet avis ; ils interprètent encore cette démarche sous le signe
de l’inflexibilité du statut des rapports entre les sexes.

194/297
n’étant pas tarifée230, les autres factures concernent l’électricité, le bois de chauffe ou le gaz
de cuisine. De temps en temps, elles soldent également quelques envies personnelles et
n’accablent pas leurs enfants d’agréables petites surprises (vêtements, chaussures et en
passant les gourmandises). La budgétisation de ces dépenses se fait toujours après que le
revenu consacré à la tontine ait préalablement été décompté. La tontine est une association de
personnes qui, unies par des liens familiaux, d'amitiés, de profession, de clan ou de région, se
retrouvent à des périodes d'intervalles plus ou moins variables afin de mettre en commun leur
épargne en vue de solutionner des problèmes personnels ou collectifs231.

Le système tontinier fédère un nombre fixe d’épargnants ; ceux-ci versent régulièrement une
cotisation arrêtée d’avance, et de façon rotative, chacun reçoit le montant de toutes les
cotisations (Bekolo-Ebe, 1987 ; Lelart, 1990). A ce titre, la tontine joue un rôle économique
indéniable, en ce qu’elle assure à l’allocataire un revenu relativement solide, lui permettant de
financer des projets ‘’coûteux’’. Elle le protège d’éventuelles situations socioéconomiques
inopinées. « Grâce aux tontines, l’individu peut non seulement faire face aux imprévus, mais aussi
préparer son avenir. La somme d’argent qu’il va toucher, va lui permettre un investissement
personnel, le paiement de la scolarité des enfants ou la préparation des « funérailles » d’un proche »
(Seraphin, 2000 : 199). Toutes les femmes détentrices d’un revenu soutenu adhèrent dans un
groupe de tontine232. Aux dires de celles qui évoquaient le sujet, l’écrasante majorité des
adeptes de ce type de pratique économique sont de sexe féminin. Le modèle répandu dans la
ville demeure la « tontine de solidarité ». Les fonds prélevés n’ont d’autres finalités que le
financement de toutes les urgences sociales, comme l’achat d’un terrain, une exploitation
agricole, les frais décollages et de scolarité des enfants ou encore le renforcement du capital
d’une activité en mal d’expansion.

Les femmes étaient face à leur conjoint en position de ‘’monopole économique’’. Elles
tordaient concrètement le cou au préjugé qui n’a souvent vu en elles que des subordonnées.
Enfin leur valeur sociale était reconnue. « Les hommes des milieux salariés, directement touchés

230
La ville fait face à de gros problèmes d’adduction d’eau. Car le système existant est défaillant. L’opérateur
qui a la charge de la distribuer ne proposant pas une eau de qualité, les habitants préfèrent s’approvisionner dans
toutes les unités de forage en accès libre que compte la ville.
231
www.gdrc.org/, Les tontines dans les pays en développement, article consulté le 29 avril 2011.
232
Elle est une parade de l’économie informelle qui esquive par ce mode de thésaurisation des ressources toutes
les difficultés que les acteurs de cette économie doivent endurer pour ouvrir des comptes dans les banques
classiques.

195/297
par la crise, commençaient à reconnaître l’apport indispensable des revenus de leurs épouses dans les
budgets des ménages. Cet apport, souvent substantiel, existait déjà auparavant, c’est sa
reconnaissance par les hommes qui était le fait nouveau » (Locoh, 1996 :447). La même récession
qui redorait l’image de la femme allait aussi refonder les rapports conjugaux surannés. L’aveu
de certains époux ne contredit pas ce raisonnement :

« En perdant l’emploi, nous les hommes, en réalité, on a perdu un peu la place qui était la nôtre
au sein de nos foyers. Les femmes accomplissaient nos obligations et nous celles des femmes. C’est
le manque d’argent qui nous a fait faire des choses qu’on n’imaginait jamais. Les enfants et la
maison étaient maintenant à notre charge. Il faut dire qu’on n’avait pas trop le choix surtout que
beaucoup de nos femmes allaient vendre loin de la région. Pour éviter l’oisiveté on s’occupait
233
comme ça ; c’était pour aider les dames à la maison » .

Pendant qu’elles se démenaient pour nourrir le foyer, leurs hommes les succédaient comme
commis des tâches ménagères. Ils exécutaient des tâches très peu ingrates, partiellement
limitées à l’entretien du ménage234, le rangement de la chambre commune, la ‘’cuisine’’, la
mise au séchage du linge et plus significativement la garde des enfants et les soins corporels
des moins jeunes. Des exemples de cette nature n’étaient vulgarisés que dans les ménages où il
n’y avait pas d’enfants en âge d’enfiler la blouse de ménagère.

Pour compléter l’analyse dans le sens de l’évaluation de l’envergure des inversions des statuts
conjugaux, il faut centrer la réflexion sur les relations de dépendance. Le mouvement de
variation imposé par la crise a modifié l’apparence des dépendants. Les femmes en produisant
et en gérant le budget familial n’étaient plus dépendantes de leurs compagnons. La faillite de
l’économie a inversé les rôles. Maintenant, les dépendants sont les hommes. Ils le sont vis-à-
vis de leurs épouses. Diminués financièrement, ces derniers ne pouvaient espérer consommer
une bière, fumer une cigarette, ni se soigner ou se déplacer hors de la ville sans le soutien
financier de la femme. Autant elle pense à se satisfaire, satisfaire les enfants, autant elle
comble aussi les petits besoins personnels de l’époux.

Les choses redeviendront comme avant, avec l’amélioration progressive de la conjoncture


économique235. Les hommes regagneront leur autonomie et leur position perdue au cours de la

233
Entretien, juin 2009, Bélabo.
234
La vaisselle et la lessive étaient faites à la veille par la femme. L’homme faisait quelquefois la cuisine et
toutes les autres tâches de la maison qui participent à la propreté de la demeure.
235
Le retour de la croissance a servi de cadre d’analyse du précédent chapitre.

196/297
dépression. Certes ils ne seront plus salariés en entreprise, mais agriculteurs et commerçants
indépendants. La crise les a reversés, à leur corps défendant, dans des secteurs de l’économie
réservés d’ordinaire aux femmes. D’autres, en milieu rural, n’attendront d’ailleurs pas le
retour de la croissance pour s’approprier le secteur agricole.

8.2. L’ECONOMIE AGRICOLE EN RECOMPOSITION


Bélabo n’est pas le seul lieu à avoir vu l’effondrement de la division sexuelle des
tâches se produire. Cette dynamique se flaire également en zone rurale. Elle n’est seulement
pas aussi visible que dans cette ville. La vulnérabilité des couches sociales urbaines,
l’hégémonie économique ascendante des femmes et le remue-ménage du mode de vie
résidentiel ouvrent facilement l’accès aux mutations qui modèlent cet espace. Tandis que le
milieu rural oppose plutôt une autre configuration, l’organisation des ménages et les relations
à l’intérieur des familles n’ont pas connu le changement vécu en ville. Les femmes
n’occupent pas les mêmes positions au village qu’en ville. En d’autres termes, la composante
résidentielle n’est pas dans cet espace le lieu favori pour localiser l’effondrement de la
division sexuelle des rôles. Il faut lorgner du côté des activités économiques pour s’en rendre
compte.

Le déplacement vers la région rurale d’Ekouk n’a d’objet que l’analyse de l’implication des
hommes dans le secteur agricole. Dans la localité, l’agriculture est l’activité réservée aux
femmes. Mais avec l’apparition du chômage, la chute des revenus et la dégradation des
conditions de vie, les hommes se sont repliés sur cette activité. Tous les matins au réveil,
quand ces derniers entrent en forêt, ils ne le font plus en qualité d’accompagnateur ou d’aide
occasionnel de leur compagne. Ce n’est non plus pour l’abattre et la livrer au travail de la
femme (Pourtier, 1989 : 194). Ils se dirigent vers leurs propres exploitations, cultivées
souvent sans la collaboration technique des femmes.

Mais dans le secteur agricole les hommes ne cultivent que les cultures rentables. Alors que
« les femmes dominent largement la production d’autosubsistance, qu’elle soit réalisée de manière
individuelle ou au sein d’unités de production comptant plusieurs femmes » (Boulianne, 2001 : 66).
Les sujets masculins n’ont d’yeux que pour les denrées génératrices de revenus. Succombant
à la tentation de l’argent, ils ont développé un mode d’exploitation agricole basé sur la
monoculture, comme le font ceux de Bélabo. Il s’agit avec ce système, de canaliser les efforts
sur la production intensive des ressources qui n’intéressent que le marché. Comme ceux des
villes, le marché rural est un centre d'échanges notable entre les ruraux qui vendent leurs

197/297
denrées, des grossistes qui achètent ou les commandent et des colporteurs qui, si possible,
proposent aux agriculteurs des objets variés (troc des marchandises). C’est un terrain de
« dialogue matériel » où les vivres s’échangent contre de l’argent ou des marchandises. Les
ventes se déroulent toujours au village, bord route. Les récoltes ne sont pas vendues en gros
comme à Bélabo mais en détail. Florissante pour les sujets masculins, la monoculture
raccourcit parallèlement la bourse des femmes. Coincées dans l’orthodoxie de la polyculture,
comme leurs consœurs camerounaises d’ailleurs, celles-ci, avec des ressources produites en
faible quantité et ‘’moins compétitives’’, ont du mal à concurrencer les hommes sur le marché
agricole. Le pari de la monoculture qu’ils font, c’est-à-dire, celui de se fixer sur la production
commerciale, a au fond, accru les disparités de revenu avec les femmes. La récupération du
contrôle du secteur productif de la filière agricole leur permet de garder intact leur position
dominante et la pérennité in fine des anciennes hiérarchies sociales. Force est donc d’admette
que la mutation sociale qui aboutit aujourd’hui à la ‘’masculinisation de l’activité agricole’’
n’a pas assoupli les normes d’organisation ‘’primitive’’ de la vie conjugale. Elle les canonise
en ne restructurant pas l’ordre des acteurs dominant l’économie. Dans cette veine, les
contradictions relatives au poids de chaque conjoint au sein du foyer, entre Bélabo et Ekouk,
entre la ville et la campagne, démontrent que les traditions séculaires qui organisent les
relations au sein du couple ne résistent au temps, qu’à condition que le mouvement des
ressources ne converge qu’en direction de ceux que le schéma social originel privilégie.
Lorsque cela leur échappe, ces relations implosent. Ceci dit, les rapports coutumiers au sein
des ménages ne capitulent face au temps, qu’à condition que le sens de la domination
économique respecte le schéma directeur préétabli, celui de l’homme détenteur du cordon de
la bourse et de la femme résignée à ne dépendre que de lui.

8.3. LA NUCLEARISATION DE LA CELLULE FAMILIALE


Le modèle de la famille nucléaire occidentale, limité aux époux et aux enfants 236,
s’installe dans les foyers africains comme un système en extension. Les ménages de
l’agglomération camerounaise ont évolué dans ce sens, à cause du chômage. L’affaissement
des revenus des foyers a affecté leur composition originelle. La famille élargie n’a pas tenu au
fur et à mesure que s’accroissaient les problèmes d’argent. Cette évolution de la famille
souligne en fait, à quel point le modèle africain de la famille se décompose en milieu urbain.

236
C’est la structure familiale la plus courante de ce modèle. Mais la famille nucléaire peut varier d’un ménage à
l’autre comme suit : soit deux parents mariés ou non ainsi que leurs enfants ; un couple d'adultes sans enfant ; un
adulte et son ou ses enfants.

198/297
Avec l’urbanisation qui guette le continent, c’est à savoir si l’avenir ne sera pas plus cynique
envers ce modèle. C’est un système organisé autour « des personnes qui, sans faire partie des
ménages, vivent en leur sein et sont prises en charge par eux, sont généralement des parents :
ascendants des époux ou collatéraux : oncles, tantes, frères et sœurs. Ce sont soit des gens âgés, sans
ressources, soit des jeunes qui continuent leurs études et qui restent simplement dans le ménage
jusqu’à leur mariage, parce que leurs propres parents sont décédés, vivent en milieu rural ou ont de
médiocres conditions d’existence. Souvent aussi, il s’agit de cousins ou de neveux des conjoints qui
sont supportés par les ménages pour les mêmes raisons » (Arrighi, 1968 : 91). Dans ce système, il
y a toujours en soutien, une famille élémentaire en position centrale, qui joue le rôle de pilier
du système : celle du chef de la concession, à laquelle s’agrègent d’autres éléments de la
parentèle, individus ou autres familles élémentaires (Marie, 1987).

Ce parangon de la société traditionnelle237, qui subit l’assaut des forces de désagrégation


devant la réduire aux dimensions d’une maisonnée européenne, était avant la crise la structure
qui définissait les foyers ouvriers à Bélabo. Dès lors que le salariat embellissait le train de vie
des ménages, ceux-ci avaient la capacité de distiller des gestes de solidarité et d’hospitalité à
l’endroit de leur famille biologique ou sociale. D’ailleurs, en parlant d’hospitalité, plus de la
moitié des foyers rencontrés admettent avoir eu la garde au moins d’un neveu ou d’une nièce.
Pour des raisons diverses, comme celles que G. Arrighi a su condenser dans son propos, les
jeunes gens sont pris en charge par leur oncle ou leur tante. Mais la conjoncture économique a
mutilé cet élan de solidarité. Enlisée dans cette infortune, une très grande majorité des couples
en sont venus, non sans embarras, à convenir de l’ajustement de la composition de leur foyer.
L’érosion des ressources ne permettait plus de résoudre décemment les besoins de l’ensemble
de la maisonnée. Ils vivaient l’envers des affres qu’une vie entièrement phagocytée par la
monétarisation de la vie sociale a souvent tu. Le rationnement de la taille des occupants était à
ce titre autant nécessaire que celle des budgets de dépenses. Les principales cibles étaient les
membres éloignés de la lignée naturelle des conjoints. Ils durent se séparer des enfants qui
étaient sous leur tutelle et dont les parents en vie pouvaient reprendre la garde. Ce
réaménagement de la structure intérieure des ménages a incontestablement influencé
l’éruption de la famille conjugale, et le recul du poids du système élargi.

237
‘’C’est la forme la plus proche de la structure villageoise, qu’on retrouve conservée, au prix de certains
remaniements, dans les villes créées avant la colonisation ou dans des quartiers spontanés anciens…. ». (Lebris,
1987).

199/297
Par ailleurs, outre la crise, d’autres mobiles ont favorisé l’apparition de la famille restreinte.
Ces exceptions viennent tout particulièrement du Gabon. Là-bas, la qualité du logement de
fonction, l’émergence des quartiers spontanés et les villages ne sont pas des facteurs tout à fait
étrangers dans le grossissement de ce modèle de résidence, qui ne se restreint qu’autour du
noyau conjugal. La plupart des logements occupés sont des reliques abandonnées par l’ex-
employeur (S.T.F.O). Conçues pour accueillir l’ouvrier et sa famille, ces habitations
ressemblent à des répliques un peu réformés du modèle structurel de l’habitat européen.
Toutes les commodités n’y étaient peut-être pas, mais la qualité des constructions, la taille, la
division intérieure des pièces et le décor ne tarissent pas la source d’inspiration des copies.

Ces logements n’étaient point destinés à accueillir des familles nombreuses. Avant d’y
prendre possession, le locataire était prié de n’y héberger que son épouse, les enfants ou
certains consanguins. Il n’empêche que la consigne ne passait pas comme une lettre à la poste.
Car les ouvriers, nous l’avons signifié en revenant à une centaine de pages plus loin,
rajoutaient des pièces devant accueillir la famille venue du village. Toutefois, leur nombre
dérisoire nuance le quota de ceux qui ne la respectaient pas. Tous recevaient des parents, mais
pour des séjours assez courts. Les contraintes liées à la qualité du logement, cumulées à
l’appréhension des sanctions encourues, au motif de la violation du règlement de l’entreprise,
ont constitué des variables militant en faveur du musèlement du modèle familial africain.

En plus de tout le rideau d’arguments déroulés, notons la réticence des populations rurales de
l’intérieur à se rendre en masse dans un autre milieu rural. Le profil social d’Ekouk se
confond dans ce paysage, même si il s’agit d’un village en voie d’urbanisation. Il ne constitue
guère un point de chute rêvé pour qui veut élargir ses chances d’obtenir un emploi ou drainer
des revenus dans le secteur informel. C’est vrai que ce village a connu des progrès sociaux,
liés aux infrastructures (routières, sanitaires, hydrauliques et commerciales), mais ceux-ci ne
sont pas créateurs d’emplois autant que les villes. Celles-ci y parviennent parce qu’elles sont
des pôles économiques et urbains. Ces atouts les rendent plus attrayantes que les régions
rurales. Leurs lumières sont d’un attrait irrésistible pour les ruraux. L’économie d’Ekouk n’est
pas de taille à rivaliser avec celle des milieux urbains. Elle est rurale, c’est-à-dire, centrée sur
le secteur agricole et la prédation des ressources foncières. Ce profil connu de toutes les
campagnes en Afrique ne fascine pas les ruraux qui espèrent explorer plutôt d’autres
opportunités.

200/297
Il n’y a pas eu après l’implantation du personnel ouvrier, de flux important de migration
d’adultes partant de l’intérieur vers ce territoire. Hormis les jeunes gens, les neveux et les
nièces, que les ouvriers arrachaient au village, les grands flux venaient de la capitale
(Libreville). Les migrants étaient des retraités natifs du sud du pays. Refusant le retour au
village natal, ils ont acquis des parcelles rachetées à bas coûts aux primo-migrants avec qui ils
partagent par ailleurs certaines affinités ethno-régionales. La comparaison peut paraître
disproportionnée voire inopportune, mais il importe de signifier que cette génération des
primo-migrants ne voyait défiler chez elle que de petites vagues d’affiliés ruraux, qui, sous le
prétexte des visites familiales, venaient retrouver leur proche en pensant trouver aussi du
travail. Dans l’éventualité, comme il en est très souvent fréquent, de la transformation de la
migration de visite en implantation pérenne, le logement de l’ouvrier n’avait d’autre vocation
que d’assurer une « fonction d’accueil transitoire ». La fonction remplie par l’habitat
professionnel homologue par là même la thèse de la nucléarisation de la cellule familiale
jusqu’au bout des ongles. En enjambant une fois encore l’itinéraire des quartiers et des
villages spontanés, étudiés avant, et par analogie également au volume de la croissance
urbaine, on est en face d’une attitude sociale où « après un séjour dans les centres-villes chez les
parents ou comme locataires, les néo-ruraux émigrent dans les zones périphériques, à la recherche de
terrains d’un coût en rapport avec leurs faibles moyens financiers » (Lebris, 1987 :252). Les
migrants n’ont pas reproduit la famille résidentielle africaine en investissant la localité
d’Ekouk.

La nucléarisation de la cellule familiale observée dans cette localité se démarque de celle


perçue à Bélabo, en ce sens que son évolution apparait avant l’effondrement du chantier. Dans
cette région, la famille restreinte a émergé depuis l’instauration du chantier. Tandis qu’à
Bélabo ce phénomène est dû à la crise de l’emploi. Celle-ci a ramené la composition du
modèle du foyer conjugal africain installé dans cette localité au niveau du modèle moderne
déjà distingué à Ekouk.

8.4. LE REMANIEMENT DES PROCES D’ALLIANCE


La diversité sociale attirée par les opportunités d’emploi à Bélabo a remodelé les
modes de fixation des alliances matrimoniales. Le temps n’est pas si loin où, dans cette
localité, les rapprochements entre conjoints étaient l’affaire des parents. En effet, par le passé,
c’est-à-dire avant son entrée dans le temps industriel, le destin matrimonial des conjoints était

201/297
sous contrôle patriarcal238. Le mariage était exogamique et les conjoints unis appartenaient au
même groupe ethnique. Toute autre forme d’alliance semblait quasiment impossible239. Le
décryptage de cette barrière sociale a eu pour effet productif d’extirper de l’opacité,
l’interprétation d’un « enfermement culturel », vérifié et justifié au fait des facteurs de type
sociodémographique et idéologique.

La communauté, restreinte à un petit cercle d’habitants, enclavés et redoutant après-coup que


le contact avec d’autres communautés ne les assomme240, ne fixait « l’horizon matrimonial »
(Franqueville, 1971 :22) qu’au niveau du groupe ethnique. Cependant, suite à l’implantation
de l’industrie du bois, laquelle a enrôlé des travailleurs migrants et attiré des entrepreneurs de
tout genre, la population de la localité a rondement évolué. L’urbanisation rapide de la région
va être, en enfant naturel du développement économique, l’agent responsable de la
diversification de l’offre matrimoniale et de l’éclatement des schémas traditionnels.

L’inévitable a fini par se produire entre « autochtones » et « allogènes ». Les gens d’origine
ethnique variée se mariaient. L’action attractive de l’entreprise a réussi dans la localité
camerounaise à rapprocher des communautés, que rien avant le progrès industriel ne destinait
à vivre ensemble. Ce rapprochement n’est pas seulement d’ordre spatial, ni économique, il
concerne aussi les alliances. Les liens matrimoniaux, quels qu’ils soient, civils, coutumiers ou
concubins, ont commencé à se nouer. Mais ces unions échappent au contrôle du pouvoir
gérontocratique ; car les parents ne participent plus au jeu de l’élection et du rapprochement
des prétendants. Ces derniers, loin de banaliser leur rôle, semblent ne plus être que de simples
cautionnaires, quelquefois passifs, des choix matrimoniaux de leur progéniture. Les
prétendants les consultent néanmoins, dans le cadre des unions intra-ethniques, pour savoir si
leur union serait conforme ou non à la coutume.

238
Une partie du chapitre 2 a mis l’accent sur le mariage préférentiel dans la région. Leur pouvoir s’observait
bien pendant la désignation du prétendant ou la prétendante de leur enfant, l’organisation de la cérémonie et les
modalités qui accompagnent le versement de la compensation matrimoniale)
239
Les mariages à l’extérieur ne concernaient que des femmes qui étaient ou qui pensaient être stériles.
240
Le risque de mort sociale effleuré dans la section sur l’enfermement culturel du chapitre 2.

202/297
Quartiers cibles Couples intra- Couples inter- Totaux
ethniques ethniques

Akok-mekel I 10 15 25

Akok-mekel II 12 13 25

Bélabo village 11 15 26

Camp-morry 8 16 24

Climat de l’Est 9 13 22

Ebaka II 6 21 27

Elobi 8 17 25

Oyack 8 16 24

Sapelli 5 14 19

Socopao 9 10 19

Totaux 86 150 236

Tableau 8.1 : Catégories des couples mariés. Enquêtes par questionnaire réalisées entre juin et
juillet 2010. Les données indiquées correspondent aux estimations exprimées par
l’échantillon soumis à nos interlocuteurs dans les différents quartiers parcourus.

Comme le montre le tableau ci-dessus, la forte présence de migrants a grossi le catalogue


matrimonial. Les cadets étaient ceux qui voyaient en cela, une bonne opportunité d’accès aux
femmes. Avant l’extension du tissu social, seul l’aîné dans une fratrie pouvait prétendre le
premier à une femme241 à cause du principe de la primogéniture. Les cadets ne se mariaient
pas avant les aînés. Le fait que leur aspiration au mariage passait au second plan retardait
l’adolescence et l’évolution sociale vers la classe des aînés. Cette mise en équivalence entre
‘’célibat et adolescence’’ est un trait répandu dans beaucoup de sociétés. « Le célibataire, quel
que soit son âge, reste assimilé aux adolescents et par conséquent demeure au bas de l’échelle
sociale » (Philippe Rey, 1971 : 34). Les alliances nouées en dehors des cadres conventionnels
communautaires d’autrefois se sont dessinées avec l’emploi de ces jeunes à qui la société
traditionnelle n’accordait pas les mêmes droits que les aînés. Sur les 150 couples mixtes
241
Le frère aîné était le premier de la fratrie à se marier. C’est une observation qui apparaît assez explicitement
chez Meillassoux (1964).

203/297
recensés, 60 % sont constitués de conjoints bobilis. Au sein de ces 60%, 68 % des chefs de
ménage ont un âge inférieur à 50 ans242. Regardons cette couche sociale, en remontant le
temps, comme représentative d’une partie de la main-d’œuvre jeune qui était engagée par
l’entreprise. C’est l’emploi donc des jeunes qui a amenuisé le système gérontocratique et fait
écho au relâchement des alliances arrangées. Un tel transfert de maîtrise du choix du conjoint
des parents vers l’individu témoigne du changement opéré dans l’ordre social. En libérant les
alliances de l’emprise des coutumes, le travail n’est plus seulement un distributeur de
ressources, mais un instrument aussi d’appropriation de l’autonomie. Faut-il pourtant croire
que cette libération des « procès d’alliance » a évincé les tendances préférentielles intra-
ethniques ? Le tableau y répond en ébauchant des données sur les couples de cette famille. Ils
représentent 36% du total des couples recensés243. Ce taux, bien qu’inférieur à celui des
couples mixtes, montre que le rejet des unions arrangées par les parents ne signifie pas le rejet
par les individus des alliances au sein de leur groupe. Les conjoints se choisissent en toute
autonomie. L’hétérogénéité des modèles de couples et la densité des couples mixtes par
rapport aux couples intra-ethniques permettent d’observer le détachement vis-à-vis des
logiques matrimoniales traditionnelles. Il faut que la société compte différents modèles pour
déceler ce détachement et l’autonomie du choix des individus dans la construction des
alliances. Cette autonomie est pourtant présente à Ekouk mais elle est dissimulée par
l’homogénéité de l’horizon matrimonial. Dans cette localité, les couples intra-ethniques sont
démesurément nombreux244. La préséance de ce modèle est déterminée par la faiblesse de la
diversité sociale. La constitution autour de deux groupes sociaux de l’essentiel de la
population locale, originaires de la province de la Ngounié, comme la plupart des minorités
ethniques qui résident dans l’ancien chantier, limite la formation des couples mixtes. Cela
s’explique par le fait que les ouvriers arrivaient des foyers ethniques ‘’semblables’’ et qu’ils
repartaient se marier dans leur village. Cela a donc resserré la diversité sociale et favorisé la
reproduction chez leurs descendants des mariages intra-ethniques. Dans cette localité,

242
30% du total des couples interethniques recensés s’est formé au moment où l’économie était austère. La crise
a donc, elle aussi, joué un rôle dans le remaniement de la trajectoire des alliances et l’accentuation du pic de ce
changement.
243
Les couples intra-ethniques sont répartis à l’intérieur des différentes populations de la région. Certains se sont
formés avant le contact social établi par l’installation de la société SOFIBEL et d’autres durant son existence et à
la fin.
244
Il y a 109 chefs de ménages sur les 138 rencontrés à Ekouk-Chantier qui ont des conjointes de la même ethnie
qu’eux.

204/297
l’alliance entre conjoints de même groupe est le modèle prégnant. Mais si elle se produit à
l’intérieur du groupe, la nature de l’alliance contractée par nombre de fils d’ouvriers n’obéit ni
aux convenances traditionnelles ni aux convenances de l’état civil. La majorité des couples
vivent en union libre. Leur lien n’a aucun fondement social. Ce rapprochement entre les
conjoints est perçu comme une ‘’union clandestine’’. Car elle n’est reconnue ni par le droit
coutumier, ni par l’Etat moderne. Dans l’acception des familles, les conjoints ne sont pas
mariés, ils sont des ‘’étrangers’’ l’un dans la famille de l’autre et ne disposent d’aucune
obligation réciproque sécurisée par la société. L’union libre qui n’est ni un mariage coutumier
ni un mariage moderne rend compte de l’autonomie des individus à prendre en charge eux-
mêmes la construction de leur union. Ceci démontre que l’absence à Ekouk de modèles
d’unions variées, comme à Bélabo ne suppose pas l’absence de liberté de choix de conjoint
dans les sociétés dominées par les mariages intra-ethniques. Pour conclure sur la question de
la variation des modèles de mariages repérés dans la région camerounaise, on dira de celle-ci
qu’elle enseigne le fait que la liberté donnée à tout individu de choisir son conjoint s’exprime
aussi bien à l’intérieur de son groupe social qu’à l’extérieur.

Sur ce sujet, la cohabitation entre la population locale et les ‘’allogènes’’ venus travailler a
été d’un apport majeur. Elle a permis de démanteler la logique d’ « enfermement culturel »
dans laquelle le système matrimonial préférentiel engluait la société. De plus, le brassage des
populations issues de ces liens a permis de niveler les pesanteurs sociales. « L’exogamie et les
échanges matrimoniaux qu’elle régit assurent la transformation d’un état d’hostilité ou
d’antagonisme, réel ou potentiel, en un état de paix et d’alliance. La femme en parcourant le réseau
des échanges matrimoniaux, est l’instrument de cette conversion » (Balandier, 1985 : 53). Durant la
crise économique les relations se sont crispées au sein de la ville. Les conflits entre
autochtones de souche et la génération des primo-migrants de SOFIBEL ont généralement été
évités en partie grâce aux relations de mariage qui unissent plusieurs familles. Ce sont ces
liens qui aideront certaines à faire face au défi de la précarité. Outre le droit d’usufruit du sol,
consubstantiel à toute alliance entre lignages, ce lien de famille a également été d’un grand
apport dans l’éclosion des activités féminines.

8.5. LA FEMME ENTRE ENTREPRENEURIAT ET MEDIATION


SOCIALE
Le phénomène du bayam-sellam décrit plus loin à Bélabo est antérieur au
mouvement de privatisation du chemin de fer au Cameroun. Les femmes de la région
l’avaient initié mais avec moins d’entrain et de succès que le mouvement survenu au début de

205/297
ce siècle. Pour conquérir le marché du nord, alors que le leur était insolvable, ces groupes
d’associées jouaient de leur relation pour s’approvisionner en vivres qu’elles acheminaient
gratuitement en train. Dans le cas d’espèce, la gestion de la crise économique, loin d’entrainer
un « affaiblissement des liens sociaux traditionnels ou le renforcement des sphères
d’intermédiations » (Akindès, 2000 : 130), ne se fait pas en marge des réseaux de solidarité.
Comment la parenté est-elle devenue le pilier de l’économie ? Tout part de la paralysie qui
avait gagné du terrain après le retrait des activités de la société SOFIBEL. Les femmes
‘’conscientes’’ de l’impuissance des hommes tentèrent de stopper l’hémorragie en s’associant
et en formant des réseaux de solidarité commerciale. Tous les réseaux se construisaient
toujours autour des cercles parentaux restreints ou élargis. Ils étaient tenus par des
groupements parentaux constitués de sœurs et de belles-sœurs. Les adhésions individuelles
des affins entraînaient implicitement et systématiquement celles des proches. Et la
superposition de tous ces cercles refoulait dans l’anonymat les fraternités amicales qui
existaient entre certaines femmes.

Chacune des adhérentes marchandait auprès de sa communauté les biens ou les services utiles
pour le commerce du groupe. Les autochtones avaient la charge de l’achat des vivres. Après
avoir regroupé les capitaux de toutes les participantes, elles partaient acheter les denrées
agricoles de village en village. La désignation des autochtones était pensée dans le but de
pousser les paysans à pratiquer des tarifs sociaux face à des clientes de même ethnie qu’eux.
Le même stratagème était par la suite utilisé pour le transport des marchandises par train 245.
Les belles sœurs « allogènes » mobilisaient les liens de parenté qu’elles avaient avec certains
employés du chemin de fer, pour acheminer les marchandises en échange du paiement de
petites commissions. Cette organisation commerciale n’a pas malheureusement survécu à la
pression de la politique de privatisation du chemin de fer. La gratuité du transport des
marchandises n’était plus tolérée. Au-delà des tractations économiques, cette connivence
entre parenté et économie, brodée par la gente féminine, a dans le domaine social resserré et
rendu inusable les liens entre ressortissants de la ville. Gageons de clôturer toute cette colonne
en reconnaissant au passage qu’en plus de la pacification des relations, le biais du mariage et
le travail va densifier la population autochtone locale.

245
Les familles des agents bénéficiaient de la gratuité du transport des marchandises. Ce créneau évitait donc
aux commerçantes de s’acquitter des frais de transport.

206/297
8.6. L’AUTOCHTONIE EN MILIEUX RECOMPOSES
L’autochtonie est une question centrée sur les rapports des individus à la terre, au
clivage en milieux recomposés entre ceux qui doivent avoir plus de droits que d’autres sur les
ressources locales, aux revendications de la prééminence des droits des autochtones à jouir
des biens fonciers de leur localité. L’autochtonie constitue de nos jours une des
préoccupations majeures de la recherche contemporaine en sciences sociales246. Celles-ci en
ont fait un de leurs principaux axes d’étude en raison des conflits sociaux qui secouent les
régions du globe où les revendications identitaires reposent sur cette question. Le journaliste
Béchir Ben Yahmed ne croit pas si mal extérioriser la menace qu’elle représente en Afrique
en désignant ce fléau comme : « Le père de tous les maux, celui qui empêche de s’occuper des
autres, parce qu’il détruit les Etats, est le retour en force du tribalisme. Pendant trente ans-1960-
1990- on a lutté contre ce fléau avec plus ou moins de bonheur et on a cru l’avoir terrassé. Mais le
virus n’était qu’endormi et, réveillé depuis six ans à la faveur de l’expérience de démocratisation, il se
révèle plus vicieux qu’on ne le pensait, vivace, capable, à l’instar de celui du sida, de toutes les
mutations » (1996). L’autochtonie étant la doxa à présent des études liées aux relations
sociales en milieux recomposés, elle sera posée comme un thème majeur dans les régions de
Bélabo et d’Ekouk.

8.6.1. La ‘’dissolution’’ des clivages autochtones-allogènes à Bélabo


Dans certains milieux sociaux aménagés par l’action de l’emploi moderne,
l’autochtonie se pose en des termes complètement différents de ce qu’il est coutume de lire
dans certains travaux scientifiques. C’est bien ce que rapportent en effet les rapports sociaux
interurbains à Bélabo. La complexité de la compréhension de cette question est telle, qu’il
faut toujours revenir à la genèse de la ville pour mieux saisir le fond. Relevons qu’il y a quatre
décennies cette bourgade ressemblait à une brousse « répugnée » des visiteurs extérieurs. A
l’époque, la localité se réduisait à deux villages aux modes de vie traditionnels et
complètement accablés d’infrastructures dignes de refléter les temps modernes. Si c’est au
gouvernement que revient la paternité de l’idée d’exploiter les richesses locales, et celle
d’allouer les capitaux nécessaires qui ont servi à la réalisation des grands travaux, ayant
profité à la région, l’essentiel de la force de travail mise à contribution pour les exécuter était
celle des camerounais venus d’ailleurs.

246
Bayart et Geschiere, 2001 ; J.P. Chauveau, 2000.Cutolo, 2008 ; Dembélé, 2003 ; Muñoz, 2008 ; Kabwe-
Segatti, 2008 ; Gausset, 2008 etc…

207/297
Ces personnes ont sorti la localité de son enclavement, par leur travail, leur abnégation, leur
esprit créatif et leur sens des affaires. Elles « représentent l’une des forces motrices des
transformations sociales » (Castles, 2006 :6) à l’origine de cette ville. Tous ces efforts consentis
pour transformer cette nature sauvage en un espace civilisé et moderne reste pour beaucoup
d’habitants un « bien qui ne s’oublie pas ». En contribuant vertement à l’ascension de la
localité, en faisant d’elle une ville, un arrondissement au grand dam du chef lieu de district
Diang, dont elle n’était qu’une unité administrative périphérique, les migrants ont réussi à
produire une réelle économie d’affection entre eux et les populations autochtones.

Nul homme parmi les plus âgés disséminés partout dans les villages et les quartiers de la ville
ne méconnait la portée des actions menées. Elles gardent une certaine fraicheur dans la
mémoire collective. Et c’est pourquoi les allogènes furent très peu pris à partie lors des
tensions sociales enregistrées au cours de ces dix dernières années. « Les conflits survenus en
2000 ne concernaient pas les allogènes. On en compte d’ailleurs très peu dans la ville. Beaucoup de
ses habitants sont aussi autochtones que nous qui le sommes de souche », nous disait un
informateur. Les raisons ne manquaient pourtant pas pour les accuser d’emprise sur les
ressources locales. Ils sont nombreux et possèdent presque la totalité des investissements. On
se souviendra également au passage que le changement intervenu au niveau de la direction de
SOFIBEL a entrainé la marginalisation des autochtones. Mais voilà, des tels faits semblent
tout à fait ‘’anecdotiques’’ pour ceux-là. Ils sont moins significatifs que la fierté induite par
l’évolution exponentielle de la région et dont les migrants restent à brûle-pourpoint les
principaux artisans.

Le statut d’autochtone reconnu à certains allogènes, ainsi qu’à leurs progénitures vient
récompenser leur participation à l’effort de développement de la région. L’autochtonie prend
sous cette acception, la forme d’un mérite et une distinction exprimant la gratitude des
autochtones envers leurs bienfaiteurs chez qui ils décèlent des intensions progressistes
similaires aux leurs. Ils sont ainsi arrivés à remanier les règles relatives à la production de
l’identité. Pour jouir des mêmes droits, le travail a été introduit comme critère abolissant la
discrimination envers les allogènes qui ont œuvré en faveur du développement de la localité.
Ce nivèlement au niveau urbain de l’identité tranche fort bien avec le discours à la mode247.

247
Tous les travaux portant aujourd’hui sur les conflits en Afrique ne privilégient que la piste de la dichotomie
entre autochtones et allogènes. Cette tendance à ne voir tous les affrontements que sous l’autorité d’un tel
schéma, établit un dessein universaliste et unidirectionnel de la réaction de l’esprit humain que notre région
d’enquête ne légitime pas.

208/297
Le travail vient ainsi substituer l’ancrage aux logiques du terroir (Bako-Arifari, 1995 ; Augé,
2007), comme un nouveau mode structurant l’autochtonie. Être autochtone dans la région ne
se réduit pas seulement à une conception essentialiste du rapport à la terre mais à une
conception également sociale.

La frontière entre « allogènes» et « autochtones » est extrêmement microscopique


aujourd’hui. Une série de relations les lient. La toile a été parfois tissée à partir de simple
rapport de voisinage, par le rapprochement produit en entreprise et, souvent consolidé par les
rituels comme celui du « pleurer son corps », qui débouchent sur la création d’une véritable
économie sociale, par la solidarité qu’imposent certains projets économiques248. Les liens sont
toutefois encore plus forts, voire indestructibles, lorsqu’il s’agit des alliances matrimoniales.
Le contact entre allogènes et autochtones a amplement favorisé l’union des couples mixtes. Ils
ont eu pour conséquence d’uniformiser l’identité de la masse sociale en réduisant
drastiquement les clivages entre les différents groupes. Hammouche voit dans la constitution
des unions « un indicateur des moyens d’adaptation et d’évolution des groupes sociaux » (2007 :
64). En effet, la célébration d’un mariage n’est pas seulement assortie d’un échange de biens.
Elle assure également aux conjoints et leurs familles l’intégration réciproque dans le groupe
social de l’autre.

Le sentiment de reconnaissance générale qui se dégage ne se limite pas seulement à la


question de la mobilisation de la force de travail des migrants. Ces derniers font intégralement
partie de la localité pour une toute autre raison encore. Les grands travaux financés et entamés
par l’Etat ont, au-delà d’être très bien accueillis, provoqué une véritable ‘’onde de choc’’ au
sein de la population locale. Cette initiative a ensuite eu pour effet d’éveiller et de cristalliser
vigoureusement le sentiment d’appartenance nationale. Car les travaux engagés ont été perçus
comme participant d’une volonté affichée de l’Etat d’unifier le reste du pays à cette partie
longtemps abandonnée. Ce geste pour les habitants est un acte civique concret de
reconnaissance de leur citoyenneté et de leur appartenance à la nation camerounaise. Pour ce
faire, chez eux, les autres camerounais n’ont pas le statut d’étranger. La terre de Bélabo est
celle de ‘’tous les camerounais’’. Les ressources qui l’ont sortie de l’isolation n’étaient pas les
siennes mais celles des autres régions du pays. En vertu de cette solidarité, toute
discrimination des allogènes est ‘’inadmissible’’. L’évolution des rapports identitaires perçue

248
Comme les groupements d’initiatives communes.

209/297
dans cette localité modifie le regard sur la relation à l’autre, même si la conception dualiste de
celle-ci résiste à Ekouk.

8.6.2. Les clivages autochtones-allogènes à Ekouk

A des centaines de kilomètres du Cameroun, ce n’est pas le même son de cloche qui
retentit sur le rapport autochtone-allogène. Les variables – « travail » et « alliance » - ne
s’assimilent pas dans le schéma cognitif des autochtones249 gabonais comme des modalités
qui restructurent le processus de production de l’identité. Celle-ci n’est pas aérée et reste
plutôt subordonnée à la conception essentialiste de la relation à la terre : « on naît autochtone,
on ne le devient pas 250». L’allogène, cet homme « dont les lointains ancêtres ne sont pas
membres de la communauté, quel que soit le nombre des générations de cette lignée ayant vécu dans
le village » (Garrier, 2006 : 34), n’hérite pas d’un statut semblable à celui de l’autochtone. Le
« différend identitaire » entre les deux est adossé par la division sociale de l’espace. Les
allogènes colonisent en masse les zones rurales, alors que les autochtones occupent la capitale
départementale251. Ils ne cohabitent pas ensemble. Dans le département du Komo, le
morcellement social de l’espace et donc le retrait mutuel d’un groupe du pré-carré de l’autre a
dévoyé le bourgeonnement des relations fusionnelles solides et comparables à celles qui ont
fleuri au Cameroun. Le repli social alimenté par la « fracture territoriale » entre sociétés a gelé
ou caché la production des croisements culturels. Or, ils constituent des passerelles utiles pour
la reproduction biologique et sociale de tout groupe. Les nouvelles catégories d’autochtones
« métisses » ou « adoptées » naissent toujours à l’issu de l’emploi de ces combinaisons
sociales.

Pourtant sans en être nécessairement des « clones » de ces combinaisons, les descendants des
primo-migrants refusent d’être enfermés dans la catégorie « allogène ». Ce « schisme
identitaire » défait l’unité apparente de cette catégorie. Contrairement à leurs parents, eux
déclarent être autochtones et ne manquent pas d’arguments pour défendre leur autochtonie
telle qu’illustrée par cet extrait252 :

249
En parlant de ceux qui le sont de souche.
250
Entretien, août 2009, Kango.
251
La ville de Kango et les petits villages des alentours comme Cafélé.
252
Entretien, août 2009, Ekouk.

210/297
« Personne ne peut contester notre appartenance à ce village. C’est nôtre village ; ce n’est peut-
être pas celui de nos parents, mais il existe à cause d’eux. Avant que la société ne les recrute, il
n’y avait rien autour. Ce n’était que la forêt « vierge ». Tout a été construit par eux. Nous sommes
ici à cause de nos pères. Le mien par exemple, NZEDI Jean Pierre, est venu ici en 1958, date à
laquelle la S.T.F.O l’avait recruté comme ouvrier du reboisement. Nous l’avions suivi en 1984, ma
mère, mes frères et moi. Depuis lors, nous sommes définitivement restés dans cet endroit. C’est
également à cette période que papa a pris sa retraite. Il allait quand même de temps à autre
passer les congés au village. Mais quand il a pris sa retraite, il a cessé de repartir au village
parce qu’on s’était déjà bien installé ici. On s’est donc installé pendant la période du chantier.
Nous sommes maintenant les ‘’autochtones’’ d’Ekouk. De plus, nous sommes des citoyens
gabonais. On ne l’est pas seulement à travers la carte d’identité mais à partir également de
l’accès à n’importe quelle terre du pays, comme celles de cette région. On a fait nos études ici, on
a construit, on s’est marié, on a fondé des familles et beaucoup d’enfants de ma génération et celle
de nos enfants sont nés ici. Si aujourd’hui on repart à Nzénzélé, on sera considéré comme des
‘’étrangers’’. Hors ici, nous sommes vraiment chez nous. Toute notre vie est ici » 253.

Le statut d’autochtone tel que l’incarne la lignée des fils des primo-migrants a pour modèle
structurant le droit du sol. La natalité, la nationalité, le travail et l’ancienneté de l’implantation
des ménages sont les principaux critères que cette génération énumère en énonçant les
fondements de leur identité et leur relation à la localité. Ce sont ces critères qui légitiment la
communauté de destin qu’elle dit partager avec la région d’accueil. Seulement, sans la caution
des dépositaires de la terre, le statut que s’adjuge cette génération d’enfants d’allogènes n’a
point de valeur à leurs yeux. « L’ancienneté de l’implantation de certains groupes allogènes n’est
pas considérée par les « autochtones » comme suffisante pour leur conférer un droit de possession sur
les terres » (Garrier, 2006 : 34-35). La mise en relief du statut de ces citoyens via la règle du
droit du sol met en avant la force encore vivace de l’idéologie tribale du rapport à la terre 254.
L’irréductibilité de ce résidu traditionnel replace au centre du débat une des plaies qui fissure
sporadiquement l’unité nationale : le tribalisme. On peut poursuivre ce raisonnement mais il
est préférable de s’arrêter sur ce fait. L’affinité nationale sans intériorisation collective de
l’idée de nation, qui commue en une identité commune tous les particularismes endogènes
restés ferrés aux schèmes tribaux, n’atterre pas les comportements régionalistes.

253
Entretien, août 2009, Ekouk.
254
Cela voudrait dire que la natalité et la citoyenneté se situent au même niveau comme des données culturelles.
Car seul le lien du sang défini l’autochtonie.

211/297
Fait tout à fait notable, quoique accablé de certains droits255, l’allogène n’est jamais prié
d’abandonner l’exploitation du milieu ni, plus dramatique encore, de le quitter. Rien de tel ne
lui est signifié, car le climat social reste poli par la tolérance ; celle-ci est, à bien des égards,
recouverte par l’indifférence qui distingue le comportement des autochtones face aux
allogènes. Cette réaction ne tient ni du rejet de l’autre, ni de l’acquiescement de sa présence.
Mais il va de soi qu’elle donne l’impression d’être « insécable », en raison de la main
invisible des marges de manœuvre économique dont dispose ce groupe256 et qui de fait
éjectent les risques de conflits. D’autres raisons comme la ‘’fibre patriotique’’, aussi modeste
soit-elle, la répartition sociale du milieu physique et le « conflit des droits fonciers » entre
autochtones257 sur la partie annexée par les allogènes ne sont non plus à excepter.

« Même si, au cours de certaines circonstances, on a souvent entendu quelques mauvaises


langues les qualifier de « populations flottantes », les habitants d’Ekouk restent d’abord et avant
tout des gabonais comme tous ceux qui d’entre-nous les désignent par cette appellation. Ce ne
sont pas des expatriés à qui on peut refuser la terre. D’ailleurs à ceux-là on en donne, alors ce
n’est pas aux gabonais de souche, comme nous, qui vivent dans leur propre pays, à qui on doit
faire la guerre pour des biens qui appartiennent à l’Etat. Ils font ceux qu’ils veulent des lieux
qu’ils occupent. C’est chez eux, ce sont des gabonais et cela ne nous gêne pas ; de surcroit,
258
chacun vit replier dans son coin » .

La conjugaison de l’ensemble de ces dispositions proscrit l’‘’effet d’ingérence’’ des


autochtones dans l’environnement social et le quotidien de la population allogène. Ce point de
vue donne voix à une remarque fort intéressante : c’est que l’évocation des tensions entre ces
communautés ne doit absolument être reliée à la question foncière, encore moins à toute autre
considération matérielle259. Cet effacement des autochtones a fait le lit à la liberté que les

255
On pense tout particulièrement à la contestation de leurs droits politiques.
256
De nombreux emplois urbains créés par la municipalité et les entreprises locales reviennent avant tout aux
populations urbaines et à celles des petits villages qui jouxtent frontalement la ville de Kango. En plus de ces
emplois, la nature s’est toujours montrée généreuse envers ces populations qui disposent d’importants cours
d’eaux pour faire la pêche et d’une bande de forêt illimitée pour les activités agricoles, la chasse et l’exploitation
artisanale du bois.
257
Les communautés autochtones de Kango et celles de Bifoun revendiquent toutes deux des droits de propriété
sur l’ensemble des régions rurales qui couvrent les villages Oyane, Ekouk et Four-place. L’installation des
allogènes met en quelque sorte fin au différend qui oppose les deux communautés. Elle égalise leur position en
évitant qu’il y ait entre elles un vainqueur et un vaincu.
258
Entretien, Kango, Juillet 2009.
259
Les conflits fonciers n’engagent que les allogènes.

212/297
allogènes ont toujours eu en matière de gestion de l’espace. De là va s’amorcer la course à la
conquête des milieux, avalisée par l’‘’ethnisation territoriale’’ et tout le flux
d’investissements sociaux qui préfiguraient la sédentarisation des communautés. La
domination ‘’étrangère’’ sur ces milieux était toutefois prévisible. D’abord, en raison des
problèmes d’eau, les détenteurs traditionnels n’étant jamais intéressés y ont contribué par leur
effacement à en faire des territoires vacants. Ensuite, l’absence s’est prolongée sous
l’administration coloniale qui procédait au classement des espaces non habités260. Enfin, avec
l’ « industrialisation » de la région, l’Etat s’est imposé comme le seul légataire des lieux et a
mis au rebut les droits coutumiers des communautés locales. Lorsque l’entreprise dépose le
bilan, c’est l’Etat qui, dans un geste d’apaisement du climat social, décide d’octroyer une
partie de la forêt productive qu’allait s’arroger l’ancien personnel.

En posant cet acte, il affirmait à l’occasion son pouvoir mais également la valorisation du
droit pour tout citoyen de posséder une part du patrimoine foncier national partout où il
entendait s’établir. Au terme de cette concession, la population allogène, ‘’légitimée’’ par
l’Etat, aura solennellement prise sur le domaine foncier local. Assurément, l’autonomisation
de la charge du milieu, reconnue à ce groupe, a quelque part eu un écho persuasif probant sur
la perception que leurs fils se font de leur statut.

CONCLUSION DU CHAPITRE
La récession vécue par les habitants de Bélabo et d’Ekouk n’a pas seulement décimé les
entreprises, affecté les emplois et causé l’effondrement des revenus des ménages. Elle a aussi
perturbé les structures sociales, renversé l’organisation des foyers, les rôles, les statuts et les
positions des conjoints au sein des ménages de la commune de Bélabo. Dans celle-ci,
l’inventaire des recompositions sociales induites par la crise de l’emploi est massif et ne
concerne que deux structures : le ménage et l’économie. Le dysfonctionnement de l’économie
a ébranlé les codes culturels. Au sein du ménage, les femmes étaient devenues, avec la crise,
les principales pourvoyeuses des revenus domestiques. Dans le même temps, pendant qu’elles
luttaient pour rapporter des revenus dans le foyer, les hommes réalisaient certaines tâches
ménagères réservées aux compagnes. Les rôles s’étaient renversés témoignant ainsi par leur
mouvance du caractère culturel des statuts des individus.

260
La politique de regroupement de villages.

213/297
La composition des ménages a aussi souffert de la crise. Faute de revenu suffisant, pour
entretenir les membres du foyer non issus de la ‘’lignée naturelle’’ du chef de ménage et de sa
compagne, les conjoints procédaient au rationnement de la taille de la famille. Ils se
séparaient des membres qui n’appartenaient pas à leur lignée, notamment des enfants dont les
parents en vie pouvaient assumer la charge. Ce rationnement a été à l’origine de l’apparition
de la famille nucléaire. Ce phénomène visible aussi à Ekouk s’est par contre installé dans la
majorité des foyers avant la dissolution du chantier. Dans cette région, la famille restreinte a
émergé depuis l’instauration du chantier. Tandis qu’à Bélabo, ce phénomène est lié à la crise
du chômage.

Les changements perçus avec la crise économique rendent cependant compte du rôle
primordial de l’économie dans la fabrication des statuts, des rôles sociaux et la stabilité des
structures sociales. Car, il aura suffi que la conjoncture soit défavorable pour constater la
modification de l’organisation sociale au sein des foyers. Aussi, les contradictions relatives au
poids de chaque conjoint au sein du ménage démontrent que les traditions séculaires qui
organisent les relations au sein du couple ne résistent au temps, qu’à condition que le
mouvement des ressources ne converge qu’en direction de ceux que le schéma social originel
privilégie. Lorsque cela leur échappe, ces relations implosent et les statuts avec. En d’autres
termes, les rapports coutumiers au sein des ménages ne s’effritent dans le temps, qu’à
condition que le sens de la domination économique respecte le schéma directeur préconçu ;
celui de l’homme détenteur du cordon de la bourse et de la femme résignée à dépendre de lui
et à subir son autorité. Ce point de vue se vérifie également à Ekouk. Les résultats montrent
de ce côté que les femmes n’ont pu prendre la position de leur conjoint tel qu’à Bélabo, parce
que ces derniers étaient économiquement moins vulnérables que ceux du Cameroun. La
disponibilité des ressources maintenait leur position de chef de ménage. Ils y sont parvenus
grâce à leur investissement dans le secteur agricole et la chasse. C’est en mobilisant
également ces activités que les chefs de ménage de la localité de Bélabo sont parvenus ensuite
à regagner leur position sociale. Cependant, la reconversion des hommes dans l’activité
agricole marque non seulement le retour des anciens ouvriers vers l’économie rurale
préindustrielle, mais elle entraine aussi l’effritement de la division des champs économiques
traditionnels des acteurs sociaux.

214/297
CHAPITRE 9: LA GESTION FRAGILE DES FORETS DES ANCIENS
CHANTIERS
Depuis la fin du dernier siècle, les pouvoirs publics au Cameroun comme au Gabon se sont
laissés convaincre par la rhétorique universelle de la préservation des ressources naturelles.
Lors des sommets mondiaux sur l’environnement, leur voix se mêle à celle des autres nations
qui soutiennent cette cause. Ils ont ratifié les traités et les conventions internationales 261. Sur
le plan national, le cadre juridique a connu des améliorations. Le code forestier, pour
n’évoquer que ce texte, ne constitue plus un recueil seulement d’obligations et de sanctions
portées à la connaissance des populations. Il est aussi celui des droits comme celui de
satisfaire les besoins économiques, culturels et sociaux. Mais même si la politique interne de
gestion actuelle des ressources s’adosse sur les normes universelles, comme le rapportent les
travaux de la rencontre de Yaoundé, ces pays peinent à mener sur le terrain la bataille de la
conservation des ressources naturelles et principalement forestières. La montée rapide de la
pauvreté en milieu rural ou en zone urbaine forestière, la priorité accordée à la gestion des
nouveaux espaces écologiques rentables, tels les parcs nationaux, la faiblesse des moyens
humains et matériels consentis pour assurer la durabilité des massifs retiennent encore la
dynamique de gestion des forêts dans ces pays au stade embryonnaire. Dans les localités
d’Ekouk et de Bélabo, où le chômage sévit, la recherche d’argent conduit les habitants à
exercer des pressions sur les surfaces forestières. Ils s’infiltrent frauduleusement dans les
forêts, parfois sous l’œil complice de certains agents de l’administration en charge de ces
milieux. Les populations les visitent plus régulièrement que les agents qui en ont la charge.
Elles assurent le contrôle et menacent leur équilibre naturel en développant l’agriculture
commerciale, en prélevant les ressources non ligneuses et le bois qui alimentent les circuits
commerciaux urbains. Cependant une nuance subsiste entre les populations des deux pays
cités. Si elles exploitent anarchiquement les milieux, la nature des activités qui perturbent
l’équilibre des lieux diffèrent d’une région à l’autre. L’agriculture est plus une menace au
Gabon qu’au Cameroun. Et l’exploitation forestière illégale l’est plus chez le dernier que chez
le premier.

261
Conférence internationale des parlementaires sur la gestion durable des écosystèmes des forêts denses et
humides d’Afrique centrale, Yaoundé, 24-27 Octobre, 2006, p.24.

215/297
9.1. LA ‘’FORET PRODUCTIVE’’ A EKOUK : LA POPULATION FACE
A L’INDUSTRIE
La population de la région vit essentiellement des activités agricoles et de la chasse.
D’année en année, ces activités dans lesquelles le personnel compressé s’est reconverti ont
commencé à prendre un accent commercial à cause notamment de la demande des marchés
urbains et du relâchement par l’Etat du contrôle des forêts de la région. Mais la population a dû
lutter pour avoir la terre. Désavantagée par son statut d’allogène, elle ne possédait pas de forêt
pour chasser ou cultiver. Celles de la localité appartiennent à l’Etat. Celui-ci a un domaine
réparti en deux portions séparées par les habitations villageoises et la route nationale. L’une est
reboisée et classée262, tandis que l’autre est, pour reprendre la terminologie de la loi, une « forêt
domaniale productive enregistrée »263. En considérant le sens du trajet Kango-Ekouk, la forêt
reboisée se situe à droite et la forêt productive à gauche. Il a fallu que la population locale
arrache d’abord au maître des lieux quelques portions exploitables pour cultiver les vivres,
prélever les ressources alimentaires biologiques264, le bois de chauffe, les plantes médicinales
et les feuilles d’emballage pour la préparation du manioc. Elle y est arrivée parce qu’elle ne
cessait de dénoncer les conditions de sa mise au chômage. La population reproche à l’Etat de
lui refuser en effet le paiement de ses droits sociaux. Les anciens ouvriers se plaignent de
n’avoir obtenu aucun droit, ni la prime d’ancienneté, ni celle liée au licenciement, ni la retraite
alors qu’ils cotisaient pour l’avoir.

« Il y a des gens qui ont droit à la retraite depuis 1989. Mais ils ne l’ont jamais
perçue, sous prétexte que le reboisement doit des arriérés à la CNSS. Ces
arriérés c’est sur le dos de qui ? C’est sur le dos des travailleurs. Cependant,
tous les mois quand on payait les travailleurs, le montant de la cotisation à la
CNSS était toujours indiqué dans les bulletins. Mais cet argent partait où ? Ce
sont eux. Ils prenaient et ils mettaient dans les poches. C’est la faute de l’Etat.
Je dis les impunis de l’Etat, on prenait et on mettait dans les poches. On partait
construire les maisons ; on partait faire le « yéyé » dans les boites de nuit ;
dormir dans les hôtels, payer des voitures et on était heureux de priver des

262
Dans l’article 8 de la loi n° 16-01 du 31 décembre 2001, celle-ci range les périmètres de reboisement dans la catégorie des
forêts domaniales classées.
263
Même source que précédemment, l’article 10 établit la distinction entre les forêts productives enregistrées et les forêts
domaniales classées.

264
Seule exception parmi les activités villageoises la chasse pouvait être pratiquée dans la forêt reboisée en
raison de son caractère inoffensif pour les ressources sylvicoles.

216/297
familles. Non, l’Etat a été très méchant, très méchant surtout pour le
reboisement que je connais bien et dont j’ai été victime. Ils sont très méchants».

Au lendemain de la compression de ce personnel, l’Etat pour apaiser la colère de la


population qui s’est sentie lésée l’a autorisée à cultiver toute la bande forestière exclue du
périmètre de reboisement. En lui accordant ce droit d’exploitation non rédigé, le pouvoir
central s’est comporté en « législateur coutumier 265». Il veillait jalousement à conserver son
statut de propriétaire foncier et de maître absolu de la terre266 et quoi de mieux à ses yeux
qu’une autorisation sans support juridique qu’un droit non écrit facilement contestable ! Il
pouvait le lui retirer à tout moment et sans préavis. C’est ce qui arrivera plus tard. La rive
gauche267, dont l’ancien campement ouvrier et la route nationale tracent la frontière avec la
forêt reboisée, aiguisait l’appétit de la société Hevegab268. Créée en 1981par l’Etat (Ovono
Edzang, 2008), pour promouvoir la production du caoutchouc dans le pays, cette société
cherchait à étendre la superficie de ses plantations d’hévéas aux pourtours d’Ekouk. La plus
forte concentration en sa possession était localisée à l’intérieur du pays. « La plus ancienne des
plantations est située au nord du Gabon, à Mitzic (province du Woleu-Ntem) où se trouve l’usine du
caoutchouc. Les deux autres, plus petites, sont situées à Bitam (Woleu-Ntem) et à Kango »
(Magnagna Nguema, 2005 : 130). L’antenne de Kango dont parle l’auteur cité est très
précisément le village Agricole. Il se trouve à près d’une vingtaine de kilomètres d’Ekouk.
En 1995, l’entreprise a pris, avec la bénédiction de l’Etat, le contrôle de la partie de forêt
convoitée et l’a recouverte de plantations.

Cette cohabitation industrielle imposée de force à la population devenue paysanne n’a pas
perduré. Elle a chassé de nombreux paysans de la forêt. Certains paysans qui croyaient faire
une bonne affaire en participant au programme d’hévéaculture villageoise lancé par
l’entreprise avaient vite déchanté. L’hévéa gagnait du terrain mais, à en croire les plaintes de
la population, elle avait un effet nocif sur la reproduction des cultures vivrières. « Sous la
pression du vent, les résidus des produits chimiques envahissaient les champs et cela détruisaient les

265
Le droit coutumier n’est pas écrit.
266
Lois n°14/63 et 15/63 du 8 mai 1963, fixant la composition du domaine de l’Etat, les règles et le mode de
gestion.
267
Elle cumule tous les bosquets des alentours de l’ancien campement ouvrier et s’enfonce très loin dans la forêt
‘’mature’’.
268
En 2004, le programme de privatisation a été marqué par la privatisation d’Agrogabon, d’Hevegab et du
Ranch Nyanga, créé pour développer l’élevage des bovins, au profit du groupe belge SIAT (Société
d’investissement pour l’agriculture tropicale).

217/297
269
cultures » . Autre dommage causé aux paysans, l’espace non infesté était très étroit et ne
pouvait accueillir qu’une quantité dérisoire d’agriculteurs. La forêt agricole des paysans avait
diminué de plus en plus. L’Etat, en les mettant en concurrence avec le secteur agro-industriel,
les destinait à s’emparer illégalement du domaine reboisé interdit d’accès.

9.2. L’APPROPRIATION CLANDESTINE DE LA FORET CLASSEE


La précarité des populations, de l’ensemble de celles qui résident le long des villages
de la région d’Ekouk270, mais aussi la « double spoliation » des droits sociaux et d’accès aux
espaces cultivables sont les vecteurs des problèmes fonciers et de gestion des forêts auxquels
cette région est soumise. Elles ont obligé les populations à envahir la forêt classée. La gestion
par l’Etat des conditions de mise au chômage de l’ancien personnel et la contestation de son
arbitrage dans la répartition de la forêt productive ont été perçues par les communautés
comme des stratégies visant à les enfermer dans la misère. Ne jouissant d’aucune légitimité
coutumière sur le milieu d’accueil, elles ne pouvaient revendiquer le moindre droit que l’Etat
aurait considéré. Ce dernier, étant face à des populations ‘’sans droit’’, ne se sentait pas forcé
de négocier des compromis avec elles ; comme il l’aurait fait en face des communautés
autochtones qui auraient fait prévaloir leurs droits coutumiers. L. Bourgeois et A. Dubresson
(1986 : 91) partent de cet avis en observant en Afrique que la constitution du domaine privé
de l’Etat, via l’élimination des droits coutumiers, repose sur le système de compensation. Il
s’interprète comme une forme de réparation de la perte des droits des communautés
expropriées. La compensation de la perte du sol et l’indemnisation des cultures, auxquelles
des sociétés autochtones pourraient prétendre, les allogènes résidant à Ekouk n’ont pu
recevoir ce genre de traitement. En perdant le contrôle des parcelles de forêt cultivable, les
populations risquaient d’altérer leur relative stabilité économique. L’exploitation clandestine
des milieux soumis à l’analyse couple, d’une part, la réponse des anciens serviteurs de l’Etat à
l’ « ingratitude » de cette autorité qu’ils ont servi, et d’autre part le rejet de leur exclusion
économique.

269
Propos des résidents, août 2010, Ekouk.
270
La localité d’Ekouk se divise en trois villages : Ekouk-chantier, Ekouk-Obendzi et Ekouk-village. Le premier
est le village administratif de la région. Il a été bâti sur l’emplacement de l’ancien chantier. Celui qui se trouve
au centre est un village secondaire construit par la vague d’ouvriers qui avait été poussée à la retraite au milieu
des années 80. Le dernier à refermer cette liste des villages de la région est un prolongement du précédent. Il
compte aussi une partie des retraités énoncés, une moitié du personnel mis au chômage et quelques migrants
venus de la ville.

218/297
Ne comptant sur aucune autre source de revenus et redoutant particulièrement le spectre de la
misère, elles ont commencé à défier l’autorité de l’Etat en exploitant sa propriété. Elles sont
allées à l’encontre de la loi en se ruant dans le périmètre de reboisement.
« HEVEGAB est venue nous arracher la forêt. Elle ne nous a laissé qu’un tout
petit terrain. Pour une population de 1000 ou 2000 personnes qui ne vit que de
la terre, c’était vraiment insignifiant. Nous étions obligés de voler l’Etat
puisque la forêt est à lui. On faisait les plantations avec les lampes torches la
nuit. Moi ton père, je ne te cache pas que je plantais la nuit dans les parcelles
d’Okoumés. J’ai même été arrêté et incarcéré à Kango pendant un an.
Pourquoi ? On m’a trouvé dans les parcelles. On fait les plantations tous les
271
jours, même la chasse. On fait ça tous les jours y a pas de repos » .
Comptables de cette action, les hommes ont en première intention déboisé l’ « arrière
forêt 272 ». Les habitants s’accordent à dire que la distance qui sépare ce bout de la forêt au
village est d’au moins 10 km. A l’intérieur, des lots de plantations de monocultures de
plantain surgissaient des surfaces arrachées aux bois d’okoumé abattus et sciés pour être
utilisés dans la construction. Ils ont fait de ce « front pionnier » leur chasse-gardée
permanente. Ce qui témoigne de la division sexuelle du territoire agricole. Celui des femmes
n’étant rien d’autre que l’ancien site négligé et déserté par la population masculine.
L’entassement dans les milieux reculés n’était pas fortuit. L’exploitation de ces positions
attirait moins l’attention des agents de la brigade forestière installée dans la région 273. Les
villageois déjouaient la vigilance de ces derniers en éliminant du défrichage l’usage de la scie
à moteur (la tronçonneuse) et le brûlis. Ils prenaient ces précautions parce que le bruit de la
scie s’entend à distance et la fumée émise par le feu est visible de loin. Les outils qui
dissimulaient les indices de la fraude et qu’ils employaient étaient la machette, la hache et la
lime. Ces instruments de travail n’attirent point l’attention à distance.
Cette précaution n’était pas imparable. Les gardes forestiers prenaient parfois en flagrant délit
certains agriculteurs qui aménageaient les plantations à proximité du village. L’extrait de
discours noté dans le précédent paragraphe vérifie cette assertion. La présence de ces gardes
entravait l’acheminement au village de la production agricole des hommes. Il n’était pas facile
de la sortir des plantations. Elle avait d’ailleurs chuté pendant près de quatre ans (1995-1999).

271
Entretien réalisé avec le chef de village, Ekouk, juillet 2009.
272
L’arrière forêt correspond pour nous aux zones extrêmement reculées de la forêt.
273
La brigade comptait moins d’une dizaine d’agents chargés de surveiller

219/297
Les produits qui occupaient interminablement le marché étaient ceux des femmes. Leurs
denrées se maintenaient parce qu’elles ne provenaient pas de la forêt classée. Elles circulaient
sans embûche des plantations vers la place commerciale. Or il en était autrement pour les
cultures des hommes, dont la diffusion ne tenait qu’au hasard du relâchement des contrôles
de la « police forestière ». Les agriculteurs ne menaient pas librement leur activité sous cette
pression. L’ombre de cette police perturbait la production de cette catégorie sociale. Il n’était
certes pas toujours simple de cultiver et d’évacuer clandestinement les vivres mais les
producteurs avaient trouvé l’astuce pour les évacuer. Etant en même temps des chasseurs,
nous reviendrons plus tard sur ce groupe, ils se servaient de cette posture pour les sortir de
nuit. Au retour de la chasse, ou en prétextant de la faire, le chasseur accompagné certains
jours d’un proche ramenait les denrées agricoles au village. Il ne pouvait être pris vu qu’après
six heures du soir les agents cessaient le travail. Du coup, c’est l’épouse qui vendait les vivres
la journée pendant que l’époux éliminait la fatigue de la veille en se reposant.
La vente des ressources agricoles de l’homme par l’épouse était une ruse de plus pour ne pas
laisser fleurir le moindre petit soupçon sur l’essor de l’agriculture masculine en forêt interdite.
Mais la pratique de l’agriculture masculine dans des conditions aussi austères ne permettait
pas aux familles de vivre réellement de cette activité. C’est la chasse qui servait de ‘’pompe à
revenus’’. Curieusement, en dépit de l’intérêt que tous les ménages accordent à l’activité
agricole, ils ne peuvent encore vivre de sa rente comme le permet la chasse. Le prochain point
se penchera justement sur cette activité, son utilité pendant la période de prohibition de
l’agriculture, et sur son impact dans la destruction des ressources.
9.2.1. La destruction des ressources animales
La pression étatique a contraint tous les hommes à s’intéresser à l’exploitation des
ressources cynégétiques. Le ton ferme de l’administration qui pourfendait l’accès des
agriculteurs en forêt se doublait de la prononciation d’une étrange souplesse envers les
chasseurs. Sous son autorité, les groupes de chasseurs franchissaient régulièrement le milieu
boisé à la recherche du gibier. La loi forestière ne l’interdit pas (Tchatat et Ndoye, 2006 : 34),
au contraire, elle reconnait aux communautés riveraines du domaine forestier de l’Etat
l’exercice des droits d’usage des produits de leur environnement. « L’acte de classement d’une
forêt domaniale tient compte de l’environnement social des populations autochtones qui gardent leurs
droits normaux d’usage. Toutefois, ces droits peuvent être limités s’ils sont contraires aux objectifs
274
assignés à ladite forêt » . L’administration verrouillait les droits des agriculteurs parce qu’elle

274
Propos de fonctionnaires de l’administration des forêts ayant requis l’anonymat.

220/297
voulait protéger les essences de valeur comme l’okoumé des effets destructeurs de l’activité
agricole. En dehors de cela, les communautés peuvent prélever les produits non spéciaux de la
forêt, sans avoir besoin d’une autorisation, et à titre gratuit. Ces produits doivent - conditionne
la loi- être exclusivement destinés à une utilisation personnelle non lucrative. Les chasseurs
n’étant pas soumis au régime des agriculteurs, ils avaient le privilège de rentrer librement en
forêt pour prélever le ‘’gibier non protégé’’. Ils tenaient cette faveur du caractère inoffensif de
leur activité face aux éléments floristiques et tout particulièrement au contact des « éléphants
du règne végétal ». Les ressources fauniques ne pèsent pas sur la balance commerciale du
pays. Il ne les commercialise pas. On comprend que leur faible poids économique les sèvre
d’une protection optimale comparable à celle dont bénéficient les essences de valeur qui
contribuent au produit intérieur brut (PIB) du pays275. La quantité prélevée dépassait
largement la consommation domestique, car le niveau des prises débordait le seuil de satiété
de la maisonnée. Elles prenaient la route des marchés urbains à Libreville ou Lambaréné276.
La disposition qui condamne la commercialisation des ressources cynégétiques paraissait
plutôt irréaliste puisque ces ressources étaient devenues la principale source de revenus des
hommes.
En effet, pendant la ‘’vague creuse de l’agriculture’’, c’est l’argent de la chasse qui assurait la
prise en charge des dépenses utiles de la maison, la scolarité des enfants, les frais de santé,
l’énergie domestique (pétrole et gaz butane) et la nourriture de la maison. Ils compensaient les
pertes provoquées par le « blocus » qu’imposait l’administration des forêts aux projets
agricoles des hommes. Le volume des besoins les condamnait à pratiquer la chasse
commerciale. Ce faisant, ce modèle se place en tête des activités consommatrices des
ressources de la faune sauvage. Avec l’augmentation du nombre des pratiquants, il
démocratise la surconsommation des ressources animalières et la destruction rapide d’espèces
sélectionnées par le marché277. En outre, cette impasse écologique n’aurait pas mûri sans
l’ingérence de la variable agricole. Les longues distances parcourues par les chasseurs sont en
effet la conséquence aujourd’hui des défrichements des régions périphériques de la forêt à
l’origine de la disparition de la faune à Ekouk.

275
Le secteur du bois se place à la troisième marche des principaux pourvoyeurs des recettes de l’Etat. Voir-
DGSEE, Le Gabon en quelques chiffres (1996-2005), Ministère de la Planification et de la Programmation du
développement, N°4, Décembre 2006, 23 p.
276
Chef lieu de la province du Moyen Ogooué. Cette province se situe au centre du Gabon. Elle est proche de
celle de l’Estuaire et surtout du département du Komo.
277
Voir-au tableau 7.1 à la page 173.

221/297
9.2.2. La destruction du couvert végétal
Les prémices du recul de la forêt se font jour au moment de la transformation des
superficies de l’arrière forêt en terre agricole. Le « front pionnier » parti à ce niveau a été
abandonné pour la partie centrale de la forêt et a atteint les bandes attenantes au village. Deux
facteurs permettent de comprendre cette diminution rapide de la forêt. La première est la
réduction du personnel de la brigade et la seconde a trait à sa fermeture. Mais il faut relier ces
variables au contexte économique déliquescent de la fin des années 90278. L’Asie du Sud-est
était l’épicentre de la récession. La situation financière et économique des pays de cette
contrée convulsait en ce temps. Dans la presse internationale, de très nombreux journaux
titraient en avant première de leur couverture : « crise asiatique ». Du côté de la presse locale,
laquelle ne s’intéressait qu’à l’analyse des répercussions d’une telle conjoncture sur
l’économie gabonaise, les journaux parlaient sur un ton alarmiste de la « crise du bois279 ».
Car la récession asiatique allait faire baisser la valeur des exportations des essences locales
vers cette partie du globe. La figure n°9.1 qui succédera cette page indique très clairement que
sur la période 1996-2005, l’année 1998 est celle où le Gabon a connu une baisse significative
des recettes issues du bois. Cette conjoncture est la conséquence directe de la crise
économique.

278
La crise économique commence en 1997.
279
Les entreprises asiatiques confrontées a des difficultés de trésorerie ne disposaient plus des réserves
financières pour financer l’achat des matières premières utiles pour leur fonctionnement.

222/297
4000

3500

3000

2500

2000

1500

1000

500

0
1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005
Exportation (en milliard de F CFA) Production de bois (en millier de mètre cube)

Tableau 9.1 : Evolution des exportations (en milliards de F CFA) et de la production de bois (en
milliers de m3) du Gabon de 1996 à 2005. Données : BEAC, DGDDI, DGSEE (2006)

Les journalistes et les experts locaux avaient vu juste, l’industrie du bois était en crise et
l’administration des forêts en avait ressenti l’impact. La chute de la valeur des exportations de
bois avait compressé les recettes de l’Etat et contraint ce dernier à tailler les budgets des
ministères à commencer par celui des Eaux et Forêts. Cette administration n’avait plus avec la
baisse de son budget les moyens d’entretenir toutes les brigades. Elle a procédé au
regroupement de certaines et à la suppression des autres. Les capacités des brigades
maintenues étaient renforcées par le personnel venu des antennes supprimées. Celle de la
Bokoué était appelée à disparaître. En 1998, la tutelle décida avant d’arriver à cette solution
de réduire d’abord le personnel de moitié. Et malgré la sortie de crise, comme le démontre le
niveau des exportations enregistrées à partir de 1999 et le pic de l’année 2005,
l’administration n’avait pas renoncé à l’idée de retirer cette brigade. Elle rentrera en
application en 2000.

Mais vers la fin de l’année 1998, la forêt n’est plus aussi bien protégée que par le passé. C’est
à ce moment d’ailleurs que les femmes se sont jointes aux hommes pour contrôler l’arène
foncière classée. Elles ont quitté leur territoire après que l’intensification des travaux agricoles
ait appauvri les sols. Aux côtés des hommes, cette population hérite en premier des terres

223/297
laissées en jachères. L’occupation reposait sur un « mode linéaire » car les champs des
femmes ne se développaient jamais sur d’autres espaces que ceux déjà cultivés par les
hommes. Ces derniers en qualité de premiers occupants cédaient leur droit à leur épouse,
sœurs et alliées. Ils délimitaient les parcelles attribuées à leurs proches. D’autres demandeurs
de terre la payaient par contre auprès des primo-migrants avec qui ils n’avaient aucun lien
filial. Il ne pouvait en être autrement, « les nouveaux arrivants, allochtones ou non, se trouvent
[toujours] confrontés à une occupation spatiale pré-existante et contribuent de ce fait à une
augmentation locale de la démographie » (Auzel, 2001 : 249). En règle générale, ce sont les
femmes de la génération des migrants venus à la fin du chantier qui achetaient des parcelles.
Elles représentaient le petit noyau d’étrangers qui n’avait aucun lien historique avec l’ancien
chantier mais qui prenait néanmoins le risque de rentrer frauduleusement en forêt. Nous
différencions cette génération de celle des primo-migrants et de celle venue après l’an
2000280. Les femmes aiment comme les hommes avoir des grand-champs qu’elles appellent
« plantations aviations ». Ce qui suscitait la demande des friches du côté aussi des épouses de
certains anciens. Elles en voulaient non parce qu’elles n’en possédaient pas, mais parce que
leurs parcelles ne suffisaient pas. Le marché foncier de la région ne pratique pas le bail. Tout
achat de la terre était l’achat du droit de propriété. Les exploitations de toutes les femmes
étaient polarisées autour des lieux investis par les hommes parce que la brigade était encore en
place. Sauf qu’avec son personnel réduit de moitié, elle n’arrivait plus à bien remplir sa
mission.

La recolonisation d’un sol soumis à la culture du plantain varie entre sept et douze ans
minimum. Le raccourcissement du délai, attribuable à la succession massive des champs de
femmes et au « manque de terre281 », n’affectait ni la restauration du sol ni la production. La
technique utilisée par les premiers agriculteurs, qui rayaient l’emploi du feu, a retardé la durée
d’épuisement des sols. Ce système agraire, où les paysans ne semblaient appliquer qu’une
« ruse », est l’agroforesterie282. C’est la technique utilisée par tous les hommes qui se sont

280
Nous classons les migrants entre primo-migrants, génération intermédiaire et les nouveaux migrants en
fonction de la période d’implantation de chaque catégorie. La période de référence pour les premiers reste
l’époque du fonctionnement du chantier, celle des seconds, on la positionne entre la fermeture et le début de
l’année 2000 et celle des derniers arrivants après la précédente date.
281
Les femmes ne pouvaient avoir de nouvelles terres tant que les hommes ne colonisaient des nouvelles
parcelles.
282
L’agroforesterie « englobe tout système agricole associant des arbres aux cultures et/ou l’élevage, soit dans
l’espace, soit dans le temps ». UNESCO, Agroforesterie en zones forestières humides d’Afrique, Rapport du
séminaire sous régional, du 1 au 8 juillet 1985, Makokou, Gabon.

224/297
investis dans l’agriculture à l’Est du Cameroun. Lors du premier défrichage, les denrées
croissaient sans l’apport d’une partie de la biomasse qui nécessitait l’action du feu pour
renforcer la composition de l’humus (végétaux solides et microfaunes). Conséquence, la
destruction de la fertilité des sols n’était que bénigne. Confirmant ce dire, un paysan confiait
qu’une parcelle valorisée sans le brûlis gagne quelques années d’exploitation supplémentaires,
si l’on compare avec l’usage du brûlis. Le seul bémol selon lui porte sur la réduction des
zones d’ensoleillement du champ. « Tout le champ n’était pas ensoleillé et les rejets de bananiers
plantés dans les parties qui ne l’étaient pas ne poussaient pas 283». Le paysan reconnait que cette
forme d’agriculture dégrade moins l’environnement (tout comme l’agriculture de subsistance
sur brûlis) mais qu’elle produit moins que sur un champ de brûlis et ce modèle demande plus
d’entretien des champs.

L’équilibre écologique se dégrade avec le retour généralisé du brûlis, l’extension des surfaces
des champs et l’explosion démographique284. Depuis la fermeture de la brigade de
surveillance, et l’invasion de la forêt par les femmes, le brûlis constitue de nouveau la base du
cycle cultural. Le modèle préféré à l’agroforesterie à cause de l’économie réalisée en matière
d’entretien des parcelles est une sérieuse menace pour la forêt en raison de sa mutation en
agriculture commerciale. Là où le précédent modèle modérait l’avancée du « front pionnier »,
lui, il l’étend. Ce mouvement a eu pour effet d’accroître la demande en terres et de déréguler à
long terme les modes de répartition. Les femmes ont commencé à revendiquer des terres de
meilleures qualités parce qu’elles s’étaient aperçues que les « jeunes jachères » à base de
brûlis produisent des cultures de mauvaise qualité. La nature de la qualité des cultures,
décrites localement comme « chétives », indique la baisse de la fertilité des sols. Trois
solutions permettaient dès lors d’améliorer les rendements : l’utilisation d’engrais chimiques,
la reprise des vieilles jachères et l’exploitation des terres neuves. Mais l’épaisseur du ruban
forestier ne laissait place à aucune inquiétude ; il facilitait la colonisation des nouvelles
portions. « L’agriculture gabonaise, dans son ensemble, bénéficie de conditions naturelles assez
propices pour une production abondante de vivres. Les conditions climatiques sont plus que
favorables ; les sols, sans êtres particulièrement riches, sont globalement aptes aux cultures locales et
à donner de bon rendements, sans un apport d’engrais ; quant à l’espace cultivable, sa disponibilité,
pour l’heure, est sans aucune limite » (Galey, 2010 : 192). A la suite du déclin du poste forestier,
les femmes ont réclamé des friches fertiles et proches du village. C’en était donc fini du mode
283
Entretien, Aout 2009, Ekouk.
284
La population est passée de 1200 âmes à 3000 âmes.

225/297
d’occupation linéaire. La fermeture de la brigade a entraîné l’éclatement de l’occupation de la
forêt. Cette évolution a accéléré la colonisation agricole. Sous l’offensive des coups de
machettes, du roulement crissant des chaînes de tronçonneuses285 et du passage des flammes,
les terres défrichées ont progressivement annulé la présence de la forêt.

De leur côté les hommes prenaient de l’avance sur les femmes. Plus qu’elles, ils dévorent
outrancièrement la forêt toujours pour des besoins agricoles. Dans leur rang, le nombre
d’agriculteurs excède le ratio de départ, à cause de l’ouverture de la compétition foncière,
l’explosion démographique et la reconversion de nouvelles personnes dans l’agriculture. Le
secteur n’est plus la chasse gardée seulement des anciennes familles ouvrières de la région.
Toutes les générations de migrants bouclent aussi leur budget en cultivant le sol. Il a fallu que
disparaisse l’ombre encombrante de l’administration, pour que les hommes retrouvent la
liberté de travailler sereinement la terre et de vivre des revenus des récoltes. Cette liberté a
attisé leur envie d’avoir des parcelles contiguës à la route. Comme le choix des sites
valorisables est une affaire d’hommes, ceux-ci soldent d’abord leurs ambitions avant celles
des femmes. Ils colonisent les meilleurs emplacements et refilent aux femmes ceux qu’ils ne
veulent pas ou qui sont relativement distants du village. Après avoir conquis le centre de la
forêt, en complicité avec les femmes, les hommes ont occupé les enclaves localisées à
proximité du village.

Ce qui se cache en dessous de l’attrait de la proximité, c’est le souci de minimiser la distance


plantation-village. Deux raisons éclairent ce fait. La première est la sécurité des cultures
(Pourtier, 1989 : 235). « Les rongeurs sont un problème sérieux pour presque toutes les
cultures » (De Wachter, 2001 : 39). La forêt abrite de nombreux prédateurs que seule la
présence humaine éloigne : les champs isolés sont plus exposés à la dévastation que ceux se
trouvant près du village. Pour éviter alors de les offrir en offrande aux prédateurs, il faut les
surveiller à tout bout de champ. La proximité plantation-village à Ekouk répond bien entendu
à cet impératif de sécurisation des exploitations agricoles. La deuxième et sans doute la plus
importante de ces raisons est la route. L’éloignement entre les lieux de production et le point
de vente des récoltes est un facteur limitant le cumul des gains. Le volume des vivres qui
circulent de la plantation au village dépend de la distance. Les longs tronçons le rationnent
tandis que les courts le fructifient. Le gain d’énergie et de temps que les courtes distances font
gagner facilite les rotations entre les espaces et l’accroissement de la quantité des récoltes.

285
La tronçonneuse a remplacé la hache lors de l’abattage.

226/297
Sous le prisme de l’économie, la distance plantation-village rapportait moins d’argent aux
agriculteurs avant le retrait de la brigade forestière. Elle semblait trop grande et le volume des
productions acheminées ne comblait pas la totalité de la demande du marché. Comme les
besoins du marché imposent des mouvements constants entre le village et la plantation, les
paysans ont, à la faveur du retrait de la brigade, rapproché la distance entre le village et les
sites de production afin d’optimiser les profits.

Pour les raisons qui précèdent, tout le monde a convergé vers la forêt, chacun s’appropriant un
bout de l’espace inexploité qui se tient à quelques dizaines de mètre du premier rideau de
forêt situé face à la route. Ils ont épargné ce rideau dans le but de voiler le désert engendré à
l’intérieur de la brousse. Mais l’atomisation des parcelles aura tout de même eu un impact
contrasté sur le poids de chaque activité économique : la population agricole a augmenté et
celle des chasseurs286 a fléchi. Nul ne se sentait coupable ou déçu de s’y être lancé dans cette
invasion. Il y en avait qui exprimaient plutôt le regret de s’y être pris tard. On retrouvait la
majorité des personnes qui se le reprochaient parmi les migrants nouvellement installés. Le
poids de la concurrence et l’antécédence de l’accès à la forêt des autres avaient gêné leurs
appétits. Les premiers « occupants » s’étaient mieux servis qu’eux. Cette disproportion dans
la maîtrise de la tenure foncière a cependant provoqué la dérégulation du contrôle forestier, la
destruction de la cohésion sociale et le prolongement de la destruction de la forêt.

9.3. LES CONFLITS INTER-ALLOGENES


On entend cerner le conflit ici au sens où l’entend J.P. Olivier de Sardan (1995),
comme l’expression de la divergence d’intérêts liée soit à des positions sociales différentes
soit à des stratégies personnelles. Le foncier étant la cause principale des affrontements entre
habitants à Ekouk, nous pouvons assimiler ces affrontements à des conflits fonciers, à tous «
les phénomènes de tensions et compétitions pour les ressources naturelles et les affrontements
qui peuvent en résulter : concurrences, désaccords, litiges, différents, oppositions déclarées ou
affrontements violents (la violence symbolique étant aussi importante que la violence
physique) » (Chauveau cité par Zongo : 2009)

286
L’activité agricole a repris le dessus sur la chasse qui demeurait au moment où sévissait l’administration la
seule alternative économique que possédait cette population Le nombre des chasseurs a chuté avec la
libéralisation de l’accès à la forêt.

227/297
9.3.1. Les protagonistes
L’inégalité croissante du partage des terres entre les premiers utilisateurs de la forêt
et les derniers a entraîné la division de la population en deux groupes : les
« profiteurs fonciers » et les « marginaux ». La plupart des profiteurs sont des anciens
habitants. Cette population se divise entre les primo-migrants (les anciens ouvriers) qui
forment la masse profiteuse la plus importante et les migrants ayant débarqué dans l’ancien
chantier avant l’an 2000. Elle est arrivée à capitaliser plus de terre que d’autres en raison de
l’ancienneté de son implantation, sa connaissance du milieu et ses difficultés économiques.
Depuis la perte de leur emploi, les primo-migrants avaient vu en la forêt l’ultime alternative
économique pour vivre. En fait, la dépendance leur intimait mieux que les autres qui vivent
des allocations retraites à devancer toujours la concurrence dans l’accession à la terre. Être le
premier à s’infiltrer en forêt gratifie de meilleurs places et des avantages économiques qu’une
entrée tardive. Celui qui acquiert un excédent foncier vend une partie et cultive le reste. La
terre est pour ces migrants une importante source de revenu dans la mesure où ils la
convertissent en ressource économique et obtiennent des dividendes en l’exploitant. Cette
appétence économique ‘’explique’’ la précipitation décelée pour l’occuper en abondance.

Les avantages ont baissé suite à la concurrence insufflée par les nouvelles vagues de migrants
installés dans la localité : la moitié de la vague d’urbains venus avant 2000 et toute la masse
arrivée également en direction de la grande ville287 après la fermeture du poste forestier. Il y a
à l’intérieur de ces vagues deux catégories de marginaux aux profils nuancés : la « population
sans terre » et celle qui veut disposer d’une réserve en plus des sobres lopins reçus. Elles
accusent les anciens migrants de confisquer de vastes superficies et refusent à cet effet de les
percevoir comme des « propriétaires fonciers ». Un air d’alliance s’installait ainsi entre le
différend foncier et la légitimité de ceux qui profitent de la principale ressource de la localité.

9.3.2. La « double déligitimation » en terre étrangère


Le campement n°1288 ne se désamarre pas du cadre philosophique de l’héritage
colonial qui fait de l’Etat l’unique autorité foncière. Les occupants actuels de cet ancien
campement n’ignorent, eux, non plus que la terre qui les accueille n’est pas vacante. Elle est
la propriété de l’Etat. Elle ne peut à cet effet faire l’objet d’une appropriation personnelle ou
287
Libreville est à la fois le chef lieu de la province de l’Estuaire et la capitale du Gabon.
288
Numéro de classement de l’espace de reboisement d’Ekouk.

228/297
mitoyenne. Mais accablées par l’effritement des ressources économiques, les populations ont
pris d’assaut le domaine public. L’invasion de celui-ci n’a malheureusement jamais divergé
de celle d’une terre vacante où le premier exploitant mobilise l’usufruit comme un outil de
revendication des droits de propriété sur l’espace. Dans le cas de l’ancien campement
forestier, l’application de ce modèle traditionnel de captation des biens fonciers, où le droit
d’usufruit se confond au droit de propriété, n’a pas fait l’unanimité. Quoiqu’en croissance, la
controverse autour de la tenure foncière ne s’est profilée qu’avec l’évolution de la
population289 et l’aboutissement de l’exploitation du périmètre reboisé attenant au village.
Avant ces épisodes, le droit traditionnel était le seul applicable. A l’époque, le tissu social se
réduisait autour de l’ancien personnel du chantier et leur famille. Cette population ne se
disputait jamais la terre. Tout le monde respectait les limites territoriales de chacun. Et tous
ceux qui voulaient étendre l’exploitation sur les terres des autres sollicitaient leur avis, en
échange d’un accord financier. Il a fallu que la population croisse et que l’espace soit saturé
pour voir ce droit flancher. Estimant que la confiscation de la majorité des friches par une
poignée d’individus limitait l’offre, les marginaux ont rejeté en bloc le principe du « premier
occupant » et l’essor de la spéculation foncière. Pour ce faire, ils se sont emparés des jachères
revendiquées par les anciens sans aucun préavis. Ces « passages en force » dégénéraient très
vite en conflits violents, avec coups et blessures et, éventuellement, dégât sur les champs. La
résolution de ces litiges dépend en partie du verdict du rapport de force et aussi de l’arbitrage
des autorités locales290. Dans la plupart des cas, beaucoup de demandeurs des terres ont
toujours obtenu gain de cause comme nous le verrons plus loin en dissertant sur la médiation
des pouvoirs locaux.

Le refus des uns de reconnaître aux autres le statut de « propriétaire foncier » dépasse le cadre
économique de la lutte pour le contrôle des ressources. Fixons nous un temps soit peu sur la
consistance de la terre de la région, en signifiant que l’étendue de la forêt n’est pas égale au
finage villageois. Elle le dépasse tel que l’indique ses 12 126, 8 hectares. La terre abonde
donc en dehors des limites du village. Ceci pour relativiser le fait que les conflits divisent la

289
Les théories malthusiennes et néo-malthusiennes font prévaloir que l’évolution démographique empêche aux
individus vivant dans des milieux densément peuplés de tirer profit des ressources disponibles à part égale. Il ne
fait guère de doute qu’en ce qui est de l’évolution de la population, celle d’Ekouk s’est amplifiée par rapport à
l’effectif réel du personnel qui occupait l’ancien chantier. L’étude du PFE, menée à la demande du ministère des
eaux et forêts confirme cette tendance en estimant la population de cette région à 3 000 âmes. Elle accroit la
demande de la terre. Cependant, ce facteur ne peut tenir la tête de la hiérarchie des causes du rétrécissement de
l’espace. Cette imprudence a fleuri sous le couvert de l’Etat.
290
Il y a un chef de canton et un chef de village dans la localité d’Ekouk-Chantier.

229/297
population en groupes de « gagnant » et de « perdant » de la compétition foncière. La
déception des insatisfaits de cette compétition n’est pas en soi due à la rareté de la terre.
D’autant plus que tout individu en quête de quelques hectares peut facilement en acquérir en
dehors des zones d’influence du village. La déception réside plutôt dans la double peine que
la renonciation aux terres agricoles du village fait endurer aux exclus. Ils vivent une forte
migration agricole et leur dépense d’énergie s’allonge. En résumé, la recherche des parcelles
inexploitées contraint les déçus à plus d’éloignement des terres fertiles du village et à plus
d’effort de marche.

Cette courte parenthèse se referme pour examiner les véritables raisons de la contestation du
droit à la propriété foncière de ceux qui en profitent le mieux. Il y a le problème de la
légitimité des prétendants au droit de propriété qui est mis en cause et la méthode employée
pour disposer de la terre. La double « déligitimité » repose sur l’observation suivante :
L’individu n’est pas de la région comme tout le monde et a acquis frauduleusement la terre
qu’il prétend posséder. C’est la coalescence de ces deux facteurs, l’allochtonie et la
clandestinité, qui rend compte de la double disqualification au titre de propriétaire foncier à
ceux qui croient en être. Tous les locataires de la localité d’Ekouk, comme on le sait, sont des
allogènes et pour ceux qui ont amassé des parcelles de terres dans le domaine de l’Etat, ils
l’ont fait clandestinement. Leurs critiques avancent l’idée qu’un « migrant » ne peut être en
position de revendiquer ce droit. Lors d’un entretien en 2010 sur les relations entre habitants,
un d’eux exprima sa colère sous ce ton : « depuis quand un étranger a-t-il le droit de faire la loi
sur une terre qui ne lui appartient pas ? L’étranger n’est jamais le propriétaire de la terre qui
l’accueille ». Ce titre ne lui est transmis que par un ayant droit en échange de compensations
financières ou des dons symboliques (petite somme d’argent, alcool, coq ou première récolte).
Sans cette délégation de pouvoir, la législation coutumière ou la législation moderne lui dénie
tout titre de propriété. Il ne peut sous son statut de « migrant » justifier son emprise sur le
territoire. Pour la majorité de la population, dont la conception juridique de la propriété dérive
de la législation moderne291, l’antécédence de l’implantation d’une poignée de profiteurs, qui
avance ce mobile pour affirmer sa mainmise sur les terres forestières du village ne peut
constituer un titre de propriété du territoire. Elle ne peut rien revendiquer dans la mesure où
elle ne jouit d’aucune légitimité.

291
L’individu qui n’a aucune attache coutumière avec la terre doit justifier d’un titre foncier pour jouir du droit
de propriété.

230/297
Si le statut identitaire de la population n’est pas serti de la légitimité qui lui facilite la
transformation en espace privé du patrimoine de l’Etat, le caractère clandestin de l’occupation
du domaine public classé donne encore moins de légitimité à ceux qui s’abandonnent à cette
dérive.

L’accès frauduleux en forêt est un comportement commun à l’ensemble des habitants. Tout le
monde doit sa survie à ce milieu. Ce qui valide l’affirmation sur la généralisation de
l’infraction. Elle a pris effet en réponse à la « détresse économique » des « oubliés de
l’Etat » 292 et celle, plus tard, de tous les allocataires des pensions retraites partis de la ville-
capitale. Mais être en infraction révèle le changement radical des rapports que les sociétés
migrantes et dénuées de terre vivent au contact d’une terre étrangère. Dans les communautés
rurales classiques, l’espace est partagé en fonction des clans et des lignages du village. Les
situations anarchiques sont muselées par le code social. Il interdit la violation de l’espace du
voisin. Le non respect du code dégénère en conflits et les victimes reçoivent des réparations
de la part des fauteurs. Et dès la constatation de l’infraction, les fauteurs quittent les milieux
infiltrés avec l’obligation de faire amande honorable. Or des lignes de démarcation sur les
rapports au territoire de l’autre suturent le comportement des habitants d’Ekouk. La
population a absorbé des comportements déviants qui dérangent la cohésion sociale. De
nombreux individus qui violent déjà le domaine de l’Etat par leur intrusion s’illustrent de la
même manière en face des terres annexées frauduleusement aussi par d’autres. Avec cette
déperdition du respect des limites du territoire des autres, il y a un véritable climat
d’insécurité foncière qui s’est développé et qui perturbe actuellement l’équilibre écologique
du bien de l’Etat et la stabilité de la population locale.

Les « marginaux » se cramponnent à l’idée qu’aucun habitant ne peut se prévaloir du statut de


« propriétaire terrien » s’il s’y est pris par infraction. Il ressort de ce raisonnement une
opposition farouche au droit à l’abusus293 mais non à l’usus. Ce groupe s’indigne du fait que
la minorité veuille imposer à la majorité sa domination sur les ressources foncières locales
alors qu’elle est comme tout le monde « étrangère » dans la localité et qu’elle a enfreint la loi
pour se les approprier. La prééminence sur le sol de ce groupe de profiteurs est déconsidérée
parce qu’elle va à l’encontre des normes sociales qui fixent les modalités de l’appropriation
du sol. Toute prééminence doit être transmise par une autorité reconnue, de préférence les

292
Les anciens ouvriers s’identifient ainsi pour signifier la privation de leurs droits sociaux par l’Etat.
293
Droit de propriété ou de disposer de son bien.

231/297
pouvoirs publics ou des chefs coutumiers légaux294 et descendants du lignage fondateur du
village. Le seul droit qui force cependant le consensus autour des groupes belligérants est
l’usufruit. Mais les conflits viennent de l’interprétation que chacun en fait. Les « profiteurs
fonciers » couplent ce droit à la propriété, tandis que les marginaux le distinguent de l’abusus.
L’usufruit sans inscription de la propriété privée commande le retour des jachères dans le
fonds foncier commun ; ce qui permet à chaque membre de l’exploiter librement.

L’idéal prôné par les marginaux était que ce droit soit le seul à s’imposer de manière à
prévenir les inégalités d’accès à la terre. Mais ceci n’était qu’un idéal. Une fois l’équilibre
rétabli, les anciens marginaux ont intégré le clan des « profiteurs » ; ce qui a augmenté la
taille de ce groupe et diminué drastiquement le ratio des marginaux. L’évolution du poids des
« profiteurs » n’a pas modifié le régime foncier local. L’usufruit se confond toujours à la
propriété. Pourtant, avant de changer de bord, les anciens marginaux souhaitaient abolir toute
forme de gestion exclusive de la forêt. L’idée est devenue obsolète depuis leur changement de
statut. L’envie d’être propriétaire comme les anciens habitants s’est installée dans les
mentalités de ceux qui militaient autrefois pour restreindre les droits fonciers à l’usufruit. Ces
derniers ont, en renforçant la taille de la « population profiteuse », enraciné la propriété
privée. Et l’explosion du nombre des propriétaires a eu pour conséquence d’obliger le petit lot
des marginaux restants à payer l’accès à la terre.

9.3.3. La médiation des pouvoirs locaux


La région d’Ekouk est sous l’administration d’un chef de canton et de trois chefs de
village qui administrent chacun un village. Le village administratif, en l’occurrence Ekouk-
Chantier, accueille deux pouvoirs : les chefs de canton et du village. Les deux sont issus des
groupes ethniques Mesangu et Nzebi, les plus grands peuplements du village. Les deux autres
chefs, d’ethnie simba et punu, administrent les localités reculées d’Ekouk-Obendzi et Ekouk-
village. Ce sont tous des auxiliaires de l’administration nommés par le préfet du département.
Il ne s’agit pas d’autorités traditionnelles qui peuvent faire prévaloir leur autochtonie. Ils ont
été choisis au sein du groupe des primo-migrants. Le règlement des conflits fait partie de leurs
prérogatives. Mais ils hésitent parfois à les trancher à cause de la coalescence des intérêts à
défendre : ceux de l’Etat dont ils sont les auxiliaires et ceux en même temps des habitants
dont-ils sont les administrateurs locaux. Les leurs étant liés à ceux des derniers, vu que tout le
monde est impliqué dans l’exploitation frauduleuse de la forêt, ils font pencher la « balance

294
Les habitants ne perçoivent pas les chefs de village locaux comme des autorités ressources.

232/297
des intérêts » du côté de ceux de leurs administrés. Ces autorités préfèrent cependant
conseiller aux parties belligérantes de privilégier les règlements à l’amiable. De cette façon,
les parties deviennent elles mêmes cause et solution de leurs problèmes. Et les résultats de la
suggestion des tels règlements ont toujours été concluants. Ils se traduisent par la concession
de certaines friches aux marginaux. Au final, ce mode de pacification des tensions s’est
installé de fil en aiguille comme le principal mode de normalisation des rapports sociaux.
Il faut noter que l’échelle des résolutions des conflits à l’amiable est souvent privilégiée pour
éviter qu’elle ne dépasse le cadre du village. Car tout le village craint que la révélation des
délits commis en forêt ne ramène l’administration forestière dans la localité. D’où les
concessions faites à ceux qui réclament des friches afin qu’ils n’exportent pas les conflits en
dehors du village. L’ingérence des autorités soutient parfaitement cette logique. Elles
souhaitent qu’il y ait un peu plus d’équilibre social en matière de gestion des ressources
voulues. Il y va d’ailleurs de leur image, car si l’administration centrale venait à apprendre,
par l’intermédiaire d’autres sources, le déroulement des activités agricoles en forêt, le silence
des responsables locaux serait entendu comme une forme de complicité ou de dissimulation
de la fraude295 qui conduirait à leur destitution. C’est pourquoi ils ont toujours persuadé les
protagonistes d’emprunter la voie des règlements à l’amiable. Ils réussissent parce qu’au
cours de leur intervention ils rappellent généralement à toutes les parties le statut de la forêt
discutée. La démarche rallie l’attente des marginaux, puisqu’elle assomme les prétentions
hégémoniques des détenteurs qui n’ont d’autres marges que de fléchir leurs positions. Ainsi,
les conflits sont, pour les marginaux, des stratégies de réparation des injustices sociales.
Les interventions des chefs dans le processus de résolution des conflits semblent ménager les
parties marginalisées. Cela leur permet de protéger à la fois leur image d’« auxiliaire dévoué »
à l’administration et les intérêts économiques du village dans lesquels se mêlent également
leurs propres intérêts. Seulement, en arrière plan de la fusion des intérêts défendus, ces
autorités ont pris le parti de voir la forêt ressembler à « une plantation mangée par les
éléphants 296».
9.4. « LA FORET DES ALLOGENES »
La physionomie de la composition sociologique de l’espace à Ekouk rend difficile
l’éclosion d’un mode de gestion consensuelle et durable des ressources foncières. L’un des

295
Ils risquent des amandes et la destitution de leur poste.
296
Entretien, juin 2009, Ekouk.

233/297
écueils à cet engorgement de l’apparition d’un éventuel compromis sur la gestion de cet
espace est l’individuation du processus de migration vers ce lieu et la diversité du peuplement.
Ce ne sont pas des groupes lignagers qui ont migré mais des individus297. Ces derniers en
s’éloignant temporairement ou indéfiniment de leur milieu culturel d’origine échappent aux
contraintes sociales du groupe et à l’influence de ceux qui veillaient au respect des traditions.
Libres à présent de les conserver ou de les ignorer, les individus sortis de l’influence de leur
cercle lignager ne se plient plus aux coutumes qui se rapportent à la gestion des milieux
naturels. La similarité du statut d’allogène entre tous les résidents et les dissemblances
d’appartenance sociale retient toute initiative individuelle de suggestion à l’ensemble de la
population ou d’imposition à celle-ci d’un mode de gestion rationnelle des ressources. Celui
qui s’est confortablement installé est la logique du « chacun fait comme il veut ». Or cette
individualisation de la gestion de la forêt locale ne garantit pas la durabilité des ressources.
Tout le monde rentre comme il veut, fait ce qu’il veut, soustrait la quantité des biens qu’il
veut et exploite les parcelles de qui il veut. « Il n’y a pas d’interdits ici. On a tout abandonné.
Nous vivons aujourd’hui sans coutumes. Même le mwiri n’attrape personnes ». Personne ne respecte
rien. Chacun fait ce qu’il veut, occupe la forêt comme il l’entend et la parcelle de qui il veut 298 ».
Celui qui a été dépossédé de son ‘’bien’’ ne peut se plaindre parce qu’il n’est pas dans son
village. Le modèle se caractérise par une anarchie généralisée du contrôle du milieu. Il est à la
base des inégalités d’accès à la terre et des conflits fonciers qui sévissent dans la localité.

L’autre facteur responsable du bourgeonnement du mode de gestion individuel des milieux est
le « retrait » de l’Etat de la localité et l’absence aussi de la population autochtone. Les
allogènes ne cohabitent qu’entre eux. Ils ont le monopole de la maîtrise de la localité et ses
ressources. La « vacance de la terre » que l’isolement des maîtres des lieux créée favorise
chez les allogènes l’escalade de la «logique d’accumulation foncière, logique qui, là encore,
peut conduire à une surexploitation des sols, à des déboisements excessifs (Quesnel cité par
Domenach et Picouet, 2004) et les risques d’épuisement rapide des ressources. La gestion de
l’espace connait des problèmes à Ekouk parce qu’aucune fraction de la population n’est ni
originaire ni propriétaire des lieux. « La brousse ici n’est pas comme celle de nos villages. C’est la
forêt des problèmes. Elle appartient à tout le monde et à personne. Ce n’est pas une bonne brousse,

297
Tous les individus installés dans cette localité sont des allogènes qui appartiennent à des ethnies différentes.
Ils se répartissent entre certains individus attirés par les opportunités d’emploi dans l’ancien chantier forestier et
ceux qui ont quitté la capitale après l’obtention de leur retraite occupent la localité sans subir l’autorité de l’Etat
ni des autochtones retranchés à Kango.
298
Récit d’un habitant, août 2009, Ekouk.

234/297
personne n’est propriétaire de sa place. C’est pour les autres, c’est pour le chantier et c’est pour
l’Etat. Nous sommes seulement venus travailler dans cette brousse 299». On peut oser la
comparaison avec Bélabo où en raison de la présence des autochtones, les allogènes ne
s’infiltrent pas dans les milieux sans autorisation. Les seuls espaces exploités illégalement par
ces deux catégories sociales appartiennent à l’Etat. Mais en ce qui concerne les forêts
coutumières, dans les villages de cet arrondissement, où on trouve cette ressource, ce sont les
autochtones qui accordent aux allogènes les droits d’accès en forêt. Ces derniers l’exploitent
conformément aux raisons fournies au titulaire de l’espace. Aucun changement ne se produit
sans l’avis du propriétaire ou des propriétaires de la forêt. Les allogènes dans cet
arrondissement respectent les droits des autochtones, leur autorité et leurs "règles
d’intendance’’. Ce détour vers Bélabo montre une chose : c’est que lorsque l’autochtone vit
dans sa localité, il protège celle-ci des risques d’une possible utilisation abusive par les
allogènes. Sa présence constitue une barrière sociale et sécuritaire que ne dispose pas la
localité d’Ekouk. C’est parce que la population originaire de l’arrondissement camerounais
n’a pas déserté sa terre qu’il n’existe pas de conflits fonciers entre les habitants. Il n’y a donc
pas de règle de gestion sociale consensuelle entre des allogènes qui cohabitent seuls et
dominent en toute autonomie le territoire d’accueil. Et il n’est point possible d’imaginer une
gestion parcimonieuse des ressources et des milieux dans des tels territoires. La « barrière de
sécurité sociale » que doit constituer l’autochtone ou l’Etat étant absente, les migrants ont
libre accès en forêt et s’adonnent à des exploitations incontrôlées des milieux. La population
ne peut gérer autrement cet espace parce qu’il est sans maître. La forêt des allogènes se
présente alors comme un bien sans maitre, accessible à tous les habitants, sans conditions
d’accès et d’obligations de respects des règles d’exploitation.

La relation des habitants d’Ekouk à la nature est aussi si précaire parce qu’il s’articule autour
d’un déni d’appartenance à la localité. Les populations ne perçoivent pas dans le milieu
d’accueil l’image de leur village. Elles sont restées mentalement enfermées dans la logique de
fonctionnement du campement. La mise en équivalence entre ce concept qui a été théorisé par
J.E. Mbot (2004) sous la matrice du « campement » pour décrire les conditions de
l’organisation de l’extraction des ressources naturelles qui intéressent les entreprises
étrangères installées au Gabon et le chantier est d’ordre fonctionnel. Car les deux notions
remplissent la même fonction dans la pratique. La notion de campement renvoie dans les
sociétés gabonaises à un espace construit temporairement en forêt pour exploiter et accumuler

299
Discours d’un habitant d’Ekouk, août 2009.

235/297
la richesse. Il peut être transformé à long terme en campement permanent. Mais il est
toujours, avant modification, un espace temporaire conçu pour faciliter l’exploitation des
ressources. Quand le but du déplacement est atteint, les villageois repartent au village. C’est
cette homologie fonctionnelle entre cette pratique villageoise et celle du chantier qui justifie
l’usage du concept de campement. Pour les habitants d’Ekouk, ce village dans lequel ils
vivent reste encore à leurs yeux un espace de travail, un lieu de production et d’accumulation
des biens. Il ne s’agit donc pas de leur village mais d’un lieu provisoire où ils sont venus
s’enrichir pour repartir ensuite chez eux. C’est pourquoi la relation entre ces habitants et cette
région est à dominance économique. Ils ne peuvent donc, avec cette perception du milieu
d’accueil, reproduire dans celui-ci et dans sa forêt les modes de gestion fonciers utilisés dans
les villages d’origine, parce qu’ils ne l’appréhendent pas comme leur bien et le village comme
étant le leur.

9.5. L’IMPUISSANCE DES RELIGIONS TRADITIONNELLES


L’univers rural reste l’espace d’élection des religions traditionnelles. Elles sont
nombreuses au Gabon et diffèrent des religions du Livre300 de par leur nature. Ce sont pour la
plupart des « religions de la forêt ». Les confréries masculines du sud, telles le Bwiti301 et le
Mwiri, ou féminines comme le Nyèmbè302, n’organisent pas les parties essentielles de leur
culte en dehors de la forêt. Pour les sociétés pourvues de ce couvert, ce qui est le cas de toutes
les ethnies du Gabon, ce tissu vivant demeure le point de rencontre entre deux mondes
opposés : le monde visible qui loge l’Homme et le monde invisible peuplé d’ancêtres et
d’esprits de la nature. Les habitants du premier monde croient que le second influence leur vie
quotidienne. Alors ils cherchent constamment à s’attirer la sympathie de ceux qui y président
pour agir sur la prospérité de leur société, la paix sociale, la protection contre d’éventuelles
maladies et toute forme d’agressions perpétrées par des corps étrangers. Ils restent absolument

300
Référence aux trois monothéistes (Christianisme, Islam et judaïsme) dont les textes liturgiques sont écrits.
301
Rite traditionnel originaire du sud, le Bwiti au Gabon a le statut de religion nationale. Populaire en milieu
animiste, il est répandu sur l’ensemble du territoire national. Voir le détail de l’aire de répartition de ce culte, de
son organisation et de sa célébration dans l’ouvrage d’André Mary, Le défi du synchrétisme : le travail
symbolique de la religion d’eboga (Gabon), Paris, Editions de l’EHESS, 1999, et dans celui de G. Balandier
(1982), sociologie actuelle de l’Afrique noire.
302
La terminologie du rite varie ou se rapproche de celle notée en fonction des sociétés. Le terme nyèmbè est
utilisé par la société mesangu au sud. Dans cette même région, la société punu parle d’Ilombu. Mais au Centre et
à l’Ouest, dans la région du Moyen Ogooué et de l’Ogooué Maritime, le terme utilisé est n’djembè. Il est assez
proche du terme employé par les mesangu.

236/297
convaincus que la puissance qui a le pouvoir de déminer toute menace glissée du dehors ne
peut provenir que du monde invisible.
Comme la nécessité de « communiquer » avec ce monde parallèle et de construire des
rapports privilégiés avec lui relève de la compétence des sociétés initiatiques, celles-ci
s’emparent souvent de certains bouts de forêt qu’elles utilisent d’abord pour les cultes avant
de les commuer ensuite en « aire protégée rituelle ». La forêt demeure pour elles le lieu
recommandé pour organiser le versant ésotérique des rites303 qui assurent le contact avec les
esprits et valident l’initiation des candidats. Tous les lots de terre, de rivière, de pierre ou de
cavité rocheuse, soustraits de l’usage ordinaire pour accueillir les cérémonies d’initiation, la
célébration de la naissance des jumeaux304, les soins thérapeutiques, l’incantation des esprits
et la consultation des ancêtres305 sur des sujets importants touchant à la vie sociale jouissent
d’un statut social particulier. Ils sont sacrés. C’est-à-dire qu’ils appartiennent « à un ordre de
chose séparé, réservé, inviolable, qui doit être l’objet d’un respect religieux de la part d’un
groupe de croyants » (Lallande, cité par Boussougou, 2007).
Il y a qu’hélas, dans la forêt du village administratif306 d’Ekouk, des espaces créés et réservés
à la pratique des activités rituelles n’existent pas. A chaque nouvelle initiation307, au bwiti ou
au mwiri, les maîtres initiateurs et les adeptes doivent impérativement domestiquer un nouvel
emplacement pour organiser la cérémonie. Le retour sur les vieilles ‘’friches rituelles’’
s’avère très souvent improbable parce que durant la période de trêve 308 de ‘’l’exploitation
religieuse’’ de ces espaces, la population non animiste profite d’une telle pause pour les
remplacer par des parcelles agricoles ou, s’ils se trouvent loin du finage villageois, par des
campements de chasse. Ainsi, en explorant finement l’acte de réactualisation de la demande
de nouveaux lieux de culte des adeptes des rites bwiti ou mwiri, l’analyse met en lumière

303
La partie exotérique des rites est organisée au village.
304
La naissance des jumeaux est un évènement heureux célébré par des rites. Leur naissance exige des rites,
surtout chez les animistes. Les jumeaux sont pris pour des ‘‘surnaturels’’ et sont craints y compris des sorciers
305
Les ancêtres en Afrique noire sont perçus comme les gardiens de la famille, du clan et du village.
306
C’est la localité qui concentre toutes les infrastructures administratives de la région et le lieu où les activités
économiques et sociales sont plus dynamiques.
307
L’activité fonctionne au ralenti.
308
L’organisation de pareille cérémonie ne découle qu’à l’issu de la proposition des candidatures à l’initiation.
L’amplitude de celles-ci évolue suivant une courbe descendante qui ploie la fréquence de la pratique des
cérémonies.

237/297
l’échec de ces groupes de croyants animistes à commander le respect des anciennes friches de
commémoration des rites à ceux qui n’ont intériorisé leur lien avec chaque bout de la forêt
que sous le prisme de l’économie.
La localité ne compte pas d’ « aires protégées rituelles » en raison de la confluence de
plusieurs facteurs. Le chômage et la ‘’crise foncière’’ sont deux variables qui poussent le
noyau dominant de la société à transformer systématiquement les sites rituels en parcelles
agricoles. Depuis l’explosion du chômage, la forêt est pour tous les habitants la seule source
d’approvisionnement en biens. Les espaces de cultes sont envahis de cultures à cause du
manque suffisant de terre. La population non animiste, en quête de parcelles cultivables, s’en
prend très souvent aux lieux de cultes animistes parce que ces derniers ne donnent pas
l’apparence d’être des milieux exploités. Et si quelques indices montrent le contraire, elle n’en
tient pas compte parce qu’au sein de la localité le seul mode de valorisation de l’espace qui
marque l’occupation de celui-ci est son exploitation économique. Ainsi, dans l’entendement
de la majorité non animiste, l’espace est libre tant qu’il ne fait l’objet d’aucun investissement
économique. Pour elle, les considérations matérielles l’emportent sur les convictions mystico-
religieuses constatées auprès de la minorité animiste.
Cette réduction du rapport au milieu naturel à la dimension matérielle rend compte de la perte
d’influence des religions traditionnelles sur les populations. Elle est en partie liée au fait que
la population de base ne redécouvre ces religions qu’un peu plus tard, longtemps après sa
socialisation au salariat et in fine son accommodation à l’argent. Ces religions accusaient trop
de décennies de retard pour défaire à court terme ce rapport à l’argent bâti depuis la création
du chantier et qui s’est enraciné avec la crise de l’emploi et l’évolution vertigineuse du coût
de la vie. Leur implantation locale ne date que du milieu des années 80. Ce sont les proches
de l’ancien personnel, venus rejoindre les siens, qui ont introduit ces activités. Les fidèles
sortaient des villages309 avoisinants le chantier. Très peu d’individus travaillant au chantier
osaient s’initier. L’amplitude de la charge de travail en entreprise et le manque de temps libre
tenaient le grand nombre à l’écart. L’abandon de la religion pour le travail n’est pas un trait
spécifique à la région d’Ekouk. Du côté de Bélabo, la population rattache le déclin de la
pratique du rite traditionnel Akonk ou mbone à l’emploi de la population masculine dans
l’activité forestière. Occupée à l’usine, ou dans les forêts à extraire le bois, cette main
d’œuvre n’avait plus le temps d’assister aux commémorations. Elle a renoncé au rite. Et au
fur et à mesure que le taux des participants régressait, la possibilité de le sauvegarder

309
Obendzi et Ekouk-village. Villages créés par les retraités du chantier et de parents venus du village.

238/297
faiblissait. Dans le prolongement de la distance que prenait l’ouvrier avec la religion de sa
société, le contexte socio-économique déliquescent des années 90, infesté par les troubles
sociaux liés aux contestations politiques et l’envolée du chômage, n’allait non plus inciter la
masse à se refugier derrière ces coutumes religieuses.
En quête d’une apesanteur morale qui dédramatiserait ses frustrations sociales et l’inciterait à
affronter la réalité sans perdre courage, ce noyau d’habitants va trouver celle-ci dans la
conversion au christianisme.
La population chrétienne est quantitativement supérieure au groupe animiste. Elle réunit
l’ensemble quasiment des résidents ‘’hostiles’’ à la pratique des cultes traditionnels. Sur les
115 chefs de ménage rencontrés dans le village administratif d’Ekouk-Chantier, 74%
affirment être chrétiens, eux et leur famille, 13% sont sans religion et 13% sont animistes310.
Dans les villages retirés de la région administrative, la population animiste avoisine 56%
contre 31% des chrétiens et 13% de sans religion sur les 62 foyers enquêtés d’Ekouk-Obendzi
à Ekouk-Village. La christianisation de la localité est dominante et est surtout due au
dynamisme du mouvement pentecôtiste au Gabon. L’implantation locale des cellules de ce
mouvement religieux, celle de l’église catholique, la cohabitation de la population de base
avec la masse de migrants urbains christianisés et l’essor de la précarité déterminent le regain
d’intérêt de nombreux résidents pour la religion chrétienne. Le succès qu’elle recueille
s’explique à la base par la proximité que les églises pentecôtistes créent souvent avec la
population et leur tendance générale à focaliser les prêches sur les problèmes sociaux311 de
celle-ci. Elles les chargent de propositions sur les voies de reconstruction de la prospérité et
l’exaltation des capacités de Dieu à dénouer les situations intenables. Flattée par ces types de
discours, où l’église lui donne l’impression de s’émouvoir devant son sort et l’aide à renoncer
à la fatalité, la population appauvrie et abandonnée à elle-même s’accroche à l’assistance que
lui apporte cette oreille attentive et la conserve en s’engageant comme membre de la
congrégation.
Le poids écrasant des croyants chrétiens a effiloché celui des croyants animistes ainsi que la
densité de l’expression de leurs croyances. Les conséquences produites sont la baisse
drastique des activités cultuelles et le rejet du sacré en forêt. L’espace religieux chrétien ne

310
La valeur décimale des différents pourcentages est arrondie à l’unité la plus proche.
311
Les prêches ont évolué en fonction de la situation économique. Elles exhortaient au départ les fidèles à renoncer aux biens
matériels de la terre et à ne rechercher que les richesses spirituelles ont modifié leur pour assener - entendons par là les biens
matériels – ont changé de registre.

239/297
fait pas ici fonction seulement de clinique de traitement de la douleur morale et la foi en
Dieu ; il sert aussi d’espace d’inversion de cosmogonie. L’église diffuse sa vision du monde à
ses fidèles pour qu’ils s’en imprègnent et délaissent ensuite leur cosmogonie d’origine. La
sienne pose comme doctrine de base que toute la nature est l’œuvre de Dieu. L’homme en fait
partie mais garde en revanche le privilège de dominer le reste de la création parce qu’il est fait
à l’image du créateur. Le verset 26 du premier chapitre du livre de la genèse est souvent
consulté pour rapporter la pensée de Dieu au sujet de la position de l’homme dans la nature.
« Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la
mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la
terre 312». Par conséquent, il ne peut avoir pour maître que son créateur et non les êtres sur qui
il a le pouvoir de domination. La société occidentale, dont la représentation sur « la nature se
caractérise par l’absence de l’homme », s’inspire vraisemblablement de cette cosmogonie
chrétienne de « l’homme maître de la nature » (Bahuchet et Mckey, 2005 : 48). L’église la
diffuse auprès des fidèles en absolutisant la croyance en Dieu et en condamnant des pratiques
religieuses honnies par la Bible. Elle condamne la croyance en d’autres divinités que celle que
doit adorer le chrétien. Les rites propitiatoires en forêt, l’incantation des esprits, l’adoration
des arbres, des animaux et la concession à ces êtres d’offrandes et des sacrifices sont des
interactions entre l’homme animiste et les êtres non humains que l’église qualifie de
diaboliques. Elle assimile toutes ces formes d’interactions avec l’environnement à des actes
d’idolâtrie sévèrement punis par Dieu. « Si tu oublies l’Eternel, ton Dieu, et que tu ailles vers
d’autres dieux, si tu les sers et te prosternes devant eux, je vous déclare formellement que vous
périrez »313. Ce passage de l’écriture est une constante qu’on retrouve dans les discours de
nombreux évangélistes. Ils le mobilisent surtout pour dénoncer le double jeu des fidèles
soupçonnés d’accorder de l’intérêt aux fétiches et de consulter les guérisseurs traditionnels
lorsqu’ils se sentent mal au lieu de croire en Dieu et au pouvoir qu’il leur a donné.
L’exploitation du texte biblique a pour finalité d’amener le fidèle à rallier l’idéologie de
l’église afin qu’il ne vive que la foi qu’elle lui enseigne. Il se soumet pour préserver son
élection au « paradis », après sa mort, et pour recevoir tout au long de sa vie sur terre les
faveurs de Dieu, lesquelles lui permettent d’aborder l’avenir en confiance.
« C’est notre foi en lui qui nous a sauvé des problèmes que nous avions connu à
la fin du chantier. S’il n’avait pas agi, tout était mal parti pour nous. Grâce à

312
Genèse 1 : 26
313
Deutéronome 8 : 19, voire aussi Exode 22 : 20 et Exode 34 : 14.

240/297
sa miséricorde, on a traversé moins de difficultés. On a eu la terre et la force de
la travailler. Ça suffit pour gagner notre vie, surtout que les clients viennent de
la capitale pour acheter nos vivres. Là encore, c’est le tout puissant qui a
étendu sa main puissante. Nous ne sommes pas les seuls à produire et à vendre
les vivres ; il y a de nombreux commerçants sur toute la route. Mais les clients
traversent quand même tous les villages qui nous séparent de Libreville pour
314
venir acheter nos produits » .
La vision chrétienne qui fait de l’homme le maître de la nature semble avoir eu plus d’emprise
sur la population que son antithèse animiste. Le comportement en forêt de beaucoup de
repentis esquisse des interactions qui montrent que leur perception des milieux naturels s’est
renversée. Ils ne sont plus dans la posture de ceux qui se soumettent à la nature mais dans
celle de ceux qui la soumettent. Les paysans chrétiens ont perdu tout sens du dialogue avec les
êtres de la nature. Ils ne pensent plus depuis leur christianisation que « les composantes de la
nature possèdent un certain degré de force de vie » (Malan-Djah, 2009:6). Maintenant la décision
de valoriser une parcelle se prend unilatéralement. Avec le déni d’équité entre l’humain et la
nature, que la rupture de leur communication détermine, la gestion parcimonieuse des
ressources ne fait plus partie de l’étique. Le chasseur se rend en forêt pour honorer la
commande de viande des clients qui ont payé d’avance mais ne résiste pas à l’envie aussi de
la dépasser parce qu’une quantité plus importante de gibiers lui rapportera encore plus
d’argent. Le paysan est souvent en quête de plus de parcelles pour développer l’agriculture
intensive. Ses champs ne sont plus petits, il les cultive pour répondre aux besoins en vivres du
marché et non aux siens. En ce temps de crise, la forêt ne revêt plus pour chacun que l’image
du royaume des biens marchands. C’est pourquoi dans la relation avec cet espace, les rapports
d’échanges marchands des produits fonciers ont succédé aux rapports de bon voisinage qui
préexistaient avec les êtres non humains à l’époque où les différents acteurs sociaux résidaient
dans leur village. Une fois sortis de ce cocon, ils ont renoncé à leurs croyances d’origine,
celles qui limitent la consommation par l’homme des autres espèces, et lui en imposent le
respect moral, associé à des règles très strictes pour assurer leur conservation (Lévi-Strauss,
1983).

«Mon village est différent d’Ekouk. Il y a des interdits dans toutes les forêts 315. Un intrus à
interdiction d’y pénétrer. Il doit avoir l’autorisation des anciens ou il doit être accompagné

314
Entretien enregistré à Ekouk-Chantier, août 2010.
315
Propos d’un habitant, août 2010, à Ekouk.

241/297
d’un membre du clan. Lorsque vous partez faire la chasse, vous ne devez pas toucher la
femme à la veille. Celui qui le fait est porteur de malchance. Les filets que vous allez utiliser
dorment derrière la maison ; c’est pour qu’ils reçoivent la bénédiction des esprits. Le filet
qui dort dehors est celui qui attrape plus de gibiers. Il était interdit de chasser les petites
bêtes. On arrivait à les reconnaître par leur morphologie. Une jeune gazelle n’a pas de
cornes, tandis que la vieille en possède. Tout un chacun avait l’obligation de relâcher tout
petit gibier qui s’accrochait à son filet. Il ne fallait jamais chasser pour gaspiller. Chacun ne
chassait que la quantité de viande qui allait nourrir la famille. Dès qu’on l’atteignait on
stoppait la chasse. Les prises exagérées étaient blâmées par tout le village. Personne n’osait
donc transgresser la volonté de la communauté et des esprits de la forêt. Mais en partant à la
chasse, vous devez amener la nourriture. Vous mangez votre part et vous laissez celle des
esprits. On ne termine jamais tout. Et là, le plus grand s’adresse aux esprits de la forêt en
disant : on est venu faire la chasse, on est venu chercher la viande, mais on amène la
nourriture ; on a mangé notre part ce qui reste c’est pour vous, voilà. Maintenant, quand
vous terminez il y a un endroit habituel où vous allez dépecer la viande. Après tout le
partage, vous laissez certaines parties en brousse. Quand vous avez fait tout ça, alors vous
comprenez le plus vieux, le sage, le maître vous dire écoutez c’est fini, on a eu la viande,
pliez les filets. On rentre.

Ce détachement de la tradition n’est pas seulement vrai chez les chrétiens. Les animistes leur
ont emboîté le pas, même si certains se défendent de n’avoir pas renoncé aux traditions.
Pourtant, depuis la crise de l’emploi, cette fraction de la population s’introduit aussi
clandestinement dans la forêt ; pour chasser le gibier, cultiver les champs, couper le bois,
cueillir les feuilles d’emballage de manioc et extraire les plantes médicinales. Elle le fait sans
l’aval des propriétaires et encore moins des esprits tutélaires des lieux. Les comportements
sociaux ont donc aussi changé chez eux et ceci parce qu’ils considèrent que « la forêt de la
région est vacante ». « Dans un village, entend-on dire de leur bouche, celui qui vient de loin
ne peut pas hériter les dieux, les esprits de la forêt et les ancêtres des propriétaires ». Le
changement de comportement est consécutif à la méconnaissance des codes rituels des
populations autochtones. Il n’y a qu’elles, et non l’« étranger », qui les maîtrisent, qui ont le
droit de « dialoguer » avec les « hôtes naturels » des lieux et d’actualiser leur influence sur la
base des rites qui leur sont réservés. Elles ont donc la responsabilité de rappeler aux habitants
la présence et l’influence de ces forces. Mais ces populations ne résident pas dans la localité.
Ce prétexte a servi de porte d’entrée au changement de comportement chez les villageois, qui
par analogie à l’absence des autochtones croient que la forêt dans laquelle ils pénètrent n’est
habitée par aucune divinité locale. Ils n’entendent pas par ailleurs assumer la pratique des
rituels des autres car ils ne savent pas comment s’y prendre. En même temps, ils ne peuvent

242/297
non plus aussi les substituer par ceux de leur village d’origine parce que leurs divinités sont
intransférables. Pourtant ces villageois organisent des rites d’initiation en forêt. On se
demande alors comment cela est-il possible, s’ils ne s’adressent ni aux divinités locales ni à
celles de leurs villages d’origine ? La réalité c’est que ces derniers restent attachés à leurs
croyances au moment de l’organisation des rites mais les relâchent de retour à la vie normale.
Ils convoquent les mêmes entités qu’au village pour les besoins des cultes mais n’en n’ont pas
besoin lorsqu’il faut répondre aux pressions matérielles. Ils pratiquent ce que R. Bureau
appelle une ‘’intégration alternative’’ (2002 : 114): l’individu passe d’un contexte à l’autre en
adoptant les modes de vie correspondants.
On ne saurait cependant (sur la base de la lecture du facteur religieux) mettre ce changement
de rapport de la population au milieu à l’actif du seul facteur religieux. L’insertion de cette
dernière dans le salariat avait déjà balisé le terrain avant la christianisation de la localité. Il
prédisposait l’ancien personnel à changer son rapport au milieu c’est donc aussi du côté du
rapport à l’entreprise qu’il faut rechercher la cause première de l’évolution de ces rapports.

9.6. L’ESPACE DE TRAVAIL : UN LIEU D’INVERSION DES


REPRESENTATIONS SUR LA NATURE
L’espace de travail change le comportement de l’employé. Celui qui l’intègre
s’habitue au fonctionnement et à l’organisation de ce milieu. Il sert ses intérêts, adhère à
certaines de ses valeurs, à ses modes d’extraction des ressources et au mode de vie qu’il lui
propose. Les entreprises dans lesquelles les anciens ouvriers à Belabo et Ekouk travaillaient
avaient dans leur organisation quelques traits similaires qui vaillent la peine d’être énumérées.
L’appréciation de la valeur économique des « essences utiles », la pratique du « campement »,
c’est-à-dire le rapprochement de l’entreprise des matières premières, ce à quoi sert le chantier,
la division du personnel en différentes branches d’activité en vue de faciliter et maximiser la
production, l’utilisation des équipements industriels, l’équipement de leur chantier en unité de
soin de santé, en petit entrepôt de produits manufacturés importés et vendus aux ouvriers
rendent compte de l’uniformité de l’organisation de ces entreprises et la socialisation de
l’ouvrier dans cet environnement. Sa socialisation dans la chaîne de production industrielle le
prédisposait à recevoir et asseoir en lui la perception du rapport de son employeur aux
ressources naturelles316. « Quand on travaille dans la société de l’homme blanc, il n’y a plus de bois
qui soit interdit d’abattage. Tout ce qui rapportait de l’argent à la société était mis à terre. Il n’y avait

316
L’entreprise n’y voit qu’un réservoir de ressources économiques.

243/297
317
aucun mal pour nous à le faire du moment où cela payait nos salaires ». L’immersion dans
l’entreprise a amené les ouvriers à ne penser leurs liens avec les composants de la nature
qu’en ne s’intéressant qu’aux profits financiers. « Nous sommes venus travailler dans le
« campement du blanc », pour essayer de gagner beaucoup d’argent et ensuite retourner chez
nous. « Personne n’est venu ici avec l’idée de construire un village. Ce n’est pas pour cette raison que
nous sommes partis de nos villages318 ». L’exécution des heures supplémentaires peut, à toutes
fins utiles, illustrer à quel point l’argent occupait une place centrale chez les salariés. Ils
aimaient en avoir pour arrondir leur solde. Eu égard au versement de celle-ci, il va de soi que
l’argent circulait abondamment dans les chantiers ; et rapidement, la vie sociale s’était
monétarisée.

Les biens et l’instruction étaient tarifés. L’ouvrier réglait en priorité les dépenses liées au
logement319, à la scolarité des enfants, leur entretien, aux biens consommables et
d’équipement importés, au gaz de cuisine (le butane), à l’éclairage de la maison320, à ses petits
plaisirs personnels et ses moments de détentes en compagnie d’amis avec qui il s’enivrait de
boissons dans les buvettes. Mais les dépenses courantes concernaient l’énergie, le logement et
les biens de consommation. Même s’il n’en consommait pas régulièrement, le salarié était
bien aussi obligé d’acheter les denrées agricoles locales et d’apporter une aide financière
accessoire à la famille restée au village. L’achat par ce dernier des denrées locales colle avec
le début de l’implantation des chantiers, la période où tous les ouvriers arrivaient
nouvellement dans ces nouveaux bassins d’emploi et lorsqu’ils vivaient coupés de leur famille
et n’avaient encore aliéné aucune terre. Sans terre ni compagne pour cultiver la nourriture de
base, ils n’avaient d’autre choix que d’acheter. Ils s’intéressaient certes à la viande de brousse
mais très peu aux variétés culturales que les marchés traditionnels exposaient parce qu’elles
ne correspondaient pas nécessairement à celles qu’ils consommaient habituellement dans leur
village. « Les gens d’ici ne cultivaient pas beaucoup. Leurs champs n’avaient que le manioc, le maïs,
l’arachide et un peu de plantain et de macabo ». Tu ne trouvais pas des ignames. Il fallait les
importer du nord321 ». C’est plus vrai à Bélabo qu’à Ekouk où on ne recensait aucun marché

317
Entretien avec un ancien ouvrier, Bélabo, juillet 2010.
318
Entretien, août 2010, à Ekouk.
319
Le cas des locations de logement ne nous a été signalé qu’à Bélabo.
320
La plupart des logements des habitants de la localité qui précède ont l’électricité. Par contre la majorité de
ceux rencontrés à Ekouk s’éclairent à l’aide des lampes à pétrole.
321
Entretien du mois d’août 2008 à Bélabo.

244/297
créé par la population au début du chantier. La rareté dans l’espace du chantier, des aliments
consommés dans les milieux d’origine du personnel migrant, a poussé ce groupe vers les
produits d’importation ; puisque ceux-ci étaient plus faciles à obtenir dans les petits entrepôts
à denrées de l’entreprise, les épiceries locales et les villes avoisinantes322. Les salariés en sont
venus à s’attacher à ces produits en découvrant et en appréciant leurs saveurs. Ils les aimaient
tout comme c’était difficile pour eux de se passer de certains biens d’équipement. Dans nos
aires d’études, tous les ouvriers prenaient des crédits323 pour acquérir soit des postes radios,
des meubles, des réchauds à gaz ou des gazinières, soit des vêtements de valeur ou des
chaussures pour ceux qui avaient moins de charge. « La mise en contact avec des biens
jusqu’alors inconnus suscite chez [les populations] des besoins en équipement complètement
étrangers aux logiques économiques traditionnelles » (Goedefroit, 2001 : 167). Posséder ces biens
était pour elles une véritable hantise. Ils symbolisaient leur ancrage dans la modernité. Les
ouvriers de toute origine, urbaine ou rurale, tenaient effectivement à être perçus comme des
gens modernes ; des clones des modèles citadins qui incarnent le style de vie occidental. Ils
réussissaient à renvoyer cette image d’eux au voisinage et aux proches, à cause de leur
condition sociale, leur accès aux biens d’équipement, à l’immobilier et la consommation
quotidienne des aliments d’exportation comme le riz, des surgelés (viande, volaille, poisson)
et des ingrédients (huile raffinée, tomate concentrée et autres épices).

L’entreprise apportait le bien être social aux populations en leur facilitant avec leur emploi
l’accès à l’argent et la domestication de la modernité. Mais en même temps qu’elle le leur
donnait, elle déchargeait leurs architectures cognitives de toutes les pesanteurs sociales qui
auraient rendu impossible l’installation des nouvelles mentalités, des nouvelles habitudes et sa
perception capitaliste du rapport aux ressources naturelles. Seulement elle poliçait par sa
présence l’amplitude de la vision capitaliste du rapport à la forêt transférée aux populations.
En effet, en ce temps, en dehors de la campagne forestière que menait l’entreprise, la fraction
de la population au chômage, qui tirait son revenu du produit des ressources vendues au
personnel, n’exerçait pas de pression sur la forêt. Cette population composée en majorité des
femmes, et moins d’hommes324, n’exploitait les ressources que pour les besoins de la
subsistance. Elle n’exerçait pas de pression massive sur les ressources foncières. L’époque

322
Bélabo est à 80 km de la ville de Bertoua, Ekouk à une trentaine de celle de Kango et à plus d’une centaine de
Libreville.
323
SOFIBEL avait crée la MUDESOF pour permettre aux ouvriers de contracter des dettes.
324
Le taux de chômage chez cette catégorie était très faible et c’est dans les villages voisins au chantier qu’on le constatait.

245/297
était pourtant empreinte d’abondance, car l’activité industrielle prospérait et cela facilitait la
circulation de l’argent du côté aussi bien des ouvriers que du côté des chômeurs. Mais cette
démocratisation de l’accès au numéraire n’incitait pas ces derniers à intensifier l’activité
agricole. D’autant plus que la clientèle s’intéressait plus aux marchandises modernes. Les
femmes pour s’en tenir à ce seul exemple n’avaient pas renforcé la densité de leurs champs ni
multiplié le nombre. Les foyers étant pourvus en revenus, celles-ci ne cherchaient pas à
intensifier la production vu que le budget du ménage provenait du salaire de l’homme. Leurs
récoltes ne leur procuraient donc qu’un revenu d’appoint. Lequel permettait d’assouplir un
peu la dépendance vis-à-vis des hommes.

En somme, le temps industriel était celui de la stabilité économique des ménages et se


caractérisait avec la pratique de l’agriculture paysanne par la mise en sursis des relations
écologiques préindustrielles. Il couvrait le changement apparu sur la perception de
l’environnement, et ce, malgré l’évolution des habitudes et des mentalités induite par l’essor
du salariat. L’offre d’emploi au chantier préservait la forêt des risques de dégradation possible
par les ménages, en occupant le plus grand nombre d’hommes à l’usine et en leur assurant des
salaires qui les poussaient à consommer d’autres biens que les biens fonciers. Corollaire de la
salarisation, la monétarisation de la vie sociale et l’évolution des besoins sociaux ont rendu les
populations dépendantes de l’argent. Laquelle dépendance les prédestinait à modifier la
perception de leur environnement encore voilée par la sécurité de l’emploi. Et à ne plus
jamais retrouver le mode de gestion des ressources foncières propre au village. C’est la
logique héritée de l’entreprise mais restée récessive en sa présence qui deviendra la logique
dominante après son déclin. La salarisation ayant habitué les anciens ouvriers à gagner de
l’argent, il n’était plus possible pour eux d’exploiter les ressources suivant les modes de
gestion préindustriels des milieux. Ils ont fini par devenir une sérieuse menace pour les
ressources foncières en perdant leur emploi. L’envie de gagner de l’argent est si fortement
ancrée dans les mentalités qu’il n’y a plus que cet objectif qu’ils ont lorsque ces habitants
exploitent les ressources. Ce qui engendre plus de pression sur les surfaces forestières et les
prélèvements des ressources non ligneuses.

9.7. L’INDOLENCE DE L’ « ETAT GRAND-PERE »


L’Etat avait démantelé la brigade forestière locale et pris par cette initiative le risque
de perdre tout contrôle sur son domaine. Chargée de trouver des solutions alternatives,
l’administration centrale des forêts avait confié la tutelle da la mission de surveillance et de
gestion de la forêt reboisée d’Ekouk à l’antenne départementale localisée à Kango. Mais la

246/297
mesure de prudence prise pour empêcher la population d’accéder à ce milieu n’égale pas
« l’efficacité » qu’apportait la présence permanente et durable de l’ancienne brigade. Il était
sur ce point difficile de la substituer. Le personnel posté au chef lieu du département faisait
face au problème de distance, de logistique et d’effectif. Une trentaine de kilomètres séparent
environ sa base de sa nouvelle charge. Cette distance constitue une véritable épine plantée
sous le pied de ce personnel qui éprouve des peines à mener ses missions de contrôle sans
discontinuité.
La question de la distance recoupe également celle des moyens de locomotion. Le matériel
roulant fait défaut, notamment les véhicules. Le parc automobile compte plus de véhicules en
pannes que de véhicules en état de rouler. Trois sur quatre sont mis sur cale. Le seul qui soit
en état de rouler est partagé entre la demi-douzaine d’agents que compte cette antenne. Le
défaut de matériel roulant limite le déroulement successif des missions de patrouilles. Le
registre des difficultés de ce personnel ne varie pas comparé à celui de leurs homologues
camerounais. Cinq agents chargés de protéger les ressources naturelles de la commune et de
l’Etat composent le personnel affecté à la brigade de Bélabo. Des moyens de transport sont
indispensables pour relier les principales réserves forestières et de faunes retirées dans les
régions périphériques de Deng-Deng, Goyoum et Woutchaba. Là aussi, le matériel roulant
pose problème. Il ne comprend pas de véhicules mais des motos325. La brigade n’en compte
que deux et est équipée de deux armes à feu pour mener ses missions dans ces zones
d’importance écologique coupées de la ville sur plusieurs kilomètres.
Le service public manque aussi de main-d’œuvre. L’inventaire des effectifs énoncé plus haut
et les superficies des milieux à préserver montrera combien le personnel actuel est débordé.
Les zones placées sous la garde des agents sont de vastes étendues de forêt. La réserve
forestière de Deng-Deng (Figure n°9.1), par exemple, dont une partie a été transformée en
Parc National d’une superficie de 58 091,54 hectares326, est un espace trop grand à couvrir
pour l’effectif de la brigade actuelle. Un agent sur cinq surveille 11 618, 31 hectares ; ce qui
dépasse le seuil estimé par certains experts de 10.000 hectares de forêt possible pour un agent
(FAO, 2003). Selon le personnel, « les populations pratiquent les coupes illégales et le
braconnage à l’intérieur ».

325
Elles ne permettent pas au personnel de transporter le matériel et les produits lourds qu’il confisque aux personnes prises
en infraction lors des patrouilles en forêt. En raison de cette inadéquation entre les moyens logistiques disponibles et les
prises confisquées sur le terrain, les agents se sentent bien souvent obligés de laisser partir le mis en cause avec son butin et le
matériel l’ayant permis de prélever le butin.

326
Document PDCB, p.21.

247/297
Figure 9.1 : Distribution des zones forestières de l’arrondissement de Bélabo en
2009. Source : Adaptée de CTFC, 2009. Les zones ciblées par les exploitants
illégaux sont les forêts de Deng-Deng au nord et de Woutchaba à l’ouest.

C’est une immense étendue forestière qui occupe l’ensemble du nord de


l’arrondissement. Cette domination apparente fond cependant sur la partie sud du parc, au
contact de la forêt communale et les parcelles villageoises. Et sur le front-Est, elle est stoppée
par l’unité forestière aménagée cédée à l’entreprise ALPICAM327. La réserve de Deng-Deng
abrite une riche diversité de bois précieux et un sanctuaire de faune. Mais, malgré le statut de
ce milieu, les exploitants illégaux, les braconniers et les populations riveraines contournent
assez régulièrement la vigilance de l’administration pour prélever frauduleusement les
ressources.
A côté de ce Parc, les 12 126,8 hectares de superficie de la forêt reboisée d’Ekouk ne
représentent qu’une poignée de sable. Mais six gardes forestiers pour cette surface est un très
bon ratio. Cela correspond à une moyenne de 20 km de forêt à gérer par agent contre la
327
C’est une petite entreprise locale.

248/297
centaine évaluée par les experts. Mais il ne peut cependant être respecté que si le personnel,
bien que dépourvu de moyens logistiques conséquents, est organisé, déterminé à assumer ses
missions et s’il ne cumule plus de surfaces à gérer qu’il ne peut. En faisant un peu
d’arithmétique, si ce personnel se répartissait en petites équipes constituées de deux agents, il
y aurait aujourd’hui un peu plus d’équipes. Or il n’existe que deux qui ne se relaient souvent
que sur un site : le Parc National des Monts de Cristal dont la création remonte en 2002328.
Celui-ci, comme l’ensemble du réseau des parcs créés au cours de cette année (Indjendje
Ndala et Moussone, 2011) demeure la priorité des équipes de surveillance. Cet intérêt est une
instruction de l’Etat qui voit dans la création et la valorisation des parcs un investissement
économique rentable. « Le Gabon avec sa forêt, est éligible au Fonds prototype carbone géré par la
Banque mondiale pour financer des projets de « l’économie verte ». Un mécanisme de compensation
est proposé aux pays en développement qui choisissent de réduire leurs émissions de CO² résultant de
la déforestation. Pour le Gabon, la protection et la conservation de la forêt permettrait de piéger
environ 232 millions de tonnes de CO² en 2010 ce qui engendrerait des ressources estimées à 1,5
milliards se dollars US soit plus 750 milliards de CFA environ » (Indjendje Ndala et Moussone,
2011 : 68). Malheureusement, lorsqu’une équipe assure la patrouille, l’autre ne se déploie pas
souvent vers d’autres sites. Elle n’est pas de service. Les équipes ne concentrent donc leurs
énergies que sur le parc et d’autres aires classées comme la forêt d’Ekouk sont livrées en
pâture aux populations. Le personnel se défend pourtant de ne pas relâcher les contrôles vers
ces territoires et rappelle que cet état de fait doit être rattaché à l’insuffisance de ses moyens
humains et logistiques et l’intérêt que l’Etat accorde en ce moment à la gestion des Parcs
Nationaux.

La population d’Ekouk a assiégé la forêt de l’Etat en raison de l’inaction des services de ce


dernier. Cette prise de contrôle lui permet de cultiver ses champs à satiété, de chasser le
gibier, de prélever les plantes médicinales et du bois de chauffe ou de construction sans que
les pouvoirs publics ne puissent l’arrêter ni la pénaliser. Lorsqu’en de rares occasions les
agents organisent des patrouilles dans cette localité, c’est pour ériger des barrages routiers
destinés à contrôler le chargement des véhicules qui rejoignent la capitale. Les interventions
de ce type rentrent dans le cadre de la campagne de la lutte contre le braconnage et
l’éradication de l’inflation des filières commerciales de la faune sauvage. Les agents ne
s’intéressent pas aux activités des villageois. Ils ne patrouillent pas en forêt. Certains,
persuadés que les paysans vivent toujours de l’exploitation de la partie cédée par l’Etat, ne les

328
Il mesure 1200 km² et est localisé au nord.

249/297
soupçonnent pas d’occuper illégalement la partie reboisée. D’autres, plus au parfum de la
situation, pour avoir quelquefois surpris les habitants entrain de sortir les denrées agricoles de
cet espace, ont souvent décidé d’ignorer ces infractions. Ces fonctionnaires n’en tiennent pas
compte à cause parfois des relations de parenté régionale qui les lient à ces paysans ou la
sympathie qu’ils inspirent. En effet, les locataires des lieux ont toujours été courtois,
hospitaliers et généreux envers les agents. A leur arrivée, ceux-ci s’installent chez le chef de
village ou un notable de la localité. Pour égrener le temps, l’hôte de la maison se presse
d’apporter des petites attentions à ses invités : vin local (de palme ou de cannes), vin rouge,
alcool, bière, soda, arachides, maïs, safou, repas copieux, etc. Toutes ces petites attentions
accordées aux invités participent certes des règles de l’hospitalité à l’africaine, mais elles se
doublent d’une forme aussi implicite « d’« investissement » dans le social » (Goedefroit,
2001 : 168). Ce sont des « traitements » qui créent des liens d’affinité entre la population et
les gardes forestiers. Ils rendent ces derniers indolents et inaptes à condamner les infractions
avenir des premiers.

Les agents occultent les délits pour rendre l’ascenseur à leurs ‘’bienfaiteurs’’. D’où le fait que
ces représentants des pouvoirs publics ne confisquent jamais les produits des contrevenants,
ne les verbalisent pas et ne leur exigent pas d’amende. Ils couvrent leurs infractions. Mais en
se comportant ainsi, les agents ont fortement contribué à affaiblir le pouvoir de l’Etat auprès
de la population. Pour elle, il n’incarne plus la figure de l’autorité. Cette courte phrase qui
revenait quelquefois dans les entretiens, « l’Etat est notre grand-père », relate bien cette perte
d’autorité. La compréhension du signifié auquel peut renvoyer ce signifiant impose ici de
replacer la relation grand-père – petit-fils dans le contexte social gabonais. Selon R. Mayer,
« dans les sociétés traditionnelles gabonaises comme dans les autres sociétés traditionnelles, il y a les
parents que l’on respecte, et il y a les parents que l’on plaisante. Parmi les parents que l’on plaisante,
il y a les grands-parents et les petits enfants… » (1992 : 155). Voilà qui éclaire mieux l’analogie
sur la relation population – Etat dans la région d’Ekouk. Ce dernier est appelé « grand-père »
parce qu’il semble généralement tolérer les écarts de conduite de cette population à qui il
épargne les sanctions. L’image du grand-père est effectivement pour l’enfant, celle du
membre de la famille qui parait toujours clément ou tolérant avec lui. C’est l’homme qui
n’inflige presque jamais de correction à son petit-fils. L’image de ce rapport grand-père/petit-
fils est représentative de la réalité à propos de la gestion du domaine public de la relation de la
population à l’Etat. La relation étant à plaisanterie, la population se sent alors libre de violer la
loi.

250/297
L’analogie peut aller plus loin en signifiant aussi que les habitants de la localité d’Ekouk ne se
perçoivent nullement comme des membres seulement des lignages clivés, mais comme des
individus qui se reconnaissent aussi au sein d’une unité sociale plus large, un « super-
lignage », dont l’Etat est le patriarche. Il s’agit de la nation, la nation gabonaise dont ils
revendiquent tous détenir la citoyenneté en rappelant implicitement sous le propos « l’Etat est
notre grand-père » leur filiation. Ainsi, si tous affirment appartenir à ce « super-lignage »,
comme leur propos semble le faire entendre, c’est qu’ils sont tous apparentés. C’est parce
qu’ils le sont justement que certains refusent que d’autres exercent tout monopole sur
l’héritage du lignage : la forêt. Leur filiation et leur droit étant remis en cause, ils les feront
prévaloir en recourant au conflit.
9.8. LE BOIS DANS LA CONSTRUCTION DE L’IDENTITE
NATIONALE A BELABO
La commune urbaine de Bélabo rassemble des groupes sociaux variés qui ont toujours
vécu en bonne intelligence. On a présenté (au chapitre 5) quelques uns de ces groupes qu’on
rencontre dans la région. Ils vivent dans différents quartiers de la ville. Nous référant aux
données recueillies, la ville abrite trois catégories d’habitants : les autochtones de souche, les
autochtones d’adoption329 et les allogènes. Les deux premières regroupent les familles de la
population souche de la localité, les commerçants installés avant les années 90, les anciens
employés du chemin de fer ayant participé à la construction de la gare de la ville actuelle et la
masse de l’ancien personnel de SOFIBEL installé avec leur famille. La troisième compte des
individus venus au début de ce siècle faire du commerce, ou chercher un emploi, des
fonctionnaires, certains travailleurs des petites sociétés forestières de la place330, ceux des
annexes de quelques entreprises nationales331 et ceux des succursales des rares grands groupes
présents dans la région332. Tous ces allogènes viennent de toutes les régions du Cameroun.
Parfois les résidents se targuent de dire que la localité est un « condensé du pays ». Belabo est
une terre d’accueil. Elle l’est devenue grâce à l’activité forestière, laquelle a rapproché les
populations d’autres régions de celles de la localité et a donné du fait de leur emploi la

329
Ce sont d’anciens allogènes qui en vertu de leur implication dans le développement de la localité ont gagné
l’estime des autochtones de souche qui les considèrent à présent comme des fils de la localité.
330
PLACAM, SFW et Pangeotis Marilis
331
CAMRAIL, SCDP et SITRAFER.
332
SAGA et COTCO.

251/297
possibilité aux plus entreprenants d’investir dans des projets personnels qui ont contribué au
développement de la région. Les autochtones d’adoption forment justement ce noyau de
personnes à qui la région doit son évolution. Cette activité a réussi à assouplir le système
social local en le commuant en un système social ouvert aux autres cultures. En effet,
quarante années plus tôt, avant l’amorce de l’exploitation forestière industrielle, les
communautés bobilis vivaient presqu’isolées. D’abord à cause de l’enclavement de leur
région, puis parce qu’elles voulaient préserver leur identité, ce qui explique le rejet des
mariages en dehors du groupe ethnique (voir-chapitre 1) et enfin parce qu’il y avait des
rancœurs tribales avec d’autres populations. L’activité forestière a éteint tous les obstacles
sociaux en permettant, en aval du chemin de fer qui avait réglé la question du
désenclavement, le brassage de la population. Avec le temps, elle a favorisé « une
recomposition locale du politique et la naissance de nouvelles alliances, plus basées sur des
affinités que sur des liens lignagers » (Auzel, 2001 : 248). Les locaux qui prenaient souvent
des distances avec d’autres peuples sont ceux qui ont reconnu par la suite aux individus ayant
participé au développement de leur localité une même ressemblance sociale. L’activité
forestière a pour ainsi dire transformé un système social fermé en un système ouvert. Les
autochtones semblaient plutôt hostiles à toute forme d’ouverture vers l’extérieur avant
l’industrialisation, mais avec celle-ci des affinités et de nouveaux liens de parenté ont émergé.
Aujourd’hui encore, ce rapprochement se distingue dans le processus d’exploitation illégale
des ressources forestières locales.

9.9. L’EXPLOITATION FORESTIERE : UNE ACTIVITE LUCRATIVE


Aucune donnée objective ne permet d’avancer d’emblée que l’exploitation actuelle des
ressources ligneuses soit supérieure ou inférieure aux volumes exploités par l’entreprise.
Cependant, le fait évident c’est que notre région est bien victime d’une exploitation
anarchique de ses ressources. Le secteur du bois reste attractif et rentable. Les exploitants qui
trouvent de l’intérêt connaissent parfaitement la région. Ils l’habitent et y ont travaillé comme
agents administratifs ou ouvriers au service forêt. Maintenant ils travaillent en synergie pour
leur propre compte. L’activité se poursuit parce que la demande abonde. Il faut dire que
certains clients de la défunte SOFIBEL ont toujours gardé le contact avec ces néo-exploitants.
Le bois n’est exploité que sur commande. Jamais les grumes ne sortent de la brousse, elles
viennent déjà sciées. Plus que l’agriculture, cette ressource génère assez rapidement de
revenus, ce qui ne laisse pas la majorité des habitants dans l’indifférence. Un lien de
proximité existe entre le courtier et le client. Très attiré par la marchandise, le dernier incite

252/297
souvent le premier à en produire davantage et s’engage à préfinancer le travail, puis il paie le
reliquat à la fin.

L’argent versé sert de fonds d’aide aux exploitants démunis de matériels de travail pour s’en
doter et s’acquitter en outre d’autres charges. Dans le montant reçu, ils prévoient de l’argent
destiné au propriétaire des pieds d’arbres prisés, et pour l’abatteur, s’ils ne le sont pas eux-
mêmes. Quand le montant est largement suffisant, le fournisseur peut très bien satisfaire tous
les besoins, sans quoi il procède à des avances.

L’exploitation n’est possible que si les droits d’extraction sont payés avant aux communautés
villageoises. Un intermédiaire se charge souvent de jouer les démarcheurs. Il s’agit en général
d’un résident doublé du statut d’ancien travailleur de SOFIBEL et de ‘’parent’’. La familiarité
joue un rôle déterminant dans la négociation avec le propriétaire des pieds sollicités. Cela
évince tout climat de méfiance333. La négociation s’accompagne toujours du versement
d’argent et des présents redistribués à l’ensemble des chefs de lignage du village. La forêt est
un bien communautaire. Alors la coutume locale veut que quiconque l’exploite partage en
retour les dividendes avec les autres familles du village. En dehors de l’argent, le chef de
lignage qui vend ‘’sa forêt’’ partage tous les biens avec les autres. Les présents redistribués,
pour pénétrer la forêt, se composent de produits alimentaires (sachets de sel, bouteilles
d’huile) et d’alcool (palettes de vin rouge).

La validation par les communautés villageoises des transactions marchandes donnant aux
bucherons le droit d’accès à la forêt, donne ici une idée précise de la régression des valeurs
sociales et culturelles locales. Pendant la période préindustrielle, aucun membre ne rentrait
dans la forêt sans avoir préalablement accompli les rituels destinés à apaiser les esprits
tutélaires. Car dans la conception populaire ces milieux naturels ne pouvaient être vides de
leur présence. « Les naturels, ne se rendant pas compte de la marche générale de l’univers, et ne
comprenant pas, de ce fait, que les corps soient capables de se mouvoir, ils ont supposé un esprit, une
intelligence, partout où ils voient le mouvement. Comme tout est mouvement dans la nature, ils l’ont
peuplée de génies qui président aux fleuves, aux rivières, aux forêts, aux fourmilières, et par
extension, aux cavernes, montagnes etc. » (Raponda et Sillans, 1995 : 21). L’autorisation
d’exploiter toute ressource utile, dont disposent ces sites, respectait les prescriptions de la

333
Les gardes forestiers qui ne reçoivent pas de contre partie financière issue des transactions forestières passées
par les villageois se servent très souvent de ces cas de violation de la réglementation en vigueur pour les faire
chanter. Les villageois se méfient donc de toute personne étrangère qui les aborde pour éviter de devoir se
retrouver en face d’un garde vêtu de tenue civile.

253/297
charte sociale. L’individu a des droits mais aussi des devoirs. Les deux se chevauchaient dans
chacun de ses actes. Il avait ainsi le droit de prélever un quelconque bien jugé nécessaire pour
lui, mais gardait en mémoire le devoir de ne ponctionner que des quantités raisonnables. Les
proportions ne devaient jamais dépasser les besoins exprimés par la cellule domestique. C’est
cette forme d’économie que les spécialistes de l’économie préindustrielle qualifient
d’autosubsistance. Tout excès, toute transgression, exposait l’auteur qui avait désobéi à la
colère du groupe social et à celle des esprits. Lorsqu’il était par la suite victime d’une maladie
ou d’un incident, lui ou un membre de sa famille, le point de vue local l’interprétait comme la
sanction infligée par les esprits. La sanction pouvait donc être individuelle ou collective. Pour
se garder d’en être victime, chacun observait scrupuleusement les normes sociales émises par
la société. Mais l’avènement de la société industrielle a bouleversé l’ordre des choses. Les
populations se sont accommodées et appropriées un mode de vie beaucoup plus structuré par
le syndrome du profit. La valeur économique des ressources forestières détermine à présent
leur rapport aux milieux, au grand dam des autres valeurs sociales. L’argent a donc pris une
place significative dans la vie des populations au point qu’elles sont incapables aujourd’hui de
résister à toute offre d’achat des essences de leur terroir et aux termes des accords négociés
par les clients.

Le référant de base pour toute négociation reste le chargement de camion. Un chargement de


camion compte 300 bastings334 et rapporte 30 000 FCFA au villageois. La somme consacrée à
la location de la tronçonneuse s’élève à 50 000 FCFA par mois. Le coût de cet outil au
magasin s’avère élevé. De nombreux exploitants préfèrent alors le louer. Et les pannes sont
naturellement à la charge du locataire. Le scieur prend 600 FCFA par pièce et en attribue 100
à son aide. Le démarcheur est le superviseur du chantier. Il perçoit une rémunération fixe de
10000 FCFA par chargement versée par son patron. Cette somme lui est reversée par son
patron (l’acheteur). Il perçoit aussi une petite gratification des exploitants en guise de
remerciement du marché obtenu. Pendant la durée du sciage, il vit dans le chantier. Une autre
de ses missions est de rendre régulièrement compte au propriétaire de la sortie de chaque
chargement afin qu’il débloque les frais de transport. La location du camion varie entre 50000
FCFA et 100 000 FCFA en fonction de la distance. Le chauffeur profite aussi à son tour d’une
« motivation » de 5 000 FCFA bien que son salaire soit en principe payé par son employeur.

334
Il s’agit des planches.

254/297
9.9.1. Le transport du bois

La sortie du bois des ateliers artisanaux de sciage vers le parc à bois situé près de la
gare ferroviaire, parc que les habitués des lieux appellent communément « Golgotha », scelle
la fin du travail. Lorsqu’il en est ainsi c’est que toutes les transactions financières qui
autorisent ce mouvement ont toutes été effectuées. A côté de la dernière tanche d’argent due
aux exploitants, il y a d’autres dépenses engagées par le client. Les frais de débardage, ceux
du chargement des camions, auquel nous avions déjà fait allusion, mais aussi les frais de
garanti de libre circulation de la marchandise, sont toutes les charges que supporte le
propriétaire de la commande. Une fois tous ces détails réglés, il n’est pas étonnant de voir le
bois circulé à travers les artères de la ville dans des camions ou dans des « pousses-pousses ».

Photo 9.1 : Chargement de lattes et de planches sur « pousse-pousse ». Image


prise près de la gare ferroviaire de Bélabo au cours de notre campagne de
terrain à l’été 2009 (Cliché, Boussougou).

Les opérations de débardage ne se font en un parcours. Une première opération à lieu


en brousse. Très souvent le sciage se fait dans les réserves forestières qui se trouvent du côté
de la rive gauche du fleuve Sanaga (à Woutchaba). Les débardeurs transportent alors le bois
du lieu de sciage vers le lieu de son embarquement en pirogue. Une toute autre opération
commence lorsqu’il arrive sur la rive droite. De là, il est débarqué au parc à bois. Ce n’est que
là que des moyens de transport comme le camion ou le « pousse-pousse » entrent en jeu. Le
stockage au parc, c’est juste pour attendre le chargement dans les wagons et l’acheminement
vers le nord du pays. Derrière cette activité de débardage, qui se déroule en plusieurs phases,
se cache une vraie manne financière. Le débardage est lucratif et fait vivre de nombreuses

255/297
personnes. Celles qui le font en brousse tirent 200 FCFA par planche transportée. L’hostilité
de la forêt et l’importance des distances parcourues par les débardeurs justifient le gain.

Pour un débarquement situé près de la ville, le chargement de « pousse – pousse » rapporte


500 FCFA. Dans des zones reculées, le véhicule est souvent nécessaire pour sortir le
chargement. C’est une équipe de chargeurs venus avec le camion qui accomplit cette tâche.
Un camion chargé rapporte un gain substantiel de 25 000 FCFA partagé entre les membres de
l’équipe. Une fois arrivé à Golgotha, il y a dans ce lieu un travail de classement qui s’opère.
Ce travail est aussi rémunéré. Si le bois livré ne comporte que des bastings, il passera par la
déligneuse. Il faut débourser 40 000 FCFA par chargement pour accomplir ce travail. Les
pousseurs qui récupèrent le bois déligné de la scierie au wagon ou au magasin touchent 600 à
800 FCFA par mettre cube. Les « moisis »335 qui le chargent dans le wagon touchent 7000
FCFA par wagon chargé. On se doute bien que la sortie du bois n’échappe nullement à la
vigilance de l’ensemble de l’administration de la ville.

9.9.2. Le droit de silence de l’administration


Malgré l’illégalité dans laquelle s’exerce l’exploitation forestière, les relations entre les
exploitants et les agents du poste forestier local tournent difficilement au conflit. Les deux
groupes dont les intérêts devraient diverger en principe se rencontrent régulièrement. Le nœud
de ces rapprochements reste l’argent. Le propriétaire du bois négocie la libre circulation de sa
marchandise en s’acquittant toujours d’une « motivation » versée au chef de poste. Le
montant perçu varie entre 50 000 FCFA et 100 000. Ce type de transaction fait oublier
l’absence de permis d’exploitation et assure une impunité totale au fraudeur. La distribution
de ce genre de « cadeaux » ne se limite pas qu’aux agents de l’administration des Eaux et
Forêts. Les autres corps des forces de sécurité, la police et la gendarmerie, reçoivent
également leur part de « gombo ». En monnayant ainsi leur silence, contre de l’argent proposé
par les exploitants, les agents de l’administration locale transforment le patrimoine de l’Etat
en ressource économique personnelle.

Des pratiques de cet ordre affectent énormément les recettes de l’Etat. Selon une estimation
faite par le ministère de la Forêt et de la Faune (Minfof), à propos des maux qui minent le
secteur forestier au Cameroun, les coupes frauduleuses, l’abattage des espèces protégées, les
fraudes fiscales et les autres irrégularités observées dans l’exploitation des ressources

335
Termes utilisés pour désigner tous les chargeurs stationnés au parc.

256/297
forestières entraînent près de 5 milliards de FCFA de pertes chaque année 336. Mais,
malheureusement, les « gardiens » du patrimoine naturel national ne figurent pas très souvent
parmi les coupables désignés. Et pourtant tous ne remplissent pas toujours bien leur rôle. La
prédation est aussi prégnante dans les localités placées sous leur contrôle parce que quelques
uns sont les complices des exploitants illégaux.

En Afrique, la corruption égratigne la vocation de beaucoup de fonctionnaires. A l’origine de


cette situation se trouve les difficultés économiques que rencontrent pas mal d’agents de
l’administration. Les salaires perçus ne les mettent plus à l’abri du besoin. Les politiques
préconisées de l’ajustement structurel, censées revitaliser les économies africaines et impulser
le développement, ont plus fragilisé les modestes revenus des ménages qu’elles n’ont produit
les effets escomptés. Le coup de massue allait être porté par la dévaluation du francs CFA en
janvier 1994 : cet autre évènement des années 90 a provoqué l’inflation des prix des produits
de consommation. Les politiques suivies ne relancent pas la croissance. L’accumulation des
échecs dus à ces politiques et à la baisse substantielle du niveau de vie des couches sociales
moyennes et inférieures a fini par entrainer les petits fonctionnaires sur le terrain de la
corruption. En un rien de temps, ce fléau est devenu pour eux la garantie à l’accroissement de
leur ressource. Dans la majorité des cas, toute administration qui gère les ressources
naturelles, ses administrateurs se les accaparent et les marchandent dans les circuits
économiques illégaux. Ailleurs, dans d’autres administrations, les transactions concernent par
contre les services publics. L’observation d’une telle transformation des postes administratifs
en instrument d’accès individuel aux ressources reste un fait très connu qui n’étonne plus
personne.

La racine du mal reste pourtant bien connue des élites politiques au pouvoir. Mais force est de
constater que le fléau persiste et s’enkyste encore plus. L’ensemble de l’administration
publique voit son efficacité ruinée par cette gangrène qui la décrédibilise et la prend
complètement en otage. Il serait trop facile de récriminer seulement les fonctionnaires et
passer sous silence la responsabilité de l’Etat. L’amélioration des conditions de vie de ses
employés n’a pas été suffisamment souvent prise en compte par ce dernier. Il éprouve
d’énormes difficultés de gestion de ses ressources, de détermination des objectifs, de
redistribution des moyens aux secteurs et aux acteurs qui en ont le plus besoin que d’autres. Il
en va ainsi de l’exemple du secteur qui nous importe à cet instant. On sait qu’une bonne partie

336
Cf. http://www.africaontv.com

257/297
des ressources des pays du continent est constituée de l’aide au développement. Elle
représentait en 1996 près 12,30 % de leur PIB (et au même moment la question écologique
montait en puissance) (Van de Walle, 2001 : 26). En guise de conclusion du rapport de
dépendance du continent envers l’aide, Van de Walle dira que « la liaison entre ce continent et
l’économie internationale ne s’effectue plus aujourd’hui, pratiquement, que grâce aux flux d’aide
publique » (idem). De nos jours, une bonne partie de cette manne est affectée au secteur de
l’environnement. Les pays occidentaux investissent massivement dans ce sens depuis
plusieurs années. C’est idem pour le Programme des nations unies pour l’environnement
(PNUE) qui, il faut le rappeler, a été créé en 1972 pour répondre à ce besoin de financement
des programmes de gestion rationnelle des ressources naturelles. Cependant, il est curieux de
constater qu’en dépit de tous les efforts consentis, les agents de l’Etat qui exercent dans un
secteur aussi stratégique, délicat et sensible comptent parfois parmi les moins bien payés dans
un pays comme le Cameroun. Les données recueillies sur terrain révèlent que tous les agents
formés à l’école des Eaux et Forêt et rentrés en activité depuis les trois dernières années ne
perçoivent pas encore leur salaire. Pour ceux qui le perçoivent comme le chef de poste, son
net à payer s’élève à 110 000 FCFA soit près de 168 euros par mois. Pire encore pour ses
subalternes, certains atteignent péniblement la somme de 80 000 FCFA (122 euros). La
question qui vient tout de suite à l’esprit est de savoir, si un tel traitement est normalement
convenable pour des agents qui exercent dans un secteur aussi rentable ? Les salaires
distribués n’encouragent aucun agent à durcir le ton devant un fraudeur apte à lui proposer par
jour l’équivalent de son salaire mensuel. Le traitement réservé à ces représentants de l’Etat est
sans aucun doute en partie à l’origine des déviances constatées dans l’accomplissement de
leurs missions relatives à la préservation et la conservation des ressources naturelles. Ainsi,
pour eux, assumer la tâche de garde forestier c’est davantage l’occasion de se constituer un
trésor financier via les trafics des exploitants illégaux que d’éviter la prédation des ressources.

9.9.3. Responsabilité étatique et reproduction des activités des


entreprises
Dans les territoires parcourus, la déception et la perte de confiance en l’Etat
apparaissent dans le langage des populations. Malgré la distance qui les sépare, il y a entre
celles-ci une certaine convergence de vue sur le traitement de leur situation sociale par l’Etat.
Pour ces dernières, il ne s’en est jamais préoccupé. Elle lui importe peu. Si celui-ci, estiment-
elles, ne pouvait prévoir la crise, il avait les moyens d’éviter qu’elles en souffrent. Mais il les
a ‘’sacrifiées’’ en restant indifférent. Ces populations l’accusent d’être le seul responsable

258/297
alors des pressions et des perturbations que les forêts locales subissent. Le problème qui lui
vaut autant d’inimitié venant de leur part est lié au paiement des droits sociaux.
« Nous ne pensions plus dans le chômage prendre les sentiers de la brousse pour chercher de
quoi survivre. Le liquidateur désigné par l’Etat, pour discuter de nos indemnités, avait promis
régler la totalité de nos droits. Tous ceux qui comptaient sur cet argent avaient des projets en
tête. Parce qu’on espérait gagner suffisamment pour les réaliser. Il y en a qui voulait ouvrir
des épiceries, se lancer dans le commerce de la viande de bœufs, la fabrication et la vente des
parpaings, la quincaillerie, le transport urbain, la restauration. Et moi, personnellement, je
voulais monter un petit élevage de porcs. Mais aucun d’entre nous n’a pu concrétiser son
projet parce qu’on n’a pas reçu tous nos droits en un versement. Le paiement se déroule
depuis 95 à contre goutte. Or, avec ce mode de paiement, l’argent reçu ne représente qu’une
petite somme. Il ne sert qu’à rembourser les dettes et satisfaire les petits besoins du foyer. Les
montants sont si dérisoires qu’on ne peut monter des projets avec et y vivre correctement.
337
Finalement, on est bien obligé de se débrouiller avec la forêt »
Sur cette question, l’Etat n’a pas eu selon les localités la même attitude envers la population.
Dans celle de Bélabo, la préoccupation concerne le retard qu’il met pour verser aux anciens
ouvriers les indemnités attendues. Il n’a jamais refusé de les payer mais tarde encore à solder
la totalité de cette dette. Les bénéficiaires se plaignent de n’avoir reçu qu’une partie, depuis
1995, et sont très déçus que les montants dus ne tiennent pas compte de la catégorie et
l’ancienneté des travailleurs. Selon eux, ces montants sont dérisoires. Ils espèrent que l’Etat
corrigera cette « injustice » lorsqu’il décidera du prochain paiement. Cet espoir qu’un jour ces
derniers reçoivent la totalité de leurs dus, les populations d’Ekouk ne l’ont jamais eu. L’Etat
n’a pas payé les droits sociaux des anciens ouvriers, ni apporté une quelconque assistance
financière et n’a fait encore moins de promesse allant dans ce sens.
L’Etat, en retardant tel qu’au Cameroun le processus d’indemnisation des droits sociaux des
anciens salariés, ou en les leur refusant, comme au Gabon, n’a pas aidé ces groupes à se
reconvertir. Il n’a pas pris en agissant ainsi le parti d’assurer à long terme la sécurité et
l’avenir de son patrimoine foncier. Le paiement de ces droits auraient certainement permis à
beaucoup d’investir dans des projets personnels qui, pour exister, ne demandent pas l’usage
de la forêt. L’Etat a par son attitude plutôt poussé ces derniers à se replier sur des activités qui
gravitent autour de cette ressource et menacent son équilibre.

337
Entretien réalisé avec le chef de quartier Akok Mekel, en présence d’amis venus lui rendre visite, juillet
2010, Bélabo.

259/297
Mais, en regardant ces activités de très près, elles ne diffèrent pas des secteurs d’activité dans
lesquels les anciennes entreprises locales s’investissaient. En fait, le développement de
l’exploitation forestière n’est à Bélabo qu’une reproduction par une partie de la population de
l’activité de SOFIBEL. On peut en dire autant aussi pour l’agriculture à Ekouk. Elle se
rapproche du reboisement. Les deux activités ne se détachent pas tant par la nature que par la
technique d’exploitation du milieu. Toutes deux ont comme finalité la production de la
plantation. Et sur le moyen d’y parvenir, là aussi, la procédure reste la même. Il faut éliminer
la forêt préexistante. On peut donc conclure qu’avec le chômage, il y a, en l’absence d’autres
alternatives pour ces anciens ouvriers, une reproduction à l’échelle individuelle des modèles
d’activités ou proches de ceux de leur ancien employeur. Il n’y a pas à douter que l’Etat n’est
pas le seul facteur à avoir influencé la reproduction chez ces groupes des activités des
entreprises. La précarité pourrait à elle seule l’expliquer, mais l’attitude des pouvoirs publics
envers ces derniers a été bien plus déterminante que ce facteur. Car, il faut le rappeler,
l’exploitation illégale des forêts n’a pas démarré dès la fermeture des chantiers. Elle s’est faite
tardivement. Les habitants d’Ekouk ont commencé à le faire en 1995338. Ceux de Bélabo s’y
sont lancés à partir de l’année 2000. Ainsi, on peut alors postuler l’idée du prolongement de
l’existence des chantiers à travers la reproduction des activités des entreprises observée chez
les anciens salariés.
L’autre grief qu’on peut adresser à l’Etat, en particulier au Gabon, se rapporte au relâchement
par ce dernier de la surveillance de la forêt classée à Ekouk, à l’opposé de l’intérêt qu’il
accorde aujourd’hui aux parcs nationaux. Cette attitude parait contradictoire et difficilement
explicable. D’autant plus que les forêts classées ont autant de valeur ‘’écologique’’ et surtout
économique que les parcs. Dans la vision des pouvoirs publics, la création des forêts
artificielles était déterminée par des motivations économiques. Le reboisement était pensé
pour assurer la pérennité des bois précieux au pays et par conséquent son économie. Mais de
nos jours, l’Etat ne semble plus avec l’espace classé d’Ekouk vouloir rentabiliser les
investissements réalisés sur celui-ci des décennies durant.

CONCLUSION DU CHAPITRE
Des poches de forêts couvrent une partie importante des localités de Bélabo et Ekouk.
Ces forêts sont réparties en domaine protégé et en domaine exploitable. Au Cameroun, la
première catégorie appartient à l’Etat. Elle réunit un ensemble de forêts denses aux atouts
338
Date marquant le début du développement des plantations d’hévéaculture.

260/297
écologiques et économiques inestimables. Nous pensons principalement au parc national de
Deng-Deng et à la réserve de faune qu’il abrite. La seconde catégorie englobe des domaines
appartenant aux communautés villageoises, à la commune et ceux concédés aux petites
industries locales. Du côté du Gabon, le domaine permanent de l’Etat a pour limite la forêt
reboisée d’Okoumé. Il s’agit, en termes de surface, du plus grand tissu végétal de la région. A
l’exception de ce périmètre, les populations ont obtenu l’autorisation d’exploiter toutes les
autres forêts. Or, il se trouve qu’elles ont illégalement colonisé celle de l’Etat avec les
cultures.
Les infiltrations des populations dans le périmètre de reboisement sont dues à la rareté des
forêts. Cette insuffisance de terres cultivables s’explique par la concession au secteur
agroindustriel d’une part essentielle de l’espace que contrôlaient les habitants et par
l’augmentation également de ces derniers. De plus, les accès sont facilités par le relâchement
des patrouilles de surveillance et l’absence dans cette localité des règles de gestion
traditionnelle des milieux. La similarité du statut d’allogène entre résidents et les
dissemblances d’appartenance sociale ne donnent à personne le droit de suggérer à l’ensemble
ou de lui imposer un mode de gestion rationnelle des ressources. Le modèle qui s’est
confortablement installé est la logique du « chacun fait comme il veut ».
L’exploitation du domaine de l’Etat à des fins agricoles est un cas moins perceptible au
Cameroun. L’existence des forêts villageoises et la protection par les fonctionnaires du
ministère des forêts des domaines appartenant à l’Etat ne permettent d’y introduire des
cultures. En revanche, le modèle d’activité qu’elles développent à l’intérieur est l’exploitation
forestière illégale. Elle est l’œuvre des habitants de la région, de ceux qui ont une bonne
connaissance des bois précieux, de leur valeur et qui savent très bien où les localiser. La
majorité d’entre eux sont des anciens de SOFIBEL, qui, faute d’alternatives, l’exercent parce
qu’elle génère de revenus substantiels.
Nous en concluons qu’avec la dégradation des conditions de vie, générée par la crise de
l’emploi, la prise en compte par les anciens salariés du milieu forestier comme une alternative
économique refuge accroit les pressions sur cette ressource. Ces pressions sont induites par
divers facteurs : l’augmentation de la population agricole, celle des chasseurs, l’orientation
commerciale des activités pratiquées, la faiblesse des patrouilles de surveillance des milieux
et l’intériorisation par les populations de l’idée que les ressources exploitées ne sont pas celles
de leur communauté.

261/297
CONCLUSION DE LA TROISIEME PARTIE

La dégradation des conditions de vie des populations des anciens chantiers et les
perturbations ayant affecté les structures familiales à Bélabo sont liées au chômage. Pour se
sortir des difficultés économiques qui minent leur bien être, les populations n’ont trouvé
d’autres alternatives que la forêt. Comme à l’‘’âge préindustriel’’, cette ressource est
redevenue un bien indispensable pour de nombreux ménages. Le constat apparait aussi bien
du côté de l’arrondissement camerounais qu’au niveau de la localité d’Ekouk. Dans ces deux
localités, la satisfaction des besoins vitaux dans les foyers repose à présent sur la valorisation
des activités économiques paysannes. Les anciens foyers ouvriers ont donc renoué avec
l’économie rurale. Sur ce point, il existe entre ceux des deux localités investies, quelques
nuances et des rapprochements au niveau aussi bien des activités pratiquées que les lieux
exploités.

A Bélabo, la population pratique l’exploitation forestière illégale et la chasse dans le domaine


forestier protégé de l’Etat. Ces deux activités bouleversent fortement l’équilibre de ce milieu,
à cause notamment de l’importance des prélèvements. Car les ressources ponctionnées sont
destinées à alimenter les circuits commerciaux urbains. En revanche, l’activité agricole est
exercée dans les forêts villageoises. Au niveau d’Ekouk, la population vit essentiellement de
l’agriculture et de la chasse. Mais à la différence de celle de Bélabo, elle s’infiltre
illégalement dans le domaine forestier de l’Etat pour développer les activités agricoles. La
chasse y est aussi exercée mais elle n’est pas ‘’interdite’’ à la population. L’évolution de
celle-ci, l’essor de l’agriculture commerciale et le retrait de l’usage de la population d’une
bonne partie de l’espace que l’Etat lui avait attribué constituent autant de mobiles qui
expliquent ses incursions dans le domaine de ce dernier. En faisant ainsi la synthèse des
activités qui occupent les populations des deux localités, on constate d’une région à une autre
que les activités développées dans le domaine de l’Etat varient dans certains secteurs. Du côté
de Bélabo, les agressions perpétrées sur ce domaine sont principalement dues à l’exploitation
forestière illégale et à une échelle un peu plus en dessous la chasse. Tandis qu’à Ekouk, si la
dernière activité ne peut être ménagée, la principale menace aujourd’hui reste l’agriculture.

Au-delà du léger clivage qui apparait entre les deux localités, au sujet de l’activité qui les
distingue, de même que sur celle que l’une ne pratique jamais dans le domaine de l’Etat, on
note tout de même une convergence d’attitude des populations à s’infiltrer illégalement dans
les milieux appartenant à ce dernier. Ce comportement révèle à la fois le rejet chez elles du

262/297
respect des biens qui ne leur appartiennent pas et leur propension à les exploiter abusivement
ainsi que les espaces faiblement surveillés. Elles arrivent à les perturber du fait de
l’inexistence dans ces milieux des contre-pouvoirs capables de neutraliser ce type de
comportement. En parlant de contre-pouvoir, nous faisons allusions à l’Etat et aux
communautés autochtones. Les résultats des enquêtes montrent qu’à Bélabo les forêts
villageoises sont mieux gérées. Cependant, celles de l’Etat sont intensément exploitées aussi
bien par les allogènes que par les communautés autochtones. De même du côté d’Ekouk, celle
de l’Etat subit les agressions des populations. Elles s’en prennent autant à ces milieux parce
qu’ils ne font pas partie du patrimoine de leur clan. Elles ne se sentent donc pas obligées de
les exploiter sans excès. Il y a une certaine propension à la surexploitation des ressources
naturelles des milieux étrangers à ceux des populations des deux territoires parcourus. Dès
lors, seule l’organisation régulière des patrouilles de surveillances de l’administration des
forêts peut freiner les accès des populations dans ces milieux et les agressions.

Aussi, dans les deux anciens chantiers visités, les deux principales menaces indiquées d’une
région à l’autre ne sont pas des activités nouvelles. Elles ont un air de famille avec les
secteurs d’activité des entreprises locales dans lesquelles les anciens ouvriers travaillaient ou
auquel cas elles se rapprochent suffisamment de ces secteurs. Le chômage a pour ainsi dire
favorisé la reproduction sociale des modèles d’activité des entreprises. Cette reproduction ne
se remarque pas qu’au niveau des activités mais au niveau également de la perception
actuellement du rapport des populations à la forêt. Ces dernières ne s’intéressent désormais à
ce milieu qu’en pensant d’abord à l’argent qu’elles peuvent gagner. Le rôle prépondérant de
celui-ci dans la vie des anciens ouvriers apparait indiscutablement avec la généralisation du
commerce des ressources forestières et la tendance observée dans le secteur agricole des
hommes à s’intéresser essentiellement à la valorisation des cultures qui génèrent des revenus.
Cet intérêt pour l’argent marque la rupture entre leurs modes de vie ‘’préindustriels’’ et leurs
conditions de vie actuelles et par conséquent la fin du mode de gestion parcimonieux. Il trahit
ainsi l’origine du lien qu’ils ont tissé avec cette ressource. Le contraste qui existe entre leur
accommodation à celle-ci et leur mode de vie passé trouve son explication dans leur contact
avec le monde de l’entreprise. Ce contact a transformé la vie sociale des populations en les
rendant dépendant de l’argent, de la vie moderne et en modifiant leur représentation des
rapports à la nature.

263/297
CONCLUSION GENERALE

Les territoires de Bélabo et d’Ekouk, localisés au Cameroun et au Gabon, ont été pendant
un peu plus d’une vingtaine d’années des zones d’influence de l’industrie forestière, le nid des
emplois salariés et le carrefour des populations des régions séparées de ces bassins d’emploi.
Ils ne l’ont pas toujours été et ne sont pas indéfiniment restés des chantiers. Bien avant
d’attirer les entreprises, créées par chacun de leur Etat, ces espaces étaient voilés par la forêt.
Mais celle-ci n’avait pu échapper dans les deux localités investies à la pénétration humaine.
D’une localité à l’autre, la relation de chaque groupe social au milieu présente des invariants
et des variations. Bélabo était une localité rurale faiblement peuplée, enclavée et démunie des
marqueurs sociaux de la modernité. L’absence de voies de communication rendait son accès
difficile et l’éloignait des influences des centres urbains du pays.

La population locale d’ethnie bobilis vivait encore à la fin des années 60 essentiellement
d’agriculture, de chasse et de cueillette. Elle troquait contre des biens indispensables tels le
fer, le sel et les vêtements les produits de ses activités avec d’autres communautés. La relation
entre cette société et la forêt était fortement influencée par la religion. Les rites religieux
locaux étaient organisés à l’intérieur et avant toute exploitation économique chaque membre
de la communauté devait solliciter l’accès au milieu au moyen de la réalisation des rites
particuliers. La population de confession animiste ne considérait pas la forêt comme son bien,
mais comme celui de M’gamba, l’esprit protecteur de la communauté. Il fallait donc
l’interpeler pour avoir son autorisation. Et lorsque cela était ‘’accordée’’, l’individu
n’exploitait les ressources que proportionnellement à ses besoins pour ne pas s’attirer la colère
de cette entité et du reste de la communauté.

A Ekouk en revanche, l’espace était inhabité jusqu’au milieu du XXème siècle. Mais les
communautés autochtones d’ethnie Fang, installées à Kango et à Bifoun, qui revendiquent des
droits coutumiers sur cette localité, l’avaient transformée en territoire agricole et de chasse.
De même qu’à Bélabo, ces activités n’étaient destinées qu’à combler les besoins domestiques.
La ligne de démarcation de fond intervient du fait plutôt de l’ancienneté de l’essor de
l’activité forestière industrielle dans la localité. Elle a connu deux phases d’exploitation
forestière. L’une se distinguait par l’extraction artisanale des bois de valeur et l’autre par
l’industrialisation de l’activité. L’histoire de celle-ci est liée à la découverte de l’Okoumé, à la
fin du XIXème siècle. A cette période, le Gabon était déjà une colonie française. Ne s’étant
intéressées à cette essence qu’à l’aube du XXème, les compagnies coloniales de la place, qui

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redoutaient l’hostilité de la forêt du pays, avaient confié l’exploitation des billes pour leur
compte aux autochtones. Cette activité qui mobilisait les populations de l’ensemble de la côte
gabonaise, du fait des avantages économiques qu’elles en tiraient, n’avait pas laissé insensible
celles qui occupaient les localités proches d’Ekouk. A l’instar des autres communautés, elles
‘’dévastaient’’ la forêt avec des outils rudimentaires, les mêmes qu’elles utilisaient pour
défricher leurs champs. Cette forme d’exploitation n’aura été que de courte durée. Elle
s’arrêtera dès l’apparition des signes annonçant l’éclatement de la première guerre mondiale.
Son caractère artisanal conjugué au faible intérêt que le marché international portait aux bois
des colonies n’aura permis de densifier la production des grumes. Ce n’est qu’au cours de la
période calme de l’entre-deux-guerres, que l’exploitation forestière a repris et s’est
modernisée. Elle s’est intensifiée avec l’emploi de puissants engins mécaniques et
ultrasophistiqués. Mais son élan sera paralysé par la seconde guerre (1939-1945). Sa
dynamique ne reprendra qu’après le conflit et se poursuivra jusqu’au milieu des années 50.

Toutes les opérations de valorisation des bois précieux, menées depuis la découverte de
l’Okoumé jusqu’à la fin de la colonisation, ne débouchèrent sur aucune forme d’installation
définitive des ouvriers à Ekouk. L’activité forestière n’avait non plus fait de cette région un
espace de sédentarisation des salariés recrutés en ce temps. Elle n’eut non plus d’impact sur sa
promotion sociale. Car les compagnies extractrices construisaient des campements
provisoires. Lesquels étaient au fil du temps happés et dissimulés par le recrû forestier. Son
évolution ne démarrera qu’avec l’avènement de l’entreprise de reboisement et grâce surtout
aux investissements de l’ancien personnel sédentarisé.

Le dépérissement des forêts à cette époque avait attiré très vite l’attention de l’administration
coloniale, et, plus tard, celle de l’Etat gabonais qui a adhéré, avec la création en 1965 de
l’entreprise STFO, à la politique de reboisement des forêts dégradées initiée par le
colonisateur. L’entreprise a poursuivi le reboisement et a fait du campement fondé en 1959 à
Ekouk son campement de base. La STFO a repris ce chantier, mais elle a dû l’étendre et
renforcer les équipements de travail ainsi que la main d’œuvre exploitée pour entretenir et
accroître les plantations. Celle-ci était recrutée dans l’arrière-pays. La création du chantier et
l’arrivée des salariés ont déterminé la socialisation du paysage local à Ekouk. La localité a
recouvert un visage recomposé avec les populations arrivées des régions diverses. Dans celle-
ci, les ouvriers au service de l’entreprise vivaient essentiellement de leur salaire. Ils s’en
servaient pour satisfaire tous leurs besoins. Les salariés le dépensaient pour entretenir leur
famille, acheter les biens de consommation importés, les biens d’équipement modernes,

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financer la scolarité des enfants et aider la famille restée au village. La vie sociale des ouvriers
était monétarisée, mais cet état de fait ne les poussait pas à solliciter directement la forêt pour
vivre. Leur salaire semblait leur suffire pour prendre en charge l’ensemble de leur dépense.

Dans la localité de Bélabo, c’est l’entreprise SOFIBEL qui avait transformé la région en
bassin d’emploi. Elle a investi ce milieu à partir de 1973, mais les archives retiennent l’année
1976, la date de son inauguration, comme étant celle de son implantation. L’entreprise s’est
installée au gré de la construction de la ligne de chemin de fer Yaoundé-Ngaoundéré, dont
Bélabo était encore le terminus jusqu’au milieu des années 70. Ses activités comprenaient
l’exploitation, la transformation et la commercialisation des essences de valeurs. Elle avait
besoin pour les démarrer de recruter une main d’œuvre abondante. L’inexpérience des
autochtones va obliger l’opérateur local à s’attacher les services du personnel qualifié venu
des différentes régions du Cameroun, en particulier celles du Centre-Sud, du Littoral et de
l’Ouest. Cependant, elle attribuera aux autochtones les emplois non qualifiés. Le chantier
avait donc rapproché les groupes autochtones et les allogènes. Le modèle de recomposition
sociale était ici différent de celui d’Ekouk où l’on ne recensait pas d’autochtones. De plus, le
rapprochement n’était pas seulement géographique. Il était aussi social. Les populations ont
noué des relations de toute nature. Les rapprochements matrimoniaux entre autochtones et
allogènes étaient nombreux.

La présence du chantier aura aussi eu un impact sur le développement de la localité. Grâce


aux investissements de l’entreprise, de l’Etat et des populations, l’ancienne région rurale est
devenue une ville. Sur ce registre, la ressemblance avec Ekouk est difficile à trouver. Le seul
substrat commun aux deux est l’effacement des chantiers et l’apparition aussi chez le second
de quelques infrastructures modernes qui lui donnent l’allure d’un village semi-urbain. Mais
ces atouts ne sont pas de taille à rivaliser avec le développement amorcé par Bélabo. La
rapidité de son évolution et celle de sa population a décidé l’Etat à changer son statut
administratif. Sans franchir l’étape préliminaire du district, elle a été transformée en
arrondissement. L’entreprise qui avait été le principal levier de l’essor de la localité, était
également le véhicule de la prospérité des ménages. Leurs conditions de vie avaient changé
avec l’emploi des chefs de lignage. En abondant sur la gestion de leur salaire, ils avaient à ce
sujet le même schéma de dépenses que ceux de la STFO. Pareillement que ces derniers, ceux
de SOFIBEL raffolaient aussi les biens modernes.

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De Bélabo à Ekouk, la situation économique des ménages ouvriers n’était pas à plaindre.
L’expansion de l’activité forestière avait transformé ces localités en espace prospère. Elle
permettait aux ménages d’accéder à l’emploi, de percevoir un revenu stable, à la masse
monétaire de circuler en abondance, à l’économie de chaque région de décoller et d’être
florissante. Dans chacune de ces localités, le développement du salariat mettait les employés
et leur famille à l’abri de la misère. Ces derniers n’avaient pas du mal à boucler leur fin de
mois. Pour preuve, en plus de subvenir aux besoins essentiels, ils pouvaient se permettre avec
leur salaire de satisfaire d’autres besoins matériels. Le temps des chantiers était pour eux :
celui de l’abondance dans les foyers, de l’assimilation des nouvelles valeurs et celui où la
disponibilité du revenu salarié les empêchait de recourir directement aux ressources foncières
pour vivre. L’enseignement qu’on peut tirer alors de la vie des populations à l’époque des
chantiers : c’est que ces espaces de travail étaient des lieux de fermentation des rapports de
dépendance des populations à l’argent, d’accommodation au mode de vie moderne, de
production des modes de vie monétarisés, de nouvelles habitudes et de nouvelles mentalités.

Le temps des chantiers s’est subitement écroulé avec la dissolution des entreprises. La STFO
est la première à s’être dissoute. Elle a disparu en 1975 à cause de la réduction massive du
budget alloué au programme de reboisement. Les bailleurs de fonds extérieurs avaient
renoncé à le soutenir, en raison des répercussions sur leur économie du premier choc pétrolier.
Toutefois, l’Etat avait pris le parti de le poursuivre et avait par ce choix préservé l’emploi du
personnel. L’entreprise n’existait plus en tant qu’entité physique autonome. Mais loin de
disparaître, elle avait été réduite en une sous section du service technique du Ministère des
Eaux et Forêts. Le programme se déroulait normalement, jusqu’à ce que la crise économique
apparue au milieu des années 80 l’ait obligé à ralentir l’ampleur. Le prolongement de celle-ci,
dans la décennie 90, a finalement fini par contraindre l’Etat à abandonner le programme et à
remercier le personnel. Celui de SOFIBEL a aussi connu le même sort en 1995. A l’instar de
la STFO, son employeur était confronté à des difficultés de trésorerie due à la mauvaise
gestion de l’entreprise par les successeurs nationaux des dirigeants expatriés. Sous
l’administration des nouveaux, l’entreprise ne réalisait plus de profit, cumulait les dettes et
continuait sous ce contexte de recruter des employés qui avaient des liens avec ces dirigeants.
Ce cortège de difficultés lui a été préjudiciable. Et malgré la tentative de sauvetage via la voie
de la privatisation, elle n’a pas survécu. L’entreprise a fermé et le personnel a été mis au
chômage.

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Le personnel installé dans les deux localités faisait donc face au même défit : celui d’affronter
le chômage. La pauvreté s’était incrustée dans les foyers. Mais beaucoup d’anciens ouvriers
ne pensaient pas retourner au village natal. Divers facteurs économiques et sociaux
n’incitaient pas ces derniers à déserter le milieu d’adoption. Pourtant, la crise de l’emploi
avait entrainé de profonds bouleversements sociaux. Ceux-ci étaient plus apparus dans la
commune de Bélabo. Avec la chute significative des revenus, le niveau de vie des ménages a
baissé, l’unité familiale a éclaté, la cellule familiale est passée du modèle élargi au modèle
nucléaire, les femmes ont repris la position des hommes, en devenant les principales
productrices des revenus du foyer. Tandis qu’elles s’investissaient dans le petit commerce
pour faire vivre la famille, les hommes, qui dépendaient financièrement maintenant des
épouses, réalisaient certains travaux domestiques généralement reconnus à ces dernières.

La crise de l’emploi a profondément affecté les foyers et aboli partiellement la position des
chefs de ménage à Bélabo en raison de l’absence d’alternative dans cet espace urbain. Ces
derniers n’en ont obtenu et n’ont retrouvé leur statut de producteur de ressources qu’avec
l’amélioration de la conjoncture économique, liée au passage dans la région du pipeline
Tchad-Cameroun construit au début de ce siècle, par l’entreprise COTCO, à l’expansion du
commerce des vivres et à l’essor de l’exploitation forestière illégale. Avant cette embellie, les
femmes semblaient mieux s’en sortir grâce à leur commerce avec les villes du nord du pays. Il
s’est malheureusement enrhumé du fait de la privatisation du chemin de fer en 1999. Mais en
dépit du dynamisme des femmes de cette localité, d’un point de vue général, ses populations
ont été plus fragilisées par la dépression économique que les résidents d’Ekouk. Dans cet
espace, les recompositions sociales importées par le chômage sont modestes. Les foyers n’ont
pas connu les péripéties vécues par les salariés de SOFIBEL. Car la disponibilité et
l’exploitation du couvert forestier dans cette région constituaient un rempart. La
commercialisation des produits forestiers et agricoles permettait aux habitants de cette région
rurale de mieux s’en sortir que leurs semblables camerounais. Ces derniers n’ont toutefois pas
continué à être des captifs de ce désarroi. Ils sont parvenus avec l’embellissement de la
conjoncture économique et l’exploitation des ressources foncières forestières à améliorer leur
condition et à retrouver leur position de chef de famille au sein du ménage.

L’évaluation des modes de vie des populations des localités de Bélabo et Ekouk, en partant du
constat, d’abord, de l’état social de ces milieux à l’âge préindustriel, puis à la période
industrielle et au cours enfin de la faillite des entreprises, constitue une étape indispensable de
l’historiographie sociale desdits milieux que cette thèse ne pouvait que prendre en charge,

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pour construire, à la lumière du passé, un discours objectif sur la nature des rapports que ces
groupes sociaux diminués aujourd’hui par le chômage et sédentarisés dans ces anciens
milieux, où ils travaillaient, entretiennent actuellement avec les forêts.

Cette thèse ressort, au terme de l’exploration de l’historiographie de ces milieux, qu’avant le


salariat les populations installées à Bélabo ou près d’Ekouk géraient les ressources forestières
avec parcimonie. La limitation de leur exploitation à la seule couverture des besoins
domestiques vitaux et l’influence des croyances traditionnelles dans les interactions entre ces
sociétés et les milieux naturels sont au fondement de cette gestion. Aussi, sous la période
industrielle, et malgré l’explosion démographique et les changements sociaux apparus en ce
temps, l’emploi et l’évolution des habitudes alimentaires contenaient le niveau de dépendance
des ménages à l’égard des ressources foncières. En d’autres termes, la stabilité économique
apportée par les entreprises préservait les forêts de la pression directe des populations en
incitant celles-ci à consommer les produits urbains.

Or, il apparait aujourd’hui qu’en raison de la dégradation des conditions de vie des
populations, imputée à l’explosion du chômage, la forêt est devenue leur principal point
d’approvisionnement en ressources. La généralisation de la précarité a irrémédiablement
ouvert la brèche à l’accroissement des pressions sur ce milieu. De Bélabo à Ekouk, les anciens
ouvriers, exaspérés par le chômage, le non paiement de leurs droits sociaux, l’absence de
revenu et le verrouillage des opportunités de survie, ont illégalement investi les forêts
protégées. Cependant, les principales activités qui perturbent l’équilibre de ces forêts ne sont
pas les mêmes dans l’une et l’autre de ces localités.

A Ekouk, l’agriculture paysanne est l’activité qui menace considérablement le domaine de


l’Etat de disparition. Sa pratique par l’ensemble de la population, laquelle, depuis la fin du
chantier continue d’augmenter, et son caractère beaucoup plus commercial que nutritionnel,
accélère la déforestation. Ce phénomène est plus fort à Ekouk-Chantier que dans les autres
villages de la localité. En raison aujourd’hui de la diminution de la forêt, dans ce village, la
conquête des surfaces encore inattaquées et les jachères provoque des tensions au sein de la
population.

Du côté de l’arrondissement de Bélabo, l’existence des forêts villageoises et la protection par


les fonctionnaires du ministère des forêts des domaines appartenant à l’Etat ne permettent aux
populations d’y installer des cultures. En revanche, le modèle d’activité qu’elles développent
à l’intérieur est l’exploitation forestière illégale. Elle est l’œuvre des habitants de la région, de

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ceux qui ont une bonne connaissance des bois précieux, de leur valeur et qui savent où les
localiser. La majorité d’entre eux sont des anciens de SOFIBEL, qui, faute d’alternatives,
l’exercent parce qu’elle génère de revenus substantiels. Mais l’intensité de cette activité et
l’accélération des coupes entrainent le recul de la forêt et élèvent le risque de destruction
possible des écosystèmes.

Dans les deux localités, la chasse est la seule activité que partagent les communautés. Faisons
remarquer cependant que sa pratique à l’intérieur de la forêt reboisée à Ekouk est ‘’admise’’.
Comme les autres activités, elle n’est pas pratiquée pour assurer l’autosubsistance mais le
commerce. La chasse constitue un danger pour la survie de certaines espèces et la sauvegarde
du couvert végétal. En effet, les résultats des enquêtes montrent que certaines espèces
menacées d’extinction, à l’instar du chimpanzé, et les populations de céphalophes qui
contribuent par la dissémination des graines à la régénération de la forêt sont les cibles des
chasseurs. Les ressources exploitées permettent à ces derniers de capter des revenus
nécessaires pour survivre.

Au sein des anciens chantiers étudiés, le développement du commerce des produits fonciers
ne garantit pas la gestion parcimonieuse du patrimoine forestier de l’Etat au Cameroun ou au
Gabon. Avec la généralisation de la précarité, consécutive à la crise de l’emploi, les
populations exploitent abusivement les ressources dans le but de gagner de l’argent qui
permet de subvenir aux besoins domestiques. Les résultats obtenus à Bélabo et Ekouk
montrent à partir de l’exemple des hommes que ces derniers n’investissent la forêt que pour
des raisons financières. Cette quête des gains les conduit aujourd’hui à exploiter
frauduleusement et intensément les milieux forestiers protégés. La recherche de l’argent
s’explique par la monétarisation de la vie sociale, l’évolution des besoins et celle des modes
de consommation des populations. Son point d’origine n’est pas la crise économique mais la
rencontre avec le salariat. Elle a marqué le début du nivèlement des comportements sociaux
des salariés et d’autres populations installées dans les chantiers, en remplaçant les anciennes
valeurs traditionnelles par les valeurs modernes. En réalité, la crise de l’emploi, en
contraignant les anciens salariés au repli vers les ressources naturelles, a extériorisé le
changement de représentation des rapports de ces derniers envers la nature. De nos jours, les
rôles ont donc bien changé, à l’époque du salariat, les menaces sur les ressources étaient
l’œuvre des entreprises, après cette période elles sont à présent le fait des populations.

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LISTE DES FIGURES

Figure 1.1 : Localisation actuelle des villages bobilis et de l’ancien district de Diang .. 26

Figure 3.1 : Localisation de la région d’Ekouk………………………………………..…….. 72

Figure 4.1 : Mouvements migratoires en direction de Bélabo…………………………. 106

Figure 5.1 : Plan de la ville de Bélabo………………………………………………………. 121

Figure 5.2 : Plan de la localité d’Ekouk-Chantier ………………………………………… 126

Figure 6.1 : Evolution du capital et du personnel de la SOFIBEL de 1978 à 1985…… 139

Figure 7.1 : Répartition de la population agricole de Bélabo…………………………… 176

Figure 9.1 : Distribution des zones forestières de l’arrondissement de Bélabo en 2009 248

LISTE DES TABLEAUX

Tableau 1.1 : Répartition régionale de la forêt camerounaise en 1979 (en milliers de


km2). Données extraites du rapport du Ministère de l’économie et du Plan, avril
1979……………………………………………………………………………………… 21
Tableau 4.1: Evolution du capital SOFIBEL et des principaux actionnaires (Capital
estimé en millions de F. CFA). Rapports annuels d’activité de la Direction financière
de SOFIBEL (1986)……………………………………………………………………………… 97
Tableau 4.2 : Répartition des brigades forestières, décompte effectué à l’échelle du
pays en 1990 (DIARF, 1991)……………………………………………………………………. 102
Tableau 4.3 : Recensement des chefs de famille d’Ekouk………………………………….. 108
Tableau 5.1 : Répartition ethnique des quartiers de la ville de Bélabo………………...... 131
Tableau 7.1: Les ressources animales commercialisées à Ekouk…………………………. 173
Tableau 7.2 : Répartition de la population par secteur d’activités………………………. 176
Tableau 8.1 : Catégories des couples 203
mariés………………………………………………………….
Tableau 9.1 : Evolution des exportations (en milliards de F CFA) et de la production
de bois (en milliers de m3) du Gabon de 1996 à 2005…………………………………….… 223

286/297
LISTE DES PHOTOS

Photo 6.1 : Décharge de déchets ferreux à Dimako. Cliché : Boussougou., 2008……… 142

Photo 6.2 : Véhicule bloqué sur la route de Mimongo (localité du sud) en raison du
mauvais état de la route. Cliché : Boussougou., 2006 ………………………………… 164

Photo 7.1 : Ngomta (fusil de fabrication locale)……………………………………………. 174

Photo 7.2 : Déchargement d’un véhicule de bananes à la gare ferroviaire de Bélabo… 177

Photo 7.3 : Plantation de banane plantain au village Yanda, (Bélabo,)……………….. 182

Photo 7.4 : Plantation de tomates à Belabo village. Cliché : Boussougou., 2010……… 183

Photo 9.1 : Chargement de lattes et de planches sur « pousse-pousse »………………. 255

287/297
TABLE DES MATIERES
REMERCIEMENTS .......................................................................................... iv
SOMMAIRE ........................................................................................................ v
RESUME ............................................................................................................ vii
ABSTRACT ....................................................................................................... vii
INTRODUCTION GENERALE ....................................................................... 6
PREMIERE PARTIE : ..................................................................................... 19

L’AGE ‘’PREINDUSTRIEL’’ DANS LES TERRITOIRES DE BELABO


ET EKOUK ....................................................................................................... 19

CHAPITRE 1: DANS L’OMBRE DES BOIS ................................................ 20


1.1. LE REGNE DOMINANT DE LA FORET ................................................................................... 21
1.2. LES SOCIETES VILLAGEOISES AUTOCHTONES ..................................................................... 24
1.2.1. L’épisode colonial ........................................................................................................ 27
1.2.2. L’organisation sociale et politique............................................................................... 31
1.3. LA TERRE DES CLANS .......................................................................................................... 32
1.4. LES BIENS DU CLAN ET AU-DELA DU CLAN ......................................................................... 33
1.5. « L’ENFERMEMENT CULTUREL » ........................................................................................ 34
1.6. LE POUVOIR POLITIQUE EN MILIEU BOBILIS ...................................................................... 36
1.6.1. L’allogène et la chefferie ............................................................................................. 37
1.7. TROIS CLANS DEUX VILLAGES ............................................................................................. 38
1.8. LE TERRITOIRE DE L’ETAT SANS L’ETAT .............................................................................. 39

CONCLUSION .................................................................................................. 42
CHAPITRE 2: LA FORET PLURIELLE : SOURCE D’ECONOMIE ET
LIEU DES RITES ............................................................................................. 43
2.1. L’ECONOMIE AGRICOLE ...................................................................................................... 43
2.2. PROSPECTION DU SITE, DEFRICHAGE ET ABATTAGE .......................................................... 44
2.3. LA FEMME AU CONTACT DE LA TERRE ............................................................................... 47
2.3.1. Le compromis des genres dans le procès de production ............................................ 50
2.3.2. L’institution sociale de solidarité : le « nac » ............................................................. 51
2.4. L’ECONOMIE DE PREDATION .............................................................................................. 52
2.4.1. La chasse chez les Bobilis ............................................................................................ 53

288/297
2.4.2. La fabrication des outils de chasse : l’exemple du piège à lacet et la sagaie ............. 57
2.4.3. Les produits dérivés des ressources animalières ....................................................... 58
2.4.4. La cueillette et la pêche ............................................................................................... 59
2.5. LA CIRCULATION DES MARCHANDISES .............................................................................. 59
2.5.1. Angatha : échanges économiques intercommunautaires........................................... 60
2.5.2. La circulation des marchandises entre membres de l’ethnie : ‘’Adath’’ ..................... 62
2.6. LES SYSTEMES RITUELS : TERRITOIRES, INITIATION ET DILUTION DE LA FILIATION ........... 63

CONCLUSION .................................................................................................. 68
CHAPITRE 3: EKOUK : PROCHE ET DIFFERENT DE BELABO ........ 70
3.1. LE POSITIONNEMENT ADMINISTRATIF D’EKOUK ............................................................... 70
3.2. LES POPULATIONS A TRAVERS L’HISTOIRE DE LEUR MILIEU .............................................. 72
3.2.1. L’ouverture au monde extérieur ................................................................................. 74
3.2.2. La permanence des procès économiques locaux : la chasse et l’agriculture .............. 76
3.2.3. Les activités de chasse ................................................................................................. 76
3.2.4. Les chasses individuelles ............................................................................................. 77
3.2.5. La chasse collective ..................................................................................................... 78
3.2.6. L’activité agricole ......................................................................................................... 79
3.3. L’AVENEMENT DU REGIME CONCESSIONNAIRE ................................................................ 80
3.3.1. L’inscription « moderne » de l’emploi de la main-d’œuvre locale ............................. 85
3.4. LA NAISSANCE DE L’INDUSTRIE FORESTIERE ...................................................................... 86
3.4.1. La découverte du « roi okoumé »................................................................................ 87
3.4.2. Les autochtones à l’abattage....................................................................................... 88
3.5. LA MONTEE DES FORCES INDUSTRIELLES........................................................................... 89

CONCLUSION DU CHAPITRE ..................................................................... 91


CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE .............................................. 92
DEUXIEME PARTIE : .................................................................................... 94

LES OUVRIERS DES EXPLOITATIONS FORESTIERES : DU TEMPS


DES CHANTIERS AU TEMPS DU CHÔMAGE ......................................... 94

CHAPITRE 4: LA MISE EN VALEUR DU BOIS ........................................ 95


4.1. L’URGENCE DE LA CONSTRUCTION DU CHEMIN DE FER ................................................... 95
4.2. LA CREATION DES SOCIETES FORESTIERES D’ETAT ............................................................ 96

289/297
4.2.1. La Société Forestière Industrielle de Bélabo ............................................................... 97
4.2.2. La Société Technique de la Forêt d’Okoumé : une entreprise de reboisement .......... 99
4.2.3. La production industrielle ......................................................................................... 101
4.3. « DES AIRES DE PLEIN EMPLOI »....................................................................................... 103
4.3.1. La répartition du personnel par section .................................................................... 110
4.3.2. Les conditions de travail des ouvriers ....................................................................... 112
4.4. L’EVENEMENT DU « PLEURER SON CORPS » .................................................................... 114

CONCLUSION DU CHAPITRE ................................................................... 116


CHAPITRE 5: LES ENTREPRISES DANS L’EVOLUTION DES
LOCALITES .................................................................................................... 118
5.1. « L’EFFACEMENT » DES CHANTIERS : LA VILLE A BELABO ET LE VILLAGE-SEMI-URBAIN A
EKOUK...................................................................................................................................... 118
5.1.1. Bélabo : la ville à la place du chantier ....................................................................... 118
5.1.2. EKOUK : le village-semi-urbain .................................................................................. 121
5.2. LA CONSOMMATION DES MARCHANDISES : INDICATEUR D’EVOLUTION SOCIALE A
BELABO .................................................................................................................................... 126
5.3. L’ACCES AU FONCIER EN ECHANGE DU DEVELOPPEMENT .............................................. 127
5.4. LA REPARTITION ETHNIQUE DES QUARTIERS................................................................... 129

CONCLUSION DU CHAPITRE ................................................................... 132


CHAPITRE 6: LE CAUCHEMAR DES OUVRIERS : ADIEU L’USINE
........................................................................................................................... 134
6.1. DES ENTREPRISES D’ETAT A BOUT DE SOUFFLE ............................................................... 134
6.1.1. L’entreprise rongée par l’importation des liens claniques ........................................ 137
6.2. LE DESARROI DES MENAGES ............................................................................................ 140
6.2.1. Les femmes au secours des foyers ............................................................................ 142
6.2.2. La ‘’désorganisation sociale’’ ..................................................................................... 143
6.3. « LES POPULATIONS ‘’RURALES’’ D’EKOUK FACE A LA CRISE » ....................................... 144
6.4. L’ECLATEMENT DES CONFLITS SOCIAUX .......................................................................... 146
6.4.1. L’emploi au cœur du malaise entre ‘’locaux’’ ........................................................... 146
6.4.2. Les autochtones clivés entre urbains et ruraux ........................................................ 149
6.4.3. La « population flottante » à Ekouk : un marqueur de dissension sociale en milieu
recomposé ........................................................................................................................... 151
6.4.4. La terre : enjeu de conflits entre migrants ................................................................ 154

290/297
6.5. LA SEDENTARISATION DANS LA PRECARITE ..................................................................... 155
6.5.1. L’absence d’investissement dans le village d’origine ................................................ 157
6.5.2. Le faible coût de vie................................................................................................... 159
6.5.3. L’attente du payement des droits sociaux ................................................................ 161
6.6. « LA ROUTE RETIENT LES HOMMES »............................................................................... 162
6.6.1. « Il n’y a pas de routes chez nous » ........................................................................... 164

CONCLUSION DU CHAPITRE ................................................................... 165


CONCLUSION DE LA DEUXIEME PARTIE ........................................... 167
TROISIEME PARTIE : ................................................................................. 168

RECOMPOSITIONS SOCIALES ET PRESSIONS SUR


L’ENVIRONNEMENT DANS LES ANCIENS CHANTIERS .................. 168

CHAPITRE 7: LE RENOUVEAU DES ECONOMIES LOCALES ......... 169


7.1. LA GENEROSITE DU CAPITAL FONCIER FORESTIER ........................................................... 169
7.2. LE RECYCLAGE DES STRUCTURES ECONOMIQUES PAYSANNES ....................................... 170
7.2.1. La chasse commerciale .............................................................................................. 171
7.2.2. La révolution agricole ................................................................................................ 175
7.2.3. L’action salvatrice des réseaux ‘’bayam-sellam’’ ...................................................... 178
7.3. LES AIRES DE PRODUCTION AGRICOLE ............................................................................. 180
7.4. REPARTITION ETHNIQUE DES ACTIVITES .......................................................................... 186
7.5. « LES JEUNES SE PRENNENT EN CHARGE » ...................................................................... 190

CONCLUSION DU CHAPITRE ................................................................... 190


CHAPITRE 8: RECOMPOSITIONS SOCIALES ET AUTOCHTONIE 192
8.1. LES COUTUMES DOMESTIQUES A L’EPREUVE DES CHANGEMENTS ECONOMIQUES ...... 192
8.1.1. Le partage traditionnel des rôles .............................................................................. 192
8.1.2. L’effondrement de la division sexuelle des tâches.................................................... 193
8.1.3. Le ménage : lunette de la ‘’domination féminine’’ ................................................... 194
8.2. L’ECONOMIE AGRICOLE EN RECOMPOSITION ................................................................. 197
8.3. LA NUCLEARISATION DE LA CELLULE FAMILIALE .............................................................. 198
8.4. LE REMANIEMENT DES PROCES D’ALLIANCE ................................................................... 201
8.5. LA FEMME ENTRE ENTREPRENEURIAT ET MEDIATION SOCIALE...................................... 205
8.6. L’AUTOCHTONIE EN MILIEUX RECOMPOSES .................................................................... 207

291/297
8.6.1. La ‘’dissolution’’ des clivages autochtones-allogènes à Bélabo ................................ 207
8.6.2. Les clivages autochtones-allogènes à Ekouk ............................................................. 210

CONCLUSION DU CHAPITRE ................................................................... 213


CHAPITRE 9: LA GESTION FRAGILE DES FORETS DES ANCIENS
CHANTIERS ................................................................................................... 215
9.1. LA ‘’FORET PRODUCTIVE’’ A EKOUK : LA POPULATION FACE A L’INDUSTRIE................... 216
9.2. L’APPROPRIATION CLANDESTINE DE LA FORET CLASSEE ................................................. 218
9.2.1. La destruction des ressources animales .................................................................... 220
9.2.2. La destruction du couvert végétal ............................................................................. 222
9.3. LES CONFLITS INTER-ALLOGENES ..................................................................................... 227
9.3.1. Les protagonistes....................................................................................................... 228
9.3.2. La « double déligitimation » en terre étrangère ....................................................... 228
9.3.3. La médiation des pouvoirs locaux ............................................................................. 232
9.4. « LA FORET DES ALLOGENES ».......................................................................................... 233
9.5. L’IMPUISSANCE DES RELIGIONS TRADITIONNELLES ......................................................... 236
9.6. L’ESPACE DE TRAVAIL : UN LIEU D’INVERSION DES REPRESENTATIONS SUR LA NATURE 243
9.7. L’INDOLENCE DE L’ « ETAT GRAND-PERE » ...................................................................... 246
9.8. LE BOIS DANS LA CONSTRUCTION DE L’IDENTITE NATIONALE A BELABO ....................... 251
9.9. L’EXPLOITATION FORESTIERE : UNE ACTIVITE LUCRATIVE .............................................. 252
9.9.1. Le transport du bois................................................................................................... 255
9.9.2. Le droit de silence de l’administration ...................................................................... 256
9.9.3. Responsabilité étatique et reproduction des activités des entreprises .................... 258

CONCLUSION DU CHAPITRE ................................................................... 260


CONCLUSION DE LA TROISIEME PARTIE .......................................... 262
CONCLUSION GENERALE ........................................................................ 264
BIBLIOGRAPHIE .......................................................................................... 271
LISTE DES FIGURES.................................................................................... 286
LISTE DES TABLEAUX ............................................................................... 286
LISTE DES PHOTOS ..................................................................................... 287
TABLE DES MATIERES .............................................................................. 288

292/297
ANNEXES

293/297
Enquêtes socio-anthropologiques sur les conditions de vie des populations installées
dans les anciens chantiers d’exploitation forestière au Cameroun et au Gabon

1. Identification de l’informateur

Nom : Sexe : Statut Matrimonial :


Prénoms : Clan : Ethnie :
Âge : Région d’origine : Religion :

2. Informateur autochtone : Entretien sur la genèse de l’occupation de l’espace, la


gestion de la société, les relations communautaires et extra-communautaires

2.1 Occupation de l’espace et gestion de la société

Aviez-vous toujours été originaire de la région ?


Etes-vous les seuls à l’occuper ?
Appartenez-vous à la même famille que tous les occupants ?
Etes-vous soumis à l’autorité d’un chef ?
Celui-ci est-il choisi au sein de votre groupe d’appartenance ?
Comment le choisit-on ?
Quelles sont ses tâches ?
Dirige-t-il tout seul ?

2.2 Rapports sociaux internes et externes

Quelles relations votre groupe entretenait-il avec les autres ?


Entretenait-il des liens avec des communautés extérieures à la localité ?
Si oui, quelles étaient la nature de ces relations ?

3. Mode de vie et exploitation préindustrielle de la forêt

De quoi viviez-vous avant la pénétration des entreprises modernes d’exploitation forestière ?


Où trouviez-vous les ressources consommées ?
Etaient-elles destinées à d’autres usages ?
Comment vous les procuriez-vous ?
A qui revenait la charge de subvenir aux besoins de la maisonnée ?
Disposiez-vous d’autres moyens de subsistance ?

294/297
4. Le contrôle industriel des milieux

4.1. L’industrialisation des localités : entretiens avec les anciens travailleurs sur les entreprises
locales

Des entreprises modernes ont-elles déjà été intéressées par les richesses locales ?

Quelle était la plus importante entreprise locale ?

A quelle période s’était-elle installée ?

Quel évènement a favorisé son implantation ?

Dans quel secteur d’activité évoluait-elle ?

Divisait-elle son activité en différentes branches ?

4.2 Recrutement du personnel, rapports sociaux et physionomie de la région

L’employeur recrutait-il des travailleurs ? De quelles régions arrivaient-ils ?

Quels critères le demandeur d’emploi devait-il remplir pour être recruté ?

Comment l’entreprise exploitait-elle cette main-d’œuvre ?

Les travailleurs du chantier s’entendaient-ils ?

Existait-il des occasions où après le travail vous vous rencontriez entre collègues ?

Quels souvenirs des rapports avec vos collègues vous gardez ?

Trouviez-vous avec votre emploi le temps de vous intéresser parfois à d’autres activités ?

La région a-t-elle connu des changements avec l’essor du salariat ?

A-t-il contribué à améliorer les conditions de vie des populations ?

4.3 Vie sociale et mode de vie ouvrier

Etiez-vous logés par votre employeur ? Avec qui habitiez-vous dans votre logement ?

Depuis quand vivez-vous dans la région ? Vous êtes vous déplacé avec votre famille ?

Etiez-vous marié avant votre installation dans la région ? Etes-vous propriétaire de votre logement ?

Votre emploi vous permettait-il de combler vos besoins ? A quels usages était destiné le salaire que

vous rapportait votre emploi ? Vous arrivait-il de pratiquer une activité différente de votre emploi

officiel ?

Exploitiez-vous au temps du chantier les ressources locales pour satisfaire vos besoins ?

Quels types d’aliments consommiez-vous dans votre foyer au temps du chantier ?

295/297
5. La situation sociale post-emploi

A quand remonte la fermeture de l’entreprise ? Pour quelles raisons celle-ci a-t-elle fait faillite ?

Quelle conséquence la perte de votre emploi a-t-elle eu sur votre foyer ? Cette crise a-t-elle inversé les
relations entre habitants ?

Pourquoi continuez-vous d’habiter la région alors que vous n’avez plus d’emploi ?

6. Les modes de subsistance post-emploi

Êtes-vous parvenu à vous adapter à la crise ?

Quelle est aujourd’hui votre principale source de revenu?

Disposez-vous d’autres moyens de subsistance ?

Avez-vous pensé à vous reconvertir dans d’autres activités ?

7. L’exploitation forestière : entretien avec la population locale et l’administration

Quelles sont les principales réserves forestières de la localité ?

La population locale est-elle autorisée à les exploiter ?

Ces réserves sont-elles surexploitées ?

Est-il possible que la crise de l’emploi ait poussé la population à dépendre de l’exploitation forestière ?

Y-a-t-il des forêts protégées parmi celles que compte la localité ?

Quelles mesures sont prises par l’administration pour gérer durablement les domaines forestiers de
l’Etat ?

La population respecte-t-elle l’équilibre de ces domaines ?

L’administration se trouve-t-elle parfois confrontée à des difficultés de gestion de ces milieux ?

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