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Déjà parus

Laure Murat
Qui annule quoi ?
Sur la cancel culture

Ludivine Bantigny
L’Ensauvagement du capital

Julia Cagé
Pour une télé libre
Contre Bolloré

Thomas Piketty
Mesurer le racisme, vaincre les discriminations

Cécile Alduy
La Langue de Zemmour

Clémentine Autain
Les Faussaires de la République
Alain Supiot
La Justice au travail
Quelques leçons de l’histoire

André Markowicz
Et si l’Ukraine libérait la Russie ?

Adélaïde Bon, Sandrine Roudaut, Sandrine Rousseau


Par-delà l’androcène

Hervé Kempf
Le nucléaire n’est pas bon pour le climat

Romain Blondeau
Netflix
L’aliénation en série

Myriam Revault d’Allonnes


Le Crépuscule de la critique

Fabrice Arfi
Pas tirés d’affaires

Cédric Herrou
Une terre commune

Johan Faerber
Parlez-vous Parcoursup ?

Fethi Benslama
Le Sacrifice de Rushdie

Fabien Escalona
Une République à bout de souffle

Stéphane Foucart
Un mauvais usage du monde
Politique du glyphosate et des OGM

Anne Le Strat
Eau : l’état d’urgence

Philippe Meirieu
Qui veut encore des professeurs ?
Laelia Benoit
Infantisme
ISBN 978-2-02-153916-5

© Éditions du Seuil, septembre 2023

www.seuil.com

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


« Se réclamer de l’Holocauste pour dire que Dieu est avec nous en
toutes circonstances est aussi odieux que le ‘’Gott mit uns’’ qui
figurait sur les ceinturons des bourreaux. »
Emmanuel Levinas,
le 28 septembre 1982
(après les massacres de Sabra
et Chatila à Beyrouth)
TABLE DES MATIÈRES
Titre

Déjà parus

Copyright

Israël. L’agonie d’une démocratie - Charles Enderlin

Les ânes du Messie


La gauche est l’ennemi !

La loi du père et le Duce

Revenir au pouvoir avec les messianiques


Le coup d’État identitaire

Et les ânes du Messie se sont rebellés

Schizophrénie morale et apartheid

Du national-judaîsme au national-conservatisme

Note de l’auteur
Israël
L’agonie d’une démocratie
Charles Enderlin

Que dirait aujourd’hui Hannah Arendt en apprenant que Benjamin


Netanyahu a créé une agence gouvernementale de « l’identité nationale
juive 1 » ? Dès 1951, elle alertait des dangers qui guettaient l’État-nation
Israël à sa création : « Cette solution de la question juive n’avait réussi qu’à
produire une nouvelle catégorie de réfugiés, les Arabes, accroissant ainsi le
nombre des apatrides et des sans-droits
de quelque 700 à 800 000 personnes. […] Réfugiés et apatrides sont, telle
une malédiction, le lot de tous les nouveaux États qui ont été créés à
l’image de l’État-nation. Pour ces nouveaux États, ce fléau porte les germes
d’une maladie incurable. Car l’État-nation ne saurait exister une fois que
son principe d’égalité devant la loi a cédé. Sans cette égalité juridique, qui
avait été prévue à l’origine pour remplacer les lois et l’ordre de l’ancienne
société féodale, la nation se dissout en une masse anarchique d’individus et
sous-privilégiés 2. »
C’est le 28 mai 2023 que Netanyahu a mis en place cette agence identitaire,
en phase avec l’idéologie héritée de Bension, son père. Étudiant, ce dernier
avait adhéré, en 1928, au parti révisionniste créé par Vladimir Jabotinsky,
dont le but était de construire « une existence nationale juive, qui ne soit pas
contaminée par des idées universalistes et socialistes 3 ». Historien, il a
développé une vision profondément pessimiste de l’Histoire, fondée sur la
théorie selon laquelle le peuple juif serait, en permanence, et depuis
l’Antiquité, menacé de génocide. Une idée encore d’actualité, en 1998, tel
qu’il l’a expliqué au quotidien Haaretz : « Une des choses les plus graves
chez nous, en Israël, c’est la croyance gauchiste que les Arabes ont renoncé
à leur détermination à nous détruire. Fondamentalement, le sionisme est un
mouvement occidental, rayonnant à la frontière de l’Orient, mais toujours
tourné vers l’Ouest. Pour cette raison, les Arabes nous considèrent comme
une création étrangère. Ils pensent que nous mettons en danger leur culture,
leur religion, leur société, leur régime, et ils nous ont pris pour cible 4. »
Il avait alors 88 ans et suivait de près la manière dont son fils, Premier
ministre, gérait le pays, tiraillé entre les contingences politiques et
l’idéologie familiale. Sous la pression du président Bill Clinton, il avait été
obligé de signer un accord avec Yasser Arafat, et accepté un retrait de
l’armée israélienne de 80 % de la ville d’Hébron – 13 % de la Cisjordanie.
Il affirmait que son père avait donné son accord, estimant que cela
permettait de conserver le reste de la Cisjordanie. Mais les colons et la
droite nationaliste ne lui ont pas pardonné ce renoncement à une partie de la
ville des Patriarches et il a perdu les élections en mai 1999.
Après dix ans d’une traversée du désert, le fils de Bension est revenu à la
tête du pays en 2009, cette fois dans un contexte géopolitique entièrement
différent. L’échec du processus d’Oslo, la seconde Intifada, la disparition
d’Arafat, deux guerres à Gaza qui se trouve sous le contrôle total du Hamas,
l’affaiblissement de l’OLP, l’ont placé en position de force face au
problème palestinien. Il n’était plus obligé de faire des concessions à la
gauche en perte de vitesse. Il a pu sceller les alliances avec les ennemis de
la démocratie libérale : les ultraorthodoxes séfarades et ashkénazes et les
sionistes messianiques pour qui l’État séculier n’est que l’outil choisi par
Dieu pour transformer le pays en théocratie biblique.
Les ânes du Messie
Cette théologie du messianisme juif moderne a vu le jour au début du siècle
dernier lorsque le grand rabbin Abraham Isaac haCohen Kook a décidé que
le monde était entré dans l’ère annonciatrice de l’eschatologie. Selon sa
théorie, le sionisme politique, séculier, auto-émancipateur du peuple juif, et
majoritairement socialiste, ne serait en fait qu’un instrument aux mains de
la divinité destiné à fonder l’État d’Israël moderne. Les Juifs séculiers
seraient semblables aux ouvriers qui, d’après la légende biblique, avaient
participé à la construction du Temple et pouvaient même pénétrer dans le
Saint des saints pour y effectuer des réparations. « Parfois, disait-il,
l’Histoire utilise des éléments extérieurs à la Torah pour réaliser ses
objectifs. » Kook et ses disciples fondent leur analyse cabalistique sur le
verset de la Torah, Zacharie 9:9 : « Réjouis-toi fort, fille de Sion, jubile,
fille de Jérusalem ! Voici que ton roi vient à toi juste et victorieux, humble,
monté sur un âne, sur le petit de l’ânesse. » D’après cette interprétation, les
Israéliens séculiers représentent l’âne sur lequel le Messie arrivera. Ils sont
les ouvriers bâtisseurs du Temple, chevauchés par les rabbins, pour, un jour,
transformer le pays en théocratie dirigée par la Halakha, la stricte Loi juive,
et permettre la Rédemption.
En août 2005, les chefs religieux et politiques du sionisme messianique ont
découvert lors du retrait israélien de Gaza que leur âne se rebiffait. Ce fut
leur plus grande défaite. Rien n’y a fait, en dépit des manifestations
rassemblant des dizaines de milliers de colons et leurs sympathisants, des
autoroutes bloquées, tous les habitants juifs des colonies de Gaza ont été
évacués manu militari. Surtout, ils ont réalisé qu’ils n’avaient pas le soutien
du public israélien. Selon un sondage de l’Institut pour la démocratie, seules
34 % des personnes interrogées s’opposaient au retrait, quand 60 % y
étaient favorables. Mais ce n’était pas tout. 73 % pensaient que le
désengagement était une première étape vers l’évacuation massive de
colonies en Cisjordanie, seules 20 % estimant qu’il n’y aurait plus de retrait
de ce genre 5.
Analysant l’échec, les idéologues du mouvement messianique ont conclu
qu’ils devaient déplacer l’axe de leur combat. Ne plus chercher un accord
avec l’Israël séculier et démocratique mais le combattre. Moti Karpel, de la
colonie de Bat Ayin en Cisjordanie, rédacteur en chef de Nekouda, l’organe
des colons, écrit : « C’est sur l’axe Juifs-Israéliens que se profile le
prochain combat. Ceux qui sont d’abord juifs font face à ceux qui sont
d’abord israéliens. […] À la vision israélienne d’un État pour tous ses
citoyens, avec tout ce que cela signifie, il faut opposer la vision d’une
démocratie juive – juive et pas religieuse. […] Il faut restituer son État au
peuple juif ! »
Moshé Koppel, professeur de mathématiques et de sciences informatiques à
l’université Bar-Ilan, israélo-américain, habitant la colonie d’Efrat en
Cisjordanie, propose un mode d’action : « Un nombre croissant de sionistes
religieux et d’ultraorthodoxes s’unissent et adoptent une idéologie fondée
sur le rejet du droit des Israéliens séculiers à utiliser l’État pour imposer
leurs valeurs. Un des centres [de pouvoir] où les Juifs (religieux) souffrent
de sous-représentation scandaleuse est le système judiciaire. […] Ici, tout
peut être jugé en fonction des valeurs du “public éclairé”, c’est-à-dire
[celles] des Israéliens éloignés du judaïsme. Il faudrait également en finir
avec le monopole séculier sur les médias électroniques publics 6. »
La même année a vu la création à Jérusalem de l’« Institut pour les
stratégies sionistes », dirigé par Yoël Golovenski, un ancien de l’Agence
juive, et Israël Harel de la colonie d’Ofra, ex-rédacteur en chef de Nekouda.
Koppel, qui en est membre, a participé avec le professeur Avraham Diskin,
de l’Université hébraïque, à la rédaction d’un projet de Constitution pour
Israël « foyer national du peuple juif 7 ».
L’idée de redéfinir Israël en État exclusivement juif sera lancée par
Benjamin Netanyahu en 2009, d’une manière assez inattendue. Le 4 juin, le
président Barack Obama avait mis les points sur les i dans un discours
prononcé au Caire, demandant à Israël de reconnaître la Palestine tout en
arrêtant la colonisation : « Israël doit reconnaître que, de même que son
droit à l’existence ne peut être nié, il en va de même pour la Palestine. Les
États-Unis contestent la légitimité de la poursuite de la colonisation
israélienne. Ces constructions constituent une violation des accords passés
et portent préjudice aux efforts de paix. Le moment est venu pour que ces
colonies cessent. » Le Premier ministre lui a répondu dix jours plus tard
depuis l’université Bar-Ilan près de Tel-Aviv : « Premier principe. Les
Palestiniens doivent reconnaître réellement Israël en tant qu’État du peuple
juif. Le second principe est la démilitarisation […]. Si nous recevons ces
garanties sur la démilitarisation et si les Palestiniens reconnaissent Israël
comme l’État du peuple juif, alors nous parviendrons à une solution basée
sur un État palestinien démilitarisé au côté d’Israël. »
À l’époque, les commentateurs avaient vu là une simple manœuvre dilatoire
du Premier ministre pour compliquer les négociations de paix. Mais, après
tout, ont dit certains… « Pourquoi pas ! Israël est juif ! » Même Barack
Obama avait repris cet élément de langage, considérant que Netanyahu
avait fait un grand pas en avant en prononçant les mots magiques « État
palestinien ». En fait, jamais Israël n’avait posé une telle condition au cours
des négociations avec les États arabes et Mahmoud Abbas, le président
palestinien, s’y est opposé !

La gauche est l’ennemi !


Comme c’était prévisible, les pourparlers avec l’OLP se sont embourbés, et
le gouvernement Netanyahu s’est attelé à la neutralisation de tous ceux qui,
en Israël, soutiennent la cause de la paix avec la Palestine. Ce fut le début
de l’offensive antilibérale. En mars 2011, la « loi dite de la Nakba » a été
adoptée, permettant au ministère des Finances de refuser son financement à
une institution qui autoriserait la tenue d’un événement ou d’une activité
commémorant « la Nakba », la tragédie des réfugiés palestiniens lors de la
guerre de 1948.
Il fallait aussi interdire le boycott économique, culturel ou universitaire des
colonies, par des citoyens, des institutions ou des sociétés israéliens. À cet
effet, une loi a été adoptée le 11 juillet, autorisant des poursuites judiciaires
contre tout appel au boycott, et permettant aux tribunaux d’octroyer des
dommages-intérêts aux plaignants. Elle sera élargie pour concerner
l’ensemble du territoire israélien 8. La Cour suprême entérinera cette atteinte
à la liberté d’expression qui vise l’opposition non violente à l’occupation
des territoires palestiniens.
L’autre campagne contre la gauche libérale est venue de l’Institut pour les
stratégies sionistes avec la publication d’un rapport intitulé : Chevaux
de Troie. Impact du financement des ONG israéliennes par des
gouvernements européens. Une vingtaine d’associations de défense des
droits de l’homme ont été examinées, surtout celles qui déposent
régulièrement des appels contre l’armée israélienne auprès de la Cour
suprême. Notamment B’Tselem, le centre d’information sur les droits
d’information dans les territoires occupés, et La Paix maintenant. Le
rapport accusait l’Europe de chercher à influencer la politique et l’opinion
publique israéliennes par le biais du financement de ces ONG 9. Une
première proposition de loi destinée à contrôler les ressources financières
des ONG a été adoptée en lecture préliminaire fin 2011.
En 2014, avec la bénédiction de Benjamin Netanyahu, une nouvelle
offensive médiatique, destinée à les délégitimer a été lancée contre ces
associations. Le maître d’œuvre étant Im Tirtzu 10, l’organisation fondée par
Ronen Shoval, un dirigeant étudiant nationaliste, après avoir lu le livre-
programme de Moti Karpel, La Révolution par la foi. L’effondrement du
sionisme et l’arrivée du changement par la foi. Shoval s’est donné pour
mission de « lutter contre les campagnes délégitimant l’État d’Israël en
apportant des réponses aux phénomènes post- et antisionistes ». Tout en
n’étant pas lui-même religieux, il prône la reconstruction du Temple de
Jérusalem comme symbole de souveraineté nationale. Im Tirtzu attaque
personnellement les dirigeants d’ONG comme Breaking the Silence,
réunissant des vétérans témoignant contre l’occupation, B’Tselem ou le
New Israel Fund qui, au nom de la défense de la démocratie libérale, assure
le financement de plusieurs centaines d’associations israéliennes 11. Tous
sont accusés d’être des taupes complices du terrorisme, pour le compte de
l’Europe qualifiée d’anti-israélienne et d’antisémite. Ces attaques, qui se
sont étendues à de nombreuses personnalités de gauche, politiques, artistes
et écrivains, n’ont, depuis, jamais cessé 12. En juillet 2016, Netanyahu a fait
voter la loi « sur la transparence des organisations soutenues par des entités
étrangères », obligeant tout représentant d’une de ces ONG à mentionner
ses sources de financement dans ses contacts avec des officiels israéliens.
Sans cela, il risque une amende de 7 000 euros.
Régulièrement, le Premier ministre demande aux dirigeants européens de ne
pas soutenir ces ONG. Il peut même refuser d’accorder un rendez-vous à un
ministre étranger si ce dernier rencontre une de ces associations (pourtant
légalement enregistrées en Israël). Les officiels de passage ont appris la
leçon et évitent ce genre de contacts avant d’aller voir Netanyahu.

La loi du père et le Duce


En 2012, Moshe Koppel s’est donné les moyens de réaliser son grand projet
visant à promouvoir un changement de régime en Israël. Financé par des
milliardaires juifs américains, libertariens, doté d’un budget conséquent, il a
fondé le Forum Kohelet, dont le but déclaré est « d’assurer l’avenir d’Israël
comme État-nation du peuple juif ». Ce nouveau centre de recherche va
devenir un élément central de l’écosystème sioniste religieux des
organisations et think tanks du judaïsme national. Parmi les dizaines
d’experts recrutés par Koppel, un d’entre eux sort du lot. Brillant juriste
issu de l’université Bar-Ilan, Aviad Bakshi est passé par la yeshiva de Bet
El près de Ramallah, mais aussi par la yeshiva prémilitaire de la colonie
Har Bracha sur le mont Grizim qui surplombe Naplouse. Cet établissement
est dirigé par le rabbin Eliezer Melamed, connu pour ses positions
extrêmes. Il a été un des signataires de la lettre des rabbins qui, en 1994,
après les accords d’Oslo, posaient la question : « Faut-il déclarer “rodef 13”
le Premier ministre Yitzhak Rabin ? Et donc le condamner à mort ? » La
thèse de doctorat de Bakshi analyse la notion constitutionnelle d’Israël en
tant qu’État juif et démocratique 14.
Il a rédigé plusieurs versions de la loi « Israël État-nation du peuple juif »,
et surveillé le processus législatif, jusqu’à l’adoption du texte finalement
voté le 18 juillet 2018 par la Knesset 15. Moshe Koppel attribuera ce succès
à l’intense travail de lobbying réalisé au fil des ans par Kohelet auprès des
parlementaires. Nationalistes et messianiques étaient à la fête ! Les
principes égalitaires définis par la Déclaration d’indépendance de 1948 sont
mis au rancard. Désormais, « le droit à l’autodétermination nationale au
sein de l’État d’Israël est réservé au seul peuple juif ». Et aussi : « L’État
voit le développement de l’implantation juive comme une valeur nationale,
encouragera et promouvra son développement et sa consolidation. » Les
Arabes israéliens, comme les autres non-Juifs, sont une minorité tolérée.
S’ils conservent leurs droits individuels de citoyens, exclus de l’identité
nationale juive, ils ont perdu leurs droits communautaires, tout en
conservant leurs institutions religieuses.
Après le vote, comme s’il proclamait à nouveau l’indépendance d’Israël,
Benjamin Netanyahu a déclaré : « C’est un instant déterminant dans
l’histoire du sionisme. Cent vingt-deux ans après la publication par Herzl de
[sa vision de] l’État des Juifs, nous avons établi par la loi le principe
fondamental de notre existence. » Pas la moindre évocation de David Ben
Gourion ou de Menahem Begin, les démocrates, détestés par son père. Le
fils de Bension appliquait l’idéologie des maximalistes néofascistes du parti
révisionniste. Au contraire de Vladimir Jabotinsky, partisan d’une
démocratie libérale, qui, certes, voulait un État avec une majorité juive,
mais dont le vice-président serait arabe et où les communautés auraient des
droits égaux 16. Il rejetait également la dictature que lui proposaient les
radicaux de son mouvement. Ces derniers avaient à leur tête Abba Ahimeir,
un intellectuel d’origine russe, adepte des idéologies ultra-nationalistes
européennes, tout particulièrement du fascisme italien. Le 8 octobre 1928,
dans la colonne intitulée « Carnet du fasciste » qu’il publiait dans le
quotidien Doar HaYom 17, il s’adressait à Vladimir Jabotinsky : « Notre
“Duce” ne devrait pas ressentir de la tristesse parce que seule une poignée
s’est rassemblée sous son étendard car ainsi va le monde : la minorité devra
diriger la majorité. Le “Duce” devrait réunir la poignée de ceux qui sont
capables de lui obéir. » Ce dernier lui a répondu : « C’est la traduction du
plus absurde de tous les mots anglais – leader. Les buffles suivent un leader.
Les hommes civilisés n’ont pas de leader. » De même, il rejettera les
propositions d’être proclamé chef suprême, avec une autorité illimitée sur le
mouvement, mais laissera toutefois ces révisionnistes néofascistes
développer leurs relations avec l’Italie de Mussolini, du moins jusqu’en
1938, lorsque le Duce introduira une législation antisémite 18.

En 2016, Eyal Arad, qui fut le conseiller en stratégie politique de Benjamin


Netanyahu pendant dix ans, le décrivait ainsi : « Il a hérité de son père le
point de vue qu’il existera toujours un monde hostile qui ne tient compte ni
de la sécurité, ni du bien-être de la nation juive. Nous devons donc prendre
notre destin en main, ne jamais faire confiance au monde extérieur pour
nous protéger car il ne le fera pas. Le Premier ministre a une sorte de vision
messianique de lui-même – la personne qui doit sauver le peuple juif de ce
nouvel holocauste 19. »
Le Premier ministre, qui n’est pas un Juif observant – ses entorses à la
cacherout et au sacro-saint shabbat sont régulièrement relevées par les
médias –, a pourtant la caution des religieux. En voici un exemple : en
1997, à l’occasion de la fête de Souccot, il est allé présenter ses respects au
rabbin centenaire Yitzhak Kadouri, très respecté au sein de la communauté
religieuse séfarade. Ce cabaliste exigeait de ses ouailles qu’elles votent
Likoud et avait même distribué des amulettes pour mieux faire passer le
message. Netanyahu s‘est penché pour chuchoter à l’oreille du vieil
homme : « Les gens de gauche ont complètement oublié ce que cela signifie
réellement que d’être juif. Ils pensent que nous devrions laisser les Arabes
s’occuper de notre sécurité. » Il y avait un micro et la phrase a été largement
reprise par les médias.
Plus récemment, le rabbin Avi Maoz, député du parti Noam, intégriste
messianique, misogyne et homophobe, explique ainsi l’attirance des
religieux pour Netanyahu : « Le chef du Likoud représente les personnes
qui, en Israël, ont soif de judaïsme. Les forces impures qui luttent contre la
sainteté le combattent. Netanyahu est digne de diriger le peuple, la preuve
en est qu’il est de ceux que le diable persécute, et donc qu’il a été choisi par
Dieu 20. »
On comprend mieux la colère de Netanyahu lorsque les institutions
séculières de l’État se sont autorisées à le traduire en justice, lui le dirigeant
de la nation juive ! Le 23 mai 2020, jour de l’ouverture de son procès pour
corruption, fraude et abus de confiance, devant la caméra, à l’entrée de la
salle d’audience, entouré d’une vingtaine de ministres, et de députés du
Likoud, Benjamin Netanyahu a lancé un appel au peuple pour qu’il le
soutienne contre le système judiciaire de son pays : « Citoyens d’Israël, ce
qui est en procès aujourd’hui n’est autre qu’une entreprise destinée à
contrer la volonté du peuple, une tentative de me renverser, moi et le camp
de la droite. Pendant plus d’une décennie, la gauche n’a pas pu réaliser cet
objectif par les urnes. Alors, depuis quelques années, ils ont trouvé une
nouvelle méthode : des éléments au sein de la police et des services du
procureur se sont alliés avec les médias gauchistes […] pour fabriquer des
dossiers absurdes et sans fondement contre moi. » L’image est restée.
Maoz a immédiatement envoyé un message à ses militants de Noam,
condamnant « la très laide persécution commise par les autorités de “l’État
de droit” contre un Premier ministre parmi les plus talentueux, les plus
loyaux jamais reconnus par le peuple d’Israël. Il est évident que cela n’a
rien à voir avec la Justice. Le Premier ministre subit une attaque sans
précédent de la part du “deep state” [la bureaucratie gouvernementale] ».

Revenir au pouvoir avec les messianiques


En 2019, la magie électorale de Benjamin Netanyahu s’est évaporée.
Pendant deux scrutins d’affilée, il n’a pas réussi à former une majorité
parlementaire, pour finalement, après la troisième élection, conclure un
accord de partage du pouvoir avec Benny Gantz, le président de Bleu
Blanc, l’alliance électorale de plusieurs partis centristes. Le chef du Likoud
restant à la présidence du Conseil pendant dix-huit mois, avant que Gantz
lui succède. La formule a tenu moins d’un an. Après la quatrième élection,
le 23 mars 2021, Yaïr Lapid, le président de Yesh Atid, le parti centriste, a
réussi l’impossible. Au nom de la gouvernance et face à la crise dans
laquelle le pays était plongé – aucune loi de finances n’avait été votée
depuis trois ans –, il a pu former une coalition réunissant tous les opposants
à Netanyahu, de droite, du centre et de la gauche, soutenue pour la première
fois par un parti islamiste. Une majorité très fragile de tout juste 61 députés
sur 120. Naftali Bennett, du parti sioniste religieux Yamina – 6 députés –
était chef du gouvernement et Yaïr Lapid, Premier ministre alternatif.
Pendant près d’un an, les membres de la coalition Lapid-Bennett ont fait
l’objet d’une pression permanente, déclarés personæ non gratæ par les
fidèles de la synagogue où ils allaient prier. Idit Silman, de Yamina, a fini
par craquer. Elle est passée à l’opposition moyennant la promesse d’un
portefeuille ministériel dans le prochain gouvernement dirigé par le Likoud.
Les cinquièmes élections en quatre ans auront lieu le 1er novembre 2022.

Pendant les dix-huit mois passés hors de la présidence du Conseil – qu’il a


très mal vécus –, Netanyahu a veillé à maintenir la cohésion de son bloc
parlementaire. Surtout empêcher toute trahison au sein du Likoud, le
mouvement de Menahem Begin et Yitzhak Shamir qu’il a transformé au fil
des ans en parti conservateur antilibéral totalement sous son contrôle. Les
ultra-orthodoxes, ashkénazes et séfarades, qu’il a entraînés vers la droite
nationaliste, les fondamentalistes messianiques, et les héritiers idéologiques
du rabbin raciste Meir Kahane.

Le 20 juin 2022, un vendredi matin, Benjamin Netanyahu a reçu, dans sa


villa à Césarée, Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir. Les chefs des partis
« Sionisme religieux » et « Puissance juive » se chamaillaient au sujet de
leur liste commune en vue du scrutin du 1er novembre. Finalement, le chef
du Likoud les a forcés à se mettre d’accord pour que son camp ne perde pas
une seule voix et assure ainsi son retour au pouvoir. Mais il fallait qu’Itamar
Ben-Gvir modère son image. Qu’il évoque publiquement le moins possible
son mentor, le rabbin raciste Meir Kahane. Retire de son salon le portrait de
Baroukh Goldstein, le terroriste juif qui, le 25 février 1994, a assassiné
29 fidèles musulmans en prière dans le tombeau des Patriarches, à Hébron.
Surtout, il doit exiger de ses militants qu’ils cessent de scander « Mort aux
Arabes » lors des manifestations et disent plutôt : « Mort aux terroristes. »
Moyennant quoi, lorsque le Likoud et ses alliés reviendront au pouvoir,
Ben-Gvir aura le ministère de la Sécurité intérieure rebaptisé Sécurité
nationale. Lui qui, un an plus tôt, était encore fiché comme un dangereux
agitateur aura la responsabilité de la police nationale, des bataillons de
gardes-frontières, et même de l’administration pénitentiaire où il pourra
surveiller les conditions de détention des Palestiniens. C’est promis !
Au cours des mois suivants et jusqu’au scrutin, Netanyahu va discrètement
coacher le chef de Puissance juive pour lui éviter toute incartade. Mais il est
parfois difficile d’empêcher le naturel de refaire surface. En octobre 2022, à
Cheikh Jarrah, un quartier de Jérusalem-Est, il sera filmé brandissant son
pistolet et demandant aux policiers présents d’ouvrir le feu sur les
Palestiniens qui avaient lancé quelques pierres.

Benjamin Netanyahu connaît bien Bezalel Smotrich, son homophobie et


son racisme antiarabe. Il s’était fait remarquer en exigeant une ségrégation
dans la maternité où son épouse devait accoucher « pour qu’elle ne soit pas
aux côtés d’une femme arabe dont le nourrisson viendra tuer son enfant
vingt ans plus tard ». Mais Netanyahu apprécie son CV politique. Élu
député pour la première fois en 2015, sur la liste Foyer juif 21, il a fait
adopter par son parti de l’époque, l’Union nationale, son plan destiné à
assurer « la victoire d’Israël ». Un texte idéologique qui ressemble fort aux
théories développées par Netanyahu dans l’ouvrage qu’il a publié en 1993.
En voici des exemples :
Smotrich écrit : « Le mouvement national palestinien a été créé pour contrer
le sionisme 22. »
Netanyahu : « La campagne arabe contre Israël a développé le “Principe
palestinien”. Pour cela, ils ont inventé une nouvelle identité en Cisjordanie,
créant un peuple “cisjordanien” réclamant les droits d’une nouvelle
“nation” 23. »
Smotrich propose d’accorder en Cisjordanie sept cantons aux Palestiniens,
où ils auraient « démocratiquement » des droits de vote municipaux.
Netanyahu en 1993 : « Seuls seraient autonomes les centres urbains où la
population arabe pourrait décider, elle-même, de sa vie quotidienne. Le
reste du territoire, peu peuplé, serait exclu de cet arrangement 24. »
En 2017, Smotrich offrait aux Palestiniens le choix suivant : « rester et
vivre en tant qu’individus dans l’État juif. Bien entendu, en bénéficiant de
la prospérité, du progrès que le peuple juif apporte à cette terre. Celui qui ne
veut ou ne peut renoncer à ses ambitions nationales recevra une aide pour
lui permettre d’émigrer vers un des nombreux États arabes. Ceux qui
refuseront ces deux propositions et resteront pour combattre l’État d’Israël
et sa population juive seront des terroristes et affronteront les forces de
Défense ». Netanyahu lui a promis des portefeuilles ministériels qui lui
permettront de veiller à la colonisation.

Le scrutin a lieu le 1er novembre et, tard le soir, les fondamentalistes


messianiques fêtent leur victoire dès la diffusion des sondages de sortie des
urnes. Selon toutes les prévisions, leur alliance « Sionisme religieux –
Puissance juive – Noam » devrait avoir quatorze mandats de députés, ce
qui sera confirmé quelques jours plus tard. Bezalel Smotrich a remercié
Dieu de leur avoir accordé une telle joie, ajoutant : « C’est historique ! Pour
la première fois depuis la création de l’État, le public nationaliste religieux,
auquel se sont joints de nombreux électeurs traditionnellement ultra-
orthodoxes, aimant le peuple d’Israël, la Terre d’Israël et la Torah d’Israël,
ont fait de notre parti le troisième du pays, sa plus importante représentation
parlementaire jamais réalisée. »
Au même moment, Itamar Ben-Gvir reçoit les félicitations de ses amis. Dov
Lior, de la colonie Kyriat Arba, lui donne l’accolade. Ce rabbin légitime
l’assassinat de non-Juifs et de leurs familles en temps de guerre. Le rabbin
Israël Ariel, directeur de l’Institut pour la reconstruction du Temple, est là,
lui aussi, ainsi que le non moins kahaniste Bentzi Gopstein, chef de
l’organisation raciste Lehava, qui fait l’apologie de la haine envers les
Arabes.
Le coup d’État identitaire
Le nouveau gouvernement est investi le 28 décembre 2022. Disposant
d’une solide majorité de 64 députés, Benjamin Netanyahu a désormais les
moyens de poursuivre la mise en place du nouveau régime national-juif
dont la première étape fut, en 2018, le vote de la loi « Israël État-nation du
peuple juif ». C’est un ensemble qui va de la distribution des portefeuilles,
la création de nouveaux ministères « identitaires », à l’octroi de budgets par
milliards – directement et indirectement – aux organisations nationalistes et
messianiques ainsi qu’aux communautés ultraorthodoxes. Le tout
accompagné d’une législation renforçant les lois religieuses. L’Israël
séculier est à la portion congrue.
Comme prévu, Netanyahu a remis les ministères clés de la colonisation et
des postes décisionnaires dans le domaine de l’Éducation aux colons de la
liste Sionisme religieux, leur accordant ainsi un pouvoir politique sans
précédent.
Bezalel Smotrich a l’incontournable portefeuille des Finances et un poste de
ministre délégué à la Défense, où il a, seul, la responsabilité de
l’Administration civile de la Cisjordanie et de la Coordination des activités
gouvernementales dans les territoires (Cogat). Ces deux structures gèrent la
liaison avec l’Autorité palestinienne, contrôlent tout ce qui entre et sort des
territoires palestiniens, et assurent la gestion des populations civiles. Les
militaires gèrent les questions sécuritaires.
Orit Strook, qui habite la colonie Avraham Avinou, dans la ville d’Hébron,
est ministre de l’Implantation et des Missions nationales. À ce titre, elle
assure la liaison entre l’agence gouvernementale de planification et le
département des implantations de l’Organisation sioniste mondiale qui
supervise le développement de la colonisation dans les territoires occupés,
dans le Néguev et la Galilée.
Quid du contrôle et de la mise au pas de la jeunesse ? Bezalel Smotrich, qui
a juré de combattre « l’endoctrinement à la démocratie libérale dans
l’éducation », préside le conseil de direction de l’enseignement public
religieux, très largement favorisé par rapport à l’enseignement public
séculier en termes de budget.
Orit Strook dirige deux départements détachés du ministère de l’Éducation :
la supervision des académies prémilitaires et l’Agence de la culture juive.
La responsabilité du service national de volontariat civil tombe également
dans son escarcelle.
Netanyahu a confirmé la création de l’Agence gouvernementale de
l’identité nationale juive, rattachée à la présidence du Conseil et dirigée par
le rabbin Avi Maoz, du parti intégriste Noam. Avec un budget de centaines
de millions de shekels, il a le titre de vice-ministre. Disciple du rabbin Zvi
Thau, lui-même dissident de la yeshiva Merkaz HaRav, l’alma mater du
sionisme messianique, il s’est donné pour mission de mener le combat
contre les « forces impures » venues notamment du christianisme, qui ont
selon lui le soutien des médias et s’attaquent au judaïsme de l’État
d’Israël 25. « Nous devons, a-t-il dit, protéger notre peuple et notre État des
infiltrations d’éléments qui viennent de pays, d’organisations et de
fondations étrangers. » En l’occurrence, surtout les ONG de gauche et les
formes libérales du judaïsme. Profondément anti-LGBT, les débats
parlementaires sont pour lui une véritable torture lorsqu’ils sont dirigés par
Amir Ohana, homosexuel déclaré et président de la Knesset. Dans le cadre
de ses fonctions, Maoz a également la responsabilité du département qui, au
sein du ministère de l’Éducation, supervise les milliers de programmes
extrascolaires que les directeurs d’établissement peuvent demander. Il fera
le tri.
Les rabbins ultra-orthodoxes ont vu dans cette coalition parlementaire
l’occasion historique de graver dans le marbre l’autonomie de leurs
communautés, de les dispenser à jamais de service militaire et d’assurer le
financement par l’État de leur système d’éducation avec le moins
d’obligations possible. Paradoxalement, tout en rejetant la théologie
messianique du rabbin Kook, ils ont leurs « ânes du Messie », ou plutôt les
dindons de la farce : les Israéliens séculiers payent six fois plus de taxes que
les orthodoxes qui, eux, ne sont pas astreints au service militaire. 89,5 % de
l’ensemble des rentrées fiscales et des impôts sociaux viennent des foyers
non orthodoxes 26. Le budget du système d’éducation Haredi (le nom hébreu
des ultra-orthodoxes) augmente de 40 %, y compris pour les 90 000 élèves
qui, dans les écoles talmudiques, n’étudient pas les matières fondamentales
et auront de grandes difficultés à entrer sur le marché du travail. Déjà près
de 50 % des hommes haredi ne travaillent pas. Pour les économistes, cette
politique hypothèque l’avenir d’Israël. 25 % des enfants en âge préscolaire
sont dans des familles ultra-orthodoxes. En 2021, seuls 41 % d’enfants juifs
ont entamé leur scolarité dans une école laïque. Yitzhak Yossef, le grand
rabbin séfarade d’Israël, conseille à ses ouailles d’étudier la Torah plutôt
que les matières fondamentales comme les mathématiques et les sciences,
qui sont à ses yeux inutiles 27.

Et les ânes du Messie se sont rebellés


Le 4 janvier, quelques jours après l’investiture du nouveau cabinet
Netanyahu, Yariv Levin, son ministre de la Justice, présente le projet
gouvernemental de changement de régime mijoté avec Aviad Bakshi de
Kohelet. Le système judiciaire passerait sous le contrôle de la droite au
pouvoir en Israël, perdrait la capacité d’annuler des lois ou des décisions du
gouvernement qu’il jugerait anticonstitutionnelles. Aharon Barak, qui a
présidé la Cour suprême de 1995 à 2006, a solennellement mis en garde :
« Cette réforme instaure la tyrannie par la majorité et constitue un danger
pour la démocratie, qu’elle vide de tout contenu. Si elle est appliquée, il n’y
aura plus qu’une seule autorité dans le pays, celle du Premier ministre. »
Esther Hayot, la présidente en exercice de la Cour : « Il s’agit d’une
offensive contre le système judiciaire, comme s’il représentait un ennemi
qu’il faudrait attaquer et maîtriser. Cette réforme porte un coup mortel à la
démocratie. » Trois jours plus tard, un premier rassemblement de
protestation de 20 000 personnes se déroule à Tel-Aviv. Elles seront 80 000
le samedi suivant. Les manifestations vont très vite monter en puissance.
Rue Kaplan à Tel-Aviv et dans 150 endroits dans le pays, 126 organisations
et associations pro-démocratie, coordonnées par un comité composé d’une
dizaine de volontaires, rassembleront chaque samedi soir, et parfois en
milieu de semaine, plusieurs centaines de milliers de manifestants. Parmi
eux, un nombre loin d’être négligeable d’opposants à l’occupation des
territoires palestiniens.

Le 26 mars, après l’annonce par Netanyahu du limogeage du ministre de la


Défense, accusé de s’opposer à la réforme judiciaire, des foules nombreuses
sont descendues le soir même dans la rue. Yoav Galant était
particulièrement inquiet des menaces d’insubordination massive de la part
des réservistes, notamment des pilotes de chasse opposés au changement de
régime. Le lendemain, 200 000 Israéliens protestent devant la Knesset. La
Histadrout, la centrale syndicale, décrète une journée de grève générale. Et
Netanyahu de rétropédaler. Il faut dire qu’il n’avait pas vraiment le choix
face au risque de la perte d’indépendance du système judiciaire, les grandes
sociétés de high-tech avaient commencé à transférer leurs avoirs à
l’étranger et le taux du shekel était en chute libre. La refonte du système
judiciaire telle qu’elle a été présentée par Yariv Levin est suspendue, pour
l’heure au moins. Car la mise en place du nouveau régime illibéral et
religieux se poursuit sous la houlette de Kohelet, dans les ministères
occupés par les sionistes religieux et les nationalistes du Likoud.
Peu après l’arrivée du nouveau gouvernement, Nadav Argaman, l’ancien
patron du Shin Bet, la sécurité intérieure, pendant cinq ans, durant lesquels
il a côtoyé Netanyahu, exprimait déjà sa grande peur : « Qu’on ne me dise
pas “Tout ira bien !”, je sais que rien n’ira bien. Faut-il compter sur Simcha
Rothman [le président de la commission des lois du Parlement], le plus
extrémiste parmi les extrémistes ? Dois-je faire confiance à Ben-Gvir,
l’anarchiste criminel ? À Smotrich, le ministre des Finances, qui dit mener
l’économie “avec l’aide de Dieu” ? Dois-je faire confiance à Netanyahu,
qui n’a plus aucun frein et fonce vers l’abîme ? » Et d’ajouter : « Je connais
le Premier ministre. Je sais qu’il contrôle tout, tout ce qui se passe. Tout
vient de lui. S’il le décide, cela s’arrêtera ou continuera. Ma très grande
peur, c’est que nous allions vers une crise constitutionnelle 28. »

Schizophrénie morale et apartheid


La maladie incurable de l’État-nation Israël a un nom : occupation. Et ce ne
sont pas les avertissements qui ont manqué. Déjà, en 1976, Yitzhak Rabin,
Premier ministre, mettait en garde : « En l’absence d’accord, Israël
risquerait de devenir un État apartheid. » En 2007, les dirigeants de Meretz,
Shoulamit Aloni et Yossi Sarid, accusaient : « Israël impose une forme
d’apartheid à la population palestinienne [dans les territoires occupés]. » La
même année, Ehoud Olmert, chef du gouvernement : « Si la solution à deux
États devient impossible, Israël se retrouvera dans la même situation que
l’Afrique du Sud, face à un combat [palestinien] pour l’égalité du droit de
vote et ce sera la fin d’Israël. » En 2017, Ehoud Barak, ancien Premier
ministre : « Israël se trouve sur la pente glissante qui mène à l’apartheid. »
En 2021, Me Yehudit Karp, ancienne adjointe au procureur général : « C’est
le terme utilisé par la loi internationale pour qualifier le genre de régime
mis en place par Israël dans les territoires occupés. »
À l’étranger, le terme « apartheid » est violemment combattu par la
communication israélienne et ses divers relais, notamment au sein des
communautés juives. Wladimir Rabinovitch, écrivain, magistrat, militant
sioniste jusqu’en 1967, avait déjà décrit, en 1979, ce phénomène de
schizophrénie morale dans son livre Un peuple de trop sur la terre ? : « La
relation avec Israël imposerait à tout Juif une échelle de valeurs différentes
selon qu’il s’agit d’Israël ou d’un autre État dans le monde. Il ne peut y
avoir une vérité dans l’ordre juif, et une autre dans l’ordre universel 29. »
Critiquant l’occupation et la répression dans les territoires occupés
palestiniens, il sera ostracisé par la communauté juive. Une des rares
occasions où le philosophe Emmanuel Levinas prendra position, ce sera
après les massacres de Sabra et Chatila à Beyrouth. Des crimes commis par
des phalangistes chrétiens mais en présence des unités de Tsahal, dont la
commission d’enquête israélienne condamnera l’insensibilité morale. Le
28 septembre 1982, au micro d’Alain Finkielkraut, Emmanuel Levinas a
répondu : « Se réclamer de l’Holocauste pour dire que Dieu est avec nous
en toutes circonstances est aussi odieux que le Gott mit uns qui figurait sur
les ceinturons des bourreaux. Je ne crois pas du tout que la responsabilité ait
des limites […]. Là où tout est rompu, et là où surgit la responsabilité
morale de tous et engage même l’innocence, et lui est insupportable, c’est
dans cet événement de Sabra et Chatila. Là, personne ne peut nous dire :
vous êtes en Europe et en paix, vous n’êtes pas en Israël et vous vous
permettez de juger 30. »
Cette insensibilité morale s’est renforcée au fil des décennies en Israël, et au
sein des institutions juives à l’étranger, avec le durcissement du terrorisme
palestinien et le conflit avec les islamistes. L’exemple le plus récent a été la
mort de Shireen Abou Akleh, la journaliste d’Al Jazeera, tuée par une balle
israélienne, le 11 mai 2022, pendant une opération militaire israélienne
contre les groupes armés dans le camp palestinien de Jénine 31. La plupart
des médias israéliens n’y ont vu qu’un problème de relations publiques,
aucun n’a relevé qu’elle couvrait ce que le public israélien ne voit
quasiment jamais : le monde parallèle de la souffrance et du deuil de la
population palestinienne.
En tout cas, l’occupation de la Cisjordanie est bel et bien une forme
d’apartheid. Surtout depuis que Netanyahu a confié la gestion civile des
territoires occupés aux sionistes religieux. Du point de vue de la législation
internationale, cela signifie que les Palestiniens ne sont plus uniquement
sous occupation militaire mais aussi soumis à un nouveau régime civil mis
en place par les colons les plus radicaux. Bezalel Smotrich et les siens
proclament leur volonté d’annexer la Cisjordanie, d’abord en développant
la colonisation juive, puis, formellement, par un vote de la Knesset. Leur
objectif tout aussi déclaré est d’empêcher le développement palestinien.
L’apartheid n’est pas installé sur le territoire souverain d’Israël. Si la loi
État-nation de 2018 a retiré leurs droits communautaires aux Arabes et aux
autres non-Juifs, elle leur a laissé leurs droits individuels de citoyens. Mais
il ne fait pas de doute que le régime théocratique vers lequel tendent les
fondamentalistes messianiques et les ultra-orthodoxes fera d’Israël un État
d’apartheid au plein sens du terme. L’intégrisme juif, et son corollaire
eschatologique sont en opposition totale avec le principe démocratique.

Du national-judaîsme au national-
conservatisme
Surtout, là, se pose la question fondamentale du droit humain. Analysant la
philosophie politique d’Edmund Burke, ce parlementaire anglo-irlandais de
la fin du XVIIIe siècle, père du conservatisme politique, Hannah Arendt
écrivait : « La perte des droits nationaux a entraîné dans tous les cas celle
des droits de l’homme ; jusqu’à nouvel ordre, seule la restauration ou
l’établissement des droits nationaux, comme le prouve le récent exemple de
l’État d’Israël, peut assurer la restauration de droits humains. » En
l’occurrence, elle évoquait les apatrides rescapés du nazisme retrouvant une
nationalité en Israël. Arendt a défini le principe « du droit d’avoir des
droits » « inaliénables » et « imprescriptibles » car indépendants de toute
appartenance collective 32. Alors, que dirait-elle, aujourd’hui, en apprenant
que Yoram Hazony, Juif israélo-américain, a créé, en 2018, la fondation
Burke, qui a pour but de « renforcer le national-conservatisme en Occident
et dans d’autres démocraties » ? En opposition à l’universalisme, aux
idéaux des Lumières et aux principes issus de la Révolution française,
pourtant émancipatrice des Juifs. Hazony est un disciple de la théologie
messianique du rabbin Meir Kahane. Il a participé à l’édition du livre-
programme de Benjamin Netanyahu en 1993, A Place Among the Nations,
et se fait à présent le promoteur d’une forme de nationalisme intégral
version Maurras, l’antisémitisme en moins. Selon lui, Israël ne peut être à la
fois un pays dans lequel les habitants seraient juifs et l’État d’une
démocratie universaliste. Le principe démocratique contribuant d’après lui à
déjudaïser Israël, et à en faire un État non juif 33. Le sionisme religieux a
viré au national-judaïsme et s’exporte sous la forme du national-
conservatisme 34.
Organisateur de grandes conférences annuelles sur ce thème – la première a
eu lieu en 2019 à Washington – après la publication de son ouvrage The
Virtue of Nationalism, un best-seller, traduit en vingt langues 35, Hazony est
l’idéologue préféré des ultranationalistes, il a porte ouverte chez le Polonais
Mateusz Morawiecki, l’Italienne Giorgia Meloni, sans parler des trumpistes
et des ultraconservateurs aux États-Unis et ailleurs.
Le Hongrois Viktor Orbán a des liens encore plus étroits avec Israël. En
2008, c’est par l’entremise de Netanyahu que le Fidesz, le parti d’Orbán,
alors en difficulté dans les sondages, a fait appel aux stratèges électoraux,
deux Juifs américains, Arthur Finkelstein et George Birnbaum, qui avaient
réussi à faire élire le chef du Likoud en 1996 36. Ils ont ciblé l’ennemi et
l’ont placé au centre de leur campagne : George Soros. « C’est un libéral, il
incarne ce que les conservateurs détestent à gauche : un spéculateur
financier. Il n’a aucun levier politique de représailles et il ne vit même pas
dans le pays », a révélé Birnbaum. Diabolisé, ce philanthrope milliardaire
juif américain né en Hongrie est devenu l’ennemi de la Hongrie, et le
chiffon rouge régulièrement agité par les nationalistes un peu partout dans
le monde, avec de forts relents d’antisémitisme. Y compris en Israël, où
Netanyahu l’accuse d’être un des financiers des manifestations pro-
démocratie. Soros est de ces Juifs qui subissent l’antique condamnation du
« Herem », la mise au ban de la société juive.

C’est l’ostracisme dont Wladimir Rabinovitch rappelle l’origine dans son


livre Un peuple de trop sur la terre ? en racontant l’histoire « d’Elisha ben
Abouya, né en l’an 70 à Jérusalem. Il fut un des grands sages de cette
époque. Mais après la révolte de Bar Kochba, la répression d’Hadrien,
l’empereur romain, et les terribles malheurs qui s’ensuivirent, il rompit les
liens avec la communauté, proclamant : “Il n’y a ni justice, ni juge.”
À partir de ce moment, il ne fut plus appelé qu’Aher, “l’Autre” (en hébreu),
celui dont le nom ne peut plus être prononcé 37 ».
Pour l’Israël judéo-national, Soros est « Aher », comme Spinoza, Hannah
Arendt, l’historien Tony Judt, le politologue américain Peter Beinart et tous
les autres à qui Rabinovitch, l’ostracisé, a dédié ainsi son livre :

« Pour tous les hérétiques et schismatiques


Pour tous les rebelles, contestants et dissidents
Pour tous les apostats et traîtres
Pour tous les marginaux et minoritaires
Pour tous les contempteurs de la Loi et des règlements
Pour tous ceux qui refusent la norme et le profil
Pour tous ceux enfin dont la parole d’aujourd’hui est la vérité de
demain »

1. Sur le site du gouvernement israélien : https://www.gov.il/BlobFolder/reports/seder-


gov170223/he/Jewish200223.pdf.
2. Hannah Arendt. Les Origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, coll. « Quarto »,
2002, p. 590-591.
3. Peter Beinart. The Crisis of Zionism, New York, Times Books, 2012, p. 101.
4. Ari Shavit, Haaretz, article republié le 30 avril 2012.
5. http://www.peaceindex.org/indexMonthEng.aspx?num=63& month name = July.
6. Nekouda, no 286, décembre 2005.
7. https://www.izs.org.il/category/constitution/.
8. En 2017, la loi de 1952 définissant l’entrée du territoire israélien fera l’objet d’un
amendement permettant d’interdire l’entrée de toute personne boycottant Israël.
9. L’Institut pour les stratégies sionistes a réalisé ce rapport avec NGO Monitor, une
organisation située à droite ; en ligne : https://www.ngo-
monitor.org/books/trojan_horse_the_impact_of_european_government_funding_for_i
sraeli_ngos/.
10. Ce nom fait référence à la phrase célèbre de Theodor Herzl : « Si vous le voulez ce ne
sera pas un rêve »… Un État juif !
11. Im Tirtzu n’a jamais réussi à faire condamner pour diffamation ceux qui le qualifiaient
d’organisation fasciste.
12. J’ai décrit ce maccarthysme dans Le Monde diplomatique de mars 2016.
13. L’antique condamnation de « Rodef » doit, selon la loi religieuse s’appliquer à tout
Juif trahissant sa communauté ou mettant en danger la vie d’autres Juifs.
14. https://www.nli.org.il/he/dissertations/NNL_ALEPH990030214730205171/NLI (en
hébreu). Le texte est enregistré sous des titres différents.
15. David M. Weinberg, « The Kohelet Forum’s feat », Israel Hayom, 12 août 2022.
16. Zeev Jabotinsky, Les Juifs et la Guerre (1939-1940) (en hébreu), Tel-Aviv, Institut
Jabotinsky, 2016.
17. Doar HaYom, 8 octobre 1928.
18. Peter Pergamin, The Making of the Israeli Far Right, Londres, I.B. Tauris, 2020,
p. 109-110 ; Dan Tamir, Hebrew Fascism in Palestine, 1922-1942, Londres, Palgrave
Macmillan. 2018, p. 170.
19. https://www.pbs.org/wgbh/frontline/article/eyal-arad-a-messianic-netanyahu/.
20. Ibid.
21. Une alliance sioniste religieuse, ultranationaliste, composée de plusieurs formations.
Le parti national religieux, Moledet, et Tkuma-Union nationale fondé en 1998 et
auquel appartient Bezalel Smotrich qui était huitième sur la liste.
22. https://hashiloach.org.il (en hébreu).
23. Benjamin Netanyahu, A Place Among the Nations, New York, Bantam Books, 1993,
p. 147-153.
24. Benjamin Netanyahu, Makom Tahat Ha Shemesh, Tel-Aviv, Yedihot Aharonot, 1995,
p. 352-353.
25. Mordy Miller, de l’université de Beersheva, est l’expert de cette théologie développée
par Thau et Maoz. Ses travaux sont disponibles sur :
https://bgu.academia.edu/MordechaiMordyMiller. Voir ses articles sur le site de
Haaretz, surtout : https://www.haaretz.com/israel-news/2023-01-19/ty-article-
magazine/.highlight/jewish-law-above-all-recordings-reveal-far-right-mks-plan-to-
turn-israel-into-theocracy/00000185-cae1-da66-a1bf-fbfb32560000.
26. Calcalist, 27 décembre 2022.
27. https://www.jpost.com/israel-news/chief-rabbi-yosef-science-math-are-nonsense-
study-in-yeshiva-instead-672378.
28. Émission « Ouvda », Chaîne 12, 16 mars 2023.
29. Wladimir Rabinovitch, Un peuple de trop sur la terre ?, Paris, Les Presses
d’aujourd’hui, 1979.
30. Les Nouveaux Cahiers, hiver 1982-1983.
31. Voir mon article dans Haaretz : https://www.haaretz.com/opinion/2022-05-26/.
32. Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, op. cit., p. 598-607. Voir aussi
https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2007-2-page-125.htm#no2 ; Zeev
Sternhell. Les Anti-Lumières, Paris, Fayard, 2006.
33. Voir son The Jewish State : The Struggle for Israel’s Soul, New York, Basic Books,
2000. L’édition française a un titre différent : L’État juif. Sionisme, postsionisme et
destins d’Israël, Paris-Tel-Aviv, Éditions de l’Éclat, 2007. Et mon analyse dans Le
Monde diplomatique de septembre 2022.
34. https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/kandel_national_conservatisme_202
3ok.pdf.
35. La version française (Les Vertus du nationalisme) est publiée par les éditions Jean-
Cyrille Godefroy et préfacée par l’avocat Gilles-William Goldanel, qui considère
Hazony comme un « esprit frère ».
36. https://www.conspiracywatch.info/.
37. Pour les talmudistes, Bar Kokhba était un faux Messie qui a mené le peuple juif à la
catastrophe. Mais selon Benjamin Netanyahu, ce ne sont pas les Romains qui auraient
expulsé les Juifs de Palestine, après la révolte de Bar Kokhba, en 135… mais les
Arabes en 637.
Note de l’auteur

Ce livre est publié simultanément avec la réédition, mise à jour et


augmentée, de mon Au nom du Temple paru en 2013, qui décrit les origines
religieuses et idéologiques du messianisme juif, son développement, sa
montée en puissance jusqu’à l’arrivée au pouvoir des sionistes religieux.
Israël. L’agonie d’une démocratie, quant à lui, apporte au lecteur le
contexte politique du changement de régime que Benjamin Netanyahu et
ses alliés intégristes messianiques et ultra-orthodoxes entendent installer en
Israël.

Cet ouvrage parait grâce au soutien de mon éditeur Le Seuil et de


l’excellente équipe éditoriale conduite par Jean-Christophe Brochier et
Vassili Sztil qui, avec Bruno Ringeval, ont mené à sa réalisation.
Charles Enderlin a été le correspondant de France 2 de 1981 à 2015. Il est
l’auteur de nombreux livres sur le conflit israélo-palestinien. Au Seuil, il a
publié Au nom du Temple (2013), Les Juifs de France entre République et
sionisme (2020) ainsi que De notre correspondant à Jérusalem (Don
Quichotte, 2021). La réédition d’Au nom du Temple paraît en Points.

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