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”La visibilité selon Jacques Rancière”, Laura Benoit

(Aix-Marseille Université)
Laura Benoit

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Laura Benoit. ”La visibilité selon Jacques Rancière”, Laura Benoit (Aix-Marseille Université). Sémi-
naire sur la visibilité, AMU, Apr 2022, Aix-en-Provence, France. �hal-03938369�

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« La visibilité selon Jacques Rancière », Laura Benoit (Aix-Marseille
Université)
Introduction :

Le sujet de la visibilité m’a beaucoup occupée ces dernières années, notamment lors du
travail de thèse, puisque je me suis intéressée à la manière dont on représente le genre et les
personnages féminins dans les séries télévisées anglophones. Les premiers travaux théoriques qui
m’ont influencée durablement ont été ceux du philosophe français Jacques Rancière, notamment
Le Spectateur émancipé, dans lequel j’ai trouvé une façon fructueuse d’envisager les arts mécaniques
(comme le cinéma ou les séries télévisées) mais également de penser la puissance politique
inhérente aux arts. Le concept de visibilité est central dans les écrits de Rancière, mais il est
abordé de manière diffuse (pas d’œuvre qui traite uniquement de la visibilité) et se déploie sur
plusieurs niveaux distincts.
Tout d’abord, Rancière semble envisager la visibilité en termes de capacité ou d’incapacité à
voir, à accéder aux arts, à juger de leur efficacité ou encore à leur opposer une réaction adéquate.
Il pense également la visibilité comme statut à acquérir dans le processus de subjectivation
politique. Le but serait ici d’être vu en tant que sujet, et d’être envisagé comme sujet digne de
visibilité, une opération de subjectivation qui est pleinement réalisable via les formes artistiques
selon le philosophe.
J’aimerais tout d’abord prendre le temps d’aborder la perspective historique dans laquelle
s’inscrit Jacques Rancière, et ce au travers de ses réflexions sur les différents paradigmes de la
visibilité des arts. En se penchant sur ses écrits, il est possible de distinguer que la notion prend
son origine non pas dans les manières de voir, mais en amont, dans les manières de penser la
capacité qu’est la visibilité, et dans sa dimension intrinsèquement politique. Je m’intéresserai
ensuite aux façons dont on peut lier les arts du régime esthétique et les formes de visibilité qu’ils
engendrent. Cela m’amènera à considérer le rôle de la fiction dans le processus de mise en
visibilité politique, et donc à définir ce que Rancière entend par l’expression « partage du
sensible ». J’aimerais enfin me pencher sur la manière dont Jacques Rancière envisage la visibilité
dans les arts mécaniques, qui m’intéressent tout particulièrement dans la mesure où je travaille
sur les séries télévisées et les liens entre esthétique et politique.

1. Les trois régimes de visibilité des arts : penser l’action des arts.
La visibilité occupe tout d’abord Jacques Rancière dans une perspective historique, qui a
selon lui dessiné trois régimes de visibilité des arts. Il s’attache dans Le Partage du sensible, puis plus
longuement dans Le Spectateur émancipé, ses œuvres de 2000 et 2008 respectivement, à retracer
l’histoire de ces trois régimes de visibilité, sur lesquels j’aimerais revenir afin de contextualiser sa
pensée. Selon Rancière, ont cohabité ou se sont succédé dans l’histoire trois régimes de
visibilité qui ont déterminé l’appréciation et l’efficacité des arts : tout d’abord le régime
représentatif de l’art, le modèle éthique, et enfin le modèle esthétique des arts, auquel le
philosophe consacre beaucoup de ses pages dans les deux ouvrages précédemment cités.
Le premier modèle est le modèle représentatif de l’art, selon Rancière un mode de visibilité
des arts qui traite du couple poiesis/mimesis. C’est-à-dire que ce régime s’intéresse aux productions
artistiques, aux représentations, et tend à savoir si ces représentations sont bonnes ou mauvaises,
et si elles appartiennent en plein à une forme d’art ou à une autre. Ce régime de visibilité est un
régime évoqué par Aristote dans sa Poétique : il est selon Rancière « le principe normatif disant que
l’art doit faire des copies ressemblant à leurs modèles » (Le Partage du sensible, 28). Il ajoute dans
Les Mots et les torts que « l’usage représentatif de l’image », inhérent à ce modèle, « doit illustrer le
sens par une présence sensible mais sans que la présence sensible déborde cette fonction » (Les
Mots et les torts, 77). Ce régime représentatif vient ainsi tracer des frontières nettes entre les formes
d’art, et entre ce qui constitue de l’art ou ce qui n’en est pas.

Le second régime est le régime éthique des images. Ce régime de visibilité a selon Rancière
atteint l’apogée de son influence au XXème siècle : « ce modèle (…) n’a cessé d’accompagner ce
que nous nommons modernité, comme pensée d’un art devenu forme de vie. Il a eu ses grandes
heures dans le premier quart du XXème siècle : l’œuvre d’art totale, le chœur du peuple en acte, la
symphonie futuriste ou constructiviste du nouveau monde mécanique » (Le Spectateur émancipé,
62). Cette position a déjà été représentée par les écrits et opinions de Pline l’Ancien, comme le
souligne Rancière : « Sa position était caractéristique de ce que j’appelle le régime éthique des
images. Dans ce régime, en effet, un portrait ou une statue est toujours une image de quelqu’un et
tire sa légitimité de son rapport avec l’homme ou le dieu qu’il représente (Le Spectateur émancipé,
121).
Dans ce régime de visibilité, l’art est évalué à l’aune de sa légitimité, et sa vision est forcément
suivie d’effets. Ce régime concerne en effet l’ethos dans son acception grecque : la manière dont
les images et les œuvres d’art produisent des effets sur les destinataires de ces œuvres. Ces
questionnements caractérisent également selon Rancière les écrits de Platon, qui ne traite pas l’art
en général, mais ne considère les différents arts comme pratiques locales, comme manières de
faire : « Et c’est parmi eux qu’il trace la ligne de partage : il y a des arts véritables, c’est-à-dire des
savoirs fondés sur l’imitation d’un modèle à des fins définies, et des simulacres d’art qui imitent
des simples apparences. Ces imitations, différenciées par leur origine, le sont ensuite par leur
destination : par la manière dont les images du poème donnent aux enfants et aux spectateurs
citoyens une certaine éducation et s’inscrivent dans le partage des occupations de la cité » (Le
Partage du sensible, 28).

Ce qui lie ces deux modèles de visibilité (auxquels Rancière s’oppose), c’est l’idée d’une
efficacité inhérente de l’œuvre d’art, qui peut à la fois être calculée (dans le régime éthique des
images) voire légitimée ou hiérarchisée selon son importance et son mécanisme (dans le régime
représentatif de l’art). Ces deux paradigmes lient de manière différente vision et action, mais
tous deux insistent sur la nécessité (centrale à leur développement) de l’art comme porteur d’un
sens qui doit initier des actions, donner des modèles que les spectateurs, lecteurs ou auditeurs
pourront suivre. Jacques Rancière explique dans Le Spectateur émancipé que la vision des
spectateurs, leur exposition à l’œuvre d’art, serait ainsi source d’action : « selon cette logique, ce
que nous voyons – sur une scène de théâtre, mais aussi dans une exposition photographique ou
une installation –, ce sont les signes sensibles d’un certain état, disposés par la volonté d’un
auteur. Reconnaître ces signes, c’est s’engager dans une certaine lecture de notre monde. Et cette
lecture engendre un sentiment de proximité ou de distance qui nous pousse à intervenir dans la
situation ainsi signifiée, de la manière qui est souhaitée par l’auteur » (Le Spectateur émancipé, 59). Il
semble néanmoins difficile de lier de manière systématique la contemplation d’une œuvre d’art et
volonté d’agir en conséquence du potentiel message transmis par son auteur.e. Les régimes de
visibilité auxquels Rancière s’oppose présupposent un lien évident entre vision et action, entre
réception d’une œuvre d’art et du message qui y est contenu et action conséquente du spectateur
ou du lecteur/de la lectrice.

Le régime de visibilité qui intéresse Rancière, et celui dans lequel il inscrit ses réflexions est
celui qui met de côté la prétention d’une efficacité de l’art mesurable et prévisible, régime qu’il
nomme le régime esthétique des arts. Selon les termes du philosophe, « l’efficacité esthétique
signifie en propre l’efficacité de la suspension de tout rapport direct entre la production des
formes de l’art et la production d’un effet déterminé sur un public déterminé » (Le Spectateur
émancipé, 64). L’œuvre d’art n’appartiendrait donc proprement ni à son auteur.e ni au public, mais
existerait indépendamment de la volonté qui a présidé à sa création et de ses diverses modalités
de réception.
Rancière nomme ce processus du nom de discontinuité : il évoque « la discontinuité entre les
formes sensibles de la production artistique et les formes sensibles à travers lesquelles celle-ci se
trouve appropriée par les spectateurs, lecteurs ou auditeurs » (Le Spectateur émancipé, 62).

Cette discontinuité implique que ce que l’on peut voir dans un musée par exemple, ce qui
s’offre à notre regard n’est pas exactement le produit de ce qu’un ou une artiste a envisagé, et est
de plus reçu différemment par tous. La notion de discontinuité, en séparant l’œuvre de ses effets
ou de son efficacité, rejoint finalement certaines théories de la réception, comme celles d’André
Bazin ou de Stanley Cavell, qui voudraient que chaque personne reçoive différemment les œuvres
d’art, et que celles-ci connaîtraient des accueils différents selon les époques et les publics.
Pour Rancière, il s’agit de décentrer le débat : non pas d’évaluer la pertinence ou l’efficacité de
l’œuvre d’art, mais bien de découpler l’existence de cette œuvre d’art d’une efficacité potentielle et
calculable : « Le problème alors ne concerne pas la validité morale ou politique du message
transmis par le dispositif représentatif. Il concerne ce dispositif lui-même. Sa fissure laisse
apparaître que l’efficacité de l’art ne consiste pas à transmettre des messages, donner des modèles
ou des contre-modèles de comportement ou apprendre à déchiffrer les représentations. Elle
consiste d’abord en dispositions des corps, en découpage d’espaces et de temps singuliers qui
définissent des manières d’être ensemble ou séparés, en face de ou au milieu de, dedans ou
dehors, proches ou distants » (Le Spectateur émancipé, 61). On peut alors déduire de la discontinuité
entre la création d’une œuvre, sa vision et les effets qu’elle va engendrer une forme de résistance
propre à l’œuvre d’art, qu’Andrea Soto Calderon théorise dans son introduction au Travail des
images : « L’image, Rancière insiste là-dessus, n’est pas simplement le produit d’une opération
intentionnelle ou d’un acte de fabrication, une image est également quelque chose qui résiste, et
qui résiste même à la volonté de celui qui la produit. Elle résiste par son aspect performatif qui la
distingue de toute simple transmission d’une ressemblance, mais elle fait aussi de la résistance
passive en échappant à la volonté de celui qui voudrait prédéterminer son effet » (Le Travail des
images, 21).

Dans l’introdutction au Spectateur émancipé, Jacques Rancière dénonce l’illusion dans laquelle
les deux autres régimes de visibilité et leurs apôtres se sont perdus : celle d’un idéal d’action
engendré par la vision d’une œuvre d’art. Il détaille par exemple les stratégies mises en place par
Brecht et Artaud au théâtre afin de rendre les spectateurs actifs, et donc de lier vision du spectacle
théâtral et action communautaire. Pour les deux dramaturges (même si modalités d’action
différentes), l’idéal serait « un théâtre sans spectateurs, où les assistants apprennent au lieu d’être
séduits par des images, où ils deviennent des participants actifs au lieu d’être des voyeurs passifs »
(Le Spectateur émancipé, 10). Rancière remet en question ces stratégies non pas afin de critiquer les
œuvres qui en ont émané, mais bien pour remonter à la source du débat sur la vision comme état
passif. Selon lui, ce postulat doit être aboli : « l’émancipation, elle, commence quand on remet en
question l’opposition entre regarder et agir, quand on comprend que les évidences qui structurent
ainsi les rapports du dire, du voir et du faire appartiennent elles-mêmes à la structure de la
domination et de la sujétion. Elle commence quand on comprend que regarder est aussi une
action qui conforme ou transforme cette distribution des positions. Le spectateur aussi agit,
comme l’élève ou le savant. Il observe, il sélectionne, il compare, il interprète » (Le Spectateur
émancipé, 19). En opposition à l’idée de Van Gogh qui suggérait qu’ « il faut apprendre à voir »1,
Rancière propose plutôt d’apprendre à estimer l’ensemble des points de vue comme étant égaux.
Puisque selon lui il est impossible d’influer sur la réception d’une œuvre d’art, quand bien même
on en serait l’auteur, il existera alors une multiplicité de points de vue sur cette œuvre. Ces points
de vue ne peuvent être hiérarchisés entre points de vue informés ou non informés : faire cette
distinction, ce serait reconnaître, découper entre les spectateurs ou les lecteurs des capacités et
des incapacités en amont de la réception de l’œuvre. Voir, c’est donc immédiatement posséder
l’intuition, la sensibilité, mais également la capacité et la légitimité de former une opinion sur les
productions de l’art.
C’est ce que le philosophe résume efficacement dans Le Partage du sensible, qu’il publie en
2000 : un régime de visibilité des arts, leur manière d’être envisagés, autant par les artistes que par
leurs publics, dénote toujours une manière d’estimer les arts et leur efficacité et de déterminer en
conséquence les capacités ou les incapacités des publics qui les reçoivent. Il déclare à ce propos :
« Un régime de visibilité des arts, c’est à la fois ce qui autonomise des arts mais aussi ce qui
articule cette autonomie à un ordre général des manières de faire et des occupations. Celle-ci
entre dans un rapport d’analogie avec une hiérarchie globale des occupations politiques et
sociales : le primat représentatif de l’action sur les caractères ou de la narration sur la description,
la hiérarchie des genres selon la dignité de leurs sujets, et le primat même de l’art de la parole, de
la parole en acte, entrent en analogie avec toute une vision hiérarchique de la communauté » (Le
Partage du sensible, 31).

2. L’aspect éminemment politique de la visibilité : reconfigurer le visible.

Ce à quoi Rancière s’attache dans ses écrits philosophiques, c’est donc l’idée qu’une acception
de la visibilité correspond, en amont même de ce qui peut être créé, à un paradigme au sein
duquel les arts eux-mêmes sont pensés, envisagés et potentiellement hiérarchisés. Puisque nous
avons défini en amont le régime de visibilité qui préside au développement de la pensée du
philosophe, le régime esthétique de l’art, nous pouvons alors nous intéresser à ce qui s’opère au
travers des œuvres d’art, c’est-à-dire une reconfiguration du visible.
La visibilité selon Rancière est éminemment politique. Le régime esthétique des arts permet
de mettre fin à une certain hiérarchie artistique : « Le régime esthétique des arts, c’est d’abord la

1
« Il faut apprendre à lire, comme on doit apprendre à voir, et apprendre à vivre », Lettres à Théo. L’imaginaire, Paris :
Gallimard, p. 99.
ruine du système de la représentation, c’est-à-dire d’un système où la dignité des sujets
commandait celle des genres de la représentation (tragédie pour les nobles, comédie pour les gens
de peu ; peinture d’histoire contre peinture de genre, etc.). Le système de la représentation
définissait, avec les genres, les situations et les formes d’expression qui convenaient à la bassesse
ou à l’élévation du sujet. Le régime esthétique des arts défait cette corrélation entre sujet et mode
de représentation » (Le Partage du sensible, 49). La première action politique des arts est de dénouer
les hiérarchies et les modes de visibilité : les genres ou les formes artistiques par exemple et leur
assignation à la représentation de certains sujets. On pourrait étendre cet exemple à la révolution
picturale qui s’opère avec l’arrivée des tableaux utilisant la perspective, qui constitue un
témoignage encore plus ancien de la dimension politique de la visibilité : l’arrivée de la
perspective met en effet fin au système de représentation qui accordait la taille des sujets
représentés avec leur place dans la hiérarchie religieuse en Europe. Ce bouleversement clôt un
système de hiérarchie artistique en mettant l’homme, et non plus la divinité, au centre des
représentations, en l’instituant comme sujet visible et digne d’être vu. La visibilité, le fait de
pouvoir être vu, se départit donc de son aspect hiérarchique au sein du régime esthétique des arts.
En dénouant le lien entre visibilité et hiérarchie, selon Rancière, on fait œuvre politique. Non pas
en proposant des modèles à suivre, dont l’efficacité serait calculable, mais en proposant de
nouvelles formes sensibles. La politique comme l’art pourraient ainsi être considérés comme des
modes fictionnels. Rancière suggère que : « le travail de la politique qui invente des sujets
nouveaux et introduit des objets nouveaux et une autre perception des données communes est
aussi un travail fictionnel. Aussi le rapport de l’art à la politique n’est-il pas un passage de la
fiction au réel mais un rapport entre deux manières de produire des fictions. Les pratiques de l’art
ne sont pas des instruments qui fournissent des formes de conscience ou des énergies
mobilisatrices au profit d’une politique qui leur serait extérieure. Mais elles ne sortent pas non
plus d’elles-mêmes pour devenir des formes d’action politique collective. Elles contribuent à
dessiner un paysage nouveau du visible, du dicible et du faisable » (Le Spectateur émancipé, 84).

On peut donc considérer que la visibilité, ou plutôt ce qui est rendu visible, et la manière dont
ces sujets sont rendus visibles dans le régime esthétique de l’art constituent une action politique
qui est toujours celle d’une invention fictionnelle. Il est important pour Rancière de ne pas
considérer que cette opération « fictionnelle » de mise en visibilité des sujets politiques est
opposable à une forme d’opération « réelle ». Il souligne ce fait dans Le Spectateur émancipé : « la
fiction n’est pas la création d’un monde imaginaire opposé au monde réel. Elle est le travail (…)
qui change les modes de présentation sensible et les formes d’énonciation en changeant les
cadres, les échelles ou les rythmes, en construisant des rapports nouveaux entre l’apparence et la
réalité, le singulier et le commun, le visible et sa signification » (Le Spectateur émancipé, 72). Loin
d’opposer la visibilité fictionnelle à la visibilité réelle, Jacques Rancière souligne au contraire les
innombrables possibilités offertes par les arts pour faire émerger de nouvelles formes sensibles et
de nouveaux sujets. Selon lui les arts sont l’endroit où « se découpent les formes de construction
d’objets et les possibilités d’énonciation subjective propres à l’action des collectifs politiques » (Le
Spectateur émancipé, 73).
Devenir un sujet à part entière pour les arts est donc très proche, si ce n’est identique, à
l’action de devenir un sujet politique. La visibilité entre en effet en jeu dans l’élaboration des
sujets politiques, idée qui n’est jamais mieux théorisée et évoquée par Rancière que dans Le
Spectateur émancipé. Il y déclare : « la sujétion tient à l’impossibilité de se voir à une place autre que
celle où l’on a été mis » (Le Spectateur émancipé, 82). L’opération politique des arts est celle de
pouvoir proposer de nouvelles images, de nouveaux découpages du dicible et du faisable.
Comment par exemple, en tant que femme, penser que je peux agir en politique si je n’ai pas vu
d’autres femmes le faire avant moi ? Comment ces femmes peuvent-elles s’imaginer occuper ces
positions si elles ont toujours vu des hommes les occuper, dans le réel de leur expérience
empirique comme dans les fictions qui leur sont présentées ? C’est donc en offrant aux
spectateurs et aux lecteurs les possibilités de s’imaginer à une autre place que celle qu’ils occupent
que l’art remplit une fonction politique. Selon Rancière, « les arts ne prêtent jamais aux
entreprises de la domination ou de l’émancipation que ce qu’ils peuvent leur prêter, soit, tout
simplement, ce qu’ils ont de commun avec elles : des positions et des mouvements des corps, des
fonctions de la parole, des répartitions du visible et de l’invisible » (Le Partage du sensible, 25). La
visibilité selon Rancière est donc constitutive du nœud entre art et politique, puisqu’elle est le
domaine où peuvent advenir de nouvelles formes de subjectivité.
La réceptivité des hommes et des femmes aux arts demeure pour Rancière l’une des
caractéristiques qui définit la condition humaine : « l’homme est un animal politique parce qu’il
est un animal littéraire, qui se laisse détourner de sa destination « naturelle » par le pouvoir des
mots » (Le Partage du sensible, 63). On peut alors dire que si l’effet des œuvres d’art n’est pas
calculable ou véritablement prévisible selon le philosophe, une donnée fixe reste la réceptivité des
publics aux œuvres d’art. Comme Rancière le met en lumière, « cette littérarité » (c’est-à-dire la
réceptivité humaine aux arts) « est la condition en même temps que l’effet de la circulation des
énoncés littéraires (…). Mais les énoncés s’emparent des corps et les détournent de leur
destination dans la mesure où ils ne sont pas des corps et les détournent de leur destination dans
la mesure où ils ne sont pas des corps, au sens d’organismes, mais des quasi-corps, des blocs de
paroles circulant sans père légitime qui les accompagne vers un destinataire autorisé. Aussi ne
produisent-ils pas des corps collectifs. Bien plutôt ils introduisent dans les corps collectifs
imaginaires des lignes de fracture » (Le Partage du sensible, 63). Mettre en visibilité des nouveaux
sujets revient alors selon le philosophe à créer des lignes de fractures dans ce qui était auparavant
envisageable : cette action artistique est un processus intrinsèquement politique. Cette définition
se rapproche de celle des arts comme dispositif, au sens où l’entend Giorgio Agamben, c’est-à-
dire comme ensemble de pratiques ou de contenus à même d’influencer les publics. Les lignes de
fracture auxquelles Rancière fait référence sont alors celles qui viennent troubler les hiérarchies
établies entre les différents sujets de la fiction, ce que Rancière nomme le partage policier du
sensible, que je vais définir.

3. Voir, faire, sentir : les nouveaux sujets de la visibilité.

La visibilité joue un rôle prépondérant dans la vie politique des sociétés dans la mesure où elle
permet de rendre visibles des sujets qui ne l’étaient pas et de briser la ligne entre ceux qui
possèdent la capacité d’apparaître et ceux qui ne la possèdent pas. Selon Rancière, il existe dans
certains régimes de visibilité des arts un partage policier du sensible, c’est-à-dire « l’existence
d’une relation « harmonieuse » entre une occupation et un équipement, entre le fait d’être dans un
temps et un espace spécifiques, d’y exercer des occupations définies et d’être doté des capacités
de sentir, de dire et de faire qui conviennent à ces activités » (Le Spectateur émancipé, 49). C’est le
cœur du processus d’émancipation politique que de pouvoir s’imaginer, de pouvoir se voir à une
place autre que celle que l’on occupe, et ce par l’opération des arts, qui mettent en visibilité
d’autres manières de faire. Rancière résume la nécessité d’instaurer un nouveau partage du
sensible grâce à de nouvelles formes de visibilité dans son dernier ouvrage, paru en France en
2021, Les Mots et les torts : « La révolution, c’est la constitution d’une sphère spécifique d’apparence
du peuple qui révoque le partage entre le monde de la nécessité obscure et la scène de l’action
politique réservée aux hommes dits libres » (Les Mots et les torts, 75).
Le pouvoir accordé à la visibilité dans le régime esthétique des arts, c’est celui de mettre des
sujets à une place autre que celle à laquelle ils étaient assignés par leur position sociale, leur
occupation ou leurs capacités. Selon Jacques Rancière, en France, ce sont les nouvelles
conventions romanesques de Balzac ou Flaubert qui permettent de rendre visibles des types de
personnages qui ne l’étaient pas auparavant : les ouvriers, les travailleurs, la masse des anonymes
qui de fait, ne devait pas avoir d’existence en dehors du travail et de l’anonymat. Il explique dans
Le Spectateur émancipé que ces nouveaux personnages sortent de ce qu’il nomme « la nécessité
obscure » et gagnent un double pouvoir de visibilité : celui d’être vus comme sujets dignes d’une
fiction artistique et celui de voir au-delà de leur occupation professionnelle, de se créer un
nouveau regard. Il détaille ce point comme suit : « ce regard qui se sépare des bras et fend l’espace
de leur activité soumise pour y insérer l’espace d’une libre inactivité définit bien (…) le heurt de
deux régimes de sensorialité. Ce heurt marque un bouleversement de l’économie « policière » des
compétences. S’emparer de la perspective, c’est déjà définir sa présence dans un espace autre que
celui du « travail qui n’attend pas ». C’est rompre le partage entre ceux qui sont soumis à la
nécessité du travail des bras et ceux qui disposent de la liberté du regard » (Le Spectateur émancipé,
68). S’opposer à un partage policier du sensible, c’est donner aux anonymes et aux travailleurs un
regard voué à autre chose qu’à l’activité professionnelle, donc de reconnaître leur capacité de ces
sujets à exister en dehors de leur occupation.
Rancière décrit extensivement l’importance du regard dans les processus de subjectivation
politique opérés au travers des œuvres d’art et grâce à elles : « car la question n’a jamais été pour
les dominés de prendre conscience des mécanismes de la domination, mais de se faire un corps
voué à autre chose qu’à la domination. Il ne s’agit pas (…) d’acquérir une connaissance de la
situation mais des « passions » qui soient inappropriées à cette situation. Ce qui produit ces
passions, ces bouleversements dans la disposition des corps, ce n’est pas telle ou telle œuvre d’art
mais les formes de regard correspondant aux formes nouvelle d’exposition des œuvres, aux
formes de leur existence séparée. Ce qui forme un corps ouvrier révolutionnaire, ce n’est pas telle
ou telle œuvre d’art mais les formes de regard correspondant aux formes nouvelles d’exposition
des œuvres, aux formes de leur existence séparée. Ce qui forme un corps ouvrier révolutionnaire,
ce n’est pas la peinture révolutionnaire (…). C’est bien plutôt la possibilité que ces œuvres soient
vues dans l’espace neutre du musée, voire dans les reproductions des encyclopédies à bon
marché, où elles sont équivalentes à celles qui racontaient hier la puissance des rois, la gloire des
cités antiques ou les mystères de la foi » (Le Spectateur émancipé, 69). En ce sens, c’est ainsi une
triple signification de la visibilité qui prend forme au travers des écrits de Rancière : celle qui est
inhérente au processus de subjectivation politique et qui fait advenir des sujets sur les scènes
artistiques tout d’abord ; celle qui est la nouvelle capacité des sujets de l’art, qui est découplée de
leur occupation ; et enfin celle des œuvres d’art elles-mêmes, ou plutôt leur accessibilité pour
tous, qui permet à l’ensemble de la population d’être confrontée aux productions artistiques et de
former un avis sur celles-ci.
Finalement, ce qui semble déterminer la possibilité d’un nouveau partage du sensible selon
Jacques Rancière, c’est la mise en visibilité des anonymes ainsi que la capacité de l’art à
s’intéresser à ces sujets qui restaient auparavant aux bords de la fiction. Il ne suffit pas pour les
nouveaux sujets d’œuvres d’art d’être rendus visibles dans les espaces fictionnels : il faut
également qu’ils deviennent des sujets de valeur dans ces fictions. Rancière déclare : « Ainsi l’art
de la fiction se déploie-t-il sur deux plans, traversant le premier plan où il met scientifiquement en
vitrine les espèces sociales pour atteindre cet arrière-plan où l’art pictural présente autrement les
bouleversements du monde social, en faisant simplement briller sur les visages de filles d’artisans
ou de commerçants le reflet d’un bonheur plébéien inédit » (Les Bords de la fiction, 32). La visibilité
importe dans le processus de subjectivation politique pour autant qu’elle met en lumière les
qualités des sujets qui demeuraient sans qualité propre. C’est une réflexion que Rancière poursuit
en relation avec ce qu’il nomme les arts mécaniques : la photographie, la vidéo, le cinéma et les
séries télévisées, réflexion qui m’intéresse tout particulièrement dans mes recherches.

4. Le rôle du cinéma et des séries télévisées dans le régime esthétique.

Jacques Rancière s’oppose ouvertement aux détracteurs des arts mécaniques (de la
photographie à la vidéo, en passant par le cinéma). Aux yeux du philosophe, ce que ces arts
mettent en visibilité ne peut pas être placé dans un rapport hiérarchique avec les autres formes
d’art, car ils produisent des œuvres d’une valeur et d’un intérêt égaux à celles produites par la
littérature ou la peinture. Rancière le rappelle en insistant sur le statut de la représentation dans
l’ensemble des arts : « La représentation n’est pas l’acte de produire une forme visible, elle est
l’acte de donner un équivalent, ce que la parole fait tout autant que la photographie. L’image n’est
pas le double d’une chose. Elle est un jeu complexe de relations entre le visible et l’invisible, le
visible et la parole, le dit et le non-dit. Elle n’est pas la simple reproduction de ce qui s’est tenu en
face du photographe ou du cinéaste. Elle est toujours une altération qui prend place dans une
chaîne d’images qui l’altère à son tour » (Le Spectateur émancipé, 103). Il n’y aurait donc pas d’image
comme double d’une chose, ou de captation cinématographique comme identique à un réel
supposé. Dans l’ensemble des formes d’art, ce qui est rendu visible c’est une construction, un jeu
entre ce qui est montré et ce qui est occulté. Dans le cas des séries télévisées par exemple, on
pourrait parler d’un jeu entre ce qui est montré dans le cadre de l’écran et ce qui reste hors-
champ, ce que le réalisateur ou la réalisatrice décide d’accentuer, ou au contraire d’invisibiliser. En
ce sens, l’opération des arts mécaniques ne diffère pas de celle des arts qui les ont précédés
historiquement, elle est toujours le fruit d’un processus artistique qui se tient à cheval entre le
visible et l’invisible.

Les arts mécaniques sont également envisagés par le philosophe au sein du régime esthétique
des arts. Même s’ils produisent des œuvres dont la vraisemblance est accentuée, et moins
suggestive que celle de la littérature ou de la peinture, ils ne peuvent être pensés à l’aune de cette
vraisemblance. Les œuvres cinématographiques par exemple, que Rancière étudie extensivement
dans Les Écarts du cinéma, ne peuvent être pensées comme des modèles, qui auraient une efficacité
calculable, pensée par un créateur ou une créatrice. Il souligne d’ailleurs cette impossibilité : « Le
cinéma ne peut pas être l’équivalent de la lettre d’amour ou de la musique partagée des pauvres. Il
ne peut plus être l’art qui simplement rend aux humbles la richesse sensible de leur monde. Il lui
faut se séparer, consentir à n’être que la surface où un artiste cherche à traduire en figures
nouvelles l’expérience de ceux qui ont été relégués à la marge des circulations économiques et des
trajectoires sociales. Le film qui remet en question la séparation esthétique au nom de l’art du
peuple reste un film, un exercice du regard et de l’écoute. Il reste un travail de spectateur, adressé
sur la surface plane d’un écran, à d’autres spectateurs, dont le système de distribution existant se
chargera par ailleurs de restreindre strictement le nombre et la diversité » (Le Spectateur émancipé,
91).

Le travail que les arts mécaniques accomplissent est le même que celui effectué par les autres
arts, c’est-à-dire un travail qui vise à rendre visible les sujets qui étaient aux marges de la fiction
auparavant, et ainsi de célébrer la puissance du regard de ces sujets, leur capacité à sentir et à
émettre des jugements. Il semblerait donc que le processus de mise en visibilité de nouveaux
sujets, de nouveaux personnages via la fiction, soit la raison d’être, ou bien encore la tension
principale qui caractérise les arts, y compris les arts mécaniques, en régime esthétique. C’est
même cette action, selon Rancière, l’action de rendre visibles ceux qui demeuraient invisibles
auparavant, qui fonde l’existence d’un art : « Il faut donc, à mon avis, prendre les choses à
l’envers. Pour que les arts mécaniques puissent donner visibilité aux masses, ou plutôt à l’individu
anonyme, ils doivent d’abord être reconnus comme arts. C’est-à-dire qu’ils doivent d’abord être
pratiqués et reconnus comme autre chose que des techniques de reproduction ou de diffusion.
C’est alors le même principe qui donne visibilité à n’importe qui et fait que la photographie et le
cinéma peuvent être des arts. On peut même renverser la formule. C’est parce que l’anonyme est
devenu un sujet d’art que son enregistrement peut être un art. Que l’anonyme soit non seulement
susceptible d’art mais porteur d’une beauté spécifique, cela caractérise en propre le régime
esthétique des arts. Non seulement celui-ci a commencé bien avant les arts de la reproduction
mécanique, mais c’est proprement lui qui les a rendus possibles par sa manière nouvelle de penser
l’art et ses sujets » (Le Partage du sensible, 48). On constate alors en lisant les écrits du philosophe
que visibilité et arts mécaniques sont intrinsèquement liés, non pas parce qu’ils reproduisent ou
captent des parties du réel, mais bien parce qu’ils célèbrent la diversité des sujets anonymes en les
faisant apparaître à l’écran.
C’est ce qui m’a intéressée dans l’étude des séries télévisées est le principal argument que j’ai
retenu des travaux de Rancière : l’idée qu’il est essentiel de penser le régime, le paradigme, le
contexte au sein duquel s’inscrit une forme d’art, puisque ce contexte, cette manière de penser
l’art, émane toujours d’un biais politique. L’une des lectures qui m’a le plus marquée et qui a
influencé ma manière de penser les séries télévisées est Le Spectateur émancipé, et notamment le
passage suivant : « Une image ne va jamais seule. Elle appartient à un dispositif de visibilité qui
règle le statut des corps représentés et le type d’attention qu’ils méritent. La question est de savoir
le type d’attention que provoque tel ou tel dispositif » (Le Spectateur émancipé, 109). Je me suis donc
attachée à essayer, en observant l’organisation esthétique et le partage du sensible proposé dans
les narrations sérielles, à décrire la manière dont les personnages féminins étaient envisagés dans
les séries anglophones de la décennie 2010. En m’appuyant sur les travaux de Rancière, il a été
possible de démontrer que la manière dont les corps sont rendus visibles à l’écran, dont les
personnages parlent, se meuvent et regardent découle toujours d’un système de valeurs
politiques : non pas politique au sens strictement légal (même si cela est mis en lumière) mais
plutôt bien au sens idéologique du terme.
J’ai également tenté de souligner le processus spécifique de mise en visibilité qui est la marque
des séries télévisées en tant qu’art, et qui s’oppose par exemple aux images des médias,
notamment celles transmises à la télévision. Dans son texte de 2008, Jacques Rancière répond à
l’idée communément reçue que la télévision (notamment au travers des reportages et des
informations que les chaînes diffusent) nous ensevelit sous un flot d’images qui montre
généralement des images de violences et de conflits. Il déplace le cœur du débat en déclarant :
« les médias dominants ne nous noient aucunement sous le torrent des images témoignant des
massacres, déplacements massifs de populations et autres horreurs qui font le présent de notre
planète. Bien au contraire, ils en réduisent le nombre, ils prennent bien soin de les sélectionner et
de les ordonner. Ils en éliminent tout ce qui pourrait excéder la simple illustration redondante de
leur signification. Ce que nous voyons surtout sur les écrans de l’information télévisée, c’est la
face des gouvernants, experts et journalistes qui commentent les images, qui disent ce qu’elles
montrent et ce que nous devons en penser. Nous ne voyons pas trop de corps souffrants sur
l’écran. Mais nous voyons trop de corps sans nom, trop de corps incapables de nous renvoyer le
regard que nous leur adressons, de corps qui sont objet de parole sans avoir eux-mêmes la
parole » (Le Spectateur émancipé, 106).
Le cœur de cette remarque n’est pas de distinguer, ou de hiérarchiser les images transmises par le
cinéma ou les séries télévisées des images transmises par les chaînes de télévision, mais plutôt de
statuer sur le type d’attention qui est portée aux sujets qui y sont montrés. Il m’est apparu que ce
que la série télévisée permettait de faire était de complexifier les modes d’apparition des sujets à
l’écran, en déplaçant les lignes du partage policier du sensible, c’est-à-dire en permettant de
manière croissante l’accès des masses à la subjectivation à l’écran, et ce de deux manières. Tout
d’abord par la diversification des profils narratifs présents dans les œuvres sérielles, mais
également grâce à la lente ouverture des équipes créatives à une plus grande parité par exemple.
Le dernier aspect déterminant dans les liens entre séries télévisées et visibilité est leur
disponibilité croissante pour les publics, et ce grâce à des stratégies de diffusion spécifiques. On
peut alors remarquer à l’instar de Rancière qu’une certaine partie des critiques des médias ont
« voulu voir dans les nouveaux médias électroniques et informatiques la fin de l’altérité des
images, sinon celle des inventions de l’art » (Le Spectateur émancipé, 140). Or, selon le philosophe
« l’ordinateur, le synthétiseur et les technologies nouvelles n’ont pas plus signifié la fin de l’image
et de l’art que la photographie ou le cinéma en leur temps. L’art de l’âge esthétique n’a cessé de
jouer sur la possibilité que chaque médium pouvait offrir de mêler ses effets à ceux des autres, de
prendre leur rôle et de créer ainsi des figures nouvelles, réveillant des possibilités sensibles qu’ils
avaient épuisées. Les techniques et supports nouveaux offrent à ces métamorphoses des
possibilités inédites » (Le Spectateur émancipé, 140). Il semble donc important de garder à l’esprit
que selon Rancière les arts mécaniques et les arts qui les ont historiquement précédés ne se
fondent dans aucune hiérarchie au sein du régime esthétique. Au contraire, ils viennent ouvrir les
possibilités du visible en proposant de nouveaux médiums où découper des partages du sensible,
notamment en jouant sur les rapports d’intermédialité, c’est-à-dire de dialogues entre les
différents arts.

Conclusion :

J’aimerais conclure cette présentation sur l’une des remarques déterminantes de Rancière sur
la visibilité, qui est que « le réel doit être fictionné pour être pensé » (Le Partage du sensible, 61). Il
apparaît au travers de cette remarque que la visibilité est à la fois ce qui détermine le monde
sensible qui se trouve autour de nous, mais également les modes de compréhension que nous
formons à son sujet. C’est ce qui explique que la visibilité chez Rancière a toujours présentée à
l’aune de sa glorification au travers des arts, puisque leurs produits sont ce qui nous permet selon
le philosophe d’accéder à la fois à une forme de subjectivation politique et à une compréhension
du monde. Il ajoute : « Cette proposition est à distinguer de tout discours – positif ou négatif –
selon lequel tout serait « récit », avec des alternances de « grands » et de « petits » récits. La notion
de « récit » nous enferme dans les oppositions du réel et de l’artifice (…). Il ne s’agit pas de dire
que tout est fiction. Il s’agit de constater que la fiction de l’âge esthétique a défini des modèles de
connexion entre présentation de faits et formes d’intelligibilité qui brouillent la frontière entre
raison des faits et raison de la fiction » (Le Partage du sensible, 61). Ainsi, le philosophe rétablit la
valeur des arts qui, au même titre que les expériences empiriques, nous font accéder à la visibilité
d’une grille herméneutique du monde qui nous entoure.

Bibliographie

Jacques Rancière. « Esthétique de la politique et poétique du savoir ». Espaces Temps. « Arts,


l’exception ordinaire. Esthétique et sciences sociales », 1994, pp. 80 – 87.
- La Haine de la démocratie. Paris : La Fabrique, 2005.
- Le Partage du sensible. Paris : La Fabrique, 2000.
- Le Spectateur émancipé. Paris : La Fabrique, 2008.
- Les Bords de la fiction. Paris : Seuil, 2017.
- Les Temps modernes. Art, temps, politique. Paris : La Fabrique, 2018.
- Le Travail des images. Conversations avec Andrea Soto Calderon. Paris : Presses du réel, 2019.
- Les Mots et les torts. Dialogue avec Javier Bassas. Paris : La Fabrique, 2021.

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