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LE DON: ESSAI ET CRITIQUE

COMPARAISON DES TEXTES DE MARCEL MAUSS ET D’ALAIN TESTART

Andrés Zambrano
Texte présenté au séminaire d’Anthropologie économique (M. Laurent Berger)
EHESS, Paris, juin 2015.

La comparaison des textes porte sur le classique de Marcel Mauss : Essai sur le don. Forme
et raison de l'échange dans les sociétés archaïques et sur le texte contemporain d’Alain Testart :
Critique du don : études sur la circulation non marchande 1.
Cette étude est divisée en quatre parties :

1. La problématisation du sujet
2. Les données utilisées pour organiser les arguments
3. Les arguments utilisés afin de développer le sujet
4. Les éclairages apportés au sujet

Il s’agit de comparer la pensée de Mauss et de Testart concernant le don et ses différents


concepts connexes : le contre-don, l’échange, l’obligation, le droit, etc. Afin de faciliter la lecture
et de respecter l’ordre de parution chronologique des concepts, on trouvera d’abord les idées de
Mauss, puis celles de Testart.

1. La problématisation du sujet

Pour Mauss, il s’agit de décrire le fonctionnement d’un type archaïque de contrat, qui se met
en évidence à partir d’une dynamique qu’il a nommé le don-échange. À partir de différentes
ethnographies Mauss veut nous démontrer que cette dynamique est universelle dans les
différentes sociétés primitives car le don-échange est l’expression d’un type d’institution qui est
le fondement de ces sociétés arriérés 2.

« Un cadeau donné attend toujours un cadeau en retour […] les cadeaux rendus
doivent être semblables aux cadeaux reçus » (Mauss, 2002 : 6-7) 3 […] « Quelle est
la règle de droit et d'intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque, fait
que le présent reçu est obligatoirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose
qu'on donne qui fait que le donataire la rend ? » (Mauss, 2002 : 7)

Pour répondre à cette question, il faut distinguer trois obligations indissociables : donner,
recevoir et rendre. Ces obligations dynamisent la collectivité en son ensemble. Elles contrôlent le
fonctionnement d’un « système des prestations totales » qui définit le fonctionnement des sociétés
primitives.

1
MAUSS, Marcel (2002). Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés primitives.
Édition électronique dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales". 106 p. Site web:
http://classiques.uqac.ca/ Article originalement publié dans l'Année Sociologique, seconde série, 1923-
1924.
TESTART, Alain (2007). Critique du don : études sur la circulation non marchande. Paris, Éd. Syllepse.
265 p.
2
Je laisserai de côté l’aspect de critique morale de l’économie du texte de Mauss. Comme lui-même
affirme : « [étudier] ces côtés obscurs de la vie sociale, arrivera-t-on à éclairer un peu la route que doivent
prendre nos nations, leur morale en même temps que leur économie » (Mauss, 2002 : 101).
3
Mauss cite la traduction des strophes de l'Havamál, l'un des vieux poèmes de l'Edda scandinave.

1
« De plus, ce qu'ils échangent, ce n'est pas exclusivement des biens et des
richesses, des meubles et des immeubles, des choses utiles économiquement. Ce sont
avant tout des politesses, des festins, des rites […des présents, des cadeaux], dont le
marché n'est qu'un des moments et où la circulation des richesses n'est qu'un des
termes d'un contrat beaucoup plus général et beaucoup plus permanent […] Nous
avons proposé d'appeler tout ceci le système des prestations totales » (Mauss, 2002
: 9).

Identifier et décrire ces prestations totales, c’est mettre en évidence une institution qui
gouverne la vie collective (économique, politique, sociale et religieuse). Mauss soumet l’idée que
le fondement de cette institution repose sur les trois obligations propres à la dynamique de don-
échange.

Pour résumer la proposition de Mauss : la dynamique don-échange, la contrainte


incontournable de donner / recevoir / rendre et la formation d’un système de prestations totales,
sont les concepts qui peuvent aider à démontrer que le don est une pratique qui domine l’ensemble
de la société primitive. Tout cela afin de « contribuer à une théorie générale de l'obligation »
(Mauss, 2002 : 17).

Pour Testart, il s’agit plutôt d’établir la différence entre le don et l’échange, ainsi que la
dichotomie entre le marchand et le non-marchand dans l’échange. Par conséquent, il faut
problématiser et définir le don.

Il existe une différence entre donner et faire une donation :


Donner « c’est l’action de transférer [circulation] d’une main à une autre main.
[…] Le don, c’est un acte gratuit de la part de celui qui fournit cette chose » (Testart,
2007 : 8).

Autrement dit, donner est une catégorie plus générale qui inclut l’acte de don, de faire une
donation. Donner inclut aussi d’autres types de transfert, comme l’échange : marchand et non-
marchand, et la dépendance 4. L’auteur suggère que ce flou conceptuel est le fruit d’erreurs
commises par les anthropologues, de Mauss à nos jours.

« Plus exactement, je soutiens que cette anthropologie :


1. a toujours confondu don et donner,
2. pour la raison qu’elle n’a jamais eu une définition claire de ce qu’était un
don,
3. et, en conséquence, a constamment la tendance à surestimer l’importance du
don dans les sociétés primitives. » (Testart, 2007 : 10).

Testart propose de distinguer les différents types de transfert. La confusion don-échange,


« n’est pas dans les structures primitives (intellectuelles ou sociales) mais dans la tête des
anthropologues » (Testart, 2007 : 13). Ainsi, c’est une erreur et un non-sens que de confondre le
don avec l’échange, parce qu’ils appartiennent à des régimes de droits différents. Par ailleurs, il
existe des différences entre penser qu’un type de transfert prédomine dans une pratique rituelle et
penser qu’elle prédomine sur l’ensemble de la société, autrement dit, penser que le don est le type
de transfert typique des sociétés primitives. Tout l’ouvrage de Testart est un effort pour faire une
différenciation plus fine des concepts, afin de proposer une esquisse d’une théorie générale du
transfert.

4
Que, d’une manière plus générale, Testart a nommé « transfert de troisième type » (t3t).

2
2. Les données utilisées pour organiser les arguments

Le travail intellectuel des deux auteurs a été fait à partir d'interprétations et de réinterprétations
des données ethnographiques de sources documentaires. Mauss comme Testart a comme point de
départ les travaux de Bronislaw Malinowski (sur la kula) et Franz Boas (sur le potlatch). C’est la
dynamique de la kula, aux îles Trobriand de l'océan Pacifique (Nouvelle-Calédonie), et la
dynamique du potlatch, dans les sociétés indiennes (Tlingit, Haïda, Tsimshian et Kwakiutl) sur la
Côte Ouest de l'Amérique du Nord (aux Etats-Unis et au Canada), qui sont utiles pour expliciter
une universalité du don (du côté de Mauss) et pour expliciter la différence entre le don et l’échange
-marchand et non-marchand- (du côté de Testart). Les principaux ouvrages utilisés par les deux
auteurs sont :

a) Sur la kula : Malinowski B. (1922), Argonauts of the Western Pacific. London


b) Sur le potlatch : Boas F.
(1925), Contributions to the ethnology of the Kwakiutl. New York, Columbia
University Press.
(1897), Secret Societies and Social Organization of the Kwakiutl Indians.
Washington. Elibron Classics
& George Hunt (1902-1905), Kwakiutl Texts. New York , AMNH

Les deux auteurs ont également utilisé d’autres textes, tels que des ethnographies ou des
interprétations d'ethnographies. Après comparaison des bibliographies, il ressort que Mauss et
Testard ont tous les deux utilisé les écrits suivants 5 :

Barbeau C. (1911-1912), « Du potlatch, en Colombie Britannique », en : Bulletin de la


Société Géographique de Québec.
Best E. (1892), « The spiritual Concepts of the Maori », in: Journal of the Polynesian
Society, 9.
Seligman C. (1910), The Melanesians of British New Guinea. Cambridge, Cambridge
University Press.

Il y a un écart d’environ 80 ans entre les deux ouvrages. Testart, contrairement à Mauss a donc
eu accès à tout un développement conceptuel sur le sujet pour justifier certaines interprétations,
comme par exemple :

Damon F. (1983), « What moves the kula : opening and closing gifts on Woodlark
Island », in J.W. Leach & Leach (eds.), The kula : new perspectives on Massim
exchange. Cambridge, Cambridge University Press.
Drucker P. & Hizer R. (1967), To make my name good : A reexamination of the
southern Kwakiutl potlatch. Berkeley, University of California Press.
Mauzé M. (1986), « Boas, les Kwagul et le potlatch : éléments pour une réévaluation »,
en : L’Homme, 26(4) : 21-63.

Toutes les autres références bibliographiques utilisées par Testart ont été écrites après la
publication de l’Essai sur le don. Finalement, on trouve une différence de source de données
propre à la nature du texte de Testart, qui est de faire une critique des idées de Mauss sur le don-
échange. Le texte Essai sur le don est une source récurrente qu’utilise Testart pour introduire et
justifier ses arguments.

5
En plus de celles de Malinowski et Boas.

3
3. Les arguments utilisés afin de développer le sujet

On peut résumer la proposition de l’ouvrage de Mauss avec les idées suivantes : (1) le système
de prestation totale, (2) la réciprocité ou « contre-don », (3) les obligations de donner, de recevoir
et de rendre, (4) la force qui oblige à rendre : le hau, et (5) l’esclavage pour dette : le nexus. Tous
ces concepts sont des arguments pour expliquer « les phénomènes d'échange et de contrat dans
ces sociétés qui sont non pas privées de marchés économiques comme on l'a prétendu, - car le
marché est un phénomène humain qui selon nous n'est étranger à aucune société connue, - mais
dont le régime d'échange est différent du nôtre » (Mauss, 2002 : 8).

La notion de système de prestation totale. Le système « celui dans lequel individus et groupes
échangent tout entre eux - constitue le plus ancien système d'économie et de droit que nous
puissions constater et concevoir. Il forme le fond sur lequel s'est détachée la morale du don-
échange » (Mauss, 2002 : 94). Ce type d’institution de prestation emporte tout le système
d’obligations que définissent une collectivité « la circulation des choses dans ces sociétés à la
circulation des droits et des personnes. [Ce système est une phase typique des sociétés primitives
qui] ne sont pas encore parvenues au contrat individuel pur, au marché où roule l'argent, à la vente
proprement dite et surtout à la notion du prix estimé en monnaie pesée et titrée » (Mauss, 2002 :
67). La prestation totale est une forme archaïque du contrat qui est fait explicite en raison de la
dynamique don/contre-don.

La notion de réciprocité. Mauss propose que la réciprocité soit définie comme un acte où, soit
le don et le contre-don sont équivalents, soit le contre-don a une valeur plus importante, mais,
jamais inférieure. « Ceux qui se rendent mutuellement les cadeaux […] les cadeaux rendus
doivent être semblables aux cadeaux reçus » (Mauss, 2002 : 6) 6. « Les présents scellent le
mariage, forment une parenté entre les deux couples de parents. Ils donnent aux deux “côtés”
même nature » (Mauss, 2002 : 27). Et sur la kula, quand Mauss décrit la dynamique entre le vaga
et le yotile :

« voilà les dons d'arrivée ; d'autres dons leur répondent et leur équivalent ; ce
sont des dons de départ (appelés talo'i à Sinaketa), de congé ; ils sont toujours
supérieurs aux dons d'arrivée. Déjà le cycle des prestations et contre-prestations
usuraires est accompli à côté du kula » (Mauss, 2002 : 36).

Les obligations de donner, de recevoir et de rendre :

1. De donner. Dans le potlatch, il existe une relation directe entre cette obligation et le statut
politique.

« L'obligation de donner est l'essence du potlatch. Un chef doit donner des


potlatchs, pour lui-même, pour son fils, son gendre ou sa fille, pour ses morts. Il ne
conserve son autorité sur sa tribu et sur son village, voire sur sa famille, il ne
maintient son rang entre chefs nationalement et internationalement - que s'il prouve
qu'il est hanté et favorisé des esprits et de la fortune, qu'il est possédé par elle et qu'il
la possède ; et il ne peut prouver cette fortune qu'en la dépensant, en la distribuant,
en humiliant les autres, en les mettant à l'ombre de son nom» (Mauss, 2002 : 50-51).

2. De recevoir. On doit accepter un don et l'apprécier, en même temps qu’on s'engage.

« On n'a pas le droit de refuser un don, de refuser le potlatch. Agir ainsi c'est
manifester qu'on craint d'avoir à rendre, c'est craindre d'être « aplati » tant qu'on n'a
pas rendu. En réalité, c'est être « aplati » déjà. C'est « perdre le poids » de son nom ;
c'est s'avouer vaincu d'avance » (Mauss, 2002 : 53).

6
Mauss cite la traduction des strophes de l'Havamál, l'un des vieux poèmes de l'Edda scandinave.

4
3. De rendre. Il faut donner des cadeaux en retour afin de ne pas se subordonner.

« Deux éléments essentiels du potlatch proprement dit sont nettement attestés :


celui de l'honneur, du prestige, du « mana » que confère la richesse, et celui de
l'obligation absolue de rendre ces dons sous peine de perdre ce « mana », cette
autorité, ce talisman et cette source de richesse qu'est l'autorité elle-même » (Mauss,
2002 : 13).

« Donner, c'est manifester sa supériorité, être plus, plus haut, magister ; accepter
sans rendre ou sans rendre plus, c'est se subordonner, devenir client et serviteur,
devenir petit, choir plus bas (minister) » (Mauss, 2002 : 98).

La force qui oblige à rendre : le « hau ». C’est de ce lien spirituel entre le donneur et la chose
donnée dont Mauss parle dans le chapitre « L'esprit de la chose donnée (Maori) ». Les cadeaux
qu’on donne sont « fortement attachés à la personne, au clan, au sol ; ils sont le véhicule de son «
mana », de sa force magique, religieuse et spirituelle » (Mauss, 2002 : 15).

Le « lien par les choses, est un lien d'âmes, car la chose elle-même a une âme, est
de l'âme. D'où il suit que présenter quelque chose à quelqu'un c'est présenter quelque
chose de soi. Ensuite, on se rend mieux compte ainsi de la nature même de l'échange
par dons, de tout ce que nous appelons prestations totales, et, parmi celles-ci, «
potlatch » […] accepter quelque chose de quelqu'un, c'est accepter quelque chose de
son essence spirituelle, de son âme ; la conservation de cette chose serait dangereuse
et mortelle et cela non pas simplement parce qu'elle serait illicite » (Mauss, 2002 :
16).

L’esclavage pour dette : le « nexus ». L'individu qui devient nexus (terme de droit romain),
c'est le recevant.

« La sanction de l'obligation de rendre est l'esclavage pour dette. Elle fonctionne


au moins chez les Kwakiutl, Haïda et Tsimshian. C'est une institution comparable
vraiment, en nature et en fonction, au nexum romain. L'individu qui n'a pu rendre le
prêt ou le potlatch perd son rang et même celui d'homme libre. Quand, chez les
Kwakiutl, un individu de mauvais crédit emprunte, il est dit « vendre un esclave ».
(Mauss, 2007 : 55)

Ce sont les principaux arguments que Mauss utilise pour décrire le fonctionnement d’un type
archaïque de contrat (la prestation totale) qui se met en évidence à partir de la dynamique don-
échange.

On reprendra le premier argument de Testart qu’on a utilisé pour la problématisation du sujet :


la notion de don-échange est un non-sens et une ambiguïté. Il faut faire la différence entre les
deux concepts. Testart déroule ses arguments sur les propriétés formelles du transfert selon ses
différents types. Les idées de l’auteur se résument en une série de tableaux et en une figure.

5
Tableau 1. Propriétés formelles du don et de l’échange 7

Don Échange

a) La circulation entre deux milieux a) La circulation entre deux milieux


b) L’intentionnalité d’avoir une b) L’intentionnalité d’avoir une
réponse est facultative réponse équilibrée, adéquate
c) Acte gratuit de la part de celui qui c) L’engagement de céder un bien
a fourni le bien d) Céder moyennant contrepartie 8

À partir de ces propriétés, on peut voir que le contre-transfert dans le don dépend de la bonne
volonté du récipiendaire (il n’a pas d’engagement). Par contre, dans l’échange, il y a une
obligation qui est exigible (il y a un engagement). C’est à partir de cette idée d’exigibilité, et non
sur l’idée d’obligation, que Testart propose la (variable) nuance principale de sa réflexion sur le
transfert. Voir la Figure 1 9.

Figure 1. Définition de types de transfert à partir du droit


d’exigibilité

Droit d’exigibilité de la
Propriétés formelles contrepartie
présent absent
Droit
d’exigibilité présent Échange Dépendance 10
du bien lui-
même absent ? 11 Don

Le droit d’exigibilité est la propriété formelle qui définit les modes de transfert. On dira qu’il
y a un droit d’exigence de A sur B, mais on peut aussi définir la situation par le contraire,
autrement dit, l’obligation de B de fournir une prestation sur A. Par conséquence, « contre la
formule de Mauss, qu’il n’y a pas et ne peut y avoir “d’obligation de rendre” 12 dans le don. Car
si cette obligation était, ce don serait un échange » (Testart, 2007 : 36).

Testart propose une deuxième dichotomie, au sein de la catégorie de l’échange : le marchand


et le non-marchand. Voici un tableau qui résume les idées trouvées entre les pages 127 à 158.

7
Pour l’échange lire : Testart, 2007 : 14-15. Les propriétés du don sont élaborées à partir de la lecture
générale du texte.
8
C’est le bien retourné en réciprocité de celui d’un précédent transfert.
9
Il s’agit de la figure (sans numéro) de la page 57, avec de petites modifications pour faciliter la lecture.
10
Ce type de transfert est le produit d’une faute ou une responsabilité qui nous incombe. Par exemple : les
impôts, les amendes ou la responsabilité de fournir à quelqu’un comme conséquence de la parenté. Testart
nomme cette circulation un « transfert du troisième type » (t3t). Il présent « les mêmes caractéristiques que
le dédommagement : d’être exigible sans qu’aucune contrepartie ne le soit » (Testart, 2007 : 51). L’auteur
a eu la prétention de montrer l’importance de ce transfert dans les pages 52 à 56, à partir d’une explication
sur la dépendance. Comme le t3t se trouve loin du sujet de mon rapport, je ne ferai plus de commentaires
sur ce type de transfert.
11
Cette quatrième option logique de transfert n’est pas développée par Testart.
12
Au sens fort d’une obligation juridique, pouvoir exiger la contrepartie.

6
Tableau 2. Propriétés formelles de l’échange marchand et non-marchand

Marchand Non-marchand

a) Droit d’exiger la contrepartie a) Droit d’exiger la contrepartie


b) Avec ou sans monnaie, bas ou b) Avec ou sans monnaie, bas ou
(gros) prix élevé, avec ou sans (gros) prix élevé, avec ou sans
crédit crédit
c) L’objet se trouve dans un marché c) L’objet ne se trouve jamais dans
(est une marchandise). un marché (n’est pas une
d) Il y a une demande et une offre sur marchandise).
le bien. d) Il y a une demande sur le bien
e) Les relations entre les acteurs sont mais pas d’offre.
médiatisées par la marchandise. e) Le rapport personnel est la
f) Le lien est éphémère. La relation raison et la condition même de
peut cesser après l’échange. l’échange.
f) Le lien est durable. Le lien est
l'amitié.

En anthropologie, l’échange est « toujours implicitement conçu comme marchand » (Testart,


2007 : 128). L’échange non-marchand est un « échange dans lequel les considérations de prix ou
de valeur ne suffisent pas à provoquer l’échange » (Testart, 2007 : 44). Selon l’auteur, c'est le
préjugé à surmonter, mais sans confondre l’échange non-marchand avec le don. L'idée sous-
jacente est d’identifier quel est le rapport qui commande le transfert.

On peut résumer les arguments de Testart avec un schéma de son esquisse d’une Théorie
générale du transfert définit ainsi : « une classification selon les formes [du transfert] avant
d’envisager une classification selon [ses] fins » (Testart, 2007 : 156). On trouvera à la Figure 2
les différentes catégories et les rôles des acteurs.

Figure 2. Les formes de types de transfert selon Testart

Transfert

Don Échange Dépendance ou t3t


(donateur et (celui qui initie (vassal et
récipiendaire) et le débiteur) seigneur)

Marchand Non-marchand

Considérer Considérer Sans


la la contrepartie
contrepartie Capitaliste Non capitaliste
contrepartie
est centrale n’est pas
centrale

7
La cause de chaque type de transfert est différente. Pour l’échange, c’est l’obtention d’une
contrepartie. Pour la t3t, c’est l’obligation de payer, de fournir. Pour le don, les causes sont
diverses. Il faudrait voir s’il existe une considération sur la contrepartie, comme on a vu à la
Figure 2 (le détail se trouve dans Testart, 2007 : 159-170). Par conséquent, les différentes formes
de transfert répondent aux différentes lois de circulations.

4. Les éclairages apportés au sujet (et quelques comparaisons)

Cette comparaison a été faite entre un ouvrage classique et un ouvrage contemporain le


critiquant. L’exposé des éclairages est centré sur ce fait, c’est-à-dire, les arguments de Mauss à la
lumière des critiques de Testart. Cette dernière partie du rapport est divisée en deux parties. Dans
un premier temps, une considération générale de la critique de Testart à Mauss et, dans un second
temps, un tableau comparatif des idées des auteurs sur quelques concepts.

Mauss ne donne jamais de définition du don-échange. Par conséquent, le premier éclairage


évident est la différenciation et la définition que propose Testart : « Le don est la cession d’un
bien :
1. qui implique la renonciation à tout droit sur ce bien ainsi qu’à tout droit qui
pourrait émaner de cette cession, en particulier celui d’exiger quoi que ce
soit en contrepartie, et
2. qui n’est elle-même pas exigible. » (Testart, 2007 : 22)

L’échange est « l’ensemble de deux transferts inverses par lesquels deux parties s’obligent
réciproquement, l’obligation de l’un était source de l’obligation de l’autre » (Testart, 2007 : 29).
À partir de cette clarification, on peut dire que les différentes ethnographies sur les sociétés
primitives ont étudié certains types de transferts comme le don, alors qu’en réalité, il s’agissait
d’échanges.

Tableau 3. Comparaison entre les idées de Mauss et de Testart sur le don et les concepts liés

Mauss Testart

« Il est, dans toute société possible, de la nature du don « La différence entre don et échange ne peut venir
d'obliger à terme. Par définition même, un repas en seulement de cela [obliger à terme] : il y a des
commun, une distribution de kava, un talisman qu'on échanges différés et il y a des dons qui sont
emporte ne peuvent être rendus immédiatement. Le contemporaines des contre-dons » (2007 : 232).
«temps » est nécessaire pour exécuter toute
contre-prestation » (2002 : 47). Autrement dit, le contre-transfert peut être différé ou
pas, la temporalité n’est pas une propriété formelle qui
détermine la différence entre l’échange et le don.

« Quelle force y a-t-il dans la chose qu'on donne qui « La question posée par Mauss contient une
fait que le donataire la rend ? » (2002 : 7). Selon présupposition. Pourquoi la force qui oblige à rendre
Mauss, les choses échangées seraient dotées d'un serait-elle dans les choses ? » (p. 194).
esprit : le « hau » (2002 : 14).
Mauss a fait une interprétation erronée des paroles de
Tamati Ramapiri, l’informateur de Boas, car Ramapiri
ne parle pas « d’esprit ».

8
Mauss Testart
« Quelle force y a-t-il dans la chose… ? ». Testart propose de lire la traduction anglaise de Best
(1909) 13 qui dit : « le bien qu’il me donne est le hau
du bien que j’ai reçu » (pp. 196-197). Autrement dit,
le hau est une contrepartie d’un bien qu’on vient de
recevoir.

Les forces qui poussent à rendre « sont toujours les


obligations sociales. Et ces obligations [sociales,
juridiques ou morales] ne sont pas précisément dans
les choses » (p. 194). « Les biens kula ne circulent pas
parce qu’il serait dans leur nature de circuler […]
l’idée d’échange, et donc de cycle qui se clôt par un
aller et retour entre deux partenaires, est présente dès
le départ, elle est à l’origine de tout bien que circule
dans la kula, elle est présent dans l’intention de celui
qui fait entrer un de ses biens dans le circuit » (p.183).

Les trois obligations : donner, recevoir et rendre « Il n’y a pas et ne peut y avoir d’obligation de rendre
(2002 : 50). [ni de donner, ni de recevoir] dans le don. Car si cette
obligation était, ce don serait un échange » (2007 : 36)

Dans la kula il n’a pas d’« obligation à rendre ». Il


existe une « obligation à payer une dette ». Parce que
celui qui a reçu un bien kula doit payer avec une
contrepartie, et en plus, s’il ne dispose pas d’un bien
apte pour rembourser la dette, il doit faire circuler le
bien reçu sans le retirer de la circulation. Donc, un
partenaire qui n’est plus en dette, « il n’a aucun
impératif à échanger […] celui qui n’est pas en dette
peut retirer le bien de la circulation » (p. 180).

« La possibilité de refuser un don est inscrite dans


l’essence même du don, même si le refus se doit d’être
poli et assorti de formules à l’avenant » (p.125).
Testart cite Firth, « si le don n’a pas été sollicité alors
il peut être refusé parce que le recevoir serait
incompatible avec le statut social du récipiendaire et le
placerait dans une position d’infériorité » (Firth,
1967 : 15 14).

13
Best E. (1909), “Maori forest lore (part III)”, Transactions of the New Zealand Institute. Wellington,
42.
14
Firth R. (1967), “Themes in economic anthropology : A general comment”, in R. Firth (ed.) Themes in
economic anthropology, Londres, Tavistock (ASA monograph nº 6).

9
Mauss Testart
« M. Malinowski exagère cependant, pp. 513 et 515, Le potlatch et la kula, «sont des institutions qui
la nouveauté des faits qu'il décrit. D'abord le kula n'est relèvent de catégories différentes » (2007 : 46).
au fond qu'un potlatch intertribal, d'un type assez « Les termes de don et d’échange étant
commun en Mélanésie et auquel appartiennent les indifféremment employés dans la tradition
expéditions que décrit le Père Lambert, en Nouvelle- anthropologique » (p. 37). Lorsque dans la kula il y a
Calédonie, et les grandes expéditions, les Olo-Olo des des éléments d’échange et des éléments du don. Donc,
Fijiens, etc. » (2002 : 28, nb 8). dans la kula on peut trouver un droit d’exigibilité
« ceci est un vaga, en temps voulu tu me remettras un
grand soulava (collier) à sa place » (2007 : 38).

Les fonctions du potlatch : Les fonctions du potlatch :


1. Pour manifester la puissance et la richesse, 1. Selon le contexte social où il s’insère « le don peut
conserver l‘autorité et le rang (2002 : 50). L’enjeu marquer, souligner ou entraîner l’infériorité du
c’est l'honneur, le prestige et le statut politique récipiendaire tout comme il peut témoigner de sa
(2002 : 13).
supériorité » (2007 : 101).
2. Humilier les autres, les mettant « à l'ombre de [leur
2. Plus qu’une validation légaliste du nom ou du
]nom » (2002 : 51) et, avec un potlatch non
statut, « c’est un jeu élitiste de reconnaissance
rendus les autres « perdent [la]face » (2002 : 28,
nb 6), ont la « face pourrie » (2002 : 51). réciproque » (2007 : 102) qui est utile pour valider
3. « Pour sacrifier aux esprits et aux dieux » (2002 : avec les autres membres de la société les
22). prétentions du statut du donneur.
3. Mettre en évidence la hiérarchie sociale, selon la
richesse et la puissance. Le don ne crée pas la
hiérarchie (2007 : 105).

« La sanction de l'obligation de rendre est l'esclavage Nexus est un homme de statut libre : « l’homme libre
pour dette. Elle fonctionne au moins chez les qui fournit son travail pour l’argent qu’il doit, afin de
Kwakiutl, Haïda et Tsimshian. C'est une institution solder sa dette» (2007 : 120).
vraiment comparable, en nature et en fonction, au
nexum romain. L'individu qui n'a pu rendre le prêt ou Mauss fait une erreur d’interprétation de l’expression
le potlatch perd son rang et même celui d'homme libre. Kwakiutl vendre un esclave. « Devoir vendre un
Quand, chez les Kwakiutl, un individu de mauvais esclave pour solder une dette, en effet, ce n’est pas la
crédit emprunte, il est dit « vendre un esclave» (2007 même chose qu’être réduit en esclavage pour dette »
: 55). (2007 : 212). Un chef peut donner l’un de ses esclaves
pour garantir un prêt.

Mauss a enlevé la phrase de Boas de son contexte.


Lorsque Boas parle de vendre un esclave pour dette,
« en effet, ne traite pas du potlatch, ni de l’obligation
de rendre dans le potlatch […] il décrit uniquement la
façon dont on acquiert des biens potlatch, et il s’agit
d’une vente, une vente à crédit » (p. 122).

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