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Note préliminaire

Renaud Pasquier
p. 11-12
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 1 Aux noms des six auteurs, j’ajoute celui de Franck Lemonde, contributeur
invisible, mais bien (...)

1Les textes qui suivent émanent d’un travail collectif mené pendant près d’un an. Ce
n’est pourtant pas une voix unique qui s’exprime à travers eux, ni un point de vue
commun. Mais, quand bien même dûment et individuellement signés1, ils portent la
marque de leur multiple origine ; par leurs échos réciproques, ils constituent un
ensemble, reflétant les discussions, réflexions, recherches, accords et discords survenus
au cours de notre lecture de Jacques Rancière. Partis d’orientations intellectuelles et de
champs de recherche différents (histoire, littérature, et philosophie), nous nous sommes
retrouvés autour d’ambitions communes, en fait deux en une : travailler ensemble,
travailler sur Rancière. Peu de pensées, de fait, offrent meilleure occasion d’un
croisement des démarches – ce que l’on appelle d’ordinaire interdisciplinarité.
« Travailler ensemble », cela veut dire l’alternance entre discussions et écriture, où les
textes se modifient au gré de nos lectures et rencontres. Sans doute le dernier état, que
Labyrinthe présente ici, ne l’est-il que par contrainte éditoriale. Il nous a bien fallu nous
arrêter en un point, mais aussi trancher dans la matière de nos travaux. Double
conséquence de ce protocole expérimental : d’une part, une forme volontairement
lacunaire, série de pistes ouvertes plutôt que bilan exhaustif ; d’autre part, une
hétérogénéité non moins voulue, puisque vous lirez ici synthèses, interrogations,
réactions, mises au point, etc. Nous nous sommes laissés une très large liberté quant à la
forme, de l’ensemble, et de chaque texte. Deux principes d’organisation, néanmoins, ont
commandé notre écriture. La première règle fut fixée dès l’origine : ce dossier ne devait
pas être une « somme » sur l’œuvre de Rancière. Cela nous obligeait à éviter le bilan
discipline par discipline (du type « Rancière et… », l’histoire, la littérature, etc.), la
succession de comptes rendus, ou encore un découpage chronologique – tous choix qui,
entre autres inconvénients, contredisaient les options mêmes de Rancière. La seconde
contrainte émergea de nos premiers débats ; notre travail fut orienté selon quatre axes :
la lecture (telle qu’il la pense, telle qu’il la pratique), la communauté, l’historicité, et la
déconstruction (soit la confrontation avec l’œuvre de Derrida). À la suite de quoi nous
nous sommes répartis et regroupés selon l’intérêt trouvé à ces problématiques. Ces étais
de la réflexion, biais singulier pour aborder l’œuvre, ne se retrouvent pas forcément tels
quels dans la disposition des textes. L’ordre choisi ne représente du reste qu’un parcours
possible, en rien prescriptif. Est proposée en annexe une bibliographie non exhaustive
(où manquent notamment des références à des publications non francophones), mais
assez ample pour constituer un outil de travail efficace. Par commodité, nous utiliserons
les abréviations suivantes pour désigner les œuvres de Jacques Rancière, dont les
références précises sont indiquées dans cette bibliographie générale :

AB Aux bords du politique (première version en 1990, deuxième, augmentée en


1998, et rééditée en 2004 : c’est cette dernière que l’on citera dans le dossier).

AH Arrêt sur histoire

CM La Chair des mots. Politiques de l’écriture

CV Courts Voyages au pays du peuple

DI Le Destin des images

FC La Fable cinématographique

IE L’Inconscient esthétique

LA La Leçon d’Althusser

LC Lire « Le Capital »

Mall. Mallarmé, la politique de la sirène

Més. La Mésentente. Politique et philosophie

MI Le Maître ignorant. Cinq Leçons sur l’émancipation intellectuelle

PM La Parole muette. Essais sur les contradictions de la littérature

PP Le Philosophe et ses pauvres

PS Le Partage du sensible

NH Les Noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir

NP La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier

SP Les Scènes du peuple

2Pour les références complètes des articles dont Jacques Rancière est l’auteur, voir la
bibliographie, p. 103.
L’avenir de l’égalité (remarques sur La Mésentente)
David Schreiber
p. 13-19
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Plan
L’histoire de la démocratie
À quoi sert l’égalité ?

Texte intégral
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Il y a de la politique parce que – lorsque – l’ordre naturel des rois pasteurs, des
seigneurs de guerre ou des possédants est interrompu par une liberté qui vient actualiser
l’égalité dernière sur laquelle repose tout ordre social (Més., 37).

1Le modèle de la politique – ou de la démocratie, les deux termes sont ici équivalents –
s’appuie chez Rancière sur deux principes philosophiques à valeur universelle et se
donne à voir historiquement lorsque ces deux principes se nouent : d’abord, « il y a de la
politique » parce qu’il y a toujours déjà une communauté. Les hommes y partagent des
places, des fonctions et des identités et assurent ainsi la reproduction d’un ordre
« naturel ». Ces pratiques et les discours qui les accompagnent forment ce que Rancière
nomme des « polices ». Ensuite, « il y a de la politique » parce qu’il y a toujours déjà de
l’égalité et de la liberté. Du point de vue philosophique, cette égalité est fondée sur
l’universalité du logos, qui ne signifie pas l’universelle capacité de comprendre la raison
des autres mais celle d’avoir la sienne propre et de pouvoir la dire (Més., 39).
Historiquement, « l’âge démocratique » ou « l’âge des révolutions démocratiques » a
inscrit cette égalité dans la constitution du peuple souverain dont la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen proclamée par la Révolution française est l’exemple le
plus achevé. Enfin, « il y a de la politique » lorsque, au nom de l’égalité fondamentale,
une scène visible rend manifeste le tort que les partages portent à cette égalité. Le
propre de cette manifestation, souligne Rancière, est qu’elle fait surgir un type de sujet
collectif qui n’a sa place dans aucun des partages et peut s’identifier au Tout de la
communauté. Le moment de la politique est ainsi un moment an-archique au sens où
toute forme de l’arkhè est provisoirement mise en suspens. « Par-dessus les lois de la
domination et les règlements collectifs » existent ainsi, « de temps en temps », des
formes de subjectivation spécifiques qui défont les partages (AB, 17). « Il n’y a plus de
politique » lorsque cette subjectivation disparaît et laisse à nouveau la place à un ordre
inégalitaire.

2La démocratie n’est donc nullement la forme stable de l’État parlementaire dont on
pourrait atteindre une fois pour toutes la réalisation pure et parfaite. La politique ne se
confond pas avec la revendication, la prise de décision concernant l’ordre de la
communauté ou l’une de ses parties et visant à une meilleure répartition, ni même avec
le règlement du tort ; elle n’est pas affaire de « plus » ou de « moins » d’égalité ; elle
n’est rien d’autre que le moment où l’égalité se manifeste à travers l’apparaître d’une
subjectivation qui interrompt l’ordre des partages. Les deux principes fondamentaux
marquent ainsi deux impossibilités : « L’égalité se change en son contraire dès qu’elle
veut s’inscrire à une place de l’organisation sociale et étatique » (Més., 58) ; et « qui
part à l’inverse de la défiance, qui part de l’inégalité et se propose de la réduire,
hiérarchise les inégalités et reproduit indéfiniment de l’inégalité » (AB, 95).

 1 « Le problème de la para-politique sera alors de concilier les deux natures et


leurs logiques (...)

3Cette situation critique de la politique, aucune des « philosophies politiques »


classiques n’a su, aux yeux de Rancière, l’accepter. Ni la « para-politique » d’Aristote,
ni ses avatars modernes, ni la « méta-politique » (ou « ultra-politique ») de Marx n’ont
réussi à articuler le couple de l’égalité et de l’inégalité de façon satisfaisante – encore
moins l’» archi-politique » platonicienne qui fait purement et simplement l’impasse sur
l’égalité démocratique. La para-politique a certes pris acte de la nécessité du principe
d’égalité mais elle se contente de l’énoncer tout en institutionnalisant la lutte entre les
parties1. Les « politiques » qui en résultent – au mauvais sens du terme – sont
fondamentalement de deux types : soit la recherche impossible d’un « centre » et d’une
classe moyenne, l’illusion d’une marche historique progressive vers une communauté
sans conflit, soit la réitération des partages à travers l’alternance ou, plus classiquement,
à travers la confiscation masquée des pouvoirs. La méta-politique, quant à elle, est dans
la dénonciation permanente de la non-réalité de l’égalité. « Elle affirme le tort absolu,
l’excès du tort qui ruine toute conduite politique de l’argumentation égalitaire » (Més.,
119). C’est pourquoi entendre par prolétaire « la classe de la société qui est la
dissolution de toutes les classes », comme l’énonce le jeune Marx, peut donner lieu à
deux interprétations différentes selon que l’on voudra inscrire cette dissolution comme
le telos de la communauté au prix d’un renversement de l’inégalité – qui ne peut
conduire qu’au pire des régimes policiers – ou selon que l’on y verra l’une de ces
formes de subjectivations politiques qui inscrit d’emblée une communauté d’égaux
« au-dessus » du partage ouvriers-bourgeois.

L’histoire de la démocratie
4Rancière fait-il pour autant de l’histoire une sorte d’éternel retour de l’inégalité, une
simple succession de « moments politiques » que suivrait la chute perpétuelle dans
l’ordre policier ? Telle conception serait assez peu compatible avec l’idée sans cesse
défendue qu’il y a une histoire à « faire2 », même si elle ne prend pas la forme d’un
processus irréversible et homogène orientée vers une fin. Assurément, nous dit-il, la
subjectivation démocratique a une « effectivité sur l’ordre policier » et, de ce dernier, on
ne saurait d’ailleurs faire « la nuit où tout se vaut » :

 2 Voir « Les hommes comme animaux littéraires », entretien avec Christian


Delacroix et Nelly (...)

Notre situation est en tous points préférables à celle des esclaves des Scythes. Il y a de
la moins bonne et de la meilleure police – la meilleure, au demeurant, n’étant pas celle
qui suit l’ordre supposé naturel des sociétés ou la science des législateurs mais celle que
les effractions de la logique égalitaire sont venues le plus souvent écarter de sa logique
« naturelle » (Més., 54).
 3 Voir « La déviation démocratique », dans Les Transitions démocratiques, sous
la direction (...)

5La démocratie possède la puissance de faire dévier la police de sa simple reproduction,


en l’empêchant, par exemple, de revenir à l’une de ses formes historiquement
rétrogrades3. C’est en ce sens que la subjectivation démocratique a seule une
« historicité » : par son pouvoir d’effraction, elle dérègle un ordre immuable. Savons-
nous pour autant quel est l’impact réel du mouvement historique de la démocratie sur
l’inégalité et sur les partages ? Savons-nous quels sont les critères qui permettent de
mesurer l’effectivité de « l’an-archie égalitaire » et quel est le temps de l’agir qui
correspond à cette effectivité ? La question de l’historicité des partages – car ils
changent, nous dit Rancière –, par leur propre mouvement endogène ou par l’impact de
la subjectivation égalitaire, ne semble pas ouvrir chez lui sur une quelconque forme
d’histoire pensable. Encore faut-il peut-être cerner précisément la nature des inégalités
en question.

6« L’âge démocratique » a vu s’entremêler inextricablement deux axes de conflits


fondamentaux, dont le statut n’est pourtant pas complètement équivalent. Le premier est
celui de l’inégale répartition des pouvoirs de gouverner et de l’inégale représentation
des membres de la communauté au sein de ces pouvoirs. Le second, celui de l’inégale
répartition de la richesse, résultat du système capitaliste de production et d’échange dont
Marx et d’autres après lui ont cherché à décrire les traits caractéristiques. De ce double
point de vue toutes les luttes « démocratiques » ne furent pas du même type et leur
temporalité n’est sûrement pas synchrone. Le temps de la lutte pour le suffrage
universel, pour la participation politique et l’égalité des droits de décider pour le Tout
de la communauté, n’est pas celui de la lutte contre la toute-puissance du capital ; la
nature même du couple égalité/inégalité n’y a pas le même sens et la puissance de
l’effraction égalitaire ne s’y vérifie sans doute pas de la même façon. Les grandes
formes de la subjectivation politique qui ont eu cours jusqu’aux années du siècle dernier
s’appuyaient sur les partages produits par le système de production capitaliste.
« Femme », une fois réglée la question de la participation aux pouvoirs, n’a eu
réellement de sens que dans sa capacité à doubler « prolétaire », ou à en prendre le relais
lorsque les réalités historiques auxquelles ce terme était lié en avait fait un identifiant
piégé. Or, ces formes de la subjectivation politique n’avaient de sens que dans la mesure
où elles étaient signifiantes du point de vue du partage de la richesse. Plutôt que d’être
aux bords d’une réincorporation identitaire, mieux vaut peut-être penser qu’elles étaient
aussi déclinables en identités réellement pertinentes au sein du système de production.
Leur force, leur puissance de rassemblement, pouvait s’appuyer sur l’ensemble des
pratiques et des positions partagées face aux groupes dominants. L’écart tendu entre
« démocratie formelle » et « démocratie réelle », que les années quatre-vingt ont réussi à
effacer de notre horizon politique, manifestait l’impossibilité effective de mettre fin à
l’inégalité des richesses en limitant la lutte à la « participation » aux pouvoirs. Il est
d’ailleurs entendu aujourd’hui que le processus d’accumulation du capital s’est
largement accommodé des effets concrets de l’effraction égalitaire sur le partage du
pouvoir de décision et qu’il a même su en tirer le maximum d’avantages. Or, que nous
dit Rancière de la puissance effective de l’an-archie égalitaire sur le système de
production ? À dire vrai, pas grand-chose. Si l’on met à part les conditions de possibilité
de la parole politique (contrôle des libertés, formes des assemblées), il ne mentionne de
fait aucun résultat de la subjectivation politique. La Nuit des prolétaires, rééditée en
1997, proposait de s’inspirer de l’exemple des ouvriers saint-simoniens dans la France
du XIXe siècle, et il y avait là un écho à la conclusion désenchanté de La Mésentente sur
l’actuelle disparition de la politique et l’absurdité de son identification au consensus
post-démocratique. Mais face au « nihilisme de la sagesse officielle », le livre n’offre, il
faut l’avouer, guère de perspective : échec des ateliers nationaux, échec de la
communauté icarienne, échec des tentatives pour organiser la production et le travail sur
d’autres perspectives que celle de l’enrichissement et du profit. Sans que l’on sache si la
faute en revient à la force de coercition du système général de la production, à celle des
discours légitimes (y compris ceux sur la nécessaire organisation de la classe ouvrière)
ou à la nature « inégalitaire » de tout ordre social, il apparaît que toute forme de sortie
du système n’a aucun avenir. À plus grande échelle, les « systèmes totalitaires » archi-
policiers fondés sur la dictature du prolétariat en sont l’ultime preuve historique
(« Souvenez-vous, l’URSS »).

À quoi sert l’égalité ?


7Il y a alors deux manières de comprendre l’égalité dont nous parle Rancière. La
première consiste à n’y voir qu’une façon de continuer à penser l’histoire et la lutte des
classes sans jamais toutefois chercher à inscrire l’égalité dans l’avenir d’un projet et
d’une utopie. Le moyen est philosophiquement commode lorsqu’on ne sait plus donner
forme à l’avenir, mais il n’est pas sûr qu’une telle position puisse donner un sens à
l’agir politique4. Il faudrait savoir se satisfaire de cette égalité passagère et subjective,
cesser toute pensée ou toute mesure d’égalisation. Mais l’égalité risque bien de devenir
une coquille vide. Il sera sans doute difficile de ne pas faire peser le soupçon qu’elle
n’est, en dernière instance, qu’une volonté de sauver in extremis l’idée même de
communauté. La seconde fait du moment de la politique un montage « argumentatif »
ultra-perfectionné, la possibilité d’une situation de parole qui n’est pas le dialogue entre
partenaires mais la véritable expression du « litige ». Le « syllogisme de l’égalité »
devient alors, comme mode d’intervention, la forme la plus conflictuelle, tout en restant
la plus raisonnable, qui met en présence les parties et leurs raisons. La politique
s’inscrit simplement comme un moyen parmi d’autres pour s’acheminer vers le
maximum d’égalité à partir du minimum déjà inscrit « dans le champ de l’expérience
commune » (Més., 126). Mais notons que l’on ne fait pas l’économie d’une pesée du
« plus » et du « moins ». Si la méta-politique ruine « l’argumentation démocratique »,
c’est bien parce qu’elle doute que la remise en question des partages soit suffisante
lorsqu’elle se contente de cette forme d’action. Faire de la grève une « structure
discursive » (Més., 80), c’est assurément la confondre avec la manifestation. Faire la
grève, c’est d’abord faire peser une menace sur le devenir d’un certain processus
économique.

 4 Sur la question du rapport au temps et à la croyance en l’Histoire dans la


philosophie (...)

 5 Voir Immanuel Wallerstein, L’Après libéralisme, Essai sur un système-monde


à réinventer, Par(...)
 6 Voir Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris,
Gallimard, 1999.

8Sans doute était-il rétrospectivement nécessaire de défendre le dissensus démocratique


face aux discours sur la « fin » ou le « retour » de la politique dans les années quatre-
vingt. Sans doute devons-nous nous habituer à penser l’histoire sans penser sa fin. Mais
définir la politique hors du conflit des intérêts qui donnent formes aux parties nous
paraît aujourd’hui bien risqué et déchiffrer l’inégalité passe, selon nous, avant toute
« vérification » de l’égalité. Davantage que l’attente angoissée d’une subjectivation
égalitaire, il vaut mieux chercher à redonner visibilité aux partages sociaux ainsi qu’à la
logique qui les fonde et les masque. Le problème des échelles auxquelles nous devons
nous placer pour envisager l’inégalité nécessite sans doute de repenser les formes des
communautés dans lesquelles inscrire nos actions politiques5. Cela passe aussi par
l’effort de déchiffrement de ce qui a su se dissimuler derrière le discours sur « la fin de
la politique » depuis vingt ans6. Dire que ce discours fut l’ultime aboutissement de la
logique « méta-politique », que le soupçon sur l’égalité a conduit tout droit à la rupture
de tension du couple « démocratie formelle »/ « démocratie réelle » pour laisser place
au mensonge ou à la naïveté d’une démocratie achevée, ce que Rancière laisse entendre
à la fin de La Mésentente, c’est peut-être sous-estimer la double puissance de séduction
et d’oppression du processus inégalitaire à l’œuvre et se tromper de « responsable ». Le
responsable n’est pas un discours et il n’a pas figure humaine.

Notes

1 « Le problème de la para-politique sera alors de concilier les deux natures et leurs
logiques antagoniques : celle qui veut que le meilleur en toutes choses soit le
commandement du meilleur et celle qui veut que le meilleur en matière d’égalité soit
l’égalité »(Més., 107).

2 Voir « Les hommes comme animaux littéraires », entretien avec Christian Delacroix
et Nelly Wolf-Cohn, Mouvements, n° 3, 1999, p. 133.

3 Voir « La déviation démocratique », dans Les Transitions démocratiques, sous la


direction de Laënnec Heurbon, Paris, Syros, 1996.

4 Sur la question du rapport au temps et à la croyance en l’Histoire dans la philosophie


contemporaine, voir Bertrand Binoche, « Histoire, croyance, légitimation », Études
théologiques et religieuses, n° 4, 2000, p. 517-529.

5 Voir Immanuel Wallerstein, L’Après libéralisme, Essai sur un système-monde à


réinventer, Paris, Éditions de l’Aube, 1999.

6 Voir Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris,


Gallimard, 1999.

Pour citer cet article

Référence électronique

David Schreiber, « L’avenir de l’égalité (remarques sur La


Mésentente) », Labyrinthe, 17 | 2004 (1), [En ligne], mis en ligne le
13 juin 2008. URL : http://labyrinthe.revues.org/index166.html.
Consulté le 29 mars 2009.

Police, politique, monde : quelques questions


Renaud Pasquier
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Thèse 6 : Il y a deux manières de compter les parties de la communauté. La première ne


compte que des parties réelles, des groupes effectifs définis par les différences dans la
naissance, les fonctions, les places et les intérêts qui constituent le corps social, à
l’exclusion de tout supplément. La seconde compte « en plus » une part des sans-part.
On appellera la première police, la seconde politique (« Dix thèses sur le politique »,
AB, 239).

Il y a une police mondiale et elle peut parfois procurer quelques biens. Mais il n’y a pas
de politique mondiale (Més., 188).

 1 Voir par exemple Slavoj Zizek, « Le malaise dans la subjectivation politique »,
Actuel Marx (...)
 2 Voir Yves Michaud, « Les pauvres et leur philosophe », Critique n° 601-602,
1997, p. 445.

1La distinction entre police et politique, point névralgique du travail de Rancière, en est
sans doute aussi l’élément le plus discuté. Mais un même défaut affecte souvent
l’argumentation de ses détracteurs : confondant police et pouvoir 1 (là où Rancière
s’attache justement à marquer la différence) ou encore les « sans-part » (dont le compte
surnuméraire vient bouleverser le « partage du sensible » consensuel) avec les
pauvres2, ils ignorent la spécificité des définitions de Rancière, et limitent du même
coup la portée de leurs critiques.
2Qui pourtant n’ont rien d’illégitime, tant l’articulation est problématique. La
combinaison d’une irréductibilité (la politique n’est et ne sera jamais police) et d’un lien
nécessaire (pas de politique hors de la police) risque deux radicalisations : la première,
qui considère avant tout l’irréductibilité, conduira au soupçon de toute
institutionnalisation, voire à une mystique de l’événement, une sorte d’exaltation de la
« révolution permanente » ; à l’inverse, la seconde insistera sur le caractère éphémère
des subjectivations politiques, et se muera en fatalisme devant leur résorption dans
l’ordre inégalitaire – « … et tu retourneras à la police ». Ces deux positions, également
repoussées par Rancière, pointent cependant la question principale, celle des effets de la
politique. À son propos, plusieurs problèmes :

 3 Lire « La déviation démocratique », dans Les Transitions démocratiques,


Laënnec Heurbon (...)

3– Sur quoi repose la « mécanique policière », entropie non irréversible à combattre


sans cesse3 ? Une improbable « nature humaine » ? Des « infrastructures » ? Quoi qu’il
en soit, il y a là une loi transhistorique dont il est difficile de rendre compte.

4– Rancière voit dans certaines revendications, de l’ordre du droit, des « luttes


policières », distinctes des subjectivations politiques proprement dites, faute de
manifester une « démonstration de capacité ». Comment appréhender un tel statut, à
quelle aune juger ces interventions ?

5– Le problème ici en jeu est celui de la « bonne police ». On voudrait la concevoir


comme celle qui, affectée par les effractions politiques répétées, laisserait justement
ouverte la possibilité de subjectivations. Cela contreviendrait pourtant à l’hétérogénéité
police/politique, et à l’imprévisibilité du surgissement politique ; se dessinerait en outre
à l’horizon une « meilleure des polices » dont Rancière ne veut pas entendre parler. Le
problème de l’évaluation des pratiques policières, et singulièrement, gouvernementales,
reste intact.

6Ces interrogations, Rancière les rencontre néanmoins quand il considère l’époque


contemporaine, dont il retient deux caractéristiques : l’exhibition d’une « démocratie
consensuelle », soit, dans les figures équivalentes de la fin et du retour de la politique,
une pure négation de celle-ci ; l’aspiration confuse à une extension internationale de la
« démocratie » ainsi entendue, soit l’un des visages de la sempiternelle mondialisation.

 4 « La déviation démocratique », art. cit.


 5 « La guerre comme forme suprême du consensus ploutocratique avancé »,
Lignes n° 12, 2003.

7Deux constats qu’il s’agit d’éclairer. Notons-le d’emblée, l’attention aux formes
passées de subjectivation fait place à l’analyse inlassable de la configuration
consensuelle. Témoin le foisonnement terminologique pour la qualifier : postdémocratie
(Més.), ochlocratie, épistémocratie (AB), oligarchie 4, ploutocratie 5. Où se lisent
l’ampleur et la difficulté de la tâche. De fait, le diagnostic établi est sombre, et notre
temps « nihiliste » (Més., 167-188). On se demande alors, la politique étant
constitutivement difficile, ce qui la rend encore plus rare aujourd’hui : « Son éclipse
actuelle est bien réelle » (Més., 188). C’est d’abord le règne du consensus, entendu
comme réduction de la politique à la police, perception de la communauté comme
stricte somme de ses parties – ici prendrait place l’idée de démarches strictement
« policières » qui, faute de favoriser la construction de scènes, ne lui fassent du moins
pas obstacle.

8C’est ensuite la complexité de ce consensus, qui joue sur deux niveaux :

L’agir politique se trouve en effet pris en tenaille entre les polices étatiques de la gestion
et la police mondiale de l’humanitaire (Més., 184).

 6 Ibid.
 7 Ibid., p. 37.

9L’espace mondial n’apparaît qu’à l’horizon du travail de Rancière ; il s’impose à lui


depuis environ dix ans. Sa réflexion se déploie sur trois plans. D’abord comme critique
de la catégorie d’» humanitaire » attachée aux représentations de la « communauté
internationale », manifestation ultime de la philosophie politique – de son entreprise de
suppression de la politique – sous la forme de l’éthique (Més., 171-172). En un second
plan, en phase avec l’actualité la plus récente, il examine l’évolution brutale de ce
consensus mondial, à savoir, pour reprendre le titre d’un texte de novembre 2003, « La
guerre comme forme suprême du consensus ploutocratique avancé 6 ». On y trouve une
très incisive et très convaincante analyse de la notion d’insécurité, qui articule les deux
niveaux de la police, comme sentiment qu’il importe de nourrir (sous couvert de lutter
contre) afin de resserrer les communautés de la peur (et de la haine de l’autre) où la
puissance de division qu’est le dèmos disparaît derrière le tout identitaire de l’ethnos.
Les luttes contre « les États-voyous » ou les « sauvageons » ne sont autres que des
visages du consensus triomphant, « utopie du gouvernement de la planète par
l’autorégulation du capital 7 », où se confondent pouvoirs étatique, militaire,
médiatique et financier.

 8 Paris, Exils, 2000.


 9 Pour un développement de ce débat, on lira deux entretiens : « Peuple ou
multitudes ? », Mu(...)
 10 Voir « La communauté comme dissentiment », Rue Descartes n° 42, 2003,
p. 97-99 et « Disse(...)

10Le troisième plan de réflexion concerne dès lors les moyens de lutter contre cette
utopie mondialiste…, s’il y en a (voir la citation liminaire). L’affirmation d’absence
d’une politique mondiale prend la forme d’une critique récurrente des thèses d’Empire,
de Negri et Hardt8, qui tentent de prendre en compte la dimension mondiale du
consensus – pour conserver le terme de Rancière. Ce dernier y voit un « marxisme
vitaliste », qui abandonne le peuple pour les multitudes, en une ontologie des sujets
politiques qui s’inscrit finalement dans la métapolitique philosophique attaquée par La
Mésentente 9. Ajoutons à cela la sympathie (très) sceptique témoignée par Rancière aux
altermondialistes ou au mouvement des sans-papiers 10, et l’on se figurera l’impasse
présente de la politique : dans une configuration mondiale du consensus, elle serait
restreinte au cadre national (étatique), donc condamnée. Comme si le caractère local de
la politique (Més., 188) glissait d’une désignation de la singularité des cas à une
acception géographique. Le couple police/politique semblait pourtant permettre de
penser la politique hors de l’État et son cadre national. Le corrélat entre les deux notions
paraît puissant : dès lors qu’il y a police mondiale, pourquoi pas de politique ?
 11 Voir « La déviation démocratique », art. cit.

11Deux hypothèses, alors. La première prendrait acte de la nécessité d’un État. Deux
options se présentent : soit défendre l’État national contre la « mondialisation », et
tomber dans les paradoxes qui entravent la contestation altermondialiste ; soit envisager
un État mondial, rêve d’une « meilleure des polices » indistinct de l’utopie mondialiste.
L’analyse de Rancière en sortirait donc défaite. Dans la seconde hypothèse, on
considère que, quoique élaborée dans un cadre national-étatique, la distinction
police/politique est opératoire à d’autres échelles : c’est en somme être plus
« ranciérien » que Rancière, et tenir la possibilité d’une « scène mondiale » de la
politique ; soit la possibilité de subjectivations politiques contre la double liquidation
consensuelle du peuple comme agent démocratique : par réduction à l’ethnie (versant
national-étatique), par dissolution dans la foule consommatrice (versant mondialiste-
capitaliste) 11. Contre son propre et relatif pessimisme, Rancière ouvre la voie à cette
aspiration, en se faisant, sinon prescriptif, du moins plus injonctif qu’à l’ordinaire :

Notes

Un mouvement démocratique conséquent doit […] prendre la pleine mesure de ce qui


sépare ses formes des formes de l’État et sa liberté de la liberté des marchandises12.

1 Voir par exemple Slavoj Zizek, « Le malaise dans la subjectivation politique », Actuel
Marx n° 28, « Y a-t-il une pensée unique en philosophie politique ? », 2e semestre 2000,
p. 137-152.

2 Voir Yves Michaud, « Les pauvres et leur philosophe », Critique n° 601-602, 1997,
p. 445.

3 Lire « La déviation démocratique », dans Les Transitions démocratiques, Laënnec


Heurbon (dir.), 1996.

4 « La déviation démocratique », art. cit.

5 « La guerre comme forme suprême du consensus ploutocratique avancé », Lignes


n° 12, 2003.

6 Ibid.

7 Ibid., p. 37.

8 Paris, Exils, 2000.

9 Pour un développement de ce débat, on lira deux entretiens : « Peuple ou


multitudes ? », Multitudes n° 9, 2002 et Dissonance, texte en ligne à
http://www.messmedia.net/dissonance/issues/ issue01/issue01_13.htm
10 Voir « La communauté comme dissentiment », Rue Descartes n° 42, 2003, p. 97-99
et « Dissenting Words », Diacritics volume 30, n° 2, 2000, p. 123-126.

11 Voir « La déviation démocratique », art. cit.

12 « La guerre comme forme suprême du consensus ploutocratique », art. cit., p. 39.

Pour citer cet article

Référence électronique

Renaud Pasquier, « Police, politique, monde : quelques questions »,


Labyrinthe, 17 | 2004 (1), [En ligne], mis en ligne le 15 juillet 2008.
URL : http://labyrinthe.revues.org/index168.html. Consulté le 29
mars 2009.

Politiques de la lecture
Renaud Pasquier
p. 33-63
Plan | Texte | Notes | Citation | Auteur

Plan
I – Les « animaux littéraires » dans « l’île du livre »
II – Rancière lecteur
III – Montages

Texte intégral
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Toute pensée un peu singulière se signale par ceci qu’elle ne dit jamais
fondamentalement qu’une seule chose et ne peut s’empêcher de la risquer à chaque fois
dans le prisme coloré des circonstances (PP, 13).

1On ne prétendra pas identifier ici la seule et même chose inlassablement réaffirmée par
Jacques Rancière. Il s’agit d’aborder la singularité de son œuvre par ce biais – selon
nous primordial – de la lecture, comme problème et comme pratique. Tant il est vrai que
c’est dans et par la lecture, à travers les échos de paroles autres, que se forge et se
déploie une voix propre, celle d’un philosophe-lecteur. Non pas un commentateur. Point
d’exégèse, mais la mise en œuvre d’une écoute, d’une sensibilité à des voix multiples.

I – Les « animaux littéraires » dans « l’île du


livre »
2« Qu’est-ce que lire ? » (LC, 6) : Louis Althusser plaçait cette question au cœur de Lire
« Le Capital », travail menéavec ses élèves et appelé à un retentissement aussi
considérable qu’inattendu. Ce premier acte du parcours intellectuel de Jacques Rancière
ne nous intéresse pas ici en tant que tel : c’est la rupture radicale avec Althusser qui
constitue le geste inaugural d’une œuvre propre, rupture avec l’» idée de la lecture qui
soutient l’entreprise althussérienne » (CM, 157), rupture signifiée avec virulence dans le
Mode d’emploi pour une réédition de Lire « Le Capital » 1, et surtout dans le premier
ouvrage de Rancière, La Leçon d’Althusser 2.

 1 Texte prévu comme préface à une nouvelle édition complète du volume


finalement publié, pour (...)
 2 Premier ouvrage de Rancière, en forme de réquisitoire contre son ancien
maître, à partir (...)

3Le projet même de Lire « Le Capital » récusait la « lecture innocente » ou


« religieuse » (LC, 6), au profit d’une lecture symptômale : mettant au jour l’insu ou
l’impensé du texte, elle « décèle l’indécelé dans le texte même qu’elle lit, et le rapporte
à un autre texte, présent d’une absence nécessaire dans le premier » (23). Lire, c’est
faire voir un invisible intrinsèque et essentiel – c’est démystifier. Et telle est bien la
tâche de la lecture althussérienne, arme de la science contre l’idéologie. L’enjeu
politique est clair : il y aurait d’un côté les brouillards de l’idéologie et ceux qui s’y
perdent, de l’autre la science qui les dissipe, par l’entremise de ceux qui savent. Par-delà
les pages du livre, le lecteur compétent, le savant, saurait seul la vérité de pratiques
ignorée par leurs acteurs mêmes :

La vérité de l’histoire ne se lit pas dans son discours manifeste, parce que le texte de
l’histoire n’est pas un texte où parlerait une voix (le Logos), mais l’inaudible et illisible
notation des effets d’une structure de structure(LC, 8).

 3 Mode d’emploi…, art. cit, p. 806.


 4 La République III, 415a.
 5 En sus d’Althusser, on citera les figures du Philosophe et ses pauvres,Marx,
Sartre, et surtout (...)
4Ce couple science/idéologie – recouvrant le partage savants/ignorants – est la cible
première de Rancière ; il inscrit cette lecture qui fut sienne « dans le système des
pratiques discursives du pouvoir3 », y dénonçant une posture de domination, quand
bien même prétendrait-elle servir la cause de l’émancipation – et surtout pour cette
raison. Ce partage ne ferait que reconduire le « beau mensonge » platonicien nécessaire
à la bonne marche de la cité, celui de la distribution des âmes, d’or pour les uns, de fer
pour les autres, pieux mensonge qui fonde l’harmonie, qui assure que chacun s’en tient
à son affaire, sans s’aventurer au-delà de son territoire propre4 (voir PP, 36-44). Quoi
qu’ils en aient, les libérateurs autoproclamés, chantres d’une lecture du soupçon et du
dévoilement, sont donc désignés comme héritiers de Platon l’antidémocrate, le
philosophe « totalitaire », dont la fiction – revendiquée comme telle par Socrate – n’a
d’autre but que d’assurer au philosophe le privilège de la pensée. Opération répétée
donc par les démystificateurs modernes5, qui, à rebours de Platon, prétendent
subordonner l’émancipation à la démystification.

 6 « Don Quichotte, Althusser et la scène du texte » (voir CM) vient l’attester :


texte (...)

5Dénoncer cette fiction, rejeter le partage, refuser un mode de lecture, c’est tout un ; la
réflexion propre de Rancière s’élabore à partir de cette rupture, accusée, approfondie,
enrichie6. Les personnages qui peuplent ses textes sont d’abord des lecteurs : avatars
d’Althusser, lecteurs agréés, professionnels, dont Pierre Bourdieu est longtemps
l’incarnation la plus récurrente ; lecteurs hérétiques surtout, contrebandiers des mots, à
qui les livres ne sont pas destinés, les héros de La Nuit des prolétaires, le menuisier
Gauny, Claude Genoux, mais aussi Emma Bovary, Véronique Sauviat-Graslin, et bien
sûr Don Quichotte, mauvais lecteur s’il en est. À la lecture-confiscation des premiers
s’oppose une lecture-appropriation des seconds. Appropriation mutuelle : car si ces
parvenus s’emparent des mots et de la culture des autres, s’ils transgressent la frontière
interdite, ces mots à leur tour se saisissent d’eux et les arrachent à leur destinée,
interdisant toute assignation stable à ces êtres qui rêvent d’ailleurs.

 7 Lire les précisions de Rancière sur son usage d’Aristote, dans l’entretien
« Histoire des (...)

6À travers l’étude patiente et minutieuse de ces figures transgressives, Rancière met en


place une anthropologie minimale et paradoxale aux accents aristotéliciens7 : « êtres
parlants », les hommes sont tout autant « êtres lisants », des animaux littéraires.

L’homme est un animal politique parce qu’il est un animal littéraire, qui se laisse
détourner de sa destination « naturelle » par le pouvoir des mots (PS, 63).

7La lecture apparaît ici comme l’activité humaine par excellence, précisément en ce
qu’elle contrecarre toute naturalisation de l’humanité. En outre, elle ne se définit
aucunement sur le mode de l’avoir, comme accumulation du savoir, mais comme une
opération venant perturber l’être du lecteur – ou la perception qu’il en a, ce qui revient
au même. Reste à comprendre comment procède ce détournement, et ce que Rancière
entend par l’adjectif littéraire.

 8 La distinction entre les deux usages du terme est soulignée par Solange
Guénoun dans (...)
8Cette littérarité qui définit la condition humaine n’a guère de rapport avec la
literarurnost des formalistes russes mise au goût du jour par la théorie littéraire8. Loin
de signifier une essence de la littérature, littérarité désigne chez Rancière un régime des
rapports entre corps et mots, défini comme disponibilité mutuelle des uns aux autres :
d’une part des corps prêts à accueillir toute fiction, à l’élever au rang de vérité ; d’autre
part des énoncés errants, sans destinataire privilégié. Aux figures de lecteurs hérétiques
correspond une image platonicienne du livre ; ces blocs de mots sans origine ni but
repérables, c’est en effet dans le Phèdre que nous les rencontrons, où Socrate raconte le
mythe de l’invention de l’écriture par le dieu Theuth, doublement mise en accusation
par le roi Thamous : comme parole orpheline, à la fois muette (sans père pour la
défendre – pour en fixer le sens) et bavarde (puisqu’elle s’adresse à tous, sans établir de
relation personnelle avec un lecteur particulier). Or, c’est une certaine forme de
communauté que dessine cette parole errante et indéterminée, où aucun corps (aucun
lecteur) n’est privilégié – soit une communauté fondée sur l’égalité, en un mot : la
démocratie, honnie par Platon.

 9 Voir « L’inadmissible », où l’articulation littérature/politique est élaborée


autour (...)
 10 Platon verrait « plus juste dans les fondements de la politique et de la
démocratie que les (...)
 11 Le Curé de village de Balzac – qui place une Bovary avant la lettre au cœur
d’une intrigue (...)

9Le fil de la lecture, que nous avons suivi depuis la critique de l’althussérisme, vient ici
nouer politique et littérature dans une même perspective an-archique9 : l’abolition des
« castes de lecteurs » rencontre une pensée de la démocratie, empruntée à
l’antidémocrate Platon10, comme mode de circulation des mots (et non comme
institution), mais aussi l’idée même de littérature telle qu’elle s’invente à l’aube du XIXe
siècle sur les ruines de l’ancienne hiérarchie générique des « belles-lettres », parole
muette et bavarde, sans garant en amont de ses trajets, sans destinataire désigné en aval ;
Rancière rappelle que l’absolu romantique, celui du style flaubertien, n’est rien d’autre,
étymologiquement, que la déliaison (PM, 107). Ce point d’intersection en une
commune (mais non identique) délégitimation des hiérarchies, une formule le désigne,
récurrente chez Rancière : « l’île du livre ». Qu’entendre par cette insularité du livre ?
Son irréductibilité aux circuits légitimes de communication et de domination, par lui
entravés. Ce qui en fait la cause de ces déclassements – ruptures proprement dites avec
le « tissu social » – dont les victimes sont précisément les « héros » de Rancière, qui ont
hanté le XIXe siècle11. L’image îlienne éclaire ainsi l’autre face de la littérarité, à
savoir les modalités de saisie des mots par les lecteurs. Joseph Jacotot, figure centrale
du Maître ignorant, où apparaît l’expression, fait du livre la clef de voûte de son
« enseignement universel », fondé sur le présupposé de l’égalité des intelligences ; les
lecteurs-voyageurs qui le suivent partent dans l’île se soumettre à cette puissance
d’interruption qu’ils actualisent.

10La métaphore du détournement, évoquée plus haut pour désigner l’effet des mots sur
les corps, pouvait induire un rapport de séduction, voire de fascination : une rhétorique
habile transformerait les vessies en lanternes dans des esprit naïfs. Il n’en est rien : la
lecture est un exercice de l’intelligence, non une manifestation de la crédulité. Jacotot
regarde la confrontation entre livre et lecteur comme une rencontre entre deux
intelligences, une procédure de vérification de leur égalité, dont le livre se fait le support
matériel. Ainsi ses élèves hollandais apprennent-ils le français sans autre aide qu’une
édition bilingue du Télémaque de Fénelon et les instructions minimales de Jacotot :
apprendre les mots du livre, les répéter, les réutiliser à d’autres fins.

Tout s’était joué par force entre l’intelligence de Fénelon qui avait voulu faire un certain
usage de la langue française, celle du traducteur qui avait voulu en donner un équivalent
hollandais, et leur intelligence d’apprentis qui voulaient apprendre la langue française
(MI, 20).

 12 C’est de fait la seule tâche du maître : exercer sa volonté, enfermer l’apprenti


dans le (...)

11Lire, c’est traduire : reformuler un texte observé, appris et répété. Et hors de ce texte,
point de recours ; on ne peut fuir le face-à-face avec le livre12, l’on doit puiser en lui
seul les ressources nécessaires – comme Robinson dans son île. L’émancipation
s’oppose donc radicalement à l’explication, qui procède de l’intelligence supérieure du
maître, seul apte à révéler ce que cachent les mots du livre ; or

il n’y a rien derrière la page écrite, pas de double fond qui nécessite le travail d’une
intelligence autre, celle de l’explicateur ; pas de langue du maître, de langue de la
langue dont les mots et les phrases aient pouvoir de dire la raison des mots et des
phrases d’un texte (MI, 20).

12On ne saurait imaginer position plus éloignée de celle d’Althusser, critique plus
radicale de la démystification – quand bien même il faut maintenir la distinction entre
Rancière et Jacotot : où ce dernier proclame l’impossibilité de donner corps à l’égalité,
Rancière invoque la forme du tort, principe du litige qui rend effectif le trait égalitaire
(voir Més., 58-59).

 13 « La Chair des mots », Po&sie, n° 77, 1996, p. 80-92.


 14 Voir aussi « La raison de la mésentente » (Més.,71-91).
 15 Voir « La communauté des égaux » (AB, 129-174).

13Résumons : la lecture hérétique, que Rancière oppose à la démystification


inégalitaire, est un acte d’intelligence qui perturbe le cours normal des mots, permettant
par là de refuser une condition, une position dans ce circuit de paroles. Mais détacher
ces lecteurs de leur identité, ce n’est évidemment pas leur donner une nouvelle place
dans la chaîne, fût-elle plus noble, ni les rendre à une individualité supposée plus
authentique. Il semble qu’aux attaches sociales se substituent d’autres liens, frêles
jusqu’à l’évanescence, soit une communauté, inconsistante, de ceux qui « reliés par le
seul trajet des lettres sans corps […] ne se voient pas et ne voient pas celui qui est
écrit13 », une communauté qui ne remplace pas la construction sociale concrète, mais
s’y superpose – selon la logique dite de « l’un-en-plus », celle de la littérature comme
de la démocratie (AB, 189-201) 14. Les lectures transgressives créent ainsi l’étrange
« communauté des gens seuls », « qui ne connaît que des singuliers », et qu’on
nommera aussi « communauté des égaux15 ». On est en droit de s’interroger sur le
mode d’existence de telles formes de l’être-ensemble : Rancière s’attache à répondre en
identifiant démocratie et dissensus (voir « Démocratie ou consensus », Més. 135-165).
14En dehors de l’épineux problème de la communauté, deux autres questions
surviennent quant à la matérialité même de la lecture. À propos du livre, d’abord, qui
demeure une forme, Télémaque n’étant guère envisagé par Jacotot (et Rancière) dans sa
singularité : quels livres donc, et comment entravent-ils le continuum discursif ? Plus
déroutante encore, l’absence remarquable dans Le Maître ignorant – et ailleurs – de
toute description de l’acte de lecture, sinon par synonymie (« reformulation »,
« traduction ») où il n’apparaît que comme déchiffrement. Qu’il n’y ait trace d’une
quelconque méthode ne nous étonnera certes pas, qui serait bien incongrue ici ; c’est
plutôt la mise en question de la lecture comme processus qui nous paraît manquer dans
ces représentations où on la perçoit comme un rapport immédiat du lecteur et du livre –
quelles que soient les difficultés rencontrées par le premier pour s’approprier le second.
Aussi le plus simple est-il de se tourner vers les pratiques du lecteur qu’est Rancière, et
d’envisager comment il articule cette pensée de la lecture avec son approche des textes.

II – Rancière lecteur
15Pas de sympathie chez Rancière à l’endroit de cette

 16 « Vie intellectuelle : l’événement de 1968 », La Quinzaine littéraire,


n° 459, 1986, (...)

prolifération de textes pour apprendre à lire les livres, c’est-à-dire pour les rendre
illisibles, de paroles propres à rendre toute voix inaudible, le triomphe des explicateurs
et des – logues en tout genre16.

16Si l’on ne trouvera nul mode d’emploi chez lui, il est néanmoins possible de dégager
des constantes, des partis pris récurrents qui constituent un ensemble de protocoles
identifiables, jamais exemplaires ou prescriptifs.

 17 « La poésie en général est une opération de pensée qui demande à être pensée
comme (...)
 18 « Il dispose les mots de sa pensée de sorte qu’ils rompent le cercle ordinaire
du banal et du (...)
 19 Voir à ce propos les commentaires de Rancière sur Rimbaud le fils, de Pierre
Michon, dans (...)
 20 « On supposera […] qu’un événement de pensée singulier porte la poésie de
Rimbaud. […] (...)

17Paraphrase/Rephrasage
En un sens, le lecteur Rancière se contenterait de mettre rigoureusement en œuvre les
principes prônés par Jacotot, qui élève l’attention au rang de vertu cardinale. De même
ne s’agit-il jamais de déceler un hypothétique « double fond », mais de rendre compte
fidèlement de la pensée qui s’exprime dans les mots. Pas question, bien sûr, de fournir
un équivalent conceptuel de l’œuvre, qui n’est pas appréhendée comme structure,
encore moins comme émanation d’un temps, d’un être pur du langage ou d’un individu
socialement situé. L’œuvre est un geste – ou plutôt un ensemble organisé de gestes. La
pensée se manifeste par une série d’opérations17, par une certaine disposition18.
L’auteur, tête de turc de tant de théoriciens, n’est ici ni absent ni mort ; mais aucun
privilège ne lui est accordé en tant que tel. Aucune construction biographique n’en fera
le dépositaire du sens19, il n’est pas dissociable de l’acte de parole qui est aussi acte
d’intelligence. Rancière échappe à l’opposition structure/sujet en posant un sujet non
antécédent à l’acte, qui n’existe que pour et par lui. Conception pragmatique et
dynamique, pour laquelle l’œuvre est événement20, ou subjectivation :

 21 Sur la subjectivation, lire la première des « Dix thèses sur la


politique » (AB, 223-226). (...)

Par subjectivation on entendra la production par une série d’actes d’une instance et
d’une capacité d’énonciation qui n’étaient pas identifiables dans un champ d’expérience
donné, dont l’identification va de pair avec la refiguration du champ de l’expérience21
(Més., 59).

18Où s’affirme aussi un critère de départ entre les livres : ceux qui font événement et les
autres ; toutes autres distinctions s’effacent devant celle-ci (philosophie et littérature,
discours savant et parole vulgaire, etc.).

19Avant de revenir sur cette pensée de l’événement-subjectivation, considérons à quoi


engage la fidélité requise par telle lecture. Elle est moins interprétation qu’explicitation,
presque la paraphrase honnie des professeurs de français. Le lecteur peut s’y faire
archiviste : le travail d’édition, pratiqué dans La Nuit des prolétaires, L’archive
ouvrière, et Louis-Gabriel Gauny, le philosophe plébéien, s’inscrit de fait dans le
prolongement de celui d’explicitation où le philosophe s’efface derrière le texte ; un
effacement que Rancière, dans Le Maître ignorant, pousse au point où sa voix se
confond avec celle de Jacotot. Manière sans doute de « ne pas prendre ceux dont [il
parle] pour des imbéciles, qu’ils [soient] poseurs de parquets ou professeurs
d’université » (PP, 13), et de vérifier le présupposé égalitaire, en faisant entendre des
voix oubliées. Telle modestie expose pourtant à une objection althussérienne : Rancière
n’aurait-il pas opéré trop large virage, jusqu’à coïncider avec les cibles de son ancien
maître, ces lecteurs naïfs, religieux, qui font « d’un discours écrit la transparence
immédiate du vrai » (LC, 7) ? Pour qui traque aussi opiniâtrement les discours du
propre, il serait étonnant de prétendre à une restitution objective des textes dans leur
vérité pure. De fait, il n’y a pas chez Rancière d’objectivation, et la paraphrase évoquée
plus haut se complique en rephrasage :

 22 Entretien accordé au site Arje, réalisé par Andrea Benvenuto,


Laurence Cornu et Patrice (...)

Il est clair que tout mon travail théorique a essayé de parler à travers les paroles des
autres, de faire parler autrement les paroles des autres en les « rephrasant », en les
remettant en scène22.

20La métaphore théâtrale complique la prétention restitutive. Le lecteur, que l’on disait
effacé, en est rehaussé. Surtout l’adverbe nous intéresse : c’est bien autrement que
doivent parler les paroles des autres, et non dans leur illusoire pureté originelle.

21Rectifications/Reviviscences
On peut comprendre l’adverbe d’une deuxième manière, en référence, non à
l’introuvable nudité première de la parole, mais aux voiles qui l’ont recouverte et rendue
inaudible, posés par des générations de lecteurs. Au-delà donc de la (pas si) simple
explicitation, la spécificité des approches de Rancière réside dans leur caractère second :
re-lectures, et non lectures, elles visent – au sens propre – tout autant, sinon plus, un
lecteur antérieur que le texte lui-même. Leur ambition est toujours polémique, et
rectificatrice :

Certains noms projettent une ombre qui les dévorent. […] Les pages qui suivent
voudraient aider à débrouiller cette nuit, à dégager de l’ombre portée des mots de poète
et d’obscurité la difficulté propre de Mallarmé (Mall., 7-8).

22La prose de Rancière abonde en ces tournures ironiques qui viennent démanteler la
doxa la plus assurée, stigmatiser un survol trop rapide, une conclusion hâtive ; à propos
de Don Quichotte :

 23 « La Chair des mots », dans Po & sie, p. 87 ; c’est moi qui souligne.

La réponse immédiate dit que la folie consiste à ne pas savoir distinguer réalité et
fiction, à prendre l’une pour l’autre. […] C’est en somme l’explication que nous
propose Cervantès. […] Le problème est que le même Cervantès nous offre plusieurs
épisodes qui n’entrent pas dans ce schéma23.

23Ou bien, en considérant la fameuse lettre de Flaubert à propos du « livre sur rien » :

Cette lettre est « bien connue », suffisamment pour qu’on se dispense généralement
d’être attentif aux termes du problème (PM, 105).

 24 L’analyse complète se déploie dans « Le corps de la lettre : Bible, épopée,


roman » (CM,(...)

24La rectification consiste à mettre à mal ce soi-disant bien connu, ce qu’un peu
d’attention permet de mener à bien. Simples remontrances de professeur intransigeant ?
Il s’agit surtout de délier les textes des dispositifs conceptuels qui les attachent à une
place et une fonction univoques et déterminées. Don Quichotte, loin de réaffirmer par
ses déconvenues le partage réalité/fiction, vient au contraire le brouiller en lui opposant
la vérité du livre, qu’il se propose d’attester dans sa chair, fou par devoir et non par
confusion24 ; le style comme « manière absolue de voir les choses » défendu par
Flaubert ne relève aucunement de l’art pour l’art, et signifie au contraire

manière de voir les choses telles qu’elles sont, dans leur « absoluité » […] déliées des
formes de présentation des phénomènes et de liaison entre les phénomènes qui
définissent le monde de la représentation (PM, 107).

 25 Millénaire Rimbaud, p. 6-9.

25L’exigence rectificatrice justifie dès lors le corpus de Rancière, de manière évidente


dans le domaine littéraire : Flaubert, Mallarmé, Proust, soit la sainte trinité de la
modernité, hérauts de l’absolu littéraire, en somme les « piliers » du canon, désencastrés
par Rancière. À première vue, les travaux d’édition, l’invention d’archives, qui par
définition exhument des textes jamais lus, ne paraissent pas obéir à ce principe de
contre-lecture ; ils tiennent pourtant de la même réaction à une distribution préétablie
des lieux, en l’occurrence au modèle historien d’une appartenance organique à un temps
déterminé à quoi sont vite réduites les voix des prolétaires. Propre de l’art, propre du
corps (lectures biographiques ou sociologiques), la cible est la même, par-delà
l’apparente diversité des discours appréhendés ; toujours le même « verrouillage », la
même « prise d’otage » des textes et des paroles, qui les scelle sans recours à un lieu
propre. Charge à Rancière de les « libérer25 », de leur rendre ce caractère flottant et
aléatoire des phrases orphelines du Phèdre.

 26 Alain Badiou explicite fort bien ce traitement appliqué à « des strates


d’énoncés abolis (...)
 27 Voir « Les gros mots », introduction des Scènes du peuple, récent volume
rassemblant les (...)

26Entendons-nous sur ce verbe, « rendre » : la fin de telles lectures, on l’a déjà dit, n’est
pas la restitution d’un sens authentique (qui relèverait du propre) ; c’est celle d’une
efficace, d’une vigueur polémique. Raviver les braises cachées sous la cendre des
commentaires26. Réveiller une capacité provocatrice depuis trop longtemps ensevelie :
un menuisier qui philosophe (Gauny), ou un poète du pur langage qui se préoccupe de
politique (Mallarmé) sont des figures transgressives, qui viennent troubler un ordre
établi – ou plus exactement « refigurer le champ de l’expérience », puisqu’il s’agit bien
de s’attaquer à un consensus, c’est-à-dire un système d’évidences sensibles. D’où le
recours incessant à Platon, dont Rancière loue « la force provocante » et
« l’extraordinaire franchise » (PP, 83), à mille lieues des modernes « processus
d’euphémisation » de nos sociétés (Més., 51) ; sa virulence antidémocrate réveille le
scandale originel du mot « démocratie » : synonyme moderne de consensus, il en
devient, retrempé dans la phrase platonicienne, le parfait antonyme. La lecture, véritable
décapage, régénère les vieux mots fatigués – ou déclarés tel27. Et c’est dans leur passé
que l’on en puise un usage nouveau.

 28 La critique de la lecture « pure », engagée dans Les Règles de l’art est


développée dans (...)
 29 Méditations pascaliennes, op. cit, p. 101.

27Connexions
Redonner aux phrases leur jeunesse, leur offrir une possibilité d’agir dans le temps du
lecteur : il en va de l’historicité des textes. Les libérer de l’assimilation à une position,
soit à des coordonnées socio-historiques, c’est déclarer la guerre à un certain
historicisme. Bourdieu fait ici encore figure d’adversaire privilégié28, qui tonne contre
les lectores reconduisant la « neutralisation déréalisante29 » d’une lecture occultant la
place de l’auteur dans le jeu social. On aurait pourtant tort de voir en Rancière un
chantre de la déshistoricisation, de cette lecture « pure » vilipendée par Bourdieu : la
préface de La Politique des poètes est à ce titre très instructive, où Rancière met en
cause la lecture d’Hölderlin par Heidegger qui

[enferme] le poète dans la fonction religieuse et oraculaire du gardien de l’origine,

28ce qui est

 30 La Politique des poètes, p. 13.


méconnaître la force propre et la teneur historique du mouvement de pensée de
Hölderlin30.

 31 Bourdieu affirme certes ne pas regarder l’œuvre comme « document », ce qui


serait (...)
 32 Voir, sur ce point essentiel, « Le concept d’anachronisme et la vérité de
l’historien », (...)
 33 Sans doute Bourdieu loue-t-il la force « révolutionnaire » de Flaubert ou
Baudelaire, et (...)
 34 Rancière l’affirme dans un entretien avec Davide Panagia, « Dissenting
Words : A (...)

29De fait, la force polémique des mots – à mettre au jour – n’intervient que dans une
configuration historique précise. Où réapparaît la notion d’événement, abordée plus
haut. La poésie de Rimbaud est « événement de pensée » pour autant qu’elle est
« légende du siècle » (CM, 63), qu’elle « peut mettre le siècle dans la disposition du
poème », ce qui veut dire « tracer la ligne qui unit ses signifiants et ses emblèmes
dispersés » (64-65) ; Mallarmé est salué pour « [sa] conscience aiguë de la complexité
d’un moment historique » (Mall., 12-13). Il ne s’agit pas pour autant de faire de leurs
œuvres des documents, témoignages exemplaires des caractères d’une époque ; soit en
termes bourdieusiens, des « exemplifications », doublant le discours conceptuel du
sociologue31. Cette rigueur et cette justesse dans l’écriture d’une époque supposent
nécessairement une distance à son égard, un retrait qu’il faut bien nommer
anachronisme32. En somme, la véritable « illusion », c’est identifier des textes à un
temps, auquel, précisément, ils n’appartiennent pas au sens strict du terme. Qu’ils
viennent perturber, traverser, en ouvrant d’autres temporalités – où l’on retrouve la
puissance d’interruption associée à « l’île du livre ». Cette inappartenance, où Bourdieu
ne voit que dénégation du social, c’est donc ce à quoi ils tendent, et cela même qui fait
leur prix33. Par temps, on entendra donc un tissu de paroles, un écheveau compact de
mots et d’idées récurrentes dessinant les contours de légitimités. Deux remarques
corollaires à cette appréhension des textes. La nécessaire distinction entre intemporel et
anachronique d’abord, dont ne se préoccupe pas Bourdieu : les textes ne sont pas hors
du temps, mais hors de ce temps auquel on les assimile, et qu’ils viennent bouleverser ;
d’où il ressort qu’il n’y a de pensée à proprement parler qu’illégitime34. La seconde
remarque concerne ledit bouleversement : le geste, l’événement de pensée en quoi
consiste l’œuvre, Rancière le figure, on l’a vu, par un tracé qui relie divers points
significatifs d’un temps ; mais tracer veut dire ici trancher, en une intervention
singulière et locale.

30Restituer l’agir propre des phrases n’est assurément pas chose évidente, dès lors qu’il
s’agit de les déplacer en un autre temps. Il faut en passer par un traitement singulier
exercé sur elles, second volet du « rephrasage », pendant du travail de déliaison, et son
inverse : détachés des liens qui les clôturaient, les énoncés ne s’isolent pas dans une
étrange solitude ; ils se voient proposer des articulations nouvelles mais non
consubstantielles, fragiles, qui n’entravent pas leur labilité – on retrouve le travail de
déliaison/rattachement observé plus haut à propos des lecteurs. La rigidité monumentale
fait place à la légèreté de mobiles structurés autour de connexions multiples, que l’on
distribuera en deux types, selon une double détermination du temps : comme époque,
bien sûr, mais aussi, et d’abord, comme chronologie propre de l’œuvre. Les deux partis
pris de lectures revendiqués dans la préface du Philosophe et ses pauvres identifient ce
double travail de connexion :

31A.

Je n’ai pas déféré à la bienséance qui, chez tel ou tel auteur, distingue les œuvres
reconnues ou reniées, fait la part des circonstances, comme celles de la jeunesse ou de la
maturité.

 35 La « coupure épistémologique » théorisée dans Pour Marx, sépare ainsi (...)


 36 Rancière prend toujours soin de rapporter ses travaux à un contexte
particulier. Voir par (...)

32Althusser fait encore ici les frais de l’ironie de Rancière35. Mais au-delà de la simple
pique, c’est un certain rapport aux textes que cette phrase revendique. Ceux-ci sont bien
appréhendés comme œuvres, soit comme totalités cohérentes. Mais cohérence n’est pas
cohésion : aucune structure contraignante n’empêche de relier tout élément de ces
totalités avec tout autre – au détriment de la dimension évolutive de la démarche. De
fait, la lecture, jamais réellement intégrale (même dans le Mallarmé, seule étude
d’auteur à proprement parler), met en place un travail de connexions internes, articulant
divers fragments d’une œuvre : « Flaubert », chez Rancière, c’est une collection
d’extraits de la correspondance, de Madame Bovary, et de La Tentation de saint
Antoine ; Balzac est présent à travers quelques phrases de « l’Avant-propos à La
Comédie humaine » d’une part et l’intrigue du Curé de village d’autre part ; Don
Quichotte se résume à quelques épisodes, Maître Pierre le marionnettiste, la lettre à
Dulcinée, etc. On tend vers la rhétorique de morceaux choisis. Mais ces petites
anthologies sont gouvernées par un principe structurant : déniant toute prétention
d’exhaustivité, elles construisent une intervention limitée à un foyer circonscrit.
L’important est de rendre visible un dispositif de pensée et d’introduire un grain de
sable dans une mécanique conceptuelle, aggraver une faille dans un discours de
propriété. La vigilance du penseur peut fort bien s’exercer dans une tout autre
perspective, selon les nécessités du moment36. Locale, l’opération s’inscrit néanmoins
dans une perspective plus globale : l’œuvre appréhendée est synthétisée en un geste
sténographié par la lecture. Se dessine le portrait d’une pensée, portrait dynamique,
complexe, inachevé, où plusieurs profils esquissés apparaissent simultanément,
difficilement compatibles.

33C’est qu’il ne s’agit pas seulement de démanteler les attaches qui emprisonnent
l’œuvre, mais de la toucher en ses charnières, en ses failles singulières.

 37 « Existe-t-il une esthétique deleuzienne ? », dans Gilles Deleuze, une


vie philosophique, (...)

Comprendre un penseur, ce n’est pas venir coïncider avec son centre. C’est, au
contraire, le déporter, l’emporter sur une trajectoire où ses articulations se desserrent et
laissent un jeu. Il est alors possible de dé-figurer cette pensée pour la refigurer
autrement, de sortir de la contrainte de ses mots pour l’énoncer dans cette langue
étrangère dont Deleuze, après Proust, fait la tâche de l’écrivain37.

 38 « Deleuze, Bartleby et la formule littéraire » (CM, 179-203).


34La lecture-traduction, où convergent déplacement et paraphrase, cela se trouvait déjà
dans Le Maître ignorant. Mais ce travail de
l’œuvre dans ses articulations nous entraîne au-delà de la simple opération de restitution
ou de reviviscence. D’autres pages consacrées à Deleuze38 tendent explicitement à
cette mise en évidence d’une distorsion, écart à soi-même intrinsèque à l’œuvre, son
prix, aussi :

 39 Il s’agit en l’occurrence du passage établi – via les personnages


mythiques d’ (...)

La force de toute pensée forte est aussi sa capacité de disposer elle-même son aporie, le
point où elle ne passe plus39 (CM, 203).

35Il nous sera ainsi montré comment Bouvard et Pécuchet, en radicalisant le projet
flaubertien – « [convertir] la bêtise du monde en bêtise de l’art » (PM, 118) –

annulent définitivement la différence imperceptible que le style traçait à chaque phrase


entre le bavardage de la lettre et son mutisme (PM,120).

 40 Voir l’introduction, « D’une littérature à l’autre », p. 5-14.


 41 « The Thinking of Dissensus », réponse aux interventions du colloque Fidelity
to Disagreement.
 42 Tel est l’objet du « Commencement de la politique » (Més., 19-40).

36La Parole muette est, de fait, un « Essai sur les contradictions de la littérature », qui
entend montrer comment Flaubert, Mallarmé et Proust, loin de les résoudre, embrassent
ces contradictions pour en faire le cœur même de leurs œuvres40. Par-delà l’ouvrage,
on est là devant un trait spécifique de pensée. La Mésentente est le titre de la grande
synthèse politique de Rancière, le nom du concept qui désigne l’advenu toujours
éphémère de la politique. Mais elle est d’abord, de l’aveu du philosophe41, une
méthode de lecture : l’examen du texte fondateur d’Aristote définissant l’homme
comme « animal politique » produit ainsi ce « jeu » d’où émergera précisément le
concept de mésentente42.

37La mise en scène des pensées par Rancière passe par ce travail de re-figuration. Elle
s’accomplit par retour des mêmes références dans des propos par ailleurs très divers. Le
jeu de reprise et d’enrichissement au fil des ouvrages constitue en définitive une sorte de
répertoire – où cœxistent la fable de l’Aventin racontée par Ballanche, les épisodes du
Quichotte, les mythes du Phèdre, l’intrigue du Curé de village, etc. –, une petite
bibliothèque où ces morceaux se voient redistribués et réarticulés autrement.

38B.

Il m’a semblé apprendre, à l’expérience, que la force d’une pensée tenait plutôt à sa
capacité d’être déplacée, comme peut-être la force d’une musique à sa capacité d’être
jouée sur d’autres instruments que les siens.

39La nouvelle configuration donnée au texte trouve son sens dans ce déplacement, en
des connexions cette fois externes, où se distinguent à nouveau deux formes de
transgression. La transgression temporelle coule de source, elle relève de
l’anachronisme déjà rencontré. Ainsi ne s’agit-il pas simplement d’établir des
généalogies, ou de faire de Platon ou Flaubert « notre contemporain », au sens où l’on
exhiberait la « modernité » de leur pensée. Les contemporanéités ne se révèlent pas,
elles se construisent : bien loin d’intégrer un auteur dans « notre » temps – il lui est
extérieur autant qu’au sien propre –, la lecture doit le constituer comme intrus.

 43 Voir « Dissenting Words », op. cit, p. 121.

40Le cas Jacotot est exemplaire : penseur égalitaire d’une raison partagée, c’est un
homme des Lumières, un homme du XVIIIe siècle plongé dans le XIXe. Dans Le Maître
ignorant, l’effacement du commentateur, l’indistinction calculée entre la voix de
Rancière et celle de Jacotot redoublent cette intemporalité au point de faire douter de
l’existence même du fondateur de l’enseignement universel. On en vient – la rareté des
notes aidant – à le prendre pour une figure fictionnelle forgée dans un but polémique :
ses théories émancipatrices bouleversent un débat contemporain sur l’école, elles sapent
ses données mêmes43. Le présupposé égalitaire de Jacotot renvoie dos à dos des
discours – celui des « progressistes », dans le sillage des analyse des Héritiers de
Bourdieu et Passeron, celui des « républicains », représentés par l’auteur de De l’école,
Jean-Claude Milner – s’opposant autour d’une conception commune du savoir comme
facteur d’émancipation.

 44 Autour de l’idée de type entendu comme forme essentielle qui vienne fonder
la vie commune (DI, (...)

41La seconde transgression va de pair avec la première, elle est d’ordre disciplinaire.
Dans « La surface du design », Rancière déclare employer la méthode des « devinettes
enfantines où l’on demande quelle ressemblance ou quelle différence il y a entre deux
choses » (DI, 106) et s’attache ensuite à rapprocher Mallarmé de l’ingénieur-designer
Peter Behrens44. Ce jeu, fidèle à sa critique du propre, lui est usuel. Il s’y livre par
exemple en interrogeant l’articulation entre l’inconscient freudien et les théories
romantiques qui font « de l’art le territoire d’une pensée présente hors d’elle-même,
identique à la non-pensée » (IE, 13). Comme il se doit, le lien n’implique aucune
subordination d’un domaine à l’autre :

Il s’agit bien plutôt de marquer les rapports de complicité et de conflit qui s’établissent
entre l’inconscient esthétique et l’inconscient freudien (IE, 43).

 45 Voir « L’historicité du cinéma », dans De l’histoire au cinéma, 1998.


 46 « L’inadmissible », art. cit

42Le dispositif mis en place aménage l’espace où se croisent Freud, Corneille, Hegel,
Panofsky, etc. D’autres opérations aussi saisissantes viennent nouer les romans de
Flaubert, l’histoire et le cinéma45, Rocard, Searle et Don Quichotte46, etc. Deux
questions se posent, aux intersections de ces exemples. Celle du principe de connexion
d’abord : qu’ont en commun ces pensées qui permet de les lier ? Celle de la visée
ensuite : à quoi tendent ces multiples rapprochements, au-delà du caractère polémique
déjà souligné ? Il est tentant de faire de la politique le principe rassembleur de tous ces
« dispositifs », eu égard au parcours de Rancière, et aux enjeux de son travail. Ce serait
simplifier, et méconnaître la spécificité de ce qu’il entend par politique. Il ne s’agit pas
de politiser les discours, mais de dégager les figures d’un espace commun qu’ils
dessinent. Dans la terminologie de Rancière, un partage du sensible :

J’appelle partage du sensible ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en


même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et
les parts respectives (PS, 12).

43Plutôt qu’une politique à proprement parler, une esthétique (PS, 14-15) que les
formes de l’art et de la politique configurent (et défigurent). On a ainsi vu comment la
démocratie se définissait comme circulation aléatoire des énoncés. Se précise de la sorte
le type de rapport entre art et politique :

C’est [au niveau] du découpage sensible du commun de la communauté, des formes de


sa visibilité et de son aménagement, que se pose la question du rapport
esthétique/politique. C’est à partir de là qu’on peut penser les interventions politiques
des artistes (PS, 24).

44Si l’on a éclairé ici la manière dont s’ajustent les pièces des montages de Rancière,
demeure un point aveugle : ce qui permet tel mode de lecture, tels démantèlement,
remembrement, et appréhension des œuvres comme dispositifs de pensée.

45Mettre en lumière les conditions de possibilités de son travail, c’est précisément sa


visée, et la réponse à notre seconde question. Les rapprochements de Rancière tendent à
inscrire les œuvres envisagées dans un champ de possibles historiquement situé. Son
ouverture a pour nom révolution esthétique, ou romantique.

III – Montages
46La révolution romantique

 47 On y ajoutera les articles : « La forme et son esprit », dans La Forme en jeu,
1998 ; « Y (...)
 48 « La forme et son esprit », art. cit, p. 140.

47La référence au romantisme s’est faite de plus en plus aiguë chez Rancière, au point
que l’on peut regarder ses derniers livres (depuis 1998) 47 comme différentes étapes
d’une vaste enquête sur ce qu’il nomme « régime esthétique » de l’art. Rancière retrace
en divers textes les contours essentiels de la révolution romantique, acte de naissance
dudit régime, en montrant d’abord comment la « littérature » en tant que telle remplace
les « belles-lettres » : fin du système représentatif et de sa hiérarchie générique, où
correspondent strictement sujets, styles et genres selon leur dignité, où prévaut l’intrigue
aristotélicienne, et où la parole en acte tient lieu de paradigme, tout cela entrant « en
analogie avec une vision hiérarchique de la communauté » (PS, 31) ; s’y oppose un
régime fondé sur l’égalité esthétique, soit l’indifférence des sujets (et corollairement
l’abolition des genres), obéissant à un paradigme de l’écriture, où l’intrigue
traditionnelle est supplantée par le « primat du langage » – c’est-à-dire par l’idée que la
poésie révèle une essence du langage, libéré de ses fonctions communicatives.
Autrement dit, l’œuvre littéraire n’est plus une représentation mais une manifestation
sensible de la pensée (d’où le terme « esthétique », qui désigne cette intensité sensible)
détachée des conditions du faire – projet et puissance. Et ce qui vaut pour la littérature
vaut pour l’art en général, et le « primat du langage » s’élargit en « absoluité du
sensible ». L’œuvre esthétique ne se donne qu’à ressentir, c’est-à-dire ni à connaître, ni
à désirer. Il n’est donc plus question de définir l’art par les techniques spécifiques d’un
faire, une forme s’appliquant à une matière, un actif à un passif. À ceci près que
l’activité artistique ne peut se passer de ces couples conceptuels : dès lors, l’œuvre
esthétique ne peut être qu’identité des contraires, de l’actif et du passif, du conscient et
de l’inconscient ; le génie kantien « fait plus qu’il ne veut faire et qu’il ne sait qu’il
fait48 ». Mais surtout, ce régime de l’art ne peut être un nouveau système de normes,
puisqu’il révoque l’idée même de normes. En d’autres mots :

Le régime esthétique des arts n’a pas commencé avec des décisions de rupture
artistique. Il a commencé avec des décisions de réinterprétation de ce que fait ou de ce
qui fait l’art. […] Le régime esthétique des arts est d’abord un régime nouveau du
rapport à l’ancien (PS, 35).

48Et c’est à un lecteur, Vico, à la recherche du « véritable Homère », que Rancière


attribue le premier geste de la révolution esthétique : récusant la thèse d’une sagesse
celée dans les poèmes homériques, il avance l’idée que la poésie n’est que le langage
« d’un temps où la pensée ne se séparait pas de l’image » et qu’en conséquence « ses
images ne sont rien d’autres que la manière de parler des peuples de son temps » (IE,
29).

49Avant d’être l’invention d’une poétique nouvelle, le régime esthétique est une
nouvelle façon de lire. En quoi l’on peut dégager la tension fondamentale qui l’habite :
si la poésie est un état du langage, alors les œuvres sont la manifestation de cette
essence langagière ; mais, en vertu du principe d’indifférence, toute forme sensible peut
être « lue » de la sorte,

toute configuration de propriétés sensibles peut alors être assimilée à un arrangement de


signes, donc à une manifestation du langage en son état poétique premier (PM, 41).

 49 Voir « L’artifice, la folie, l’œuvre » (PM, 141-166) où Rancière identifie ces


deux (...)

50Contradiction insoluble entre primat du langage et principe d’indifférence : elle remet


en scène la figure double de la parole muette (le langage dépouillé de la garantie d’un
sens, réduit à la stricte insignifiance de son être) et bavarde (tout parle, tout est langage).
C’est autour d’elle que vont se répartir les options de lecture historiquement attestées. Si
l’on privilégie le « primat du langage », on rejouera la fable de l’autotélisme artistique ;
mais on pourra aussi faire de l’art la révélation d’une pure présence des choses mêmes,
lui accorder le privilège de vérités inaccessibles à la raison, et définir la littérature
comme pure expérience de l’indicible ; voire, en radicalisant encore cette expérience
littéraire, la dissoudre jusqu’à son impossibilité même, la folie. À l’inverse, se tourner
vers le principe d’indifférence, ce sera rapporter toute œuvre à un principe ludique, pur
jeu de l’esprit49 ; selon l’humeur, on déplorera ou on exaltera l’indistinction entre
œuvres d’art et marchandises, en quoi le régime esthétique « fonde en même temps
l’autonomie de l’art et l’identité de ses formes avec celles par lesquelles la vie se forme
elle-même » (PS, 33) ; enfin l’on dégagera une véritable herméneutique de l’idée –
formulée par Novalis (voir PM, 43) – que « tout parle », un décryptage de ces discours
que tiennent les choses du monde : c’est le projet de Balzac, qui donne charge au roman
d’interpréter la prolifération de signes qui nous entourent ; c’est aussi celui des sciences
humaines et sociales qui construisent un savoir sur une société à partir de ce qu’elle
exprime. Où, dans une lignée ouverte par l’Homère vichien, réapparaissent Marx,
Althusser, Bourdieu, etc.

51Ce détour par le romantisme nous ramène à notre chemin. En pointant la


contradiction, Rancière entend réaffirmer la complémentarité de ses deux bords,
montrer le socle commun aux méditations de Blanchot et aux analyses de Bourdieu
(voir PM, 49-52) afin de les renvoyer dos à dos : briser les fictions du propre et les
dramaturgies destinales revient à en faire apparaître la solidarité dans le champ ouvert
par le régime esthétique. D’où l’établissement de connexions entre pratiques, œuvres,
théories, afin de pourchasser semblablement démystification et sacralisation – et si la
détermination de Rancière apparaît plus ferme à combattre la première, c’est affaire de
conjoncture, d’un temps qui érige le retour aux « simples pratiques » en sagesse
supérieure. La dimension polémique de la lecture est toujours présente, et commande les
orientations du philosophe ; s’il se préoccupe d’art, à présent, c’est que

le terrain esthétique est aujourd’hui celui où se poursuit une bataille qui porta hier sur
les promesses de l’émancipation et les illusions et désillusions de l’histoire (PS, 8).

52Poursuivre cette bataille, c’est pour Rancière rester fidèle aux contradictions du
régime esthétique, les tenir coûte que coûte, sans privilégier l’un ou l’autre versant.

53Les périls de l’entre-deux


Dès lors, ce régime peut apparaître comme horizon indépassable, foyer de tous les
possibles. Survient un doute : si toute œuvre, tout discours s’inscrit dans ce système,
Rancière ne retombe-t-il pas dans une nouvelle forme de l’historicisme auquel il
prétendait échapper ? C’est ce que pressent Laurent Jenny, qui commente l’histoire
littéraire déductible de La Parole muette :

 50 La Fin de l’intériorité, Paris, Puf, coll. « Perspectives littéraires »,


2002, p. 11.

Rancière suggère que la littérature n’a pas d’histoire […] rien ne peut plus lui arriver
qui excède ou déplace son concept (ou plutôt son impossibilité conceptuelle). [Elle n’est
plus qu’] un simple déploiement formel du système d’impossibilité qui la constitue 50.

 51 Pour une idée de ce que serait une « histoire de la littérature » selon Rancière,
il (...)
 52 « L’historicité du cinéma », art. cit, p. 55-56.
 53 Titre d’un article paru dans Le Magazine littéraire, novembre 2002.

54À la linéarité des destins, Rancière substituerait l’éternel mouvement de balancier,


guère moins monotone, d’un terme à l’autre de la contradiction. Grave accusation,
portée à un penseur de l’événement. Il peut bien sûr répondre par l’argument de non
exhaustivité : l’idée de littérature – et par extension l’idée d’art en général – n’épuise
pas le sens des œuvres singulières, et ne consiste que comme donnée fondamentale avec
laquelle l’œuvre doit jouer ; en un mot, une condition des œuvres, mais nécessaire51.
La remarque de Laurent Jenny tend de plus à envisager La Parole muette d’un strict
point de vue « littéraire », c’est-à-dire disciplinaire, délaissant un aspect essentiel de
l’idée d’art : c’est qu’elle est « d’emblée connectée à une idée de la communauté. […]
[L’esthétique] est la pensée du devenir sensible qui rend les idées communes »,
autrement dit, l’art « tisse cette étoffe glorieuse du monde commun52 ». Il ne s’agit pas
pour Rancière de retomber dans un autotélisme raffiné, mais d’examiner comment la
pensée de l’œuvre, travaillée par cette contradiction première, configure un « partage du
sensible ». Il peut alors invoquer à nouveau la nécessité rectificatrice qui contraindrait à
toujours défendre la fécondité de la contradiction contre le « ressentiment anti-
esthétique53 » contemporain, sous forme de synthèses ouvrant la voie aux analyses
singulières.

55N’en demeure pas moins un trouble devant le non-choix, l’éternel suspens qui signe
les interventions de Rancière. Badiou le formule ainsi :

 54 Abrégé de métapolitique, op. cit, p. 125.

Ses livres ne sont ni des conclusions, ni des directives, mais des clauses d’arrêt. Vous
saurez ce que la politique ne doit pas être, vous saurez même ce qu’elle aura été et n’est
plus, mais jamais ce qu’elle est dans le réel, et encore moins ce qu’il importe de faire
pour qu’elle existe54.

 55 Ibid., p. 121-122

56Dans une analyse aux termes pas toujours amènes, Badiou pointe du doigt cette
« délectation » de Rancière pour l’intervalle et stigmatise son refus de la prescription.
Indépendamment du débat entre deux penseurs, il y a là une mise en cause du statut
même des discours de Rancière, et de leur portée. La prescription ne peut qu’être
étrangère à une réflexion fondée sur un présupposé égalitaire. Badiou fait pourtant de
cette posture une « maîtrise ironique de qui prend le maître en défaut55 ».

57Se profile alors une ultime figure du rapport à la lecture, après celle de l’objet de
réflexion et celle de la pratique, celle des relations de Rancière avec ses propres lecteurs
ou : comment être lu ? Se greffe ici une dernière réserve, celle d’Yves Michaud, qui
s’interroge précisément sur les destinataires de Rancière :

 56 « Les pauvres et leur philosophe », dans Critique, n° 601-602,


« Autour de Jacques (...)

Le style même des interventions de Rancière, elliptiques, cultivées, ironiques,


exprimées dans un langage hautement philosophique, oblige à demander à qui il
s’adresse. Si c’est à sa communauté intellectuelle (philosophique), gageons qu’elle
risque peu de l’entendre. […] Si c’est à d’autres, à qui donc56 ?

58Lire Jacques Rancière


Soient trois estimations critiques du travail de Rancière dont les origines, les
perspectives et les tons divergent sensiblement, mais qui se rejoignent dans une
interrogation commune sur les effets de cette entreprise. Ce faisant, ces trois points de
vue n’envisagent pas – sciemment ou non, à tort ou à raison, là n’est pas le propos – la
pensée de Rancière à l’aune de ses propres analyses du régime esthétique, contraires à
toute idée d’un effet prédéterminé du discours et d’une stabilité de son statut.
Précisons : Jenny fait de l’impropre littéraire un pur substitut de l’essence ; Badiou
ignore le refus égalitaire de prescrire ; Michaud voit dans le refus illusoire de s’adresser
à un public défini une dénégation du véritable public visé, la communauté des pairs :
réfutation sociologique de la parole errante. Je n’entends pas discuter le bien-fondé de
ces remarques, mais essayer d’approcher leur cible par un autre biais, en considérant
Rancière dans l’univers conceptuel qu’il explore. Dit autrement : quel statut donner à sa
philosophie, et quels effets politiques lui prêter, en tant que configuration singulière des
possibles ouverts par le régime esthétique ?

 57 « Le Maître ignorant – entretien avec Jacques Rancière », Vacarme, n° 9,


automne 1999, (...)
 58 Pierre Campion met en évidence cette notion de scène, et ses implications
quant au rapport entre (...)

59À une question sur la distance relative qu’il ménage à l’égard des débats politiques
contemporains, Rancière répond : « Ce que je peux apporter à la politique, c’est une
certaine reconfiguration des données et des problèmes57. » Le philosophe se fait
metteur en scène, figure déjà rencontrée à propos du « rephrasage » des auteurs. La
métaphore de la scène est capitale58 dans une réflexion politique qui définit la
démocratie comme jeu d’apparences :

 59 Voir également le titre donné au recueil des articles parus dans Les
Révoltes logiques : Les (...)

Il y a démocratie s’il y a une sphère spécifique d’apparence du peuple. […] Il y a


démocratie s’il y a des acteurs spécifiques de la politique. […] Il y a démocratie enfin
s’il y a un litige construit sur la scène de manifestation du peuple par un sujet non
identitaire59 (Més., 141).

60Métaphore théâtrale ? En partie, mais pas seulement :

 60 « L’historicité du cinéma », art. cit, p. 58.

Il se trouve en effet que la « mise en scène » n’est aucunement un art auxiliaire du


théâtre, dépendant de la tradition représentative. Elle est un art à part entière, un art
propre à l’âge esthétique60.

 61 Ibid., p. 53.
 62 En ce point se manifeste la singularité de l’art cinématographique, par la
forme spécifique (...)

61Dès lors, la scène ne concerne pas que le théâtre, mais aussi le cinéma, qui joue pour
Rancière un rôle décisif : il est l’art esthétique par excellence, « un art dont le concept
existait déjà par avance, un siècle avant la première grande séance publique de
Pathé61. » Celui qui, d’après des théoriciens comme Epstein ou Canudo, permettrait
enfin cette épiphanie du sensible en sa pure vérité – la « bêtise » flaubertienne des
chefs-d’œuvre – par l’identité des contraires62 : le processus inconscient
(enregistrement mécanique de la caméra) et la démarche consciente (l’œil et la main de
l’homme). Mais surtout, la logique esthétique se marque dans la dimension de l’après-
coup, c’est-à-dire dans le démantèlement des intrigues de l’art représentatif ; « tel est
l’art de l’âge esthétique : un art qui vient après et défait les enchaînements de l’art
représentatif » (FC, 16). Plus manifestement encore que d’autres, le cinéma est art de
lecture, c’est-à-dire de montage – une pratique et une notion qu’il aurait empruntées aux
romanciers du XIXe siècle (DI, 58) :

Un travail de dé-figuration […], [celui] que proposaient à l’aube du [XIXe] siècle les
textes de l’Athenäum des frères Schlegel, au titre de la fragmentation romantique qui
défait les anciens poèmes pour en faire les germes de poèmes nouveaux (FC, 15).

62Mais ce travail a aussi à voir avec celui de Jacques Rancière, qui retrouve le même
mot de « dé-figuration » pour qualifier sa propre lecture de Deleuze, déjà évoquée. S’il
ne s’agit pas pour lui de
défaire « les assemblages de la fiction ou du tableau représentatif », c’est bien d’un
processus de montage qu’il s’agit, qui « re-voit, re-lit et re-dispose les éléments » (FC,
15) d’une pensée.

 63 La notion est élaborée et travaillée dans « La phrase, l’image, l’histoire », art.
cit ((...)

63Je m’autoriserai donc, pour spécifier le statut de son travail et ses effets possibles, à
user d’une notion par lui forgée, celle de « phrase-image63 ». À savoir une procédure
de synthèse commune à toutes les formes de l’art esthétique,

qui peut s’exprimer en phrases de roman mais aussi en formes de mise en scène
théâtrale ou de montage cinématographique ou en rapport du dit et du non-dit d’une
photographie (DI, 56).

 64 Lire aussi « Une fable sans morale : Godard, le cinéma, les histoires » (FC,
217-237).

64La phrase peut fort bien être visuelle, et l’image verbale. L’important est que la
première signifie un continuum, la grande contingence de toutes choses, la « bêtise »
flaubertienne, en un mot l’effectuation du principe d’indifférence ; l’image, elle, désigne
la rupture, le choc, l’éclair disruptif qui découle du principe d’absoluité. La phrase-
image est donc la contradiction esthétique en acte. Après l’avoir mise en évidence chez
Zola, dans un extrait du Ventre de Paris (DI, 58-60), Rancière la confronte aux
Histoire(s) du cinéma, de Jean-Luc Godard64, à propos desquelles il en distingue deux
usages. L’un, qu’il nomme « montage dialectique », privilégie le pôle de l’image, en
affirmant la rupture :

La puissance de la phrase-image qui joint les hétérogènes est alors celle de l’écart et
d’un heurt qui révèle le secret d’un monde.

65Il appelle l’autre « montage symboliste », qui tend vers le pôle phrastique,
s’employant à

établir une familiarité, une analogie occasionnelle, témoignant d’une relation plus
fondamentale de co-appartenance, d’un monde commun où les hétérogènes sont pris
dans un même tissu essentiel (DI, 66-67)
66Godard aurait délaissé la phrase-image dialectique, triomphante « à l’âge des
provocations pop » (voir Pierrot le fou), pour la phrase-image symboliste, qui
dominerait dans les Histoire(s). Il illustrerait alors une tendance actuelle de l’art,
glissant des dispositifs de dénonciation aux célébrations insolites de la communauté
(voir DI, 68-78).

67C’est selon cette même mesure de la phrase-image que je veux lire les « montages »
philosophiques de Rancière. Au pôle dialectique se place le travail de déliaison, de
dissolution des destins en tous genres. Pour estimer son effet, il faut comprendre
comment ce travail s’articule avec l’acte politique, l’irruption de la scène égalitaire –
qui tient clairement de cette même puissance de l’image : le discours philosophique
semblerait se manifester comme un dissensus spécifique, distinct des deux autres, celui
qui ressort de la politique proprement dite et celui que met en œuvre la littérature. Le
dernier attaquerait le consensus sur un autre flanc, sans se nouer simplement à la
subjectivation politique : affaire de singularités, plutôt que de collectivités – pour aller
vite –, il ne pourrait fournir le fondement nécessaire à l’élaboration de la scène du litige.
Mais il aurait aussi un autre rôle : celui de modèle, sinon pour les subjectivations
politiques, du moins justement pour une philosophie égalitaire. Si Rancière ne formule
pas explicitement dans ses analyses cette fonction exemplaire des œuvres, il revient à
maintes reprises sur les « modèles » qu’offrent à son écriture les romans de Woolf ou
Joyce, plus adéquats, justement, à rendre compte de l’événement politique que le
réalisme romanesque traditionnel :

 65 « Histoire des mots, mots de l’histoire », art. cit, p. 88.

Choisir un mode de récit qui ne commence pas par situer, par enraciner, mais qui parte
du caractère fragmentaire, lacunaire, indécidable, partiellement décidable de ces paroles
[celles des prolétaires], un type de récit à la Virginia Woolf, où il y a des voix qui petit à
petit s’entrecroisent et construisent en quelque chose l’espace de leur effectivité65.

 66 Toute cette terminologie est déployée dans « La fin de la politique ou l’utopie
(...)
 67 « La pensée d’ailleurs », Critique, n° 369, février 1978, p. 245. Dans ce texte,
(...)
 68 « Les intellectuels et le pouvoir : entretien Michel Foucault-Gilles Deleuze »,
L’Arc (...)

68Ce point d’indistinction entre littérature et philosophie pourrait être source de


discussions. Retenons simplement que l’on ne peut confondre tout à fait ces pratiques
discursives : le dissensus philosophique s’attaquerait au consensus sur un troisième
front, en l’occurrence le domaine des savoirs. Sa cible spécifique serait l’épistémocratie
(gouvernement des experts), pendant de son contraire l’ochlocratie (gouvernement de
l’opinion) dans l’édifice contemporain de nos postdémocraties66. Ainsi la philosophie
– celle de Rancière – est une délégitimation du savoir, un « travail de sabotage visant à
le rendre malpropre à la consommation et inutile à la domination67 »,par la mise en
scène de la contingence égalitaire. On peut étendre la portée de l’expression « poétique
de savoir » au-delà de l’ouvrage qu’elle sous-titre (Les Mots de l’histoire), comme
effort pour ramener des pratiques de savoir à des opérations poétiques sur le langage
commun : montrer que « la folie utopique représente un infime excès sur les procédures
par lesquelles les savoirs positifs et les politiques raisonnables construisent la réalité »
(CV, 10-11). Pour revenir à la critique de Michaud, Rancière s’adresse et ne s’adresse
pas aux « communautés scientifiques », cibles autant qu’interlocuteurs. Fragiliser le
consensus dans l’ordre du savoir, peut-être serait-ce aussi fournir des instruments de
lutte aux subjectivations politiques émergentes, en quoi il y aurait dans cette entreprise
quelque chose de la « boîte à outils » théorique de Foucault et Deleuze68.

 69 Difficile, à ce mot, de ne pas faire allusion de nouveau à celui dont Deleuze


avait fait un (...)

69Mais ce versant dissensuel – largement privilégié par Rancière – a son pendant


« symboliste ». C’est lui qui est mis en cause par Laurent Jenny, à travers le grand
réseau d’équivalences que construit Rancière dans et par le régime esthétique – variante
de la guirlande schlégélienne (voir PM, 59). Les Histoire(s) du cinéma, et l’art
contemporain avec elles, s’attacheraient aujourd’hui à « constituer le monde des
« images » comme monde de la co-appartenance et de l’entre-expression
généralisées »(DI, 73). Chez Rancière, on vu aussi, succédant aux mouvements de
déliaisons, ces fragiles rattachements par liens inconsistants. Qu’elle soit fantomatique
ou contingente, il y a bien ici la figuration d’une communauté. Peut-être pourrait-on
ainsi comprendre une formule parfois employée par Rancière pour évoquer son travail,
celle de « cartographie des possibles69 ». Ou l’idée d’une patiente transcription de
données, de chemins multiples esquissés ; mais aussi celle du territoire inconnu, que
l’on rend étranger – ou face auquel on devient soi-même étranger :

L’étranger […] déplace son angle, retravaille le montage premier des mots et des
images, défaisant les certitudes du lieu, réveille le pouvoir présent en chacun de devenir
étranger à la carte des lieux et des trajets généralement connue sous le nom de réalité
(CV, 9-10).

 70 Il faudrait préciser : Badiou note justement l’absence du « postulat


nietzschéen » chez (...)
 71 Voir Michel Foucault, « Des espaces autres », (conférence au Cercle d’études
(...)
 72 Voir « Sens et usages de l’utopie », dans L’Utopie en questions, 2001, p. 65-
78.

70La carte est bien un montage : version alternative de la « réalité », partielle,


approximative, elle suscite une nouvelle et dernière référence à un terme foucaldien –
qui marque encore un peu plus la dette de Rancière à l’auteur des Mots et les choses70
–, l’hérétopie71. Remise au goût du jour par Rancière (PS, 64-65), elle lui permet
surtout de révoquer l’utopie comme rêve de consistance, de communauté incorporée72.
On risquera aussi une double définition de l’autre qu’elle implique : comme autre du
consensus, qui vient brouiller ses évidences ; mais peut-être aussi comme l’autre à qui
elle s’adresse, vers qui elle tend. La carte ne représente pas une fin en soi, elle appelle
l’usage et les révisions : le personnage du cartographe, intermédiaire entre les
découvreurs d’un territoire et les futurs arrivants, s’accorde bien avec une philosophie
de l’après-coup, ou plutôt de la continuation, qui refuse tout autant les déclarations
tapageuses de table rase que les discours crépusculaires. Incarnation d’un relais, il passe
le témoin à d’hypothétiques autres.
71À ceux-ci tout loisir est laissé d’éplucher la carte, de n’en considérer qu’une partie, de
la gribouiller ou tout simplement de la garder dans leur poche. « Peut-être vaut-il mieux
effectivement écrire sans destinataire » (CM, 176), telle était l’une des conclusions du
regard rétrospectif porté sur l’œuvre d’Althusser. Tel est sans doute aussi le postulat des
fictions hétérotopiques et philosophiques de Jacques Rancière, qui pourtant doivent
parier sur l’attention de l’autre, et sur la possibilité de la communauté. Toute aventure
comporte ses risques, pas moins les aventures intellectuelles que dessinent les livres :

 73 « Sens et usages de l’utopie », op. cit, id.

Or il y a mille manières de traiter un livre – de le lire et de se l’approprier : comme


passe-temps et comme objet de culte ; comme démonstration rigoureuse ou comme
histoire fabuleuse, comme Bible ou comme Robinson Crusoé ; en jouissant de ses
attentes différées ou en le commençant par la fin ; en le prenant au propre ou au figuré ;
en y croyant ou en n’y croyant pas ; en n’y croyant pas et en y croyant. L’usage d’un
livre est fait de la combinaison variable de ces choix qui peuvent aussi se dépouiller de
leur caractère alternatif. C’est de cette manière qu’on l’insère dans l’écriture de sa
propre vie comme dans la refiguration d’un partage commun du sensible73.

 74 Abrégé de métapolitique, op. cit, p. 130.


 75 « The Aesthetic Revolution and its Outcomes », New Left Review, n° 14,
mars-avril 2002.
 76 Marcel Proust, « À propos du “style” de Flaubert » (Nouvelle Revue
française, 1er (...)

72Défendre l’insularité livresque, et les communautés inconsistantes qui en procèdent ;


défigurer des dispositifs de pensées, et les re-figurer en un vaste réseau de références ;
fissurer l’édifice consensuel et cartographier les possibles communautaires. La lecture
sous toutes ses formes nous a entraînés dans le geste double de la rupture et du
rassemblement. Badiou distinguait chez Rancière une théorie des noms74. Nous dirions
plutôt une théorie et une pratique de la phrase. Un simple mot, le plus simple qui soit,
en figurerait la logique. Rancière le met en exergue dans la quinzième des Lettres sur
l’éducation esthétique de l’humanité, de Schiller, entre les deux bords (art, vie) de la
contradiction esthétique75 : le mot et. Mot de liaison, de la communauté ; mot de
déliaison, de séparation, en l’usage que Proust analyse chez Flaubert76. Conjonction ou
disjonction. Disjonction et conjonction.

Notes

1 Texte prévu comme préface à une nouvelle édition complète du volume finalement
publié, pour des raisons précisées dans un avertissement, par Les Temps modernes,
n° 328, novembre 1973, p. 788-807.

2 Premier ouvrage de Rancière, en forme de réquisitoire contre son ancien maître, à


partir d’une lecture de la Réponse à John Lewis, récemment parue.

3 Mode d’emploi…, art. cit, p. 806.


4 La République III, 415a.

5 En sus d’Althusser, on citera les figures du Philosophe et ses pauvres,Marx, Sartre, et


surtout Bourdieu, cible répétée des attaques de Rancière et des Révoltes logiques,
notamment dans le volume collectif L’Empire du sociologue, entièrement consacré à
cette critique de Bourdieu.

6 « Don Quichotte, Althusser et la scène du texte » (voir CM) vient l’attester : texte
étonnant qui revient sur Althusser, dans un livre consacré avant tout à la littérature. Le
ton polémique de 1974 a laissé place à une distance respectueuse, mais les conclusions
sont les mêmes. Il marque aussi le retour d’une pensée sur elle-même, reconsidérant
l’origine de son parcours à la lumière de ses derniers développements. Que cela se fasse
dans le cadre d’une réflexion sur la lecture n’est pas un détail à dédaigner.

7 Lire les précisions de Rancière sur son usage d’Aristote, dans l’entretien « Histoire
des mots, mots de l’histoire », Communications n° 58, 1994, p. 92.

8 La distinction entre les deux usages du terme est soulignée par Solange Guénoun dans
l’entretien qu’elle mène aux côtés de John H. Kavanagh : « Literature, Politics,
Aesthetics : Approaches to Democratic Disagreement », Substance, n° 92, 2000, p. 7-8.

9 Voir « L’inadmissible », où l’articulation littérature/politique est élaborée autour de


cet « anarchisme » (AB, 189 et 194).

10 Platon verrait « plus juste dans les fondements de la politique et de la démocratie


que les tièdes amours de ces apologistes fatigués qui nous assurent qu’il convient
d’aimer « raisonnablement », c’est-à-dire « modérément » la démocratie » (Més., 29).
Plus encore, il est la pierre de touche pour toute tentative philosophique : « Peut-être
notre situation philosophique est-elle bien figurable ainsi : nous voyons s’y opposer
diverses manières de choisir Platon contre Platon » (AB, 180). Si Rancière reprend là
une formule de Jean Borreil, on entend aussi l’écho de Michel Foucault : « Et si, à la
limite, on définissait philosophie toute entreprise, quelle qu’elle soit, pour renverser le
platonisme ? » Foucault, « Theatrum philosophicum », Critique n° 282, novembre 1970,
p. 885-908.

11 Le Curé de village de Balzac – qui place une Bovary avant la lettre au cœur d’une
intrigue dénouée dans une île – sert à Rancière de fable exemplaire de ce trouble
démocratique attaché à l’insularité livresque. Voir « Balzac et l’île du livre » (CM, 115-
136).

12 C’est de fait la seule tâche du maître : exercer sa volonté, enfermer l’apprenti dans
le livre en lui interdisant toute sortie (voir MI, 24-28).

13 « La Chair des mots », Po&sie, n° 77, 1996, p. 80-92.

14 Voir aussi « La raison de la mésentente » (Més.,71-91).

15 Voir « La communauté des égaux » (AB, 129-174).


16 « Vie intellectuelle : l’événement de 1968 », La Quinzaine littéraire, n° 459, 1986,
p. 35-36.

17 « La poésie en général est une opération de pensée qui demande à être pensée
comme telle », Le Millénaire Rimbaud, préface, 1993, p. 5.

18 « Il dispose les mots de sa pensée de sorte qu’ils rompent le cercle ordinaire du
banal et du caché » (Mall., 10)

19 Voir à ce propos les commentaires de Rancière sur Rimbaud le fils, de Pierre


Michon, dans « Rimbaud : les voix et les corps » (CM, 62-64).

20 « On supposera […] qu’un événement de pensée singulier porte la poésie de


Rimbaud. […] Cet événement, c’est l’accrochage du roman familial et de son latin
d’enfance sur une autre légende et une autre musique, la grande musique du XIXe
siècle » (CM, 64).

21 Sur la subjectivation, lire la première des « Dix thèses sur la politique » (AB, 223-
226). Point de contact entre littérature et politique, cette notion marque aussi
l’irréductibilité de ces deux opérations dissensuelles, puisque la subjectivation littéraire
va en quelque sorte « trop loin » dans la désidentification pour permettre une
quelconque scène du litige. Voir « Le malentendu littéraire », dans Le Malentendu, Puv,
2003, et l’entretien avec François Noudelmann, « La communauté comme
dissentiment », Rue Descartes n° 42, 2003, p. 96.

22 Entretien accordé au site Arje, réalisé par Andrea Benvenuto, Laurence Cornu et
Patrice Vermeren à Paris le vendredi 24 janvier 2003.

23 « La Chair des mots », dans Po & sie, p. 87 ; c’est moi qui souligne.

24 L’analyse complète se déploie dans « Le corps de la lettre : Bible, épopée, roman »
(CM, 104-110).

25 Millénaire Rimbaud, p. 6-9.

26 Alain Badiou explicite fort bien ce traitement appliqué à « des strates d’énoncés
abolis ou détournés. [Rancière] se propose d’en faire à nouveau circuler l’énergie
signifiante ». Abrégé de métapolitique, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique »,
1998, p. 122.

27 Voir « Les gros mots », introduction des Scènes du peuple, récent volume
rassemblant les articles parus dans les Révoltes logiques.

28 La critique de la lecture « pure », engagée dans Les Règles de l’art est développée
dans la deuxième partie des Méditations pascaliennes, « Les trois formes de l’erreur
scolastique », p. 63-110, en particulier dans la « Digression » des p. 75-80, « Critique de
mes critiques », et dans le « Post-Scriptum », p. 101-109, « Comment lire un auteur. »
Les Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1997 ; Les Règles de l’art.
Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.
29 Méditations pascaliennes, op. cit, p. 101.

30 La Politique des poètes, p. 13.

31 Bourdieu affirme certes ne pas regarder l’œuvre comme « document », ce qui serait
« laisser échapper la spécificité du travail littéraire », Les Règles de l’art, p. 69-70, n.
127. Aussi lui reconnaît-il une capacité de « manifestation limitée d’une vérité ». Mais
les « euphémismes » de ces « exemplifications » restent nécessairement en deçà de
l’objectivation pratiquée par le discours scientifique (p. 69 et 541).

32 Voir, sur ce point essentiel, « Le concept d’anachronisme et la vérité de


l’historien », dans L’Inactuel n° 6, 1996.

33 Sans doute Bourdieu loue-t-il la force « révolutionnaire » de Flaubert ou Baudelaire,


et entend-il également les arracher à la gangue de commentaires qui les étouffe. Mais il
s’agit toujours en dernière instance de les rapporter à un espace social dont ils ne
peuvent s’abstraire, quand bien même ils le « révolutionneraient ».

34 Rancière l’affirme dans un entretien avec Davide Panagia, « Dissenting Words : A


Conversation with Jacques Rancière », Diacritics, 2000, p. 121.

35 La « coupure épistémologique » théorisée dans Pour Marx, sépare ainsi


irrémédiablementle « jeune Marx », le philosophe des Manuscrits de 1844, en proie à
l’idéologie, du Marx scientifique auteur du Capital. Voir Pour Marx,Paris, Maspéro,
coll. « Théorie », 1965.

36 Rancière prend toujours soin de rapporter ses travaux à un contexte particulier. Voir
par exemple les deux préfaces de La Nuit des prolétaires, à l’édition originale de 1981,
puis à la réédition de 1997, ainsi que celle d’Aux bords du politique.

37 « Existe-t-il une esthétique deleuzienne ? », dans Gilles Deleuze, une vie


philosophique, 1998, p. 525-536.

38 « Deleuze, Bartleby et la formule littéraire » (CM, 179-203).

39 Il s’agit en l’occurrence du passage établi – via les personnages mythiques d’


« originaux » chers à Melville que Deleuze érige en prophètes et prototypes de la grande
communauté fraternelle –, mais toujours différé par Deleuze, de la littérature à la
politique.

40 Voir l’introduction, « D’une littérature à l’autre », p. 5-14.

41 « The Thinking of Dissensus », réponse aux interventions du colloque Fidelity to


Disagreement.

42 Tel est l’objet du « Commencement de la politique » (Més., 19-40).

43 Voir « Dissenting Words », op. cit, p. 121.


44 Autour de l’idée de type entendu comme forme essentielle qui vienne fonder la vie
commune (DI, 111).

45 Voir « L’historicité du cinéma », dans De l’histoire au cinéma, 1998.

46 « L’inadmissible », art. cit

47 On y ajoutera les articles : « La forme et son esprit », dans La Forme en jeu, 1998 ;
« Y a-t-il un concept du romantisme ? », dans Modernité et romantisme, 2001 ; « The
Aesthetic Revolution and its Outcomes », dans la New Left Review n° 14, 2002, et les
chroniques parues dans les Cahiers du cinéma entre 1998 et 2001.

48 « La forme et son esprit », art. cit, p. 140.

49 Voir « L’artifice, la folie, l’œuvre » (PM, 141-166) où Rancière identifie ces deux
positions limites, celle de la folie et celle du jeu, aux figures d’Artaud et de Pœ. Lire en
particulier p. 145-152.

50 La Fin de l’intériorité, Paris, Puf, coll. « Perspectives littéraires », 2002, p. 11.

51 Pour une idée de ce que serait une « histoire de la littérature » selon Rancière, il
paraît pertinent – et en phase avec sa pratique des connexions – d’interroger ses
suggestions en matière d’histoire du cinéma, notamment dans deux entretiens dans les
Cahiers du cinéma : « Les mots de l’histoire du cinéma », n° 496, novembre 1995,
p. 48-54 et « Le cinéma, art contrarié », n° 567, avril 2002, p. 56-63.

52 « L’historicité du cinéma », art. cit, p. 55-56.

53 Titre d’un article paru dans Le Magazine littéraire, novembre 2002.

54 Abrégé de métapolitique, op. cit, p. 125.

55 Ibid., p. 121-122

56 « Les pauvres et leur philosophe », dans Critique, n° 601-602, « Autour de Jacques


Rancière », juin-juillet 1997, p. 443.

57 « Le Maître ignorant – entretien avec Jacques Rancière », Vacarme, n° 9, automne
1999, p. 5.

58 Pierre Campion met en évidence cette notion de scène, et ses implications quant au
rapport entre littérature et politique dans « Littérature et politique. Compte rendu du
Partage du sensible de Jacques Rancière », Acta Fabula,
http://www.fabula.org/revue/cf/17.php

59 Voir également le titre donné au recueil des articles parus dans Les Révoltes
logiques : Les Scènes du peuple.

60 « L’historicité du cinéma », art. cit, p. 58.


61 Ibid., p. 53.

62 En ce point se manifeste la singularité de l’art cinématographique, par la forme


spécifique que prend chez lui la contrariété esthétique : elle se complique d’une
passivité première, et non gagnée par le travail de l’artiste. Contrarier sa « pureté »
originelle, c’est donc justement pour le cinéma perturber cette passivité. Pour la
démonstration complète de cette appartenance de l’art cinématographique au régime
esthétique, et ses conséquences dans les œuvres singulières, voir FC, (en particulier le
prologue « Une fable contrariée »), ainsi que « L’historicité du cinéma », art. cit

63 La notion est élaborée et travaillée dans « La phrase, l’image, l’histoire », art. cit
(DI, 56 sqq.).

64 Lire aussi « Une fable sans morale : Godard, le cinéma, les histoires » (FC, 217-
237).

65 « Histoire des mots, mots de l’histoire », art. cit, p. 88.

66 Toute cette terminologie est déployée dans « La fin de la politique ou l’utopie
réaliste » (AB, 71-72). Sur l’okhlos, emprunté à La Politique d’Aristote, « foule »,
rassemblement compact opposé au dèmos (conçu comme puissance de division de
l’okhlos), lire p. 43 et 65-73.

67 « La pensée d’ailleurs », Critique, n° 369, février 1978, p. 245. Dans ce texte,
Rancière va jusqu’à qualifier son entreprise d’» anti-philosophique ». C’est à ma
connaissance la seule occurrence du terme – même si Badiou désigne sans nuances cette
pensée comme « une antiphilosophie démocratique », Abrégé de métapolitique, op. cit,
p. 130.

68 « Les intellectuels et le pouvoir : entretien Michel Foucault-Gilles Deleuze », L’Arc


n° 49, « Gilles Deleuze », 1972, p. 3-10 (en part. p. 5.). Repris dans Foucault, Dits et
écrits II, Paris, Gallimard, 1994, p. 306-316.

69 Difficile, à ce mot, de ne pas faire allusion de nouveau à celui dont Deleuze avait
fait un « nouveau cartographe », Michel Foucault (« écrivain non : un nouveau
cartographe », à propos de Surveiller et punir, dans Critique, n° 343, décembre 1975,
p. 1207-1227). Les remarques de Deleuze sur la notion de diagramme (Ibid., p. 1223),
inspirées par le fameux chapitre sur le « Panopticon », font écho à la représentation de
la « réalité », et aux traitements à lui infliger, chez Rancière – et inscrivent peut-être
d’autant plus ce dernier dans la généalogie foucaldienne.

70 Il faudrait préciser : Badiou note justement l’absence du « postulat nietzschéen »


chez Rancière (Abrégé de métapolitique, op. cit, p. 121) ; ce dernier par ailleurs marque
à la fois sa proximité et sa distance d’avec Foucault dans La Mésentente, principalement
par son refus de mettre le concept de pouvoir au centre de la réflexion sur la politique.

71 Voir Michel Foucault, « Des espaces autres », (conférence au Cercle d’études


architecturales, 14 mars 1967), publié dans Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5,
octobre 1984, p. 46-49, repris dans Dits et écrits IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 752-762.
72 Voir « Sens et usages de l’utopie », dans L’Utopie en questions, 2001, p. 65-78.

73 « Sens et usages de l’utopie », op. cit, id.

74 Abrégé de métapolitique, op. cit, p. 130.

75 « The Aesthetic Revolution and its Outcomes », New Left Review, n° 14, mars-avril
2002.

76 Marcel Proust, « À propos du “style” de Flaubert » (Nouvelle Revue française, 1er
janvier 1920), dans Œuvres complètes, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 586-600.

Pour citer cet article

Référence électronique

Renaud Pasquier, « Politiques de la lecture », Labyrinthe, 17 | 2004


(1), [En ligne], mis en ligne le 13 juin 2008. URL :
http://labyrinthe.revues.org/index172.html. Consulté le 29 mars
2009.

Pensées fantômes
Laurent Dubreuil
p. 83-86
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 1 Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 52.

1Rancière, Derrida. Tous deux se défient des exorcismes, surtout dans la philosophie, la
politique. Au contraire, il faudrait « penser le fantôme1 » ou « penser avec les
spectres » (AB, 201). Reste à savoir quels fantômes, quels spectres ces deux-là
recherchent, et s’ils se croisent vraiment.
Qu’est-ce qu’un fantôme ? qu’est l’effectivité ou la présence d’un spectre, c’est-à-dire
de ce qui semble rester aussi ineffectif, virtuel, inconsistant qu’un simulacre ?

 2 Id., p. 31.
 3 Id., p. 89.
 4 Id., p. 255.
 5 Id., p. 24, n. 1.

2demande Derrida2. Pour lui, la hantise peut faire pièce à toute présence, et
l’» hantologie3 » qu’il appelle n’est pas l’ontologie : « Hanter ne veut pas dire être
présent4. » Le spectre se dérobe, effectif dans l’évanescence. Penser dans
l’impossibilité de la hantise revient finalement à la pratique de la déconstruction5, ni
ceci ni cela.

 6 Voir « la fin des “spectres”, c’est la fin des témoins ».


 7 Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Les Phares », dans Œuvres
complètes, Paris, (...)

3Les fantômes de Rancière, je les vois nonpareils. Chez lui, ils « témoignent de la
différence de chaque un à lui-même » (AB, 201), et cette inscription de l’écart pourrait
rappeler Derrida. Sauf que le spectral de la déconstruction voudrait sans doute faire
sauter jusqu’à l’énoncé même du chaque et d’un rapport à soi. Sauf que l’accent chez
Rancière est aussi sur le témoin. Les fantômes et les spectres témoignent de ce monde
en ce monde, ils ne s’en échappent pas, ils s’y maintiennent. Ils sont les « témoins6 »
(AB, 201) de l’exception qu’ils sont. Chaque spectre, « c’est un phare allumé sur mille
citadelles », c’est en somme « le meilleur témoignage7 ». Ou encore : ces fantômes ont
l’air d’Idées majuscules, tombées du ciel platonicien jusqu’à nous.

4En ce point, un détour.

 8 Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien, Paris, Hermann, 1996, p. 30.

Sans doute [la Clairon] s’est fait un modèle auquel elle a d’abord cherché à se
conformer ; sans doute elle a conçu ce modèle le plus haut, le plus grand, le plus parfait
qu’il lui a été possible ; mais ce modèle qu’elle a emprunté de l’histoire ou que son
imagination a créé comme un grand fantôme, ce n’est pas elle 8.

 9 Id., passim, par exemple p. 44, 65, 102.

5Dans son fameux Paradoxe, Diderot invoque fantômes et spectres pour désigner le
processus de différence qu’éprouve chaque acteur. Diderot répond ironiquement à la
théorie qu’expose Platon dans La République. Au lieu d’une dégradation inexorable de
l’Idée dans le devenir artistique, chez Diderot, le « modèle idéal9 » est le dernier stade,
le fantôme de l’acteur, plus grand que tout.

 10 Id., p. 103.
Mon ami, il y a trois modèles, l’homme de la nature, l’homme du poète, l’homme de
l’acteur. Celui de la nature est moins grand que celui du poète, et celui-ci moins grand
encore que celui du grand comédien, le plus exagéré de tous10.

6Non seulement le Ciel s’est vidé (on commence avec la nature), mais l’Idée supérieure
est au bout du compte (et non plus au début). Voilà qui « nous épouvante », comme

 11 Id., p. 104.

les enfants s’épouvantent les uns les autres […] en s’agitant et en imitant de leur mieux
la voix rauque et lugubre d’un fantôme qu’ils contrefont… 11.

 12 Voir en particulier Platon, La République, X, 598b-599a.


 13 Platon, La République, Paris, Humblot, 1765.
 14 Id., Paris, Les Belles Lettres, 1967.

7Le fantôme est le modèle idéal, la plus grande perfection possible. Diderot renverse
l’attaque de Platon qui voulait dévaloriser la représentation poétique en la présentant
comme un jeu spectral. Les termes phantasma ou eidôlon désignent la chose la plus
éloignée de l’Idée12. Cela s’est souvent dit fantômes en français, comme dans la
traduction Humblot de La République13 parue quelques années avant la rédaction du
Paradoxe sur le comédien : « Encore ce qu’il en prend n’est-il qu’un phantôme »
(eidôlon, 598b), « ces sortes d’ouvrages, qui après tout ne sont que des fantômes »
(phantasmata, 599a) – ou comme, beaucoup plus tard, dans la traduction Budé : « Cette
partie n’est qu’un fantôme », « ces poètes ne créent que des fantômes » 14. À contre-
pied, Diderot utilise le fantôme pour trouver la valeur exceptionnelle du réel, qui ne
demeure pas simple chose de l’esprit mais s’éprouve matériellement dans le jeu de
l’acteur. Il tente de comprendre l’art sans la théorie de la dégradation par la mimêsis,
tout en gardant le fait mimétique.

8En quoi la posture de Jacques Rancière est assez proche : se débarrasser radicalement
de l’imitation et, pourtant… Bien sûr, il le dit, le répète, il condamne la mimétique et
connaît son Platon. Mais il y revient tellement. Il voudrait se sauver du topos horatos et
sauver quelque Idée néanmoins – même méconnaissable sous la forme des spectres –,
tandis que Derrida marquait l’écart entre ses fantômes et tout « simulacre », repris du
simulacrum latin qui transpose habituellement l’eidôlon.

9Autre rencontre impossible, à propos de Mallarmé :

Toujours le « livre de vers » apparaît comme le vrai théâtre de l’esprit, le théâtre qui
n’imite que l’Idée et dont tout autre art est la simple imitation. Mais jamais Mallarmé
n’arrive à penser ce modèle premier comme l’imitation de ses imitations. En ce recours
infini, Jacques Derrida loua naguère la subversion par Mallarmé du système platonicien
de l’idée-modèle et de la copie. Mais deux choses sont à distinguer. Mallarmé congédie
l’art de la représentation et l’idée-modèle, mais il maintient pour le poème un statut
mimétique : le poème n’imite aucun modèle, mais il trace sensiblement le mouvement
de l’idée, l’idée comme le mouvement de son propre jaillissement (Mall., 95).

 15 Jacques Derrida, La Dissémination, Paris, Seuil, 1972, rééd. 1993, p. 276.


10Une référence elliptique est ici faite à « La double séance », où Derrida commente
« Mimique » de Mallarmé, un texte où précisément « le Mime » est « un fantôme
blanc ». Commentant le poème, Derrida lisait alors « un mouvement de simulacre (non-
platonicien) », faisant que « le paradigme clinique de Platon ne fonctionne plus15 ».
Rancière rectifie, ou bien il déplace l’explication. Oui, Mallarmé rejette le modèle idéal
et sa représentation inférieure. Mais il aurait pu aller plus loin, si loin que d’imitation en
imitation, la mimétique même soit absolument différente d’elle-même. En d’autres
termes (ceux que Mallarmé ne serait pas « arriv[é] à penser ») : l’imitation qui perd la
référence assignable à ce qui est « premier » est capable de ne plus (se) copier. Témoin
de sa différence, elle entre dans un régime fantomatique.

11Voilà une tâche de pensée, nous confierait alors Rancière. Il faut reprendre ce qui
s’est dit, l’imiter de telle sorte qu’on n’ait plus de copie ni d’original. « La mimétique
antimimétique de l’Idée » chez Mallarmé (Mall., 101) a valeur d’exemple. Donc il
convient de la déplacer toujours, comme on doit transporter les Idées platoniciennes.
Rancière veut échapper aux mimétiques pour les ressaisir par différence. Mallarmé cette
fois, Mandelstam une autre fois disant que « les symbolistes n’ont ni mots ni choses,
seulement des fantômes de mots et des fantômes de choses » (CM, 41). Ils n’ont pas les
fantômes absolument ; et Mandelstam aussi, etc. Dans l’optique de Derrida, le retour
des spectres dans Rancière serait un effet de revenance du spectral. Dans la logique de
l’œuvre de Rancière, ces fantômes sont les témoins d’une ambition générale. Présenter
une pensée qui déplace les autres et se déplace encore. Construire, dans ces glissements
et ces fuites, les fantômes de sa propre pensée.

Notes

1 Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 52.

2 Id., p. 31.

3 Id., p. 89.

4 Id., p. 255.

5 Id., p. 24, n. 1.

6 Voir « la fin des “spectres”, c’est la fin des témoins ».

7 Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Les Phares », dans Œuvres complètes, Paris,
Laffont, 1980.

8 Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien, Paris, Hermann, 1996, p. 30.

9 Id., passim, par exemple p. 44, 65, 102.

10 Id., p. 103.
11 Id., p. 104.

12 Voir en particulier Platon, La République, X, 598b-599a.

13 Platon, La République, Paris, Humblot, 1765.

14 Id., Paris, Les Belles Lettres, 1967.

15 Jacques Derrida, La Dissémination, Paris, Seuil, 1972, rééd. 1993, p. 276.

Pour citer cet article

Référence électronique

Laurent Dubreuil, « Pensées fantômes », Labyrinthe, 17 | 2004 (1),


[En ligne], mis en ligne le 13 juin 2008. URL :
http://labyrinthe.revues.org/index177.html. Consulté le 29 mars
2009.

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