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Littérature d'idées. Lecture linéaire n°1.

François Rabelais, Chapitre 6 :


Comment Gargantua naquit de bien étrange façon (extrait), Gargantua, 1542

La nativité de Gargantua

Peu de temps après, elle1 commença à soupirer, à se lamenter et à crier. Aussitôt des
troupes de sages-femmes vinrent de tous côtés. En la tâtant par le bas, elles trouvèrent quelques
morceaux de peau d’assez mauvais goût, et pensèrent que c’était l’enfant. Mais c’était le
fondement2 qui lui échappait, à cause du relâchement du gros intestin (lequel vous appelez le
boyau culier), car elle avait trop mangé de tripes, comme nous avons déclaré ci-dessus.
Alors une repoussante vieille de la compagnie, qui était venue de Brisepaille près de
Saint-Genou3 il y a plus de soixante ans et qui avait la réputation d’être un grand médecin, lui fit
un astringent4 si horrible que tous ses sphincters5 furent tellement obstrués et resserrés que
vous les eussiez élargis à grande peine avec les dents, ce qui est une chose bien horrible à
penser. C’est de la même façon que le diable, à la messe de Saint-Martin écrivant le caquetage
de deux commères, allongea à belles dents son parchemin6.
Suite à cet inconvénient, les cotylédons7 de la matrice se relâchèrent, et l’enfant sauta, entra
dans la veine cave, et, montant par le diaphragme jusqu’au-dessus des épaules (où ladite veine
se partage en deux), il prit son chemin à gauche, et sortit par l’oreille gauche.
Dès qu’il fut né, il ne cria pas comme les autres enfants : « Mies ! mies », mais il s’écriait
à haute voix : « À boire ! à boire ! à boire ! », comme s’il invitait tout le monde à boire, si bien qu’il
fut entendu de tout le pays de Busse et de Bibarois8.
Je me doute que vous ne croyez sûrement pas cette étrange nativité. Si vous n’y croyez
pas, je ne m’en soucie guère, mais un homme de bien, un homme de bon sens croit toujours ce
qu’on lui dit et qu’il trouve dans les livres.
Est-ce contraire à notre loi, à notre foi, à la raison, aux Saintes Écritures ? Pour ma part,
je ne trouve rien écrit dans la Sainte Bible qui soit contre cela. Mais, si telle eût été la volonté de
Dieu, diriez-vous qu’il ne l’eût pu faire ? Ah ! de grâce, ne vous emberlificotez9 jamais l’esprit de
ces vaines pensées, car je vous dis qu’à Dieu rien n’est impossible, et, s’il le voulait, les femmes
auraient dorénavant ainsi leurs enfants par l’oreille.
Bacchus ne fut-il pas engendré par la cuisse de Jupiter ?
Roquetaillade ne naquit-il pas du talon de sa mère ?
Croquemouche de la pantoufle de sa nourrice ?
Minerve ne naquit-elle pas du cerveau par l’oreille de Jupiter ?
Adonis par l’écorce d’un arbre à myrrhe ?
Castor et Pollux de la coque d’un œuf pondu et couvé par Léda ?10
Mais vous seriez bien davantage ébahis et étonnés si je vous exposais à présent tout le
chapitre de Pline où il parle des enfantements étranges et contre nature ; et toutefois je ne suis
point un menteur aussi effronté qu’il l’a été. Lisez le septième livre de son Histoire naturelle,
chap. III11, et ne m'en tarabustez plus la cervelle12.

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