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Lecture linéaire n° 1 - parcours Rire et savoir

Comment Gargantua naquit de bien étrange façon

Alors une vilaine vieille de la compagnie, qui avait la réputation d'être guérisseuse, venue
2 de Brisepaille d’auprès de Saint-Genou depuis soixante ans, lui administra un astringent si
terrible que ses sphincters furent si obstrués et resserrés que vous ne les auriez pas élargis
4 même avec les dents - ce qui est chose bien horrible à imaginer-, manière dont le diable, à la
messe de saint Martin, enregistrant par écrit le bavardage de deux commères, dût étirer son
6 parchemin à belles dents.
Cet obstacle fit se relâcher, au-dessus, les cotylédons de la matrice, par où l'enfant jaillit,
8 entra dans la veine cave et, grimpant par le diaphragme jusqu'au-dessus des épaules, où ladite
veine se sépare en deux, prit le chemin de gauche et sortit par l'oreille gauche.
10 Dès qu'il fut né, il ne cria pas comme les autres enfants : « Mi ! mi ! mi ! », mais il clamait
à pleine voix : « À boire ! à boire ! à boire ! », comme s'il invitait tout le monde à boire.
12 Je me doute bien que vous ne croyez pas vraiment à cette étrange naissance. Si vous n'y
croyez pas, je ne m’en soucie pas ; mais un homme de bien, un homme de bon sens, croit toujours
14 ce qu'on lui dit et ce qu'il trouve écrit. Salomon ne dit-il pas, au chapitre 14 des Proverbes :
« L’Innocent croit toute parole », etc. ; et saint Paul, dans la Première aux Corinthiens, 13 : « La
16 Charité croit tout » ? Pourquoi ne le croiriez-vous pas ? Parce que (dites-vous) ça ne se voit jamais.
Et moi je vous dis que, justement pour cela, vous devez y ajouter totalement foi. Car les
18 Sorbonnistes disent que la foi permet de croire les choses qu’on n’a jamais vues. Est-ce contre
notre loi, notre foi, contre la raison, contre la Sainte-Ecriture ? Pour ma part, je ne trouve rien
20 dans la sainte Bible qui s'y oppose. Et si la volonté de Dieu était telle, diriez-vous qu'il n'aurait pu
le faire ? Ha ! de grâce, ne vous emberlificotez pas l'esprit de ces vaines pensées. Car je vous dis
22 qu'à Dieu rien n'est impossible et, s'il le voulait, les femmes auraient dorénavant ainsi leurs
enfants par l'oreille.

Rabelais, Gargantua, chap. 6 (1534), traduit par Marie-Madeleine Fragonard


Lecture linéaire n° 2 - parcours Rire et savoir
La harangue que maître Janotus de Braquemardo adressa à Gargantua pour récupérer les cloches

« Ahem, hem, hem ! bien l’bonjour, Monsieur, bien l’bonjour ! Et à vous aussi, Messieurs.
2 Ce ne serait que justice que vous nous rendissiez nos cloches, car elles nous font bien défaut.
Hem, hem, hasch ! Dans le temps, nous en avons refusé du bon argent à ceux de Londres en
4 Cahors, et aussi à ceux de Bordeaux en Brie, qui voulaient les acheter en raison de la qualité
substantifique de la constitution élémentaire qui siège en la matérialité de leur nature
6 intrinsèque pour expulser les halos et les tourbillons de dessus nos vignes - à vrai dire, pas les
nôtres, mais celles près d'ici). Car si nous perdons le vin, nous perdons tout, et sens et loi.
8 « Si vous nous les rendez à ma requête, j'y gagnerai six pans de saucisses et une bonne
paire de chausses qui feront grand bien à mes jambes, sauf si on ne tient pas ce qu’on m’a
10 promis. Ho ! par Dieu, Seigneur, c’est une bonne chose qu’une paire de chausses, et le Sage ne
s’en détourne pas. Songez-y, Seigneur ; cela fait dix-huit jours que je me tripatouille la cervelle
12 sur cette belle harangue : Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu.
« Par ma foi, Seigneur, si vous voulez souper avec moi – cordieu !-, dans la chambre de
14 charité nous ferons bonne chère angélique. J’ai déjà tué un cochon, et y avons du bon vin. Et
avec du bon vin on ne peut faire du mauvais latin.
16 « Or donc, de la pardieu, donnez-nous nos cloches. Tenez, je vous donne de par la Faculté
un des Sermons d'Utino, pourvu que vous nous rendiez nos cloches. Vous voulez aussi des
18 indulgences ? Jourdieu, vous en aurez et vous n’aurez rien à payer.
« Ô monsieur seigneur, faites-nous un petit clochedon ! C'est le bien de la ville. Tout le
20 monde s'en sert. Si votre jument s'en trouve bien, notre Faculté aussi, qui a été comparée à un
troupeau de mulets ignorants et rendue semblables à eux, au psaume je ne sais plus combien...
22 et pourtant je l'avais bien noté sur mon parchemin. Hem, Hem, ahem, hasch !
« Cà ! je vous prouve que vous devez me les rendre.
24 Et voici comment j’argumente :
« Toute cloche clochable clochant dans un clocher, en clochant fait clocher par le clochatif
26 ceux qui clochent clochablement. Le parisien a des cloches. Donc : et toc ! »

Rabelais, Gargantua, chap. 19 (1534), traduit par Marie-Madeleine Fragonard


Lecture linéaire n° 3 - parcours Rire et savoir
Comment certains gouverneurs de Picrochole, par leurs conseils aventureux, le mirent au comble du
danger

Les fouaces ainsi pillées, le duc de Menuail, le comte Spadassin et le capitaine Merdaille
2 comparurent devant Picrochole et lui dirent :
« Sire, aujourd'hui nous allons faire de vous le prince le plus heureux et le plus chevaleresque
4 qui ait jamais existé depuis la mort d'Alexandre de Macédoine. Voici comment :
Vous laisserez ici quelque capitaine en garnison avec une petite troupe de gens pour garder
6 la place, qui nous semble assez forte tant par son site naturel que par les remparts faits selon vos
plans.
8 Votre armée, vous la séparerez en deux, comme vous le comprenez bien. Une partie se
précipitera sur ce Grandgousier et ses gens. Il en sera facilement déconfit au premier assaut. Là,
10 vous trouverez de l'argent à foison. L'autre partie, pendant ce temps, se dirigera vers l'Aunis, la
Saintonge, l'Angoumois et la Gascogne, et aussi le Périgord, le Médoc et les Landes. Sans résistance
12 ils prendront villes, châteaux et forteresses. À Bayonne, Saint-Jean-de-Luz et à Fontarabie, vous
saisirez tous les navires, et, en longeant la Galice et le Portugal, vous pillerez toutes les côtes jusqu'à
14 Lisbonne où vous trouverez tout le renfort d'équipage nécessaire à un conquérant. Corbleu,
l'Espagne se rendra, car ce ne sont que des lourdauds ! Vous passerez le détroit de Gibraltar, et là
16 vous érigerez deux colonnes plus magnifiques que celles d'Hercule, pour perpétuer à jamais votre
mémoire. Et on nommera ce détroit la mer Picrocholine. Passé la mer Picrocholine, voici
18 Barberousse qui se reconnaît votre esclave...
- Je lui ferai grâce, dit Picrochole.
20 - Sans doute, dirent-ils, pourvu qu'il se fasse baptiser.
Et vous attaquerez les royaumes de Tunis, d’Hippone, bref toute la Barbarie, hardiment. En
22 poursuivant votre route, vous vous saisirez de Majorque, Minorque, la Sardaigne, la Corse et des
autres îles de la mer Ligurienne et Baléare. Longeant la côte à main gauche, vous dominerez toute
24 la Narbonnaise, la Provence et les Allobroges, Gênes, Florence, Lucques, et adieu Rome ! Le pauvre
Monsieur le Pape meurt déjà de peur…
26 - Par ma foi, dit Picrochole, je ne lui baiserai pas la pantoufle.

Rabelais, Gargantua, chap. 33 (1534), traduit par Marie-Madeleine Fragonard


Lecture linéaire n° 4 - parcours Rire et savoir

[…] Le prieur résolut enfin de lui faire lire le Nouveau Testament. L’Ingénu le dévora avec
2 beaucoup de plaisir ; mais, ne sachant ni dans quel temps ni dans quel pays toutes les aventures
rapportées dans ce livre étaient arrivées, il ne douta point que le lieu de la scène ne fût en
4 Basse-Bretagne, et il jura qu’il couperait le nez et les oreilles à Caïphe et à Pilate si jamais il
rencontrait ces marauds-là.
6 Son oncle, charmé de ces bonnes dispositions, le mit au fait en peu de temps ; il loua son
zèle, mais il lui apprit que ce zèle était inutile, attendu que ces gens-là étaient morts il y avait
8 environ seize cent quatre-vingt-dix années. L’Ingénu sut bientôt presque tout le livre par cœur.
Il proposait quelquefois des difficultés qui mettaient le prieur fort en peine. Il était obligé
10 souvent de consulter l’abbé de Saint-Yves qui, ne sachant que répondre, fit venir un jésuite bas-
breton pour achever la conversion du Huron.
12 Enfin la grâce opéra ; l’Ingénu promit de se faire chrétien ; il ne douta pas qu’il ne dût
commencer par être circoncis : « Car, disait-il, je ne vois pas dans le livre qu’on m’a fait lire un
14 seul personnage qui ne l’ait été ; il est donc évident que je dois faire le sacrifice de mon
prépuce : le plus tôt c’est le mieux. » Il ne délibéra point. Il envoya chercher le chirurgien du
16 village et le pria de lui faire l’opération, comptant réjouir infiniment Mlle de Kerkabon et toute
la compagnie quand une fois la chose serait faite. Le frater, qui n’avait point encore fait cette
18 opération, en avertit la famille, qui jeta les hauts cris. La bonne Kerkabon trembla que son
neveu, qui paraissait résolu et expéditif, ne se fît lui-même l’opération très maladroitement, et
20 qu’il n’en résultât de tristes effets auxquels les dames s’intéressent toujours par bonté d’âme.
Le prieur redressa les idées du Huron ; il lui remontra que la circoncision n’était plus de
22 mode, que le baptême était beaucoup plus doux et plus salutaire, que la loi de grâce n’était pas
comme la loi de rigueur. L’Ingénu, qui avait beaucoup de bon sens et de droiture, disputa, mais
24 reconnut son erreur, ce qui est assez rare en Europe aux gens qui disputent ; enfin il promit de
se faire baptiser quand on voudrait.

L’Ingénu, Voltaire (1767), extrait du chapitre 3.

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