Pour obtenir

Pourquoi est-on généralement

plus généreux avec l’ouvreuse
quelque chose
qu’avec la fille du vestiaire ?
des gens
vous deviez
leur donner Nous avons coutume de laisser des pour-
boires, quand nous bénéficions de certains ser-

une vices. On fait ce geste presque sans réfléchir,

pourtant ces quelques pièces posent question.
Pour l’économiste, qui analyse les comporte-

part ments comme si nous cherchions en perma-

nence à tirer bénéfice de notre argent, cette
générosité est irrationnelle. Pourquoi l’homo-

de vous. economicus donne-t-il une somme d’argent

qu’il ne doit pas et n’a pas d’utilité à donner ?
Une vraie part,
On ne doit pas de pourboire, car en France
qui avait de l’importance.
le service est compris dans la note. Et nous
n’avons pas d’intérêt personnel à donner cet
argent, car le pourboire n’a aucun effet sur la
qualité du service : on le donne après que le
service soit rendu. Il serait plus « économique-
ment logique » d’offrir un pot-de-vin. Car si
le pourboire est donné après que le service
soit rendu, le pot-de-vin est donné avant, pour
s’assurer qu’il le sera.

Peter Abrahams
End of Story 97
 Comment voir la vie d’un œil neuf
On pourrait bien sûr expliquer à notre naïf
économiste qu’il y a un bénéfice à suivre cer-
taines normes sociales. Ne serait-ce que celui
d’éviter d’apparaître comme un radin ou un
plouc aux yeux de ses proches ou de ses col-
lègues. Ou de s’assurer qu’on bénéficiera d’un
service de qualité la prochaine fois que l’on
se rendra dans le même restaurant, pour peu
qu’on y recroise le même serveur, qu’il nous
reconnaisse et ne soit pas ingrat.
Mais la fonction du pourboire n’est évi-
demment pas de servir vos intérêts d’acteur
économique. Vous ne faites que remercier
la personne qui vous sert pour le service
qu’elle vous offre. Le pourboire vous per-
met de lui offrir un signe tangible de votre
gratitude. C’est à cette idée que ce chapitre
est consacré : le rapport étrange qu’entre-
tient le marché du service à notre instinct
de gratitude.
Inconsciemment, nous nous sentons obligé
de retourner les faveurs qui nous sont faites
quand elles nous semblent amicales. Si un
ami vous invite à une soirée, vous vous senti-
rez désireux de l’inviter à votre tour. Si un col-
lègue vous aide, vous l’aiderez en retour. C’est
humain : si je vous offre quelque chose, vous
aurez envie de me rendre la pareille. Comme
si la vie en société nous avait programmés à
faire preuve de gratitude.
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sans passer 6 mois dans un monastère en Mongolie
Notre tendance à faire preuve de grati-
tude ne suppose même pas que nous ayons
une relation directe avec les gens. Un cher-
cheur a ainsi envoyé 600 cartes de vœux
à de parfaits inconnus et reçu 200 cartes
en retour. L’humanité paraît un peu moins
désespérante après cela, pour peu que nous
apprenions à nous méfier des cadeaux que
nous font les marques de vente par corres-
pondance afin d’obtenir nos faveurs...
Un des premiers à avoir noté cette fas-
cinante tendance à la réciprocité est Marcel
Mauss dans son Essai sur le don. Il y remarque
que, de manière quasiment universelle, tout
don appelle naturellement un contre-don. En
vous donnant quelque chose qui m’appartient,
je marque par le don que je vous reconnais en
tant que personne. Si vous acceptez ce don,
vous vous sentez obligé de me le rendre afin
de rééquilibrer l’échange.
Or le pourboire est, en grande partie, un
contre-don. Nous sommes d’autant plus
enclins à offrir un pourboire généreux que
nous avons eu le sentiment, souvent incons-
cient, d’avoir reçu un don. À l’inverse, nous
sommes moins généreux quand nous avons
le sentiment de n’avoir reçu que le « service
minimum », car pour que nous ayons le sen-
timent d’avoir reçu un don, il faut que celui-ci
semble personnel et ne pas aller de soi.
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 Comment voir la vie d’un œil neuf
C’est ce qui explique que nous donnions
moins aux responsables du vestiaire, aux gara-
gistes et aux électriciens qu’aux ouvreuses,
serveuses et chauffeurs de taxi. Nous avons
moins le sentiment d’avoir reçu un don, parce
que le service qu’ils nous ont rendu est prévi-
sible, impersonnel et semble aller de soi. Ce
qui n’est pas le cas du service rendu par la
serveuse à laquelle vous demandez d’appor-
ter de la moutarde ou du taxi qui fait preuve
d’initiative pour s’assurer que vous arriviez à
l’heure à votre rendez-vous.
C’est la raison pour laquelle les ouvreuses
d’un spectacle reçoivent des pourboires trois
fois plus généreux que les personnes qui
s’occupent du vestiaire. L’ouvreuse qui vous
conduit à votre place vous donne le sentiment
de s’occuper de vous de manière personnelle.
Elle vous adresse la parole et vous guide au
pied de votre siège. Ce geste est perçu comme
une petite attention personnelle, un don, digne
de votre gratitude. Le montant du pourboire
est la marque objective de cette gratitude. Elle
augmentera d’ailleurs ses chances d’obtenir un
pourboire, en vous proposant le programme
ou en faisant une remarque sympathique.
Le vestiaire, en revanche, vous apparaît
plus comme un service que vous avez payé en
même temps que votre billet. Il vous semble
que vous avez bien le droit de laisser votre
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sans passer 6 mois dans un monastère en Mongolie
manteau, et que l’hôtesse ne fait que son
métier en le prenant et en vous le restituant.
Ce qu’elle fera souvent de manière méca-
nique et presque sans vous regarder. Vous
aurez donc moins tendance à être généreux,
car vous n’aurez pas le sentiment d’avoir reçu
un don.
Ceci est aussi prouvé par une expérience
sur les pourboires, menée en 2002 par David
Strohmetz. Sa question était la suivante : la
plupart du temps, la note du restaurant est
accompagnée d’un petit cadeau : un bonbon,
un chocolat ou un digestif offert par la mai-
son. Est-il possible d’influer sur le pourboire
en changeant le don et la manière de donner ?
L’étude montra que le don d’un bonbon ne
faisait augmenter le pourboire que de 3 % mais
qu’avec deux bonbons, plus étonnamment, il
augmentait de 14 %. Mais si le serveur donnait
un bonbon, s’éloignait de quelques mètres,
puis revenait sur ses pas en disant « pour vous,
parce que vous m’êtes sympathiques, voici un
bonbon de plus », le montant du pourboire
augmentait de 23 %.
D’autres études ont démontré cette ten-
dance à donner des pourboires d’autant plus
généreux que nous avons bénéficié d’atten-
tions personnalisées, significatives et inatten-
dues : qu’il s’agisse d’une phrase personnalisée
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 Comment voir la vie d’un œil neuf
ou émouvante avec l’addition, d’un compliment
sur le choix du plat ou d’un contact physique.
En d’autres termes, il y a un lien prouvé
entre la générosité du pourboire et notre
impression d’avoir reçu un don au sens que lui
donne Mauss (un cadeau significatif, inattendu
et personnel). Et le pourboire est le signe tan-
gible de notre impression qu’on nous a rendu
service : au sens de notre sentiment d’avoir
reçu un service de qualité, mais aussi au sens
qu’on a reçu un service amical qui nous engage
à rendre ce don qui nous a été fait.
On comprend mieux les stratégies qu’ap-
pliquent ceux dont les pourboires vont jusqu’à
doubler leur salaire. La coiffeuse qui vous fait
un compliment personnalisé et vous offre un
café. L’employé de grand restaurant qui vous
donne le sentiment d’avoir déployé des tré-
sors d’ingéniosité pour vous trouver la table
que vous convoitiez. Le groom de l’hôtel qui
regarde votre nom sur le label de votre valise
pour vous donner du « Monsieur ».
Selon les moments et les cultures, un don
peut se banaliser et devenir une dette, ou l’in-
verse. C’est le cas du chocolat offert avec votre
café, qui donnait à peu de frais aux clients le
sentiment d’une attention personnalisée. Main-
tenant que ce chocolat est devenu la norme,
il relève plus de la dette que du don : il n’est
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sans passer 6 mois dans un monastère en Mongolie
plus ni personnel, ni inattendu et n’apparaît
pas comme réellement significatif.
À l’inverse, dans certains pays d’Asie, il est
d’usage de donner un pourboire aux femmes
de chambre. On réalise alors qu’on tient pour
acquis le travail de leurs collègues françaises,
pourtant aussi méritantes. Pour vous rappeler,
amicalement, de leur donner un pourboire, ces
femmes de chambre prennent soin de vous
faire un don : elles plient votre serviette en
forme d’animal sur votre lit, vous font un petit
cadeau ou vous laissent un message d’accueil.
Cette théorie du don change la manière
dont nous voyons la création de valeur dans
l’industrie des services. Le meilleur service,
ce n’est pas le service prévisible qui nous est
délivré avec la précision d’une machine. C’est
celui plein de bienveillance, de générosité et
d’imagination. Celui face auquel nous ressen-
tons le besoin de dire merci à un autre être
humain, parce qu’il nous a surpris en nous
donnant le sentiment de nous avoir tendu une
main amicale.
Bref, le service parfait est celui qui crée
l’illusion qu’on nous a rendu service.