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Dossier pédagogique

L’Ours
d’Anton Tchékhov
pour marionnettes et comédiens
Traduction : Elsa Triolet

Mise en scène : Cyril Kaiser


Une production du Théâtre du Saule rieur
Coproduction Théâtre Alchimic
au
Théâtre Alchimic
du 30 novembre au 20 décembre 2017

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Sommaire

P.3 : Origine du projet et démarche.


P.4 : La Pièce.
P.4 : Notre fable.
P.5 : Intentions du metteur en scène.
P.7 : Méthode à l’intention des professeurs.
P.8 : Trois morceaux choisis.
P.13 : Questions générales au sujet de la pièce.
P.14 : Distribution.
P.14 : L’auteur.
P.15 : Biographies.
P.19 : Texte intégral de l’Ours, traduction Elsa Triolet.
P.35 : Dates et les lieux de répétitions.

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Origine du projet et démarche

Ce projet de création théâtrale représente la noce de l’art des marionnettes avec


l’art de la farce. Trois points essentiels :
1) Nous voulions faire un spectacle avec des marionnettes à la manière de
Neville Tranter, le grand marionnettiste australien, avec qui nous avons
travaillé il y a quelques années.

(https://www.youtube.com/watch?v=7HcpBz8N8ZI).
(https://www.youtube.com/watch?v=8DlrRLPbxmA)
(https://www.youtube.com/watch?v=Y4zZj-ydZLc )

2) Nous voulions monter L’Ours de Tchékhov, une des plus belles farces du
répertoire. ( Texte intégral à la fin du dossier )

3) Nous avions les deux comédiens idéaux pour cette aventure. Nicole Bachmann
et Pierre-Isaïe Duc dont la complicité rare s’était faite jour lors du 1500 ème
anniversaire de l’Abbaye de St-Maurice, Des hommes et des siècles. Voir CV
des comédiens à la fin du dossier et le site du Théatre du Saule Rieur (
https://www.saulerieur.ch )

Démarche
La Compagnie du Saule Rieur s’est fait connaître par ses spectacles célébratifs
populaires dans la rue (Calvin, Rousseau, l’Abbaye de St- Maurice)

Cette année nous célébrerons L’Ours de Tchékhov et comme d’habitude il y


aura le célébré et les célébrants. Ceux qui rendent hommage sont toujours
des personnages que nous créons de toute pièce. Nous inventons leurs états
civils et leurs vies à travers des travaux d’improvisation.

A ce jour, voici l’état de l’histoire que nous avons inventée pour notre Ours
et que nous développerons en août prochain avec les comédiens, le décorateur
et la costumière.

La pièce
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L’Ours, comédie en un acte écrite en 1888 a pour protagonistes des propriétaires
terriens. Popova, veuve depuis sept mois, s'est retirée du monde et refuse de
recevoir Smirnov, un exploitant à qui son mari devait de l'argent, et qui vient, lui-
même tenu par ses propres dettes, le lui réclamer. Désespéré, mais surtout très en
colère devant ce refus, Smirnov décide de rester chez Popova jusqu'à ce qu'elle le
paie. Le créancier goujat sera bien surpris lorsque la veuve sortira son Smith
et Wesson pour le provoquer en duel.
Les personnages, et c’est tout l’art de Tchekhov, sont loin d’être dénués
d’ambiguïté. Ainsi, la rencontre entre une belle veuve orgueilleuse qui n’a pas froid
aux yeux et un célibataire endurci donne lieu à de magnifiques échanges sur
l’évolution de la société russe. En question, le statut des femmes, ces « créatures
poétiques » qui souhaitent l’égalité, mais se donnent parfois des airs de ne pas y
toucher… C’est dans leur faiblesse que les personnages de Tchékhov sont grands,
comme dans le comique de la jeune veuve et de son intrus râleur ; et le bonheur de
pouvoir assister de si près à l’intimité de ces petits drames et de ces joyeux
recommencements donne à cette pièce une grâce inattendue. On rit beaucoup des
conventions d'une société figée dans l'art des apparences, surtout quand ces mêmes
conventions se fissurent pour le plus grand plaisir des spectateurs.
Tchekhov, dans ces farces construites sur des intrigues très simples, dissèque les
obsessions matérialistes de personnages qui voudraient pourtant bien croire à
l’amour. Mais, derrière les portraits psychologiques redoutables de ces êtres
empêtrés dans leurs contradictions, une véritable satire sociale est en marche.
Dans son œuvre, Tchekhov a toujours accordé beaucoup d’importance aux figures
féminines et à leur émancipation. Dans l’Ours, la veuve intrépide armée de son
pistolet est, au contraire, celle qui annonce les changements à venir.

Notre fable
Carmen Zorn, fille du directeur du Théâtre de marionnettes, décédé récemment, a
décidé de monter l’Ours de Tchékhov avec ses marionnettes. Elle compte jouer le
rôle de Popova et a réengagé pour lui donner la réplique, l’artiste de cirque,
Giovanni Blitz, jongleur émérite. Débauché par Carmen Zorn une première fois pour
jouer Mademoiselle Julie d’August Strinberg, Giovanni Blitz a ensuite enchaîné sur
toute la saison en participant à plusieurs spectacles pour enfants. Le théâtre ayant
de graves problèmes de trésorerie depuis la dispariton du directeur, Giovannni n’a
pas été payé depuis 3 mois. Ce qui ne facilite pas la relation entre la patronne et
lui...
Quand le spectacle démarre, Giovanni se trouve seul en scène, à côté de la
marionnette d’Elena Ivanovna Popova, inanimée, comme statufiée. La manipulatrice
est en retard : Carmen est allée au mariage de sa sœur et a été visiblement retardée.
Giovanni meuble en attendant le retour de la patronne en expliquant au public les

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difficultés du métier… Carmen arrive enfin, en demoiselle d’honneur, court en
coulisse, met rapidement un tablier de bonne autour d’elle et se place pour
manipuler Popova. La farce peut commencer…

Intentions du metteur en scène


1) L’Ours de Tchékhov est la farce la plus drôle que l’on puisse lire et la plus difficile
que l’on puisse jouer. C’est une farce slave, excessive, quasi injouable pour les
artistes cartésiens d’Europe de l’Ouest que nous sommes.
Cette œuvre hante littéralement mon parcours artistique : je l’ai montée plusieurs
fois, avec des professionnels, des parents d’élèves et des élèves. C’est qu’elle
propose une apogée dramatique inatteignable et de ce fait fascinante. On y revient
inlassablement, comme si un jour l’irrépréssible et sidérant désir de Smirnov
deviendrait, grâce à la virtuosité enfin acquise, vraisemblable…

Chaque année L’Ours est au programme du cours de diction, emblème du théâtre


russe.

2) Il y a quelques années, j’eus la chance de participer à une formation continue


avec le grand marionnettiste Neville Tranter. Je lui proposai de jouer L’Ours avec
une de ses marionnettes. Je jouais moi-même Louka, le serviteur et j’avais sur mes
genoux la marionnette Smirnov, le propriétaire terrien. J’entends encore le rire de
Neville Tranter. L’écho de cette approbation du grand maître ne m’a pas quitté non
plus : un jour j’irai jusqu’au bout de la proposition, de mon intuition.
L’illusion de la marionnette trantérienne consiste à placer le marionnettiste à côté
de sa marionnette et à les faire interagir d’égal à égale, donnant la sensation
troublante d’un renversement fascinant : qui manipule qui ? dès lors que le trouble
surgit, le plaisir du jeu marionnettique peut se déployer et commencer à méduser…
Ici commence une aventure formelle originale que nous conduirons en jouant l’Ours.
Nous comptons sur cette originalité et sur ce vertige pour rendre à la farce de
Tchékhov toute sa puissance dramatique et sentimentale.
En démultipliant les personnages, en créant un effet de miroir entre marionnettistes
et marionnettes; la passion des uns, puis des deux autres, puis des quatre à la fois,
participeront de cette folle spirale amoureuse que nous propose la farce de Tchékhov
( voir la captation lors de la fête du théâtre 2016 au Théâtre des marionnettes -
https://www.saulerieur.ch )

3) Il s’agit d’une histoire de cœurs dans laquelle les marionnettes, les personnages,
les marionnettistes s’attirent, s’aiment, se désirent… Un grand chant d’amour à

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quatre voix ! Jubilations sensibles, intellectuelles et vertigineuses de jeu que nous
ferons croître au fil des scènes.
Grâce soit rendue à Grigori Stepanovitch Smirnov qui sous l’apparence d’un
lieutenant bourru et grotesque crie son Je vous aime ! à la face du monde, abolissant
par là tous les atermoiements du marivaudage, tous les enfantillages des vaudevilles
français, toutes les tragiques introversions des personnages des grands drames
tchékhoviens ! Comme si Tchékhov avait voulu nous montrer l’envers de son décor.
4) La farce de Tchékhov contient 3 personnages : Grigori Stépanovitch Smirnov, Elena
Ivanovna Popova et son valet Louka. Nous n’aurons que 2 marionnettes, une pour
Smirnov, l’autre pour Popova. Louka, le vieux serviteur de Popova sera incarné par
le marionnettiste. Ainsi quand Smirnov la marionnette interpellera Louka incarné par
le marionnettiste, apparaîtra d’emblée la subordination du manipulateur à sa
marionnette.
La marionnettiste qui manipulera Popova, incarnera occasionnellement la servante
Dachenka, doublure féminine et fonctionnelle du valet Louka. Ainsi, d’emblée, il
apparaîtra que les deux serviteurs, Dacha et Louka sont attirés l’un par l’autre, avant
que l’on devine que ce sont les marionnettistes eux-mêmes qui s’attirent.
Dans notre lecture de L’Ours la passion du couple tchékhovien initial sera multipliée
par trois. La fusion finale réunira tout (le décor jouera également son rôle…) et tous
dans une joyeuse incandescence. Mais auparavant, nous aurons basculé plusieurs fois
d’un plan à l’autre, recherchant à créer une sorte de vertige joyeux et partager un
pur plaisir artistique de jeu, de virtuosité. Libres aux plus attentifs d’y voir une
métaphysique…

Méthode à l’intention des professeurs.

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Pour goûter à l’Ours, il n’est pas besoin de prérequis, la trame est très simple. Par
contre, en classe, on pourrait attiser l’envie des étudiants en leur faisant lire la farce
( Texte intégral en fin de dossier. )
Méthode de lecture
La lecture, si elle est rondement menée peut-être effectuée en 45 minutes ( un ou
deux cours maximum.)

L’on pourra fractionner le groupe en classe en trois groupes :


- Un groupe qui lit à tour de rôle le personnage du serviteur Louka.
- Un qui lit celui de la jeune veuve éplorée et narcissique Popova.
- Un qui lit celui du lieutenant d’artillerie à la retraite, Grigori Stepanovitch
Smirnov, l’ours.

La farce débutant par la crise du vieux serviteur Louka, on aura soin de demander
aux lecteurs de geindre, de gémir, histoire de mettre tout de suite la lecture sur
des rails comiques.
Le personnage d’Elena Popova est le plus difficile à jouer pour de jeunes interprètes.
Ils s’agit tout d’abord d’être très déterminée et catégorique dans cette volonté de
vouloir ne plus vivre, par fidélité… Il y a chez Popova une grande détermination, une
froide et sincère tristesse, mais - et c’est là où tout se complique – une certaine
façon de se trouver magnifique dans sa tristesse, comme si, dit un peu
cavalièrement, Elena Ivanovna se jouait du violon à l’intérieur…

Pour Grigori Smirnov, on insistera sur le côté martial, intempestif, bourru.

Lors de la lecture, prendre soin à l’entame de chaque personnage que le ton, la


couleur recherchée soit convenable afin de ne pas laisser se dérouler une lecture
monotone.

Trois morceaux choisis

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1) Le monologue de Smirnov.
2) La réplique cinglante de Popova.
3) L’ébouriffante scène finale.

I. Le monologue de Smirnov.
SMIRNOV, seul.

SMIRNOV. - Non, mais!... Un état d’âme... Le mari est décédé il y a


sept mois! Et moi, il faut bien que je paye les intérêts, oui ou non?
Je vous le demande: oui ou non, faut-il que je les paye, les intérêts?
Vous, vous avez votre mari qui est mort vous avez des états d'âme
et autres balivernes... Le régisseur est parti n'importe où, que le
diable l'emporte, et moi, que voulez-vous que je devienne? Que je
monte en ballon pour me sauver de mes créanciers, ou quoi? Que
je prenne mon élan pour me fracasser le crâne contre un mur?
J'arrive chez Grouzdev - personne.. quand Yarochévitch m'a vu, il a
couru se cacher, je me suis fâché à mort avec Kouritzine, j'ai failli le
faire passer par la fenêtre, Moutouzov a la chiasse, et celle-ci, elle
a un état d'âme! Pas une de ces canailles qui veuille me payer! Et
tout cela provient de ce que je suis trop gentil avec eux, que je suis
une lavette, une chiffe, une loque! J'ai bien trop d'égards pour eux
tous! Mais attendez un peu! Vous allez voir de quel bois je me
chauffe! Je ne permettrai pas, que diable, qu'on se moque de moi!
Je reste ici, je m'incruste jusqu'à ce qu'elle m’ait payé. Brrrr ... Je
suis dans un état de colère aujourd'hui, dans un état de colère! Une
colère que j'en tremble, que j'en sucre les fraises, que je
m'étrangle... Pff.. Dieu de Dieu, je vais me trouver mal! (Il crie.) Quel
qu'un là-bas !
LOUKA, entre. - Qu'est-ce que vous voulez?
SMIRNOV. - Apporte-moi de la limonade ou de l'eau! (Louka sort).-
Non, mais admirez cette logique ! Un homme a besoin d'argent,
coûte que coûte, à se pendre, et elle, elle ne veut pas payer parce
qu'elle n'est pas disposée à s'occuper d'affaires d'argent !... C'est
bien de la logique de tournure! Voilà pourquoi je n'ai jamais aimé et
je n'aime pas parler aux femmes. À choisir, j'aimerais encore mieux
m'asseoir sur un tonneau de dynamite que d'avoir affaire à une
femme. Brrrr!... J'en ai froid dans le dos tant cette tournure-là m'a
mis hors de moi! Il me suffit de voir, ne serait-ce que de loin, un de
ces êtres poétiques, pour aussitôt me mettre dans un état de rage à

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en avoir des crampes dans les mollets. À crier au secours !

Exercice :

1) Demander aux élèves de lire le monologue et de le jouer en


lecture devant la classe.
2) Demander aux élèves de répertorier tous les recepteurs
possibles du monologue ( n’omettre ni le public, ni Dieu… )
3) Revoir une interprétation en étudiant ce que la recherche des
recepteurs possibles a pu changer dans l’interprétation.

II. La réplique cinglante de Popova.

POPOVA . – Permettez ... alors qui donc, d'après vous, est fidèle et
constant en amour? C'est l'homme peut-être?
SMIRNOV. - Parfaitement... l'homme!
POPOVA . - L'homme! (Un rire méchant.) L'homme est fidèle et constant
en amour! Ça c'est du nouveau! (Avec vivacité.) Mais qui vous a donné le
droit de parler ainsi? Les hommes sont fidèles et constants! Si on allait
par-là, je pourrais vous dire que de tous les hommes que j'ai connus, le
meilleur était mon défunt mari... Je l'ai aimé passionnément, de tout mon
être, comme peut aimer une jeune femme sensible, je lui ai donné ma
jeunesse, le bonheur, ma vie, ma fortune, je ne vivais que par lui, je
l'adorais comme une païenne, et... et lui ? Ce meilleur d'entre tous les
hommes me trompait à chaque pas de la façon la plus éhontée! Après sa
mort, j'ai trouvé dans son bureau un plein tiroir de lettres d'amour, et de
son vivant - j'y songe encore avec horreur ! - il me laissait seule des
semaines entières, faisait la cour aux femmes sous mes yeux, me trompait
et jetait par les fenêtres mon argent, se moquait de mes sentiments... Et
malgré tout cela, je l'aimais et je lui étais fidèle, avec la même constance,
je me suis pour toujours enfermée entre ces quatre murs et je porterai son
deuil jusqu'à ma mort...

Exercice : Faire un petit concours d’interprétation : qui lira le texte avec le


plus de vivacité ? On mentionnera que ce qui fascine Smirnov chez
Popova, c’est la force de son caractère. C’est de la colère de Popova que

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Smirnov tombera amoureux, avant tout !

Essayez divers rire méchants…

III. L’ébouriffante scène finale.

POPOVA. - Bien... Sortons dans le jardin, on ne peut pas se battre à


l'intérieur d'une maison.
SMIRNOV. - Sortons. Seulement, je vous préviens que je tirerai en l'air.
POPOVA . - Qu'est-ce que cela veut dire! Pourquoi?
SMiRNOV. - Parce que... Parce que... Ça me regarde, pourquoi!...
POPOVA. – Vous vous dégonflez ? C'est ça? Ah! Eh bien, non, Monsieur,
n'essayez pas de vous défiler! Veuillez me suivre! Je ne me calmerai pas
tant que je ne vous aurai pas fais un trou dans le front... ce front que je
hais! Vous vous dégonflez?
SMIRNOV. - C'est ça, je me dégonfle.
POPOVA . - Vous mentez ! Pourquoi ne voulez-vous pas vous battre?
SMIRNOV. - Parce que... parce que... vous me plaisez!
POPOVA, rire sarcastique. - Je lui plais! Il ose dire que je lui plais! (Elle lui
montre la porte.) Vous pouvez disposer.
SMIRNOV, pose, sans rien dire, le pistolet, prend sa casquette et
s'apprête à sortir; près de la porte, il s'arrête; tous deux se regardent en
silence pendant une demi-minute; ensuite, il se met à parler, tout en
s'approchant avec hésitation de Popova. - Ecoutez... êtes-vous toujours
fâchée?... Moi aussi, je suis bigrement en colère, mais il faut
comprendre... comment dire... Voyez-vous, une histoire comme celle-ci
est véritablement... (Il crie.) Enfin, est-ce de ma faute si vous me plaisez?
(Il attrape le dossier d'une chaise, la chaise craque et se casse.) Vous
avez des meubles d'une fragilité ! Vous me plaisez ! Voulez-vous
comprendre! Je suis... Je suis presque amoureux!
POPOVA - - Ne m'approchez pas, je vous hais!
SMIRNOV. - Dieu, quelle femme! De ma vie je n'ai rien rencontré de

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semblable! Je suis perdu! Fichu! Je suis pris au piège comme un rat!
POPOVA . - Ne m'approchez pas, ou je tire!
SMIRNOV. - Tirez! Vous ne pouvez pas comprendre le bonheur de mourir
sous ces yeux merveilleux, de mourir d'une balle tirée par cette petite main
de velours... Je deviens fou! Réfléchissez et décidez tout de suite, parce
que si je sors d'ici nous ne nous reverrons plus jamais! Décidez... Je suis
de bonne famille, je suis un honnête homme, j'ai dix mille roubles de
revenus par an... je fais mouche en tirant sur une pièce de monnaie jetée
en l'air... j'ai d'excellents chevaux... voulez-vous être ma femme ?
POPOVA , indignée, brandissant le revolver. - On se bat! Sur le terrain!
SMIRNOV. - Je deviens fou... Je ne comprends plus rien... (Il crie.)
Quelqu'un là-bas, de l'eau!
POPOVA, crie. - Sur le terrain!
SMIRNOV. - Je suis fou, je suis amoureux comme un collégien, comme
un imbécile! (Il l'attrape par la main, elle pousse un cri de douleur.) Je vous
aime! (Il tombe à genoux.) J'aime comme jamais je n'ai aimé! J'ai quitté
douze femmes, et neuf femmes m'ont quitté, mais je n'en ai aimé aucune
comme je vous aime... Je suis à ramasser à la cuillère, de la gelée, du
sirop, du miel... à genoux comme un imbécile à demander sa main... Une
honte, un déshonneur! Il y a cinq ans que je n'ai pas été amoureux, j'avais
fait le serment de ne plus jamais, plus jamais... et patatras! ça me prend
comme la toux au chat... Je tombe amoureux, la tête la première! Je
demande votre main. Oui ou non? Vous ne voulez pas? Tant pis! (Il se
lève et va rapidement vers la porte.)
POPOVA. - Un moment...
SMIRNOV, s'arrête. - Eh bien ?...
POPOVA. - Rien, allez-vous-en... C'est-à-dire... Un moment... Non, allez-
vous-en, allez-vous-en! Ah! si vous saviez comme je suis en colère,
comme je suis en colère! (Elle jette le revolver sur la table.) J'ai les doigts
tout engourdis par cette saleté!... (De rage, elle déchire son mouchoir.)
Qu'attendez-vous? Fichez le camp d'ici!
SMIRNOV. - Adieu.
POPOVA . - Oui, c'est ça, allez-vous-en!... (Elle crie:) Où allez-vous?
Attendez... C'est-à-dire... Sortez. Ah! comme je suis en colère! Ne
m'approchez pas, ne m'approchez pas!
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SMIRNOV, s'approchant d'elle. - Comme je m'en veux! Amoureux comme
un collégien, une déclaration à genoux... J'en ai froid dans le dos...
(Grossier.) Je vous aime! Qu'est-ce qui me prend de tomber amoureux de
vous! J'ai des intérêts à payer demain, on a commencé à faucher, et il faut
que je tombe sur vous... (Il la prend par la taille.) Je ne me le pardonnerai
jamais.
POPOVA- - Ne m'approchez pas! Bas les pattes! Je vous... hais! Sur le
terrain ! (Un long baiser.)
Exercice :
1) Lire scrupuleusement le passage en étudiant particulièrement les
didascalies et en repérant tous les points d’exclamation.
2) Prendre la réplique suivante : - Ecoutez... êtes-vous toujours
fâchée?... Moi aussi, je suis bigrement en colère, mais il faut
comprendre... comment dire... Voyez-vous, une histoire comme
celle-ci est véritablement... (Il crie.) Enfin, est-ce de ma faute si vous
me plaisez? (Il attrape le dossier d'une chaise, la chaise craque et
se casse.) Vous avez des meubles d'une fragilité ! Vous me plaisez
! Voulez-vous comprendre! Je suis... Je suis presque amoureux!

Travailler cette réplique en insistant sur le contraste immense qui


réside entre le début de la tirade (pianissimo) et la fin (fortissimo.)
Les élèves qui réussiront cette exercice de grand écart vocal seront
mûrs pour l’interprétation du grand passage dit ébouriffant.

3) Interpréter la scène dans l’espace avec deux pistolets comme


accessoires.

N.B. : deux filles peuvent très bien jouer la scène.

Questions générales au sujet de la pièce

À quelle moment Popova tombe-t-elle amoureuse de Smirnov ? A


ce sujet, y a t-il une vérité absolue ? Smirnov est-il sincére ? Quand
tombe-t-il amoureux de Popova ? De quoi tombe-t-il amoureux ?
Quelle est la grande qualité qu’il trouve à Popova ? à quel moment
Smirnov est-il sûr que Popova tient à lui ? Pourquoi Popova jette-t-
elle son pistolet ? Pourquoi déchire-t-elle son mouchoir ? qu’est-ce
que cela signifie ?

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N.B. : Il est possible que le Théâtre du Saule Rieur organise un petit
concours de théâtre avec ces trois morceaux choisis, que les
professeurs et élèves intéressés s’annoncent.

Le metteur en scène passera volontiers dans une classe pour


animer et diriger la fin de la farce.

Distribution

Mise en scène: Cyril Kaiser


Jeu : Nicole Bachmann et Pierre-Isaïe Duc
Marionnettes et scénographie: Christophe Kiss
https://www.saulerieur.ch/histoire-de-coeur-ours-tchekhov/
Lumières : Alex Kurth
Costumes : Verena Dubach
Maquillage et coiffures : Kathrin Zingg
Administration : Eva Kiraly

Une production du Théâtre du Saule rieur. Une coproduction du Théâtre Alchimic.

Auteur

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Anton Pavlovitch Tchekhov, né le 29 janvier 1860 à Taganrog (Russie),
mort le 2 juillet/15 juillet 1904 à Badenweiler (Allemagne), est un nouvelliste et
dramaturge russe, médecin de profession. Ami d'Ivan Bounine, Maxime Gorki, Léon
Tolstoï, Fédor Chaliapine, Souvorine, il est l'oncle de Mikhaïl Tchekhov, disciple de
Constantin Stanislavski.

Ses parents sont des petits commerçants. Anton Tchekhov étudie la médecine à
l'université de Moscou et commence à exercer à partir de 1884. Se sentant
responsable de sa famille, venue s'installer à Moscou après la faillite du père, il
cherche à augmenter ses revenus en publiant des nouvelles dans divers journaux. Le
succès arrive assez vite. Il ressent très tôt les premiers effets de la tuberculose, qui
l'obligera à de nombreux déplacements au cours de sa vie pour tenter de trouver un
climat qui lui convienne mieux que celui de Moscou.

Bien que répugnant à tout engagement politique, il sera toujours extrêmement


sensible à la misère d'autrui. En 1890, en dépit de sa maladie, il entreprend un
séjour d'un an au bagne de Sakhaline afin de porter témoignage sur les conditions
d'existence des bagnards. L'île de Sakhaline paraîtra à partir de 1893. Toute sa vie,
il multipliera ainsi les actions de bienfaisance (construction d'écoles, exercice
gratuit de la médecine, etc.)
Ses nouvelles d'abord, son théâtre ensuite, le font reconnaître de son vivant
comme une des gloires nationales russes, à l'égal d'un Dostoïevski ou d'un Tolstoï.

Après avoir longtemps repoussé toute perspective de mariage, il se décide, en 1901,


à épouser Olga Leonardovna Knipper (1870-1959), actrice au Théâtre d'art de
Moscou.

Lors d'une ultime tentative de cure, Anton Tchekhov meurt le 2 juillet 1904 à
Badenweiler en Allemagne.

Biographies

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Cyril Kaiser, metteur en scène, professeur d’art dramatique,
comédien, fondateur et directeur artistique du Théâtre du Saule Rieur.
Animateur de nombreux stages de masques neutres, de clowns et de commedia
dell’arte.
En 2009, création de Calvin. un itinéraire, théâtre itinérant, dans la Vieille Ville de
Genève qui remporte un franc succès à la suite duquel sera fondée La Compagnie
du Saule Rieur. Conseiller pour les cultes télévisés de l’année Calvin.
En 2010, reprise du Calvin, un itinéraire à la demande de la Ville de Genève.
2011 Le Misanthrope de Molière à La Fusterie, l’ancien temple-refuge de huguenots.
Sélectionné par le journal Le Temps parmi les 10 meilleurs spectacles de l’année
2011.
2012 à la requête de Monsieur Pierre-André Loizeau, directeur du Conservatoire et
Jardin botanique de Genève, création de Jean-Jacques Rousseau, une promenade,
spectacle itinérant dans les jardins du Jardin botanique. Tricentenaire de Jean-
Jacques Rousseau.
2014 Cours de rhétorique à l’université pour les étudiants en droit.
2015 Des hommes et des siècles, troisième création d’un théâtre itinérant pour la
Ville de St-Maurice à l’occasion des 1500 ans de la création de l’abbaye. 40 figurants,
7 comédiens professionnels, une cantatrice.
Formation des ouvreuses au Théâtre des Marionnettes de Genève.
2016, Lecture au Temple de Saint Gervais, à Genève du Mystère de la deuxième
vertu de Charles Peguy.
Rôle du récitant dans Nicolas de Flüe d’Arthur Honnegger à Saint-Maurice et à
Payerne.
Juin, juillet 2017, tournage dans le Valais de La débacle du Giétroz, documentaire
fiction de Christian Berut, produit par Filmic production. Formation des figurants, et
direction des acteurs professionnels.
2017 Tournée de La Conférence sur le Théâtre de Charles Chopard, one man show.

15
Nicole Bachmann, née à Bienne, suit une formation de comédienne à
l'Ecole Supérieure d'Art Dramatique de Genève, puis obtient un diplôme de
Dramaturgie à l'Université de Lausanne en 2005.
Elle a collaboré pendant plus de 10 ans avec le Théâtre de la Grenouille à Bienne,
comme comédienne sur plusieurs productions, puis également comme traductrice et
comme assistante à la dramaturgie. Parallèlement à cette expérience, elle participe
en tant que comédienne aux trois spectacles de la Compagnie genevoise Clair-obscur
qu'elle a co-fondée, Le Miracle en 2003, Sous les yeux des femmes gardes-côtes en
2006, et PALAVIE de Valérie Poirier en 2015, sélectionné pour la 3e édition des
Rencontres du Théâtre Suisse. Elle poursuit depuis 2009 une collaboration artistique
avec le Théâtre du Saule Rieur, sous la direction de Cyril Kaiser (Calvin un itinéraire
en 2009 et 2010, Le Misanthrope de Molière en 2011, Rousseau un itinéraire en 2012,
Des hommes et des siècles à St-Maurice en 2015).
Elle tourne également ponctuellement pour la télévision, donne des cours de
théâtre, écrit des spectacles pour enfants et enseigne l'histoire du théâtre et la
communication.

Pierre-Isaïe Duc vit à Genève. C’est avant tout un homme de théâtre.

A vingt ans, après avoir terminé une école de commerce et le cours de cafetier-
restaurateur, il part pour Paris, suivre une formation de comédien. Dès sa sortie de
cours, il travaille en France sous la direction de metteurs en scènes tels que
Patrice Kerbrat, Jacques Hadjdaje, Jacques Connort, Jean-Pierre Loriol,
Emmanuelle Weisz…

Parallèlement il fonde sa première compagnie, le théâtre du Moribond, avec


laquelle, il monte six spectacles d’auteurs contemporains ( Yves Reynaud, Slavomir
Mrosek, Karl Valentin, Dino Buzzati, Roland Dubillard) la plupart de ces spectacles
ont tourné en Suisse Romande et en France.

En Suisse, en tant que comédien, il travaille notamment avec Anne-Cécile Moser,


Denis Maillefer, Antoine Jaccoud,Oskar Gomez Mata, Anne Bisang, Orélie Fuchs,
Alain Knapp, Philippe Bischoff, François Marin, Daniel Wolf, Jacques de Torrenté,

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Francy Schory, Denis Rabaglia, Daniel Wolf, Walter Manfré, Jean Bellorini, Jean
Louis Johannidès, Nathalie Sandoz…

Il s’intéresse à la mise en scène et devient l’assistant de Georges Werler au Studio-


Théâtre de la Comédie-Française, ainsi qu’au Théâtre Sylvia Monfort à Paris.

En 2000, il fonde la Cie Corsaire Sanglot avec ses complices Isabelle Pellissier
(scénographe) et Christophe Ryser.(musicien). Leur premier spectacle, le Panapé de
Caméla d’après des poèmes de Robert Desnos a été créé à la Cave 12 à Genève. En
2006, il écrit et joue un monologue, le Chant du bouquetin qui parle de ses racines
valaisannes. Ce spectacle à été repris dans plusieurs villes romandes en 2009 (plus
de 80 dates). Et puis, il créée le Pré ou les poèmes skilistiks en 2011 qu’il écrit et
met en scène et tourne dans plusieurs villes de Suisse romande (32 dates). Ce
spectacle créé avant la Lex Weber parle de manière absurde du problème des
résidences secondaires en milieu touristique et plus particulièrement dans les Alpes.

A l’écran, il joue sous la direction de Séverine Cornamusaz, H. Arékkalio,


D.Rabaglia, P-A Hiroz, J Malaterre. Il a également joué dans Génération 01 de J-M
Fröhle et Noel Tortajada. En 2013, il participe au film de Germinal Roaux : Left
foot, right foot, ainsi qu’à la série de la RTS : Port d’attache sous la direction
d’Anne Deluz.

Christophe Kiss né le 19 août 1967, à Genève.


Cursus scolaire:
- Collège Claparède de 1982 à 1986, obtention du certificat de maturité artistique
avec mention et prix spécial Caran d’Ache
- Ecole supérieure d’art visuel (ESAV, auj. HEAD), à Genève, de 1989 à 1994,
obtention du diplôme en expression tridimensionnelle. Puis de 2001 à 2003,
obtention du certificat d’étude postgrade de moulage
- Etude IFMES de 2006 à 2008, obtention du certificat de formation pédagogique

Activité professionnelle :
- sculpteur au Théâtre des Marionnettes de Genève, de 1993 à 2001
- sculpteur et scénographe installé à son compte depuis septembre 2001

Activités pédagogiques :
- enseignant à temps partiel à l’Ecole des arts appliqués (CFPA) de Genève depuis
2003, cours de dessin et de volume.

Réalisations de marionnettes pour le Théâtre des Marionnettes de Genève:


Les aventures de l’Inspecteur Kidi, 1994 / G.Chevrolet - La vision, 1994 /
J.Levandovski - Le joueur de flûte , 1995 / I.Niculescu - Les maîtres de la forêt, 1996

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/ I.Niculescu - Little Nemo, 1997 / S.Barberis - Djali, la chèvre musicienne, 1997 /
M.Millner- La Tempête, 1998 / J.Levandovski -Le Buisson ardent, 1998 / I.Niculescu
- Varenka, 1999 / J.Levandovski - La princesse et l’écho, 2000 / I.Niculescu - La tête
du dragon, 2001 / R Salomon –
L’oiseau chanteur, 2002 / G.Jutard - Paspesant et Filevent, 2003 / G.Jutard - Lapins
carottes, 2004 / D.Carrier - La cour des petits, 2006 / G.Jutard - La sorcière au
placard à balais, 2007 / C.I Barbey - Un os à la noce, 2008 / I.Matter - Rabelais, la
nuit, 2011 / S. Martin Th. De la Parfumerie - Pièces détachées, 2012 / V.Poirier -
Petite Soeur, 2014 / Cie Pasquier – Rossier - Le Dératiseur de Hamelin 2015/Petit
Théâtre Lausanne /TMG/ Cie Pied de Biche/F.Ozier J.Burnier - Si je rêve, 2016 /
TMG / I.Matter

Réalisation de marionnettes pour d'autres théâtres:


Waste, 2016 / J.Bert, Théâtre Le Poche, Genève - Super elle, 2015 / F.Djahra, Le
Petit Théâtre de Lausanne - Sautecroche aux petits oignons, M. Henchoz / B.Knobil,
2014 Le Reflet Vevey - Pinocchio Cie Eole / G.Pasquier, 2013 CO2 Bulle
- Sindbâd, Cie Fox / C. Sorin, 2013,Château Rouge Annemasse, France - Poil de
Carotte, 2012 / M. Berclaz - San Isidro Futbol club, 2012 / "Cie Balibaloo, à Lausanne
- Si seulement je pouvais avoir peur, 2011 / J.Burnier, Cie Pied Biche Lausanne - La
vallée des Moumines, 2005 Y. Baudin, Th. de la Poudrière, Neuchâtel
- A dos d'éléphant, 2002 / Y.Baudin, Th. de la Poudrière, Neuchâtel - Les Bijoux de
la Castafiore, 2001 / D.Catton, Théâtre Am Stram Gram, Genève - Gilgamesh, 2001
/ I.Niculescu, Agder Teater, Kristiansand, Norvège - Sunniva et Raven le Viking,
1996 / I.Niculescu, Hordaland Teater Bergen, Norvège

Scénographies :
Little Nemo, 1997, aux Marionnettes de Genève / S.Barberis - Varenka, 1999, aux
Marionnettes de Genève / J.Levandovski - La maison de Bernarda Alba, 2003, cie
Angledange / A. Novicov - Homme pour homme, 2004, Th. de Carouge et Th. Spirale
/ P.Mohr - Mort accidentelle d’un anarchiste, 2005 au Th. de Carouge / F. Rochaix -
Oleanna, 2005, au Théâtre de Carouge / F. Rochaix - Tranches express, 2006,
compagnie des Hélices / I.Matter - La sorcière au placard à balais, 2007 Marionnettes
de Ge. / C.I. Barbey - Le Mystère Shakespeare, 2008, Théâtre de Carouge / G.
Chenevière - Les Soeurs Bonbon, 2008, TPR / Petit Th. de Lausanne / G.Pasquier -
Nuit d’éveil, 2009, Université de Genève, 450ème / Fredy Porras - Calvin, un
itinéraire, 2009, Vieille Ville de Genève, 500ème / C. Kaiser - La Petite poule rousse,
2010, cie des trétaux / I. Maître et A. v. Kaenel - Pièces détachées, 2012,
Marionnettes de Genève / V. Poirier - Pinocchio, Cie Eole / G.Pasquier, 2013 CO2
Bulle - Petite Soeur, 2014 / Cie Pasquier – Rossier -Le Dératiseur de Hamelin,
2015/Petit Théâtre Lausanne /TMG/ Cie Pied de Biche/F.Ozier J.Burnier

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Texte de l’Ours, traduction Elsa Triolet

L'OURS
d’Anton Pavlovitch Tchékhov
Farce en un acte (1888)

PERSONNAGES

Elena Ivanovna POPOVA , une petite veuve avec des fossettes aux joues,
propriétaire terrienne.

Grigori Stépanovitch SMIRNOV, un homme encore jeune, propriétaire


terrien.

Louka, un valet d'Elena Ivanovna POPOVA .

Un salon dans la maison de campagne d'Elena Ivanovna POPOVA.

SCÈNE I

POPOVA , en grand deuil, les yeux fixés sur une photo, et Louka.

LOUKA. - C'est pas bien, Madame... Vous vous rendez malade... La


femme de chambre et la cuisinière sont allées aux champignons, chaque
créature se réjouit, même le chat prend son plaisir, il se promène dans la
cour et attrape des oiseaux, et vous, vous restez enfermée du matin au
soir, comme dans un couvent et pas une distraction! Voyons! Il y a bien
un an que vous n'êtes plus sortie de chez vous!...
POPOVA . - Et plus jamais je ne sortirai... Pour quoi faire? Ma vie est finie.
Lui, il est dans la tombe, et moi je me suis enterrée entre quatre murs.
Nous sommes morts tous les deux.
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LOUKA. - Voyons! Je ne veux même pas vous écouter. Vraiment...
Nicolas Mikhailovitch est mort, c'est réglé, que Dieu ait son âme... Vous
l'avez pleuré, c'est naturel, mais en voilà assez. Vous n'allez pas pleurer
et porter le deuil toute votre vie. Moi aussi, en son temps, j'ai perdu ma
vieille... Eh bien? J'ai eu de la peine, je l'ai pleurée un bon mois, et puis,
suffit! La vieille tout entière n'en valait pas plus! On ne peut pas pleurnicher
toute la vie... (Il soupire.) Vous avez abandonné tous vos voisins... Vous
n'allez nulle part, et vous ne voulez recevoir personne. Nous vivons,
passez-moi l'expression, comme des araignées, nous ne voyons plus la
lumière du jour. Les souris ont grignoté ma livrée... Et si encore il n'y avait
personne à voir, mais le district est plein de beau monde... A Ryblov, il y
a un régiment en garnison, des officiers jolis à croquer, tous les vendredis
il y a bal, et tous les jours que le bon Dieu fait, l'orchestre militaire qui joue
de la musique... Ah! Madame, Madame! jeune, belle, pétant de santé, tout
pour vivre heureuse et pour prendre son plaisir... La beauté n'a qu'un
temps, Madame! Dans dix ans, c'est vous qui aurez envie de vous pavaner
et de lancer de la poudre aux yeux des officiers, eh bien! il sera trop tard.
POPOVA, catégorique. - Je te demanderai de ne plus jamais revenir là-
dessus! Tu sais que depuis que Nicolas Mikhaïlovitch est mort, la vie a
perdu tout sens pour moi. Tu crois que je suis vivante, mais ce n'est là
qu'une apparence. Je me suis juré de porter le deuil et de ne voir personne
jusqu'à ma mort... Tu m'entends? Que son ombre voie combien je l'aime...
Oui, je sais, ce n'est pas un secret pour toi que souvent il a été injuste,
cruel, et... et même infidèle, mais moi, je lui resterai fidèle jusqu'à ma mort,
et je lui prouverai de quel amour je suis capable, moi. Là-bas, de l'autre
côté de la tombe, il me verra telle que j'ai été avant sa mort...
LOUKA. - Au lieu de dire des choses pareilles, allez donc plutôt vous
promener au jardin, ou alors donnez des ordres pour qu'on attelle Toby ou
le Géant et faites un tour chez des voisins...
POPOVA. - Ah !... (Elle pleure.)
LOUK-A. - Madame-!... Petite mère !... Qu'est-ce qui vous prend? Que
Dieu vous vienne en aide!
POPOVA. - Il aimait tant Toby! C'est toujours lui qu'il faisait atteler pour
aller chez Kortchaguine ou Vlassov. Et quel conducteur c'était! Quelle
allure il avait quand il tirait de toutes ses forces sur les rênes! Tu te
rappelles? Toby ! Toby ! Dis qu'on lui donne aujourd'hui une ration
d'avoine supplémentaire.

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LOUK-A. - Bien, Madame!
(Un coup de sonnette brutal.)
POPOVA , tressaille. - Qui est-ce? Dis que je ne reçois personne!
LOUKA. - Bien, Madame . (Il sort.)
SCÈNE II
POPOVA, seule.
POPOVA , les yeux fixés sur la photo. - Tu verras, Nicolas, comme je sais
aimer et pardonner... Mon amour ne s'éteindra qu'avec moi, quand mon
pauvre coeur cessera de battre. (Elle rit à travers les larmes.) N'as-tu pas
honte ? je suis ta petite femme bien sage, je me suis enfermée et je te
resterai fidèle jusqu'à ma mort, et toi... tu n’as pas honte, mon lapin? Tu
me trompais, tu me faisais des scènes, tu me laissais seule pendant des
semaines...

SCÈNE III

POPOVA et LOUKA.
LOUKA, entre, inquiet. - Madame, il y a là quelqu'un qui vous demande. Il
veut vous voir...
POPOVA . - Mais tu as bien dit que depuis la mort de mon mari je ne
recevais personne?
LOUKA. - Je le lui ai dit, mais il ne veut rien entendre. Il dit que c'est très
important...
POPOVA . - Je ne reçois personne!
LOUKA. - Je le lui ai dit, mais... c'est un grossier... il jure, il m'a poussé. Il
est déjà dans la salle à manger...
POPOVA, irritée. - Bon, fais-le entrer... Ce que les gens peuvent être sans
gêne...
(Louka sort.)
POPOVA . - Combien les gens me pèsent ! Qu'est-ce qu'ils me veulent?
Pourquoi viennent-ils troubler ma solitude? (Elle soupire.) Non, il me
faudra vraiment me retirer dans un couvent... (Songeuse.) Un couvent...
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SCÈNE IV
POPOVA, LOUKA et SMIRNOV
SMIRNOV, entrant, à Louka. - Tu parles trop, imbécile... Âne bâté!
Apercevant Popova , avec dignité : Madame, j'ai l'honneur de me
présenter : lieutenant d'artillerie en retraite, propriétaire terrien, Grigori
Stépanovitch Smirnov. Je me vois dans l'obligation de vous importuner au
sujet d'une affàire très sérieuse...
POPOVA. - Que voulez-vous?
SMIRNOV. - Feu votre époux, que j'ai eu l'avantage de connaître, est resté
me devoir le montant de deux traites, douze cents roubles. Comme
demain je suis obligé de payer les intérêts à la Banque Agricole, je vous
serais fort reconnaissant., Madame, de bien vouloir me rembourser cette
somme dès aujourd'hui.
POPOVA. - Douze cents... Et cette dette de mon mari correspond à
quoi?
SMIRNOV. - Il m'achetait de l'avoine.
POPOVA, soupirant, à Louka. - Tu n'oublieras pas, Louka, de dire qu'on
donne à Toby une ration d'avoine supplémentaire. (Louka sort. À Smirnov
:) Si Nicolas Mikhaïlovitch est resté vous devoir de l'argent, je réglerai
naturellement sa dette: mais, vous m'excuserez, aujourd'hui je n'ai pas
d'argent liquide. Après-demain, quand mon régisseur sera de retour de la
ville, je donnerai des ordres pour que vous soyez payé, mais jusque-là, je
ne peux accéder à votre demande... En plus, il y a aujourd'hui juste sept
mois que mon mari est mort, et je me trouve dans un état d'âme qui me
rend peu disposée à m'occuper d'affàires d'argent.
SMIRNOV. - Et moi je suis dans un état d'âme tel que si je ne payais pas
demain les intérêts, je me trouverais définitivement sur la paille. On va
saisir ma propriété!
POPOVA . - Vous aurez votre argent après-demain.

SMIRNOV. - J'en ai besoin aujourd'hui et non pas après demain.


POPOVA . -je suis désolée, je ne peux pas vous le rendre aujourd'hui.
SMIRNOV. - Et moi, je ne peux pas attendre jusqu'à après-demain.

22
POPOVA. – Mais puisque je n’ai pas d’argent aujourd'hui!
SMIRNOV. - Alors, vous ne pouvez pas payer?
POPOVA. - Je ne le peux pas.
SMIRNOV. - Hum!... C'est votre dernier mot?
POPOVA . - Oui mon dernier mot.
SMIRNOV. - Le dernier? Catégoriquement ?
POPOVA. - Catégoriquement.
SMIRNOV. - Merci, merci beaucoup. je vais en prendre note. (Il hausse
les épaules.) Et on veut que je garde mon sang-froid! Je viens de
rencontrer un employé des contributions indirectes et il m’a demandé : «
Qu'avez-vous à toujours être en colère, Grigori Stépanovitch? » Mais
comment voulez-vous que je ne sois pas en colère? J'ai besoin d'argent,
on me met le couteau sur la gorge... Je suis parti de chez moi hier, à
l'aube, j'ai fait le tour de tous ceux qui me doivent de l'argent et il ne s'est
trouvé personne pour me rembourser! Je suis crevé, j'ai passé la nuit dans
un bouge, une auberge juive, où j'ai couché le nez sur un tonneau de
vodka... Enfin, j'arrive ici, à soixante-dix verstes de chez moi, j'espère
toucher mon argent et on me sort des « états d'âme »! Comment voulez-
vous que je ne sois pas en colère?
POPOVA . - Je crois m'être exprimée clairement : vous serez payé quand
mon régisseur sera de retour.
SMIRNOV. - Je suis venu pour vous voir, vous, et non pas votre régisseur
! Votre régisseur, passez-moi l'expression, je m'en balance!
POPOVA . - Excusez-moi, Monsieur, mais je n'ai pas l'habitude d'un
langage aussi étrange, ni de ce ton... Je ne vous écoute plus. (Elle sort
rapidement.)
SCÈNE V
SMIRNOV, seul.
SMIRNOV. - Non, mais!... Un état d’âme... Le mari est décédé il y a sept
mois! Et moi, il faut bien que je paye les intérêts, oui ou non? Je vous le
demande: oui ou non, faut-il que je les paye, les intérêts? Vous, vous avez
votre mari qui est mort vous avez des états d'âme et autres balivernes...
Le régisseur est parti n'importe où, que le diable l'emporte, et moi, que
voulez-vous que je devienne? Que je monte en ballon pour me sauver de

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mes créanciers, ou quoi? Que je prenne mon élan pour me fracasser le
crâne contre un mur? J'arrive chez Grouzdev - personne.. quand
Yarochévitch m'a vu, il a couru se cacher, je me suis fâché à mort avec
Kouritzine, j'ai failli le faire passer par la fenêtre, Moutouzov a la chiasse,
et celle-ci, elle a un état d'âme! Pas une de ces canailles qui veuille me
payer! Et tout cela provient de ce que je suis trop gentil avec eux, que je
suis une lavette, une chiffe, une loque! J'ai bien trop d'égards pour eux
tous! Mais attendez un peu! Vous allez voir de quel bois je me chauffe! Je
ne permettrai pas, que diable, qu'on se moque de moi! Je reste ici, je
m'incruste jusqu'à ce qu'elle m’ait payé. Brrrr ... Je suis dans un état de
colère aujourd'hui, dans un état de colère! Une colère que j'en tremble,
que j'en sucre les fraises, que je m'étrangle... Pff.. Dieu de Dieu, je vais
me trouver mal! (Il crie.) Quel qu'un là-bas !
LOUKA, entre. - Qu'est-ce que vous voulez?
SMIRNOV. - Apporte-moi de la limonade ou de l'eau! (Louka sort).- Non,
mais admirez cette logique ! Un homme a besoin d'argent, coûte que
coûte, à se pendre, et elle, elle ne veut pas payer parce qu'elle n'est pas
disposée à s'occuper d'affaires d'argent !... C'est bien de la logique de
tournure! Voilà pourquoi je n'ai jamais aimé et je n'aime pas parler aux
femmes. À choisir, j'aimerais encore mieux m'asseoir sur un tonneau de
dynamite que d'avoir affaire à une femme. Brrrr!... J'en ai froid dans le dos
tant cette tournure-là m'a mis hors de moi! Il me suffit de voir, ne serait-ce
que de loin, un de ces êtres poétiques, pour aussitôt me mettre dans un
état de rage à en avoir des crampes dans les mollets. À crier au secours
!

SCÈNE VI
SMIRNOV et LOUKA
LOUKA, entre, apportant de l'eau. - Madame est malade et ne reçoit pas.
SMIRNOV. - Fiche-moi le camp ! (Louka sort.)
SMIRNOV. - On est malade et on ne reçoit pas ! Eh bien, ne reçois pas...
je resterai, et je ne bougerai pas d'ici jusqu'à ce que tu m'aies payé. Si tu
es malade une semaine, je reste ici une semaine... Tu es malade pendant
un an, et je ne bouge pas d'ici pendant un an... J'aurai le dessus, petite
mère! On ne me la fait pas avec le deuil et les fossettes aux joues... Je les
connais dans les coins, ces fossettes ! (Il crie par la fenêtre.) Semion,

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dételle ! Nous ne partirons pas de si tôt! Je reste ici! Dis-leur, là-bas, aux
écuries, qu'on donne de l'avoine aux chevaux! Tu ne vois pas, animal, que
ton cheval de gauche s'est encore pris les pattes dans les rênes! (Il le
singe.) Nitchevo... je t’en ficherai des nitchevoi! (Il s'éloigne de la fenêtre.)
Ça va mal... Il fait chaud à crever, personne ne me paye, j'ai mal dormi, et
là-dessus arrive cette robe à traîne de deuil, avec son état d'âme... J'ai la
tête qui éclate... Un petit verre de vodka ne me ferait pas de mal... J'en
prendrais un bien volontiers. (Il crie.) Quelqu'un, là-bas!
LOUKA, entre. - Que voulez-vous?
SMIRNOV. - Un verre de vodka!
(Louka sort.)
SMIRNOV. – Ouf! (Il s'assied et s'examine.) Et je suis beau, avec ça!
Couvert de poussière, les bottes sales, pas lavé, hirsute, de la paille après
le gilet... La petite dame m'a peut-être pris pour un bandit. (Il bâille.) Ce
n'est pas très poli d'arriver dans cet état dans un salon, mais tant pis... Je
ne suis pas venu en invité, mais en créancier, et pour les créanciers il n'y
a pas de tenue de rigueur...
LOUKA, entre et sert la vodka. - Vous prenez bien des libertés,
Monsieur...
SMIRNOV, furieux. - Comment?
LOUKA. - Non... rien... je voulais seulement...
SMIRNOV. - À qui crois-tu parler? Silence!
LOUKA, à part- - Qui c'est-il qui l'a inventé, ce suppôt du diable, pour notre
malheur ... Maintenant on l'a sur le dos...
(Il sort.)
SMIRNOV. - Dieu que je suis en colère! je suis dans un état de rage, à
réduire en poussière le monde entier... À me trouver mal... (Il crie.)
Quelqu'un, là-bas !
SCÈNE VII
POPOVA et SMIRNOV
POPOVA, entre, les yeux baissés. - Monsieur, j'ai depuis longtemps oublié
dans ma solitude le son de la voix humaine, et je ne supporte pas les cris.
Je vous demande instamment de ne pas troubler mon repos !

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SMIRNOV. - Payez-moi et je partirai.
POPOVA . - Je vous l'ai dit clairement: je n'ai pas d'argent liquide, vous
aurez ça après-demain.
SMIRNOV - J'ai, moi aussi, eu l'honneur de vous le dire clairement: j'ai
besoin de cet argent aujourd'hui et non pas après-demain. Si vous ne me
payez pas aujourd'hui, demain je serai obligé de me pendre.
POPOVA . - Mais que voulez-vous que je fasse, si je n’ai pas d'argent?
Vous êtes drôle!
SMIRNOV. - Alors, vous ne voulez pas me payer tout de suite? Non?
POPOVA . - Je ne le peux pas...
SMIRNOV. - En ce cas, je reste, et je ne bougerai pas d'ici tant que je
n'aurai pas touché mon argent... (Il s'assied). Vous payerez après-
demain? Parfait! Alors, je resterai ici jusqu'à après-demain... Sans
bouger... (Il se lève d'un bond.) Je vous pose la question: suis-je obligé ou
non de payer demain les intérêts?... Vous croyez peut-être que je
plaisante?
POPOVA. - Monsieur, je vous défends de crier! Vous n'êtes pas dans une
écurie!
SMIRNOV. - Qui parle d’écurie! Je vous pose la question: oui ou non, suis-
je obligé de payer les intérêts, demain?
POPOVA . - Vous ne savez pas vous conduire avec les femmes!
SMIRNOV - Si, je sais me conduire avec les femmes!
POPOVA . - Non, vous ne le savez pas! Vous êtes un grossier
personnage, un homme mal élevé! Les gens comme il faut ne parlent pas
à une femme sur ce ton-là!
SMIRNOV. - Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre! Comment faut-il donc
vous parler? En langue étrangère, peut-être? (Il rage et zézaie.) Madame,
je vous prie... comme je suis heureux que vous refusiez de me payer...
Pardonnez-moi de vous avoir importunée! Quel beau temps, aujourd'hui!
Et comme ce deuil vous va bien au teint! (Il fait des ronds de jambes.)
POPOVA . - C'est bête et grossier.
SMIRNOV, se moquant d'elle. - C'est bête et grossier! Je ne sais pas me
conduire avec les femmes! Madame, dans ma vie j'ai vu plus de femmes

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que vous n'avez vu de moineaux! Pour des femmes, je me suis battu trois
fois en duel, j'ai quitté douze femmes, et neuf m'ont quitté! Oui, Madame!
Il fut un temps -où je faisais l'imbécile, tout sucre, tout miel, bouche en
coeur, et ronds de jambes... J'ai aimé, j'ai souffert, j'ai soupiré en regardant
la lune, je bavais d'attendrissement, je fondais, je frissonnais... J'ai aimé
passionnément, furieusement, de toutes les façons, que le diable
m'emporte, je jacassais comme une pie sur l'émancipation des femmes,
les tendres sentiments ont englouti la moitié de ma fortune, mais
maintenant - je tire ma révérence! Maintenant, on ne m'aura plus! Assez!
Yeux noirs, yeux de braise, lèvres de pourpre, fossettes aux joues, clairs
de lune, murmures, souffle timide... Tout ça, Madame, je n'en donnerais
plus dix sous. je ne parle pas des personnes présentes, mais toutes les
femmes, jeunes ou vieilles, sont des mijaurées, des minaudières, des
potinières... elles sont haineuses, menteuses jusqu’à la moelle, vaines,
mesquines, impitoyables, avec une logique à elles, révoltante, quant à cet
objet-là (il se donne une tape sur le .front), eh bien, excusez ma franchise,
mais un moineau pourrait en remontrer à n'importe quel philosophe en
jupon! À la voir comme ça, cette créature poétique, de la mousseline et de
l'éther, pour un peu - une déesse, porteuse d'un million d'extases, mais
essayez donc de jeter un coup d'oeil au fond de son âme... vous y
trouverez un crocodile tout ce qu'il y a de plus ordinaire! (Il saisit le dossier
d'une chaise, la chaise craque et se casse.) Et le plus révoltant dans cette
affaire est que le dit crocodile est persuadé, on se demande bien pourquoi,
que son chef-d'oeuvre, son privilège, son monopole, sont les sentiments
tendres ! Mais zut et zut à la fin, vous pouvez me pendre par les pieds à
ce clou, est-ce qu'une femme est capable d'aimer quelqu'un en dehors de
son loulou? En amour, tout ce qu'elle sait faire c'est pleurnicher et geindre!
Là où un homme souffre et se sacrifie, tout son amour à elle se résume
dans la façon de jouer avec sa traîne et de vous mener par le bout du nez.
Vous avez le malheur d'être femme, vous savez donc d'après vous-même
ce que c'est qu'une femme. Dites-moi, en toute franchise: avez-vous de
votre vie rencontré une femme sincère, fidèle et constante? Vous n'en
avez pas rencontré! Ne sont fidèles et constantes que les vieilles et les
guenons ! Il y a plus de chance de rencontrer un chat avec des cornes ou
un merle blanc, qu'une femme fidèle!

POPOVA . – Permettez ... alors qui donc, d'après vous, est fidèle et
constant en amour? C'est l'homme peut-être?

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SMIRNOV. - Parfaitement... l'homme!
POPOVA . - L'homme! (Un rire méchant.) L'homme est fidèle et constant
en amour! Ça c'est du nouveau! (Avec vivacité.) Mais qui vous a donné le
droit de parler ainsi? Les hommes sont fidèles et constants! Si on allait
par-là, je pourrais vous dire que de tous les hommes que j'ai connus, le
meilleur était mon défunt mari... Je l'ai aimé passionnément, de tout mon
être, comme peut aimer une jeune femme sensible, je lui ai donné ma
jeunesse, le bonheur, ma vie, ma fortune, je ne vivais que par lui, je
l'adorais comme une païenne, et... et lui ? Ce meilleur d'entre tous les
hommes me trompait à chaque pas de la façon la plus éhontée! Après sa
mort, j'ai trouvé dans son bureau un plein tiroir de lettres d'amour, et de
son vivant - j'y songe encore avec horreur ! - il me laissait seule des
semaines entières, faisait la cour aux femmes sous mes yeux, me trompait
et jetait par les fenêtres mon argent, se moquait de mes sentiments... Et
malgré tout cela, je l'aimais et je lui étais fidèle, avec la même constance,
je me suis pour toujours enfermée entre ces quatre murs et je porterai son
deuil jusqu'à ma mort...

SNIIRNOV, avec un rire, méprisant. - Le deuil!... Mais pour qui me prenez-


vous? Comme si je ne savais pas pourquoi vous portez ce domino noir, et
pourquoi vous vous êtes enterrée entre quatre murs! C'est si mystérieux,
si poétique! Un lieutenant ou quelque poète minable passera devant votre
maison, regardera les fenêtres et songera: « Ici habite la dame
mystérieuse qui, par amour pour son mari, s'est enterrée entre quatre
murs. » On les connaît ces trucs-là!
POPOVA, s'emportant. - Comment? Que vous permettez-vous?
SMIRNOV. - Vous vous êtes enterrée vivante, mais vous n'avez pas oublié
de vous mettre de la poudre!
POPOVA . - Comment osez-vous me parler sur ce ton?
SMIRNOV. - Ne criez pas, je vous prie, je ne suis pas votre régisseur.
Permettez-moi d'appeler les choses par leur nom. je ne suis pas une
femme, j'ai l'habitude de dire ce que je pense! Je vous prie donc de ne
pas crier!
POPOVA . - Ce n'est pas moi qui crie, c'est vous! Veuillez me laisser
tranquille!
SMIRNOV. - Donnez-moi mon argent, et je m'en vais.
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POPOVA. - Je ne vous donnerai pas d'argent !
SMIRNOV. - Si, vous m'en donnerez !
POPOVA . - Je ne vous en donnerai pas, exprès, pour vous faire enrager.
Laissez-moi tranquille !
SMIRNOV - Je n'ai l'avantage d’être ni votre mari, ni votre fiancé, c'est
pourquoi je vous prie de ne pas me faire de scènes. (Il s'assied.) Je n'aime
pas ça.
POPOVA, étouffant de colère. – Vous vous êtes assis?
SMIRNOV. - Oui, je me suis assis.
POPOVA . - Je vous prie de sortir!
SMIRNOV. - Payez-moi (À Part.) je suis dans une colère! Mais dans une
colère!
POPOVA . - Je ne veux pas parler avec des insolents! Veuillez
débarrasser le plancher! (Une Pause.) vous ne partirez pas? Non?
SMIRNOV - Non.
POPOVA. - Non?
SMIROV. - Non!
POPOVA. - Vous l'aurez voulu! (Elle sonne.)
SCÈNE VIII

Les mêmes et LOUKA


POPOVA. - Louka, fais sortir ce monsieur!
LOUKA, s'approchant de Smirnov. - Veuillez sortir, Monsieur, puisqu'on
vous le demande! Allez, allez...
SMIRNOV, bondissant. - Silence! À qui crois-tu parler? Je te mettrai en
compote!
LOUKA, les mains appuyées sur son coeur. - Mon Dieu ! Doux Jésus ! (Il
tombe dans un fauteuil.) Oh! je ne suis pas bien, je ne suis pas bien!
J'étouffe...
POPOVA . - Dacha! Où est Dacha ? (Elle crie :) Dacha Pélagie! Dacha!
(Elle sonne.)
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LOUKA. - Oh là là! Tous partis aux champignons. Il n'y a personne... je
suis mal! De l'eau!
POPOVA. - Veuillez déguerpir!
SMIRNOV. - Voulez-vous être polie?
POPOVA, serrant les poings et tapant du pied. - Moujik! Espèce d’ours
mal léché! Brute! Monstre!
SMIRNOV. - Comment? Qu'avez-vous dit?
POPOVA . - J'ai dit que vous étiez un ours, un monstre!
SMIRNOV, marchant sur elle. - Mais qui vous a permis de m'insulter?
POPOVA. - Oui, je vous insulte... et alors? Vous croyez peut-être que j'ai
peur de vous?
SMIRNOV. - Et vous, vous croyez que si vous êtes un être poétique, vous
pouvez impunément m'insulter? Oui? Sur le terrain!
LOUKA. - Mon Dieu! Doux Jésus! De l'eau!
SMIRNOV. - On se bat!
POPOVA. - Vous croyez peut-être me faire peur avec vos gros poings et
vos beuglements de taureau? Hein? Espèce de brute!
SMIRNOV. - Sur le terrain ! je ne permettrai à personne de m'insulter, je
m'en fiche que vous soyez une femme, un être fragile!
POPOVA , essayant de couvrir sa voix. - Ours ! Ours ! Ours!
SMIRNOV. - Il est temps de balayer ce préjugé que seuls les hommes ont
à payer pour l'insulte! Va pour l'égalité, que diable ! Sur le terrain!
POPOVA. - Vous voulez vous battre? D'accord!
SMIRNOV. - Immédiatement!
POPOVA . - Immédiatement ! Mon mari a laissé des pistolets... Je vais les
apporter... (Elle va rapidement vers la porte, revient sur ses pas.) Avec
quelle joie je collerai une balle dans votre front de fonte ! Que le diable
vous emporte! (Elle sort.)
SMIRNOV. - Je vais l'abattre comme un moineau! Je ne suis pas un
gamin, un jeune chien sentimental, pour moi, il n'existe pas d'êtres
fragiles!

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LOUKA. - Mon bon monsieur, mon petit père... ( Il se met à genoux.) Aie
pitié d'un vieillard, va-t'en! J'ai déjà failli mourir de peur, et maintenant tu
veux te battre en duel!
SMIRNOV, sans l'écouter. - Se battre, la voilà, l'égalité, l'émancipation!
Là, les deux sexes sont égaux! Je vais la descendre pour le principe! Mais
quelle femme! (La singeant.) « Que le diable vous emporte... je vous
collerai une balle dans votre front de fonte... » Quelle femme! Les joues
en feu, les yeux qui brillent... Elle a relevé le défi! C'est la première fois
que j'en vois une comme celle-là, parole d'honneur...
LOUKA. - Va-t'en, petit père ! Toute ma vie je ferai des prières pour toi!
SMIRNOV. - Ça, c'est une femme! Voilà comment je les comprends! Une
femme véritable! Pas une poule mouillée, la flamme elle-même, de la
dynamite, un feu d'artifice! C'est même dommage de la tuer!
LOUKA, pleure. - Petit père... mon bon... va-t'en!

SMIRNOV. - Décidément, elle me plait! Je suis même prêt à lui pardonner


sa dette... et ma colère est tombée... Une femme étonnante!
SCÈNE IX
Les mêmes et POPOVA
POPOVA, entre avec les pistolets. - Les voilà, les pistolets... Mais avant
de nous battre, veuillez m'expliquer comment ils fonctionnent... De ma vie
je n'ai tenu un pistolet entre mes mains.
LOUKA. - Mon Dieu, aidez et protégez-nous... je m'en vais chercher le
jardinier et le cocher... D'où vient cette calamité?... (Il sort.)
SMIRNOV, examinant les pistolets. - Voyons, il existe plusieurs
systèmes.... Les pistolets Mortimer, à capsules, spécialement conçus pour
le duel. Ceux-là, les vôtres, sont du système Smith et Wesson, à action
triple, avec extracteur et percussion centrale... D'excellents pistolets! Ils
valent au moins quatre-vingts roubles la paire... Vous tenez le revolver
comme ça... (À part.) Les yeux, les yeux! Une femme incendiaire!
POPOVA. - Comme ça?
SMIRNOV. - - Oui, comme ça ... Ensuite vous levez le chien... Vous
visez... La tête un peu en arrière! Tendez le bras comme il faut... comme
ça ... Ensuite, vous appuyez le doigt sur ce petit machin, et c'est tout... Il

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ne faut surtout pas oublier la règle principale: ne pas s'échauffer, viser
sans se presser... s'appliquer à ce que la main ne tremble pas.
POPOVA. - Bien... Sortons dans le jardin, on ne peut pas se battre à
l'intérieur d'une maison.
SMIRNOV. - Sortons. Seulement, je vous préviens que je tirerai en l'air.
POPOVA . - Qu'est-ce que cela veut dire! Pourquoi?
SMERNOV. - Parce que... Parce que... Ça me regarde, pourquoi!...
POPOVA. – Vous vous dégonflez ? C'est ça? Ah! Eh bien, non, Monsieur,
n'essayez pas de vous défiler! Veuillez me suivre! Je ne me calmerai pas
tant que je ne vous aurai pas fais un trou dans le front... ce front que je
hais! Vous vous dégonflez?
SMIRNOV. - C'est ça, je me dégonfle.
POPOVA . - Vous mentez ! Pourquoi ne voulez-vous pas vous battre?
SMIRNOV. - Parce que... parce que... vous me plaisez!
POPOVA, rire sarcastique. - Je lui plais! Il ose dire que je lui plais! (Elle lui
montre la porte.) Vous pouvez disposer.
SMIRNOV, pose, sans rien dire, le pistolet, prend sa casquette et
s'apprête à sortir; près de la porte, il s'arrête; tous deux se regardent en
silence pendant une demi-minute; ensuite, il se met à parler, tout en
s'approchant avec hésitation de Popova. - Ecoutez... êtes-vous toujours
fâchée?... Moi aussi, je suis bigrement en colère, mais il faut
comprendre... comment dire... Voyez-vous, une histoire comme celle-ci
est véritablement... (Il crie.) Enfin, est-ce de ma faute si vous me plaisez
? (Il attrape le dossier d'une chaise, la chaise craque et se casse.) Vous
avez des meubles d'une fragilité ! Vous me plaisez ! Voulez-vous
comprendre! Je suis... Je suis presque amoureux!
POPOVA - - Ne m'approchez pas, je vous hais!
SMIRNOV. - Dieu, quelle femme! De ma vie je n'ai rien rencontré de
semblable! Je suis perdu! Fichu! Je suis pris au piège comme un rat!
POPOVA . - Ne m'approchez pas, ou je tire!
SMIRNOV. - Tirez! Vous ne pouvez pas comprendre le bonheur de mourir
sous ces yeux merveilleux, de mourir d'une balle tirée par cette petite main
de velours... Je deviens fou! Réfléchissez et décidez tout de suite, parce

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que si je sors d'ici nous ne nous reverrons plus jamais! Décidez... Je suis
de bonne famille, je suis un honnête homme, j'ai dix mille roubles de
revenus par an... je fais mouche en tirant sur une pièce de monnaie jetée
en l'air... j'ai d'excellents chevaux... voulez-vous être ma femme ?
POPOVA , indignée, brandissant le revolver. - On se bat! Sur le terrain!
SMIRNOV. - Je deviens fou... Je ne comprends plus rien... (Il crie.)
Quelqu'un là-bas, de l'eau!
POPOVA, crie. - Sur le terrain!
SMIRNOV. - Je suis fou, je suis amoureux comme un collégien, comme
un imbécile! (Il l'attrape par la main, elle pousse un cri de douleur.) Je vous
aime! (Il tombe à genoux.) J'aime comme jamais je n'ai aimé! J'ai quitté
douze femmes, et neuf femmes m'ont quitté, mais je n'en ai aimé aucune
comme je vous aime... Je suis à ramasser à la cuillère, de la gelée, du
sirop, du miel... à genoux comme un imbécile à demander sa main... Une
honte, un déshonneur! Il y a cinq ans que je n'ai pas été amoureux, j'avais
fait le serment de ne plus jamais, plus jamais... et patatras! ça me prend
comme la toux au chat... Je tombe amoureux, la tête la première! Je
demande votre main. Oui ou non? Vous ne voulez pas? Tant pis! (Il se
lève et va rapidement vers la porte.)
POPOVA. - Un moment...
SMIRNOV, s'arrête. - Eh bien ?...
POPOVA. - Rien, allez-vous-en... C'est-à-dire... Un moment... Non, allez-
vous-en, allez-vous-en! Ah! si vous saviez comme je suis en colère,
comme je suis en colère! (Elle jette le revolver sur la table.) J'ai les doigts
tout engourdis par cette saleté!... (De rage, elle déchire son mouchoir.)
Qu'attendez-vous? Fichez le camp d'ici!
SMIRNOV. - Adieu.
POPOVA . - Oui, c'est ça, allez-vous-en!... (Elle crie:) Où allez-vous?
Attendez... C'est-à-dire... Sortez. Ah! comme je suis en colère! Ne
m'approchez pas, ne m'approchez pas!
SMIRNOV, s'approchant d'elle. - Comme je m'en veux! Amoureux comme
un collégien, une déclaration à genoux... J'en ai froid dans le dos...
(Grossier.) Je vous aime! Qu'est-ce qui me prend de tomber amoureux de
vous! J'ai des intérêts à payer demain, on a commencé à faucher, et il faut
que je tombe sur vous... (Il la prend par la taille.) Je ne me le pardonnerai

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jamais.
POPOVA- - Ne m'approchez pas! Bas les pattes! Je vous... hais! Sur le
terrain ! (Un long baiser.)

SCÈNE X
Les mêmes et Louka, avec une hache, le jardinier avec un râteau, le
cocher avec une fourche, des ouvriers agricoles.
LOUKA, apercevant le couple qui s'embrasse. - Seigneur Dieu! (Une
pause.)
POPOVA, baissant les yeux. - Louka, dis-leur là-bas, aux écuries,
qu'aujourd'hui on ne donne pas du tout d'avoine à Toby.
RIDEAU

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