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Jonas = homme en situation choisi par sa symptomatologie mélancolique.

® Qu’en est-il de l’expérience de la liberté ?


® Quelles sont les possibilités d’activation du corps ?
® Le trouble présente-t-il une dimension objective ?
® Comment comprendre et interpréter l’épaisseur d’un acte (délinquant) ?
Ces quatre dimensions esquisseront les contours de ce que nous entendons par
phénoménologie clinique et criminologique
Les 2 libertés (p 10-11) :
ú Liberté = concept crucial qui fait face aux expériences de souffrance psychique de
la délinquance et de l’enfermement
ú L’être-en situation de Sartre = tout comme pour le temps (ou c’est l’instant qui
compte), l’espace de la liberté est évanescent (disparaît graduellement)
⇒ Il s’agit toujours d’une situation qui s’efface toujours au profit d’une autre
- Sartre et Deleuze et leurs 2 visions sur le dépassement d’une situation
- Les 2 libertés de Canguilhem (par analogie avec la notion d’adaptation)
• lecture faible de la liberté
• lecture forte de la liberté
- La bipolarité de l’expérience libre de Greeff (une certaine conception de la liberté mène
à l’esclavage général et la problématique de devenir autre qu’on est)

Les possibilités d’un corps (p.13-14) :


- Mauss et l’enjeu du corps (= on passe d’un corps impuissant à un corps qui agit sur le
monde grâce au façonnage social)
- La société offre aux corps une sorte d’habitus (= manière d'être d'un individu, liée à un
groupe social et se manifestant dans son apparence physique)
- Le social a un effet sur le corps mais le corps a également un effet sur le social
- Concevoir le psychisme comme un phénomène social (un intérieur qui est un extérieur)

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- La conséquence méthodologique du corps social = la pratique de dépersonnalisation (=
artéfact heuristique qui a pour vocation d’aider à mieux comprendre un cas, on va
notamment dépersonnaliser Jonas en le réinventant dans d’autres monde pour mieux le
comprendre)

L’hypothèse du trouble objectif (p.15-16) :


- L’expérience pathologique n’est pas purement subjective mais contient une part
d’objectivité
⇒ Sartre : “ au sein de la subjectivation, nous aurions à chercher les éléments
d’objectivité qui, loin de naître de la névrose, s'emparaient d’elle et la dirigeraient de
façon transcendante” (=qui suppose un principe extérieur sans agent personnel)
- La névrose = processus qui repose sur un dynamisme plus global concernant l’ensemble
des acteurs sociaux (pas purement subjectif, ne concerne pas uniquement l’individu)
- L’hypothèse du trouble objectif permet de comprendre comment Jonas répond aux
exigences de sa situation socio-historique sans uniquement se concentrer sur sa propre
agentivité personnelle mais aussi sur les éléments extérieurs à lui (écologie princeps)
⇒ Pathologies psychiques = formes d’adaptation inédites, si on s’interroge sur les
milieux et contexte dans laquelle elles s’expriment
- Demaret : les comportements déviants ou incongrus peuvent se révéler adéquats si les
variables de l’environnement sont redéfinies (ex: un coup de feu peut se révéler adapter,
tout dépend du contexte)
⇒ Un individu porteur d’anomalie est tantôt considéré comme un malade, tantôt comme
un novateur
- Sortir du solipsisme du cas offre une compréhension progressive de celui-ci mais un
mouvement régressif peut aussi s’amorcer
⇒ perspective pouvant produire du changement ou une réaffirmation inattendue de la
part du sujet (Jonas dit : ” je vous remercie. Il y a peut-être quelques petites choses qui
ont changé. J’ai parfois l’impression que dans ma vie, je cherchais midi à quatorze heures
!”)

L’épaisseur de l’acte (p.17-18) :


- Contribuer à la compréhension de l’acte en préservant son épaisseur est un enjeu crucial
qui relève d’une double perspective

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• temporalité existentielle de l’acte : si toute réaction est à priori compréhensible, il est
essentiel, pour préserver cette compréhension initiale, de ne pas expliquer la réaction
considérée par une réaction antérieure
⇒ Ne pas comprendre le phénomène à partir du passé mais plutôt comme un retour du
futur vers le présent
⇒ Commencer par la fin, par les conséquences et potentialités que l’acte fait surgir (c’est
précisément lorsque tout est dit, que tout commence)
• l’herméneutique criminologique du fait délinquant : prendre l’acte au sérieux ne doit
pas conduire à la production simplifiée
⇒ Christian Debuyst : “on ne peut plus considérer le passage à l’acte comme le moment
fondateur à partir duquel les perspectives explicatives devraient s’ordonner” afin d’éviter
de s’enfermer dans une théorisation implicite
⇒ Éthique de la criminologie éthique avec une compréhension en 2 temps
• il s’agit d’abord de rencontrer une personne dans toute sa complexité et son écologie
• Ensuite d’intégrer le ou les actes délinquants dans cette économie psychique
⇒ il ne s’agit pas de comprendre un acte qui définirait un sujet et viendrait une théorie
caractérielle a priori, tout comme il n’y a guère plus de sens, à se référer à une théorie
actuarielle du comportement criminel, donnant l’illusion d’une économie du recours à la
personnalité

Ä On voit le fait délinquant sous un angle nouveau, qui consiste à comprendre une
singularité et, dans un second temps (moment fondateur de la phénoménologie
clinique), d’y intégrer la compréhension de l’acte venant s’inscrire dans un
psychisme et une écologie complexe

Jonas est en prison après avoir tiré un coup de feu en direction de policiers sur le pas de
sa porte. Il est qualifié d’un visage profondément vide. Sa mère est morte et il dit qu’il
est tellement triste qu’il ne ressent plus rien, que c’est le vide dans sa tête.

Eléments amnésiques (p.22-23) :

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- Jonas est marié avec Catherine et il y a un fils Denis, avec qui il estime avoir de bons
rapports
- Il travaille pour une entreprise et il est très apprécié par son entourage et ses collègues
et que c’est quelqu’un de bon qui est toujours là pour aider même s’il se décrit comme
quelqu'un qui ne parle pas de ses émotions, ni de son ressenti, ni de lui-même
- Le thème de la mort est souvent récurrent dans son discours, notamment avec le décès
de son père et de ses grands-parents, qu’il a toujours pris la peine d’écouter
⇒ cet altruisme bienveillant et le dévouement qu’il portait à sa mère, Germaine va aller
jusqu’à empiéter les sphères de sa vie

Une organisation temporelle voué au sacrifice (p.23-24) :


- Jonas surveille sa mère autant qu’il peut et cela empiète sur sa vie privée (que ce soit
avec sa femme qu’avec son fils) car celui-ci considère que la “relation à la mère” est
fondamentale
⇒ Le moment des repas (important dans le vécu familial) était entièrement sacrifié car
Jonas les passait avec sa mère

Une rythmicité incoercible (= qu’on ne peut empêcher) (p.25-26) :


- Après le décès de sa mère, Jonas dit qu’il éprouve des difficultés à parler du jour du
décès mais également qu’il ne s’en souvient pas
- Bien qu’il fût conscient du décès de sa mère, il continuait à aller chez elle pour
« continuer à aller la voir » et donc il semblait nier sous l’angle comportementale
Analogies éthologiques :
- Le jeune singe de Harlow s'agrippant à un leurre velu plutôt qu’une fausse mère
nourricière
- L’oisillon suivant Lorenz au détriment de sa mère
- Le super stimulus qui se révèle bien plus attractif pour le petit goéland, mais bien moins
opérant car il ne procure aucune alimentation
⇒ l’efficacité du comportement demeure secondaire par rapport à l’intensité du stimulus
déclencheur et ces expériences ne doivent pas se réduire à un but présupposé mais
dépend aussi de l'intensité du stimulus (présent ou non) ou l’inscription du
comportement dans des phénomènes innés et instinctuels

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Ä Le comportement de Jonas, sur fond de rythme quotidien, met en évidence une
perte de subjectivité et s’inscrit dans un vécu strictement “objectif” dans lequel les
modifications et la remise en cause ne peuvent pas exister

Désorganisation et coup de feu (p.26-27)


- Depuis le décès de sa mère, Jonas pense régulièrement au suicide
- Il se fait domicilier seul chez sa mère sans songer un instant aux considérations
relationnelles et implications psychologiques que cela peut représenter pour lui-même et
sa famille
- Il a contacté la Société protectrice des animaux pour continuer à nourrir les chats de
Germaine et un avocat et un notaire pour s’assurer que la maison de sa mère ne soit pas
vendue
⇒ Jonas voulait s’assurer que le rythme qui a organisé toute sa vie perdurerait
indépendamment de sa propre existence
- Jonas se met à boire pour la première fois et un moment il décide de prendre des
médicaments en plus et son fils le remarque avec un projet de testament à ses côtés.
- Jonas va par la suite se disputer avec son fils et la police arrive. Jonas prend le fusil de
son père et tire un coup de feu dans le vide. Jonas est arrêté par la police et se retrouve
en prison quelques heures plus tard

Jonas mélancolique (p.29-33)


- DSM-IV et DSM-5 : le cas de Jonas entre dans la catégorie du trouble dépressif majeur
avec caractéristique mélancolique
- Binswanger et Tellenbach : il est utile de conserver le diagnostic de mélancolie et de le
distinguer de celui de dépression
- Le diagnostic de dépression est un concept à la valeur discriminative assez faible
regroupant un ensemble hétérogène de souffrances psychiques
- Est-il raisonnable de regrouper, sous une même entité, des sujets présentant un
sentiment de tristesse, ou une humeur déprimée, avec des sujets enfouis dans un état de
profonde apathie et de torpeur totale tels que Jonas ?

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- Difficile de limiter l’état psychopathologique de Jonas à l’apparition d’une humeur
dépressive (On sent qu’il y a beaucoup d’autres choses derrière)
- Pour les DSM-IV et -5 : la différence entre la « dépression majeure » et la « dépression
majeure à caractéristique mélancolique » est strictement quantitative
• Les sujets mélancoliques présentent les mêmes symptômes que ceux affectés d’une
dépression majeure, à la seule différence que les symptômes sont plus exacerbés, plus
forts
- Le DSM-IV et -5 entre en contradiction avec la pratique clinique lorsque l’on a affaire à
de véritables mélancoliques (plutôt qu’une altération quantitative, on a une altération
qualitative)
- L’éprouvé émotionnel caractéristique du mélancolique est le « sentiment de l’absence
de sentiment »
- Plus qu’une humeur déprimée, le mélancolique présente un vide émotionnel et
sentimental. Si le mélancolique est déprimé ou triste, c’est généralement dans un «
mouvement secondaire » qui apparaît en raison de son incapacité à éprouver un
sentiment.
• « Celui qui peut encore être triste n’est pas vraiment mélancolique » (Schulte)
• « Le mélancolique ne souffre pas, pas plus que le maniaque ne jouit, comme l’homme
sain souffre et jouit » (Tellenbach)
• Le vécu du dépressif du mélancolique est subordonné à un sentiment bien plus profond
de “dépersonnalisation” (Binswanger)

Revenons à Jonas…
• Retour sur Jonas : il est certes effondré d’avoir perdu sa mère mais il est surtout perdu,
sans repères
• Peu d’émotions en entretiens (hormis le premier entretien où il n'arrête pas de pleurer
mais après il ne pleurera plus, il sera surtout vide)
• Jonas parle souvent de son histoire avec une précision et un détachement qui donnent
l’impression qu’il prononce un discours à propos de quelqu’un d’autre (il dit des choses
terribles, il se dit terriblement affecté mais il ne manifeste aucune affection comme s’il
avait perdu tous ses sentiments)
• Il semble expérimenter un vide identitaire que l’on pourrait traduire par la question : «
qui suis-je aujourd’hui ? » ; et un vide concernant le projet existentiel, traduit par : « qui

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serai-je demain ? » ou, plus fondamentalement : « serai-je demain ? » (phrase qui pose la
question du rapport à la mort)

Jonas typus melancholicus (p.33-39) :


Analyse fine de la mélancolie :
• Phénomènes de vulnérabilité : la vie de Jonas avant le décès de Germaine
• Phénomènes psychopathologiques : l’état mélancolique de Jonas après le décès de
Germaine
⇒ On va comparer les 2
• Le typus melancholicus (Tellenbach, 1961) : concept qui reste très contemporain dans
la littérature internationale actuelle et travaillé encore par une série d’auteurs
• étude source de Tellenbach : 119 patients à l’hôpital de Heidelberg (ou Tellenbach est
praticien psychiatre et professeur)
• 2 caractéristiques des personnes mélancoliques : le besoin d’ordre et le caractère
consciencieux
• 2 caractéristiques supplémentaires identifiées par Kraus: L’hyper/hétéronomie et
l’intolérance à l’ambigüité
1. Le besoin d’ordre
-Jonas accorde une importance considérable à satisfaire les attentes d’autrui.
-Hyper-attention à sa mère mais également à ses grands-parents, ses collègues, ses
voisins, ...
- Ce besoin d’ordre est une valeur que Jonas veut que son épouse et son fils observent : il
propose des modèles de ce que doit être un bon fils, une bonne mère, une bonne épouse,
un bon collègue.
- Les relations interpersonnelles trouvent leur harmonie dans le maintien d’une hiérarchie
des rôles sociaux.
- Jonas considère, à juste titre, qu’un univers aussi ordonné et prévisible permet d’éviter
les conflits et limite les pertes de temps consacré à régler les difficultés inhérentes aux
échanges sociaux : « quand chacun sait ce qu’il a à faire, on ne perd pas de temps ; c’est
ma devise tant au travail qu’à la maison ».
- Important de différencier cette caractéristique du comportement de l’obsessionnel
(celui qui va vérifier sans cesse si le gaz a été coupé, ...)

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- L’obsessionnel présente également un besoin d’ordre mais la finalité de cette obsession
réside dans l’organisation des choses.
- Pour le TM, le comportement est principalement orienté vers les relations
interpersonnelles et ce que Kraus (1977) appelle l’« identité de rôle » : il est nécessaire
que chacun soit à sa place, respecte son rôle social et produise les comportements
attendus.
- L’obsessionnel : le trouble sera qualifié d’ « égodystonique » (dystonie avec l’égo: ce
n’est pas en accord avec ce que l’égo voudrait faire) ⇒ L’égo de l’obsessionnel souffre de
ce besoin d’ordre incessant
- Le TM : « égosyntonique » : obsession d’« ordre relationnel » pleinement assumée et
fait partie des valeurs revendiquées par le sujet (le typus melancholicus ne souhaite pas
que ce besoin d’ordre évolue, il estime que le besoin d’ordre dans l’identité sociale est
tout à fait raisonnable)
⇒ L’examen clinique de Jonas ne met pas en évidence des signes d’une névrose
obsessionnelle

2. Le caractère consciencieux
- Nécessité de prévenir le sentiment de culpabilité et de se comporter de façon à réduire
le risque de faute.
- Une hypersensibilité au jugement d’autrui principalement dirigée à l’égard des proches.
- Jonas : vit de façon dévouée, jour et nuit, pour remplir son rôle de fils à l’égard de
Germaine : « la vie est aussi une question de devoirs, je suis plus attentif à ce que je dois
faire qu’à ce que je peux faire »
- On peut de nouveau différencier le TM de l’obsessionnel quant à son rapport à la
culpabilité de manière à mieux comprendre cette dimension de conscienciosité
- La culpabilité obsessionnelle est de l’ordre de l’a posteriori ; que ce soit un acte, une
parole ou une pensée, la culpabilité apparaît dans l’après-coup.
- Pour le TM, la culpabilité est plutôt un a priori ; elle risque toujours d’arriver car la
faute est proche.
⇒ Le mélancolique, à l’inverse de l’obsessionnel, lutte contre la possibilité de culpabilité,
il l’anticipe mais n’y est jamais réellement confronté

3. L’hyper/hétéronomie

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- Particularité du sujet dans son rapport à la norme
- L’hypernomie indique une tendance exagérée à s’adapter à la règle, à lui accorder une
importance excessive et à la respecter de façon rigide.
- L’hétéronomie indique une réceptivité exagérée aux normes externes et
disproportionnée au détriment de la volition propre au sujet (volonté propre du sujet)
- La situation de Jonas correspond parfaitement à cette caractéristique psychologique
(Jonas respecte des normes sociales et particulièrement des normes qui viennent de
l’extérieur)
- Précision : la soumission aux normes d’autrui est surtout une soumission aux normes
que le sujet estime être celles qu’autrui attend de lui.
- Plus que les normes dictées par sa mère, ses grands-parents ou sa vie professionnelle,
Jonas respecte surtout celles qu’il s’est lui-même imposées, par rapport aux normes
sociales telles qu’il se les représente (égoïsme conceptuel dont la source est l’altruisme
excessif de Jonas)
- Subtilité psychique qui complexifie la situation et rend quasiment nulles les possibilités
de changement, puisque le changement qui doit arriver de l’extérieur dépend en fait de
normes internes.

4. L’intolérance à l’ambiguïté
- Sujets qui semblent incapables de ressentir des caractéristiques émotionnelles et
cognitives opposées à propos d’un objet, d’une personne ou d’une situation. Jonas : «
pour moi, les gens sont soit bons, soit mauvais. Si quelqu’un me déçoit une fois, je ne
veux plus jamais en entendre parler ».
- Impossible de concevoir des qualités contrastées. Ce qui a pour conséquence de réduire
la complexité inhérente aux êtres humains et aux situations relationnelles.
- Lorsque Jonas parle de ses proches, il dit qu’un tel est une personne sur laquelle on peut
compter, un autre pas.
- Jonas dit ne pas avoir d’amis. Ce qui est étonnant lorsqu’on observe les nombreuses
visites reçues en prison, mais peut se comprendre aisément : Jonas se limite à des
rapports superficiels avec les gens.
- Pour franchir le pas de l’amitié, il faut parvenir à tolérer la complexité de la personne,
ses contradictions et ses traits de caractère.
- Jonas réduit l’identité de ses pairs au rôle social qu’ils occupent

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Une adaptation moderne ? (p.39-41)
• Cette adaptation correspond parfaitement aux idéaux de la modernité que sont la
rentabilité et la vitesse d’exécution.
• Jonas ne sera jamais un précurseur, un artiste inventif et original. Mais sa faculté à
respecter des consignes, adhérer à une norme, induit une « production d’énergie », une «
rentabilité » qui caractérisent les individus les plus performants dans de nombreux
milieux professionnels et sociaux.
• Cependant, on sent très rapidement que cette organisation présente en fait une
problématique majeure : absence de subjectivité ou le déséquilibre entre ce que Jonas est
pour lui-même et ce qu’il est pour autrui
• L’équilibre de la subjectivité de Jonas a tenu jusqu’au décès de sa mère. L’hyperactivité
altruiste de Jonas correspond à une vulnérabilité marquée par une dépendance à son
identité de rôle (en perdant sa mère, Jonas a perdu son rôle de fils)
• Proposition de Freud : le mélancolique sait sans doute ce qu’il a perdu mais non ce qu’il
a perdu

La mélancolie comme désynchronisation : le rythme maternel perdu (p.41-43)


- personnalité pré morbide qui caractérisait la manière qu’avait Jonas de s’adapter à son
environnement en 3 étapes :
(1) Le fonctionnement psychologique de Jonas est organisé par son altruisme envers sa
mère
(2) Le décès de celle-ci (situation pathogène) rend ce fonctionnement inutile
(3) la nouvelle redéfinition de son existence semble impossible à tolérer
- Jonas n’est plus préoccupé par rien, plus rien n’a d’importance pour lui (sentiment
d’absence de sentiment)
⇒ Jonas est devenu une autre personne et il ne peut tolérer que très difficilement cette
nouvelle personne qu’il est devenu
- Jonas, en perdant sa mère, a perdu son organisateur temporel fondamental, sa vie était
entièrement réglée sur celle de sa mère qui était un véritable métronome perpétuel qui a
fini par s’arrêter

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- Etat de désynchronisation fondamentale (Fuchs) : toute la rythmicité de Jonas était
structurée par son dévouement à Germaine, il est donc normal de le retrouver
désorganisé lorsque sa mère décède (seule situation pathogène qui l’a désorganisé de la
sorte)
- Entrée dans la pathologie : le typus melancholicus au contact d’une “situation
pathogène” bascule dans la mélancolie
- L’absence d’anticipation de Jonas de la mort de sa mère nous montre à quel point
l’identité de rôle avait pris une place considérable afin de ne plus permettre la prise de
recul face à un rôle pourtant voué à disparaître tôt ou tard

La mélancolie comme trouble de l’identité (p.44-46)


- Crise identitaire : déséquilibre de la dialectique entre l’identité de rôle et l’identité
égoïque
- Identité égoïque : la personne est au-delà de son rôle social lui permettant de prendre
de la distance par rapport à son identité sociale, décider de la modifier, lui donner une
coloration personnelle
⇒ L’identité de rôle de Jonas a comblé tout l’espace identitaire et réduit
considérablement la place pour qu’une identité égoïque, source d’adaptation au
changement, puisse s’exprimer
- Progressivement, il doit se résoudre et faire face à cette nouvelle configuration, mais il
commence alors à consommer de grandes quantités d’alcool : en buvant, il suspend le
temps. Il refuse la question identitaire qui lui est adressée (comportement alcoolique
comme tendance à se noyer dans le temps, hiatus temporel)
- Après le décès de Germaine, Jonas continue à se comporter selon les prescrits d’un
stimulus qui a disparu.
- Jonas doit réorganiser sa vie, retrouver des points de repère, récupérer un « cycle
temporel » qui dépasse les trois heures. Il préfère prolonger ce moment d’interrogation
en buvant et en prenant les médicaments de Germaine.
- La « possibilité » d’une intentionnalité, en tant qu’un présent se jetant dans le futur,
semble inenvisageable : Jonas est un être sans futur

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Pour une compréhension de l’acte “en situation” (p.47-48)
- L’interprétation spontanée du coup de feu tiré par Jonas met l’accent sur le passage à
l’acte (moment ou une trajectoire pathologique se dénonce comme telle par un acte qui
fait l’objet d’une sanction sociale)
- L'identification d’un typus melancholicus présente une dimension tautologique car elle
joue sur le mode rétrospectif, le rôle d’une anticipation “prémorbide” d’un
comportement jugé problématique dans l’après-coup du passage à l’acte
- Cette interprétation présente un double désavantage :
(1) il dispense d’analyser l’acte lui-même, qui est comme expliqué par ce qui l’a précédé
(les circonstances du passé)
(2) une telle interprétation détourne l’analyste d’une compréhension circonstanciée de la
séquence concernée.

Þ Il faut donc poser l’acte en situation où l'acte est ressaisi dans sa dimension
temporelle mais aussi spatiale

L’effondrement d’une comédie sociale (48-51)


- On pourrait postuler un effondrement d’une comédie sociale dans laquelle la famille de
Jonas a accepté de jouer tant que la grand-mère vivait.
- Depuis la mort de sa mère, Jonas est sans attaches face aux personnes qui le
soutiennent.
- Ce qui se dénonce dans son entourage, c’est la comédie sociale des individus qui
s’étaient inscrit corporellement et émotionnellement dans un espace relationnel
⇒ Ce qui s’effondre d’abord, c’est la comédie familiale dans laquelle le fils et la femme
de Jonas avait accepté de vivre et dans laquelle il avait réussi à trouver leur compte
- Après le décès de sa mère, la contestation du statu quo se passe en 2 temps :
(1) incompréhension face au respect absurde et entêté d’une normativité vide
(2) l’incompréhension fait place à la colère du fils qui correspond à sa découverte d’une
absurdité au carré, celle d’une vie vouée à la mort par son père, par-delà sa propre mort
à lui (avec le testament de Jonas qui nie le plus possible la temporalité ouverte et
incertaine de l'héritage)

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⇒ La colère du fils et l’appel à la police de la mère conduisent à l’explosion d’un monde
qui avait suspendu la possibilité de toute conflictualité et où les parties avaient accepté de
limiter leurs relations au pur respect des rôles respectifs des uns et des autres, à l’écart
des ambiguïtés et des tensions.
- À suivre cette hypothèse, comment comprendre dès lors le coup de feu tiré par Jonas ?
- Une tentative ultime et violente de se tenir à l’intérieur d’une temporalité impossible ?
- Ou, au contraire, une tentative pour sortir de la comédie existentielle dans laquelle il
est pris ?
- Ne peut-on pas y voir, paradoxalement, un acte de liberté, peut-être le moment où
Jonas se sent le plus libre de toute son existence?

Jonas en liberté sartrienne I : Temps et instant (p 51-53)


- La liberté présente une double dimension temporelle et spatiale qui correspond à la
définition de la conscience chez Sartre comme un être-en-situation et comme un
perpétuel dépassement de cette situation
- Dans sa dimension temporelle, l’acte libre se donne comme un temps d’interruption
qui correspond à ce que Sartre désigne comme un “instant de liberté” (= la possibilité
d’une cassure dans l’unité ek-statique de notre être)
⇒ Dans “l’être et le néant”, Sartre définit la psychanalyse existentielle comme tentative
de comprendre l’individuel et souvent même l’instantanée
⇒ Cette disponibilité à l’égard de l’instant permet de découvrir un choix que chacun fait
de lui-même en situation
- L’instant est ce qui renvoie le choix qu’une personne a fait d’elle-même à son
injusticiabilité, à sa contingence (expose la liberté à la liberté)
- On vit toujours sous la menace de l’instant (vivre c’est parvenir à subjectiver ou encore
à valoriser cette contingence)
- droit à un choix vivant (attirer l’attention sur les ruptures qui peuvent caractériser “une
position neuve en face d’un passé immuable
- La subjectivation de la contingence chez Jonas est dénié jusqu’au coup de feu
⇒ Jonas cherche par tous les moyens, au-delà même de sa mort, à masquer la
contingence de son existence. Il ne peut pas accepter le fait que, quoi qu’elle fasse, et
même si elle ne fait rien, une vie humaine a toujours déjà “interrompu” le monde dans
lequel il surgit

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Jonas en liberté sartrienne II : Espace et situation (p.53-56)
- Pour être considéré comme un acte libre, l’acte doit se donner comme un acte situé
- Deleuze a insisté sur l’originalité de la notion sartrienne de situation
- Rôle crucial du corps dans la théorie sartrienne des émotions qui désignent la manière
dont la conscience s’ajuste à la situation et aux réactions des autres consciences
⇒ Témoigne à la fois que son être-au-monde ne va pas de soi et que pourtant la
conscience se donne les moyens de tenir les engagements qui sont les siens, quitte à
manifester sur son propre corps les valeurs et les prises de position qu’un monde hostile
ou trop difficile ne permet plus de mettre en œuvre pragmatique
- reterritorialisation corporelle : le coup de feu n’apparaît dès lors plus comme un acte de
violence contre l’autre, il se présente comme un acte de liberté par lequel Jonas s’engage
corporellement dans la situation qui est la sienne en provoquant un corps à corps avec les
policiers
⇒ Chercher à se réancrer dans une situation où la temporalité est suspendue et ou la
spatialité est neutralisée, le seul rapport entre les personnes présentes est une rencontre
au corps à corps
- L’acte libre de Jonas n’est donc pas celui d’une liberté qui chercherait à s’imposer à la
situation dans laquelle elle se trouve (liberté contre la situation) MAIS bien dans la
mesure où il fait avec les contraintes situationnelles en usant du seul moyen encore
disponible pour dépasser et transformer cette situation
- S’il y a violence dans le coup de feu, c’est celle qui rapporte l’expérience de la
contingence à l’expérience de corps brutalement mis en présence
⇒ Retour de/à l’émotion : trouver les moyens d’agir sur son propre corps pour
transformer sa situation, en assumant le risque que cette action sur son propre corps
expose à la mort ou à la mutilation, ici en prenant le risque de provoquer l’hostilité et
une riposte de la police
- Le coup de feu tiré représente une territorialisation choquée
⇒ Au-delà de la rencontre du corps, le coup de feu a une portée cosmique : chercher un
corps à corps ontologique, de produire un rapport à l’être comme par effraction ou par
fracturation de la double indifférence de la conscience et de l’être

Jonas en liberté sartrienne III : corps et contingence (56-57)

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- Le corps ne se distingue pas de la situation : si le corps n’est rien d’autre que le pour-soi
il est le fait que le pour-soi n’est pas son propre fondement
- Le choc de la contingence que représente le coup de feu tiré peut être considéré comme
un acte de liberté car en agissant sur son corps, Jonas cherche un résidu de liberté dans ce
qui constitue le point zéro de sa situation et, dès lors, aussi le dernier point d’accroche
avec celle-ci
- Le coup de feu ainsi compris est par conséquent un acte de liberté par plusieurs de ses
dimensions (il ne faut pas y voir une explosion de violence, mais la recherche d’un choc)
- Le coup de feu n’est pas le symptôme d’un mépris des corps mais l’assomption du corps
comme fondement injustifiable de l’existence (pas compris comme la négation de la
situation mais comme l’affirmation in extremis d’un être-situé-dans-la-liberté)
- Le coup de feu renvoie au sentiment d’une interruption comme tentative de
subjectivation du de la contingence, à l’épreuve de soi-même et des autres qui cherche à
se produire dans la rencontre de corps liés les uns aux autres dans une situation-limite
que provoque l’expérience d’un choc et, en dernière analyse, à la possibilité, dans un acte
peut être désespéré, de récréer un projet.

Jonas en liberté sartrienne IV : choc et épilepsie (57-58)


- Question de l'épilepsie et en particulier du choc épileptique
- Flaubert s’abandonne au court-circuit d’une crise épileptique pour réussir à
métamorphoser sa passivité en une production littéraire géniale. Il ne peut pas être
question de minimiser ce qui sépare ces 2 termes de l’œuvre sartrienne
- On constate cependant dans les 2 cas l’énigme d’une liberté qui se trouve dans les
puissances obscures du corps
- Lien entre liberté, émotion et choc : la liberté qui est ici envisagée est une liberté
spasmodique voir de type épileptoïde)
- Breeur et les “spasmes du moi”: dissociation entre la spontanéité de la conscience et la
volonté impuissante
⇒ Désintégration quasi-pathologique ou la conscience fait l’épreuve angoissée de la mort,
non pas au sens où il s’agirait d’une angoisse à l’idée de devoir quitter ce monde, mais
bien plus une angoisse de devoir demeurer là où il n’y a plus de monde du tout
- Le cas Jonas nous met face au revers de cette expérience : le choc qu’il recherche vise
tout simplement à la (re)création d’un monde

15
Le coup de feu comme suicide manqué ? (p.58-59)
- On pourrait tenter d’y voir le contrecoup d’un suicide raté : le coup de feu tiré en
direction des policiers a pris le relais d’un suicide raté, d’un suicide qui a été empêché par
la découverte du testament
⇒ Le fait que l’acte d’abord envisagé, un acte suicidaire, n’était pas tourné vers autrui,
mais devait initialement être une action tournée vers soi, retournée contre soi
- Dans une situation dont les comédies se démasquent les unes après les autres, le corps
de Jonas représentait bien le dernier objet sur lequel il pouvait encore essayer d’agir
- Ce qui passe d’un geste à l’autre est la tentative de produire un choc qui permette de
faire une différence dans une situation en impasse
- C’est le corps qui est mis en jeu dans une expérience-limite, de façon directe dans la
perspective d’un suicide, en annulant magiquement la distance avec les corps des policiers
dans le cas du tir vers ceux-ci

La mobilité fondamentale du colonisé et du mélancolique (p.59-61)


- L’émotion consiste à chercher les moyens de fuir sur place, en agissant sur soi
- Le contrepied d’une existence mélancolique qui se condamne à vivre dans un espace qui
ne propose que des distances illusoires (le mélancolique ne peut jamais aller nulle part)
- La mobilité fondamentale du corps du mélancolique est atteinte absolument quand bien
même il pourrait aller partout où il veut
- En parlant de la perte de fondamentale du corps, Butler s’intéresse à la manière dont la
colonisation s’inscrit dans le corps du colonisé et insiste sur le thème d’une mort-dans-la-
vie
⇒ façon dont le racisme colonial s’inscrit au cœur de la subjectivité du colonisé par
“l’établissement du corps dans la mort sociale”
- Pour le colonisé, cette restriction de la mobilité est à prendre au sens propre. Il est
certains endroits où il est parqué, il en est d’autres qui lui sont interdits formellement.
- Dans le cas du mélancolique, la restriction de la mobilité fondamentale n’a pas pour
cause la violence des rapports coloniaux
⇒ Jonas n’est ni en droit ni en fait empêché d’aller nulle part où il voudrait aller. Il n’en
a pas moins perdu également son corps comme “base de la capacité d’agir” et comme
point d’interpellation ou de contact avec autrui

16
⇒ On comprend comment c’est du fond d’une passivité radicale que surgit le rêve d’une
action subite et brutale

Du “projet” de suicide raté à la réciprocité des libertés (p.61-63) :


- Le coup de feu tiré par Jonas ne peut pas seulement être intégré dans la séquence
mélancolique que Jonas a vécue. Il doit aussi être rapporté à l’acte dont il prend le relais
ou, plus radicalement, être considéré comme une composante d’un acte qui prend
soudain une épaisseur temporelle et une complexité intra structurale
- Le coup de feu ne peut pas être réduit à la discrétion insaisissable d’un passage à l’acte et
que cet acte n’est pas non plus une forme de violence contre soi
- Dans le cas du coup de feu, Jonas, en précipitant son corps vers les policiers, donne
l’opportunité d’appréhender l’acte dans sa complexité subjective et situationnelle : on y
est confronté, sur un même pied, au vécu mélancolique de Jonas et au pseudo-monde
dans lequel il évoluait jusque-là
⇒ Jonas interroge la possibilité même de faire exister un monde partagé, en faisant surgir
de façon explicite la normativité inhérente au monde social, ses règles tacites, ses non-
dits inscrits dans des habitudes, des régularités, des assignations identitaires, ...
- Il faut, au contraire, pouvoir comprendre que le coup de feu de Jonas, qui n’a pas
provoqué la riposte des policiers de la rencontre de (deux) libertés
⇒ L’émotion relève du pacte de générosité : un acte libre s’adresse à la liberté des autres
et cherche à se faire reconnaître par elle
- égoïsme conceptuel : la personne prémélancolique s’impose en effet le respect de
normes sociales d’autant plus strictement qu’elle est la seule à se les imposer : confondant
son être-pour-soi et son être-pour-autrui, le typus melancholicus se condamne à une
identité de rôle
- L’incapacité de Jonas à vivre ses relations sur un mode amical ne relève peut-être ni
d’une confusion logique ni d’une forme d'égoïsme
⇒ Ce que refuse le (pré)mélancolique dans la relation amicale, c’est que l’amitié suppose
une définition relationnelle de l’identité

Jonas et le “moi relationnel” (p.63-65)


- L’amitié apparaît comme une forme de relation réciproque ou les personnes concernées
appartiennent en quelque façon l’une à l’autre (moi intersubjectif ou moi relationnel)

17
⇒ Conception de l’identité qui lie intimement des subjectivités et des corps, qui étend le
corps vécu et moral d’un individu à d’autres
- Hamers et la petite fille qui choisit spontanément de construire une paire dont elle fait-
elle-même partie
⇒ Pour elle, il n’y a de véritable identité que dans le cas d’une identité qui n’est pas
constatée de l’extérieur, mais entre des personnes qui sont affectées l’une par l’autre ; il
n’est question d’identité que dans le cadre d’une relation qui l’implique et qui l’affecte
elle-même
- La forme primaire du deux ne sont pas accessible ou supportable pour une personnalité
pré-mélancolique (incapacité à prendre en charge une définition relationnelle de sa
propre identité)
- L’anthropologie de la parenté de Sahlins met en évidence la question du corps au sein de
penser une identité relationnelle
⇒ Le corps ne relève pas d’une expérience individuelle, mais d’un corps social (=
ensemble d’expérience partagées)
- L’apparaître du corps et les capacités dont il dispose sont 2 dimensions fondamentales
de l’exister humain en tant qu’il a à se préoccuper de la vie d’autres personnes en même
temps que de la sienne
⇒ Le corps traduit la capacité de la communauté à s’occuper de ses membres, et la
capacité des individus à servir les autres

Þ Désancré, désitué, cherchant à échapper à la contingence de son inscription


corporelle et émotionnelle, Jonas réduit son identité à n’être qu’une identité
individuelle insensible aux rapports de réciprocité et aux relations d’échange
Premier passage par Mauss : don et réciprocité (p.66-67)
- Un service rendu ne peut pas se limiter à une série de gestes ou de comportements
réalisés en faveurs d’autres personnes. Une relation mutuelle suppose un investissement
émotionnel, corporel et relationnel, qui fait la part de la différence dans l’identité.
⇒ Jonas est toujours prêt à rendre service, mais pour lui cela ne change rien à ce qu’il est
- La rébellion de Denis marque une différence interne qui correspond à la différence des
générations et à la logique de l’héritage
- Essai sur le don de Mauss : le prix du rapport ambivalent de proximité et distance, de
coopération et de rivalité qui est inhérent aux relations de don : là où on doit se

18
constituer un lien social, on ne peut faire l’économie d’une dimension de risque et de
rivalité
⇒ Essai sur les fondements de la société et que l’échange vise “la confiance de l’homme
en l’homme”
⇒ structure de face-à-face qui est constitutive dans logique de don : “il y a dans l’échange
un acte qui sépare les hommes et les met face à face”
- La logique du coup de feu et de la prise de contact de Jonas avec les policiers peut être
partiellement comprise à partir de cette structure relationnelle particulière qui est la
relation de réciprocité (mais il faut également prendre un compte la logique juridique qui
sous-tend l’interprétation pathologisante d’un acte comme celui de Jonas)

Jonas au tribunal ? (p.67-70)


- Dans la rencontre paradoxale de Jonas avec les policiers, ce n’est pas seulement la
comédie “familiale” qui se dénonce
⇒ Ce qui se joue dans l’acte de Jonas engage autant la mise en question des normes de la
société que l’hypernomie idiosyncrasique de Jonas
- Le “Pouvoir des sentiments” et la rencontre des libertés : une femme est jugée pour
avoir tiré sur son mari alcoolique
⇒ La situation à laquelle est confronté le juge face à la femme est similaire au coup de feu
tiré par Jonas en direction des policiers (il s’agit d’un seul coup, de tirer vers les policiers
tout en cherchant à s’affecter, se toucher soi-même)
- Le juge est confronté à un coup qui a blessé l’accusée et ce coup représente une
synthèse des
2 actes de Jonas :
(1) l’acte raté : le suicide empêché par la découverte de son fils
(2) l’acte réussi : le coup de feu
⇒ Logique commune aux 2 actes confirmé par le témoignage de l’accusée
- L’accusée déclare n’avoir jamais voulu tirer sur son mari : elle a certes tiré sur son mari,
mais sans jamais avoir voulu le faire
⇒ recherche d’un choc mis en évidence par les explications confuses

19
- Mise en question de la normativité sociale : interrogation sur la justice dans sa capacité à
prendre en compte les actes et comportements qui lui sont soumis, les mettre en mots et
les représenter de façon adéquate

- Si un décryptage du coup de feu obliger à le poser comme un acte de liberté, il y aussi


une tentative du juge de sortir du jeu à vide de la norme juridique
⇒ En tant que juge, l’homme veut connaître les motifs de l’accusée. Dans cette
perspective, l’acte apparaît comme totalement incompréhensible (le juge est incapable
d’expliquer l’acte autrement que comme une suite d’actes volontaires)
- C’est le juge et non l’accusée qui semble pris de convulsions : il est en porte-à-faux avec
un dispositif juridique classique, implique son dialogue dans le dialogue de sourds qu’il
entretient avec l’accusée (il cherche à déformer la procédure juridique pour essayer de
comprendre l’ acte de liberté)
⇒ le juge essaie de produire un choc sur lui-même et de participer à l’expérience de
l’accusée qu’il doit juge

L’identification de la thèse du choc en tant qu’acte de liberté a des conséquences


importantes du point de vue psychopathologique
⇒ La considération de ce coup de feu comme le vécu d’un choc voyant émerger un état
de liberté permet certes d’affiner notre analyse de la situation de Jonas, mais elle permet
de proposer un essai de compréhension de l’évolution mélancolique et d’un éventuel
traitement psychothérapeutique
ll est bien évident que la pratique de l’électrochoc est une question sensible qui ne peut
être abordée de façon simple
L’objectif est phénoménologique : appréhender le phénomène dans sa complexité en
l’abordant dans un angle psychologique (et non pas physiologique)

Electrochoc et territoire en psychopathologie : de l’épilepsie à la mélancolie (72-74)


- L’électrochoc consiste à provoquer une crise convulsive généralisée induite par le
passage d’un courant électrique transcrânien (mais cette pratique n’est plus utilisée
aujourd’hui malgré les résultats supérieurs à tout autre thérapie pour soigner des
dépressions mélancoliques sévères)

20
⇒ L’une des raisons est que si l’on comprend le processus des chocs (stimulation
électrique transcrânienne), les mécanismes d’action physiologiques demeurent une
énigme
- Hypothèse de compréhension psychologique : repartir de la phénoménologie des
convulsions au sein de la pathologie la représentant par excellence : l’épilepsie
⇒ Pour comprendre les bases psychologiques de l’épilepsie, il faut l’aborder en
recherchant les dimensions adaptatives qu’il pourrait révéler et faire un détour par les
données de l’éthologie animale
- Crises de convulsions interprétées d’un point de vue adaptatif : si une souris n’est pas
anesthésiée, elle présente une réaction convulsive tonique dès le début de la chute et
survit au choc
⇒ Le monde animal un avantage adaptatif évident : les crises de convulsion (agitation
désordonnée) permettent d’échapper à certains dangers de la prédation
- Des comportements désorganisés et une immobilisation (simulation de la mort)
garantissent un meilleur taux de survie qu’une fuite conventionnel
- On a aussi observer que les animaux disposant d’un refuge dans une cage, même s’ils
entendent le stimulus sonore déclencheur, ils s’abritent et ne présentent pas de crise
⇒ Le territoire en tant que lieu d’abri aurait donc un rôle protecteur, ou plutôt, si l’on
estime que la crise convulsive est adaptative, remplirait la même fonction puisqu’en
présence de l’un, le second mécanisme n’aurait pas à se déclencher

La territorialisation mélancolique et maniaque (p.74-76)


- Dimension de survie que peut valoir, en cas de circonstances extrêmes, la crise
épileptique et qu’il existe un lien entre ce comportement et la notion de territoire
- Le facteur de protection que confère le territoire nous permet d’entrevoir un point de
bascule vers le comportement mélancolique (la manie et la mélancolie sont liés à la
notion de territoire)
- Le modèle éthologique de la psychose maniaco-dépressive de Demaret met en lien
l’espace et la sémiologie psychologique
- “Rien ne ressemble autant à l’agitation d’un maniaque que celle d’un animal territorial”
⇒ les animaux défendent leur territoire lors de l’intrusion d’étrangers et semble avoir un
avantage psychologique de dominance sur autrui (tout comme pour la séduction ou ils
s’imposent avec des cris, signaux visuels et olfactifs,...)

21
- Le maniaque qui est agressif, possède un sentiment de toute-puissance et à la recherche
de sensations extrêmes (“le maniaque se comporte partout comme si il était chez lui”), le
maniaque est sur son propre territoire
- Le mélancolique se rapproche d’un animal qui s’aventure sur le territoire d’un
congénère et perd toute agressivité et toute séduction (le mélancolique n’est jamais chez
lui)

Þ Le maniaque se sent partout comme chez lui et le mélancolique se sent partout


importun (il se sent gênant, “de trop”, il est incapable d’affronter la compétition
sociale et semble avoir perdu tout désir sexuel)

La reterritorialisation mélancolique : choc et suicide (p.76-78)


- Jonas, mélancolique, est incapable de poser un acte de territorialisation,
d’’appropriation de l’espace
⇒ Le coup de feu s’agirait d’un acte de territorialisation (ou reterritorialisation choquée)
et peut-être le 1er acte de territorialisation de l’existence de Jonas
⇒ Le mélancolique n’ayant plus d’espace coloré par sa subjectivité, ne peut -il plus que
territorialiser par “chocs” (= actes émergeant d’une extrême passivité avec une force
inattendue, dont on ne si attend pas)
- Même si le coup de feu conduit Jonas en prison, on peut penser que cette activité
paradoxale (choquante) du mélancolique s’avère parfois exacerbée (voire violente)
- Le 1er objet auquel le mélancolique peut s’adresser est certainement son propre corps
(le rapport à celui-ci est dévitalisé et est strictement objectif)
⇒ Jonas s’adresse à son corps en buvant de l’alcool
- Dans de nombreux cas de mélancolies, le choc à l’encontre de sa propre personne se
manifeste par une tentative de suicide (ses façons de rechercher la mort sont des chocs
extrêmes)
⇒ les mélancoliques tentent de se suicider une fois (certes, l’acte de suicide du
mélancolique laisse généralement peu d’espoir d’y échapper mais il est important de le
comprendre comme un choc qui marquerait son étrange activité)

Raptus melancholicus (p.78-80)

22
- Raptus = impulsion (paroxystique), désir soudain et impérieux d’accomplir un acte qui
peut être violent (il pourrait conduire à l’agression meurtrière, au suicide, à
l’automutilation, à la fuite éperdue)
⇒ L’hypothèse du raptus confirme l’existence non exceptionnelle mais inattendue et
paradoxale, d’une mise en activité surprenante de sujets mélancoliques pourtant
caractérisés par une extrême passivité
- Interprétation compréhensive des mécanismes d’action de la thérapie par électrochocs
⇒ le choc transcrânien aurait l’effet de ces chocs marquant l’activité paradoxale
mélancolique identifiée par la tradition psychopathologique en tant que “raptus”
Le choc serait un acte de territorialisation excessif qui permettrait au mélancolique de
lutter contre sa tendance à n’être nulle part chez lui
⇒ Le mélancolique doit être considéré plus que comme un être fondamentalement
déterritorialisé, tel un sujet territorialisant de façon paradoxale (dans la passivité, surgit le
choc territorial mélancolique)

Pour une phénoménologie clinique du choc (p.80-82)


- Le mélancolique est un être qui aurait besoin de choc et qui serait en quête d’un acte de
liberté, de territorialisation qu’il n’a peut-être encore jamais éprouvé en tant que “typus
melancholicus”
- Si à travers le coup de feu de Jonas ou le suicide, c’est bien le sujet qui est acteur, ce
n’est pas le cas dans la thérapie des chocs ou dans la scène du tribunal (c’est le juge qui
recherche le choc, qui doit être éprouvé là semble être l’essentiel)
- L’électrochoc demeure une thérapie avec des résultats intéressants dans les cas de
mélancolie résistante (plus efficace que d’autres méthodes thérapeutiques)
⇒ Cependant, cette méthode est peu utilisée (si ce n’est qu’en second plan lorsque
psychothérapie et traitement pharmacologique se sont révélées inefficaces)
- Ce refus de l’électrochoc apparaît finalement emblématique d’un refus de choc qui est
renvoyé sans cesse au mélancolique
⇒ Le mélancolique est un être à la recherche d’un choc qui lui est plus souvent refusé
(ex: le fils de Jonas déchire le projet de testament de son père et lui empêche donc un
premier choc qui est le suicide)

23
- Le coup de feu peut être reconsidéré comme un acte de reterritorialisation, comme la
mise en mouvement d’un corps, touché par l’émotion, comme un acte de liberté,
l’instant de la vie de Jonas lors duquel il était le plus libre

Conclusion :
- La phénoménologie de l’électrochoc suggère de nombreux chocs implicites
- Les mélancoliques doivent être repensés comme :
- des individus à la recherche d’un choc
- des personnes “passivisées” qui font preuve subitement d’une grande activité,
paradoxale et inattendue (le raptus)
- des personnes n’étant nulle part chez eux mais toujours susceptible de poser un acte de
“territorialisation choquée”)

Le choc comme intrigue (p.83-84)


- Le choc constitue la trame du film “Démolition”
- Le deuil de la femme de Davis, morte dans un accident de voiture, semble impossible
du fait que
Davis n’aurait jamais aimé son épouse (et que cela ne lui suscite aucune émotion)
⇒ expérience d’un amour impossible pris au piège du jeu des rôles et des faux-semblants
(= Affectation de sentiments que l'on n'éprouve pas.)
- Le film cherche à détruire le monde de faux-semblant qui exposait Davis a subi sa vie
dans une temporalité sans projet et un espace sans relations (tout comme pour Jonas)
- Davis est à la recherche de plusieurs chocs, le film est donc constitué d’un ensemble de
chocs que Davis impose à son environnement autant qu’il se les applique à lui-même (ex:
lorsqu’il convainc Chris de lui tirer dessus)

Un film incompréhensible (p.84-86)


- Le film et le cas Jonas racontent la même chose
- Démolition était incompréhensible sans l’hypothèse d’un “besoin de choc”

24
- Le film constitue une sorte de famille à 3 (autant décomposée que recomposée)
constitué par Davis, Chris et la mère de celui-ci, Karen
- Dans le travail de reconstruction de soi qu’il accomplit après la mort de son épouse,
Davis devient le métronome du duo formé par la mère et le fils, proche l’un de l’autre
mais incapable de permettre à l’autre de trouver un équilibre personnel et amoureux et
ce par un manque d’une qualité que les 2 reconnaissances à Davis : la sincérité
- Davis a un besoin de se raconter encore à encore à travers ses lettres
- La relation de Karen et son fils est marquée par le silence et l’impossibilité de parler de
la vie amoureuse (on peut s’aimer sans être attentif à ce qui passe dans l’existence de
l’autre)
- En entrant à l’improviste dans la vie de Karen et Chris, Davis fait l’expérience de la
réciprocité et l’expérience de la forme primaire du deux
⇒ il ne fait pas l’expérience de la réciprocité pour lui-même autant qu’il ne l’éprouve au
travers de la découverte de celle-ci qu’il autorise chez ses nouveaux amis
⇒ cette expérience de réciprocité donnera l’occasion à Davis d’éprouver par lui-même
(et sur lui-même) la transformation de soi dont il se fait le vecteur pour Karen et Chris

La méthode de dépersonnalisation (p.86-88)


- Recherche incessante de chocs chez Davis (ex: se faire tirer dessus ou provoquer la
colère chez l’amant de Karen)
⇒ structure d’expérience qui demandait à être projetée dans la temporalité longue et
répétitive d’un long-métrage qui empêche d’y voir un phénomène hasardeux et qui
permet de repérer la variété de ses expressions comportementales
- Le choc (la succession de chocs) structure la vie de Davis et de Jonas avec l’hypothèse
selon laquelle l’être mélancolique est en recherche de nombreux chocs
- Confusion entre le vécu du personnage et l’intrigue du film comme si il y avait une
confusion entre le sujet et son monde
- Comprendre les enjeux du travail de “démolition” du monde et de soi décrit chez Jonas
impose de procéder à un travail de dépersonnalisation méthodique du cas présenté (tout
comme on l’a fait avec le film d’Alexandre Kluge ou l’éthologie animale)
- Une étude de l’homme en situation se doit de s’intéresser au “cas limite qui réside dans
chaque cas” (mettre en évidence les raisons qui font qu’un cas est “digne d’être transmis à
la tradition” parce qu’il est capable de “disputer en lui les conflits majeurs de l’époque”)

25
- Au-delà d’une psychopathologie de l’homme en situation se fait ainsi jour la nécessité
d’une phénoménologie qui porte son attention vers les pathologies de la vie sociale
- Les questions qu’une phénoménologie clinique des pathologies sociales se doit de
mettre en évidence avec obstination
(1) question du corps
(2) question de l’héritage
(3) question de l’institution sociétale

L’invention du corps (p.88-90)


- Plusieurs passages du film “démolition” mettent en scène directement la présence
nouvelle du corps (ex: quand Davis se fait tirer dessus ou quand il se blesse au pied)
- Le corps de Davis s’expose, il lui arrive des choses qu’il ressent en bien comme en mal
et c’est à lui de faire ce qu’il faut pour s’adapter, pour transformer en rapport au monde
ce qui lui tombe dessus et le secoue
- A certains moments, le corps de Davis semble se mettre à exister pour lui-même
⇒ le corps de Davis commence à exister au moment où il est mis à mal, ou il est exposé à
sa destruction (tout comme pour le corps de Chris)
- A d’autres moments, le corps n’apparaît que comme le centre entre aperçu d’un circuit
d’ustensilité qui s’organise enfin autour de lui (le fait que subitement il devient “manuel”
avec tous les outils qu’il trouve autour de lui)
⇒ Davis prend son corps en main et s’installe sur un chantier de (dé)construction qui lui
permet d’échapper à une (dé)situation qui était jusque-là bloquée

Des outils et des hommes (p.90-92)


- Davis dit : “à partir de maintenant, c’est moi et mes outils”
⇒ Il rompt explicitement avec son incapacité fondamentale avant l’accident de voiture
(incapacité à considérer les outils comme des outils)
⇒ Davis ne parvient à se réapproprier son corps que par la pratique (utilisation d’outils)
qui permet d’agir sur le monde qui l’entoure
- On ne peut considérer les techniques comme de simples extensions ou projections du
corps humain qui se contenteraient d’en faciliter ou d’en augmenter la capacité d’agir

26
⇒ Les techniques sont des modes d’actions spécifiques irréductibles aux capacités du
corps humain
- Les techniques du corps sont l’accomplissement des techniques outillées (A partir des
techniques outillées et de leur développement généralisé que le corps a pu être utilisé, en
l’absence même d’outils, comme un outil)
La capacité d’utiliser son corps et sa plasticité viennent de l’incorporation de certains
fonctionnements du monde extérieur qui viennent s’inscrire dans notre corps
⇒ Les techniques du corps sont une “extension” des techniques outillées (et non le
contraire)

Un homme sans techniques (p.92-94)


- Davis est un individu qui ne semble avoir d’expérience technique ou de culture
technique ordinaire
⇒ Par conséquent, privé de toute expérience technique, il est un individu dépossédé de
sa puissance d’agir (il a un corps, mais il n’est pas ce corps)
- Davis ne peut rien faire car il ne conçoit pas que son activité ne puisse se réaliser qu’à la
condition d’être toujours déjà impliquée dans des techniques, dans l’organisation
technique d’un circuit d’ustensilité qui le désignerait comme son centre de référence.
- 27 ans = anesthésie existentielle généralisée pour Davis
⇒ Il est engourdi, il ne fait rien de réel, il fait semblant (son beau-père lui a appris à le
singer)
⇒ 12 ans qu’il évolue dans un monde où les choses ne le reflètent jamais (qui fait de lui
ce qu’il n’est réellement)
- Lorsqu’il se met à tout démolir et à tout démonter, Davis retrouve progressivement
une expérience de son corps (il s’étonne que tout ce qu’il y a autour de lui devient
métaphore)
- Les choses autour de lui se lient les unes aux autres et constituent un système de renvois
qui lui donne enfin la possibilité de faire l’épreuve de lui-même

Deux éducations manquées (p.94-96)


- Les habitations modernes ont créé des espaces dans lesquels il est difficile de laisser des
traces

27
⇒ Davis et Jonas se trouve confronté à cette nouvelle exigence de culture “habiter sans
laisser de trace” (= rester à la surface de choses solides et lisses, ne pas être situé, ne pas
pouvoir se territorialiser)
- En détruisant sa maison, Davis rompt avec cette singulière condition qui faisait de lui un
homme sans techniques déréalisé dans un monde sans aspérités qui ne lui offrait aucune
prise
- Le film propose une réflexion fine sur ce qui fait qu’un homme devient un homme à
partir de l’apprentissage des techniques (qui est violent et tardif chez Davis)
- La question de l’éducation est envisagée sous 2 aspects :
1ère éducation : éducation précoce qui fait de nous des sujets humains (du petit homme
un enfant)
2ème éducation : accent sur l’apprentissage des rôles sociaux que nous devons incarner
dans notre vie d’adultes
⇒ Davis n’a pas bénéficié de ces 2 éducations, il a dû se contenter de singer toute sa vie
des manières de faire et des valeurs ne devaient pas l’intéresser puis des normes et
techniques qui auraient dû l'intéresser sans qu’il sache comment faire

Première technique et seconde technique (p.96-98)


- Pour la 1ère éducation, l’affaire de la vie de Davis remonte à son enfance (Il aurait aimé
courir vite pour éprouver la joie de se déplacer à sa guise)
- Très technique, la course demande d’être en possession de son corps et donne un
sentiment de légèreté et de liberté
⇒ La coordination que la course réclame est davantage de l’ordre du jeu, de
l’exploration de ses possibilités, de l’expérience de soi
- 2 sortes de techniques du corps
- 1ère technique : maîtrise de la nature et asservit l’individu à la collectivité (objet d’une
ritualisation sociale obligatoire)
- 2ème technique : réappropriation du corps et comme une expérimentation
d’expériences multiples, l’expérience individuelle est mis à l’honneur (naissance de
l'utopie car on brouille la distinction entre le possible et l’impossible)
- Les parents de Davis ont tout misé sur sa réussite au risque de le couper de la culture
technique ordinaire de son milieu

28
- Alors que Jonas perd tôt son père et reste scotché à sa mère, Davis semble toujours
détaché de son milieu natal (comme s’il n’avait pas été éduqué)
⇒ Il n’est pas questions qu’il ait apprises les techniques et les valeurs
- “On vient toujours de quelque part” : Assumer cela permet de “se retrouver” ailleurs et
de pouvoir y cohabiter correctement avec soi-même et avec les autres

L’invention de l’héritage (p.98-100)


- Chez Jonas : il avait l’intention de priver son fils de l’héritage de la maison de sa mère
- Chez Davis : on ne conserve pas les biens d’une femme morte, mais on fait fructifier
l’héritage financier et moral d’une femme morte sans descendance (avec cette fameuse
fondation caritative)
⇒ Le point commun sur la question de l’héritage est qu’il ne pose pas problème (il est
réglé une fois pour toutes, comme si le futur n’était que l’infinie perpétuation du passé,
que tout va se repassé comme avant)
⇒ Il n’est jamais question de considérer ce qu’un héritage comporte d’invention
- Davis ne manque pas d’être en porte-à-faux avec le projet de fondation qui lui est
imposé (et provoque l’incompréhension et la colère de ses beaux-parents car il semble
incapable de s’occuper de son épouse même après sa mort)
- Au début, Davis dit qu’il n’aimait pas sa femme et ne savait pas ce qu’elle était, mais il
découvre progressivement qu’il l’aimait, malgré le manque d’attention qu’il lui
témoignait
- Pour Davis, hériter requiert une invention (ç-à-dire à surmonter une distraction, un
manque d’attention à ce qu’il était en train de vivre)
⇒ Hériter de ce qu’il a vécu doit lui permettre de faire l’expérience d’un manque, celui
qui constitue la disparition de son épouse
Le problème de l’héritage ne vient pas de ce qu’on devait hériter d’autrui, mais de ce
qu’on doit assumer ses propres possibilités d’existence comme devant être vécues, c’est-
à-dire reprises et appropriées en 1er personne (en “je”) à partir d’une organisation et de
registres existentiels dont on hérite
⇒ La méprise existentielle de Jonas vient de cette incapacité de décrocher d’une
conception de l’héritage au sens habituel du terme

29
Du temps et des hommes : une conception heideggérienne de l’héritage (p.100-102)
- 2 conceptions de l’héritage :
1ère conception : se pare de l’évidence et vise à la conservation d’un statut quo que rien
ne devrait venir contester (comme pour Jonas)
2ème conception : l’héritage relève toujours d’une invention qui suppose un intérêt
présent pour le passé (hériter relève d’une structure de curiosité qui sélectionne et
dispose des éléments du passé comme dignes d’être hérités en fonctions des questions du
présent)
- La relation entre Davis et Chris met en avant cette 2ème conception : Davis s’active
autour de
Chris afin de lui transmettre de suite le goût de l’authenticité et de la liberté qu’il est,
pour son compte, en train de conquérir durement et chèrement (possible d’hériter à 15
ans sans priver personne de ce qu’il a ou de ce qu’il est)
- Conception heideggérienne de la temporalité et l’historicité : l’héritage est une libre
disposition choisie de certaines possibilités passées (aucune contradiction entre héritage et
choix
- Être soi-même revient à choisir un héritage, à prendre en charge et assumer certaines
possibilités (l'héritage est une structure d’attention et de responsabilité)
- Par les possibilités hérités-choisies que je suis, j’échappe à l’arbitraire et à la multiplicité
fuyante des possibilités pour me rapporter à moi-même sur un mode unifié
⇒ L’héritage est une manière de donner une certaine stabilité à une existence jetée dans
le monde et exposée à la “distraction” ou à la “dérobade”
- La question de l’héritage renvoie à ce qui, au sein même d’une existence, articule celle-
ci entre sa naissance et sa mort
⇒ Ce n’est que par le fait d’hériter et de choisir ce qu’on est qu’il est possible de
coïncider avec sa situation (ce n’est qu’à la condition de choisir sur le mode de l’héritage
ce que l’on est déjà qu’il est possible d’être “pour son temps”)
⇒ Mais comment faire lorsqu’on est dans l’impossibilité d’hériter comme Jonas et Davis?

S’occuper des morts : une technique-limite de soi (p.102-104)


- Le rapport de Davis ne lui permet pas d’hériter dans le sens commun du terme

30
- Il peut toutefois hériter que d’une manière singulière : par la réappropriation de
l’amour qu’il a eu pour son épouse
- Les techniques de soin que l’humanité a depuis toujours mises en œuvre à l’égard des
morts : il faut s’occuper des morts comme on s’occupent de notre corps vivant
⇒ Pour Davis, il ne s’agit pas pour lui de soucier d’autrui après sa mort, mais de se
récupérer lui-même en mettant en oeuvre un ensemble de moyens pour se préoccuper
d’une personne morte (ex: visites au cimetière)
- Lors de sa visite au cimetière, il rencontre celui qui a tué sa femme qui n’arrive pas à se
pardonner à tel point qu’il le prend pour l’amant de Julia
⇒ Se rendant compte de sa méprise, Davis ne peut pas ne pas se préoccuper du sort de
cet homme qui a pourtant ôté la vie à sa femme (il s’agit de voit dans ce passé un destin
dont il pourra ou non faire quelque chose, cet homme est un compagnon pour l’étrange
aventure de Davis)
- Davis cherche à travers les chocs à instaurer un “dialogue d’ombres” avec son épouse et
l’enfant qu’elle a choisi de ne pas garder
⇒ L’échographie retrouvée par Davis signifie l’attachement de Julia à Davis et l’exigence
de celui-ci de veiller enfin sur elle et sur ce qui avait pu l’affecter
⇒ Récupérer ses émotions et retrouver un corps relationnel passe par ce dialogue
d’ombres qui le ramène paradoxalement du côté des vivants
- Il s’agit d’hériter de tous les moments importants passés, sans rien laisser de côté, sans
faire d’inventaire, sans rien prétendre fonder d’autre qu’une vie pour laquelle
l’important est simplement d’être tel qu’on est
- Au-delà de la question de l’amour, c’est la question du fondement du rapport social qui
est interrogé par Démolition : il ne peut être question de faire le deuil de la parenté, non
pas comme institution sociale, mais comme puissance d’institution de la vie sociale

L’invention de la société : un tour de manège et puis… (p.105-106)


- Paul Valéry: “Le futur n’était plus ce qu’il était” (ou le futur n’était plus ce qu’il n’est)
- Il fallait certes démonter le vieux manège, mais c’était pour que Davis puisse le
remonter et le placer sur le bord de la mer ou, avec l’aide de Karen, il avait, pour la
première fois, ressenti l’ absence de Julia

31
- Le manège est l’objet technique par excellence: il exhibe sa technicité et le soin que
requiert son bon fonctionnement entièrement dédié au plaisir de ceux qui s’y précipitent
pour faire quelques tours
- Le manège de Davis fait irruption dans l’image et ouvre de nouvelles perspectives: il est
à la fois corps magnifié de Davis et son outil par excellence lui permettant de renouer
avec les autres
⇒ Ayant retrouvé toutes ses capacités techniques et relationnelles, Davis invite sur son
carrousel l’ensemble des personnages du film (vivants ou morts, enfants ou adultes) enfin
joyeusement réunis dans une ronde qui les met à l’unisson
- Davis est désormais celui qui rassemble son entourage et les synchronise autour de lui
(on peut le comparer à Jonas qui accepterait d’être son propre métronome et celui des
siens)
- La situation n’est pas complètement pacifié : des vivants croisent des morts et se laissent
hanter par ceux-ci

Þ Être soi-même comme individu requiert aussi de pouvoir communiquer un écart


irréductible entre la société et la place qui nous y est faite (nécessité d’une
phénoménologie de l’homme en situation inquiétée par les pathologies de la vie
sociale)

Jonas amok? (p.107-110)


- L’attention aux pathologies de la vie sociale nous invite à mettre en oeuvre une dernière
comparaison entre la recherche d’un choc qui anime Jonas et un comportement
contemporain: le phénomène de l’amok
⇒ Mener à son terme la réflexion de la forme radicale que prend chez Jonas la quête de
la liberté, par le truchement de la recherche d’un choc extrême
- L’objectif est d’identifier le type de société qui privilégie les comportements individuels
de violence extrême soudaine
⇒ Compléter cette réflexion en rapportant cette hyper-normalité, non seulement à une
forme d’inattention intersubjective, mais aussi à une configuration symbolique
particulière des rapports entre la société considérée comme un tout, et les individus qui
la composent
- Le terme amok désigne un comportement meurtrier et suicidaire

32
⇒ L’amok ne relève pas uniquement des comportements de l'ethnographie des sociétés
traditionnelles colonisées mais contribue aussi à la production d’une ethnopsychiatrie de
la société contemporaine
- Le terme amok est associé à une nouvelle de Zweig qui fait le récit de la passion folle
pour une jeune femme, qui ne se donnera jamais à un médecin européen parti en Malaisie
⇒ la personne amok n’est pas un indigène, mais un européen qui n’arrive pas à se fuir
- La nouvelle de Zweig donne accès à une autre histoire du progrès technique et moral
qui aurait caractérisé la modernité occidentale et montre cette violence qui finit par
rattraper le protagoniste qui comme le mélancolique n’a trouvé aucune place où il
pouvait vivre
- Le terme amok est utilisé dans le contexte d’attentats terroristes, de school shootings
mais est peu utilisé en français et se trouve donc coupé de la théorie ou il a été élaboré
conceptuellement par Mauss, dans un dialogue critique aux implications considérables
engagé avec certaines des implications politiques de la nouvelle de Zweig
⇒ L’enjeu était à l’époque de faire part des choses entre les manifestations d’un
enthousiasme révolutionnaire (privé depuis quelques décennies), la possibilité d’une
transformation sociale radicale et ce qui dissimulerait de tendances régressives et
destructrices
- Il reviendrait de réactiver le cadre théorique propre à l’amok ouvert par les travaux de
Mauss sur les formes d’émotivité sociale de grande intensité

L’amok : entre psychiatrie et anthropologie (p.110-112)


- Le cas Jonas et les tueries de masse apparaissent très différents (les tueurs de masse
pouvant être considéré comme des mélancoliques à la recherche de choc)
⇒ Ce qui est intéressant, c’est de rapprocher le passage à l’acte de Jonas et sa recherche
de choc au phénomène de l’amok
- Dans le champ de la psychiatrie, le projet est de vérifier que les catégories
nosographiques que Kraepelin a découvert (la schizophrénie et la psychose maniaco-
dépressive) sont présentes dans toutes les cultures (universalité de la classification)
- Kraepelin associe l’amok à l’épilepsie et le latah à une forme locale d’hystérie
- Devereux mène une critique sans concession de la généralisation du terme d’amok en
dehors de la culture ou il a été observé

33
⇒ Le travail de terrain de Devereux est marqué par le travail de Malinowski et témoigne
d’une grande attention à l’intimité des personnes et la vie quotidienne des villages
observés
⇒ Pour Devereux, l’amok ne peut valoir que pour la Malaisie, que pour les Malais qui
sont préparés, comme culturellement programmés, à avoir ce comportement dans telle
circonstance qui requiert ce comportement
- Selon Devereux, l’amok est une conduite appartenant à un répertoire de
comportements culturels étranger sociétés occidentales modernes
- L’amok et le latah sont des désordres ethniques (= une manière déterminée par laquelle
une culture prescrit la manière de déroger en situation de stress et de conflit par rapports
aux conduites autorisées)
⇒ Manière dont une société en vient à tolérer en son sein une forme de folie qui ne peut
être réprimée (dans chaque culture, il y a une “manière convenable d’être fou”)

L’amok comme modèle d’inconduite (p.112-115)


- Devereux a introduit la notion de modèle d’inconduite, lui donnera les moyens de
caractériser ces “modes d’emplois abusifs” offerts par la société à un individu pour lui
permettre de faire face aux situations de stress
⇒ Ce concept lui permet d’insister sur le fait que toute société n’impose pas seulement
aux individus les conduites acceptables mais qu’elle détermine aussi les conduites
déviantes qui y ont cours
- “La société préstructure l'inconduite individuelle” : la normativité sociale se préoccupe
des conduites d’inconduite (= conduites qui contreviennent aux normes sociales, voire
qui mettent en péril l’existence de la société)
- Un individu ne fait vraiment partie d’une culture qu’à partir du moment où il a réagi de
manière culturellement requise à une situation de stress (elle-même culturellement
spécifique)
- La description du “modèle d’inconduite” pousse jusqu’à ses limites la conception des
“techniques du corps” (Mauss)
⇒ La société n’agit pas seulement sur les individus de l’extérieur et en approuvant
certains actes ou comportements qui continuerait à avoir lieu en en interdisant ou
réprimant d’autres

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⇒ La notion de techniques de corps soutient qu’un individu n’est capable de faire que
quelque chose que quand il a intériorisé un ensemble de normes sociales qui lui
permettent de coordonner ses mouvements et actions pour réaliser une action
efficacement et socialement reconnue (éducation du sang froid)
- Il s’agit d’entendre que même les conduites anormales (ou conduites déviantes) font
l’objet d’une éducation
⇒ Face aux contradictions que la complexité d’une société expose aux individus qui la
composent, celle-ci aménage le moyen pour les individus de déroger à ses valeurs
honorablement et parfois valorisée
- Devereux parle de modèle d’inconduite comme des “valeurs sociales antisociales” qui
permettrait à l’individu d’être antisociale d’une manière socialement approuvée et parfois
prestigieuse
⇒ La reproduction d’une société et le respect de son intégrité ne peuvent être atteints
qu’à la condition que les valeurs de cette société “intériorisent” à leur tour la possibilité
pour un individu de produire un écart significatif par rapport à l’expression normale des
normes sociales (il y a également une éducation de l’émotivité intense, que Mauss appelle
états “paniques”)

L’amok comme “mort sociale” (p.116-118)


- Si on prend en compte le concept de “modèle d’inconduite” pour revenir au cas Jonas,
tout se passe comme si Jonas avait passé sa vie à refuser l’éventualité d’une inconduite
(comme s’il avait voué sa vie à produire une société qui n’intégrerait pas de modèle
d’inconduite, qui n’intégrerait pas la manifestation socialement déterminée et mise en
évidence la possibilité de sa désintégration)
- L’existence de Jonas ne pouvait que chercher à supprimer toute possibilité d’un écart
dans son comportement entre les normes sociales et la manière dont il les mettait en
œuvre (de par son hypernomie)
- L’acte de Jonas ne pouvait pas être réduit un acte de violence dirigé vers les policiers
⇒ remarque de Devereux qui semble décrire parfaitement ce que Jonas cherche
réellement à conjurer : il est bien évident que c’est la situation sociale totale (= la loi)
plutôt que l’individu qui représente la société (= l’agent de police) qui traumatise
l’individu
- Devereux se demande si les sociétés australiennes (considérées comme les plus
primitives) pouvaient échapper aux comportements déviants, criminels ou non, dans la

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mesure ou la simplicité de ces sociétés et l’intensité des processus de socialisation
facilitent l’adaptation à la situation sociale totale
- Thanatomanie: perte du désir de vivre, perte d’élan vital de personnes en parfaite santé
les conduisant vers la mort suite à la perte de leur prestige social
⇒ L’hypothèse freudienne y voit dans cette forme d’autodestruction une tendance
fondamentale à retourner vers l’inorganique
⇒ Mauss avait pour but de décrire une forme d’émotivité intense qui inciterait à
relativiser la fascination suscitée par les récits d’amok
Dans un contexte marqué à la fois par des formes de destruction et de tueries de masse
mais aussi par des espoirs révolutionnaires, l’étude de Mauss, qui rapporte les
comportements d’amok à des formes d’emprise totale de la société sur l’individu
⇒ Mauss insiste sur la dimension d’impuissance (et non de puissance révolutionnaire) de
ce comportement (l’amok n’est qu’une expression parmi d’autres de réactions
individuelles qui prennent le corps dans des états d’émotivité collective intense)

Courir l’amok ou renoncer au jeu social (p.119-120)


- Devereux semble accepter le fait que l’on ne rencontre presque jamais d’individus
systématiquement antisociaux dans les tribus primitives d’Australie centrale MAIS ne
semble accepter ni la relativisation de l’amok ni l’idée que les sociétés les plus primitives
correspondent à des situations d’emprise totale de la société sur les individus
- Réflexion qui permet les 2 formes élémentaires, qui ne sont pas encore socialement
structurées, de production d’un écart individuel aux normes sociales selon une double
nécessité :
- donner un individu un moyen de diminuer leur anxiété
- préserver un équilibre social menacé par le narcissisme qui constitue une tendance
sociétale à se fermer au jeu des différences individuelles ou locales qui la constituent
- Il est possible de faire écart dans la société en agissant de manière criminelle (en agissant
de manière à s’opposer carrément aux normes sociales) MAIS il aurait une autre forme de
déviance qui permettrait d’agir de manière non-criminelle (s’abstenir de se conformer à
telle ou telle règle fondamentale, sans la transgresser mais en s’abstenant de la mettre en
oeuvre)
- Agression par isolement que l’individu décide d’infliger à la société en choisissant de se
tenir à l’écart de ce qu’elle lui imposerait de faire et en choisissant de renoncer à son
statut d’être humain

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⇒ Dans les sociétés peu évoluées, ce genre de renonciation peut représenter pour le sujet
une violente affirmation de son individualité fonctionnelle et de son unicité (les enjeux de
courir l’amok ou de renoncer au jeu social sont les mêmes)
- Plus question de passer à côté de la violence de ces comportements ni de dissimuler la
puissance d’affirmation individuelle qui s’y manifeste en-deçà de toute personnalité
consituée

Retour à Mauss : l’amok comme affirmation violente de l’individualité (p.121-122)


- Le désir de mort dans les sociétés australiennes et néo-zélandaises est le seul modèle
d’inconduite disponible pour une société absolument simple
- Dans notre société, marquée par la division du travail et la multiplicité et complexité
des rôles sociaux, la situation de Jonas a consisté à faire exister cette mort dans sa vie, en
transformant ses relations familiales et amicales en une vie comparable à la société des
morts qu’il avait constituée avec son père et ses grands-parents décédés
- Son effort a été de neutraliser la part de singularité de nos rapports aux rôles sociaux et
nos manières de les prendre en charge
- Le projet de testament ne renvoie pas seulement à un suicide raté mais aussi une
occasion pour Jonas de réinjecter de la vie dans une vie qui n’était jusque-là (désir de)
mort
- Il faut considérer l’amok comme une première forme de rupture par l’individu (dans la
rage de folie meurtrière) d’une expérience de fusion sociale (d'intégration sociale totale)
- Mauss suggère que la violence inhérente à l’échange du potlatch doit être considéré
comme la
1ère forme de réciprocité (le potlatch présenterait une forme agonistique vu qu’il
correspond aux aux formes d’échanges existant dans une société instable, son
ambivalence serait le point de renversement de la violence que comporte la rencontre de
2 individus/groupes en la conjuration dans des formes de dons et contre-dons)
- Les grands cycles de la kula correspondraient, dans des formes de dons et contre-dons
plus “froides”, de la possibilité désormais beaucoup plus lointaine de retomber dans la
violence

Une première forme de respiration sociale (p.122-123)

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- Si l’on se tient au fait que le potlatch est une forme agonistique du don qui permet de
transformer la violence de la rencontre en une forme de relation qui se situe encore au
plus près de la violence qu’elle cherche à conjurer, l’amok serait la manière dont
l’individu instaure une 1ère forme de respiration sociale (qui lui permet de se décoller
d’une adaptation complète à la situation sociale totale, c’est-à-dire la loi)
- Mauss considère l’équilibre d’une société selon l’alternance de concentration sociale et
de moments de dispersion pour les individus et les groupes locaux qui leur donnent la
possibilité de se tenir provisoirement à distance des exigences sociales

Þ L’amok = 1ère forme de respiration sociale agonistique et affectivement intense,


qui se manifeste au plus près de la violence de dépersonnalisation et du narcissisme
social qu’elle cherche à conjurer
⇒ Le rapport de Jonas à la société nous met face à une existence où il n’y a plus aucune
différence entre modèle de conduite et modèle d’inconduite (il est donc impossible de
faire la différence entre un comportement social intégré et un comportement social
d’inconduite qui pourrait alerter sur les contradictions et conflits qui traversent les
rapports sociaux)
- Le choc (raptus) rétablit la possibilité d’une distinction entre l’inconduite et la conduite
(entre l’hyper-normalité et la liberté)
- Si l’on estime que l’amok est la forme première ou paradigmatique de cette distinction,
alors
Jonas nous apparaît comme le dernier moderne (ç-à-d celui qui (re)découvre sa
singularité et interpréter les rôles qui sont le siens dans, dans un choc ultime, peut-être
quand on n’y croyait plus, ni pour lui, ni pour nous

- Le mélancolique est donc un être qui aurait besoin d’un choc qui lui est souvent refusé
et qui serait en quête d’un acte de liberté ou de territorialisation qu’il n’a peut-être
encore jamais posé (Un choc doit être éprouvé, à semble être essentiel)
- Le soin qui est procuré au mélancolique, à travers une camisole ou dans une chambre
capitonnée, à pour objectif de l’empêcher de vivre ce choc
- Refus social qui empêche l’instauration (ou restauration) de la dialectique de la conduite
et inconduite

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- La proposition du livre est d’approcher le vécu singulier d’une mélancolique qui passe
de la passivité à une forme extrême d’activité paradoxale et inattendue
- Le mélancolique est déterritorialisé (mais partiellement si on ajoute le raptus, sa
capacité à poser un acte de territorialisation choquée)
- Le mélancolique rend un double service en tendant un miroir qui rend visible d’une
part les conflits qui se jouent dans l’implicite de la normativité sociale et, d’autre part, la
transformation insensible de ces normes implicites en une normativité vide que plus
personne ne prend en charge (en un ordre social que chacun endosse sans se donner les
moyens de le réfléchir)
- Dans la rencontre entre Jonas et les agents ce n’est pas uniquement la comédie sociale
qui se dénonce, mais aussi toutes les comédies sociales au sein desquelles celle-là avait pu
s’instaurer (la plus terrible étant celle qui réduit chaque individu à être le masque que la
société lui tend)
- Jonas est un homme libre capable d’émotion plutôt qu’un homme empêtré dans une vie
banale et sans saveur
- Description de différents Jonas (on le pluralise/dépersonnalise au lieu d'insister sur son
anormalité et sa déviance)
- L’étude anthropologique de Jonas n’aurait aucun sens à être limitée à une description
clinique de son hyperonymie idiosyncratique
⇒ Il serait malencontreux de limiter l’enquête au démontage de la normativité vide et du
pseudo-monde de Jonas, en se limitant à constater l’inadéquation de son existence par
rapport à des normes sociales qui resteraient non discutées
- L’hypothèse finale d’un Jonas coureur d’amok attire l’attention sur la pathologie d’un
monde social ou la seule possibilité de déroger, la seule inconduite possible est
l’explosion violente et soudaine
- Toute ressemblance avec le monde que nous cherchons à habiter serait parfaitement
fortuite

- Il existe de nombreuses manières de lire mais l’essai du cas Jonas invite encore à un
autre type de flânerie possible, savamment orchestré par les auteurs, et qui n’a rien de
superflu ou d’ostentatoire.

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- Il faut savoir le lire à travers les épigraphes: les citations qui introduisent les chapitres ne
sont pas des vêtements que l’on pose sur le corps du texte comme un emballage inutile,
un accessoire invité à être enlevé à la manière dont on déshabille le corps de ses artifices
⇒ On peut vouloir lire “le cas Jonas” à l’aide des épigraphes, que les auteurs sèment au
gré de leur investigation pour tous leurs lecteurs
- Le cas Jonas n’est pas une biographie psychologique, mais l’histoire philosophique d’une
vie condensée dans un geste social, un coup de feu “criminel” en direction de la police
- On plonge à rebours les émissions sur les serial-killers qui nous fascinent tant elle nous
donne l’illusion d’accéder à la psyché d’un crime que l’on croit inimaginable
- Sartre, Minkowski et Mauss: le sens d’un geste ne s’épuise pas dans la chaîne causale des
motifs qui l’aurait vu naître
⇒ Il est question de ce “rien” qui porte nos actes et qui pourtant fait de notre conduite
humaine autre chose que l’effet naturelles et des raisons sociales
- Le geste de Jonas s’apparente au vertige: sur le pas de sa porte, en face de la police,
Jonas éprouve un vertige devant sa condition mélancolique, que les auteurs comprennent
comme l’état d’un sujet sans avenir
⇒ Il s’agit d’un vertige heureux: Jonas retrouve une forme de mobilité dans une vie
siphonnée par la comédie sociale (Pour une fois Jonas sent qu’il peut)
- Englebert et Cormann prennent soin d’attirer l’attention sur la fissure que ce geste
introduit dans la continuité mélancolique
⇒ A rebours d’une psychopathologie populaire, nourrie aux exigences du tribunal et qui
nous encourage la continuité logique d’une vie, les auteurs nous invitent à penser le sens
d’un geste qui lézarde les murs (ç-à-d à partir de la discontinuité qu’il institue)
- Les auteurs rejoignent la théorie des systèmes :
d’un point vue en 3ème personne, le geste de Jonas est criminel
du point de vue subjectif, le geste apparaît comme un coup heureux, un acte de
revirement dans un jeu figé
⇒ Jonas n’agit pas par accumulation passée mais de surcroît. Il ne fait pas plus de la
même chose mais il tente de changer de système pour paraphraser un geste de
territorialisation
- L’explication que donne Jonas de son geste n’est pas sans rappeler Meursault: “c’est
parce Maman est morte”

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- La logique du monde social est passablement loufoque, du moment qu’elle veut donner
à tout prix un sens limpide à nos faits et gestes
- Le juge veut connaître les raisons que l’expert psychiatre se chargera de lui fournir en
reconstruisant à partir d’un geste, une chaîne causale au terme de laquelle il découvrira
une nature déviante qui aurait présidé à la conduite malheureuse comme elle serait en
mesure de prédire les conduites à venir (Mieux vaut un monde mal expliqué que pas
d’explication du tout)
- Jonas n’entre pas si facilement dans la régularité des moeurs et des explications (mais il
n’est pas enragé non plus)
⇒ Le rapprochement entre son acte de l’épilepsie et de l’électrochoc (sorte de fuite sur
place) nous amène à comprendre le geste moins insensé qu’il n’y paraît (Là ou, de
l’extérieur, la sagesse populaire voit l'effondrement d’un destin de looser, les auteurs y
lisent une utopie, la promesse d’un territoire)
- Le geste de Jonas est utopique dans le sens qu’il installe le sujet dans un lieu suspendu,
un écart à mi-chemin entre le réel et le virtuel
⇒ Jonas ne décompense pas mais connaît le vertige du possible, cette promesse d’un
refuge que l’on voit poindre dans la transition et le passage
- Pour expliquer Jonas, il faut la délicatesse de l’imagination et l’image qui conviendrait
son étrange et improbable lieu de résidence serait cette frégate de corsaires (“Le navire,
c’est l’hétérotopie par excellence. Dans les civilisations sans bateaux les rêves se tarissent,
l'espionnage y remplace l’aventure, et la police, les corsaires)
- Jonas n’est pas un délinquant, un perdant, un fou ou un inadapté et n’est pas rencontré
à partir d’une collection de cas délinquants qui montrerait la loi implacable de la nature
déviante
- Si Jonas est un cas, c’est au sens étymologique de l’événement qui survient et marque
un écart, un déplacement et les auteurs collectionnent la multiplication des prises de vue
psychologiques, anthropologiques, philosophiques, ...
Sommes-nous dans une époque où il ne semble plus possible d’affirmer quoi que ce soit
sans le recours à des données empiriquement validées?
- Pourtant, c’est bien en vertu de cette variation imaginative que viennent à s’esquisser
devant le lecteur les contours d’une destinée qui prend le large (quelque part à mi-
chemin entre le conformisme des colons et le banditisme de la piraterie)
⇒ Il faut pouvoir imaginer Jonas corsaire

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