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Mehdi Charef

Le thé au harem
d’Archi Ahmed
N
Mehdi Charef

Le thé
au harem
d'Archi Ahmed

Mercure de France
© Mercure de France, 1983.
Mehdi Charef est né en Algérie en 1952. Au début des
années cinquante, son père part travailler en France
comme terrassier, puis fait venir sa famille. Mehdi Cha¬
ref grandit dans les cités de transit et les bidonvilles.
Dès sa jeunesse, il travaille en usine. Son premier
roman, paru en 1983, Le thé au harem d'Archi Ahmed
(Folio n° 1958), a été porté à l’écran. Mehdi Charef est
également l'auteur du Harki de Meriem (Folio n° 2310).
Pour Mebarka, ma mère,
même si elle ne sait pas lire.
Madjid, agenouillé devant sa moto, s'essuya les
mains, pleines de cambouis, dans un chiffon.
La vieille moto, une Norton, dorénavant s’es¬
soufflait à chaque difficulté. Il fallait presque la
pousser pour qu’elle monte une côte comme celle
de la Défense, et sur l’autoroute de Pontoise
Madjid avait paniqué le soir où il s’était fait
doubler par un camion. Elle n’en voulait plus, sa
vieille mécanique. Pour la réparer, fallait des
sous, et Madjid n'en avait pas.
A la lueur de la lampe baladeuse, il regardait
dessus, dessous, dépité de se retrouver en rade
d’engin. Résigné, impuissant, il cala la moto bien
en place, décrocha la lampe de la prise électrique
et sortit de la cave, verrouillant la porte au
cadenas.
Dans le couloir humide et mal éclairé qui
sentait l'urine et la merde il s’alluma une ciga¬
rette et se dirigea vers la sortie.
Arrivé devant l’escalier qui donnait accès au
hall, il se ravisa. Il avait grimpé déjà quelques
marches quand il fit demi-tour. Il marcha jus-

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qu’au fond du couloir, jusqu’à la dernière cave.
Au bout de l’obscurité, il s’arrêta.
Et là, dans ce réduit, dans ce débarras, entre un
sommier dont les ressorts ont crevé la toile juste
aux endroits où il y a des taches d’urine et un
Frigidaire, porte ouverte, malade, descendu cer¬
tainement en toute hâte une nuit, là, dans une
forte odeur d’hôpital, est allongé le petit Farid,
dix-neuf ans, et qui en paraît quinze, le visage sec
et amaigri sous une barbe juvénile, complète¬
ment dans le cirage.
Farid est allongé sur des cartons d’oranges sud-
africaines, marque Outspan, et sous sa tête, en
guise d’oreiller, une vieille valise cartonnée en
faux cuir marron, cabossée dans les coins.
Madjid s’avance doucement vers Farid, le fixe.
Farid ne remarque pas. Il tient dans sa main
droite un chiffon sale imbibé d’éther, qu’il porte
d’un geste lent et lourd sur son nez.
« Salut, Rustine! » dit Madjid sans élever la
voix, comme s’il lui faisait une confidence. Il se
penche une nouvelle fois et rappelle Farid.
Rustine bouge un petit peu la tête et ouvre à
moitié les yeux vers Madjid. Il n'y a aucune
expression sur son visage. Le regard est vague et
lointain. Il a un pauvre sourire malade, qui
découvre une dentition jaune. Il tend sa main
gauche, imprécise, pour serrer la pince de son
visiteur et respire un bon coup son chiffon
dégueulasse.
Madjid l’observe, sans savoir quoi penser, quoi
dire à ce mec qui pèse à peine quarante kilos et
qui est certainement en train de crever, et tout le

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monde s’en fiche. Tout le monde dans la cité sait
que Farid se dope. Il s’est dopé à tout, dit-on. En
fait, à toutes les drogues qui lui étaient accessi¬
bles financièrement, même à l'essence. C’est du
temps où il se droguait à la dissolution, cette
colle avec laquelle on répare les chambres à air,
que lui est venu ce surnom de Rustine.
Madjid ne trouvait pas ça drôle, mais Pat, son
pote, lui, ça le faisait rire, Rustine.
Madjid sort une cigarette et la pose à côté du
flacon d’éther qui se trouve sur le ventre de
Rustine. Un ventre creux. Rustine ne bronche
pas, la main sur le pif. Il met quelques gouttes
d'éther sur le chiffon dans le creux de sa main
squelettique et renifle encore. Madjid s’impa¬
tiente. Les toiles d’araignée poussiéreuses pen¬
dent du plafond suintant de cette cave dont Farid
a fait sa maison. Les murs sont chargés de
graffiti, dessins, slogans.
Dans l’obscurité, on peut lire, entrevoir, des
mots ou moitiés de mots, « foutre », « cri »,
« j'irai bien », « marre », à la craie rouge.
Madjid essaie de lire, de piger. Il n’y a rien à
comprendre, que dalle ! Rien à dire ! Rien à faire !
Vaut mieux ne plus revenir dans cette putain
de cave, se dit-il.
Tout est devant lui, le désespoir, ça fout les
jetons, ça fourmille au creux de l’échine, et ça
refroidit dans le dos. Faut mettre les santiagos, et
pas demander son reste. Madjid quitte Rustine
en grillant sa gitane.
Dans le hall, il retrouve la lumière forte et
blanche des néons, et c’est mieux comme ça ! il

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respire. Il retrouve aussi le père Levesque, son
voisin de palier, qui attend l’ascenseur. Madjid le
salue, Levesque répond de son sourire difficile à
sortir, regard flou. Il a sa dose de Ricard dans la
gueule, rentre bourré comme chaque soir après le
turbin.
Madjid ne se souvient pas de l’avoir vu un seul
jour à jeun, ou seulement en état de se conduire.
L’ascenseur arrive, ils s’y engouffrent en se fai¬
sant des politesses, à toi, à moi.
Dans la caisse ça sent rudement le Ricard, et
c'est lourd à supporter, cette haleine, pour Mad-
jid.
Le père Levesque jure quand il s'aperçoit qu’il
a mis ses pieds dans une flaque de pisse. Madjid
se retourne et dit en regardant par terre :
— C’est les mômes et les clébards qui pissent !
Le père Levesque, le visage bouffi, rougi par
l’alcool et le froid qui règne dehors, ne pipe
commentaire.
Pour lui c'est les Arabes qui pissent dans
l'ascenseur et dégradent le bâtiment. C’est pour¬
quoi Madjid s'est cru obligé de répondre à ses
jurons. Les Arabes n'ont pas de chien, ou très
rarement.
Pauvres bêtes de chiens, enfermés toute la
sainte journée dans un appartement, attendant
que Maîmaître rentre du boulot pour les emme¬
ner à la pissette : à peine dans l’ascenseur, ils
urinent déjà, leur vessie ne tient plus. Et ça sent
fort, le pipi de bête. Et ça fait partie de la vie de la
cité.
Au troisième étage, ils sortent de l’ascenseur.

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Madjid entre chez lui sans sonner, la porte
toujours ouverte.
Levesque, lui, sonne. Il sonne à plusieurs
reprises avant que sa femme vienne lui ouvrir. Il
a du mal à passer la lourde.
'•t

S:
Madjid ôte ses chaussures et file droit vers sa
chambre, le long du couloir. Ses frères et sœurs,
famille nombreuse dont il est l’aîné, chahutent en
faisant leurs devoirs de classe autour de la table
du salon.
Sa mère Malika, robuste femme algérienne, de
la cuisine voit passer son fils furtivement dans le
couloir.
— Madjid !
Lui, sans se retourner, entre dans sa piaule.
— Ouais !
— Va chercher ton père.
— T'tà l’heure !
Malika pose sa casserole sur levier, en colère :
— Tout de suite !
Dans sa chambre, il met les Sex Pistols et leur
Good save the queen à fond les cuivres, comme ça
il n’entend plus sa mère. Il s’allonge sur son
plumard, les mains sous la nuque, et ferme les
yeux. Il pense être tranquille, peinard, écoutant
le rock dur. Mais voilà que sa mère rapplique et
lui rappelle, le regard agressif :

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— Ti la entendi ce quou ji di ?
Elle parle un mauvais français avec un drôle
d'accent et les gestes napolitains en plus.
Madjid, comme un qui revient d’une journée de
labeur, fatigué, agacé, lui répond, yeux au pla¬
fond :
— Fais pas chier le bougnoule !
Là, vexée, comprenant à moitié ce qu’il vient
de dire, elle se met en colère, et dans ces cas-là ses
origines africaines prennent le dessus, elle tance
en arabe.
Elle s'avance jusqu’au pied du lit et secoue son
fils qui ne bronche pas. Elle essuie ses mains sur
le tablier éternellement autour de ses hanches,
stoppe l’électrophone, remonte la mèche de che¬
veux grisonnants qui lui tombe sur les yeux et
repart de plus belle en injuriant son fils de tout ce
quelle sait de français.
« Finiant, foyou », tout y passe.
Madjid fait semblant de ne pas comprendre.
Calmement, il répond pour la faire enrager
encore plus :
— Qu'est-ce tu dis là, j’ai rien compris.
La mère, hors d’elle : « Pas compris, pas com¬
pris. Ah ! Rabbi (ah ! mon Dieu) » en se tapant sur
les cuisses.
Elle essaie de lui tirer l’oreille. Il esquive. Il se
lève de son lit prestement en se grattant la tête.
La mère, en le suivant :
— Oui, finiant, foyou !
Pendant quelle continue à crier en implorant
tous les saints du Coran, il remet les Sex Pistols
dans leur pochette et soupire d’agacement.

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— Je vais aller au consulat d’Algérie, elle dit
maintenant à son fils, la Malika, en arabe, qu’ils
viennent te chercher pour t’emmener au service
militaire là-bas ! Tu apprendras ton pays, la
langue de tes parents et tu deviendras un homme.
Tu veux pas aller au service militaire comme tes
copains, ils te feront jamais tes papiers. Tu seras
perdu, et moi aussi. Tu n’auras plus le droit
d’aller en Algérie, sinon ils te foutront en prison.
C’est ce qui va t'arriver! T’auras plus de pays,
t’auras plus de racines. Perdu, tu seras perdu.
Parfois Madjid comprend un mot, une phrase
et il répond, abattu, sachant qu’il va faire du mal
à sa mère :
— Mais moi j’ai rien demandé! Tu serais pas
venue en France je serais pas ici, je serais pas
perdu... Hein ?... Alors fous-moi la paix !
Elle continue sa rengaine, celle quelle porte
nouée au fond du cœur. Jusqu’à en pleurer
souvent.
On frappe à la porte d’entrée.
— Ce qu’il y a ? demande la mère, toujours en
colère.
Elle quitte la chambre et Madjid se rallonge
sur son lit, convaincu qu'il n'est ni arabe ni
français depuis bien longtemps. Il est fils d’immi¬
grés, paumé entre deux cultures, deux histoires,
deux langues, deux couleurs de peau, ni blanc ni
noir, à s’inventer ses propres racines, ses
attaches, se les fabriquer.
Pour l’instant il attend... il attend. Il ne veut
pas y penser, il ne supporte pas l’angoisse.

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— Malika... faut venir, y a papa il tape
maman.
Fabienne Levesque, qui ressemble tellement
à Brigitte Fossey dans Jeux interdits, laisse
passer Malika devant elle. Celle-ci, tel un
semi-remorque, fonce dans l’appartement voi¬
sin en implorant :
— Ah ! Allah, ah Rabbi !
Du palier on entend cris et plaintes de
Mme Levesque. Madjid appuie sur le bouton
« stop » de l’électrophone et s’en va au sa¬
lon.
Il n'y a plus personne. Toute la famille
jusqu’au plus petit a suivi la mère pour pro¬
fiter du spectacle chez Levesque.
Madjid allume la télévision et s'assied sur
une chaise en bâillant; il sent que ce soir il
n’ira pas chez Levesque. Au cirque, comme
il dit.
Ce spectacle-là, il connaît. Bien des fois,
quand le père Levesque, non content de bat¬
tre sa femme de ses poings, prenait soit son
ceinturon, soit une chaise, Malika devait
faire appel à son fils en lui envoyant Fa¬
bienne, ou alors le petit Éric, sept ans, qui
arrivait, affolé, criant à Madjid :
— Papa, il a le couteau !
Alors Madjid y allait. Dans l’appartement
d’à côté, un petit trois pièces, il se frayait
passage entre les gosses qui hurlaient et les
meubles, puis il essayait de maîtriser Leves¬
que, Bébert pour les intimes du bistrot, sans
lui faire du mal.

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La petite Fabienne, les mains tremblantes sur
ses joues :
— Maman... maman...
Le petit Éric, le fiston qui a quelque chose de
son père :
— Arrête, papa, arrête !
Quant à Malika, elle raisonne Levesque, bourré
comme une vache, les yeux rouges, haineux,
pleins de violence, grimaçant de désespoir et de
méchanceté, gueulant à Madjid quand il se déci¬
dait à venir :
— Barre-toi, bougnoule, va chez toi, sale bicot,
je vais me la faire, cette salope !
Malika n’écoute guère les insultes de Levesque,
elle le tient, elle ne le lâche plus jusqu'à ce qu’il
s’essouffle.
— Je vais la tuer cette pute, cette salope !
La salope, la pute, c'est sa femme Élise, le
nez en sang, car le premier coup surprend tou¬
jours. Après elle les évite tant bien que mal en
tournant autour de la table. Quand Levesque est
en forme, las de tourner sans pouvoir mettre la
main sur Élise, il retourne la table carrément
avec tout ce qu’il y a dessus. Alors, là, c’est grave,
et les secours doivent faire vite, car il coince sa
pauvre femme et lui en met plein la tronche. De
quoi se cloîtrer pendant une bonne quinzaine,
en attendant que les bleus disparaissent du
visage.
Et même à ses gosses, qu’il fout des trempes
pas possibles. Souvent, d'ailleurs, il frappe dans
le tas, aveuglé par l'alcool. Spectacle permanent,
seule relation et communication avec les voisins

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de palier. Dehors on se dit à peine bonjour. C’est
comme ça.
Quand, épuisé de gesticuler, de menacer, de
hurler, tenu par la grosse Malika qui décidément
n'a peur de rien, on l'emmène dans sa chambre, il
fatigue, le père Levesque. On le fout au plumard
et on attend qu'il se calme, qu’il ne jure plus,
qu’il somnole, tranquille. Vomissant, et quelque¬
fois des larmes lui mouillent les paupières,
étranges pleurs... on ne sait d’où, ni pourquoi.
Les jurons deviennent imperceptibles, on se dit
qu’il s’endort.
Il s’éteint comme la flamme d'une bougie en
courbant la tête du côté où il a vomi, et il s’endort
de cette façon, souvent sans dîner. Après le
ménage fait, Malika et sa marmaille retournent
chez eux, laissant Élise, jeune femme de trente-six
ans — qui en fait facilement quarante ! — devant
la porte, la peur encore au ventre et une nuit agitée
en perspective, les cheveux en bataille, le visage
marqué par les coups et les larmes, qui répète,
honteuse, maladroite et lasse :
— Merci, Malika, merci.
Malika ne répond pas. Elle remet ses cheveux
sous son foulard et recommence à réprimander
ses gosses qui s’accrochent à sa robe. Elle
demande le silence sinon elle leur fait comme
« missiou Livique » :
— Compris ? dit-elle, le doigt levé.

Madjid est toujours dans le salon, face à la


téloche, quand sa mère revient. Il n'y a pas de
fauteuil dans ce salon, ni de plantes, rien qui

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fasse luxe ou décoration. Seulement un lit contre
le mur, bien recouvert d’un couvre-lit vert bou¬
teille, que chacun des enfants veut s’approprier
pour regarder la télévision.
Les chambres, il y en a quatre, sont partagées
chacune par deux enfants. Sauf le petit Mehdi qui
dort seul dans le lit du salon. Madjid partage sa
chambre avec son père. Malika dort avec la plus
grande des filles, Amaria, celle qui bosse telle¬
ment bien au lycée, même que Malika lui a
acheté une machine à écrire à crédit pour quelle
travaille encore mieux, au lieu de la lui louer
comme auparavant. L’enfant le plus jeune est
Ounissa, sept ans, et le plus âgé Madjid, dix-huit.
Toutes et tous nés en France, sauf Madjid. Tout
jeunes mariés, les parents ont émigré. Ils vou¬
laient faire des gosses qui aillent à l'école pour
devenir des médecins, ou des avocats, ou des
maîtres d'école, comme on dit à la campagne.
Et déjà le chômage pour Madjid et le père...
— Va chercher ton père ! répète Malika.
Madjid ne bouge pas de sa chaise. Pour bien
montrer à sa mère qu’il ne l’écoute pas, il fait des
grimaces à sa petite sœur, qui en rit. La mère
explose, crie en arabe :
— Tu veux quand même pas que ce soit moi
qui aille chercher ton père, hein ?
Il fait un pied de nez à sa petite sœur.
La mère, en français :
— Fatigui, moi, malade. Ji travaille li matin, li
ménage à l'icole et toi ti dors. Ji fi li ménage dans
li bureau li soir et à la maison. Fatigui moi,
fatigui. Hein finiant, va. Et ji cours à la mairie, à

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l'ide sociale, à l’assistance sociale... j’ai mal à mi
jambes... et ti promènes... Ah mon Dieu...
Les enfants jouent, ou apprennent leurs leçons.
La mère qui se lamente sur son sort, ils ont
l’habitude. Elle repart dans sa cuisine, touille son
riz et revient engueuler son fils de plus belle. Il
craque ce coup-ci, il se lève et s’en va enfiler ses
santiagos. Amaria met le couvert, les gosses
rangent leurs cahiers, un oeil sur la télévision.
Madjid prend le couloir et en sortant il entend sa
mère qui lui dit :
— T'as pas honte de vivre aux crochets de ta
vieille mère ?
Quand il se retrouve en bas dans le hall, en
sortant de l’ascenseur il croise le père Pelletier,
quinquagénaire bien tassé, tout fier de tenir en
laisse son chien, un berger allemand impression¬
nant, et de surcroît méchant. Le bête lève la tête
vers Madjid qui s’écarte.
Ce qui fait sourire Pelletier, content. La peur
règne dans la cité. On se la refile, vu qu’on a rien
d'autre à se donner et qu’on veut pas. Surtout
pas. Il paraît plus facile de se faire peur et de faire
peur aux autres, en restant cloîtré chez soi avec
un berger allemand à ses pieds, que de sortir au-
devant des gens pour se comprendre et les com¬
prendre.
La crainte domine la cité et ses habitants. Avec
tous ces jeunes qui se droguent et qui détrous¬
sent, qui violent les vieilles, à ce qu’on dit, c’est
l’angoisse ! C’est du délire : ils veulent tous
s'armer. Les serruriers ne sont pas au chômage
avec toutes les nouvelles serrures à placer, et
les signaux d’alarme qui sonnent, et hurlent,
qui balancent du jus, qui explosent... Il y a le

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choix, les prospectus affluent dans les boîtes.
Il paraîtrait même qu’il y a des viols dans les
caves.
Mais quand on possède un berger allemand et
en plus la bonne et grosse bébête, on a moins
peur... On passe devant un groupe de jeunes qui
s’emmerdent à l'entrée d’un bâtiment, on les
frôle, on provoque un peu. On chercherait pres¬
que la cogne, avec un monstre d’animal comme
ça, la gueule sous muselière, qui ne demande
qu’une chose : attaquer. La muselière, ça les rend
plus méchants, ces ordures.
Le maître du chien, lui, il exulte, il frime, il se
sent plus. Il n’a pas peur de ces jeunes cons de
branleurs, brûleurs de bagnoles.
Madjid se retourne sur Pelletier et sa bête. Pas
confiance. On ne sait jamais, qu’il lâche son
monstre dès qu'on a le dos tourné ! Ils se regar¬
dent bien dans les yeux. Méchamment. Ils se
connaissent. Ils se sont déjà presque battus, à
propos de la fille Pelletier, celle qui allume de son
beau petit cul bien moulé dans ses jeans tous les
mecs de la cité. Madjid aurait bien voulu se la
faire, elle aussi, mais le père Pelletier veillait à la
graine. Pas de graine d’Arabe, surtout !...
En traversant l’allée, Madjid remonte la ferme¬
ture Éclair de son blouson, c’est qu’il fait bien
frais et même froid. Il allume une cigarette et
quitte l'allée des Azalées, celle de son bâtiment,
pour rejoindre celle des Acacias. Toutes les allées
ici portent des noms de fleurs.
La Cité des Fleurs, que ça s’appelle !!!
Du béton, des bagnoles en long, en large, en

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travers, de l'urine et des crottes de chiens. Des
bâtiments hauts, longs, sans cœur ni âme. Sans
joie ni rires, que des plaintes, que du malheur.
Une cité immense entre Colombes, Asnières,
Gennevilliers et l’autoroute de Pontoise et les
usines et les flics. Le terrain de jeux, minuscule,
ils l’ont grillagé !
Les fleurs ! les fleurs !...
Et sur les murs de béton, des graffiti, des
slogans, des appels de détresse, des S.O.S. en
forme de poing levé.
Des grosses couilles avec des grosses bites,
bien poilues, peintes.
Des prénoms de garçons et des prénoms de
filles, sur des cœurs écorchés ou transpercés par
une flèche, qui se cherchent ! Ou des conneries.
Genre : « Annie F. prend la pilule », écrit cer¬
tainement par la famille d’en face, revancharde,
vengeresse. Tout ce qui rit ou se moque du
malheur des autres s’inscrit sur les murs. Une
façon comme une autre de se croire supérieur,
dans la même connerie, le même désespoir. Ou
alors : « Fatima B. s'est fait avorter », le genre,
là, qui fait d'énormes histoires dans les
familles. Des engueulades et puis la cogne, du
sang parfois... et les flics. Si une adolescente est
souffrante, quelle n'aille surtout pas chez le
médecin d’en face, ou à l’hôpital du coin, on
parlera tout de suite d'avortement. On te
balance pour un rien, pour un joint, une baise,
une cuite...
Tout le monde s’épie, tout le monde mou¬
charde et personne, bien entendu, ne sait rien.

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Y’a pas de vie privée. Tout s’étale et se renvoie
pour contre-attaquer, agresser le voisin.
Madjid traverse le parking jusqu’aux Acacias.
C’est l'heure du film ou des variétés à la télévi¬
sion. 20 h 30. Plus un berger allemand sur la
pelouse, là où c’est bien interdit de fouler le
gazon. Dupont-Machin est remonté chez lui après
avoir arboré son chien bien clinquant, comme un
fusil, l'air de dire, un sourire sadique aux lèvres :
« Tu peux y venir cambrioler chez moi, quand je
suis à l’usine, tu ressortiras pas vivant ! » Presque
une invitation !
Chaque fois que Madjid croise un berger alle¬
mand et son maître dans la cité, il crache par
terre. Il s’ensuit des regards méprisants des deux
côtés et chacun continue son chemin. Il suffirait
d’un rien, de la moindre étincelle, ce serait
l’explosion.
Comme dit Pat, un jour ce sera la guerre entre
les parents et les jeunes de la cité, une guerre à
mort. Le cauchemar.
Aux Acacias, Madjid va jusqu’au porche cen¬
tral où il voit tous ses copains.
Il y a : Bengston, l’Antillais ; Thierry, sur¬
nommé « Pichenette » ; James, Algérien né en
France ; Jean-Marc, viré de chez lui par son père
et qui loge dans une cave ; Bibiche, Algérien né en
France, surnommé « Chopin » parce qu’étant
petit, il rêvait de devenir pianiste. Dorénavant il
se contente de sa guitare. Il ne rêve plus. Et
encore Anita, seule nana de la bande, toujours là
dans tous les coups. Bosse pas, ne va plus au
lycée. Née de père algérien et de mère française.

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Son père, reparti au pays, n’a plus jamais donné
de nouvelles. Et enfin Pat, le pote Pat, comme on
dit, une masse, une bête baraquée comme un
déménageur, rien dans le cigare, tout dans le jean
et les baskets, et son tic de remonter la mèche
blonde qui lui tombe sur les yeux. Grande gueule
de première et dernier de classe.
Madjid serre les mains de ceux qu’il n’a pas vus
dans la journée. Certains sont assis sur les pre¬
mières marches du hall, d’autres adossés aux
voitures en stationnement.
Madjid serre la main à Bengston qui lui sort,
rigolard :
— Alors, on va chercher son papa ?
Madjid, menaçant :
— Ta mère !
— Ma mère, elle t’emmerde ! répond Beng¬
ston.
Bibiche cesse de gratter sa guitare, enlève
l’allumette qu'il a entre les dents :
— Arrêtez de gueuler, merde ! je m’entends
plus !
Thierry : On a plus le droit de causer, avec
Môssieur !
Bibiche : Vous êtes des brêles, vous pigez rien à
la musique.
Et il s’arrête de jouer. Il appuie sur un bouton
de son magnétophone portatif et le rock surgit.
Madjid n’aime pas qu’on lui cause de son père.
Qu’on fasse allusion à quoi que ce soit au sujet de
son père le met de mauvaise humeur. Ses potes le
savent bien, mais ils ne peuvent s'empêcher de
lui balancer des vannes, rien que pour le cham-

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brer. Et la chambre là-dessus, Madjid refuse.
Pour changer de conversation, Anita dit en croi¬
sant ses bras sur sa poitrine, frileuse :
— Putain de moine, fait pas chaud !
Elle rentre sa petite tête dans les épaules, sa
petite tête de fouine sous une épaisse et longue
chevelure noire qui lui réchauffe le cou. Elle
sourit à Madjid qui vient s’asseoir à côté d'elle.
Quand ses lèvres framboise, humides, s'entrou¬
vrent, on voit ses belles dents toutes blanches et
on a envie de les caresser avec sa langue. Ses
pommettes prennent la couleur d'une dune de
sable au sud du pays quand le soleil va piquer
un roupillon. Saillantes comme la bosse d’un
chameau, aussi douces, avec le duvet en moins,
mais c’est déjà beaucoup. Et pour la sauter,
Anita, oualou ! Tu peux faire le tour de France,
ton vélo volé sur le dos, rien, macache. Elle
attend le voyou charmant, qui aime le flipper et
Julien Clerc, qui préfère l’autobus à la moto,
c’est plus reposant pour rêver. Ce voyou-là qui
sortirait d’entre deux tours peintes de toutes les
couleurs pour planquer la grisaille du béton, elle
l’attend avec tant d’espoir qu'elle en parle à tous
les mecs de la bande, et ils ont honte de n'être
pas celui-là.
Car ils sentent, ils comprennent que son
voyou, elle l'aimera comme une bête, pour rat¬
traper le temps perdu. Les femmes ont le don de
refaire le temps perdu sans qu’on s’en aperçoive.
James gémit de son coin, toujours taciturne,
toujours à l’écart :
— Putain, c’est vrai ça : où c’est qu'on va aller

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se foutre cet hiver, maintenant qu'ils ont fermé le
club ?
— Tu m'étonnes, qu'ils l’aient fermé, dit
Thierry. Les mecs, ils arrivaient avec le joint au
bec.
— Les mecs, les mecs ! qui c’est les mecs !
demande Bengston, qui se sent visé. Et toi, t’as
jamais fumé un joint ?
— J’ai pas dit ça! se défend Thierry. Je dis
qu’on n’avait qu'à faire gaffe, ils auraient pas
fermé la taule.
Pat écrase son mégot de ses grosses santiagos et
prend la parole à son tour :
— Après tout qu’est-ce que ça peut leur foutre,
un joint ? Ce qu'on veut, c’est un endroit pour se
voir, le reste c'est notre problème !
— Toute manière, dit Bengston, les anima¬
teurs des clubs, c’est tous des copains aux flics.
Tant que tu vas au club pour jouer au ping-pong
ou à la belote, y disent rien. Mais si t'as le
malheur de proposer quelque chose, y t'écoutent
pas. C'est pas prévu dans le programme, qu’ils
disent. Et leur programme, il est fait au commis¬
sariat, je te le dis, moi.
Il pointe son doigt sur sa poitrine. Quand il
s’énerve, Bengston, sa bouche se barre de travers
et dessine une superbe grimace. Et il continue :
— Ils font des clubs comme ça, pour nous
surveiller, pour te garder devant la téloche, et les
mecs là-dedans ils se posent pas de questions. Ils
se font chier, mais y disent rien.
Thierry enchaîne :
— Si je rencontre ce fils de pute d’animateur,

29
j’y fais sa fête. C'est lui qu’a fait fermer la taule
parce qu'il a trouvé un petit joint de rien du tout.
Juste bon à nous balancer des dessins animés, ce
con !
— Ben quoi, c'est chouette, les dessins
animés ! s’exclame Pat.
Thierry, en colère :
— Toi, on t’a rien demandé !
Pat s’avance vers Thierry, le menaçant du
doigt.
— Tu veux te faire enfoncer le baigneur, rat de
béton ?
Thierry fait face, relevant fièrement la tête :
— Arrête ta grande gueule, c’est tout ce que
t’as !
Bibiche, agacé, remet une cassette dans son
magnéto.
— Vos gueules, merde ! Et la zizique alors ?
Thierry et Pat reviennent à leur place en se
regardant de biais. Bengston se désole auprès de
tous :
— Il allait y avoir de la bagarre, et v'ia que
Chopin fout tout en l’air.
Il grimace en regardant Chopin et lui dit :
— Hein ! ma biche ?...
Bengston se lève, essuie les fesses de son jean et
se met à chanter :
— Qu’est-ce qu’on s'emmerde ici, qu'est-ce
qu’on s’emmerde ici, merde ici, merde ici...
Bibiche, le magnéto à l’oreille : « T'as qu'à
aller faire un tour, tu casseras pas les couilles ! »
A ce moment le locataire d'un appartement du
rez-de-chaussée, tout près d’où la bande se

30
trouve, ouvre sa fenêtre et leur dit gentiment,
l’air désolé :
— Eh ! les gars, parlez doucement, ou alors
allez discuter ailleurs, j'ai des gosses qui dor¬
ment !
On ne voit que sa tête, à ce père, derrière la
fenêtre. Il observe les jeunes, qui ne réagissent
pas, qui le regardent sans mot dire, comme
gênés. Bengston pouffe et se tape sur la cuisse.
Les autres aussi éclatent de rire, le crâne chauve
du locataire s'éclipse. La fenêtre se referme.
Thierry fait un bras d’honneur en l’air.
Chopin, qui en loupe pas une, saute sur l'occa¬
sion pour ajouter :
— Vous voyez ce qui arrive avec vos grandes
gueules !
Bengston repart de plus belle :
— Ben quoi, on a plus le droit de causer dans
cette putain de cité, hein ?
Il s’avance vers Bibiche, parle en faisant des
grands gestes comme un Rital.
— Je fais ce que je veux et dis ce que je veux,
moi !
Arrivé près de Bibiche, il lui pique son magné¬
tophone et court se cacher derrière une voiture en
stationnement. Bibiche se lève et fonce après
Bengston. Ils tournent autour des bagnoles.
Bibiche menace, crie, insulte. Bengston se
marre. Il fout la musique à fond, et se met à
danser.
— Rends-moi ça, négro ! tu sais pas t’en servir,
hurle Chopin.
Les autres rigolent. Anita se lève.

31
— Bon, salut, je me casse.
Elle s’en va vers son bâtiment, les mains
plaquées dans les poches arrière de son jean.
Bibiche, résigné, se rassoit sur les marches, le
poing levé vers Bengston :
— Sale renoi !
En tout cas le renoi, l'appareil à l’oreille, danse
au milieu de la chaussée, narguant Bibiche et
Bibiche souffle à Pat, près de lui :
— Il est con, ce mec, pas possible !
Bengston cesse de danser et du milieu de la
chaussée lance aux copains :
— Bon, je vais vous chanter un truc que je vais
enregistrer, hein ! D’accord les mecs ? Okay !
Il manipule l’appareil, et joue avec les touches.
Pourtant Bibiche le met en garde :
— Tu le casses, je te casse !
— T’occupe, j’ai le même ! dit Bengston.
Il se fait tard sur la cité, les lumières aux
fenêtres commencent à s’éteindre. Et le silence se
fait pesant, angoissant. Le froid remonte sur
l'échine. Il faut tirer le blouson jusqu’aux fesses.
Bengston n’a pas froid, il se réchauffe en
chahutant.
— Ah ! fait-il, je sais ce que je vais enregistrer.
Ah ! ah !
Il serre les dents et gonfle le ventre en gémis¬
sant. Il pousse sur son ventre.
— Ça va venir, vous impatientez pas, qu’il dit
en grimaçant. Bougez pas !
Les autres ne bougent pas.
Madjid rit, Pat l’imite. Thierry hoche la tête,
moqueur.

32
Puis Bengston repart dans son numéro, il serre
les dents, des belles dents d’Antillais, pousse
encore plus sur son ventre. Il ne bouge pas,
concentré, les yeux fermés. Il se met l’appareil
aux fesses, fait encore un petit effort, et proutt,
envoie un gros pet sur le magnéto, puis s'écroule
de rire en se tapant sur les cuisses.
Les autres ne se tiennent plus de se marrer,
sauf Bibiche, qui se lève et réclame de nouveau
son magnéto en hurlant :
— Heureusement qu’il enregistre pas l’odeur,
sinon il m’étoufferait.
L'hilarité redouble. Bengston est content de sa
farce. Il tient le milieu de la chaussée et ne lâche
plus. Il braille à la bétonnade : « Bon, on va se le
réécouter, mon pet magistral. L'unique, le vrai,
qui proutte mais ne sent rien! Msieurs dames,
écoutez, écoutez ! » et il en appelle à la foule, qu’il
salue bien bas avec un regard racoleur.
Le silence se fait. Il appuie sur le bouton, mais
silence aussi de ce côté-là.
— Mets-le à fond ! lance Thierry.
— C’est fait, répond l’Antillais.
Et juste à ce moment-là le magnéto émet un
proutt considérable, d’où fou rire général. Plié,
qu'on est !
Même Bibiche n’y résiste pas, il rigole aussi.
— Quel con ce kebla, tu parles d’un cadeau.
Y’a qu’un Noir comme ça dans toute cette ban¬
lieue et faut qu'on se le coltine ! Putain ! qu’il se
lamente, Chopin.
Le Noir laisse filer la zizique et danse la
biguine comme un apache. Il tourne sur la

33
chaussée en brandissant le magnéto à bout de
bras comme un trophée.
Et il chante en fermant les yeux.
Jean-Marc et Thierry l’accompagnent en
tapant dans leurs mains. Ils improvisent une
petite fête. Bibiche, calmé, reprend sa guitare
et se mêle au ton.
Et soudain paf! une bouteille s’écrase, tom¬
bée du ciel, se fracasse en mille morceaux à
deux pas de Bengston, au milieu de la chaus¬
sée. Stupeur! Bengston ne bouge plus, le
temps de comprendre. Il jette un œil sur les
fenêtres du haut et vite fait s’abrite sous le
porche avec ses potes. Silence. On s’observe.
L’Antillais souffle, comme silicosé. La trouille.
Il redonne gentiment le magnéto à Chopin, qui
lui dit :
— Ben, mon con, t’as eu chaud. Tu peux
prier le dieu des Blacks !
Il se prend sa tête frisée dans ses mains et
dit, soulagé, mais encore sous le choc :
— Putain de béton, un mètre de plus et il
me cassait la tronche.
Il en tremble encore, en regardant les tes¬
sons sur la chaussée.
— Qui est-ce, à votre avis ? demande
Thierry.
Bengston l’observe, les yeux grands ouverts :
— Sais pas, j'ai regardé en haut et j’ai vu
personne.
Madjid réplique :
— Parce que tu crois qu’on va te prévenir
avant ?

34
— C’est pareil que pour le coup de fusil d’il y a
deux mois ! dit Pat. Les mecs, y ratent leur coup
parce qu'ils ont les jetons de viser !
— Enfoiré ! dit Bengston entre ses dents.
Bibiche sort de sous le porche, descend les
marches à reculons en fixant les étages de peur de
voir arriver une autre bouteille.
— Fais gaffe ! le prévient Pat. Si ça se trouve, le
mec, il a une caisse pleine à répétition.
Bibiche observe les morceaux sur la chaussée
et notamment le cul de la bouteille.
Thierry demande :
— C’est Postillon ou Gévéor?
— Tu m’étonnes, dit Bengston, c'est encore un
poivrot qu'a balancé ça !
Bibiche ne répond pas. Il essaie de décoller
l'étiquette.
Pat, blagueur :
— Ce coup-ci, ç'a pas l’air d'être du Ricard.
Ah ! ah !
— A cette heure-ci, c’est plutôt le digestif! dit
Madjid.
Chopin revient sous le porche avec l’étiquette
enfin décollée. A la lueur du néon, il arrive à lire
le nom du pinard :
— Pastelvin.
— Comment t’as dit? demande Bengston.
— Pastelvin ! c'est marqué dessus, tu sais pas
lire ou quoi ?
Ils se regardent en s’interrogeant :
— Pastelvin, c’est du luxe, ça, dit Titi — et il rit.
— On va faire le point sur les étages, hein ?
reprend l’Antillais.

35
— En tout cas, dit Titi, ça ne vient ni du rez-
de-chaussée ni du premier... Okay ?
A ce moment-là, Jean-Marc sort de son
mutisme, lui qui ne dit jamais grand-chose. Il tire
un bon coup sur le joint fraîchement roulé et
annonce :
— Cherchez pas, c'est mon vieux...
Les autres se retournent sur lui. Titi fronce les
sourcils, surpris, et regarde Pat. Jean-Marc ferme
les yeux en crachant la fumée.
— T'es sûr de ce que t'avances, c'est bien ton
vieux ? demande Titi.
Jean-Marc tend le joint à Bibiche :
— Si je vous le dis ! C’est du pinard qu’il
ramène de chez le grand-père de la campagne.
Bengston jure, sort de sa poche une boîte
d’allumettes et dit :
— Tu diras à ton paternel que c’est un enculé.
Jean-Marc :
— T’inquiète pas, je le lui ai déjà dit et il m’a
lourdé!
Bengston jongle avec la boîte d’allumettes et
en appelle aux autres :
— Je vais y cramer sa bagnole, à ton vieux.
Y va la trouver en cendre, sa caisse, demain
matin !
— C'est pas con, ce que tu dis là, approuve Pat.
Je vais avec toi, on va se la donner !
— Je sais pas où elle est garée, mais on la
trouvera bien, dit Thierry.
Bibiche redonne le joint à Jean-Marc et lui
glisse :
— Tu l’aimes bien, ton darron, toi !

36
Jean-Marc ne répond pas. Il met délicatement
le stick entre ses doigts et le porte à ses lèvres.
— Bon, ben moi je m'arrache, je monte, dit
Chopin.
— Aie pas peur, on t’a pas vu, lui répond,
moqueur, Bengston.
— Pov’con ! grogne Chopin en poussant la
porte du hall.
Il va traverser le bâtiment par la cave et
ressortira de l’autre côté, ni vu ni connu. Ses
potes le savent.
La nuit est chez elle, bien plus pénétrante que
nulle part ailleurs. La cité se meurt et on entend
les pas du passant qui résonnent comme un
tambour perdu. On croit marcher derrière le mur
d’un cimetière en rase campagne dans l'obscu¬
rité, quand on cherche son chemin dans un
village inconnu.
Les garçons s'en vont à la recherche de la
voiture à brûler, de parking en parking, comme
on traverse un cimetière entre les tombes en
faisant valser à coup de santiagos les fleurs et les
écriteaux. Ici c’est les rétroviseurs, les pare-chocs
et les essuie-glaces qui paient.
Madjid les suit un moment, puis se ravise, il
avait presque oublié :
— Faut que j’aille chercher mon père !
Les autres s’en fichent. Leur idée dévastatrice
bien ancrée dans le cigare, ils continuent sans
faire gaffe à Madjid. Celui-ci s’arrête et fait demi-
tour. Pat le rappelle :
— Je te rejoins !
— Okay, fait Madjid.
>
\
Il s’en va en sens opposé, les mains enfoncées
dans les poches de son blouson. Il en relève le col.
Il marche comme un canard qui cherche la sortie
de sa cage. Son pantalon en pattes d'elphe flotte
au vent en suivant le mouvement. On dirait une
armée de voyous à lui tout seul, qui va prendre
d’assaut la prochaine tour. Dans le silence du
béton retentit le claquement des hauts talons
ferrés de ses santiagos.
Il passe plusieurs allées en contournant les
bagnoles garées sur les trottoirs. Il sort enfin de
la cité et remonte la rue des Compagnons jus¬
qu'au bout, à la limite de Colombes. Au coin, il y
a le bistro arabe chez Hamid, il y entre.
C’est l’endroit où !es immigrés du quartier —
les ouvriers célibataires, comme on les appelle —
et même les autres viennent noyer dans la Kro¬
nenbourg le mal du pays. Madjid serre quelques
mains, et vient s’accouder au zinc. Les dominos
claquent sur la table, avec appels d’annonces, les
chiffres mal prononcés en français.
Une fumée dense et dansante comme une

39
ombre chinoise monte au plafond, alourdissant
l'atmosphère. L’endroit est mal éclairé et
bruyant. Madjid serre la main du barman qu'il
connaît et commande une « Kro », puis observe
le petit bonhomme âgé debout à côté de lui. Le
petit homme tire sur une gauloise qu'il tient
entre ses doigts longs et maigres, jaunis par le
tabac. Il a les joues creuses et mal rasées. Ses
petits yeux noirs, sous d’épais sourcils, se perdent
dans le miroir accroché au mur derrière le bar.
Ses coudes reposent sur le comptoir humide. Il ne
bronche pas. Madjid verse la bière dans le verre
en faisant attention qu'elle ne mousse pas trop.
Au bout du comptoir, la pute de la maison, une
grosse brune au rouge à lèvres arrogant, se fait
draguer par un client ivre, qui essaie de finir de la
soûler. Le juke-box chante en kabyle la beauté
des femmes au pied des montagnes du Djurdjura.
La pute pousse un cri aigu qui fait se retourner
toute la salle sur son corsage. Son client lui
pelote les nichons en tirant une langue de clébard
assoiffé. Il lui met un billet de banque dans son
chemisier moulant et échancré, entre les deux
seins provocateurs. Elle en rit et frémit, ou fait
semblant. Madjid pose une pièce de monnaie sur
le zinc et indique au barman que c’est pour sa
bière, plus le rouge du petit vieux. Celui-ci finit
son verre d'un trait et plonge une main dans la
poche de son sombre et long manteau. Il en sort
un béret basque qu’il enfonce sur son crâne
chauve. Madjid ramasse sa monnaie et se dirige
vers la sortie.
Le petit vieux le suit sans rien dire. Ils descen-

40
dent la rue des Compagnons dans la nuit froide.
Le petit vieux marche au milieu de la chaussée
d'un pas court et rapide, les mains enfouies dans
ses grandes poches. Une voiture derrière eux,
tous phares allumés, les surprend.
Madjid prend le petit homme par le bras et le
ramène sur le trottoir. La bagnole passe. Lejeune
homme et son père se remettent sur la chaussée,
les bas-côtés étant encombrés par les voitures.
Madjid sort deux cigarettes de son paquet, qu'il
allume.
Il en donne une à son père. Le vieux prend la
cigarette avec la même éternelle expression dans
le regard, un mélange de vide et de lointain.
Madjid l'observe un instant, pitié et tendresse
montent en lui, l’émeuvent pour son malade de
père. Le papa a perdu la raison depuis qu'il est
tombé du toit qu’il couvrait. Sur la tête. Il n’a
plus sa tête, comme dit sa femme. Elle s’en
occupe comme d’un enfant, un de plus. Elle le
lave, l’habille, le rase, et lui donne quelques sous
pour son paquet de gauloises, son verre de rouge.
— Comme il était bon et bien brave, et pas
fainéant avant ce malheur, pas comme toi !
quelle se lamente à Madjid, la Malika. Ah ! si
seulement tu étais comme ton père avant son
accident!... lui répète-t-elle souvent.
Mais Madjid n’est pas comme son vieux. Déjà
de taille, bien plus grand, plus costaud que lui. Il
peut soulever son père d'une main comme lui le
prenait quand il était petit. Madjid s’en souvient.
C'est vrai que son père était chouette, qu'il
aimait les enfants. Ses enfants, il les choyait, les

41
pomponnait comme une femme. Et que même le
dimanche quand il faisait beau, il les emmenait
au champ de courses, Maisons-Laffitte, Auteuil,
Enghien. Les mômes aimaient ça. Ils pique-
niquaient dans le bois, jouaient au football avant
d’aller voir les chevaux. Il fallait les voir partir,
ces dimanches-là, chacun et chacune le casse-
croûte sous le bras et la gourde en plastique
blanche pleine d’eau ou de sirop de menthe, ou de
grenadine, accrochée à la ceinture. Le père se
mettait en tête de peloton et faisait activer les
mômes quand ils s’attardaient devant une
vitrine, en regardant sa montre.
C’est que la première course n’attend pas. Et
on prenait l’autobus comme d’autres prennent
l’avion : le grand voyage. Malika restait à la
maison, il faut bien que quelqu’un fasse le
ménage, lave, repasse. Enfin elle aimait ces
dimanches après-midi où elle se retrouvait seule
chez elle.
Le père dorénavant vogue sur une galère qui a
paumé sa voile. Et même s’il débarque quelque
part, sûr que c’est une île déserte, se dit son fils.
Pat vient à leur rencontre du bout de la rue, les
mains dans les poches arrière de son jean. Il
marche comme un cow-boy qui va tout casser au
saloon. Le trousseau de clefs qui pend à son
ceinturon résonne au rythme de ses pas.
— Alors on rentre son papa ? nargue-t-il.
« Ah ! », crie-t-il après sa phrase. Toujours ces
« Ah ! » terribles qu’il pousse, le Pat, en se pliant
en deux quand il se fiche de quelqu'un. Dans le
silence de la nuit, la sirène des pompiers retentit.

42
Madjid regarde Pat. Celui-ci se gratte la tête en
grimaçant :
— Ils arrivent toujours à la bourre, ces cons-
là!
Madjid prend son père par le bras et dit :
— On change de direction.
Tandis qu'ils contournent la cité par la gauche,
le long de l'autoroute, Pat fait des grimaces au
père de Madjid. Il marche à reculons. Des pieds
de nez, puis il lui tire la langue, va jusqu'à un
bras d’honneur, et des plus nets. Le petit vieux
dans sa complète léthargie ne réagit pas, comme
s’il ne voyait pas.
— Lâche-lui la grappe, dit Madjid, agacé.
— Ben quoi ? j’essaie de le faire rire. Y rigole
jamais, ton daron ?
— C’est pas avec tes conneries qu’il va se la
fendre !
Et voilà que Pat pique le béret du vieux et s'en
va avec. Le père s’arrête net au milieu de la
chaussée. Il s’est mis à hurler. Il crie comme un
muet :
— Mmmm... Oumm... !
Madjid court après Pat.
— Rends-lui sa couvrante, merde !
Pat, lui, rigole, le béret sur la tête. Le fils
revient vers son père qui pousse des cris aigus, la
main tendue vers Pat. Il ne bouge pas. Il ne veut
plus. Madjid le reprend par le bras pour le faire
avancer. Niet. Le vieux veut son béret comme un
gamin son jouet. Il tape des pieds.
— Rends-le-lui, putain, quoi ! supplie une nou¬
velle fois Madjid.

43
Le père hurle toujours, encore, et se met à
pleurer. Un gosse.
— Tu vois ce que t’as fait. Il chiale à présent,
dit Madjid, en colère cette fois.
« Ah ! » fait Pat, et il revient avec le béret qu'il
lance à Madjid. Le vieux se renfonce son couvert
sur le crâne et repart. Il ne pleure plus.
— T'es con, des fois, tu sais ! dit Madjid à Pat.
— Oh ! répond Pat, en levant les bras au ciel, si
on ne peut plus rigoler maintenant, avec les
jeunes !... Pfff...
Ça, c’est sa phrase favorite. Des fois il rajoute :
« Sont cons les jeunes, maintenant ! »
Quand ils arrivent dans la cité après avoir évité
l’allée des Acacias, police-secours apparaît tous
phares agressifs dehors. Les flics se dirigent vers
le parking où les pompiers luttent contre les
flammes qui jaillissent de la voiture du père à
Jean-Marc.
C'est du spectacle, et du gratuit. Les gens sont
aux fenêtres, d’autres sont descendus en pyjama,
un manteau enfilé en toute hâte. C’est comme un
feu d’artifice, ça change un peu de la monotonie
du béton ! Le père de Jean-Marc hurle, le poing
levé.
« Jeunes cons, ordures, je vous aurai ! » per¬
çoit-on de loin.
Un groupe de locataires est autour de lui, qui
l’approuvent et serrent les poings aussi.
Ce n'est plus des bouteilles qu’il va balancer de
sa fenêtre, le père à Jean-Marc, il va s’acheter un
fusil. Il rêvera de « cartonner » dans le tas. Il en
rêve. Ils sont des tas, ici, à en rêver.

44
L’allée des Acacias, vaudra mieux l'éviter quel¬
que temps. La guéguerre jeunes-vieux va repartir
de plus belle.
Pat, Madjid et son père se faufilent derrière une
haie et rejoignent leurs bâtiments respectifs.
Josette amène son fils Stéphane chez Malika
comme tous les matins de semaine. Elle trouve
Malika affairée à vêtir ses propres gosses avant le
départ pour l’école. Stéphane a grandi ici, puis¬
que Malika fut sa nourrice au cours de ses trois
premières années. Elle le demeure, car Josette
commence en usine le matin très tôt. C'est Malika
qui conduit Stéphane à l'école et qui le ramène le
soir. Comme nounou, elle se faisait payer un peu.
Maintenant c’est gratuit. D’autant quelle croit
avoir entendu le mot « chômage » dans la bouche
de Josette. Elle n’a pas posé de questions.
Il faut faire déjeuner les petits, l’heure tourne
et Stéphane se mêle au chahut. Il joue à d’Arta-
gnan avec les autres. Josette est déjà repartie.
Emmitouflée dans un léger imperméable bleu
marine, un foulard autour du cou, elle presse le
pas entre les rangées de bagnoles. Le jour se lève
à peine sur la banlieue ringarde, la nuit fait la
grasse matinée.
On appelle ça l’hiver, et le soir elle se couche
tôt, déjà fatiguée de l’été.

47
« Chousette », comme l’appelle Malika avec
son bel accent, arrive enfin à l’arrêt du bus, qui
évidemment vient tout juste de passer. Elle se
met sous l'abri et allume une cigarette en jetant
un œil à sa montre.
C’est l’heure du travailleur immigré, après le
laitier, avant les boueux. Josette a salué deux
Africains qui viennent d’arriver et qu’elle voit
tous les matins. Ils sont en retard aussi. L’abri¬
bus agresse de ses néons les yeux tirés des lève-
tôt. Josette n’est pas maquillée. Elle ne se fait une
petite beauté que très rarement, le jour de la paye
entre autres.
Depuis son divorce elle a tendance à se laisser
aller. Son fin visage manque de couleur et
d’espoir. Ses vingt-huit ans se dressent comme
une belle plante bien verte et bien montée, hélas
pas entretenue. Voilà l’autobus. Elle sort sa carte
orange. Les deux Noirs la laissent monter la
première. Elle s’installe à sa place habituelle, au
fond à droite, contre la vitre.
L'autobus déchire la nuit banlieusarde, comme
à la recherche d’une vérité appelant au jour les
citadins. Ce sont les matins de Josette, sa vie de
tous les jours, son environnement, avec ce chauf¬
feur qui annonce chaque station, comme un
garçon de café demandant une saucisse-frites. Il
se retourne, le chauffeur, sur les gonzesses qui
montent.
Le bus va son petit bonhomme de chemin,
rythme de croisière. La promenade du prolétaire.
Josette demande l'arrêt au pont de Clichy. ün
léger vent la prend de face, elle baisse la tête et se

48
retourne pour allumer encore une cigarette. Elle
longe la Seine par les quais de Levallois.
Le jour se cherche encore. Silhouette recro¬
quevillée, Josette se perd dans l’obscurité des
murs d’usines. Elle retrouve quelques collègues
en chemin. Elles se serrent la main avec un petit
« b’jour » à peine prononcé et pénètrent preste¬
ment dans l’usine pour s’engouffrer dans les
ateliers, au chaud, devant les machines à café.
Les filles, une cinquantaine, ont l'air las,
éprouvé, angoissé. Par petits groupes elles discu¬
tent à voix basse, comme craintives. Inquiètes
qu’on les entende.
Une immense pancarte dressée au milieu de
l’atelier annonce :

GRÈVE ILLIMITÉE.
NON AUX LICENCIEMENTS !
USINE OCCUPÉE.

Josette souffle du bout des lèvres sur sa tasse


de café. Elle s’est faufilée au milieu d’un groupe
de femmes et écoute les commentaires avant la
manifestation de ce matin même. Bien alignées
sur un immense établi tout au long de l’atelier,
les machines à coudre, leur outil de travail, sont
recouvertes de plastiques bleu marine qui les
protègent de la poussière et de l’humidité.
Des cartons d’étoffes attendent contre le mur
les filles qui viendront les éventrer de leurs
doigts agiles et fermes. Celles-là ont le droit
d’aller pisser en grillant une sèche, trois minutes
toutes les deux heures. Faut pas brûler le tissu,
interdit de fumer. Et voilà que le patron veut

49
licencier le tiers de la fabrique, crise économique
oblige.
Des filles mères pour la plupart, celles qui sont
le plus dans le besoin, celles qui font pas grève,
c’est celles-là qu’on embauche en priorité, mais
qu’on lourde aussi sec à la moindre alerte.
Josette fait partie des licenciables, elle n’a que
deux années d'ancienneté, c’est théoriquement
une nouvelle, et les nouveaux sont tête de liste
pour aller faire la queue à l'agence pour l’emploi.
C’est au collège d’enseignement technique,
l’université du fils-du-pauvre-qui-n’a-pas-eu-de-
chance, que Pat et Madjid se sont liés d’amitié. Ils
se connaissaient déjà depuis belle lurette, mais
n'avaient pas d’atomes crochus avant.
Ils se sont méfiés l’un de l’autre durant des
années, mais en deuxième année de collège ils se
sont serré la main une bonne fois pour toutes.
Plus on est de fous plus on rigole. Mais ces liens
sont terribles. Ce genre d’union est bizarre. C’est
la peur de l’un et de l’autre qui au début prime
dans la liaison, surtout quand on est dans la
même classe.
En cas de bagarre entre les deux, le battu
passera pour un con devant toute la salle, même
s’il reste le deuxième, le challenger du champion.
Alors ça, ni Pat ni Madjid ne le désiraient. Ils
préféraient être à deux pour cogner sur les autres,
les commander avant le prof. C’est une forme de
faiblesse. Ils en étaient conscients. Deux fai¬
blesses qui s’unissent n’égalent pas une force,
mais c’est la peur en moins.

51
A deux on n’est pas plus fort, on a moins les
jetons.
Ils furent vite repérés comme deux êtres nuisi¬
bles, irrécupérables, pas fréquentables. Pourtant
ils ne se gênaient pas pour fréquenter leurs
camarades de classe, les récupérer, les associer à
leurs coups les plus bas. Ils taxaient déjà les
petits copains. Madjid suivait ses cours tant bien
que mal en essayant, plutôt mal, de rester au
milieu du tableau. Pat, lui, était dernier de classe,
mais pas au fond de la salle, là où il y a le
chauffage central. Non : devant, à la première
table, face au bureau du prof, parce qu’on est
moins repéré. C’était sa place et personne n’avait
le droit d’y poser les fesses, car il avait, un jour,
entre deux cours, percé, sacré Pat ! un trou dans
le bureau d'en face pour mater les jambes des
professeurs « femelles ». C'étaient ses meilleurs
moments de la semaine. Il en faisait tout un plat,
de ses séances de voyeur.
« Aujourd’hui, elle avait une culotte bleue, un
peu transparente, on voyait la touffe noire à
travers », qu’il disait à la récré. Les copains en
tiraient une langue !
Si un autre réussissait à se glisser discrètement
jusque devant le trou, Pat le laissait se rincer l'œil
avant de lui ajuster un maître coup de pied au cul.
La tête de l’élève cognait le bureau et la prof se
dressait brusquement sur sa chaise. Elle se dou¬
tait bien de quelque chose, mais ne disait rien.
Elle grondait Pat, si méchant avec ses camarades
— Il a qu’à pas se foutre dans mes jambes ! se
défendait Pat.

52
L’autre repartait à sa place en se frottant le
front et les fesses et jamais la prof ne fit de
commentaire à propos du trou. Ça devait certai¬
nement l’amuser de faire bander des adolescents.
Pendant qu’ils bandent, ils gueulent pas. Quand
Pat était de bonne humeur, toute la classe y
passait, au trou. Furtivement, discrètement, à
quatre pattes, les élèves approchaient au com¬
mandement de Pat. Il choisissait l’ordre des
passages. Les murmures qui s'ensuivaient éveil¬
laient les soupçons de la prof. Elle écartait encore
plus les jambes, mine de rien. L’élève revenait à
sa place sur cinq pattes.
Des fois elle se faisait garce, plus salope que de
coutume. Elle commençait sa séance de strip-
tease, les élèves même pas encore en classe. Ces
jours-là, elle tenait absolument à monter l’esca¬
lier la première. On la laissait grimper quelques
marches et on suivait le pas.
C'était le seul moment où elle avait le silence
complet. Elle montait nonchalamment et en se
mettant bien contre la rampe pour que même les
derniers, les petits, se rincent l'œil, en compensa¬
tion pour leurs deux heures inintéressantes. Et sa
petite culotte dessous sa robe, une merveille, un
défi. Une reprise de volée en pleine poire. La
lucarne. Toutes les têtes levées comme une seule,
et pour tous la même idée, la même envie qui
sèche la bouche. Trois étages comme ça sans
respirer, le souffle coupé. Un chemin de choix.
Les glandes ! Et Pat, le Pat devenait tout petit. On
aurait cru un enfant de chœur qui suit le curé, un
cierge à la main. Il grimpait mécaniquement les

53
marches, les yeux au ciel, et au bout la Sainte
Vierge. Son regard mouillant s’éclaircissait,
comme hypnotisé. Tu pouvais le bousculer à ce
moment-là, il te balançait pas de baffes. Il était
dans son vertige et son horizon se figeait là où
le slip coupe l'entrecuisse, là où il y a la petite
dune fleurie avec un sillon creux et court. On
arrivait déjà en salle, avec plein de rêves et
d’espoir dans sa tête et son cartable. Seul Pat
continuait le voyage, les yeux perdus dans le trou
du bureau.
Ils ne durèrent pas longtemps au collège, Pat et
Madjid, mais ils y firent régner leur loi avant
d'être renvoyés à leur béton. Ils ne craignaient ni
profs ni pions, seul l’ennui les angoissait. Pat
passa au conseil de discipline, mais rien n'y fit. Il
n’aimait pas l'école, un point c’est tout! Pour
tuer le temps, il jouait au dur, et le meilleur
moment de la journée, c'était l’heure du déjeu¬
ner. La cantine.
Évidemment Pat était chef de table, Madjid
devant lui, et six autres autour : c'était une table
de huit. Pour les hors-d’œuvre, pas de problème,
tous mangeaient leur part. Mais quand Pat avait
vraiment faim, une bonne et vieille faim, surtout
quand il n'était pas rentré chez lui la veille, il s’en
donnait à ventre joie! Au mépris de la tablée!
Viande et légumes étaient servis dans le même
plat. Pat laissait se servir Madjid qui garnissait
copieusement son assiette, puis ramenait le plat
vers lui et, pouffant de rire, un rire sadique,
préparait un crachat, un de ces molards qu’il va
chercher au fin fond de sa gorge en raclant bien

54
sur les côtés, pour l'envoyer en plein milieu du
plat. Il s'essuyait les lèvres de la main et faisait
passer aux petits camarades. Pensez qu’aucun
n'en voulait !
— Bon, vous vous servez ou quoi ? demandait
Pat.
Personne ne lui répondait. Madjid ne faisait
aucun commentaire, aucun geste : l’habitude
aussi. Plutôt envie de vomir, qu'ils avaient, les
copains.
Alors Pat reprenait le plat et mangeait à même
dedans. Les autres grignotaient un morceau de
pain, une main défendante sur le dessert qu’ils
avaient pu sauver. Évidemment plus personne ne
désirait déjeuner à cette table, mais il fallait bien
compléter les places vacantes, sinon pas de ser¬
vice. Et il y avait toujours les « première année »
qui ne savaient pas encore se défendre. Ils bou¬
chaient les trous en priant que l’ogre n’ait pas
trop faim...
Quel soulagement pour les petits, et pour le
collège, quand Pat et Madjid furent virés ! C'était
un après-midi en cours de maths, drôle de lan¬
gage pour eux.
Pat disait souvent fièrement qu’il possédait la
plus grosse bite de la classe. Madjid, épuisé
d'entendre toujours ce même refrain prétentieux,
le mit ce jour-là au défi :
— On va mesurer !
Sous la table, ils se branlent pour bander au
maximum. Le prof s’est plongé dans un livre en
attendant la fin de l'interro écrite. C'est le calme
plat, tout le monde bosse, sauf eux deux.

55
Pat prend la règle et discrètement prend sa
mesure. Puis, à l’oreille de Madjid il annonce :
— Quinze.
Madjid s’étonne, fixe Pat et lui lance :
— Menteur!
— Si, je te le dis !
Madjid mesure son sexe :
— Quatorze et demi.
— Je te bats ! dit fièrement Pat.
— De toute façon, je te crois pas.
— Tu vas voir ! s’insurge Pat en remettant la
règle sur son engin.
— Pousse pas trop sur la règle, tu vas te crever
le ventre ! dit Madjid.
— Je pousse pas. Tiens, combien ?
Madjid se penche et chiffre :
— Quatorze... quatorze faible.
— Tu vois pas clair, ma parole! s’inquiète
Pat.
Outré, diminué, il se lève, pose sa queue sur la
table et gueule carrément :
— Tiens, mesure à la lumière !
Madjid ne bouge pas. Les bras croisés sur sa
feuille blanche, il regarde, amusé, le prof qui
hurle à Pat : « Ça va pas, non ? Cochon ! Idiot !
Imbécile! », puis se lève et se dirige vers Pat,
rouge de colère, le saisit par le col et le traîne vers
la sortie.
— Chez monsieur le directeur, et tout de
suite !
Pat se dégage en repoussant le prof et lui
crie :
— Je vais te mettre une tête, tu vas voir !

56
Madjid, mine de rien, referme sa braguette.
— Toi aussi, hurle le prof. Allez, ouste !
— N'aie pas peur, fait Pat au prof : on ne va
pas t’enculer !
.Y
v
Ils se retrouvèrent dehors, assis sur les
marches de l’escalier d’entrée d’une tour de
béton, comme un étranger débarquant dans un
pays neuf où tout va très vite. Cet étranger, il lui
faut s’adapter au mode de vie, aux exigences, au
tempérament des autres pour survivre. Faire
semblant de suivre le mouvement, ou alors refu¬
ser le système et se mettre à dos la société. Parce
que c’est épuisant de courir après une carotte
quand, de surcroît, on la sait pourrie depuis
lurette.
— On va pas se taper sur la tête, dit Pat. On
voit, en attendant, et si on trouve rien, demain
on s’en fout.
Le collège, c’est terminé. Pas la peine de rem¬
piler dans un autre. Quand on s’est fait lourder
de celui des Marguerites, le dernier des derniers,
on se retrouve triquard partout, dans toute la
région.
— D'abord, on t’avait prévenu..., qu'ils disent,
les gens.
— Et puis je m'en fous, dit Pat.

59
C'est vrai qu’il s’en fout, avec une petite pointe
d’angoisse quand même, dans l’âme.
— Hein, Madj, qu'on s'en tamponne le coquil-
lard ? Ah ! ah !
— Tu m’étonnes ! répond Madjid, pour se don¬
ner du courage.
Ils rient en se tapant dans la main. La tape de
l’amitié. Unis pour le meilleur et pour le pire. Et
puis, que craignent-ils ? Ils n’ont même pas un
daron pour leur filer la bonne tannée supposée
leur servir de leçon.
Celui de Pat a mis les bouts avec une jeunette
de la cité, Marinette. Leur manège était connu,
mais personne ne pensait qu’ils iraient jusqu’à se
tirer de la zone, main dans la main.
Un matin, il est parti, le père de Pat, comme on
va à l'usine, avec son petit sac sur l’épaule et sa
casquette sur la tête. On l’attend encore, à
c’t'heure-ci ! Plus de nouvelles.
Il baisait Marinette, la voisine du troisième,
celle qui a trois gosses et un mari routier.
Coqueluche, qu’on l'appelle dans la cité, le rou¬
tier, avec sa tête d’écrevisse de lavabo, comme dit
Pat. On ne le voyait qu’en fin de semaine, Coque¬
luche, à cette époque, avant que sa femme le
quitte pour le dab de Pat. Maintenant il est là
tous les jours, il a changé de boulot, il bosse à la
mairie et il s'occupe lui-même de ses gosses.
Marinette a bien quinze ans de moins que son
amant. Peut-être bien quelle avait le sexe qui
commençait à rouiller, avec un mari jamais là.
Ils se sont barrés, les amants, laissant tout
tomber sans regrets ni remords, du moment

60
qu’ils s’arrachent du béton et de ses habitudes.
Pat était au courant que son père sautait la
Marinette. Il en riait, ce con, se vantant que dans
sa famille on avait des couilles au cul. Puis lui
aussi il avait fait l'amour avec Marinette, il s'en
flatte.
Enfin, qui peut se vanter de ne point porter de
cornes dans ces pigeonniers d’immeubles ? Il y a
l’ennui, les habitudes, le désir d'autre chose pour
sortir de routine. Faut bien casser une certaine
morosité. Cette grisaillerie qui s’installe et qui
étouffe en serrant fort sur le corps petit à petit
comme une pieuvre. Elle entoure, tire et monte
jusqu’à la gorge.
Dans la médiocrité, faut être le moins médio¬
cre. Sauter la femme du voisin, c'est se croire
moins con que lui, puisqu’on lui pique sa bergère.
Et plaire, c’est se dire qu’on mérite mieux que ce
qu'on a et qu’on est digne d’une autre vie. Les
sentiments ? Que dalle ! C’est plutôt fuir le déses¬
poir et chercher à croire en quelque chose par
n’importe quel moyen, avec ce qui ressemble à
une sécurité sûre : un trou avec du poil autour.
Combien sont partis comme ça, fuyant le béton,
larguant femme et enfants. Et la belle-mère qui
n’a plus que ses mains pour trembler.
Pour respirer un petit coup, qu'ils s’en vont,
avec n’importe quel petit cul rond et rose, jeune,
qui sent encore le pipi des chiottes de la récré. Ils
ne reviennent pas, jamais plus. On ne sait pas si
c’est parce qu'ils sont heureux ailleurs ou qu'ils
se font encore plus chier, regrettant, mais n’osant
pas revenir, de honte.

61
Peut-être qu’ils reviennent en douce et se plan¬
quent derrière une bagnole pour voir leurs gosses
à la sortie de l’école. Les mômes sont pâles et
tristes, main dans la main, et ils ont grandi. Le
fuyard a le cœur pincé. Dans le béton, qu'ils
poussent, les enfants. Ils grandissent et lui res¬
semblent, à ce béton sec et froid. Ils sont secs et
froids aussi, durs, apparemment indestructibles,
mais il y a aussi des fissures dans le béton. Quand
il pleut, on les distingue mieux, c'est comme des
larmes qui coulent sur les joues pâles d’un petit à
qui on a taxé ses billes et qu’a pas de grand frère
pour le défendre.
Ça se lézarde sur la peau, et ça surprend et ça
descend comme un fleuve sur une de ces cartes de
géographie qu'on essayait de nous faire entrer
dans la tête à grands coups de pied au cul, à nous
dégoûter des voyages. Qu'est-ce qu’il y a comme
fissures dans le béton : sur le cœur, sur le front,
déjà tout petit. Ça s’élargit avec le temps, ça
pénètre davantage et ça s’étend comme un lac,
une déchirure, cicatrice indélébile, jusqu’aux
tripes. Et ça ressort dans les moments difficiles,
quand le corps et l’âme sont fâchés, ne se tien¬
nent plus la main. Elles reviennent, ces fissures,
elles démantèlent, il faut qu'on s’en occupe, sinon
ça te bouffe, ça gonfle, ça t'étouffe, l’envie
d’exploser, l’envie de crier.
Faut surtout pas chialer, parce que la faiblesse
est alors reconnue, citée, criée, répandue. Faut
pas pleurer. Faut pas, petit !
Emmagasiner encore et toujours en attendant,
avec l’espoir peut-être de se réconcilier avec soi-

62
même et avec la vie. Sinon c’est l’explosion, ça se
réveille comme un volcan qui a longtemps
ruminé sa vengeance contre tout ce qui lui a été
bourré dans la gueule. Il évacue l’énergie somno¬
lente en ses tripes. De bonne elle est devenue
mauvaise, dévastatrice, et c’est la violence. Le
refus. Le refus de se laisser étouffer. Contre la
récupération de soi.
Contre l’autodestruction, le silence, c'est la
violence qui prend le dessus et on devient irrécu¬
pérable. On ne se remet pas du béton. Il est
partout présent, pesant, dans les gestes, dans la
voix, dans le langage, jusqu'au fond des yeux,
jusqu’au bout des ongles. Sur les bras il se
transforme en trèfle à quatre feuilles tatoué en
vert bouteille et dédié à sa mère, avec une rose. A
jamais. Il suit partout comme une ombre. Même
au Pérou, il suivra celui qui est né dedans. Même
dans le lit de la plus belle, de la plus riche.
Ça a une odeur aussi, le béton... Celle qui dort
au fond de la gorge. Plutôt entre le palais et le
commencement de la gorge, dans le petit creux.
Pour l’enlever, cette odeur? Oualou! Tout a été
essayé, toutes les bières, toutes les drogues.
Rien. Elle reste, comme une chenille s'accroche
à sa branche. Ceux qui ont essayé par la strangu¬
lation y sont restés. Ce petit creux qui dit bien ce
qu’il veut dire ne te lâche pas la grappe. Il ne te la
lâche que quand le Bon Dieu t’a fait dans ses
vendanges.
Ça chante pas, le béton, ça hurle au désespoir
comme les loups dans la forêt, les pattes dans la
neige, et qui n'ont même plus la force de creuser

63
un trou pour y mourir. Ils attendent comme des
cons, voir si quelqu’un viendrait pas leur donner
un coup de main. Ils attendent comme les mômes
du béton. Ils font peur. On s'écarte de leur
territoire. Quand on veut s’occuper d’eux, c’est
pour mieux les détruire, proprement. Pour les
séparer. En horde ils attaquent. Ils dérangent.
Josette vient prendre son môme chez Malika.
Elle arrive plus tard que d’habitude. Stéphane
est assis sur les genoux d’Amaria, sur le lit du
salon. Dans l’appartement ça sent la chorba, la
soupe chaude bien relevée qui tue tous les micro¬
bes de l’hiver, comme le dit la maîtresse de
maison aux gosses qui n'en veulent pas.
Madjid est descendu chercher son père, il
croise Josette dans le hall. Ils se saluent, sans
s’arrêter. Juste un petit bonsoir et le petit sourire
amical.
Malika demande à Josette de rester dîner à la
maison.
— De la soupe chaude ! elle insiste.
Non, Josette n’a pas le cœur à manger, ni à
autre chose.
— Pour le petit, dit Malika.
— Non, je suis fatiguée.
Amaria se lève pour mettre le couvert. Sté¬
phane endosse son manteau et cherche après son
cartable.
— Et la grive ? demande Malika.

65
— Toujours en grève ! On a fait une réunion
syndicale ce soir, c’est pour ça que je suis venue
tard...
Josette s’agenouille devant son gosse, lui bou¬
tonne son manteau, lui arrange son cache-nez,
puis continue d’une voix lasse :
— Je crois que c’est terminé, maintenant, on
est licencié, et c’est tout...
Amaria :
— Toutes ?
— Non, une partie seulement. Les nouvelles
embauchées.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Chercher du travail, dit Josette en hochant
la tête, l’air de dire : ça sera dur de trouver.
Stéphane va embrasser Malika avant de partir.
Malika lève le doigt et le prévient :
— Gentil pour ta maman, Chousette fatigui ce
soir !
Le gosse s'en fout. Josette sourit. Un sourire
triste.
Malika insiste encore pour les garder à dîner.
Elle fait comprendre à Josette quelle est de la
famille. Et quelle considère Stéphane comme
son fils. Pourquoi ne pas rester? Josette la croit.
Elle sait Malika bonne, généreuse et chaleureuse,
elle sait ce quelle lui doit, mais ce soir le cœur
n’y est pas.
Elle désire être seule, Josette, dans son petit
deux pièces, au milieu de la tour, pour familles
pas nombreuses. La déprime.
Elle prépare une assiette de crudités avec une
tranche de jambon. Stéphane n’a pas faim, il a

66
mangé des gâteaux au chocolat chez Malika. Il a
fait ses devoirs avec Mehdi, qui l’aide et lui
explique, quand ce n'est pas Amaria. Josette
écoute les informations télévisées, le petit s’al¬
longe sur la moquette et joue avec ses voitures
miniatures. Il imagine un accident entre deux
camions : « Boum », et sa petite main dessine un
nuage de poussière...
On parle du chômage à la télé. Josette débar¬
rasse la table, emporte les couverts à la cuisine,
dans levier. Elle colle son nez à la vitre.
La cité s’endort sur les âmes seules. Elle n’at¬
tend rien, Josette. Son corps, son corps perdu,
elle lui laisse juste une petite fente d’aération,
pour qu’il respire, pour se le garder, se le préser¬
ver, pour des nuits encore plus dures, les nuits
sans sommeil, parce que la peur, parce que la
solitude. Il faut tirer les rideaux, pour cacher
cette peur, cette solitude, puis il y a toujours plus
seul que soi. Faut se donner du courage.
Le petit joue aux 24 heures du Mans.
La maman va se déshabiller dans la salle de
bains. Elle enlève son collant et se passe les
mains sur les cuisses comme pour les masser. Sa
poitrine dessine deux petites dunes pointues,
comme sur les statues du jardin des Tuileries.
Elle démêle ses longs cheveux bruns qui tom¬
bent, caressent ses rondes épaules. Le peigne
trace des sillons fins et brillants en gardant entre
ses dents le cheveu récalcitrant.
Au salon, après l'accident, Stéphane fait appel
à Police-Secours « Pin pon, pin pon. »
Josette repose le peigne sur la planchette de

67
l’armoire de toilette, à côté de la plaquette de
pilules contraceptives. Elle prend la plaquette et
lit le dernier jour qu’elle en a usé. C’était un
mardi. Quand ? Elle ne se souvient plus du mois...
Son corps lui apparaît dans le miroir. Elle a
l’impression de faner, d’être inutile, inanimée.
Comme elle n'a plus de relations sexuelles, elle
a peur que son corps ne réponde plus. Elle passe
ses mains sur ses hanches et remonte jusqu’aux
seins, puis aux épaules, et remarque qu'elle a la
chair de poule. Elle n’a pas eu de rapport depuis
quelle est divorcée. Elle n’en a jamais ressenti le
besoin ou l’envie, sauf une fois, après avoir fêté le
mariage d’une collègue.
Elles avaient sablé le champagne, un peu trop
pour elle. Le soir, dans son lit, elle avait eu mal
au crâne et une envie de faire l’amour. Elle s'était
caressée sous les draps.
C'est la dernière fois que son échine a vibré en
bas des reins, la dernière fois quelle a senti son
corps. Elle se souvient de cette chaleur quelle
s'offrait elle-même, toute seule. Après l’ultime
gémissement, évanouie, les bras en croix sur
l’oreiller, elle avait sursauté en s’apercevant
quelle pleurait. Pas des larmes de plaisir, pas ces
larmes qui disparaissent après l’orgasme, mais
des pleurs de manque, de remords et de solitude.
Impression de vide, comme ce soir. Sentiment de
faire du surplace dans une vie qui va si vite, qui
n’attend pas. Si on ne prend pas le bon wagon, ça
sèche le fond du palais. On reste sur le quai,
comme un oublié. Avec un lardon dans les bras,
c’est dur !

68
Plus dur encore quand, en plus, le rejeton
demande parfois son père. Que lui répondre ? Il a
son doigt dans le nez, des petits yeux ronds qui
questionnent. Alors faut lui dire...
— Enlève le doigt de ton nez !
Le môme pige et s’en va rejoindre son nuage de
jeux.
Elle enfile sa robe de chambre, rejoint Sté¬
phane au salon, fuyant le miroir.
Quand Pat lui met la main sur l’épaule, elle
sursaute en se retournant prestement, Solange.
— Je t’ai fait peur?
— Un peu ; la surprise, quoi ! répond-elle avec
son accent parigot à traîner sur un fil de fer
rouillé.
Elle plisse des yeux sourcilleux et son visage
grimace quand elle cause. Quel âge peut-elle bien
avoir? Vingt-huit ans ? L’alcool l’a séchée, enlai¬
die. Ses longs cheveux châtains, gras, tombent
sur ses épaules comme la crinière d'un cheval qui
vient de se rouler dans la boue. Elle est ronde du
matin au soir et traîne de bar en bar. Et qui ne l’a
pas sautée dans le quartier, la Solange ?
— C’est pas des bites qu’elle a vues, c’est des
kilomètres de nœuds ! qu’il dit, le Pat, quand il
parle d’elle.
Elle se fait monter pour un demi-pression ou
un litre de Postillon. Son mec est en cabane et
pour un bout de temps, un dur. Elle a deux gosses
dont s’occupe la belle-mère, une vieille folle qui
tire à coups de chevrotines sur tout ce qui bouge

71
devant sa porte, la nuit tombée. Un de ses gosses
traîne souvent après son jupon comme un jeune
chien, maigrichon et sale. Quand, bien ivre, elle
s’écroule au bord du caniveau, c’est lui qui la
ramasse. Il met son fil de réglisse entre ses dents
et relève sa maman de ses petits bras, sans
émotion. Le train-train. Parfois, quand elle a
vraiment trop bu, donc bien lourde, et qu’il ne
peut pas la relever, il s'assoit contre le mur à côté
d’elle, attendant quelle finisse de délirer, de
vomir. Il attend en regardant les enfants jouer
dans le bac à sable.
Ce soir elle tient, tant bien que mal. C’est pas
encore la grosse cuite.
— Tu viens avec nous ?
— Où que ça ? Eh ! eh ! dit-elle.
— On va se faire un peu de némo, ça te dit ?
— Alors vous alors !... Hé ! vous manquez pas
de culot, hein !
— Alors, tu viens ?
— Okay, je vous suis, mais ce soir je suis pas en
forme !
Le môme de Solange suit. Madjid prend son air
ennuyé et repousse le petit.
— Tu restes là et tu nous attends ! lui dit-il en
lui caressant les cheveux.
L’enfant tend la main comme un mendiant.
Madjid appelle Pat. Celui-ci sort une pièce de
monnaie qu’il tend au môme.
— Dis merci aux messieurs, quelle ordonne à
son fils, Solange.
Mais le petit est déjà loin, presque arrivé à la
hauteur de la boulangerie.

72
— C’est un rapide, hein ? dit-elle fièrement. Il
ira loin !
— Comme son père, dit Pat.
— Qu’est-ce que tu dis ?
Solange n’apprécie pas.
— Je disais que son père, y courait vite aussi,
répond Pat.
— Ah ! bon, je préfère, dit Solange en mar¬
chant à côté de ses pompes.
Le temps de renifler un bon coup, elle reprend :
— Ouais, il cognait fort aussi... mon mari...
Le trio s’en va sur la route du port de Gennevil-
liers, longeant les maraîchers qui vont bientôt
déguster l’autoroute.
Et des terrains vagues, et des tas d'ordures,
avec un petit vent coquet qui ne dépeigne pas le
moindre cheveu. Ils arrivent au campement des
Gitans. Il y a l’odeur des pneus brûlés qui squatte
les poumons. Ça arrache. Il y a le cuivre encore
chaud, à peine sorti du feu entre trois grosses
caillasses, que Manitas, le fils gitan, fourre dans
une bassine. Il y a les chiens qui se tordent le cou
à tirer sur leur chaîne pour mieux aboyer. Le
boucan. L’alerte. Le trio est vite repéré. Toute la
famille gitane se retourne et dévisage ces intrus.
— Faut surtout pas regarder leurs femmes, dit
Pat à l'oreille de Madjid. Faut jouer au passant
qui passe et cherche son chemin.
Mais Madjid ne peut s’empêcher d’admirer les
femmes des Gitans. Il les trouve belles... Elles
sont vraiment belles. Elles sont toujours en tech¬
nicolor. On dirait un bouquet de fleurs japonaises
qui se balade dans un pot oriental. Elles portent

73
des robes longues aux teintes criardes, d’un jaune
vif et aveuglant, presque phosphorescent, déco¬
rées de roses, un rose outrageant, clinquant,
comme un coup sur la tête. Quand elles mar¬
chent, les Gitanes, on croirait quelles glissent,
quelles dansent, gracieuses et détendues, sur un
tapis roulant. C’est comme les cygnes du lac de
Saint-Mandé, on ne voit pas leurs palmes qui
s’activent dans le bouillon.
Quand Madjid les observe, il se demande tou¬
jours ce que de belles femmes comme elles
fichent accrochées à une caravane, une gamelle
dégueulasse à la main, dans ces sordides trous de
terrain vague. Lui, il les emmènerait, ces belles
dames, vers une pâtisserie huppée et leur ferait
un lit entre les dragées de toutes les couleurs, les
blanches rondes, les bleues ovales et les roses
plates. Comme quand on était gosse, léchant la
vitrine.
Elles sont toujours fardées un maximum, des
bagues à chaque doigt, des bracelets jaunes aux
poignets et des boucles d’oreilles arrogantes qui
balancent en frôlant les épaules. On voudrait s’y
accrocher, pour mieux sentir le parfum de ces
dames. Leurs gestes sont indifférents, tout est
dans la voix, mais l’émotion ou la lassitude se
lisent dans la pierre noire piquée au milieu des
grands yeux noirs.
Leurs longs cheveux sont colorés au henné,
comme l’horizon au coucher du soleil, couverts
d’un foulard vert pistache ou bleu ciel. Et le
chewing-gum, l'éternel chewing-gum qu’elles
ruminent.

74
Leurs mecs, aux Gitanes, Madjid s’y attarde
pas. La plupart du temps, ils sont en bras de
chemise. Chemises à carreaux de préférence
avec cravate vert bouteille. T’as pas besoin d’al¬
ler dans l’Est, quand t'en as vu un, t’as fait le
voyage et à l’œil, et ça vaut le coup. Le père
gitan, on dirait un videur de boîte de nuit mal
fréquentée. La moustache à la Clark Gable et
une armoire à glace de bonhomme. Le regard
usé par les chemins à suivre, il fume une ciga¬
rette que ses doigts graisseux ont mal roulée.
Quand la cigarette se fait sèche, il attrape le
litron de mauvais pinard qui repose à l’ombre
de la vieille 403 Peugeot noire. Il se rince la dalle
après avoir chassé la mouche qui se promenait
sur le goulot. Il regarde le ciel, le Gitan, assis sur
les marches de la caravane, la bouteille sur les
genoux, comme sa femme observe dans la boule
de cristal.
Madjid a envie de le saluer, rien que pour
entendre le son et l’accent de sa voix. Il n’ose
pas. Manitas vient à leur rencontre, le torse nu,
les mains et le visage noircis par la fumée du
plastique. Mains sur les hanches, il les stoppe
comme un douanier, il a l’air furieux. Quand il
traverse la cité, il se fait tout petit, discret, mais
là, dans son campement, il est le maître, il joue
au dur.
— Qu’est-ce que vous venez foutre ici ? qu’il
gueule.
— Ben, on passe, dit Pat.
— Vous pouvez passer ailleurs, non ?
— Te fâche pas, Manitas, tu nous connais !

75
— Comment qu'il s’appelle? demande
Solange de sa voix étranglée de femme soûle.
— Manitas, répond Pat.
— Comme le chanteur espagnol ? C’est joli,
hé ! hé ! dit-elle en montrant toutes ses dents. Et
Madjid lui glisse doucement à l’oreille :
— Non, le chanteur, c'est un Gitan aussi !
— Ouais ! reprend Pat. Avec un prénom
comme ça, tu dois t'envoyer toutes les petites
Gitanes ?
— Ça va, dit Manitas, faut plus passer par là,
c’est tout.
Pat et Madjid se regardent. Leur regard en dit
long sur le prochain accueil qu’ils feront à Mani¬
tas quand il s’amusera à passer par la cité. Ils
lui feront un tapis rouge, à la trace, mais le
Gitan n'a pas l’air de comprendre, il menace
encore.
— Je vous ai dit de décamper !
— Qu’est-ce que tu nous les broutes ! dit Mad¬
jid qui s’énerve. Va cramer ton cuivre et lâche-
nous le crachoir !
— Du cuivre ? s'insurge Manitas. Où que c’est
que t’as vu du cuivre, toi, petit con, hein? J’ai
pigé, vous venez voir ce qu’on fait. Je le savais !
— Mais non, dit Pat, prenant des airs de gros
bonhomme moralisateur. On s'en fout, nous. On
va à Gennevilliers.
— Alors, arrachez-vous ! hurle le Gitan en
s'écartant, sinon je lâche les chiens !
— T’aimes donc pas tes bêtes ? dit Pat en
fixant bien Manitas. Tu vas quand même pas les
fatiguer à nous courser ? Sauvage !

76
Et le trio s’éloigne en pouffant de rire. Douce¬
ment : il y a toujours les chiens qui aboient.
Le Gitan retourne à son feu en jurant entre ses
dents. Pas plus haut qu'un tabouret, cet adoles¬
cent, mais ce qu’il est teigneux ! Puis il rigole
pas !

Ils longent la vieille ligne de chemin de fer à


l’herbe haute et sauvage, jusqu’au foyer des
travailleurs immigrés. Solange ne cesse de se
plaindre.
— C’est loin encore ? quelle demande. J’ai des
cailloux dans les godasses.
Et en plus elle marche sur sa longue robe
indienne froissée.
— On arrive, la rassure Madjid. C’est là, tu
vois, ces baraques en bas, jaunes, derrière la
grue.
Ils dévalent le talus en se tenant aux hautes
herbes sauvages.
Solange descend sur les fesses. C’est des bara¬
quements en préfabriqué, plantés sur un terrain
vague, rocailleux et poussiéreux. L'hiver, c’est la
boue qui prend place.
Des travailleurs latins, nord-africains, y logent,
dans cette cité gérée par l’employeur. Ils vivent là
comme des bêtes, à l’écart de la ville, entre les
travaux de l'autoroute, la voie du chemin de fer
et le port de Gennevilliers, dans ce camp de
travail entouré d’un haut grillage.
Madjid se dirige vers la première baraque. Il en
fait le tour. Pas âme qui vive. A la seconde, il

77
entend du bruit, il fait signe à Solange et à Pat de
le rejoindre.
Madjid frappe à la porte de la baraque.
Pat pousse Solange doucement vers cette porte
qui s’ouvre sur un homme d'une quarantaine
d’années, les joues mal rasées, l’air débarqué
précipitamment de Lisbonne.
— Ch’est quoi ? dit-il en dévisageant le trio.
Pat lui sourit en lui montrant Solange :
— Tu vois, dit-il en passant ses doigts dans les
cheveux de Solange. Elle te plaît ma sœur?
Le Portugais, surpris par l’offre, déshabille
Solange des yeux. Il ne sait que dire, pris de
court. Il se retourne vers l’intérieur de la carrée et
appelle :
— Joachim !
C’est un grand rougeaud, les cheveux en épis de
blé, portant toute la carte des vignobles de Porto
sur les joues.
— Combien ? demande Joachim.
— Cinquante ! répond Pat.
— Tou rigoles, non ? répond le rougeaud.
— Bon, ben salut, mes petits canards, leur dit
Solange en faisant une bien basse révérence.
— On va voir à côté, dit Madjid.
Mais le Joachim se ravise :
— Trente !
Solange fonce sur l'occase, elle qui se fait
sauter pour un paquet de cigarettes. Pat et
Madjid n'ont pas le temps d’intervenir quelle
entre déjà dans la baraque.
— Okay ! dit-elle. Ça marche, mais alors un
coup chacun, j'ai pas que ça à foutre.

78
Les Portugais la suivent.
— Fait sombre chez vous ! quelle leur dit.
Elle retire déjà son slip en fixant les photos
pornos accrochées entre les lits superposées
contre le mur. Un des Portugais sourit, gêné. Elle
lui montre sa chatte :
— Ça, c'est du vrai ! quelle dit en remontant
sa robe. Mais faut payer d’avance.
Les clients se dépêchent de trouver la monnaie
et de la poser sur la petite table, au milieu de la
chambre.
Le premier demande à Pat et à Madjid de
sortir.
Solange veut que l’un d'eux reste, mais c'est
refusé. D’ailleurs tous sortent, le petit gros veut
baiser seul et dans le noir.
— T’as une petite bite et tu veux pas qu'on la
voie, hein? lui lance Pat, moqueur, avant de
sortir.
Le mec ne répond pas.
Ils grillent une sèche à l’extérieur avec le grand
Portugais qui s’impatiente.
— Bon, je vais voir dans les autres carrées s’il
y a du trèfle, dit Madjid.
Il leur faut bien une heure pour faire le tour de
tous les postulants pour une passe. C'est payant,
la misère sexuelle des travailleurs immigrés ! En
rien de temps, on ramasse une poignée de fric.
Solange est complètement soûle, d'autant
quelle demande à chaque client de la bière. Un
petit coup de toilette dans levier et en route vers
une nouvelle baraque. Pat tient le chronomètre,
cinq minutes par client, pas plus. Sinon il fait

79
irruption dans la bicoque et donne la lumière.
Rien de tel pour faire débander un taureau. Tout
se passe bien jusqu’à ce qu’un locataire les traite
de tous les noms :
— Maquereaux, petits salauds !
Et Solange, de véroleuse.
— Vendeurs de chaude-pisse, hurle le mec en
les virant du camp, et il menace que la prochaine
fois il préviendra les flics. Le scandale !
« On n’est quand même pas des sauvages ni des
bêtes ! » fut la dernière phrase qu’ils entendirent.
Ils reprirent le chemin du retour en évitant, cette
fois, de traverser le campement forain. Pat parta¬
gea le fric en trois. Il marchait doucement en
comptant les billets, plus la monnaie. Solange se
plaignait des reins.
— Tu m'étonnes ! lui dit Pat. Quand tu te fais
casser la rondelle par des gorilles pareils, tu vas
passer la bonne nuit !...
— Tu parles que j’ai rien senti. Au contraire,
ça me donne envie de dégobiller.
— T’as pas pris ton pied avec tous ces mecs ?
demanda Pat, surpris.
Solange s’arrêta, vacilla, sourcilla et répondit :
— Terminé pour moi, ces jouissances ! Il n'y a
que le foutre qui me dégouline entre les cuisses
que je sens.
Du coup la larme lui vint à l’œil. Sa main qui
tenait le fric tomba, ballante, doucement, le long
de son corps, et sa tête se rabaissa, ses cheveux
cachant son visage, et elle dit encore :
— Je sens plus rien, quoi que je fasse, et quand
ça me prend au palpitant, j'ai envie de mourir...

80
Elle resta plantée au milieu du chemin, pleur¬
nichant.
Madjid, gagné par la sensibilité, lui offrit sa
part d’argent.
Elle refusa. Ennuyé, il ne sut quoi dire.
La môme renifla et repartit dans ses larmes.
Pat soupira, agacé. Les histoires de cœur, il s'en
foutait. Il lui tardait de repartir vers la cité.
Madjid insista pour donner son fric à Solange.
— Tu crois que c’est ça qui va me rendre
heureuse ? dit-elle.
Il lui fourra les biftons dans le corsage.
— Allez ! pleure plus. C’est pour tes gosses.
Pat n’apprécia guère. Il voulait plutôt garder sa
part, mais lui aussi, finalement, offrit son fric à la
môme, puis il se retourna vers Madjid, et
méchamment :
— Tout ça pour rien !
— Ben, quoi ! On va pas la laisser crever,
quand même, non ?
— C’est du cinoche quelle nous fait, t'as pas
compris !
Solange releva la tête et leur tendit les bras.
Elle embrassa Pat sur les deux joues. Quand il est
comme ça, Pat, la tête rentrée dans les épaules et
qu’on ne voit plus ses oreilles sous le col de son
blouson, c'est qu’il est pas content. Et il le
montra. Solange ne remarqua rien. Les bisous, il
s’en fiche. Il grimaça en plus, car la petite n'a pas
l’haleine fraîche. Il partit seul, devant, pour bien
montrer à Madjid que, ce coup-ci, ça avait bien
foiré !
Madjid se laissa embrasser.

81
— Merci, dit Solange. Vous êtes gentils, vous,
au moins. Quand je pense à tous ces gens qui
disent que les jeunes c'est des cons ! Voilà la
preuve du contraire. J’oublierai pas.
Pat pouffa de rire. Madjid se laissa embrasser
une seconde fois. Elle insista. Rebelote. L’haleine
n’était pas fraîche non ! Madjid, ça lui rappela
Madeleine.
Madeleine, la petite Bretonne rondouillarde
avec les joues roses, qui habitait dans la cité avec
ses parents. A quatorze ans déjà, elle avait dépu¬
celé tous les adolescents du quartier. Elle avait
une sacrée mauvaise haleine aussi, à étouffer une
armée de mouches. Aucun de ses amoureux ne
flirtait avec elle, et pourtant elle en eut !
Elle descendait dans la cave, les garçons la
suivaient à deux ou à trois, et l’allongeaient sur
une caisse.
Paumée dans sa tête, elle se laissait faire, et
même que parfois au bout du dernier elle y
prenait du plaisir. Les gars faisaient la queue bite
à la main en observant le travail de celui qui était
dessus. Ils la tournaient, retournaient, lui cares¬
saient les seins, en profitant pour apprendre le
sexe féminin. Elle aimait les caresses, Madeleine,
ça devait certainement lui manquer chez elle.
Pat, qui en passa par-là aussi avec Madjid, lui
reniflait le vagin, l’écoutait en essayant de voir
au fond du trou ce qui « peut bien faire jouir les
gonzesses ». Il finissait, majestueux :

83
— Ce qu’il y a au-dessus du trou, là (il mon¬
trait aux copains), comme les oreilles d'un élé¬
phant, c'est le clitoris.
Madjid riait.
— Qu’est-ce qui te fait marrer? demanda Pat,
outré qu’on se moque de son savoir.
— C’est pas de ce que tu dis que je rigole. Ah !
ah ! C’est le coup de l'éléphant. Tu te souviens à
l’école, quand l’instit t’avait demandé le nom
d’un animal commençant par la lettre N, t'as
répondu un ours. Ah ! ah ! Même que t’as pris une
baffe !
Pour pas « payer », Pat avait fait semblant de
rire aussi, mais pas de bon cœur.

Le manège avec Madeleine dura longtemps.


Les adolescents tiraient leur crampe en
moyenne une fois la semaine et ils étaient un
paquet. Jusqu’au jour où Bengston eut le chibre
en fleur. Au début ça le démangeait, puis ce fut la
douleur, il souffrait le martyre pour pisser. Tout
le monde paniqua. Chacun s'enfermait dans les
toilettes pour examiner son sexe. Il y eut cinq cas.
— C’est rien, une chaude-lance ! disait Pat.
C'est l’amour qui rentre. Et pour te soigner
l’infirmière te fend la queue, elle souffle dedans
pour virer les microbes ! C’est bandant les lèvres
d’une infirmière ! Puis après elle te la recoud. Là,
par contre, ça fait un peu mal, mais c'est rien à
côté du cancer de la couille gauche...
Et il continuait à saper le moral de ses copains
perturbés et angoissés. C’est Bengston qui avait
le plus peur.

84
Bengston chercha Madeleine partout en jurant
toute la journée.
— Ça t’apprendra à tremper ton biscuit dans
un égout, lui disait Thierry, jouant au maître
penseur, mais Pat n’apprécia guère.
— Qu’est-ce que t’en sais, Thierry de mes
deux, si Mado c’est un trou béant d’égout ? Hein ?
Tu l’as jamais sautée, Mado ?
— Si. Mais qu’une fois.
— Ben, heureusement quelle est là, Mado!
Avec la tête que t'as tu serais encore puceau!...
Peut-être quelle pue de la gueule, la Mado, mais
elle suce mieux que ta frangine !
Paf ! Thierry encaissa, puis se défendit, mais en
restant sur ses gardes, il craignait Pat.
— Ça m’étonnerait que ma sœur baise avec un
mec de ton genre !
Pat tira sur sa cigarette, un sourire vengeur au
coin de la bouche, puis acheva son pote à la
dérive :
— Et même quelle avale tout, ta frangine!...
Tu lui demanderas si elle a toujours sa petite
culotte bleue Petit Bateau.
Ce soir-là, Thierry attendit son adolescente de
sœur à la sortie du lycée. Elle reçut la plus forte
raclée de sa vie. L’honneur sauf, Thierry revint
peinard dans la bande. Et on ne revit pas Made¬
leine dans la cité. Pour cause : ses parents
l’avaient envoyée grandir loin de la sale menta¬
lité des jeunes citadins, à la campagne, chez les
grands-parents.
Il était temps, car Balou, un de l'allée des
Dahlias, voulait la maquer, la Mado. Il parlait

85
souvent de la mettre sur le trottoir : sûr qu’avec
le cul et les nichons quelle avait il en tirerait du
pognon. Ce Balou-là était un dangereux. D’ail¬
leurs Madjid, Pat et les autres ne le fréquentaient
pas. Une nuit, il arriva aux Acacias rond comme
une boule de pétanque. La bande était assise
comme d’habitude sous le porche quand il
déboucha au coin. D'abord ce fut la rigolade,
rapport à sa cuite, puis voilà qu’il sort un flingue
et tire en l’air. La panique. Et encore un coup
vers le ciel. Il se tordait de rire, Balou, pendant
que la bande décampait comme athlète devant le
starter. Puis il partit, le Balou, tout heureux
qu’on s’intéresse enfin à lui. Toutes les fenêtres
s’allumaient. Il leva presque les bras en l’air, de
triomphe.
Un autre soir, il revint, tout aussi clinquant. A
l’époque, la Maison des Jeunes n’avait pas encore
fermé ses portes. Les adolescents étaient autour
du baby-foot ou de la table de ping-pong quand
ils perçurent un klaxon.
Jean-Marc, le premier, mit le nez à la fenêtre et
découvrit le spectacle.
Dans l’obscurité, une voiture noire immatricu¬
lée on ne sait dans quel département, était garée
juste à l’entrée de la cour de la M. J., tous phares
allumés. Pat ouvrit grands ses yeux, la bouche au
vent comme une sardine, et cracha par terre. La
vache ! Putain ! Ouahh ! La bagnole, les mecs !
— C’est Balou, affirmait Jean-Marc. Z’avez vu
la caisse ? Quelle surprise !
Une paye qu'on ne l'avait vu, le Balou ! D’où
sortait-il ? Il devenait fou, ou quoi ? Toutes les

86
vitres de la voiture empruntée, il les avait tapis¬
sées de billets de banque. Des vrais. Que des gros
biftons, même sur le pare-brise. Madjid en eut la
chair de poule. Pat suait. Ils tournèrent autour de
la caisse en plaquant les mains sur les carreaux.
Ils riaient. Un rire nerveux et fuyant. Balou,
grand seigneur, enfoncé dans son siège. Empa¬
queté dans un costard de première, un œillet
rouge à la boutonnière, le cigare, et un maousse,
un manche de lime.
Il joua à fond et jusqu’au bout. Il regardait
droit devant lui, souriant, comme un chef de
bandits dans les films de cow-boys.
Les gars tournaient et retournaient tout autour
en se tapant dans les mains. C'était bon de fêter
la victoire, enfin, d’un ami. Ils en avaient plein la
vue. Ce cinoche !
Sur la banquette arrière était une fille aux
cheveux blonds et bouclés. Elle tirait sur une
sèche longue et fine à bout doré teinté de rouge à
lèvres, le regard hagard et lointain, l’air de se
demander ce quelle fichait au milieu de cette
bande de fous. Les fous balançaient la voiture,
tout en cognant sur les carreaux pour faire
tomber les billets, mais chaque bifton qui lâchait
prise, Balou le ramassait, le léchait et le recollait
à sa place.
La nana avait le chemisier déboutonné de haut
en bas. Pat ne quittait pas des yeux ses petits
seins de gamine. Enfoiré de Balou, il avait tout
prévu. Dû en rêver nuit et jour, de sa mise en
scène réussie.
La fille jeta un œil sur Pat, qui sourit bêtement,

87
comme un primitif devant un miroir. Balou
baissa un peu la vitre de son côté, la bande
s'approcha. Il ne pipa mot. Il décolla un billet de
sur le pare-brise, y mit le feu avec son briquet en
or et ralluma son cigare d’un geste lent et bien
étudié, pour la montre. Il éteignit le billet en
l’écrasant dans sa main, souffla sur la fumée en
l’envoyant sur la gueule des mecs pendus à la
lucarne, puis balança les restes des cinq cents
balles à l’extérieur. Bengston ramassa et tous
rirent. Pas Balou.
C’était pas fini. Il se retourna vers la fille, lui fit
un geste de l’index de gauche à droite, latérale¬
ment, et elle écarta les jambes. Balou refit le
même geste, en plus insistant, et elle écarta ses
cuisses encore plus. Il changea son cigare de
main pour soulever sa jupette fine et la rabattre
sur son ventre.
— Marna mia ! s'exclama Pat, émerveillé
devant le sexe endormi comme un bébé rose
entre les cuisses. Un sexe rasé de femme, comme
on en rêvait étant môme. Balou t’es un chef!
Il avait tout prévu, oui, se rappelant nos fan¬
tasmes de gamin, ce qu’on se racontait au fond
d’une cave. Il nous amenait une poule avec la
chatte de nos récrés, preuve que c’était lui donc
qui se l’était farcie le premier, cette chatte.
Doublés, ils étaient doublés, les mecs ! Bengston
en piqua un rire nerveux et Pat effaça la buée
d’air chaud qu'il avait dessinée sur la vitre à
souffler comme un taureau, pour voir.
Balou jeta son cigare dehors, personne ne le
ramassa. Ça l'emmerda un peu, il aurait bien

88
voulu. Mais les gars étaient ailleurs. « Une chatte
rasée, putain de moine ! », avait l'air de se dire
Thierry, en agitant sa main comme s’il venait de
se brûler les doigts.
Madjid essaya de piquer un billet par la vitre
baissée. Balou lui fit un signe de la tête :
— Essaie!
Il posa son doigt sur un bouton du tableau de
bord et réinvita Madjid :
— Hum ! fit Madjid. Pas confiance !
Le sourire sadique de Balou en disait long sur
ses intentions.
La bande faisait semblant de rire aussi, mais le
metteur en scène les inquiétait. Il avait pas l’air
net dans sa tête. Un billet se décolla et s’abattit
comme une feuille sur le levier de vitesse. Balou
le ramassa, le lécha comme un qui bouffe une
glace, commença de le recoller sur la vitre, puis,
se ravisant, le tendit à Thierry sans le regarder.
Thierry dit merci et demanda :
— D’où ce que tu viens, Balou?
Balou réfléchit, son regard frimeur se tendit, se
tira :
— Tu veux pas que je ressorte mon flingue,
n’est-ce pas ? demanda-t-il.
Il mit la main sur son cœur. La bande recula. Il
éclata de rire, mit le contact et la bagnole
démarra sec, crissant de tous ses pneus.
— N’empêche qu’à la place de la gonzesse,
j'aurais les jetons avec un gus pareil ! dit Thierry
en essuyant le billet avec la manche de son
blouson.
— T’es jaloux ou quoi ? demanda Madjid.

89
— Il nous en a mis plein la gueule, le salaud !
conclut Pat.
Ils retournèrent au ping-pong, l'esprit vaga¬
bond.
On ne le revit plus dans la cité, Balou. Le bruit
courait qu’il était maquereau à Barbés, et même
que si quelqu’un voulait tirer un coup il aille le
voir, c'était gratuit pour les copains. Il faisait des
fleurs, on pouvait même choisir sa pute.
— Sacré Balou ! dit Madjid en poussant la
porte de la M. J.
Il pensait au chemin parcouru par Balou.
Une ligne qu'on lui avait tracée bien avant. Il
n'avait plus qu’à suivre. On dirait que pour cer¬
tains êtres tout est prévu d’avance, qu’ils sont
devenus ce qu’on a voulu qu’ils soient. Et que
ces êtres, que ça leur soit facile ou difficile, ils
finissent toujours par foncer dans le panneau, par
infortune ou par vengeance. Déjà môme, surpris
à taxer ses petits copains, Balou avait été jeté de
l’école.
Ce qui fait qu'à treize ans il se retrouvait sur le
macadam à apprendre la vie sur le tas. Son père
l'avait fourgué à un pâtissier véreux qui le faisait
bosser jusqu'à quinze heures par jour. Il rentrait
le soir épuisé, après avoir traversé à pied toute la
sordide banlieue ouest, son petit paquet de
gâteaux sous le bras, pour ses frères et sœurs. Ils
étaient neuf gosses. Et leur père, un cafetier, les
avait quittés pour vivre avec une minette de
comptoir dans une chambre d'hôtel. Il venait les
voir occasionnellement, toujours bon père, mais
sans lâcher un sou.

90
La mère n’en pouvait plus de survivre.
On ne le voyait même plus sur le terrain de
foot, Balou, tant il était fatigué. Le dimanche, il
dormait toute la journée.
Puis, un soir, il en eut marre. Il rentra chez
lui, toujours son petit paquet sous le bras, mais
avec en prime le tiroir-caisse du pâtissier. Les
flics, le pâtissier, le père le cherchèrent partout.
Il était à la fête avec ses potes, et c’est lui qui
rinçait, le bougre ! Ça dura quatre jours, cette
fête, puis son père lui mit le grappin dessus. Il le
ligota, le fourra dans la baignoire et le roua de
coups jusqu'au sang, puis s’en prit à la mère à
grands flacs de ceinturon, la mère qui n’avait
pas su élever ses gosses. Il envoya Balou en
maison de correction, divorça et expédia en
Tunisie son ex-épouse vieillissante. Elle n’avait
plus que ses larmes pour s’accrocher à ses
gosses.
Le vieux se fit envoyer une jeunette du pays,
une pauvre fille sortie d'un fond de djebel, et
l’épousa.
Elle ne savait pas un mot de français. Elle dut
s'occuper de la marmaille, mais pas un des
gosses ne parlait un mot d’arabe.
Après plusieurs séjours en maison de correc¬
tion, Balou revint dans la cité à dix-sept ans. Il
se la coula douce quelque temps, peinard,
rechargeant ses accus, jusqu’au jour où une de
ses sœurs le surprit en train de baiser sa belle-
maman. C’était la plus petite des filles et elle
hurla, choquée. Balou déchargea sur les draps.

91
Insatisfaite du vieux, la jeune maman se tapait le
fiston. Le père au courant, Balou ne remit plus les
pieds chez lui. La belle-maman fut mise dans le
premier bateau et les gosses fourgués à l’Assis¬
tance.
Son journal sous le bras, plié à la rubrique
« offres d’emploi », Josette déambule dans Paris.
De métro en métro, de bus en bus, elle se rend à
toutes les adresses intéressantes, refoulée chaque
fois. La lassitude la prend sur le coup de midi.
Elle s’achète un pain au chocolat dans une
pâtisserie et le mange sur un banc du boulevard
Haussmann. Quelques pigeons l'entourent, atten¬
dant quelle leur jette des miettes. Ce quelle fait.
Elle a envie de retirer ses chaussures, mais elle
n’ose pas, dans la rue. Ses pieds lui font mal, la
prochaine fois elle ne mettra pas de hauts talons,
mais il faut être présentable quand on cherche un
emploi. Surtout pas de pantalon! Le chef du
personnel, lui, est en général mal fagoté,
débraillé, mais cela ne l’empêche pas de détailler
les postulants de haut en bas. Il peut même
critiquer le physique, l’habillement. Quand c’est
par correspondance et qu’il demande une photo,
c’est pas pour voir si la nana a une bouche à
sucer, c'est pour voir si ce n’est pas une Antillaise
avec un nom bien français... Les Antillais, c’est

93
des Français pourtant. Mais à part entière seule¬
ment pour voter. Bengston, lui, l’a compris. Il ne
se balade qu'avec des fils d’Arabes. Il dit tou¬
jours :
— Même si certains politiciens antillais sont
des vendus, les Antilles ne sont pas à vendre.
Et il gueule en faisant des bras d’honneur à qui
en veut.

Josette reprend le train à la gare Saint-Lazare


pour rentrer.
Elle traîne les usines de banlieues tout l’après-
midi, sans se décourager. Même les stations
d’essence, les grands magasins...
« Faut que je trouve du boulot, faut que je
trouve... », se répète-t-elle.
Elle rentre chez elle quand le jour court de
l’hiver s'enfuit. Elle reprend Stéphane chez
Malika; en même temps demande une demi-
baguette, elle n’a pas pensé à acheter du pain.
Malika s’inquiète.
— Ti l'as di l’argent, au moins ?
— Bien sûr, seulement j’ai oublié de passer à
la boulangerie. Autrement, j'ai tout ce qu'il faut.
— Riste manger, Chousette !
— Non, faut que j'y aille, j’ai des tas de choses
à faire.
Malika n’est pas contente. Josette prend la
main de Stéphane et s'en va. Le petit pousse un
cri de Tarzan dans le couloir, il a dû l’apprendre
à la récré.
Josette et son fils sont à peine rentrés chez eux
qu’on sonne à la porte. C’est le père du petit.

94
Josette accueille son ex-mari avec crainte. Elle a
oublié encore une fois qu’on était vendredi, jour
où le père vient chercher le petit pour le week¬
end.
L’enfant n’est pas prêt. Il embrasse son père
comme s’il rentrait du travail comme avant. Il le
tire par la main pour lui montrer son cahier de
dessin.
— Ça va? demande l’ex-mari.
— Oui, ça peut aller, dit Josette.
Il a une trentaine d’années, genre sportif, en
blouson grenat et pantalon de velours, les che¬
veux très courts. Ses traits annoncent un type
dur et secret, pas le genre grande gueule.
Josette prépare un sac de vêtements pour
Stéphane. Elle se souvient que c’est la Tous¬
saint.
Deux jours sans le gosse, ça va être dur !
Le père prend Stéphane dans ses bras, attrape
le sac de voyage.
— Tu viens pas, Mman ?
— Non...
— Pourquoi tu viens pas avec nous ?
— Je peux pas, j’ai du travail.
Le père s’éclipse et appelle l’ascenseur.
Josette s’adosse contre le mur du couloir,
ferme les yeux et laisse glisser tout doucement
ses mains. Son corps plaqué contre la paroi
descend, descend, jusqu’à ce quelle se retrouve
assise. Sa tête penchée sur ses genoux, ses longs
cheveux cachant sa figure, elle renifle, puis se
relève brusquement et se précipite dans sa
chambre, d’où elle ressort avec un flacon de

95
sirop à la main. Elle se chausse vivement et se rue
dans l’escalier de service.
Stéphane monte dans la voiture de son père et
s'assied sur la banquette arrière. Devant, il y a
une dame. Le petit regarde la rousse chevelure de
cette dame. Il se penche, essayant de voir son
visage. Elle se retourne et lui sourit. Elle est plus
âgée que sa mère et bien maquillée. Stéphane
baisse les yeux, intimidé. Le père se met au
volant et attache sa ceinture de sécurité. Le petit
se lève, se met à pleurer en regardant craintive¬
ment la femme, puis s’accroche au cou de son
père.
— Qu'est-ce qu’il y a, Steph ? demande le père.
L’enfant pleure et cache son visage dans le dos
du père. Josette arrive devant la voiture et fait
semblant de ne pas voir la rousse. Elle tend le
flacon de sirop côté chauffeur :
— S’il tousse en pleine nuit, tu lui en donnes
une cuillerée et tu lui relèves la tête avec un
oreiller...
— Maman ! appelle Stéphane.
Josette passe la main à l'intérieur et caresse les
joues du petit.
— Qu’est-ce que tu as ? demande sa mère, la
gorge serrée.
Il pleure à chaudes larmes, les mains tendues
comme un noyé qui s’enfonce, sans prise.
Josette ouvre la portière arrière et s’empare de
son fils qu’elle serre fortement contre elle.
Le môme se cache en sa mère, ses bras sont
trop petits pour l'entourer comme il voudrait. La
voiture démarre...
Le lendemain matin, Pat et Madjid sortent de
l’agence pour l'emploi. Déçus.
— Plus la peine de revenir là-dedans, y'a
jamais rien pour nous !
— Faut bien pointer !
Les deux amis remontent l’avenue en direction
de la gare de Colombes.
— T’as pas une cigarette ? demande Pat en se
retournant sur une fille qu’ils croisent.
— La dernière du paquet !
Ils la fument à deux.
— Tiens, dit Pat, je vais aller voir ma mère à
son travail, elle aura bien une pièce de dix balles
à me filer.
— Tu vas encore te faire engueuler, oui !
— Surtout que ma frangine bosse.
— Ah bon ?
— Ouais. Je sais pas ce quelle fout, mais elle
bosse.
— C’est ta mère qui doit être contente !
— Tu m'étonnes ! Et puis elle me dit : « Ouais,
ta sœur travaille et toi, fainéant, tu te pro-

97
mènes », et patati et patata. Je te les envoie se
faire foutre, toutes les deux.
— Et ton père ? T’as des nouvelles ?
— Celui-là, j’sais pas où il est, mais il est bien
où il est ! Au moins il fait pas chier !
Ils arrivent à l’usine Chausson à Asnières. Ils
passent la grande porte et se dirigent directe¬
ment vers le réfectoire. C'est une salle immense
qui résonne du fracas des couverts que les ser¬
veuses alignent soigneusement sur des tables de
huit. Madjid reste à la porte, tandis que Pat va
chercher sa mère parmi les filles en blouse
orange et bonnet blanc.
C'est bientôt l’heure du déjeuner. Slalomant
entre les tables, Pat finit par trouver sa mère,
bien surprise de le voir là. Elle stoppe le chariot
quelle poussait. Madjid joue avec son briquet,
sourire aux lèvres, sachant que Pat est en train de
se faire engueuler par sa mère. C’est presque de la
provocation que de venir la voir ici, surtout pour
lui soutirer de l’argent. Elle fait plus que son âge,
usée par une vie de labeur et de déceptions, le
teint blafard, la mise en plis qui fout le camp,
heureusement à moitié cachée par le bonnet.
Madjid voit de loin qu’elle n’a pas l’air
contente, la pauvre. Elle fait des grands gestes de
désolation. Pat insiste, on le voit bien aussi. Puis
elle menace, son doigt haut levé, doit dire quel¬
que chose comme : « C’est la dernière fois, t'as
qu’à aller travailler! », et Pat doit répondre,
menteur : « Je te jure, maman, je vais m’inscrire
à un stage d'électricité ; en plus ils me paieront,
c’est ce qu'ils m’ont dit à l’agence de l'emploi.

98
J’ai même rempli un dossier, j’attends qu’ils me
convoquent. »
« Salaud de Pat », pense Madjid. La mère se
dirige vers le vestiaire, franchit une porte et
disparaît. Pat l’attend. Il se retourne vers Madjid
et lui fait un clin d’œil en souriant. Il est à l’autre
bout du réfectoire, Madjid, il ne voit pas le clin
d'œil, mais il comprend.
La mère revient, met quelque chose dans la
main de son fils et le prévient une dernière fois.
Pat prend, remercie. Il essaie d’embrasser sa
mère mais elle ne veut pas. Il insiste encore, pour
rire.
Elle s’en va avec son chariot lourd de vaisselle,
sans se retourner.
— Combien quelle t’a donné ? demande Mad¬
jid.
— Vingt balles.
— Tu vas pouvoir acheter des dopes !
Ils remontent vers la gare de Colombes. Pat
entre dans le premier tabac. Madjid l'attend
dehors. Quand le blond ressort en ouvrant déjà
son paquet de cigarettes, il lui demande :
— On va se faire un métro ?
— Justement, j'y pensais.
Ils foncent prendre le train de Paris. A Saint-
Lazare terminus, ils attendent pour descendre du
wagon que les employés chargés de recueillir les
billets aient quitté leur poste, puis ils s'engouf¬
frent dans le métro. Ils empruntent le passage
interdit pour descendre sur le quai au moment où
une marée humaine arrive en sens inverse. Ils ont
du mal à se frayer un chemin au milieu du

99
troupeau. La grande bousculade. Les temps
modernes.
Pat rit entre ses dents.
— Tu trouves ça drôle, toi ? dit Madjid exas¬
péré, se cramponnant à la rampe.
— Non, répond Pat, je pensais à ce que j’ai dit
à ma mère.
— Ah bon ?
— Je lui ai baratiné que j’ai rempli un dossier
au bureau de chômage. Ah! ah!... Chien de
menteur que je suis !
— Parce que tu penses qu’elle t’a cru ?
— J'en sais rien.
— Elle peut pas te croire, tu sais pas écrire !
— Déconne pas ! ordonne Pat : il n’aime pas
qu’on cause scolarité.
Madjid se souvient que Pat demeura trois
années en classe de rattrapage. Lui-même y passa
une année.
A l’école des Fleurs, la direction avait créé une
section pour enfants analphabètes ou à moitié.
On l’appelait classe de rattrapage. Mais bientôt
elle devint la classe des fous : ceux qu’on montre
du doigt en mimant des grimaces de chimpanzé.
On entassait là toute la mauvaise herbe du
béton, tous les futurs locataires de Fleury-Méro¬
gis. C’est Balou et Pat qui battirent les records, ils
s’y encroûtèrent trois longues années. Même
Raffin, l’instit de cette drôle de classe, lui qui en a
vu d’autres ! des fils d’alcoolos, de malades, de
putes, de Gitans, d'immigrés, n’en voulait plus, !
de ces deux-là.
Et il n’y allait pas de main morte, le père

100
Raffin, pour leur enfoncer le programme dans la
tête. A grands coups de règle sur le crâne, qu’il s'y
prenait, le Raffin. Oualou ! C’est la règle qui
cassa. Balou et Pat continuèrent à se mesurer
leur bite sous la table, ou à arroser leurs petits
camarades de leurs crachats !
Dès qu’un pauvre élève avait du mal à suivre et
freinait la classe, le directeur sifflait Raffin.
Celui-ci ramenait sa tronche de croque-mort qui
vient déjà prendre les mesures. Il saisissait le
môme par l'oreille, le contemplait de haut en bas
et lui disait : « Les grands, je les tords, les petits
je les casse ! » Le môme baissait les yeux et Raffin
le tirait jusqu’à sa classe et l'asseyait à la pre¬
mière table, face à lui, le fixait de son regard
méchant, avec un sourire qui en annonçait long
sur ses méthodes.
On lui fourguait tout, à Raffin, les bavards, les
voleurs, les bagarreurs, les copieurs, les timbrés,
les voyeurs, les fainéants. Il se vantait de les
dresser. Mais de Balou et de Pat, il en fut malade,
il en tremblait de colère, prêt à exploser comme
une bombe, tout rouge, à cogner sur ces mules.
Même l'haleine de Raffin, un mélange d’ail et
de pinard, ne les secouait pas. Ils se trouvaient
bien en rattrapage, alors à quoi bon tant d’ef¬
forts ? Ils étaient la risée de l’école, mais je t’en
fiche.
Rien de tel pourtant pour foutre les jetons à un
élève que de le menacer de Raffin. C'est pire que
de l'envoyer se faire voir chez les Grecs. Madjid
resta une année dans la section, juste après
l’accident de son père, quand il comprit que

101
celui-ci avait paumé dans sa chute toutes ses
facultés et ne possédait plus aucune autorité. Il se
laissa bercer par les lois de la pesanteur, bien
enfoncé dans son banc d’école.
C’est en hiver qu’il fut conduit en rattrapage.
La neige sale et grise de banlieue couvrait la cité.
Cette même neige qui a fait chuter son père du
toit qu’il couvrait.
Raffin, son long et large cache-col de laine
autour du cou, toussait déjà. La maladie. Lui et
Madjid n’eurent guère que le temps de faire
connaissance, car Raffin toussa de plus en plus
les jours qui suivirent et il était incapable de se
comporter comme à l’accoutumée. Ses gueu¬
lantes n’avaient plus le même impact, on ne se
pinçait plus le nez. Ses coups ne faisaient plus
bander les maso. Il faiblissait. On chuchotait
qu’il passerait pas l’hiver, l’instit.
Même quand Balou traduisit le théorème
d’Archimède par « le thé au harem d’Archi
Ahmed », ce qui souleva une branca d’hilarité,
Raffin ne broncha pas. Il ne balança même pas
l’épaisse brosse du tableau à travers la figure de
Balou. Il séchait, Raffin. Il abandonna sa petite
habitude de s’envoyer, dans le dos des élèves,
pendant la lecture, un gorgeon de blanc sec qu’il
planquait dans son placard au fond de la classe.
Il s’était usé la santé à jouer au chat et à la
souris, au dompteur de fauves. C’est que les bêtes
qu’on lui menait changeaient tous les ans. La
classe vieillissait pas, lui prenait de la bouteille.
Les fauves ne rugissaient plus. Raffin présen¬
tait comme une cassure, qui les refroidissait. Ils

102
ne testèrent plus ses colères, il n’avait plus de
réflexes. Il devint gentil. Ils ne pensèrent nulle¬
ment à l’achever.
Un après-midi, Raffin fut pris d’une nouvelle
crise de toux. Il n’eut ni le temps ni la force
d’aller jusqu'aux toilettes. Il vomit sur l’estrade,
caché derrière son bureau, à genoux. On entendit
les suffocations qui l’étouffaient. Un silence
pesant et froid couvrit la salle, un silence qu’il
n’avait pas demandé, d’enterrement. C’est Pat et
Balou, les anciens, qui le relevèrent.
Pauvre Raffin, la langue basse, le regard vacil¬
lant, de la bave sur sa légendaire blouse grise, et
la morve qui lui pendait du nez jusqu’au men¬
ton ! Une respiration de moteur Diesel le secouait,
le gardait encore en vie. Cet ultime après-midi
passé avec Raffin marqua plus d’un élève. On
prévint le directeur, qui appela Police-Secours.
Qui aurait cru qu’un jour les flics viendraient
chercher Raffin ? C'étaient plutôt les flics qui lui
ramenaient ses élèves. Et plus d’une fois.

Pat et Madjid arrivent finalement sur le quai,


et ils prennent place sur une banquette. Ils
restent là un bon moment à regarder, guettant le
sac à main propice ou le portefeuille qui dépasse¬
rait d'une poche. Pour eux, c’est un moyen
comme un autre de se faire du pognon. Ils n’en
sont pas à leur première tentative.
« Se faire un métro » voulait dire dans leur
jargon : faire le pickpocket en sous-sol. Puis,

103
quand on est chômeur et pas aidé, on ne regarde
pas aux moyens de se payer un sandwich et un
paquet de cigarettes. Vivre au jour le jour et se
taper le coquillard de ce que pourra être demain !
Tels les animaux.
Voilà qu’un gros type, balaise, la quarantaine,
sort d’une voiture stoppant à quai, avec une
énorme valise à la main droite. Il sue. Une
femme, certainement la sienne, l’accompagne,
qui tient un sac de voyage. Sur le quai, le gars
s’arrête, sort son mouchoir de sa poche et s’essuie
le front. Sa femme l'attend. Il porte un blouson
en skaï qui lui arrive à la ceinture, si bien qu’on
voit son portefeuille dépassant de la poche
arrière de son pantalon. Pat le voit et le montre à
Madjid qui aurait plutôt tendance, lui, à regarder
les filles.
Le gros suant et sa femme se dirigent vers le
couloir de correspondances. Madjid et Pat aussi.
La valise semble lourde pour le type, il change
souvent de main. Visiblement sa femme a de la
peine pour lui. Elle profite qu’il s’arrête pour lui
passer un coup de mouchoir sur le front. Madjid
et Pat les suivent à distance, marquant le pas
quand il faut, faisant mine de regarder les
affiches publicitaires sur les murs du couloir.
A une intersection de correspondances, le gros
et sa femme prennent la direction Mairie d’Issy.
Sur le quai, ils marchent jusqu’au milieu : les
premières classes.
Le gros pose sa valise en soupirant. Il sort une
nouvelle fois son mouchoir et s’essuie le front, le
cou. Il regarde sa montre et dit quelque chose à

104
sa femme, qui répond d’un geste affirmatif de la
tête. Pat arrive seul et s’assoit sur la banquette
juste derrière le gros.
Le portefeuille est remonté de la poche arrière
du gros quand celui-ci s'est baissé pour poser la
valise. Madjid arrive à son tour, les mains dans
les poches de son blouson. Tranquille, il regarde
une pub à quelques mètres de Pat et du gros.
Quelques voyageurs patientent aussi.
Il est déjà presque quatorze heures, heure
creuse.
La rame montre son nez. Madjid s’avance
discrètement derrière le gros. Celui-ci prend sa
valise et fait un pas vers le bord du quai. Pat se
lève et descend à moitié la fermeture éclair de
son blouson.
La rame stoppe, quelques voyageurs descen¬
dent. Le gros monte, suivi de sa femme. Il prend
la lourde valise à deux mains pour la faire glisser.
Madjid monte à son tour, frôlant le plus possible
le gros au moment où il se baisse pour reposer
son bagage. Madjid en profite pour tirer preste¬
ment le portefeuille de sa main gauche et, vite, se
retourne contre la portière.
Entre Pat et Madjid, il y a une fille, une belle
minette comme Pat les aime, qui s’admire dans
la vitre de la portière, plaquant de la main ses
longs cheveux. Madjid passe le portefeuille dis¬
crètement à Pat sur sa gauche. Celui-ci quitte sa
place, les yeux fixés sur le plan de la ligne de
métro au-dessus de la portière.
Pat se dégage doucement, mine de rien. Madjid
reste où il est, dos tourné au gros. Les portières

105
fermées, la rame prend son élan. Le gros et sa
femme consultent le trajet de la ligne. Ils parlent
à voix basse. L’homme s’éponge une nouvelle
fois le visage.
Madjid regarde le couple reflété dans la vitre.
Le gros enfouit son mouchoir humide dans une
poche avant de son pantalon. Brusquement il
porte la main sur sa poche arrière, du même
côté.
Il regarde sa femme, l’air affolé.
— Mon portefeuille !
— Tu ne l’as plus ? Tu es sûr ?
— Non. Regarde dans ton sac.
La dame ouvre son sac, évidemment pour
rien. Elle demande :
— Tu ne l’as pas oublié à la maison ?
— Je suis sûr que je l'avais : j’y ai mis mes
tickets de métro.
Il regarde par terre au cas où... puis se
retourne sur Madjid.
Il le dévisage de haut en bas et sans se gêner :
un Arabe !
Il prend l’Arabe par le colbac et l'attire vers
lui :
— Mon portefeuille, fumier !
Madjid se fait tout petit, tout tremblant,
trouillard. Murmure :
— Ça va pas, non ? je vous ai rien fait, moi.
Et finalement crie :
— Il est fou, ce mec, il est dingue !
Il voit Pat qui se marre, là-bas. Il continue de
crier :
— De quel droit, hein ? Je m’en fous, moi, de

106
ton larfeuille. Mais ça y est : ils voient un Arabe,
c'est un voleur !
Le gros le plaque contre la portière et Madjid
se laisse fouiller tout en protestant. Le gros
fouille bien comme il faut, devant, derrière, le
froc et tout.
— Tu veux pas que j’enlève mes pompes
aussi ? demande Madjid. Et mon slip, peut-être ?
Le gros se retrouve comme un con. Il s'excuse¬
rait presque. Quand ils voient l’Arabe s’avancer
vers lui, quelques voyageurs, par peur, reculent.
Madjid, au gros :
— Et maintenant ?
La rame arrive à une nouvelle station, des gens
descendent. Madjid aussi, fixant le gros et sa
femme avec méchanceté. Pat est sorti par une
autre portière et s’en va vers la sortie du quai. Le
gros, vexé, glisse quelques mots à sa femme.
Madjid, jouant le jeu à fond, l’insulte une der¬
nière fois du quai, et suit Pat.
Pat l’attend en haut des marches. Il sourit. Ils
sont à « Madeleine ». Pat sort le larfeuille de sous
son blouson, et après avoir jeté un œil autour de
lui, pas de flic, fouille. Deux billets de cent francs,
pas plus.
— Tu parles d’un fauché ! On ira pas loin, avec
ça !
Ils se dirigent vers Strasbourg-Saint-Denis par
les grands boulevards. Faubourg Saint-Martin,
ils cassent la croûte au bar d'un bistro. Sandwich
aux merguez avec harissa pour Madjid et un
jambon-beurre pour Pat. Et de la bière. Ensuite,
ils flânent le long du Sébasto jusqu’au Châtelet.

107
Ils font un tour rue Saint-Denis pour mater les
putes. Pat va même demander le prix à l'une
d’elles, montée comme une danseuse qui passe à
la télé. Trop cher pour lui. Pat discute le prix avec
la fille, puis, montrant Madjid :
— Mon copain, il a une réduction familles
nombreuses. Ça marche pas chez vous ?
La fille :
— Allez, barrez-vous, laissez-moi bosser.
— Salope ! dit Pat en continuant son chemin.
La fille ne répond pas. Elle les regarde de
travers.
Dès qu'ils voient une belle des plus dénudées,
ils vont vers elle. Ils se rincent l’œil pour tuer le
temps...
— Ça me donne envie de baiser, dit Pat. J’ai la
barre à mine.
— On rentre, dit Madjid, on va se taper José¬
phine.
— Okay, mec, avant que son Jules rentre du
boulot.
Ils reprennent le métro, puis le train jusqu’à la
cité.
Pat monte directement chez la Joséphine en se
pressant.
Madjid n'y va pas. Tout compte fait, il préfère
rentrer chez lui.
— A tout à l’heure ! dit Pat.
— Ouais, dit Madjid.
Comme l'ascenseur est coincé quelque part,
Madjid emprunte l’escalier de service, mais
attention à ne pas marcher dans la pisse.
Au troisième, il trouve, assis sur une marche,
Farid. Farid lève la tête, le reconnaît et lui sourit
— un sourire maladif.
— Alors, le père, qu'est-ce que tu fous là ?
Farid ne répond pas. Les mains croisées sur ses
genoux, il regarde droit devant lui.
— Oh ! oh ! appelle Madjid.
Farid ne bronche pas.
— Ç’a pas l'air d’aller, hein, Rustine ?
Toujours pas de réponse. Alors Madjid soulève
Rustine par les bras et décide de le ramener chez
lui.

Pat sonne à la porte de Joséphine qui lui ouvre,


mais ne veut pas qu'il entre.
— Non, Patrick, mon mari ne va pas tarder à
rentrer.
— Tu rigoles, dit Pat. Il n’est que quatre
heures et demie.

109
Elle est belle, Joséphine. Ses longs cheveux
châtains coiffés en chignon mettent en évidence
ses grands yeux noisette. Elle porte une robe sans
manches qui laisse apparaître ses rondes épaules.
Elle tient son bébé contre sa poitrine, un bébé
de huit mois qui chiale et qu’elle rassure tout en
essayant de refermer la porte sur Pat.
Lui ne veut pas sortir, il entre en force.
Un autre enfant de Joséphine, une fille de trois
ans, vient à elle et la tire par la robe en répétant :
« Maman, maman ! »
Pat referme la porte et embrasse Joséphine
dans le cou.
Joséphine se débat : « Patrick, fais pas l’imbé¬
cile ! » mais Pat continue à le faire, l’imbécile.
Profitant que Joséphine tient son rejeton dans ses
bras et ne peut se défendre, il l’embrasse sur la
bouche.
Joséphine recule :
— Pas devant les gosses, écoute !
Pat la relâche. Elle s'occupe de sa fille qui la
tient toujours par la robe et va vers une chambre.
Pat entre au salon et enlève ses chaussures. Il
entend Joséphine qui rassure les enfants. Il quitte
son jean et Joséphine reparaît sans ses gosses.
— T’aurais pu venir plus tôt !
Pat, pliant son jean : « J’ai pas pu ! »
Elle enlève sa robe légère, révélant des nichons
bien dodus, bien fermes, bien blancs, qui sentent
le bébé.
Quand elle retire son slip, Pat est déjà allongé
sur le canapé, prêt à la prendre. Elle vient sur lui,
écartant les cuisses pour s’asseoir sur son ventre.

110
— Et Madjid ? demande-t-elle.
Il ne répond pas, préférant écraser sa bouche
contre la sienne. Il dénoue son chignon, les
longs cheveux châtains tombent comme du blé
qu’on fauche, cachant le visage.

Madjid ramène Farid chez lui. Devant la


porte, il lui dit :
— Tiens-toi droit !
Farid essaie. Sa gueule enfarinée, ses cheveux
en bataille dont une longue mèche lui tombe
sur les yeux, lui font vraiment une sale mine,
une vraie tête de toxico. On peut pas se trom¬
per.
La porte s’ouvre : c’est le grand frère de
Farid, une vraie armoire à glace. A la vue de
Farid, son torse de déménageur se gonfle de
colère sous le maillot de corps italien.
— Où c’est que tu l’as trouvé, cet enfoiré?
demande-t-il à Madjid.
— Dans l’escalier.
Abdallah, c’est comme ça qu’il s’appelle, le
monstre, prend son petit frère par le pull-over
et le jette dans le couloir. Farid va s’écraser à
plat ventre dans le salon. Madjid, surpris, n’a
que le temps de crier à la brute :
— Doucement, tu vas le claquer !
— Qu’est-ce que ça peut te foutre? crie l’au¬
tre, prêt à frapper encore.
Madjid va relever Farid à moitié dans le
cirage et le conduit vers sa chambre.
— Une bande de cons, que vous êtes ! conti¬
nue le grand. Vous vous croyez malins à vous

111
défoncer, à faire les cons ! Regarde comment il
est, lui, maintenant. Hein ! t’as vu : une loque.
Dans le salon, une petite vieille arabe, assise les
jambes croisées sur un tapis, la tête cachée par
un turban et vêtue d’une robe orientale, prie. Ses
mains furtives glissent sur les perles d’ivoire d’un
chapelet musulman. Elle ne s’est pas occupée de
ce qui se passe dans le couloir.
Le grand gueule toujours. Dans sa chambre,
Farid péniblement s’allonge, en cachant son
visage dans ses mains. Ils entendent Abdallah qui
continue de râler, nerveux comme un tigre, juron
sur juron, dans l'autre chambre, celle de Naima,
la frangine.
Elle n'a que seize ans, et déjà enceinte. La
honte de la famille, le malheur. Belle fille, la
gamine. Tout le monde dans la cité sait qu’elle
est en cloque. Les bruit vont vite. C’est pour ça
que l’Abdallah la laisse plus sortir. Il faut cacher
la misère.
Elle aurait pu se faire avorter, si elle n'avait
pas craint de le dire à sa famille. Elle aurait pris
une bonne trempe par le grand frère, mais
aujourd’hui elle en serait pas là. C'est pas la
première gamine qui avorterait dans le quartier.
Elles ne connaissent rien à la contraception et les
mecs, ils s’en fichent, eux ils baisent.
— Qui c'est qui va se marier avec toi, mainte¬
nant ? se plaint sa mère. Hein, dis-moi ? Avec un
gosse sur les bras, tu trouveras pas, salope!
Putain !
Madjid pense à tout ça dans le couloir. En
passant, il la voit assise sur son lit, Naima, les

112
mains sur le ventre. Elle ne se peigne plus, elle est
pâle, le visage amaigri, tout tiré. On dirait quelle
n’a plus de larmes pour pleurer devant tant
d’insultes, puis les coups de pied dans le ventre
que sûrement elle encaisse.
Le soir, la vieille grand-mère lui apporte un bol
de soupe, un morceau de pain. Elle mange ça
cloîtrée.
Quant au père, il a failli la tuer, un soir qu’il
rentrait ivre. Il voulait la jeter par la fenêtre. Elle
hurlait, la môme, son cri déchirait le silence du
béton. Heureusement la mère empêcha le forfait.
Depuis, on ne laisse plus le père voir sa fille,
surtout quand il a bu.
Madjid rentre chez lui. Sa mère n’est pas là,
c’est l'heure des sorties de bureau, elle fait le
ménage. Dans sa chambre, son petit frère Mehdi
fait ses devoirs. Tête dans les mains, accoudé à la
petite table récupérée par Madjid dans une cave,
le môme s'entête sur un livre de calcul.
Des devoirs, il n’en a pas fait beaucoup, Mad¬
jid, de son temps d’écolier. Dès la sortie de la
classe, il balançait son cartable dans un fossé et
surgissait la balle de foot. On organisait le match
sur le premier terrain vague, des parties intermi¬
nables, à vingt et plus, des cartables comme
poteaux de but. Ils s'en donnaient, les mômes,
comme des bêtes, après la quotidienne captivité.
T’avais intérêt à savoir dribbler si tu voulais
caresser la balle, avec tant de désirs et d'ardentes
jambes qui tournaient autour du ballon. Et pour
faire une passe à l’autre bout du petit terrain,
fallait la prendre, la baballe, comme on prend les

113
seins d’une fille, avec délicatesse et amour. Avec
tous ces gus entre toi et ton partenaire, fallait
rudement biaiser.
C’est comme ça que naissent les grands foot¬
balleurs; sur les terrains vagues. Une feinte de
corps, un supercontrôle, ça s’apprend pas pour la
frime, mais par égoïsme, pour pouvoir se le
garder, le ballon, dans la fourmilière. Le dribble
aussi. Les grands techniciens du football, ceux
qui font lever la foule par leurs gestes glorieux,
cherchez pas, ils ont été ce genre de petits
égoïstes.
Les devoirs et les leçons venaient après.
A l'époque, Madjid et ses parents habitaient le
bidonville de Nanterre, rue de la Folie, le plus
grand, le plus cruel des bidonvilles de toute la
banlieue parisienne. Des vraies favellas brési¬
liennes, le soleil en moins, sans la musique
endiablée pour crier au secours.
Quand il avait fait venir sa femme et son gosse
d’Algérie, le père de Madjid ne leur avait pas
dit dans ses lettres qu’ils logeraient dans des
baraques enfumées et froides. Au vu de ce que
c'était, Malika en pleura de misère et Madjid se
demanda si c’était pas une blague. Au pays, on
ne mangeait pas à sa faim, d’accord, mais on
avait une petite maison en pierre, en chaume,
un abri propre. Un ventre creux, ça peut se
cacher, mais un taudis, tout le monde le voit.
Et la dignité, alors ! Malika regrettait son
voyage, serrant son petit dans ses bras. Le père
disait :
— Ils vont nous reloger convenablement, je
suis allé à la mairie !

115
Des mois, des années passèrent sur le qui-vive,
à surveiller le feu.
Il y avait une alerte par semaine, dans ce bidon¬
ville. Parfois des feux grandioses et qui duraient
des heures. On allait se recoucher au petit matin,
quand les pompiers commençaient à bâiller.

Madjid avait sept ans quand, par un matin de


novembre, sa maman et lui s'étaient retrouvés
sur le quai de la gare d’Austerlitz. Son père
devait être là, il n'y était pas. Ils l’attendirent,
errant dans la gare, à l'heure de la première
presse et du café-crème. Malika avait gardé son
voile, perdue entre deux civilisations. Elle fut la
curiosité des banlieusards qui allaient pointer au
bureau. Elle n'avait jamais quitté son village de
l'Est algérien et, d’un seul coup, la voilà d’un seul
bond de l’autre côté de la Méditerranée. Tout est
grand et démesuré. « Le progrès », quelle se dit
sous son voile. Son haïk, elle l’avait acheté exprès
pour le voyage. C’est son costume de première, et
elle découvre qu'ici les femmes n'en portent pas.
Dur pour elle ! Enfin, le papa arrive. Madjid ne le
reconnaît pas, il était trop jeune quand son père
avait émigré. Il se laisse embrasser par le mon¬
sieur coiffé d'une chéchia, puisque Malika lui dit
que c’est son papa.
Puis le taxi, puis les bidonvilles.
Et des mômes, le môme Madjid en cherche et
en trouve tout autour !

116
— Ne te perds pas, lui disait Malika quand il
sortait.
Les enfants arabes le surprennent, ils parlent
tous français, dis donc ! Puis ils s'en fichent, les
gosses, du bidonville, des décharges d’ordures, de
la boue. Il y a même des Blancs, des Bernardo,
des Fernando, des Miguel, qui s’amusent dans
des cadavres de bagnoles.
Et le terrain de foot ! Il est au bord de la route,
rue de la Folie. Les buts sont des grands tonneaux
remplis de cailloux. Fait pas chaud, quand
même, ici. Le petit a les joues qui prennent des
couleurs et les lèvres qui gercent. Personne ne fait
attention à lui. Il se promène dans le village, un
vrai labyrinthe mais organisé, avec un boucher,
un épicier, un café-bar, un restaurant, même un
coiffeur. Une boîte aux lettres au bord de la route
sert de carton aux tireurs au lance-pierres. Le
champion, c'est celui qui met son caillou dans la
fente.
Les enfants jouent avec une petite graine
d’insouciance dans la misère, dans la boue, sous
la fumée dense et épaisse que crachent les chemi¬
nées. Ils se débrouillent toujours, les gosses, pour
s’amuser, même sur un champ de mines...
Madjid fut inscrit à l’école. Les copains du
bidonville, il les reconnut à leurs godasses sales.
La boue. C’était pas la peine de cirer ses pompes
là-bas, ou alors il fallait être drôlement acrobate !
Dès qu’on avait fait deux pas, on était marqué.
Entre le bidonville et la route, il y avait une tirée,
on pouvait pas la faire sur la tête.
Dieu ! qu’elle est grande, cette cour de récréa-

117
tion, le premier jour d’école, quand on connaît
personne. Il faut prendre ses marques comme sur
un terrain de foot, comme plus tard dans la vie.
Si on veut s’en sortir pas crevé. Et Madjid est de
ceux-là, de ceux qui désirent se battre pour
survivre. Pas planqué, lui, à l’arrière dans le
troupeau. Devant, sur le front, encore et toujours,
même si quelquefois c’est épuisant, parce qu’on
se retrouve généralement bien seul. Pour ne pas
être seul, faudrait tirer les autres en avant, mais
ils sont souvent tellement cons qu'on se décou¬
rage. Alors faut y aller seul.
Le soir, quand il rentre, Madjid trouve sa
maman assise devant la table de cuisine, à
éplucher les pommes de terre. Malika sur une
chaise, Madjid n’a pas encore l’habitude. En
Algérie, on mangeait par terre, on discutait par
terre, et c’était bien. Faut suivre, sinon les voi¬
sins...
Elle est malheureuse, la mère, elle ne peut
même pas nettoyer les murs, c’est des planches.
Ni le sol, la serpillière ne s’y prête pas, c'est de la
terre et un coup de balai soulève de la poussière.
Elle n’ose pas encore sortir, parce qu’ici les
femmes n’ont pas le voile et elle ne se voit pas
dans la rue sans haïk. Elle n’ose pas encore. C’est
Madjid qui va chercher l’eau au robinet du
bidonville, il n'y en a qu'un pour tout le village et
l'hiver il est gelé. Il faut dégeler. On emporte du
papier journal, des planches, des cartons, des
cageots, et on fait un feu autour. En attendant, on
discute assis sur un jerrican, on profite du feu.
De temps en temps, quelqu'un manipule la tête

118
du robinet pour voir si l’eau arrive. Non. Elle se
fait prier, la flotte, il faut la réchauffer, atten¬
dre le miracle. On pourrait danser autour en
implorant les dieux, appeler un sorcier pour
souffler sur le feu, les assoiffés en posture de
méditation spirituelle.
Pour les H.L.M. avoisinantes, ça fait un beau
spectacle, l’eau chaude coule à flot chez eux. On
en voit derrière les fenêtres. Madjid a peut-être
un camarade de classe qui l’observe de là-haut,
dans des chaussons propres et chauds, en
pyjama, repu, lavé, avec Bibi Fricotin à la
main. Il n’ose pas regarder, il se retourne vers
le feu.
Le robinet est gelé presque tout l’hiver et il
faut le réchauffer deux à trois fois par jour.
Quant aux cabinets, c’est un grand trou pro¬
fond, avec deux planches dessus, le tout dans
une petite baraque sans toit.
Malika plana longtemps avant de s’habituer à
peu près, de s’acclimater. De temps à autre, les
cousins, les cousines, venaient manger à la
baraque. Le dimanche après-midi, elle retrou¬
vait ses couleurs parce qu’on parlait du pays.
Quand on lui reprochait de ne pas sortir, elle
haussait les épaules. A quoi bon ? Il fait si froid
dans ce pays, le ciel est toujours si gris. Madjid
faisait ses devoirs assis sur son lit, une chaise
en guise de bureau, à côté du petit poêle à
charbon.

119
Après les planches du bidonville, le béton.
Allongé sur son lit, Madjid regarde son petit
frère ranger ses cahiers.
Les images défilent à toute allure dans sa tête.
Il ne veut pas s’y attarder. Il n’a pas le cœur à
fouiller dans sa mémoire. La lassitude.
Le petit referme son cartable et quitte la
chambre. Madjid se lève aussi en s’étirant.
Malika va rentrer de ses ménages, vaut mieux
partir, si elle est en colère, il aura droit à la
tançante !
Que faire, sinon aller chez Pat ?
C’est Chantal, la grande sœur de Pat, qui lui
ouvre.
— Salut ! qu’ils se disent.
Chantal appelle son frère :
— C’est Madjid !
Pat sort de la cuisine en mordant dans une
pomme verte.
— T'as vu ta frangine ? dit Madjid. Depuis
quelle bosse, dis donc, elle fait plus la bise ! Elle
est fiérote maintenant, elle crâne !
— Ta gueule, dit Pat, on va encore s'engueu¬
ler !
— N’empêche qu’elle a un beau petit cul.
Chantal, de la cuisine :
— Ta gueule, fainéant !
— T'entends, dit Madjid. Non, mais franche¬
ment !
— T’es pas marrant, répond Pat.
Madjid continue du même ton blagueur :
— Chantal !
— Ouais.

120
— Tu vois, j’aurais un beau petit cul comme
toi, j'irais pas m’emmerder dans un bureau.
Chantal revient, les mains aux hanches, l’air
pas content du tout, et ne le lui mâche pas :
— Tu nous les casses !
Madjid se gratte la tête :
— Bon, ben, d’accord... Hein, Pat, sont cons les
jeunes maintenant, savent plus rigoler, pas
comme dans le temps.
Pat enfile son blouson et ses santiagos et sur le
pas de la porte Madjid s’émerveille encore :
— Ce cul, mon vieux ! Ah ! ces miches !
Quand ils arrivent chez Maggy, il y a toute la
bande. Anita est au flipper. A elle seule elle fait
un boucan terrible. Elle traite le flipper de tous
les noms.
Thierry, Bengston, Jean-Marc et Bibiche sont
au baby-foot. Pat et Madjid vont chahuter Anita.
Ils posent leurs coudes sur la vitre du flipper et
discutent de la pluie et du vent.
— Faites pas les cons, merde, dit Anita, je vois
rien, je vais paumer la boule.
Elle grouille comme une puce. Pat lui pelote les
fesses, tandis que Madjid lui souffle dans les yeux
la fumée de sa cigarette.
— Arrêtez, quoi !
Puis elle s’énerve, secoue brusquement l’appa¬
reil qui fait « tilt ».
— Voilà, dit-elle, avec vos conneries!...
Pat s’approche toutes lèvres dehors :
— Je t’aime, Anita, ma poule... hum, un bai¬
ser...
Elle recule.

121
— Tu me rends dingue, dit Pat.
Elle n’apprécie pas, Anita. Elle se réfugie près
de Maggy, la patronne, devant la caisse.
Madjid rit et va voir au baby-foot.
Pat a pris Anita par la taille et l’attire contre
lui.
Elle se débat, Anita.
— Tu vas la laisser tranquille ! dit Maggy, ou
je te fous dehors.
Pat lâche prise.
« Même les vieux savent plus rigoler... Où va-
t-on ! » soupire-t-il. Et il lève les bras au ciel.
La porte s’ouvre. C’est Solange, son fils à la
traîne. Elle referme la lourde, puis se tient
debout à l’entrée et observe de son regard paumé,
alcoolisé, avec la bouche qui se tire de travers.
— Le premier qui bouge, dit-elle, il paie mon
verre.
Personne ne l'écoute, personne ne bronche.
— Tu parles d’une bande, toi ! Pas un qui
lèverait le petit doigt.
Elle va au bar, son fils vers le baby-foot. Elle
commande une pression. Maggy refuse de la
servir, vu son état.
Solange se plaint à la cantonade :
— Qu’est-ce que j’ai de moins que les autres ?
On ne fait guère attention. Quand Maggy a dit
non, c’est pas la peine d’insister. Mais elle insiste,
Solange :
— J’ai pas chouravé ta caisse, pourtant. J’ai
pas la gale ! Alors ?...
Maggy lui répond gentiment, lui fait ses yeux
de bonne maman :

122
— T’en as assez bu pour aujourd’hui, hein ! Tu
vas rentrer chez ta belle-mère et coucher le petit.
T’as vu dans quel état il est ? Regarde sa tête s’il
est pas fatigué.
Quand on prend Solange par le sentiment, elle
se calme. Elle fixe son lardon. Pas si crevé que ça,
le môme ! Il a encore du jus, il suit la balle du
baby-foot comme un chiot qui essaie d’attraper
une mouche.
&
v
Noël approche. Malika emmène ses enfants, les
trois derniers, à la mairie pour les cadeaux de
Noël. Chaque année, la municipalité offre des
chaussures aux mômes nécessiteux.
On va prendre le bus. Il fait froid.
Malika s’est mal réveillée ce matin. Fatiguée,
alors que la journée commence à peine.
Elle s’est couchée très tard, le père Levesque a
encore fait des siennes, il a failli étrangler sa
femme; elle en garde les marques sur le cou.
Comme Éric et Fabienne dormaient, ils n’ont pas
entendu leur maman se débattre. Elle a mordu
Levesque à une main, puis elle s’est mise à
hurler. Alors Éric s’est réveillé et a couru cher¬
cher Malika qui, heureusement, ne dormait pas
encore. Elle a trouvé Levesque à poil, et sa femme
tout autant.
— Elle m’a mordu, la salope, hurlait Leves¬
que.
Il était en forme, le bougre ! Impossible à
coincer.
— Je vais t'apprendre à respecter ton mari !

125
qu’il criait à sa femme en essayant de l'alpa-
guer derrière Malika.
Elle avait dû refuser de le sucer jusqu’au
bout, l’abruti, mais comment avaler le foutre
d'un mec pareil, si repoussant, si ignoble, telle¬
ment égoïste? Comment être disposée à aimer
cette viande soûle et méchante ?
Malika imaginait très bien la scène : Leves-
que demandant sa gâterie favorite; elle,
d’abord réticente, acceptant par peur, le suçant,
mais refusant qu’il éjacule dans sa bouche, et
Levesque la prenant par le cou, serrant, et elle,
alors, qui arrive à le mordre, heureusement !
Levesque ne s’était calmé que tard, mais pas
encore endormi, l’affreux !
Sa femme s'était terrée avec les enfants chez
Malika. On avait même fait du thé en attendant
que le fauve cesse de rugir dans sa cage. Quand,
vers deux heures du matin, Madjid était rentré,
Malika l'avait envoyé voir si « Missié Leves¬
que » avait enfin baissé pavillon. Oui, il dor¬
mait, et sa petite famille avait pu regagner
l’appartement, non sans crainte, et dans quel
désespoir !...

C’étaient de grosses godasses qu’on donnait,


de belles groles d’hiver, de celles qui font bien
mal à la récré quand on les reçoit dans le tibia.
La mairie était noire de monde...
Dans l’immense salon du rez-de-chaussée, les
gosses essayaient devant les mamans soucieuses
de la bonne pointure. On rencontrait des voi¬
sins, on faisait la causette. Malika se plaisait â

126
exhiber ses enfants clinquant neufs, bien propres,
bien élevés.
Ils furent tous contents de leurs pompes, sauf
Ounissa, la plus petite, qui ne voulait pas ce
genre-là, pas des souliers de garçon. Malika les
prit quand même, mais une taille au-dessous, à la
pointure de Stéphane, le petit à « Chousette ».

Chousette n'a toujours pas trouvé d’emploi.


Elle désespère parfois. Son mari ne lui verse plus
la pension alimentaire, elle s’en est plainte à
l’assistante sociale, mais il est parti sans laisser
d’adresse. Alors, les fêtes de Noël et du jour de
l'An, pour Josette, c'est carrément l’angoisse.
Finalement, elle a décidé d’aller avec le petit
chez ses parents dans le Loiret, pas loin
d’Orléans, où sa mère, c’est sûr, va lui reprocher
encore et encore son mariage. Elle entend les
réflexions : « On te l'avait bien dit, hein ? Mais
t’en fais qu’à ta tête !... »
Elle ne se sent guère un moral à supporter ça,
Josette !
Il y aura sa sœur, le jour de l’An, sa frangine
Cathy, bien mariée, deux gosses. Le mari a la
bonne situation, la belle voiture. Et tout ça sur
place, dans le Loiret, toutes les chances ! Elle
sent, Josette, l’étau se resserrer, l’espoir, la foi
foutre le camp.
Le silence l'oppresse. Pendant les fêtes, on
imagine tout le monde heureux, surtout qu’on les
voit, ces gens heureux, à la télé...

127
Stéphane écarquille les yeux sur son tout petit
sapin de Noël, ses tout petits cadeaux de Noël ! Il
restait si peu d'argent. Faut faire semblant d’être
bien. A minuit, le gros baiser au gosse, imiter les
autres à la télé, mais parce quelle en a envie
aussi. Envie, besoin de sentir un peu de chaleur
humaine, de se réfugier dans le dernier espoir
restant.
Le samedi, la cité montait d'un ton. Ses âmes
avaient l’air plus vrai. On descendait en tirant
sur un chariot à provisions, détendu, frais après
la grasse matinée. En route pour le marché,
boutiques, magasins, grandes surfaces. Malard
en survêtement de sport bien cintré sur son petit
corps rond, promène son berger allemand. Il lui
apprend à faire pipi dans le caniveau.
— Assis... debout... hurle Malard.
Et le chien obéit. Malard exulte, gonfle le torse,
fier de sa bête devant les passants, et il recom¬
mence.
Le soleil cligne de l’œil au béton, ravive le
sommet de la tour centrale. Aux fenêtres et
balcons, c’est le ballet du balai, le grand net¬
toyage hebdomadaire. Paillassons, tapis, des¬
centes de lit claquent au vent, vomissent leur
poussière, et tant pis pour le voisin du dessous.
A poil à sa fenêtre, Coqueluche, ce type dont
l’épouse est partie avec le père de Pat, règle une
paire de jumelles sur les balcons alentour, car à
moitié nues souvent sont les ménagères.

129
Au bout du cinquième aller et retour, l’ascen¬
seur se bloque, vu l’affluence. Jurons et insultes
résonnent dans l’escalier, mais il y en a aussi qui
se saluent, qui se fendent d’une politesse : faites
donc, passez ! Passer, des fois, dans une flaque de
pisse, et l’on s’excuse en tirant son chariot plein
de victuailles, et l’on sourit, gêné, l'air de dire :
« L’habitude, c’est pas grave ! »
La plupart prennent leur voiture pour aller au
marché, pourtant guère loin. Dix petites minutes
à pied, mais faut faire rouler Titine qui ne bouge
pas de la semaine. Elle bouge que ce matin du
samedi, puis le dimanche après-midi, pour aller
chez la belle-mère.
Ce qui est chouette, c’est le mois d’août : les
trois quarts des « citadins » sont partis se faire
bronzer le coquillard, en bagnole, laissant la
place aux autres pour respirer. Quand ils partent
au vert, ils emmènent tout, le frigo, la télé, la
lessiveuse, le chien quand ils ne s’en débarrassent
pas dans un champ de maïs.
Encaravanés, encampingés, ils pourraient
emmener la tour qu’ils l’emmèneraient. Ils par¬
tent bourrés pour fêter ça, ils reviennent bourrés
d'avoir arrosé l’adieu aux autres campeurs. Y a
ceux qui reviendront jamais parce que Fonfonsse
fonceur s’est endormi sur le volant. Y en a
d’autres qui rentrent avec un membre de l’équipe
en moins, il s’est noyé en voulant nager au large
pour chier tranquille dans la Grande Bleue.
Ils balancent des cartes postales à toute berzin-
gue où on voit leurs pareils entassés les uns sur
les autres, avec mention « il fait beau, on mange

130
bien ». Le père rapporte un coup de soleil sur la
tronche, la mère se retrouve en cloque, et les
gosses pleins de boutons. L’année prochaine on
ira ailleurs.
Les jeunes du béton descendent carrément sur
la Côte d'Azur. C’est que quand il s’agit de tirer
un larfeuille, vaut mieux que ce soit un gros.
Vers Saint-Tropez paraît qu’ils sont mastoc, en
croco, en lézard. Même vide, tu pourras toujours
le refourguer.
Puis sur la Côte, les nichons sont classes. Les
petites caissières de chez Mammouth (celui qui
vend du désespoir par paquet de six pour le prix
d’un), celles qui se prennent pour des starlettes
et jouent à la Neuillylienne ou à la Seizièmoise,
ont des nibards plus bandants que les belles-
doches de Bretagne. Quand tu tires pas, tu
mates.
Tu te fais une petite coupe de cheveux à la
Travolta, tu fauches un maillot de bain au
marché sans oublier le tube de pommade à
bronzer, tu t’allonges sur le sable, et les calots
en forme de canne à pêche, tu guettes tous les
sacs à main de belle signature, surtout ceux qui
sont restés seuls du fait que la donzelle est
partie se mouiller les roberts.
Alors y en a qui reviennent tout de suite, vite
fait, parce qu'ils ont la flicaille au cul, et d’au¬
tres qu’on revoit que six mois, un an après : ils
couraient pas assez vite.

Malika préfère, comme tous les immigrés, le


marché de Gennevilliers, où l’on compte trois

131
rangées exclusivement de marchands arabes.
On se croirait au pays.
Ça sent la menthe fraîche, encore mouillée
de rosée, la menthe sauvage. En Algérie on
voit des gens parfois qui se baladent avec une
feuille de menthe qu'ils portent souvent à leur
nez, ça sent bon et ça rafraîchit. Il y a du
rassoul, du vrai khôl, du souak (c’est de
l’écorce de châtaignier, châtaigne ovale, et
non ronde), ce souak que les femmes, après
leur bain, mâchent pour s’embellir les gen¬
cives, qui prennent alors une couleur hennéi-
que, et il blanchit les dents. Il y a de la
chhiba, petite plante gris-vert qu'on trempe
aussi dans le thé. Oui, toutes les épices, tous
les aromates d’Afrique du Nord sont au
marché de Gennevilliers.
Quand son mari n’était pas encore tombé
sur la tête, Malika achetait tous les samedis
une poule vivante. Elle la trimbalait dans son
cabas, la tête de la volaille laissée à l’air.
Comme elle n’était pas seule dans ce cas, fal¬
lait entendre le tintamarre dans l’autobus.
Les Blancs n'apprécient guère, c'est peut-
être pour ça qu’ils prennent leur voiture pour
aller au marché. Et, en plus, les cousins, ils se
causent de bout en bout du bus...
— Hammdoullah !
— Hammdoullah!
et on enfonce la tête de la poule dans le sac,
quelle arrête de caqueter.
Maintenant que le vieux est malade, il ne
sait plus égorger la poule et Malika n’en

132
achète plus. Ou alors il faut aller chez un voisin
arabe, un qui connaît la bonne façon.
Car y a la petite prière avant de faire sa fête
à l'animal : lui sortir la langue du côté droit
du bec, lui diriger la tête vers La Mecque, prière,
et hop ! on lui tranche le cou pour qu’elle se
vide, la poule, et on la tient bien dans la bai¬
gnoire, sans quoi elle ferait le tour de l’appar¬
tement.
Dans les bidonvilles, on tuait les poules
dehors, et puis on les lâchait. Elles faisaient une
ultime promenade dans l’allée boueuse et tom¬
baient au milieu des gosses qui leur couraient
après.
A midi déjà, le samedi, Levesque est bourré.
Après le marché il fait la tournée des bistrots,
son panier à la main. Il retrouve Mimile, Dédé,
Nénesse, Jacquot et toute la clique et chacun y
va de sa tournée de Ricard. On se fait un petit
couplé au P.M.U. et : « Remettez nous ça, Marne
Marcel !
— Encore une pour oublier !
— Dans ce cas, faut payer de suite ! »
Et ils s’écroulent de rire, ces cons.
Ils chambrent le marchand de tapis, celui qu’a
la gueule comme sur les prospectus du Club de
Djerba ; d’ailleurs, il sourit tout le temps. Il
comprend très bien les allusions racistes que les
poivrots lui envoient. Il sourit ; du moment qu’il
leur fourgue un de ses tapis, pour lui c’est
revanche, puisqu’à tous les coups ils se font
baiser, les acheteurs, quand ils achètent.
— Pas de pitrole, pas de client !

133
— Z'ont qu’à se le siffler, leur fuel, nous on a le
Ricard !
— C’est interdit par Allah !
— A la tienne !
Il s'en tape sur le ventre d’avoir trouvé ça,
Mimile.
Les gosses sortent de l'école et traversent la
cité en chahutant. Pas de cantine le samedi, on
mange en famille. L’après-midi pas de classe, ils
sont contents. Maintenant qu’ils font leurs qua¬
rante heures comme leurs parents prolos, avec en
prime des devoirs et des leçons à apprendre en
dehors des cours, ils n’ont pas le temps des loisirs
et du sport, ou alors faut être drôlement futé.
Y’en a bien certains qui prennent le temps de
vivre, mais c’est qu’ils l’arrachent aux parents,
aux profs. Ils en ont marre d'être saucissonnés.
Ce sont les mêmes qui regardent par la fenêtre de
la classe pendant que les autres lisent le black-
board. Ils jouent à cache-cache derrière les voi¬
tures ou se cognent dessus à coups de cartable.
Malika revient avec trois gros pains sous le
bras gauche et un sac plein de légumes, de fruits
et de viande dans la main droite. Son mari la
suit. Il ne sait plus rien faire. Mais suit toujours
pour porter un cabas. Il est tout petit à côté
d’elle. Il ne fait pas le poids non plus.
Les gosses sont déjà rentrés, ils grignotent du
pain sec, des restes de petits gâteaux. Ils boivent
l’eau à même le robinet, pas besoin de verre chez
les Indiens. A peine les provisions rangées, la
mère fait sa toilette spirituelle d’avant-prière.
Elle s’enferme dans la salle d’eau et se lave les

134
bras jusqu’aux épaules, l’entrecuisse, le visage
une fois, se rince les dents, repasse ses mains
sur son visage et murmure « Allah akbar ».
Ensuite, dans sa chambre, elle récite la prière à
genoux sur une peau de chèvre importée d’Algé¬
rie, en direction supposée de La Mecque, et ce
quatre fois par jour. Elle cause au bon Dieu, les
yeux mi-clos, les mains jointes, elle le supplie
pour Madjid, pour Josette, du travail pour ceux
qui sont dans la misère, du mieux pour tous
ceux qui vivent dans l'angoisse, elle demande
force et protection :
— Allah akbar...
Et elle se relève péniblement pour aller
affronter les humains.

Ils ont faim, les humains, assis autour de la


table. Ils attendent la salade de concombres
qu’Amaria est en train de préparer. Ils s’impa¬
tientent, ils jouent avec les couverts, Malika a
sorti une douzaine d’œufs pour sa fameuse ome¬
lette aux tomates et à l’ail du samedi midi.
Le plus calme, le plus gentil, c’est le père. On
l'assoit sur une chaise devant la table et on lui
allume la télé. Il bronche plus. Il est comme le
dernier de la famille, le plus petit, le plus jeune.
Il regarde défiler les images, sans rien deman¬
der de plus. De temps en temps la petite
Ounissa se met sur ses genoux et se serre contre
lui. Le petit vieux sourit maladroitement et
pose sa tête sur celle de sa fille. On ne sait plus
ce qui se passe dans sa tête, mais quand même
il doit bien sentir qu’il est chez les siens dans

135
cet appartement. Un peu comme un chien, il
reconnaît ses maîtres, mais s’il était largué en
pleine brousse, il n’en mourrait pas pour autant,
il irait avec la première personne qui le siffle¬
rait...
Pour Pat et Madjid le samedi est un jour
comme un autre. Sauf le soir quand ils vont au
rassemblement.
A l’Alhambra, la séance de minuit est générale¬
ment un film porno. Tous les loubards du quar¬
tier s’y donnent rencart. La projection se passe
dans une ambiance indescriptible. Tout y passe :
cris, insultes, applaudissements, l’ouvreuse n’en
peut plus de réclamer le silence. D’ailleurs elle se
fait traiter de tous les noms, pire que l’héroïne du
film... Le patron du ciné, lui, n’intervient plus. Il
s'est pris quelques grosses têtes, depuis il entend
plus rien... Et ça fume dans la salle, ça crache par
terre, on se cause du balcon au premier rang,
tranquille...
On s’annonce les nouvelles :
— Eh ! Maxou est béton !
— Oh!...
— Il a fait une bijouterie... Ils l'ont chopé aux
Alouettes.
— Il va prendre facile une pige !

137
— James... tu te souviens de James, celui qui
boitait ?
— Un blondinet avec des boutons plein la
tronche ?
— Ouala ! Eh ben, il s’est planté en moto sur
l’autoroute de Pontoise, il allait voir sa gonzesse !
— Dur!
Puis, tout ce petit monde se retrouve au café du
coin. Il y a toujours deux bandes rivales qui
passent par là, et bagarre au comptoir. Parfois,
c’est vraiment horrible, surtout pour le malheu¬
reux cogneur qui se retrouve par terre, il se fait
relever à coups de santiagos.
A se faire chier, ils se tapent sur le ventre...
Un 14 Juillet, le bal du quartier fut interrompu
par une bagarre gigantesque, du jamais vu dans
la banlieue, facilement une cinquantaine, à coups
de bouteilles, de couteaux, de poings américains.
Les flics ne voulaient même plus s'en mêler!...
Elle nous aimait bien, la Maggy, on le lui
rendait bien aussi. Elle nous appelait ses petits.
Dans son bistrot, restait toujours un peu de
chaleur humaine, toujours un pote, une cigarette,
une pièce qu’on te tendait. Jamais d’histoires non
plus chez Maggy : pour se battre on allait dehors,
loin. Pour ne pas la contrarier.
Son fils, Noël, était en taule pour vol. Il faisait
partie de la bande, habituellement. Elle nous en
voulait pas.
Ce soir-là, il y eut une descente de flics. Pas de
panique, on avait l’habitude. Le train-train :
fiche de paie, papiers, chômage.
Ceux qui n’avaient pas de fiche de paie et
n’étaient plus étudiants avaient droit à une
faveur spéciale. C'est-à-dire la plupart. Le flic
prenait leur carte et allait dans le car, dehors,
appeler le commissariat pour vérifier l’identité,
voir s’ils étaient pas recherchés, inscrits sur une
fiche quelconque.
Un flic demande ses papiers à Pat, qui refuse.
Le flic, furieux, répète :

139
— Les papiers !
Pat, en buvant sa bière, nonchalant, pour
bien montrer aux copains qu’il n’a pas peur,
répond au flic :
— Je suis français, moi. Je suis dans mon
pays. Tu me prends pour un Arabe, ou quoi ?
— Gardez vos distances, vous n'avez pas à
me tutoyer !
Pat pose son verre sur le bar, sûr de lui, et
reprend :
— Vous n’avez pas non plus à me demander
mes papiers.
— Ça va mal aller, si vous refusez.
Pat, qui n’a pas tellement envie d’aller faire
un tour dans le panier à salade, sort sa carte
bien abîmée. Le flic la prend du bout des
doigts, peur de se salir. Il fait répéter à Pat ses
nom et adresse, et lui rend son bien.
Ils embarquèrent quand même deux gars de
la cité, deux qui n'avaient pas l’air confiants.
Qu’avaient-ils fait ? On ne savait pas.
Les flics repartis, Bibiche sortit de l’intérieur
des buts, dans la cage du baby-foot, les quel¬
ques grammes de shit qu’il y avait planqués.
Maggy, évidemment, n'y vit que du feu.
Pat insulta les flics quand il entendit le car
démarrer :
— Enfoirés !
Madjid paya les consommations avant de
partir, ce qui lui valut ce commentaire de
Thierry :
— Dis donc, t’as été à la pêche aujourd’hui ?
Madjid :

140
— Je t'ai payé ton verre et tu poses des
questions ?
Thierry :
— Te fâche pas, c’est pour rire.
Madjid :
— Je préfère.

Ils sortirent ensemble, Madjid, Pat, Bengston


et Thierry. Il faisait nuit déjà, et l’air était frais. A
peine arrivés à l'entrée de la cité, ils aperçurent
Loucif, un Arabe de dix-sept ans, surnommé
Loulou, complètement ivre, qui pissait tant bien
que mal contre le grillage. Il tenait à peine
debout. Ils avancèrent vers lui, bien étonnés de le
voir dans un état pareil. Il urinait carrément sur
ses santiagos. Eux, derrière, attendaient. Ils
attendaient que le Loulou s'aperçoive qu’il avait
du monde. Sans même ranger sa bite dans sa
braguette, il se tenait au grillage de ses deux
mains. Il respirait fort.
Pat dit :
— Heureusement qu’ils ont mis un grillage là !
Les autres sourirent.
Loulou se retourna péniblement. Sa main
gauche tenait toujours la grille. Il plissait les
yeux. Il observa un moment les mecs, puis les
reconnut. Il dit :
— Ah, bande de cons !
Et Bengston, en riant :
— Ferme ton magasin, on voit tes outils.
— Hein?
— Planque ta bite, précisa Thierry, on va te la
couper.

141
Loulou baissa la tête et vit le travail. Alors il
rangea ses outils.
— Qu’est-ce qu'il t’arrive, mon con ? demanda
Madjid.
Loulou essaya de répondre, fit un effort qui lui
remonta à la gorge et vomit d’un seul coup. Les
autres reculèrent en riant. Il dégueula contre la
grille. Toutes ses tripes. Il s’essuya avec ses
manches de blouson et finit par avouer :
— C’est le pinard du père Malard!... Ah! et...
et... il est bon... Ah ! ah !...
Et il arriva à rire avec les autres.
— Dans sa cave, au vieux con... Ah ! ah !...
Les autres l’empoignèrent par le bras et l’em¬
menèrent.
— On va vérifier si tu dis pas de conne¬
ries.
Ils contournèrent le parking et entrèrent dans
un hall du bâtiment Coquelicots, Thierry donna
la lumière dans le couloir des caves. Ils trouvè¬
rent celle du père Malard la porte grande
ouverte. Quelques bouteilles vides jonchaient le
sol. Yen avait cinq caisses, de pinard ! Et du bon !
Ils commencèrent la dégustation au goulot. Lou¬
lou riait de les voir faire.
— Mmm... pas dégueulasse! dit Pat en con¬
naisseur.
Ils planquèrent deux ou trois bouteilles chacun
sous leur blouson avant de quitter l’endroit. Pat
rota dans le couloir obscur avec un « ah ! » de
soulagement, et Thierry prophétisait :
— Je sens qu’on va se la donner, ce soir.
Ils sortirent par l’arrière, se faufilant dans la

142
pénombre jusqu’aux Azalées, où habitaient Pat et
Madjid.
Là aussi, ils allèrent aux caves, mais Loulou
tenait à peine sur ses jambes, Thierry devait le
traîner. Madjid dit aux autres :
— On va chez Rustine.
Dans la cave du fond, ils trouvèrent Rustine,
Miloud et Delphine, deux autres Acaciens, en
train de fumer un joint.
Bengston :
— Salut les jeunes ! Nous, on ramène le rince-
dalle.
Delphine la rousse sursauta de peur. Miloud, le
Marocain, tendait déjà la main, mendiant un
litron. Pat le lui donna. Ils s’assirent l’un contre
l’autre dans le petit réduit et débouchèrent les
litres. Thierry roula un autre joint.
Bengston dit :
— C’est le père Malard qui va en faire une
gueule, quand il s'apercevra !
Les autres éclatèrent de rire. Madjid estima
que c’était bien fait pour sa gueule !
Pat s’était assis à côté de Delphine. Il la prit par
l’épaule et l’embrassa sur les joues. Elle avait les
yeux fermés, assise sur son nuage, les jambes
croisées. Pat lui mit la main aux seins, puis il
l'embrassa sur la bouche.
— Tu nous en laisses un peu ? demanda
Thierry en allumant le joint.
Delphine mit sa tête dans l'épaule de Pat et
continua son voyage. Ils tiraient chacun leur tour
sur le joint, délicatement. Le vin aidant, les têtes
commencèrent à tourner et le silence se fit. La

143
fumée montait fièrement, longiligne, avant de
s’écraser au plafond. Elle remplissait la cave de
son odeur, lourde et âcre, qui donnait encore plus
soif. Loulou s’endormit contre l’épaule de Miloud.
Moment de méditation et de paix. Au diable
l’angoisse, le chômage, le béton. Silence et repos,
et un peu de chaleur humaine, comme quand on
s’endort fatigué d’une journée trop remplie. Le
temps n’a plus d’importance, seul le moment
même, le moment présent, compte. Hier, c'est
pas de chance, demain, avec un peu de chance !
Et puis merde, le joint plie, yen a qui tirent trop
dessus, à s’en faire péter les poumons. Ils y
mettent trop d'énergie, de cette énergie qui s’en¬
nuie avec eux, qu’ils emmagasinent faute de ne
point faire ce qu’ils ont vraiment envie de faire,
faute de ne pouvoir l’utiliser à bon escient.

Ils étaient bien « emportés », tranquilles,


quand une bombe lacrymogène explosa, juste en
face, contre le mur du couloir. Panique dans la
cave. Tirés brusquement de leur rêve, ils cher¬
chèrent l’issue dans le désarroi total. Delphine
hurla de peur. Pat la tenait par la main et la tirait
vers la sortie. Thierry et Madjid s’occupèrent de
Loucif bourré comme une vache, et de Farid
encore dans le cirage et qui toussait.
Ils quittèrent en trombe leur repaire, fuyant le
gaz et l'aveuglement. Du couloir des caves, fallait
monter quelques marches avant de se retrouver à
l’air dans le hall.
C’est là que la milice les attendait.
La milice, c'est un groupe de locataires, sou-

144
vent des parents exaspérés par les vols de toutes
sortes, le bruit, les voitures volées ou brûlées, et
qui ont décidé de jouer eux-mêmes les flics. En
groupe ils se sentent forts, poussés par leur haine
des jeunes, et la peur, cette peur qu’ils se donnent
et que leur flanquent les médias. Ils s'arment de
nerfs de bœuf, de barres de fer, quand ils descen¬
dent à la ratonade. Ce soir-là, ils étaient une
dizaine, là, dans le hall, à attendre, à guetter les
jeunes asphyxiés par le gaz.
C'est Pat qui déboucha le premier, Delphine
derrière. Il s’arrêta net en voyant Finet, le père à
Jean-Marc, dont la voiture avait brûlé la veille ;
Langlois et sa carcasse de boucher; Malard
évidemment; Yvon et son berger allemand, et
encore bien d’autres Dupont en survêtement,
trique et nerf de bœuf dans la pogne.
Thierry, Miloud, Bengston, Madjid apparurent
dans l’ordre aux côtés de Pat.
— Montez, allez, quoi ! disait le père Finet aux
jeunots surpris.
— Je croyais que les jeunes de maintenant
avaient peur de rien, poursuivait le Langlois en
jonglant avec son nerf de bœuf.
Pat ferma son blouson, prêt. Le gaz leur pico¬
tait les yeux, la peur les dessoûlait. Thierry
nargua le père Malard et Malard frappa dans le
vide avec sa trique. Thierry recula et lui dit, avec
ironie :
— T’es encore bourré, vieux con !
Bengston enleva son ceinturon qu’il roula
autour de son poing droit et avança, en garde.
L’odeur du gaz remontait vers le hall ; les vieux

145
aussi commençaient à se frotter les yeux et à
tousser. Madjid fonça le premier dans le tas. Il fut
accueilli par un formidable coup de matraque
qu’il dévia du bras. Les autres suivirent en force.
Les vieux reculèrent. Le père Langlois prit un
coup au bas-ventre et s’écroula. Les jeunes
s’enhardirent, plus rapides, plus connaisseurs en
la matière. Le berger allemand aboyait, mais
n'attaquait pas.
Pat fit fuir deux vieux à lui tout seul. Un vrai
tank, le Pat. Quand il réussit à attraper le père
Finet, il le poussa si fort contre la porte vitrée que
celle-ci se brisa. La bagarre faisait rage. Thierry,
qui avait pris un coup de matraque dans le dos,
un autre sur l’épaule, s’était replié contre l'ascen¬
seur. Entouré de trois vieux lâchés comme des
bêtes, il fut roué de coups, même quand il eut
glissé par terre. Madjid se défendait tant bien que
mal. Des coups il en reçut, mais il réussit à sortir.
Il prit le nerf de bœuf du père Finet qui se tordait
de douleur sur l’escalier de l’entrée, suite au coup
reçu de Pat, puis revint dans le hall, et c’est au
père Langlois qu’il envoya sa première volée,
plein dans les reins. Le quadragénaire toucha
terre. Delphine s’enfuit par l'escalier de service,
poursuivie par le vieux Bonnaud. Miloud, le front
en sang, se défendait comme un beau diable,
mais c'était trop d’agresseurs et il s'enfuit sous
des coups à foison. Bengston fut mis K.O. sous les
boîtes aux lettres par un coup de trique au niveau
de la nuque. Seuls Madjid et Pat résistaient
encore quand les vieux, le travail fini, se décidé
rent à quitter le terrain.

146
Pat les suivit.
Madjid à genoux, essoufflé, grimaçant, se
tenait le bras droit. Miloud et Thierry gisaient à
terre. Thierry tenait les mains autour de sa tête,
allongé sur le côté, bloquant l’issue de l’ascen¬
seur. On aurait cru qu'il dormait.
Pat revint, en colère. Il cracha par terre.
Miloud pleurait, il se plaignait de son ventre. De
son arcade gauche ouverte coulait du sang jusque
dans son cou. Pat s’enquit de Thierry qui revenait
à lui petit à petit. Madjid releva Bengston et le
secoua. Sa nuque était en sang, vraiment un sale
coup.
— Et Fifine ? Et Farid ? demanda Pat.
Ils allèrent à la cave. Farid était assis sur les
marches de l’escalier, dos au mur. Il toussait. Il
était resté là tout le temps de la bagarre. Il était
toujours dans le cirage. Mais pas de Delphine.
— Merde ! cria Pat.
Il avait compris.
Ils se ruèrent vers l’escalier, le grimpèrent
quatre à quatre. Entre le troisième et le qua¬
trième étage ils trouvèrent Fifine. Elle pleurait à
chaudes larmes et se tortillait de douleur, allon¬
gée sur les marches.
Pat la releva délicatement et la prit dans ses
bras.
La même nuit, cinq voitures brûlèrent, le plus
beau feu d’artifice jamais vu à la cité des Fleurs.
On en parle encore.
,v
Madjid sortit de chez lui de bonne heure ce
matin-là; il avait rendez-vous à l’agence pour
l’emploi. Sur le palier, les enfants Levesque,
Fabienne et son petit frère, attendaient l’ascen¬
seur. Ils allaient à l’école, cartables au dos. La
petite Fabienne, qui ressemble tant à Brigitte
Fossey dans/ewx interdits, n'osait pas lever la tête
devant Madjid. Elle avait l’œil droit au beurre
noir, comme ne manqueraient pas de lui dire ses
camarades à la récré, pour se ficher d’elle. Mad¬
jid s’accroupit devant elle et lui prit le visage
dans ses mains.
— Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? lui demanda-
t-il, peiné.
Elle ne répondit pas, honteuse, les larmes aux
yeux.
— C’est papa, dit Éric à la place de sa sœur.
L'ascenseur arrivait.

A l'agence, il fut reçu par un de ces mecs qui


aiment le travail bâclé. A peine ouvert le dossier
de Madjid :

149
— On n’a rien pour vous, mon vieux !
Madjid acquiesça. Le type reprit son travail en
remettant ses lunettes sur le front.
— Vous sortez à peine du collège, sans expé¬
rience, c’est vraiment dur de vous trouver quel¬
que chose. Et puis il y a priorité aux ouvriers qui
ont des enfants à nourrir, un loyer à payer, et...
— J’ai compris ! coupa Madjid.

Sur le pont Cardinet, Madjid est accoudé à la


rampe et regarde passer les trains qui vont et
viennent de la gare Saint-Lazare. L’après-midi
tire à sa fin. De temps à autre, il se retourne et,
toujours adossé à la rampe, observe les gens qui
traversent.
Le pont Cardinet est un des lieux de rendez-
vous d’homosexuels. Madjid attend.
Des pédés, il y en a qui passent, qui le regar¬
dent, mais ce n’est pas ce qu’il lui faut. Ils ont
l’air fauché, paumé, ceux-là. Ils font l’aller et
retour sur le pont, se font leur drague mine de
rien. Ils sont une demi-douzaine à tourner en
rond, à attendre, les mains dans les poches, leur
petit journal sous le bras.
Un nouveau arrive, genre très chic, bon genre,
la trentaine, un costume trois pièces impeccable,
jeune cadre dynamique, pas un cheveu qui
dépasse, sa petite mallette Delsey à la main.
Il passe tout près de Madjid, le frôle du coude
et continue sa route. Madjid ne bouge pas, il le
suit du regard. L’homo se retourne et sourit.
Madjid aussi, mais reste à sa place. Le pédé va
jusqu’au bout du pont et se retourne une nouvelle

150
fois. Madjid le fixe, quitte sa place et part en sens
inverse, vers le square. L’homo a un moment
d’hésitation, puis revient sur ses pas. Madjid
marche doucement. Le pédé le suit. Il a trouvé
l’aubaine, il presse l’allure.
Quand Madjid pénètre dans le square, l’autre
n’est qu’à quelques mètres derrière lui. Le square
est désert. Madjid longe une haute haie, mar¬
chant sur la pelouse. L’homo suit. Madjid conti¬
nue sans se retourner, puis Pat sort de la haie,
derrière le pédé, et lui balance un coup violent
avec l'arête de la main sur la nuque.
L'homo s’écroule en se tenant le visage, recro¬
quevillé sur lui-même. Il grimace. Madjid le
soulage de son portefeuille qu’il sort de la poche
intérieure de la veste. Ils fichent le camp en
vitesse. L’homo reste à terre.

Ils arrivèrent au Chalet du Lac en taxi. A voir la


masse de voitures garées autour du dancing, Pat
dit à Madjid :
— Je sens que ça va être bon, ce soir !
Le Chalet du Lac est un dancing au bord du
bois de Vincennes, près du lac de Saint-Mandé.
Sitôt à l’intérieur, ils se dirigèrent vers le bar.
— Bière.
— Deux bières, siouplaît !
Pat but au goulot en observant la piste. Les
lumières tamisées tournaient et changeaient de
couleurs au rythme de la musique. Et les femmes,
Pat les bouffait des yeux. Il y en avait de toutes
les couleurs, de toutes les tailles. Un régal.
Madjid finit sa canette, la posa sur le bar et

151
partit vers la piste de danse. Pat le suivit en
poussant un « youpi » terrible ! Il posa sa bou¬
teille sur une table du bord de piste et fit son
entrée dans le cercle en se démenant comme un
diable. « Stevie Wonder » ne tournait pas assez
vite pour lui. Madjid le prit au mot, à qui se
défoncera le plus. Ils dansèrent ainsi un bon
quart d’heure. Seul, les yeux fermés, seul avec la
musique, ne vivre que ce moment présent, être là
dans sa peau et bien ! Puis ce furent les slows, la
drague. Ils revinrent au bar et reprirent deux
autres canettes.
Ils repéraient les filles qui étaient deux par
deux. Il y en avait pas des foules, mais il y en
avait quand même. Le choix devenait même des
plus difficiles : ils n’étaient pas d’accord sur la
paire à draguer.
Finalement ils se mirent d’accord pour inviter
deux brunes assises à une table devant deux
verres vides. Ça tombait bien, elles avaient l'air
de s’ennuyer. Pat était branché sur celle de
gauche qui avait les cheveux longs. Il le dit à
Madjid, qui trouva ça O.K.
— Tu crois que ça baise ?
— J'espère.
— Allez, go.
Pat arriva le premier devant les filles et les
salua. Puis il invita à danser celle qui avait les
cheveux longs. Elle sourit et se leva. Pat lui prit la
main et l’entraîna vers la piste.
L’autre fille, ne voulant pas faire tapisserie
devant sa copine, accepta Madjid.
Les deux couples tournaient côte à côte dans le

152
cercle. Quand leurs regards se croisaient, Madjid
et Pat se faisaient un clin d’œil vainqueur. Ils
dansèrent encore deux autres slows pour se
rassurer que les filles étaient bien consentantes.
— C'est souvent que tu viens ici ? demanda Pat
à sa brune.
La fille sourit. Elle savait bien que c’est la
façon pour la drague. Une connaisseuse ! Madjid
embrassait déjà l’autre dans le cou et remontait
petit à petit ses baisers jusqu’au nez. Puis il la
fixa et elle lui sourit. Ils s’embrassèrent sur la
bouche.
Ils se retrouvèrent au bar avec les filles, à
picoler de la bière. Ils passèrent ainsi la soirée.
Danser, boire, flirter et rire.
Tard dans la nuit, ils sortirent du dancing, bras
dessus, bras dessous. Le temps froid les saisit. Pat
serra sa nénette bien fort contre lui avant que les
deux couples ne montent dans la voiture, qui
justement était à elle. Avant de démarrer, clé au
contact, elle demande ironiquement :
— On vous dépose où ?
Pat ne répondit pas, il rit un bon coup. Madjid,
tout aussi ennuyé, ne savait que répondre.
Elle reprit :
— Faut qu'on rentre, parce que demain on
bosse !
— Nous aussi, on bosse, dit Pat.
— On va pas se quitter comme ça, quand
même, dit Madjid.
La voiture démarra, tous phares dehors, dans
l’obscurité du bois de Vincennes à cette heure de
la nuit.

153
La brune aux cheveux longs dit à Pat, assis à sa
droite :
— On va chez nous, mais faites pas de bruit.
— O.K.
Les filles habitaient un grand studio dans un
immeuble tout neuf près de la gare de Lyon.
Avant de faire l’amour à leurs nanas, Pat et
Madjid, se croisant dans le coin toilette, se
mirent d’accord :
— On commence chacun avec la sienne, dit
Pat à l’oreille de Madjid, puis après on change.
— D’accord, dit Madjid en se lavant les outils
dans le lavabo.
Ils firent l’amour, lumière éteinte, chaque cou¬
ple dans son coin. Quelques gémissements et
plaintes de plaisir troublèrent le silence.
Le lendemain matin, gare Saint-Lazare,
fendant la marée qui se ruait au boulot, Pat
dit :
— N’empêche que la mienne baisait mieux
que la tienne !
— Normal, dit Madjid, tu l’as prise en
deuxième, elle était crevée. Et la tienne, c’est
pareil, elle était plus fraîche. Elle valait plus un
joint, quand je l’ai prise !
— Merde, sois sport ! dit Pat. La mienne était
mieux.
— D’accord, elle était mieux, accorda Madjid.
Ils montèrent dans le train et s’assirent au fond
du wagon.
Madjid n’avait pas tellement encaissé les com¬
mentaires de Pat. Il relança le débat :
— On demandera à Joséphine qui c'est qui
baise le mieux de nous deux !
— O.K., dit Pat.

155
Ils arrivèrent à la cité vers neuf heures du matin.
Dans le hall du bâtiment, deux mères de
famille, une Française, une Algérienne, se trai¬
taient de tous les noms à propos des gosses. La
grosse querelle.
— C’est ton fils qui a frappé ma fille !
— C'est pas vrai !
— Il lui a même dit « sale bicot » !
— Il a raison !
— Salope !
— Toi-même !
— Putain !
— Va dans ton pays, si t'es pas contente !
Les gosses tiraient leur mère, chacune par sa
robe. Et ils pleuraient.
Une des mères finit par gifler un de ses gosses :
— Veux-tu me lâcher, toi ! Je vais lui cracher à
la figure, à cette salope !
Madjid et Pat attendaient devant la porte de
l'ascenseur qui ne venait pas, encore bloqué
quelque part. Pat frappa la porte d'un grand coup
de pied et ça se finit par l'escalier de service.
Les bonnes femmes continuaient à s’engueuler.
Des disputes de ce genre, il y en avait journelle¬
ment dans ce grand ensemble. C’est la règle dans
tous. On n’y faisait même plus attention. La
surpopulation s’y prêtait.
Quand Madjid entra chez lui, il fut reçu comme
il se doit par sa mère :
— C’est maintenant que tu rentres ? hein,
finiant...
Il alla directement vers sa chambre, mais elle
le suivit.

156
— Et li travail ? Ti cherches di travail ?
Il s'allongea sur le lit.
— Finiant, foyou !
Elle parla au Bon Dieu en arabe. Elle se
plaignait en arabe. Elle n'en pouvait plus.
Madjid ferma les yeux, essayant de trouver le
sommeil.
Il avait l’habitude d’être reçu de cette façon. Et
il pensait à autre chose quand sa mère continuait
à le tancer, à hurler, à se plaindre de son fils à
Allah.

En fin d’après-midi, Pat fut réveillé par la


sirène de Police-Secours. Il jura quand, de sa
fenêtre, il vit les flics. Ils déposaient délicatement
une personne sur une civière, au milieu de la
foule de la cité, accourue. Il fit une légère toilette,
qui consistait à simplement se raser, puis il
descendit.
Il trouva Madjid assis sur les marches du
perron, regardant 1' « accident ».
— Qu'est-ce qui se passe ? Y m’ont réveillé, ces
cons-là !
— C’est Naima, la frangine de Farid, dit Mad¬
jid. Tu sais, celle qui sortait plus parce quelle
était enceinte !
— Ah ! ouais.
— Elle en avait marre de se faire tabasser par
la famille, elle s’est jetée par la fenêtre.
— Dur!
— Tu m’étonnes !

157
— Et Farid ?
— Il a eu une crise. Ils l’ont embarqué aussi.
Le car de police démarra. La foule des curieux
s’écarta bien docilement pour laisser le passage.
La sirène retentit.
— On s’arrache ?
— Ouais ! dit Madjid.
Ils allèrent au bistro, chez Maggy.
— Faut que je voie James, annonça Madjid.
— Pourquoi ?
— Il a trouvé du taf, je vais y demander s’ils
embauchent pas dans sa taule.
— Qu’est-ce qu’il fout là-dedans ?
— Il monte des tourne-disques.
Ils s’escrimaient chacun leur tour au flipper.
— T’es sérieux ? demanda Pat.
— Ouais... J’en ai marre de vadrouiller... Puis
la vieille qui pleure chaque fois que je rentre.
— Comme tu veux, tu choises ! dit Pat.
James n’arriva qu’en fin de soirée. Il sortait
directement du boulot. Il leur expliqua que
c’était pas un travail difficile. Il était prêt à les
présenter à son chef d'atelier. Ils se donnèrent
rendez-vous, lundi à 7 heures du matin, à l’entrée
de l’immeuble.
— Vous ferez pas les cons, les mecs, leur a dit
James en les quittant. Sinon, je me fais lourder.
Malika repasse quelques chemises sur la table
du salon, les enfants sont pris par le film à la
télévision, silencieux chacun dans son coin.
Même Madjid est là, il n'est pas sorti, dehors il
fait froid. Il a rentré son père et n'est pas
redescendu.
Le vieux malade est assis par terre jambes
croisées sur le tapis, adossé au pied de la table.
On ne sait pas s’il comprend le film, mais il
regarde l'écran. Il ne le quitte pas des yeux,
même si aucune expression ne se lit sur son
visage. Madjid est seul à table, accoudé, la tête
dans les mains. Il attend minuit, l’heure où sont
programmées les filles des Folies-Bergère. A moi¬
tié nues, elles danseront le french cancan comme
à chaque jour de l’An, puis nous souhaiteront la
bonne année. A chaque nouvelle année, Madjid se
souhaite de s’en taper une, de ces gonzesses
montées sur pilotis comme des échassiers des
Landes.
La chorégraphie, les décors, la musique, il s'en
fout, mais ces culs, mon pauvre, au sommet de

159
ces jambes interminables!... Il faudrait pouvoir
vivre dix mille ans pour les caresser toutes.
Malika les regarde aussi, et de près ! les filles
dévergondées de la « tili ». Elle met son fer à
repasser de côté et se prosterne devant le poste et
repense au temps où elle dansait et chantait
aussi. Madjid s’en souvient. Il était môme, il se
rappelle sa mère menant la danse dans les
mariages de famille en Algérie.
Les femmes d’un côté, derrière le mur en
chaume, les hommes de l’autre. Les femmes se
mettaient à une vingtaine sur deux rangées, face
à face, avançaient et reculaient au rythme du
bendir que Malika tenait dans ses mains avec
grâce et fierté. Ses longs cheveux noirs tressés et
cachés sous un foulard dernier cri, elle entonnait
la chansonnette que répétaient les autres. Elles
chantaient des chansons qui se moquent souvent
des hommes comme de vulgaires prétentieux.
Elle était belle, Malika, grande, élancée, elle
n’avait à l’époque qu’un enfant, elle était bien
jeune. Madjid venait la tirer par la robe en
pleurnichant pour qu'elle le prenne dans ses
bras. Oualou! Après la fête! Il avait de la place
pour jouer, on était en pleine campagne dans le
Nord-Ouest algérien, chez des paysans qui ne
connaissaient pas encore la ville, et s’en fichaient
éperdument. Le soleil ne les quittait pas de ses
rayons, devait même prendre du plaisir à la fête,
car il cognait fort.

160
Stéphane entre dans l’appartement sans frap¬
per. Malika est surprise de le voir à cette heure-ci
et tout seul.
— Ta maman, hein ? demande-t-elle, affolée.
L’enfant ne répond pas, il s’en va chahuter avec
Mehdi son grand copain sur le lit du salon.
Malika débranche le fer à repasser et demande à
Amaria de ranger les fringues dans l’armoire.
Elle va enfiler un manteau dans le couloir. Elle se
chausse et appelle Madjid, pour lui demander de
la suivre. Il ne comprend pas.
— Où vas-tu ? dit-il, étonné.
— C’est pas normal, ce gosse à cette heure-ci et
tout seul, répond-elle en arabe. On va voir chez
Chousette. Allez fissa !...
Il se lève en grimaçant, plutôt dépité. Amaria
s’inquiète. Elle fait dépêcher son frère. Il s’habille
et sort derrière sa mère, qui attend l'ascenseur.
La neige grise de banlieue, râpeuse et lourde, a
épousé le macadam et planque les voitures sous
une déjà épaisse couche. Deux silhouettes traver¬
sent la cité, maladroites sur la chaussée glissante.
Plus haut, le béton devient livide, se confond avec
le ciel gris. Dans les caniveaux, la neige fond vite
en boue qui transperce les godasses.
Le bâtiment où habite Josette est entouré d’une
pelouse dont on ne voit plus le gazon sous la
neige. Les flocons tombent, il ne faut pas en
prendre un dans le cou, le frisson. La tête enfouie
dans le col de son blouson, Madjid presse le pas,
car Malika marche plus vite que lui. Il regarde
ses santiagos qui prennent l'eau, sa mère le
bouscule :

161
— Vite, monte chez Chousette !
Elle lève les yeux au ciel, vers le balcon de
l’appartement de Josette, et crie encore :
— Dépêche-toi !
Madjid aussi lève la tête et comprend l’affole¬
ment de sa mère. Josette est sur le balcon, les
mains sur la rampe, elle regarde droit devant
elle. Malika franchit la petite barrière qui
entoure la pelouse, se pointe sous le balcon, et
appelle Josette, les bras au ciel.
Madjid escalade quatre à quatre l'escalier de
service et arrive essoufflé devant la porte. Fer¬
mée.
Malika hurle, brandit les bras vers le balcon, et
appelle Chousette à la raison.
Insensible au froid, à la neige, à l’appel de sa
voisine, Josette, comme hypnotisée, le regard
perdu à l’horizon, ne bouge plus.
Les flocons aveuglent Malika qui avance,
recule, appelle, supplie Josette d’ouvrir à Madjid.
Quelques voisins, alertés par ses plaintes,
ouvrent leur fenêtre et cherchent à qui elle parle.
Les sapins de Noël enguirlandés, couverts de
petites bougies électriques qui clignotent à tra¬
vers les vitres des salons, Josette ne les voit pas.
Du noir, le trou noir, le tunnel interminable d'où
l'on croit qu’on ne sortira jamais. Elle est dedans
et elle s’est fait larguer par la lanterne rouge. Ils
l’ont tous laissée là, les mains agrippées à une
rampe de balcon. Ses larmes font fondre les
flocons qui lui caressent le visage, sa bouche
s’ouvre et grimace de désespoir.
Malika hurle, épuisée, marquant la couche de

162
neige de ses pas. Elle ne sait plus que dire, plus
où se mettre. Un voisin crie :
— Faut appeler les flics !
Madjid redescend aussi vite qu’il est monté,
sans avoir pu enfoncer la porte. Si seulement
Jean-Marc était dans le coin, avec son passe, il
réussirait peut-être à forcer la lourde.
Revenu avec sa mère, Madjid voit la môme
Josette passer une jambe par-dessus la rampe,
l’épaule basse, et des bras qui n’ont plus envie de
tenir quoi que ce soit. On voit bien quelle n’a
plus les bras à ça, ni le cœur.
Madjid fonce vers une cabine téléphonique au
milieu de la cité, tandis que Malika cause, cause
toujours, implore, puis pousse un cri terrible
quand Josette enjambe la balustrade.
— Ya ! Chousette, fi pas ça, Chousette, et li
Stiphane y va pleurer, y va chercher la maman
partout...
La maman se plie sur la rampe, son visage
repose à même la rampe, elle doit rien entendre.
La cabine est dévastée, il n'y a plus de com¬
biné, Madjid court vers une autre.
— Je ti li trouve di travail, moi, Chousette, je ti
li trouve... à la cantine di l’icole... serveuse, ti
seras !... Ya ! Chousette ya Allah a Rabbi...
Malika est à genoux dans la neige. Les voisins
se concertent, désarmés.
Les flics, les pompiers, faut téléphoner : per¬
sonne ne bouge, sauf le gardien de la tour qui
arrive en remontant son froc. Il lève la tête,
reconnaît Josette et lance aux curieux en souf¬
flant entre ses mains :

163
— Ah ! c’est la môme qui n'a pas payé son
loyer depuis deux mois.
Madjid trouve une nouvelle cabine, mais
complètement vide, celle-là. Les loubards ont
emporté toute la machine pour la désosser
tranquillement dans une cave et tirer la mon¬
naie.
Madjid fonce chez lui à toute vitesse, se fichant
bien de prendre une gamelle sur la neige.
Malika prie Allah en suppliant la môme Josette
de ne pas se jeter...
— Ci une bien place... Chousette... ti tranquille
à la cantine, travail pour toujours... et ti seras
content, y a Chousette.... si ti pli... Demain Chou¬
sette... ji dimande l’embauche pour toi... ci une
place propre, i bien piyi... demain !
Elle prie, Malika, sous son manteau devenu
blanc, et ses mains tremblantes montent au ciel,
et supplient.
Madjid repart de chez lui. Il a pris Stéphane
par la taille, il le colle contre sa poitrine. Il repart
comme il est venu, à toute vitesse. Le môme tient
dans ses mains un jouet, l’éléphant Babar.
Il n’a même pas vu, Madjid, que sur l’écran le
french cancan battait son plein, que les guibolles
de ces dames volaient haut et en rythme. Il n'a
pas entendu les applaudissements des fêtards en
nœud pap. Paris c’est une blonde, quelles chan¬
taient, les filles. Il n’a pas entendu, il court,
Stéphane dans ses bras, sous la neige. Le môme
protège son Babar des flocons.
Malika est toujours agenouillée dans la neige,
Josette toujours prête à se jeter dans le vide,

164
«

toute une moitié de son corps à l’extérieur du


balcon.
Madjid pose Stéphane à terre et lui montre sa
mère. Le môme lève la tête, écarquille les yeux,
s'avance pour se faire bien entendre et crie :
— Maman... maman... t’as vu ce qu’il m’a
donné Mehdi... Babar... le petit éléphant !
Josette a bougé la tête. Peut-être voit-elle son
fils.
— Maman, t’as vu?... répète Stéphane en
brandissant le jouet vers Josette.
— Ci li pitit... crie Malika en direction du
balcon. Ton piti...
Josette se laisse glisser doucement de la rampe
et retombe sur le balcon. Malika se lève, prend sa
tête dans ses mains et de nouveau fond en larmes.
— Allah akbar ! dit-elle.
Et se laisse guider par son fils pour quitter la
pelouse blanche.
Madjid se retourne une dernière fois sur
Josette, couchée sur le balcon. On n’aperçoit que
le genou de sa jambe pliée, sous les flocons qui
continuent de tomber. Les rideaux flottent.
Les flics arrivent au bout de l’allée. Malika,
Madjid et Stéphane franchissent la petite bar¬
rière qui entoure le bâtiment et se dirigent vers le
hall d’entrée.
Le concierge discute avec les flics en montrant
le balcon où Josette est restée allongée. Malika
prend Stéphane dans ses bras et l’emmène à sa
mère. Madjid s’allume une gitane, qu’il tient
difficilement entre ses doigts gourds. Sa mère
pleure, elle marche doucement comme une

165
errante dans la nuit, serrant fortement le petit
blond contre elle.
Madjid s’en va vers son bâtiment. Par une
fenêtre entrouverte au rez-de-chaussée, il entend
la télévision. Une voix chante : « bonne année,
BONNE CHANCE. »
C’était une vraie fabrique installée au pre¬
mier étage d’un vieil immeuble de Courbevoie.
Le chef, un petit gros d’une quarantaine d’an¬
nées, leur donna à chacun une blouse grise et
leur expliqua le travail. A l’aide d’un appareil
à souder, coller et braser toutes sortes de fils
et pièces électriques sur un circuit imprimé,
le tout branché sur le parleur du futur tourne-
disque. Après, il fallait essayer avec un disque
de Claude François. S’il n’y avait pas de son,
tout était à recommencer. Ils avaient dix
appareils à finir avant midi. On ne les mit
pas à un même établi, pour ne pas qu’ils se
parlent.
James, du fond de l’atelier, les encourageait.
Pat alluma une cigarette et commença son
travail, très détendu. Il avait envie de rire. Il
se retenait de ne pas pouffer. Il prit l’appareil
à souder et le mit en route.
Madjid, au contraire, était très concentré, ne
perdait pas une seconde. Il voulait le réussir,
son essai. Le salaire n’était pas des plus allé-

167
chants, mais c’était toujours ça de pris, qu’il
avait dit à Pat.
Les autres, tous des jeunes, des adolescents
pour la plupart, abattaient la besogne comme des
dératés. Comme des machines. A la pièce. Pas le
temps de se parler, fallait produire. Quand ils
allumaient une cigarette, ils tiraient dessus une
fois, puis la reposaient sur le bord de l'établi, où
elle se consumait toute seule. Ils n’avaient pas le
temps d’une seconde bouffée, sinon ils perdaient
la cadence.
Pat, visiblement, n’y arrivait pas. Il s’en fichait
pas mal. Il observa Madjid, qui avait trouvé le
rythme. Il carburait comme un ancien de la
taule.
Le chef, qui ne cessait de tourner autour
des gars pour les surveiller ou les ravitailler
en pièces détachées, se pencha sur Pat, pour bien
lui expliquer. Dès qu'il eut le dos tourné, Pat se
remit à mater les filles qui travaillaient dans le
bureau d’en face. Elles lui souriaient, lui fai¬
saient de petits gestes de la main, mais vite : la
peur, elles aussi, de se faire surprendre par le
chef.
A dix heures, Madjid finissait son quatrième
appareil. Il regarda Pat, désolé de le voir si mal
parti.
Pat finit quand même son premier appareil. Il
se leva de son tabouret et brancha le tourne-
disque à une prise installée sur le bord de l’établi.
Il tourna le bouton « marche » et fit pivoter le
bras. Rien !
— Sais pas ce qui va pas, dit Pat.

168
Le chef débrancha l’appareil, l’examina,
voulut expliquer quelque chose, mais Pat,
écœuré, lui dit tranquillement :
— Je m'en fous.
— Ah bon ! dit le chef. Ben, vous rentrez
chez vous, mon vieux !
Pat regarda sa montre.
— Ça fait quand même deux heures que je
suis là. Faudrait me les payer !
— Allez au bureau, j'arrive, dit le chef.
Madjid arrêta le boulot quand Pat passa
devant lui, direction le bureau. Congédié !
Madjid regarda autour de lui. Ces boîtes de
carton superposées par centaines, tout autour
de l’atelier, qui cachaient la lumière du jour,
et ces jeunes bossant sans lever la tête, sans
se parler, aucune communication, et ces chan¬
sons qu’on entendait, toujours les mêmes à
chaque tourne-disque essayé, ça faisait beau¬
coup ! Il sortit son paquet de dopes et en
alluma une.
Dans le bureau du rez-de-chaussée, le chef
dit à la secrétaire, assise derrière sa machine :
— Donnez trente francs à ce monsieur, s’il
vous plaît.
La secrétaire s’exécuta. Pat prit les trois
pièces de dix balles et sortit sans saluer.
Dehors, un discret petit soleil montrait le
bout de son nez. Pat se dirigea vers la gare de
Courbevoie, les mains dans les poches.

169
Au bout, alors qu’il allait virer à droite, il
entendit siffler. Il se retourna et vit Madjid, qui
arrivait en courant. Pat hocha la tête.
— Il t’a jeté aussi ?
— Si tu veux, dit Madjid.
— Viens pas me dire que c’est parce que tu
veux pas me laisser tomber que tu t'es cassé !
— J’ai pas dit ça, dit Madjid.
— T’es con, tiens !
Madjid s’arrête, fixe son pote méchamment :
— Ah bon ! C’est moi qui suis con ! Alors que,
toi, tu ne sais même pas souder trois fils sur un
tourne-disque ?
— De quoi ? Qu’est-ce que tu chantes, grand
con ? Écoute bien : ça m’intéresse pas, voilà
tout !
— C'est quoi le boulot qui intéresserait Môs-
sieu ?
— Ta gueule... Merde..., cria Pat.
— Okay... fini !
Mais ils ne se parlaient plus. Ils se faisaient la
tête.
Ils marchèrent longtemps, passant Courbe¬
voie. Ils traversèrent Colombes. Il faisait un
petit soleil printanier qui donnait envie de flâ¬
ner sur la neige fondante. Ils allaient droit vers
le pont d'Argenteuil, et ils ne savaient pas où
après. Pat s’arrêta dans une pâtisserie pour des
croissants. Puis ils passèrent devant un tennis
couvert. Des joueurs, des joueuses, s’affrontaient
sur plusieurs courts. Ils entrèrent, bien plus
intéressés par les joueuses en mini-jupes
blanches que par le jeu.

170
— Des riches, ça ! estima Pat.
— Il paraît qu’y a que les riches qui font du
tennis. Puis ils mangent pas ! L’est déjà midi et ils
arrivent encore, ces cons-là, t’as vu ?
— Ça fait grossir de bouffer. Faut garder la
ligne, pour épater les copines...
— Si les Biafrais savaient ça !
— On devrait le leur écrire, aux mecs qui
crèvent de faim, pour qu’y rigolent un peu !
— Y boufferaient la lettre, ces cons-là... De
rage.
— T’as vu le cul quelle a, l'autre, celle qui
vient de louper son smatch ?
— Je lui ferais bien sa fête, moi, la vache !
— Et puis y savent même pas jouer !
— C’est pour la frime !
Deux autres couples en tenue, raquettes en
main, sortirent d’un vestiaire.
Pat, qui les regardait, réfléchit.
— Si on faisait les vestiaires ? suggéra-t-il.
Hein?
— Y courent vite, dit Madjid, c'est des sportifs.
Pas intérêt à se faire gauler !
— T’occupe... tu vas voir. Doit y en avoir du
pognon dans ces vestiaires. Allez, viens !
Discrètement, ils longèrent les haies entourant
le gymnase. Quand ils arrivèrent derrière le
bâtiment, ils virent, entre la haie et les vestiaires,
un petit passage qu'ils empruntèrent. Chaque
vestiaire avait sa fenêtre, suffisait de trouver
celui où il y avait le plus de vestes accrochées. Ils
se mirent d’accord sur un, mais, manque de
chance, la fenêtre était verrouillée. Alors Pat

171
ramassa une pierre grosse comme le poing et
cassa un carreau. Après le choc, ils attendirent un
moment, voir si personne n’avait entendu, mais
non, il ne semblait pas. Pat ouvrit en passant sa
main à l’intérieur.
— Vas-y, dit-il.
Madjid grimpa sur la rampe, sauta dans le
vestiaire et prit soin de mettre une chaise en biais
contre la porte pour bloquer l’entrée. Pat sauta à
son tour. Ils fouillèrent toutes les poches sans
exception.
Ils prirent même le temps de remettre à leur
place portefeuilles et porte-monnaie vidés de
leurs billets de banque et des grosses pièces. Ils
ressortirent comme ils étaient venus.
Avant d’arriver à la grande porte, Pat fit signe à
Madjid de stopper. Le gardien des courts traver¬
sait l’allée centrale en poussant une brouette. Ils
patientèrent jusqu’à ce que l'homme entre dans
une petite cabane. Alors ils sortirent, tranquilles,
les mains dans les poches.
Dehors, Pat se retourna. Personne derrière, et,
hop, ils piquèrent un sprint en remontant vers la
gare de Colombes. Ils riaient comme des fous. Ils
ne cessèrent de courir qu’arrivés sous le long
pont du chemin de fer, entre la gare du Stade et
la gare de Colombes.
Pat frappait des deux mains sur ses poches en
criant : « Là, il y a le paquet ! »
Essoufflés, ils trouvaient quand même la force
de rire. « Eh ! Paris ! tiens-toi bien, v’ia les ban¬
lieusards ! » criait Madjid.

172
Naturellement, pour claquer le fric, ils montè¬
rent à Paris. Toujours dans le même rade, ils
descendirent se manger des merguez-frites au
comptoir, avec de la bière, encore de la bière.
L’estomac bien calé, ils allèrent rue Saint-
Denis se rincer l’œil sur les putes à moitié nues.
A l’entrée d'un hôtel, il y en avait deux,
grandes, toutes colorées, ne portant que le slip
sous le manteau de fourrure ouvert. Ils s’y attar¬
dèrent, l’eau à la bouche. Une troisième fille était
assise derrière, sur les marches de l’hôtel, les
jambes écartées. Pat remarqua :
— Dur, dis donc, elle a pas de culotte !
Madjid se pencha pour voir :
— Je vois que dalle !
— C’est pas des cageots !
— Les glandes !
— Mate l'autre là-bas, dit Pat. La négresse sur
l’autre trottoir.
— Putain de moine !
— Cette bouche quelle a !
— Faut une trique pour la bouger !
— Des grosses lèvres comme ça, s’extasia Pat,
qui te font turlutte, tu t’arraches !
— J’ai le baigneur qui veut piquer une tête.
— Ben, va le tremper !
— Je suis pas cap, avoua Madjid.
— T’en as rien à glander des gens ! Tiens, celle
d’en face, tu parles d’une cheminée. Oh, ma mère !
— Ça craint.
— Tu m’étonnes !
Ils s’arrêtent devant un bistro.
— Alors, t’y vas ou pas ? demande Pat.

173
— Je sais pas laquelle.
Pat fit un tour d’horizon.
— Vise celle-là, là-bas. La toute seule avec le
chapeau vert.
Seule, en effet, à l’entrée d’un petit hôtel, à une
cinquantaine de mètres. On la voyait mal. Elle
portait un short noir moulant sous blouson de
jean, des bottes à talons hauts.
— Elle a pas l’air dégueu, dit Pat.
— Ouais. Puis y’a pas de mateurs, observa
Madjid, pour se donner du courage.
— Vas-y donc, je t’attends au rade.
Madjid traversa la rue, se retourna pour voir
s’il y avait du monde. C’était l’après-midi, il y a
moins de mateurs que le soir. Mais dans ces
moments-là on voudrait être tout seul, bien
caché.
Il s’approcha de la pute, toujours presque
honteux, mais poussé par l’envie. Elle ne le vit
pas arriver. D’ailleurs d’elle on ne voyait que ses
grandes jambes qui dépassaient de la porte, et sa
main qui se levait quand elle portait sa cigarette
à sa bouche. Madjid l'aborda brusquement en
avançant d’un pas à l’intérieur du couloir. Puis
là, comble de connerie, il s’envoya un super
« merde » dans la tête. Il se gratta le crâne et
recula d'un pas, les yeux grands ouverts. Tu
parles d’une surprise !
La fille c'était Chantal, la sœur de Pat. Bouche
bée, elle était devenue toute pâle, ne disait rien.
Et lui, encore plus embêté, tout ce qu’il put
articuler dans l'étonnement fut :
— M'excuse !

174
Il recula encore un peu, ajoutant :
— Je fais que des conneries !
Chantal au milieu du couloir écrasa sa ciga¬
rette par terre, et fit un signe de la main comme
pour lui dire : ne pars pas. Enfin, elle ouvrit la
bouche, mais aucun son ne sortit. Elle hocha la
tête, nettement désemparée.
— Tu... tu ne dis rien... hein ? A personne...
Elle le suppliait. Il recula en disant :
— Non, non, t'en fais pas. Je te le jure.
Elle s'avança vers lui, en continuant de le
prier :
— Tu ne m’as pas vue, hein, Madjid ?
Il la repoussa dans le couloir.
— Sors pas, ton frangin est dehors qui m’at¬
tend.
Sa peur redoubla, à Chantal. Elle devint toute
rouge, couvrit même son visage de ses deux
mains.
— Il m’a vue ?
— Non, non, assura Madjid. Et je lui en cause¬
rai pas.
Il allait s'en aller quand elle le rappela en
fouillant dans son sac.
— Non, trancha-t-il. Je veux rien.
— Si!
Il était déjà parti. Quel coup sur la tête il venait
de prendre ! Son baigneur ne voulait plus du tout
piquer une tête. Il allait sans se retourner au
bistro où l'attendait Pat.
Pat était au flipper. Il laissa passer la boule,
surpris de voir Madjid si tôt de retour.
— Dis donc, fit-il, on va t’appeler Lucky Luke,

175
ah ! ah ! Celui qui décharge plus vite que son
ombre ! Ah, ah ! Ben, mon salaud !
Madjid commanda une bière pour ne pas
répondre tout de suite.
— Alors?
— J’y suis pas allé, dit Madjid.
— Hein ?... Because ?...
— J'ai pas osé !
— Ah ! ah ! t’as encore les chiottes au bout du
comptoir à gauche. Ah ! ah ! comment veux-tu
oser : t’as pas de couilles au cul. Ah ah ah !
Ça ne le faisait pas du tout rire, Madjid. Il but
une gorgée pour se remettre de ses émotions.
En fin d'après-midi, ils remontèrent sur Belle-
ville se ravitailler en dope. Depuis quelque
temps, le commerce se passait dans un parking
souterrain. Le dealer arriva sur le coup de six
heures, le même avec lequel ils avaient eu affaire
la dernière fois, un petit trapu, fringué tout en
cuir, barbe et lunettes noires. Ils lui achetèrent
deux barrettes, du libanais.
Pat prit soin de vérifier la came, selon la
coutume.
Le dealer ne parlait jamais, sauf quand le prix
du gramme avait augmenté. Alors il annonçait le
nouveau prix. Parfois, il leur donnait un autre
lieu de rendez-vous. Chacun prit sa barrette et ils
quittèrent le dealer.
La nuit tombait quand ils revinrent dans la
cité.
— On va chez Maggy ? demanda Pat.
— Non, je vais rentrer le père, dit Madjid.
Et Pat l’accompagna.
Dans la rue des Compagnons, Madjid s’arrêta
pour pisser contre un mur. Avec toute la bière
qu’il s’était envoyée l’après-midi, il urinait toutes
les demi-heures. Pat en fit autant. Ils étaient tous
les deux face au mur, quand une B.M.W. débou¬
cha du coin de la rue à toute allure. Ils se
retournèrent. La voiture passa derrière eux, puis
freina vingt mètres plus loin. Pat referma sa
braguette. La bagnole fit marche arrière jusqu’à
eux. Bengston poussa son rire aigu. Assise sur le
siège arrière, Anita les invita à monter.
Pat répondit en blaguant et pour se fiche de
Madjid :
— On peut pas, il va chercher son père.
Rire collectif dans la voiture.
Madjid, à moitié ivre, rétorqua :
— Ben quoi ! J'ai le droit !

177
Jean-Marc, qui était au volant, klaxonna.
Thierry pointa sa tête de fouine :
— Montez, quoi, on n'a pas que ça à foutre.
— Et puis, merde ! fit Madjid.
C’est comme ça, par dépit, qu’il monta dans
cette B.M.W. Pat suivit, évidemment. Le démar¬
rage fit crisser les pneus. Ils empruntèrent l'auto¬
route de Nanterre à fond la caisse. Pat sortit sa
barrette de dope et demanda à Anita de rouler un
joint. A la vue de la barrette, Bengston fit un
« youpi » de joie, Thierry applaudit.
— Où c'est que tu as eu ça? demanda Jean-
Marc.
— Je te demande, moi, où tu l’as eue, ta tire ?
— C’est à son papa, dit Bengston. Il nous la
prête pour la roder.
Et de rire, tous ! Puis Thierry dit :
— Eh, les mecs, j’ai une idée !
— Ouais, ben tu la gardes, ta lampe, dit Anita.
La dernière fois que tu nous a branchés, on s’est
retrouvés chez les flics !
Thierry répondit que c'était pas une connerie,
ce coup-ci.
— Explique toujours, dit Bengston.
— Ce serait d’aller voir la mer.
Les autres se regardèrent, puis Jean-Marc :
— Pourquoi pas !
Anita objecta qu’elle n’avait pas son maillot de
bain.
— A poil ! cria Pat. Ah ! ah ! non, mais franche¬
ment !
Jean-Marc se retourna vers Madjid :
— T'es d’accord... On va à Deauville ?

178
— Fous la zizique à fond et ferme ta gueule !
dit Madjid.
— Te fâche pas, je disais ça comme ça. Vu
qu’ils veulent voir la mer, et comme toi tu
préfères voir ton père, je voudrais savoir.
Nouveaux grands rires. Alors Pat frappa sur
l’épaule de Jean-Marc :
— Pousse la soupape !
Anita alluma le joint et le passa à Bengston qui
le réclamait. Madjid ferma les yeux et se laissa
emporter par le sommeil. La voiture à fond sur
l’autoroute doublait tout le monde. Jean-Marc
jouissait :
— Tous derrière ces cons, et pépère devant!
Ah ! ah !
— Et demain matin on va se draguer les
bourgeoises de Deauville ! dit Pat. Ah ! Ah !
— Les vieilles ? demanda Bengston.
— Ouais, les vieilles pleines de kefri !
— Et fifty fifty, hein ?
— Tu peux pas, toi !
— Because?
— Elles aiment pas les keblas, les bourgeoises !
lui assena Pat.
— Pourquoi ? fit Bengston en se redressant.
Pat, avant de tirer sur le joint :
— Pour baiser, peut-être quelles aiment bien
les renoi, mais pas pour sortir !
— Qu’est-ce que t'en sais ? demanda Thierry.
— En été, avec Madjid, dit Pat, on va descen¬
dre sur la Côte. Le festival qu’on va se faire !
Il cracha la fumée du joint et expliqua sa
pensée :

179
— C’est pas compliqué, tu te fous à une ter¬
rasse de café, là où quelles viennent boire leur
thé. T’en z’yeutes une qu'est pas trop mère Denis,
hein ? Elle te remarque. Paf ! tu y fais un sourire
bébé Cadum, elle mouille sa culotte. Son mari, à
côté d'elle, y te voit, y dit rien. Y s’en fout, c’est
un pèd. C’est tous des pèds, les bourgeois, y vont
se faire casser chez Mme Arthur. Leurs bonnes
femmes, elles s’emmerdent. Tu restes à la ter¬
rasse. Tu vois. Tu la mates encore. Elle aussi,
hein. Puis après, qu’est-ce quelle fait? Elle se
lève pour aller aux chiottes, elle prend son petit
sac et tout, puis, quand elle est aux gogs, elle
attrape un bout de papier, elle marque son
numéro de téléphone, puis elle revient. Elle dit à
son mari « on y va ». Paf! il se lève. Elle le laisse
passer devant, et le suit. Quand elle est à côté de
la table où t'es, elle pose discrètement le papier
avec le numéro. Après ça, le soir, t’as plus qu’à
l’appeler. Elle t’invite dans sa villa planquée sur
une colline derrière une grande grille avec des
arbres tout autour. T’appuies sur un bouton sur
le mur à côté de la lourde, puis t’entends une voix
érotique qui te dit : « Je t’ouvre mon amour. » Tu
bandes déjà ! Tu traverses le jardin, après tu
montes l’escalier. Elle t’ouvre la porte. La salope,
elle a une robe de chambre blanche, blanche
transparente. Elle te conduit jusqu’au fauteuil en
te prenant par la main. Mine de rien, tu mates ses
fesses toutes blanches, parce que quand elle
bronze, elle garde son slip. Tu t’assois dans le
fauteuil, elle te débarrasse de ta veste. Puis elle te
dit : « Whisky ? Champagne ? » Elle remplit ton

180
verre. Elle lève le sien en te fixant avec ses yeux
vicieux : « Santé, santé. » Elle repose son verre et
elle te présente la boîte à cigares, et t'en prends
un, elle te l’allume. Tu tires une bouffée et tu te
laisses retomber dans le fauteuil. Tu fermes les
yeux et tu sens ses doigts qui t’ouvrent ta bra¬
guette, et c'est parti mon kiki !
» T’y fais sa fête. Pas comme les bourgeois,
avec des pincettes. Non, comme un prolo, tu la
crèves jusqu’à ce qu’elle tombe. Comme ça elle te
rappelle. Après elle te file une liasse de biftons,
quelle te met dans la poche. Après, tu reviens la
voir souvent, elle te présente sa fille, sa mère, sa
sœur, tu t’en fous, pas de quartier, pas de chichis,
tu te les envoies toutes. Pendant que le mari, y
fait le zouave sur son yacht.
Jean-Marc dit :
— Avec tes histoires à la con, du coup t’as fait
dormir Madjid !
— Lui, il peut dormir, dit Pat, je lui ai déjà
raconté.
— T’as déjà sauté une bourgeoise ? questionne
Thierry.
— Non, mais ça va venir. Je te dis qu’on va
descendre sur la Côte avec Madjid, cette année.
— Je serai jamais riche, moi, soupire Anita, si
tous les bourgeois c’est des pèds.
— T'as pas le pot, c'est tout, dit Pat. Y peuvent
pas et courir les gonzesses et compter leur
pognon. Pas possible !

181
Ils arrivèrent au bord de la mer en pleine
nuit. Un vent léger soufflait sur la plage. Ils
laissèrent la voiture sur la route et coururent
vers l’eau en chahutant. Madjid était à la
traîne, il les rejoignit au bord de l’eau en mar¬
chant. Il avait pas le moral. Ils se poussaient
les uns les autres vers les petites vagues qui
arrivaient.
— On se baigne ? proposa Pat.
— Trop froide ! dit Thierry.
— Je vais à la voiture, j’ai froid ! dit Anita.
Jean-Marc la suivit.
Pat respira un bon coup, poitrine gonflée. Il
sourit à Madjid et dit :
— Ça dessoûle, hein ?
Madjid fixait l’horizon sombre, cheveux au
vent, mains dans les poches. Il était mal à
l’aise, comme quand on s’ennuie.
Ils revinrent tous dans la voiture.
— Hein qu’on est mieux au chaud ? ron¬
ronna Anita.
— Tu m’étonnes ! dit Bengston.
Quand Madjid monta dans la voiture, Pat vit
bien qu’il n’était pas dans son assiette.
— Qu’est-ce que t’as, le père ? demanda-t-il.
— Rien, ça va, dit Madjid en se forçant.
— Madone ! T’as une de ces tronches !
La voiture repartit sur un chemin rocailleux,
les phares déchirant l’obscurité de la cam¬
pagne endormie.
La fatigue les gagnait peu à peu. Sauf Pat et
Jean-Marc. Heureusement, c’est Jean-Marc qui
conduisait. Anita bâilla.

182
— Holà ! ça roupille là-dedans ? gueula Pat en
regardant autour de lui.
Il tapa sur lepaule de Thierry.
— Mais non, je dors pas, dit Thierry. La
preuve, regarde : on va croiser une bagnole, je
vois de la lumière qui bouge. Là, tiens, après le
virage. Fais gaffe Jean-Marc !
La B.M.W. roulait doucement, la visibilité
n'étant pas bonne. Madjid dormait à moitié, il
n'écoutait plus, il ne bougeait plus, il voulait
dormir. Rien que ça, dormir !

— Merde, les gendarmes !


Jean-Marc les avait vus le premier. Les autres
se redressèrent. Une Estafette de la gendarmerie
se pointait en face, bien reconnaissable à son
avertisseur lumineux bleu.
— Continue, t’arrête pas, ordonna Pat. Fais
mine de rien. S’ils bloquent la route, sauve qui
peut !
Il réveilla Madjid et lui montra ce qui arri¬
vait devant eux. Madjid leva la tête, fixa l'Esta¬
fette qui brusquement s’arrêta en plein milieu
de la chaussée, et il vit un gendarme descen¬
dre.
Jean-Marc freina et cria :
— On s’arrache !
Ils se ruèrent hors de la voiture et s’enfuirent à
travers champs. Avant de partir, Pat avait hurlé à
Madjid qui visiblement ne voulait pas quitter son
siège : « Dépêche-toi, putain ! »
Madjid ne bougeait pas. Il regardait droit

183
devant lui, les yeux mi-clos, las, dégoûté, fati¬
gué.
Alors, Pat partit en courant derrière les autres.
Un gendarme prit les fuyards en chasse, mais
n’insista pas trop longtemps. Il revint essouf¬
flé.
Le brigadier se pencha à l’intérieur de la
B.M.W. Il observa longuement Madjid et lui dit
de sortir. Madjid obéit sans un mot. La tête
baissée, il prit place dans l'Estafette.
— Avec celui-là, on aura la bande, dit le
brigadier en regardant du côté où Pat et les
autres avaient fui.
L’Estafette démarra, suivie de la B.M.W.
conduite par un gendarme.
Le brigadier-chef se retourna vers Madjid qui
portait maintenant des menottes, et ils avaient
fixé ces menottes à la barre du siège.
— Toi et tes copains, vous venez d’où ?
Madjid ne répondit pas. Il laissa sa tête bascu¬
ler derrière lui, et il ferma les yeux.
Le brigadier n’insista pas.
L’Estafette roula jusqu'à un carrefour éclairé,
bien qu'en rase campagne.
A ce carrefour, ils virent Pat assis sur une
borne. Il se leva quand le clignotant bleu eut
commencé de le balayer. Il tirait sur une ciga¬
rette. Il fit signe à l'Estafette de s’arrêter, comme
on le fait à un autobus.
— Qui c’est, celui-là ? dit le brigadier.
Pat écrasa sa cigarette sur le gravier et monta
dans l’Estafette.

184
— J’étais avec lui, dit-il en montrant Madjid.
Il s’assit en face de son ami. Madjid dor¬
mait. Pat le regardait. L’Estafette roulait dans la
nuit.
Il
A*
DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions du Mercure de France

LE THÉ AU HAREM D’ARCHI AHMED, 1983 (Folio


n° 1958)
LE HARKI DE MERIEM, 1989 (Folio n° 2310)
LA MAISON D’ALEXINA, 1999 (Folio n° 3402)
À BRAS-LE-CŒUR, 2006 (Folio n° 4575)

Chez d ’autres éditeurs

1962, LE DERNIER VOYAGE, L’Avant-Scène, 2005.


Impression Novoprint
à Barcelone, le 4 septembre 2009
Dépôt légal: septembre 2009
Premier dépôt légal dans la collection: mai 1988

ISBN 978-2-07-038041-l./Imprimé en Espagne.


Mehdi Charef
Le thé au harem d’Archi Ahmed
Une cité H.L.M. Sur les murs : graffitis, slogans, appels
de détresse, dessins obscènes. Madjid vit là. Il est fils
d’immigrés, paumé entre deux cultures, deux langues,
deux couleurs de peau, et s’invente ses propres racines,
ses attaches. Il attend. Sans trop y penser à cause de
l’angoisse, insupportable. La peur règne. La violence.
L’amour aussi. Pour la mère Malika, les frères et sœurs,
le père - un petit vieux tombé d’un toit et qui a perdu
la raison. Pour les copains et l’ami Pat, celui des bons et
des mauvais coups, de la drague et de la drogue. La
tendresse, l’amitié, quelques rires : ce sont les seules
lueurs dans une existence vouée à l’échec. « Ça chante
pas le béton, ça hurle au désespoir comme les j
dans la forêt, les pattes dans la neige, et qui
même plus la force de creuser un trou pour y «^f|g
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Photo © Didier Lefèvre - Vu

9 782070 38041

folio ISBN 978-2-07-038041-1 A38041 « categorie F6

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