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sous la direction de

Jérôme Game
et Aliocha Wald Lasowski

Jérôme Game et Aliocha Wald Lasowski

Jacques Rancière
Jacques Rancière et la politique de l’esthétique

Politique de l’esthétique

CEP
centre
d’études éditions
poétiques des archives
ENS LSH contemporaines
Jac ques Ranc i èr e
et l a pol i ti que de l ’esthéti que

Sous la direction de

Jérôme Game
Aliocha Wald Lasowski
TABLE

Notes sur les auteurs .......................................................................................................................7

Introduction ....................................................................................................................................9
Jérôme Game et Aliocha Wald Lasowski
Le tumulte des voix. Subjectivité esthétique et énonciation politique ............................................... 13
Aliocha Wald Lasowski
Visages de l’esthétique chez Jacques Rancière et Gilles Deleuze..................................................... 25
Véronique Bergen
L’appel de la promesse ................................................................................................................. 37
Dimitra Panopoulos
La démocratie dans l’histoire des cultures politiques ...................................................................... 59
Gabriel Rockhill
Politiques de l’accent : Rancière entre Deleuze et Derrida .............................................................. 77
Elie During
Le corps de l’émancipation ............................................................................................................ 99
Alexandre Costanzo
Politique du malentendu ............................................................................................................. 113
Jérôme Game
Le banal livre son secret : Relire Balzac en lisant Rancière ......................................................... 125
Tom Conley
Benjamin et Baudelaire : le régime esthétique de l’art................................................................... 131
Jean-Louis Déotte
Politique de la littérature et politique de la peinture dans l’esthétique de Jacques Rancière ............ 143
Patrick Vauday
Une maison de pêcheur à Stromboli ............................................................................................ 155
Dork Zabunyan
L'indétermination comme effet politique de l'art .......................................................................... 163
Jacques Rancière
NOTES SUR LES AUTEURS

Véronique Bergen est philosophe et romancière. Elle a publié Kaspar Hauser ou la


phrase préférée du vent (Denoël, 2006), Fleuve de cendres (Denoël, 2008), L'Ontologie de Gilles
Deleuze (L'Harmattan, 2001), Résister en philosophie (P.U.F., 2009) et Alphabet sidéral. Dans
les pas d’Anselm Kiefer (Le Cormier, 2008). Elle est également l’auteure de nombreux
articles sur Sartre, Deleuze et Badiou.

Tom Conley est Professeur aux départements de Romance Languages et de Vi-


sual/Environmental Studies de l’université de Harvard aux États-Unis. Ses principaux
travaux sur Rancière sont « Fabulation and Contradiction : Jacques Rancière on Cine-
ma », in Temenuga Trifonova (ed.), European Film Theory (Routledge, 2008), « A Fable
of Film : Rancière’s Anthony Mann », (SubStance 33.1, 2004), « Cinema and its Discon-
tents : Rancière & Film Theory » (SubStance, 34.3, 2005). Il a récemment fait paraître
The Sovereign Map (University of Chicago Press, 2006) et Cartographic Cinema (University
of Minnesota Press, 2006).

Alexandre Costanzo est cofondateur de la revue Failles et achève une thèse de philo-
sophie sous la direction d’Alain Badiou. Il est l’auteur de divers essais sur la question
de l’émancipation et les rapports entre philosophie, art et politique.

Jean-Louis Déotte est professeur de philosophie à l’Université Paris 8 et coordonne


un thème de recherche dans l'axe « Arts et Industries Culturelles » de la Maison des
Sciences de l’Homme – Paris Nord. Il a publié plusieurs articles sur Rancière, en parti-
culier « Rancière, le post-classique » dans les actes du colloque de Cerisy qui lui étaient
consacrés (La philosophie déplacée. Autour de Jacques Rancière, Horlieu, 2006). Son travail
autour de Rancière est particulièrement présent dans Qu'est-ce qu’un appareil ? Benjamin,
Lyotard, Rancière (L'Harmattan, 2007).

Elie During est maître de conférences en philosophie à l'Université de Paris X Nan-


terre et membre du Centre International d'Etude de la Philosophie Française Con-
temporaine (ENS-Ulm). Son édition critique du livre de Bergson, Durée et Simultanéité,
ainsi que Bergson et Einstein paraissent en 2009 aux P.U.F. Il a consacré à la pensée de
Jacques Rancière plusieurs articles, parmi lesquels : « L'esthétique, un régime instable »
(Critique, n°649-650, 2001) et « Le Malaise esthétique » (Art Press, n°306, 2004).

Jérôme Game est maître de conférences en philosophie et études cinématogra-


phiques à l’Université Américaine de Paris et chercheur à l’Université Paris 8 (équipe
« Recherches sur la Pluralité Esthétique ») ainsi qu’à l’ENS-LSH (Centre d’Études
Poétiques). Auteur de nombreux articles sur la philosophie contemporaine, la littéra-
ture moderne et le cinéma, il a dirigé Porous Boundaries : Texts and Images in 20th Century
French Culture (Peter Lang, 2007), Images des corps/corps des images au cinéma (ENS Édi-
Notes sur les auteurs

tions, 2009), L’Art de la syntaxe (Presses Universitaires de Vincennes, 2009). En 2009


paraissent deux essais : Poetic Becomings : Studies in Contemporary French Literature (Peter
Lang) et L'Art de la fuite (P.U.F.).

Dimitra Panopoulos est agrégée de philosophie, doctorante à l’Université Paris 8 et


membre du Centre International d'Étude de la Philosophie Française Contemporaine
(ENS-Ulm). Auteure de nombreux articles sur le cinéma, elle a également travaillé
comme assistante à la mise en scène pour Christian Schiaretti au CDN de la Comédie
de Reims, notamment sur les pièces d’Alain Badiou.

Jacques Rancière est Professeur émérite à l’Université Paris 8. Il est l’auteur de très
nombreux ouvrages sur les questions de politique et d’esthétique, notamment Le Par-
tage du sensible, La Haine de la démocratie, Le Spectateur émancipé aux éditions La Fabrique
ainsi que La Mésentente, Malaise dans l’esthétique et Politique de la littérature aux éditions
Galilée.

Gabriel Rockhill est maître de conférences en philosophie à l’Université de Villanova


(Philadelphie) et directeur de l’Atelier de Théorie Critique au Centre Parisien d’Études
Critiques, en collaboration avec le Collège International de Philosophie. Il est l’auteur
d’Esthétique et politique : Pour un historicisme radical (à paraître aux Éditions du Sandre) et a
codirigé Jacques Rancière : Politics, Art, History (Duke University Press, 2009) et Technolo-
gies de contrôle dans la mondialisation : Enjeux politiques, éthiques et esthétiques (Éditions Kimé,
2009).

Patrick Vauday est maître de conférences en philosophie à l’Université Paris-


Dauphine et coordinateur du réseau « Diversité des expressions culturelles et artis-
tiques et mondialisations » (DCAM) de l’Agence Universitaire de la Francophonie
(AUF). Derniers ouvrages publiés : La Décolonisation du tableau. Art et politique au
XIXe siècle. Delacroix, Gauguin, Monet (Seuil, 2006) et L’Invention du visible. L’image à la
lumière des arts (Hermann, 2008).

Aliocha Wald Lasowski est chargé de cours à l’Université Lille 3, membre du bureau
de l'équipe « Recherche sur la Pluralité Esthétique » à l’Université Paris 8. Il est res-
ponsable de publication de L'Agenda de la pensée contemporaine et a publié Commentaire de
l'Enfance d'un chef de Sartre (Gallimard, 2007), Pensées pour le nouveau siècle (Fayard, 2008)
et Jean-Paul Sartre, une introduction (Agora-Pocket, à paraître en 2009).

Dork Zabunyan est maître de conférences en études cinématographiques à


l’Université Lille 3. Publications récentes : Gilles Deleuze. Voir, parler, penser au risque du
cinéma (Presses Sorbonne Nouvelle, 2006), « Qu'est-ce que la cinéphilosophie ? » (Art
Press, novembre 2008), « Pourquoi je suis si bête » (Critique, novembre 2008), « De
Franz Kafka à Jack Bauer » (Trafic, hiver 2008), « De l'indistinction en art et de la pos-
sibilité d’en sortir » (Revue internationale des livres et des idées, janvier-février 2009) et « Le
nietzschéisme acharné de Michelangelo Antonioni » (Trafic, printemps 2009).

8
INTRODUCTION

En quoi une pensée de l’esthétique (comme pensée de la création et des formes) est-
elle partie prenante d’une pensée de la politique ? Constitutivement ou encore dialecti-
quement, quels types de rapports autres que thématiques peuvent se nouer entre
elles ? Depuis une vingtaine d’années les travaux de Jacques Rancière constituent l’une
des références majeures de ce débat. Politique de la littérature et Le Spectateur émancipé
parus respectivement en 2007 et 2008, poursuivent la réflexion inaugurée en 1995 avec
La Mésentente sur la démocratie comme instance subversive, et en 2000 avec Le Partage
du sensible sur les conditions d’intelligibilité du lien nouant esthétique et politique ainsi
que sur les formes spécifiques de ce rapport. Dans cette œuvre, il semblerait que tout
pensée de la création esthétique appartienne d’emblée au champ politique, et récipro-
quement : toute créativité politique se jouerait déjà dans les formes et les signes. C’est
ce nœud que le présent volume voudrait démêler, exposer et mettre à l’épreuve des
œuvres ainsi que d’autres conceptualisations contemporaines.
D’une part, si l’on entend avec Jacques Rancière la démocratie non pas comme simple
forme politique mais comme force d’excès et de dissensus, qu’en est-il alors de la litté-
rature et des arts ? A quelles conditions peut-on dire qu’ils sont démocratiques, c’est-à-
dire qu’ils favorisent la redistribution des espaces et des temps, la disposition nouvelle
du visible et de l’invisible, la circulation inédite de la parole et du bruit entre ceux qui
parlent, ceux qui ne parlent pas, et ceux qui parlent mal ? D’autre part, si ce qui se
dévoile par choc sensible ne se livre pas immédiatement à la compréhension, à laquelle
aspire l’art critique, comment une telle esthétique du choc sensible, en refusant de
refermer l’œuvre sur un concept qui lui préexisterait, pourrait-elle permettre
l’expérience d’un sens commun toujours fracturable, se défaisant et se retissant sans
modèle ni scénario préécrit ? Quelle est, en définitive, la puissance proprement poli-
tique de ce qui, dans le sensible, résiste au sens et à la forme établis ? Quels sont les
effets politiques indirects – chocs en retour, effets d’effets, agencements – du choc
sensible ? Peut-on penser une politique de l’absence du mode d’emploi à partir d’une
esthétique du choc sensible par opposition à une esthétique de l’effet critique ou di-
dactique toujours déjà pré-compris ou pré-pensé ? Est-il possible de faire usage d’une
grammaire esthétique faite de percepts, d’affects ou de sensations pures pour penser
des effets de nouveauté et d’invention dans le champ proprement poli-
tique ? Corrélativement, si la politique est affaire de subjectivation dans l’usage ouvert
et immanent des signes, dans quelle mesure l’esthétique peut-elle rendre compte d’une
politique du devenir plutôt que d’une politique de l’identité ? De manière générale, et
selon les concepts de Jacques Rancière, y a-t-il communauté de pensée, y a-t-il com-
munauté d’opérations entre d’une part la phrase-image tenant ensemble force et
forme, intensité et sens, et d’autre part l’effraction des sans-part qui constitue la mé-
sentente ? Dans les mots de Jacques Rancière :
Introduction

La politique consiste à reconfigurer le partage du sensible qui définit le commun d’une


communauté, à y introduire des sujets et des objets nouveaux, à rendre visible ce qui
ne l’était pas et à faire entendre comme parleurs ceux qui n’étaient perçus que comme
animaux bruyants. Ce travail de création de dissensus constitue une esthétique de la
politique qui n’a rien à voir avec les formes de mise en scène du pouvoir et de mobili-
sation des masses désignées par Benjamin comme « esthétisation de la politique ».1

Introduire un sensible non-donné, voire idiosyncrasique, faire entendre le bruit pour


du son, traverser la ligne de flottaison déterminant l’espace du sens et le redisposer : ce
travail de production de dissensus constitue une politique de l’esthétique : c’est là que se
tient l’enjeu de ce volume.
La majorité des textes présentés ici sont ceux de la journée d’études du 30 avril 2008
organisée grâce au Centre d’Etudes Poétiques de l’École Normale Supérieure–Lettres
& Sciences Humaines, avec l’appui constant et amical de son directeur, Jean-Marie
Gleize, que nous remercions vivement pour son engagement et pour son accueil dans
la collection qu’il dirige aux éditions Archives Contemporaines. Nous exprimons éga-
lement notre sincère gratitude aux participants du volume, à Noura Wedell, cher-
cheuse au CEP, ainsi qu’à l’Équipe « Recherches sur la Pluralité Esthétique » de
l’Université Paris 8 et son directeur, Christian Doumet, pour leur soutien dans cette
entreprise. Bien sûr, ce livre n’existerait tout simplement pas sans la participation gé-
néreuse de Jacques Rancière qui l’a rendu possible.

Jérôme Game, Aliocha Wald Lasowski

1 Malaise dans l’esthétique (Paris : Galilée, 2004), pp. 38-39.


10
POLITIQUE DU MALENTENDU

Jérôme GAME

Pour la simple raison qu’il n’y a


pas de nécessité historique du
tout.270

Redéfinissant fréquemment le régime esthétique des arts depuis qu’il a introduit ce


concept dans La Parole muette271 Jacques Rancière fait usage d’expressions qui en évo-
quent la nature emmêlée, en parlant par exemple du « sensorium paradoxal’ ou du
« singulier indéterminé’272 qui lui sont propres, ou encore en le présentant comme
ayant « toujours vécu de la tension des contraires’273. De son côté, la démocratie est
aussi rapprochée de l’idée de paradoxe en étant pensée comme l’institutionnalisation
(ou l’éternel recommencement) d’une rupture : celle d’un « ordre déterminé de rela-
tions entre les corps et les mots, entre des manières de parler, des manières de faire et
des manières d’être’274. Dans les deux cas, un même thème parcourt les analyses rancé-
riennes : celui du partage de l’impropre. Le passage du régime représentatif au régime
esthétique275 est celui de l’ordre au jeu, du fixe à l’ouvert, du réglé à l’indéterminé. Rien
de ce qui est partagé dans ce dernier régime n’appartient en propre à qui que ce soit.
Ce qui y est partagé c’est précisément le partage comme extranéité ou inappropriablili-
té de principe. D’où le subtil nouage entre esthétique et politique que Rancière nous
invite à penser, via mises au jour de faux-semblants et démontages de paradoxes, et
dont la caractéristique la moins étonnante n’est pas qu’il dessine une approche dialec-
tique (un récit du dévoilement) d’un matérialisme radical du sensible.
C’est ce nœud dont je voudrais prendre la mesure dans les pages qui suivent : en ana-
lyser les rouages comme les travestissements ou les occultations que Rancière voit à
l’œuvre dans le contemporain, afin d’en dégager la capacité à insister, à tenir bon sur
cette nouvelle inouïe, à la répéter : le sensible, de nos jours, ne se présume pas –et
donc, pas plus, la politique. C’est la nature de ce « pas plus » qu’il conviendra d’abord
de préciser. Indique-t-il un lien de conséquence logique, ou encore de représentation
symbolique entre esthétique et politique ? Et dans la négative, comment le rapport

270 Malaise dans l’esthétique (Paris : Galilée, 2004), p. 172.


271 (Paris : Hachette, 1998).
272 Ibid., p. 15.
273 Ibid., p. 60.
274 Politique de la littérature (Paris : Galilée, 2007), p. 20.
275 Qui ne se confond pas, selon lui, avec le passage chronologique de l’âge classique à l’âge moderne.
Politique du malentendu

entre ces deux instances s’effectue-t-il ? Il sera ensuite temps de voir comment
l’impact de l’opération rancérienne dans la pensée contemporaine tient non seulement
à ses montages conceptuels et aux interprétations inédites qu’ils rendent possibles
mais également à sa capacité à faire persister leur tranchant dans les incessants courts-
circuits et confusions de l’époque. En effet, l’écart creusé par le partage paradoxal ne
se comble pas : il se perpétue en changeant ses termes mais pas sa logique. Il morphe.

LE PARTAGE DE L’INAPPROPRIABLE.
De diverses façons selon ses objets d’étude, Jacques Rancière pense avec constance à
travers toute son œuvre le sens de l’expérience humaine comme n’étant jamais produit
ex nihilo ou dans l’abstrait d’une construction rétrospective, mais toujours contre le
fond concret d’un partage du sensible – par définition litigieux, en ce qu’il porte sur
différents régime de sensorialité – entre ceux qui pensent avoir par nature titre à la
répartition et ceux qui en seraient par principe exclus :
J’appelle partage du sensible ce système d’évidences sensibles qui donne à voir
en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les
places et les parts respectives. Un partage du sensible fixe donc en même temps
un commun partagé et des parts exclusives.276
Ce partage est opératoire plutôt que substantiel :
ces domaines ont une existence litigieuse. Ils ne reposent sur aucune différence
fondée dans la nature des choses ou la disposition de l’Être. Leur existence dif-
férentielle est soumise à des formes de vérification qui sont toujours des altéra-
tions, des processus de perte d’un certain même : des processus de désidentifica-
tion, de désappropriation ou d’indifférenciation.277
Ce qui est partagé – c’est-à-dire dénié aux « sans-part » –, c’est en définitive le sens des
sens, et non un quelconque signifié transcendantal ou pur :
il n’y a pas pour moi de sensible en tant que sensible. (…) Un sensible est tou-
jours une certaine configuration entre sens et sens, un certain sens de sen-
sible.278

Comme travail de création de dissensus, le partage du sensible constitue alors le subs-


trat ainsi que la vraie scène de la politique, en ce que celle-ci
consiste à reconfigurer le partage du sensible qui définit le commun d’une
communauté, à y introduire des sujets et des objets nouveaux, à rendre visible

276 Le Partage du sensible. Esthétique et politique (Paris : La Fabrique, 2000), p. 12. Ce concept figurant l’‘écart de la vie à

elle-même’ est lui aussi redéfini à de nombreuses reprises à travers le corpus rancérien, notamment de manière particu-
lièrement synthétique lors d’un entretien avec Jean-Baptiste Farkas : ‘c'est bien la manière dont les formes symboliques
qui régissent la vie d'une communauté s'offrent sous la forme de données sensibles et, plus encore, de conditions
mêmes de l'exercice des sens : rapport de la parole et de l'action, du visible et du dicible, du visible et de l'invisible, etc.’,
‘Il n’y a pas d’avenir en attente’, Synesthésie, 2006,
http://www.synesthesie.com/dossier.php?idSub=1858&idFolder=1847&idSection=1724
277 “L’usage des distinctions”, Failles, n°2, 2006, pp. 6-20.
278 Ibid.
114
Jérôme Game

ce qui ne l’était pas et à faire entendre comme parleurs ceux qui n’étaient perçus
que comme des animaux bruyants.279
L’art lui-même est partie prenante de ce litige perpétuel puisque, quelque soit son
régime, il est un mode d’intervention et de détermination du sensible. Le rapport
art/politique est donc inhérent à chacun de ses termes :
art et politique ne sont pas deux réalités permanentes et séparées dont il s’agirait
de se demander si elles doivent être mises en rapport. Ce sont deux formes de
partage du sensible suspendues, l’une comme l’autre, à un régime spécifique
d’identification. (…) Art et politique sont ainsi liés en deçà d’eux-mêmes
comme formes de présence de corps singuliers dans un espace et un temps spé-
cifiques.280
Ce qu’il convient de préciser c’est alors le rôle joué par ce rapport dans le partage dis-
sensuel du sensible. Jacques Rancière en distingue deux principaux281. Soit l’art
s’attache à nier le litige au cœur de la communauté en le nappant d’une pseudo ratio-
nalité reposant de fait sur le critère purement abstrait d’une soi-disant « nature hu-
maine’. C’est le régime représentatif des arts. Il est
gouverné par la concordance entre une forme de détermination intellectuelle et
une forme d’appropriation sensible. D’un côté l’art se définissait comme le tra-
vail de la forme imposant sa loi à la matière. De l’autre, les règles de l’art défi-
nies par cette soumission de la matière à la forme correspondaient à des lois de
la nature sensible. Le plaisir éprouvé vérifiait l’adéquation de la règle. La mime-
sis aristotélicienne était cela : l’accord entre une nature productrice – une poie-
sis – et une nature réceptrice – une aisthesis. Le garant de cet accord à trois
s’appelait nature humaine.282
Soit l’art s’affranchit de toute norme externe prédéterminant le sensible et les manières
d’en rendre compte. Tout sensible, quels que soient ses modes et ses rapports, est
alors virtuellement compris dans l’art. Le propre de ce dernier devient son hétérogé-
néité intrinsèque; son identification s’opère dans des formes de désidentification :
Le régime esthétique des arts est celui qui proprement identifie l’art du singulier
et délie cet art de toute règle spécifique, de toute hiérarchie des sujets, des
genres et des arts. Mais il le fait en faisant voler en éclats la barrière mimétique
qui distinguait les manières de faire de l’art des autres manières de faire et sépa-
rait ses règles de l’ordre des occupations sociales. Il affirme l’absolue singularité
de l’art et détruit en même temps tout critère pragmatique de cette singularité. Il
fonde en même temps l’autonomie de l’art et l’identité de ses formes avec celles
par lesquelles la vie se forme elle-même.283

279 Malaise dans l’esthétique, op. cit., pp. 38-39.


280 Ibid., pp. 39-40.
281 Précédés d’un ‘régime éthique des images’, voir Le Partage du sensible, op. cit., p. 27.
282 J. Rancière, ‘Les confidences du monument. Deleuze et la ‘résistance’ de l’art’, in B. Gelas et H. Micolet (eds.),

Deleuze et les écrivains. Littérature et philosophie (Nantes : Cécile Defaut, 2007), pp. 479-491.
283 Le Partage du sensible, op. cit., pp. 32-33.
115
Politique du malentendu

Le moment – la seconde moitié du dix-huitième siècle – où l’ordre des Beaux-Arts de


l’âge classique s’efface devant le rapport non réglé et sans médiation constitutif de
l’esthétique est celui où le régime du dispars unique (la sensation) se substitue à celui
de la pluralité ordonnée (les arts)284. Ce nouveau régime est le règne du langage et des
images libérés de l’empire de toute catégorie rigide, qu’elle soit générique ou théma-
tique, ou encore stylistique. En lui l’accord implicite « d’une nature productrice, d’une
nature sensible et d’une nature législatrice qui s’appelait mimésis ou représentation’285
cède la place à un rapport direct entre sensation (aisthesis) et production (poiesis) non
médié par l’idéal abstrait de la nature humaine. Maintenant que la « norme
d’adéquation’ entre faculté active et faculté réceptrice est « perdue’ (en même temps
que l’humaine nature) le principe du régime esthétique devient « l’union sans concept
des opposés, l’activité volontaire pure et la pure passivité’286.
Il semble donc qu’il y ait communauté de pensée et d’opération entre, d’une part,
l’esthétique comme lieu d’une libre confrontation (en ce que les conditions et les
formes du partage n’y sont jamais prescrites d’avance) et, d’autre part, l’émergence des
sans-part que constitue le litige ou ce que Jacques Rancière appelle aussi la « mésen-
tente’287. De fait, ce dernier est clair quant au nouage thématique de la question :
Autrement dit : en quoi une certaine « politique’ est-elle consubstantielle à la définition
même de la spécificité de l’art dans ce régime [esthétique] ? La réponse, dans sa forme
la plus générale, s’énonce ainsi : parce qu’elle définit les choses de l’art par leur appar-
tenance à un sensorium différent de celui de la domination.288
Sensorium de la domination d’une part, sensorium du libre jeu de l’autre. Or ce der-
nier est le matériau de la politique, sa substance, mais non encore potentialisé tant que
la revendication comme identification collective ne s’y est pas produite. Le rapport es-
thétique/politique est donc simultanément d’implication et d’écart. Parallèlement à la
mésentente prise sous la forme du mécompte démocratique – qui travaille les représen-
tations du propre et de l’impropre à un niveau collectif – existe ce que Rancière appelle,
à l’occasion de la littérature mais valant pour les arts en général, le « malentendu’ et qui
opère pareillement au niveau des perceptions individuelles. Ce mode littéraire et artis-
tique du partage du sensible se distingue ainsi du « travail de subjectivation politique
qui configure avec des mots des collectifs nouveaux’289. Qui plus est, « il n’y a pas de
principe de correspondance déterminées entre ces micro-politiques de la re-
description de l’expérience et la constitution de collectifs politique d’énonciation’290. Si
le Nous du politique requiert le « tissu dissensuel » anonyme et les « modes du cela et du
je’291 agencés par l’art comme substrat sur lequel se constituer, toute politique de l’art
demeure par principe tributaire d’un choc esthétique et n’est donc susceptible

284 Cet effacement n’est pas une disparition pure et simple mais plutôt la mise en place d’un fond ou d’une dominante.
285 Malaise dans l’esthétique, op. cit., p. 16.
286 Ibid., p. 22.
287 La Mésentente. Politique et philosophie (Paris : Galilé, 1995).
288 Malaise dans l’esthétique, op. cit., p. 46.
289 Politique de la littérature, op. cit., p. 54.
290 Le Spectateur émancipé, (Paris : La Fabrique, 2008), p. 72.
291 Ibid., p. 73.
116
Jérôme Game

« d’aucun calcul déterminable’292 : il n’existe pas de « raison » ou de rapport de « tra-


duction » directe ou encore de « transmission calculable entre choc artistique sensible,
prise de conscience intellectuelle et mobilisation politique’293.

LA PHRASE-IMAGE, OU D’UNE POLITIQUE DE LA SYNTAXE.


Mais alors ce régime du jeu déréglé, qui est maintenant celui de la politique et des
choses de l’art, chacune à leur titre, comment fonctionne-t-il précisément ? Quelle
liberté exacte qualifie-t-il ? Depuis Les Noms de l’histoire294 Jacques Rancière indique une
voie, forte et concise, à ce problème : » le réel doit être fictionné pour être pensé’295.
Ce qui ne veut pas dire que le réel est une fiction. Cela signifie plutôt qu’il fait sens
pour nous via des fictions; et donc, également, que ces dernières doivent être compo-
sées en agençant des blocs sensibles les uns aux autres (ou au travers des autres), et au
sujet desquels existe toujours un dissensus entre humains. « L’homme est un animal
politique parce qu’il est un animal littéraire, qui se laisse détourner de sa destination
« naturelle’ par le pouvoir des mots’296 dit encore Jacques Rancière. Ce qui se joue
dans cette animalité littéraire – à ce titre paradigmatique d’autres pratiques artistiques –
c’est la figuration de la participation dissensuelle à un monde sensible au moment
même où ce dernier est symboliquement (re-)créé par la performativité d’une telle
participation, c’est-à-dire actualisé par les modes d’un sensible singulier intervenant
dans un commun – un monde commun, une langue commune – en le modifiant. La
participation propre au geste de fiction est donc une instance performative qui figure
– en même temps qu’une figuration de la performativité productiviste et hétérogène
(contentieuse) du sensible. Et Rancière de préciser, corrélativement :
Le travail de la politique qui invente des sujets nouveaux et introduit des objets
nouveaux et une autre perception des données communes est aussi un travail
fictionnel. Aussi le rapport de l’art à la politique n’est-il pas un passage de la fic-
tion au réel mais un rapport entre deux manières de produire des fictions.297
Ce qui est plus précisément en jeu dans cette politisation du thème de la fiction c’est
alors la question de la syntaxe comme modalité de la part singulièrement prise au
commun, c’est-à-dire aussi comme mise en commun du propre ou du distinct. Et
également, de la syntaxe comme ce qui fait passer non pas d’un ordre de signification
à un autre mais plutôt d’un degré ou d’un palier à un seuil supérieur (virtuel), sur le-
quel tous les niveaux s’interpénètrent et se connectent : se compliquent, s’impliquent,
passent les uns dans les autres, se mettent en jeu, se résolvent. En la syntaxe opèrent
en effet simultanément un art de dire et un art de tisser, un art de phraser et un art de
narrer. Comme si elle faisait passer l’une dans l’autre la question de la forme et celle du
sens, celle de l’expression et celle de l’adresse, celle du soi et celle des autres, celle de la

292 Ibidem.
293 Ibid., p. 74.
294 (Paris : Seuil, 1992).
Le Partage du sensible, op. cit., p. 61. Il revient encore avec insistance sur cette question dans son dernier livre, Le
295

Spectateur émancipé, op. cit.


296 Op. cit., p. 63.
297 Le Spectateur émancipé, op. cit., p. 84.
117
Politique du malentendu

sensation et celle du monde, en les rapportant à chaque fois à un horizon de pro-


blèmes commun – mais un commun qui ne le serait qu’en étant partagé de manière
dissensuelle : qu’en tant qu’il serait l’objet d’un litige. Un commun, de fait, bien singu-
lier, en ce qu’en lui ce qui lie ou unit demeurerait lui-même toujours désaccordé ou
non accordé, objet d’un désaccord. Le concept de phrase-image développé par Ran-
cière dans Le Destin des images contracte cette problématique de façon saisissante :
Schizophrénie ou consensus. D’un côté, la grande explosion, l’» affreux rire de l’idiot’,
nommé par Rimbaud mais expérimenté ou redouté par tout l’âge qui va de Baudelaire
à Artaud, en passant par Nietzsche, Maupassant, Van Gogh, Andréï Biely ou Virginia
Woolf. De l’autre, le consentement à la grande égalité marchande et langagière ou à la
grande manipulation des corps ivres de communauté. La mesure de l’art esthétique a
dû alors se construire comme mesure contradictoire, nourrie de la grande puissance
chaotique des éléments déliés mais propre, par la même, à séparer ce chaos – ou cette
« bêtise » de l’art des fureurs de la grande explosion ou de la torpeur du grand consen-
tement. Cette mesure, je proposerai de l’appeler la phrase-image. (…) Elle est l’unité
qui dédouble la force chaotique de la grande parataxe en puissance phrastique de con-
tinuité et puissante imageante de rupture. Comme phrase, elle accueille la puissance
parataxique en repoussant l’explosion schizophrénique. Comme image, elle repousse
de sa force disruptive le grand sommeil du ressassement indifférent ou la grande
ivresse communielle des corps. La phrase-image retient la puissance de la grande para-
taxe et s’oppose à ce qu’elle se perde dans la schizophrénie ou dans le consensus.298
La structuration traditionnelle de cette question est connue. D’un côté il y aurait
l’instrumentalisation du sujet de l’œuvre au profit de la description d’un arrière-plan,
d’une idée générale ou d’une valeur particulière saisies dans le déploiement d’une fable
téléologique. De l’autre, l’agencement à même la matière pour que ce soit elle qui parle
ou raconte. Mais que peut raconter la matière ? Comment peut-elle dire (a fortiori ra-
conter) quoi que ce soit d’autre qu’elle-même sans être prise dans le solipsisme de son
avènement ? Peut-elle narrer directement ? N’est-elle pas vouée, afin de signifier, à se
laisser exploiter par l’Idée ? Que peut-elle dire d’autre que sa présence pure, simple-
ment contingente, ou au contraire, rendue nécessaire par un méta-récit épistémolo-
gique ou politico-théologique qui la fonderait ? En empruntant une expression de Berg-
son souvent citée par Deleuze : comment raconte-t-on l’Ouvert – et que peut-il raconter
lui-même ? Écartant un cadrage si dualiste de la question, le concept rancérien de
phrase-image est bien ce qui permet de tenir ensemble ces extrémités (d’une part la
pure matière du signe dans son inepte contingence, d’autre part le commun du sens
commun pris dans la gelée du consensus) dans un continuum d’intensités sur lequel
agencer des effets de sens jamais joués d’avance, esthétiquement ou politiquement. En
rapportant continuité et rupture l’une à l’autre la phrase-image synthétise une puis-
sance pure, disponible en et pour elle-même. Ce que ce concept figure c’est alors une
forme active de la tension entre le commun et l’idiosyncrasique, son opération sans
cesse recommencée, en un mot : sa performativité implicite – son immanence – plutôt
que sa résolution convenue via la sélection d’un des termes de l’alternative. Le concept
de phrase-image permet à cette alternative – c’est-à-dire à la question du partage du

298 (Paris : La Fabrique, 2003), pp. 56-57.


118
Jérôme Game

sensible comme controverse quant à la stabilité du sens – de ne se résoudre jamais, de


demeurer ouverte et de faire de cette indécision même le mode d’expression adéquat
en régime esthétique, mais aussi le critère propice à la perception et au jugement des
œuvres de ce même régime. Ainsi, la phrase-image à la fois figure et concourt au par-
tage du sensible – et en forme comme un paradigme.

CRITIQUE ET REDITE : ART ET LITTERATURE AUJOURD’HUI.


Avant de revenir à ces figures conceptuelles de l’indétermination-comme-puissance
qui forment le critère décisif de la pensée rancérienne, examinons d’abord comment
littérature et art contemporains y sont étudiés dans le jeu d’évitement qu’ils déploient à
l’égard du déréglage constitutif du régime esthétique. L’une – la littérature
d’aujourd’hui – serait engoncée dans le ressassement des inventions d’hier ; l’autre – l’art
contemporain – serait rendu caduc par le consensus actuel quant à son devoir cri-
tique/éthique. Historiquement première à renégocier « la frontière indiscernable et
toujours à retracer entre l’art et le non-art »299, la littérature moderne est la capacité de
figurer l’impersonnel sous l’indistinct et le mélangé en les saisissant par la seule force
du style. Flaubert, en particulier, radicalise la désadéquation entre motif et style propre
au régime esthétique – une rationalité causale des actions dans la fable ne s’impose
plus à l’empiricité ouverte, contingente de la vie – en absentant purement et simple-
ment le sujet. Le récit, débarrassé de ses structures hiérarchiques imposées par le ré-
gime mimétique, devient le théâtre virtuel des opérations du style, leur prétexte aussi
bien, et, dans l’expérience sensible que le lecteur s’en fait, se dégage une perception de
la nature comme pouvoir impersonnel, sans nom ni visage ou but, car il les a tous. Le
sensible s’approprie la narration, en instrumentalise les puissances mimétiques afin de
couler l’expérience qui est ainsi faite de lui dans celle du commun. Mais c’est tout à la
fois contre et dans le commun, grâce à lui, que la prose flaubertienne sert les intérêts
d’un sensible supérieur (générique) qu’elle dévoile. Tout en protestant de sa connais-
sance parcellaire de la littérature contemporaine, Jacques Rancière prétend alors que ce
modèle littéraire s’estompe après 1950 faute d’être véritablement réinventé ou rempla-
cé :
Les œuvres de Toni Morrison ou de Don DeLillo ont assurément des choses à
nous dire sur les blessures de l’histoire américaine, sur l’histoire et la posthis-
toire de l’esclavage ou sur la retombée de l’activisme politique des années
soixante. Mais ils se coulent pour cela dans des formes éprouvées et me sem-
blent ajouter des épilogues à l’histoire faulknérienne du Sud américain ou à la
narration à la Dos Passos de l’absorption de l’Amérique ouvrière et contesta-
trice par l’Amérique de l’ordre propriétaire. (…) Je ne nie pas les mérites de tel
ou tel auteur. Je pense simplement que la littérature n’invente pas aujourd’hui
des catégories de déchiffrement de l’expérience commune, comme elle a pu le
faire jusque dans le milieu du XXe siècle, parce que, justement, les formes de
narrativité, d’expressivité et d’intelligibilité qu’elle avait inventées ont été appro-

299 Malaise dans l’esthétique, op. cit., p. 115. Produit même de cet effort : ‘littérature’ est le nom sous lequel le désordre a

d’abord affecté l’art d’écrire avant d’étendre ses brouillages dans le champ des arts dits plastiques et des arts dits du
spectacle’, ibid., p. 93.
119
Politique du malentendu

priés par d’autres discours ou d’autres arts, voire même banalisées par les
formes de la communication. Mais ce jugement peut être le produit d’une igno-
rance de ce qui se fait aujourd’hui de nouveau dans le domaine de l’écriture.300
Les arts plastiques auraient-ils été selon Jacques Rancière pareillement victimes de leur
succès dans le dernier demi-siècle ? A leur sujet il isole deux thèses, dites « post-
utopiques »301, dans les pratiques artistiques et les discours qui cherchent à les saisir. La
première voudrait en finir avec l’idée qu’un art radicalisé pourrait « œuvrer à une trans-
formation absolue des conditions de l’existence collective »302. Ainsi purgé, l’art serait à
même de développer une autre radicalité, authentique celle-là, comme « puissance
singulière de présence, d’apparition et d’inscription, déchirant l’ordinaire de
l’expérience »303. Ethique, cette radicalité « [révoquerait] tout projet d’émancipation
collective »304. La seconde thèse, encore plus renseignée sur les aléas de la foi, évacue-
rait les deux radicalités d’hier, politique et esthétique, au profit d’un « art devenu mo-
deste, non seulement quant à sa capacité de transformer le monde, mais aussi quant à
l’affirmation de la singularité de ses objets »305. Ici, nulle reconfiguration extrinsèque
du rapport commun/singulier mais permutations internes au sensorium donné afin
d’y participer à nouveaux frais. D’un côté, la réinvention athée/éthique (plutôt que
convaincue/politique) d’inédits lexiques et grammaires de la sensation : c’est
« l’apparition fulgurante, hétérogène de la singularité de la forme artistique qui com-
mande un sens de communauté »306. Elle opère par choc sensible positif (affirmatif)
ou négatif (témoignant de l’écart irréductible) et appelle à une communauté paradoxale
comme à une politique générique (pure) avec l’Avant-Garde pour sujet abstrait. De
l’autre, une logique d’ajustement par pas chassés, décalage, ironie et citations. C’est
« l’art modeste » ou « relationnel ». Loin de vouloir transformer le monde, il cherche à
le « redisposer ». Dans les deux cas pourtant, selon Rancière, « une même fonction
‘communautaire’ de l’art » comme « manière d’occuper un lieu où se redistribuent les
rapports entre les corps, les images, les espaces et les temps »307 est à l’œuvre. Si l’un
de ces discours « valorise la solitude d’une forme sensible hétérogène » et l’autre « le
geste qui dessine un espace commun », tout deux « [suspendent] les coordonnées
normales de l’expérience sensorielle’ et les rejouent308. Ces modes seraient en réalité les
« deux éclats d’une alliance défaite entre radicalité artistique et radicalité politique »309.
Mais si en droit aucun ne peut préempter l’autre, en fait il y a mode et mode, ou plutôt
jeu et jeu. L’un, l’art critique contemporain310, prétend avoir « absorbé les con-

300 ‘Politique de la littérature. Entretien avec Lionel Ruffel’, Vox Poetica, 20 septembre 2009, http://www.vox-

poetica.org/entretiens/ranciere.html
301 Malaise dans l’esthétique, op. cit., p. 31.
302 Ibidem.
303 Ibidem.
304 Ibid., p. 33.
305 Ibidem.
306 Ibidem.
307 Ibid., p. 35.
308 Ibid., p. 39.
309 Ibid., p. 34.
310 Différant en cela de son prédécesseur des années 1960 et 1970.
120
Jérôme Game

traires : la gratuité du divertissement et la distance critique, l’entertainment populaire et la


dérive situationniste »311 et par là met en place un régime éthique (i.e., apolitique) des
arts, c’est-à-dire un mode de relations consensuelles de l’art au commun qui se coupe
de l’origine litigieuse du partage du sensible et donc, aussi, de sa puissance
d’immanence. Mais comme l’écrit Rancière : « Les performances de l’art critique se
nourrissaient de l’évidence d’un monde dissensuel. La question se pose
alors : qu’arrive-t-il à l’art critique lorsque cet horizon dissensuel a perdu son évi-
dence ? Que lui arrive-t-il dans le contexte contemporain du consensus ? »312 L’autre
type de jeu, défini par Schiller et repris par Kant, est le transcendantal sans règle, prin-
cipe créatif attribuant des signification aux signes en pure performativité : » une expé-
rience spécifique qui suspend les connexions ordinaires non seulement entre appa-
rence et réalité, mais aussi entre forme et matière, activité et passivité, entendement et
sensibilité »313.
Le diagnostic est pénétrant. Ecrire ou composer court aujourd’hui le risque d’exhiber
(ou plutôt de mimer) le constructivisme du sens à un certain type de partage du sen-
sible (appelons-le Capital et ses modes) qui ne le connaît déjà que trop bien, et pour
cause : qui use, qui abuse même de cette connaissance. Cette suprême machine à re-
coder tous les flux dont parlaient Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux n’aurait ainsi
jamais de problème intestinal. Ce n’est pas un aliment, fût-ce un pharmakon artistique
particulièrement retors dialectiquement, travaillant à faire le vide, à la Adorno ou à la
Lyotard, qui lui causerait une indigestion ou la ferait « planter », comme on dit d’un
programme informatique. L’hypothèse rancérienne consiste alors à prendre la contin-
gence de ce nouage au pied de la lettre, et ainsi de lui opposer non pas un décodage de
plus mais une nouvelle façon de nouer, consciente de n’être que cela et de fonctionner
(c’est-à-dire de produire, de vivre) à partir de cette conscience (sans pour autant ne
faire que se reformuler à elle même, méta-poétiquement, et pour les siècles des
siècles). Conscience pure, matérialiste, résolument athée, et cependant (et peut-être
est-ce là le plus important) anti-militante, anti-programmatique, anti-
téléologique : rebranchant la pensée-art comme un nouveau matérialisme, comme un
mode immanent tenant purement à la teneur en sensible des signes. C’est bien d’une
modélisation conceptuelle du grand agencement empirique sensible-pensée qu’il s’agit
ici, à même de soutenir le contingent, de lui donner une forme vivable. Non pas une
forme s’opposant à une force, mais bien deux forces interagissant. Rechignant à palier
la contingence incongrue et le productivisme radical qui sont le cœur du régime esthé-
tique (par exemple en les nappant d’un nouveau récit post-moderne qui en émousse-
rait le tranchant), le modèle rancérien fait passer sa grande idée : tout est toujours à
réinventer en prise directe avec le sensible, c’est-à-dire avec sa nature paradoxale et
malaisée. L’importance de Rancière, le pouvoir de dégrisement de son œuvre tient
entre autre à ce qu’elle ne cède pas sur ce nœud, dont les exigences peuvent frustrer,
mais surtout ceux qui ne perçoivent pas les puissances d’émancipation qui y sont à
l’œuvre. Aujourd’hui, certains regrettent le nouveau commun que l’idiosyncrasie du
choc sensible aurait pu créer si l’art n’avait pas été « trahi par ses enrôlements poli-

311 Malaise dans l’esthétique, op. cit., p. 42.


312 Le Spectateur émancipé, op. cit., p. 75.
313 Ibid., p. 45.
121
Politique du malentendu

tiques ou ses compromissions commerciales »314. D’autres se rendent compte que le


commun, lorsqu’il n’est altéré qu’à la marge, est voué à produire des effets limités et
incertains. Il n’y a donc pas l’échec de deux projets (l’autonomie de l’art d’un côté et
l’émancipation par l’art de l’autre) entre lesquels il fallait choisir et qui commanderait
donc de nous déporter vers un troisième projet – une nième utopie, cette fois post-
historique : l’utopie de la fin des utopies ou le moment historique de la fin de
l’histoire – pour la bonne raison que le dispositif d’origine était contradictoire en soi,
c’était même son propre. Il fabriquait – continue de fabriquer – du mélangé et de
l’impropre. De fait, si le concept de partage du sensible couplé à celui de régime esthé-
tique des arts semble pouvoir donner lieu à un discours programmatique ou de « résis-
tance’ il travaille surtout dialectiquement. In-thématique, il ne pointe ni autorise au-
cune recette a priori. Le problème aujourd’hui ne se pose en effet plus en termes de
mélanges sensoriels rendus nécessaires par une téléologie moderniste (technologies
hybridantes) ou en infinies prises de recul critiques (méta-poético-ludiques ou enga-
gées). Où se donne le partage du sensible ? Comment nouer, opérer, tisser une phrase-
image aujourd’hui ? Dans les agencements d’expression et de composition, c’est-à-dire
dans les effets du style, de la forme, évalués a posteriori – et non dans des programmes
de figures ou de plateaux techniques futurisant. Par principe le partage du sensible ne
s’arrête jamais. Quant au régime esthétique, il est explicitement branché sur la contin-
gence et la violence du devenir de ce partage. Il en est une certaine forme de cons-
cience. Il l’a internalisé. C’est sa détermination essentielle. Tout en essayant, c’est le
tropisme propre à n’importe quel régime comme discours ou rationalisation, de
l’incurver vers une logique autre, plus pure ou plus sensée, moins aberrante que la
contingence. Il est donc voué à être en quelque sorte tiraillé entre – et indexé sur – les
affects (forts ou faibles, joyeux ou tristes) qui structureront historiquement ce partage,
c’est-à-dire la relation à l’indéterminé.

« C’EST LE NOUVEAU QUI CREE UN AUTRE NOUVEAU’315.


Mais quoi qu’il en soit, la fiction en demeure le critère. La capacité à fictionner est le
fond sur lequel, à travers lequel le partage dissensuel du sensible peut publiquement
s’opérer et agir. Et même si pour Rancière la littérature n’est aujourd’hui pas aussi apte
que d’autres pratiques à tisser cette fissure et à la porter, la littérature est là, et œuvre –
fût-ce sous le poids d’une histoire plus lourde car plus longue que celle, au sein même
du régime esthétique, des arts technologiques de l’image. Le cinéma ou la photogra-
phie, l’art vidéo ou d’installation ont-ils leur Flaubert, leur Mallarmé ? Question oi-
seuse. Il ne s’agit évidemment pas d’écrire comme Flaubert aujourd’hui ou d’essayer
de refaire Mallarmé en mieux, de le perfectionner via un hyper-modernisme synesthé-
sique, autant technologique qu’idéologique. Comme il ne s’agit pas de se contenter
avec l’art critique d’une politique de remplacement fonctionnant en parodiant des
espaces polémiques. Alors que faire, et comment ? Pas de réponse toute faite. Et c’est
bon signe. La bonne nouvelle est que quelque chose est à faire, se fait, se fera. La no-
tion de pertinence historique, projective ou rétrospective, est stérile ici. Il est temps de

314 Malaise dans l’esthétique, op. cit., p. 84.


315 Jacques Rancière, entretien avec Jean-Baptiste Farkas, art. cit.
122
Jérôme Game

s’extraire des taxonomies historiques et de faire fonctionner les concepts sur l’abrupt
du présent, de les rendre utile au présent comme indétermination, c’est-à-dire comme
sensible pur. Ce n’est pas le moindre paradoxe que ce soit là la leçon de Rancière
l’historien, parfois pris dans un hiatus entre l’ouverture propre à son approche théo-
rique et le regard fermement cadré, car souvent rétrospectif quant il s’agit de littéra-
ture, de sa constitution d’objets et de corpus. A travers tous les déplis dialectiques de
ses démonstrations cependant (de Balzac à Pedro Costa, de Hugo à Anri Sala), Ran-
cière revient toujours à ce même thème générique de l’indétermination propre au par-
tage – mode d’être d’un sensible différent de lui-même, devenu identique à une pensée
également différente d’elle-même316, « univers métamorphique » et indistinct317– ainsi
qu’au paradigme critique foncièrement ouvert ainsi constitué. C’est cette puissance de
reconfiguration, de constante réouverture qui est capitale, quels que soient ses modes
d’approximation. Que l’esthétique du dispars et de la déspécification camoufle le par-
tage ou au contraire l’exhalte, qu’elle le mette en scène ou que ses modes opératoires
favorisent l’hybridité multimédia ou l’hétérogénéité, l’important est que ce partage ait
lieu et que ses puissances soient relayées. Se saisir soi-même comme potentialisé dans
son égalité aux autres suppose une distance irréductible – une différence – éprouvée lors
de brèches expressives imprévisibles. Là est le point essentiel : la distance est néces-
saire au bougé fugace qui crée le sens nouveau. Imprévisibilité, changement, diffé-
rence, indétermination, non donné, reconfiguration, modification, redistribution, re-
mise en jeu, non garanti, indécidable : à travers tout ce lexique – et jamais plus vigou-
reusement que dans Le Spectateur émancipé – insiste un thème, lancinant : l’effet non-
anticipable de l’œuvre, l’agencement de nouvelles puissances provoqué par
l’expérience qu’on en a. Cette appropriation est une production émancipée.
L’indécidable en est le critère transcendantal. Puissance de la nouveauté, immanence
comme hétérogenèse318 : telles sont les coordonnées, exigeantes mais combien stimu-
lantes, communes à la mésentente et au malentendu, ces machines à opposer et entre-
tisser des fictions à d’autres fictions que Jacques Rancière à déployées pour penser
l’émancipation – et l’amplifier.

316 Malaise dans l’esthétique, op. cit., p. 90.


317 Ibid., p. 116.
318‘pensée et (…) activité (…) produisent des chocs de mondes, mais des chocs de mondes dans le même monde : des
redistributions, recompositions ou reconfigurations des éléments’,“L’usage des distinctions”, art. cit.
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