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Jérôme Game
et Aliocha Wald Lasowski
Jacques Rancière
Jacques Rancière et la politique de lesthétique
Politique de lesthétique
CEP
centre
détudes éditions
poétiques des archives
ENS LSH contemporaines
Jac ques Ranc i èr e
et l a pol i ti que de l ’esthéti que
Sous la direction de
Jérôme Game
Aliocha Wald Lasowski
TABLE
Introduction ....................................................................................................................................9
Jérôme Game et Aliocha Wald Lasowski
Le tumulte des voix. Subjectivité esthétique et énonciation politique ............................................... 13
Aliocha Wald Lasowski
Visages de l’esthétique chez Jacques Rancière et Gilles Deleuze..................................................... 25
Véronique Bergen
L’appel de la promesse ................................................................................................................. 37
Dimitra Panopoulos
La démocratie dans l’histoire des cultures politiques ...................................................................... 59
Gabriel Rockhill
Politiques de l’accent : Rancière entre Deleuze et Derrida .............................................................. 77
Elie During
Le corps de l’émancipation ............................................................................................................ 99
Alexandre Costanzo
Politique du malentendu ............................................................................................................. 113
Jérôme Game
Le banal livre son secret : Relire Balzac en lisant Rancière ......................................................... 125
Tom Conley
Benjamin et Baudelaire : le régime esthétique de l’art................................................................... 131
Jean-Louis Déotte
Politique de la littérature et politique de la peinture dans l’esthétique de Jacques Rancière ............ 143
Patrick Vauday
Une maison de pêcheur à Stromboli ............................................................................................ 155
Dork Zabunyan
L'indétermination comme effet politique de l'art .......................................................................... 163
Jacques Rancière
NOTES SUR LES AUTEURS
Alexandre Costanzo est cofondateur de la revue Failles et achève une thèse de philo-
sophie sous la direction d’Alain Badiou. Il est l’auteur de divers essais sur la question
de l’émancipation et les rapports entre philosophie, art et politique.
Jacques Rancière est Professeur émérite à l’Université Paris 8. Il est l’auteur de très
nombreux ouvrages sur les questions de politique et d’esthétique, notamment Le Par-
tage du sensible, La Haine de la démocratie, Le Spectateur émancipé aux éditions La Fabrique
ainsi que La Mésentente, Malaise dans l’esthétique et Politique de la littérature aux éditions
Galilée.
Aliocha Wald Lasowski est chargé de cours à l’Université Lille 3, membre du bureau
de l'équipe « Recherche sur la Pluralité Esthétique » à l’Université Paris 8. Il est res-
ponsable de publication de L'Agenda de la pensée contemporaine et a publié Commentaire de
l'Enfance d'un chef de Sartre (Gallimard, 2007), Pensées pour le nouveau siècle (Fayard, 2008)
et Jean-Paul Sartre, une introduction (Agora-Pocket, à paraître en 2009).
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INTRODUCTION
En quoi une pensée de l’esthétique (comme pensée de la création et des formes) est-
elle partie prenante d’une pensée de la politique ? Constitutivement ou encore dialecti-
quement, quels types de rapports autres que thématiques peuvent se nouer entre
elles ? Depuis une vingtaine d’années les travaux de Jacques Rancière constituent l’une
des références majeures de ce débat. Politique de la littérature et Le Spectateur émancipé
parus respectivement en 2007 et 2008, poursuivent la réflexion inaugurée en 1995 avec
La Mésentente sur la démocratie comme instance subversive, et en 2000 avec Le Partage
du sensible sur les conditions d’intelligibilité du lien nouant esthétique et politique ainsi
que sur les formes spécifiques de ce rapport. Dans cette œuvre, il semblerait que tout
pensée de la création esthétique appartienne d’emblée au champ politique, et récipro-
quement : toute créativité politique se jouerait déjà dans les formes et les signes. C’est
ce nœud que le présent volume voudrait démêler, exposer et mettre à l’épreuve des
œuvres ainsi que d’autres conceptualisations contemporaines.
D’une part, si l’on entend avec Jacques Rancière la démocratie non pas comme simple
forme politique mais comme force d’excès et de dissensus, qu’en est-il alors de la litté-
rature et des arts ? A quelles conditions peut-on dire qu’ils sont démocratiques, c’est-à-
dire qu’ils favorisent la redistribution des espaces et des temps, la disposition nouvelle
du visible et de l’invisible, la circulation inédite de la parole et du bruit entre ceux qui
parlent, ceux qui ne parlent pas, et ceux qui parlent mal ? D’autre part, si ce qui se
dévoile par choc sensible ne se livre pas immédiatement à la compréhension, à laquelle
aspire l’art critique, comment une telle esthétique du choc sensible, en refusant de
refermer l’œuvre sur un concept qui lui préexisterait, pourrait-elle permettre
l’expérience d’un sens commun toujours fracturable, se défaisant et se retissant sans
modèle ni scénario préécrit ? Quelle est, en définitive, la puissance proprement poli-
tique de ce qui, dans le sensible, résiste au sens et à la forme établis ? Quels sont les
effets politiques indirects – chocs en retour, effets d’effets, agencements – du choc
sensible ? Peut-on penser une politique de l’absence du mode d’emploi à partir d’une
esthétique du choc sensible par opposition à une esthétique de l’effet critique ou di-
dactique toujours déjà pré-compris ou pré-pensé ? Est-il possible de faire usage d’une
grammaire esthétique faite de percepts, d’affects ou de sensations pures pour penser
des effets de nouveauté et d’invention dans le champ proprement poli-
tique ? Corrélativement, si la politique est affaire de subjectivation dans l’usage ouvert
et immanent des signes, dans quelle mesure l’esthétique peut-elle rendre compte d’une
politique du devenir plutôt que d’une politique de l’identité ? De manière générale, et
selon les concepts de Jacques Rancière, y a-t-il communauté de pensée, y a-t-il com-
munauté d’opérations entre d’une part la phrase-image tenant ensemble force et
forme, intensité et sens, et d’autre part l’effraction des sans-part qui constitue la mé-
sentente ? Dans les mots de Jacques Rancière :
Introduction
Jérôme GAME
entre ces deux instances s’effectue-t-il ? Il sera ensuite temps de voir comment
l’impact de l’opération rancérienne dans la pensée contemporaine tient non seulement
à ses montages conceptuels et aux interprétations inédites qu’ils rendent possibles
mais également à sa capacité à faire persister leur tranchant dans les incessants courts-
circuits et confusions de l’époque. En effet, l’écart creusé par le partage paradoxal ne
se comble pas : il se perpétue en changeant ses termes mais pas sa logique. Il morphe.
LE PARTAGE DE L’INAPPROPRIABLE.
De diverses façons selon ses objets d’étude, Jacques Rancière pense avec constance à
travers toute son œuvre le sens de l’expérience humaine comme n’étant jamais produit
ex nihilo ou dans l’abstrait d’une construction rétrospective, mais toujours contre le
fond concret d’un partage du sensible – par définition litigieux, en ce qu’il porte sur
différents régime de sensorialité – entre ceux qui pensent avoir par nature titre à la
répartition et ceux qui en seraient par principe exclus :
J’appelle partage du sensible ce système d’évidences sensibles qui donne à voir
en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les
places et les parts respectives. Un partage du sensible fixe donc en même temps
un commun partagé et des parts exclusives.276
Ce partage est opératoire plutôt que substantiel :
ces domaines ont une existence litigieuse. Ils ne reposent sur aucune différence
fondée dans la nature des choses ou la disposition de l’Être. Leur existence dif-
férentielle est soumise à des formes de vérification qui sont toujours des altéra-
tions, des processus de perte d’un certain même : des processus de désidentifica-
tion, de désappropriation ou d’indifférenciation.277
Ce qui est partagé – c’est-à-dire dénié aux « sans-part » –, c’est en définitive le sens des
sens, et non un quelconque signifié transcendantal ou pur :
il n’y a pas pour moi de sensible en tant que sensible. (…) Un sensible est tou-
jours une certaine configuration entre sens et sens, un certain sens de sen-
sible.278
276 Le Partage du sensible. Esthétique et politique (Paris : La Fabrique, 2000), p. 12. Ce concept figurant l’‘écart de la vie à
elle-même’ est lui aussi redéfini à de nombreuses reprises à travers le corpus rancérien, notamment de manière particu-
lièrement synthétique lors d’un entretien avec Jean-Baptiste Farkas : ‘c'est bien la manière dont les formes symboliques
qui régissent la vie d'une communauté s'offrent sous la forme de données sensibles et, plus encore, de conditions
mêmes de l'exercice des sens : rapport de la parole et de l'action, du visible et du dicible, du visible et de l'invisible, etc.’,
‘Il n’y a pas d’avenir en attente’, Synesthésie, 2006,
http://www.synesthesie.com/dossier.php?idSub=1858&idFolder=1847&idSection=1724
277 “L’usage des distinctions”, Failles, n°2, 2006, pp. 6-20.
278 Ibid.
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Jérôme Game
ce qui ne l’était pas et à faire entendre comme parleurs ceux qui n’étaient perçus
que comme des animaux bruyants.279
L’art lui-même est partie prenante de ce litige perpétuel puisque, quelque soit son
régime, il est un mode d’intervention et de détermination du sensible. Le rapport
art/politique est donc inhérent à chacun de ses termes :
art et politique ne sont pas deux réalités permanentes et séparées dont il s’agirait
de se demander si elles doivent être mises en rapport. Ce sont deux formes de
partage du sensible suspendues, l’une comme l’autre, à un régime spécifique
d’identification. (…) Art et politique sont ainsi liés en deçà d’eux-mêmes
comme formes de présence de corps singuliers dans un espace et un temps spé-
cifiques.280
Ce qu’il convient de préciser c’est alors le rôle joué par ce rapport dans le partage dis-
sensuel du sensible. Jacques Rancière en distingue deux principaux281. Soit l’art
s’attache à nier le litige au cœur de la communauté en le nappant d’une pseudo ratio-
nalité reposant de fait sur le critère purement abstrait d’une soi-disant « nature hu-
maine’. C’est le régime représentatif des arts. Il est
gouverné par la concordance entre une forme de détermination intellectuelle et
une forme d’appropriation sensible. D’un côté l’art se définissait comme le tra-
vail de la forme imposant sa loi à la matière. De l’autre, les règles de l’art défi-
nies par cette soumission de la matière à la forme correspondaient à des lois de
la nature sensible. Le plaisir éprouvé vérifiait l’adéquation de la règle. La mime-
sis aristotélicienne était cela : l’accord entre une nature productrice – une poie-
sis – et une nature réceptrice – une aisthesis. Le garant de cet accord à trois
s’appelait nature humaine.282
Soit l’art s’affranchit de toute norme externe prédéterminant le sensible et les manières
d’en rendre compte. Tout sensible, quels que soient ses modes et ses rapports, est
alors virtuellement compris dans l’art. Le propre de ce dernier devient son hétérogé-
néité intrinsèque; son identification s’opère dans des formes de désidentification :
Le régime esthétique des arts est celui qui proprement identifie l’art du singulier
et délie cet art de toute règle spécifique, de toute hiérarchie des sujets, des
genres et des arts. Mais il le fait en faisant voler en éclats la barrière mimétique
qui distinguait les manières de faire de l’art des autres manières de faire et sépa-
rait ses règles de l’ordre des occupations sociales. Il affirme l’absolue singularité
de l’art et détruit en même temps tout critère pragmatique de cette singularité. Il
fonde en même temps l’autonomie de l’art et l’identité de ses formes avec celles
par lesquelles la vie se forme elle-même.283
Deleuze et les écrivains. Littérature et philosophie (Nantes : Cécile Defaut, 2007), pp. 479-491.
283 Le Partage du sensible, op. cit., pp. 32-33.
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Politique du malentendu
284 Cet effacement n’est pas une disparition pure et simple mais plutôt la mise en place d’un fond ou d’une dominante.
285 Malaise dans l’esthétique, op. cit., p. 16.
286 Ibid., p. 22.
287 La Mésentente. Politique et philosophie (Paris : Galilé, 1995).
288 Malaise dans l’esthétique, op. cit., p. 46.
289 Politique de la littérature, op. cit., p. 54.
290 Le Spectateur émancipé, (Paris : La Fabrique, 2008), p. 72.
291 Ibid., p. 73.
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Jérôme Game
292 Ibidem.
293 Ibid., p. 74.
294 (Paris : Seuil, 1992).
Le Partage du sensible, op. cit., p. 61. Il revient encore avec insistance sur cette question dans son dernier livre, Le
295
299 Malaise dans l’esthétique, op. cit., p. 115. Produit même de cet effort : ‘littérature’ est le nom sous lequel le désordre a
d’abord affecté l’art d’écrire avant d’étendre ses brouillages dans le champ des arts dits plastiques et des arts dits du
spectacle’, ibid., p. 93.
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Politique du malentendu
priés par d’autres discours ou d’autres arts, voire même banalisées par les
formes de la communication. Mais ce jugement peut être le produit d’une igno-
rance de ce qui se fait aujourd’hui de nouveau dans le domaine de l’écriture.300
Les arts plastiques auraient-ils été selon Jacques Rancière pareillement victimes de leur
succès dans le dernier demi-siècle ? A leur sujet il isole deux thèses, dites « post-
utopiques »301, dans les pratiques artistiques et les discours qui cherchent à les saisir. La
première voudrait en finir avec l’idée qu’un art radicalisé pourrait « œuvrer à une trans-
formation absolue des conditions de l’existence collective »302. Ainsi purgé, l’art serait à
même de développer une autre radicalité, authentique celle-là, comme « puissance
singulière de présence, d’apparition et d’inscription, déchirant l’ordinaire de
l’expérience »303. Ethique, cette radicalité « [révoquerait] tout projet d’émancipation
collective »304. La seconde thèse, encore plus renseignée sur les aléas de la foi, évacue-
rait les deux radicalités d’hier, politique et esthétique, au profit d’un « art devenu mo-
deste, non seulement quant à sa capacité de transformer le monde, mais aussi quant à
l’affirmation de la singularité de ses objets »305. Ici, nulle reconfiguration extrinsèque
du rapport commun/singulier mais permutations internes au sensorium donné afin
d’y participer à nouveaux frais. D’un côté, la réinvention athée/éthique (plutôt que
convaincue/politique) d’inédits lexiques et grammaires de la sensation : c’est
« l’apparition fulgurante, hétérogène de la singularité de la forme artistique qui com-
mande un sens de communauté »306. Elle opère par choc sensible positif (affirmatif)
ou négatif (témoignant de l’écart irréductible) et appelle à une communauté paradoxale
comme à une politique générique (pure) avec l’Avant-Garde pour sujet abstrait. De
l’autre, une logique d’ajustement par pas chassés, décalage, ironie et citations. C’est
« l’art modeste » ou « relationnel ». Loin de vouloir transformer le monde, il cherche à
le « redisposer ». Dans les deux cas pourtant, selon Rancière, « une même fonction
‘communautaire’ de l’art » comme « manière d’occuper un lieu où se redistribuent les
rapports entre les corps, les images, les espaces et les temps »307 est à l’œuvre. Si l’un
de ces discours « valorise la solitude d’une forme sensible hétérogène » et l’autre « le
geste qui dessine un espace commun », tout deux « [suspendent] les coordonnées
normales de l’expérience sensorielle’ et les rejouent308. Ces modes seraient en réalité les
« deux éclats d’une alliance défaite entre radicalité artistique et radicalité politique »309.
Mais si en droit aucun ne peut préempter l’autre, en fait il y a mode et mode, ou plutôt
jeu et jeu. L’un, l’art critique contemporain310, prétend avoir « absorbé les con-
300 ‘Politique de la littérature. Entretien avec Lionel Ruffel’, Vox Poetica, 20 septembre 2009, http://www.vox-
poetica.org/entretiens/ranciere.html
301 Malaise dans l’esthétique, op. cit., p. 31.
302 Ibidem.
303 Ibidem.
304 Ibid., p. 33.
305 Ibidem.
306 Ibidem.
307 Ibid., p. 35.
308 Ibid., p. 39.
309 Ibid., p. 34.
310 Différant en cela de son prédécesseur des années 1960 et 1970.
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s’extraire des taxonomies historiques et de faire fonctionner les concepts sur l’abrupt
du présent, de les rendre utile au présent comme indétermination, c’est-à-dire comme
sensible pur. Ce n’est pas le moindre paradoxe que ce soit là la leçon de Rancière
l’historien, parfois pris dans un hiatus entre l’ouverture propre à son approche théo-
rique et le regard fermement cadré, car souvent rétrospectif quant il s’agit de littéra-
ture, de sa constitution d’objets et de corpus. A travers tous les déplis dialectiques de
ses démonstrations cependant (de Balzac à Pedro Costa, de Hugo à Anri Sala), Ran-
cière revient toujours à ce même thème générique de l’indétermination propre au par-
tage – mode d’être d’un sensible différent de lui-même, devenu identique à une pensée
également différente d’elle-même316, « univers métamorphique » et indistinct317– ainsi
qu’au paradigme critique foncièrement ouvert ainsi constitué. C’est cette puissance de
reconfiguration, de constante réouverture qui est capitale, quels que soient ses modes
d’approximation. Que l’esthétique du dispars et de la déspécification camoufle le par-
tage ou au contraire l’exhalte, qu’elle le mette en scène ou que ses modes opératoires
favorisent l’hybridité multimédia ou l’hétérogénéité, l’important est que ce partage ait
lieu et que ses puissances soient relayées. Se saisir soi-même comme potentialisé dans
son égalité aux autres suppose une distance irréductible – une différence – éprouvée lors
de brèches expressives imprévisibles. Là est le point essentiel : la distance est néces-
saire au bougé fugace qui crée le sens nouveau. Imprévisibilité, changement, diffé-
rence, indétermination, non donné, reconfiguration, modification, redistribution, re-
mise en jeu, non garanti, indécidable : à travers tout ce lexique – et jamais plus vigou-
reusement que dans Le Spectateur émancipé – insiste un thème, lancinant : l’effet non-
anticipable de l’œuvre, l’agencement de nouvelles puissances provoqué par
l’expérience qu’on en a. Cette appropriation est une production émancipée.
L’indécidable en est le critère transcendantal. Puissance de la nouveauté, immanence
comme hétérogenèse318 : telles sont les coordonnées, exigeantes mais combien stimu-
lantes, communes à la mésentente et au malentendu, ces machines à opposer et entre-
tisser des fictions à d’autres fictions que Jacques Rancière à déployées pour penser
l’émancipation – et l’amplifier.