JB C’est très compliqué, parce qu’il faut arriver à se débarrasser même
de nos beaux mots – « solidarité », « redistribution » – ce sont des principes dans lesquels on croit, et vous montrez que ce sont des pièges… BF Quand je dénonce comme capitaliste la solidarité de « ceux qui ont » avec « ceux qui n’ont pas », c’est pour affirmer la solidarité ouvrière telle que je l’observe dans l’institution d’un « déjà-là » alternatif. Elle ne pose pas l’autre en état de manque que ma solidarité va combler. Il s’agit d’égaux qui se serrent les coudes face à la bourgeoisie capitaliste pour attaquer son monopole sur le travail. Cela dit, j’admire beaucoup la qualité de votre lecture, depuis le début de l’entretien, ce qui montre quand même que des idées reçues peuvent être mises en cause à travers la lecture de mon ouvrage… J B Ah ça, vous m’avez convaincue, oui, j’avoue. C’est très difficile d’entrer dedans, les dix premières pages, c’est difficile, mais une fois qu’on a compris, c’est extraordinaire ! D’ailleurs, en relisant votre livre, je ne comprenais plus pourquoi je n’avais pas compris la première fois. J’avais écrit dans la marge : « je ne comprends rien !!! », page 50, très énervée, et après quand j’ai repris ma lecture, je disais : « mais pourquoi je ne comprenais pas ça, si, c’est très clair, en fait ! » Une fois qu’on a fait sa conversion, c’est limpide. Mais revenons à l’idée que la solidarité est un mot piège. B F Insistons bien sur le fait que la solidarité, c’est le patrimoine du mouvement ouvrier, donc en aucun cas je ne mets en cause la solidarité. C’est sa lecture capitaliste que je mets en cause. Être « solidaire » de celui qui n’a pas, ce n’est pas du tout un supplément d’âme, c’est au cœur même du libéralisme, dès le xixe siècle. Des gens comme Thiers nous disent : « On ne peut pas laisser ça à la charité privée, c’est l’État qui doit organiser la chose. » Ça ne peut pas être une obligation juridique, qui supposerait des relations contractuelles entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas, mais c’est une obligation morale : toute l’éducation bourgeoise du xixe siècle est une éducation à la solidarité, entendue comme sollicitude instituée envers des démunis… J B Donc, le libéralisme se donne une obligation morale ? B F De solidarité, bien sûr ! Pour une raison politique très claire : ces gens- là sont complètement conscients de ce que c’est que la lutte de classe… J B Ça va péter s’ils ne font pas ça… B F C’est une nécessité politique qui est convertie en obligation morale. La solidarité ouvrière, c’est tout à fait autre chose : elle se construit dans la CGT, au début du xxe siècle, autour de cette prétention affirmée à prendre le pouvoir économique. C’est la même prétention que celle des bourgeois du xiv siècle : lorsqu’ils construisent leur beffroi en face des tours de la e
cathédrale ou des tours du château, ils se posent bien comme les
successeurs… JB Oui, ils mettent des horloges en face des églises parce que le temps, pour eux… B F C’est pour imposer progressivement une autre mesure de la valeur que celle qui est opérée par l’aristocratie ; ça va se jouer progressivement aux xiv , xv , xvi siècles, et ça s’exprime toujours dans les cadres dominants de e e e
l’époque. Ceux qui me disent : « Mais la Sécurité sociale, c’est dans le
capitalisme, donc ça ne peut pas être anticapitaliste », ce sont des gens qui ne comprennent pas ce que c’est qu’une mutation historique. À Lyon, c’est dans une église, l’église Saint-Nizier entre Saône et Rhône, que la bourgeoisie va élire le conseil municipal contre l’évêque, qui lui est à la cathédrale entre Fourvière et Saône… J B Elle est dedans, mais elle subvertit le cadre… B F Voilà.
J B Et c’est ça que le régime général de Sécurité sociale fait dans le
capitalisme : il est dedans, et il le subvertit. B F Absolument. J’en reviens toujours à cette question : comment revalider le vocabulaire de la révolution ? Il faut se débarrasser de toute idée de grand soir, mais il faut aussi se débarrasser de toute idée de réforme progressive. Il n’y a pas de réforme progressive ! Il y a des affirmations majeures dans des moments de conflit décisifs, comme 1945-1946, affirmations d’une altérité qui va être là comme un clou dans le soulier du capital – et un clou durable, parce que depuis trente ans que la bourgeoisie « réforme », elle n’a pas réussi à en venir à bout : ni de la fonction publique, ni de la cotisation sociale. Pour en revenir, d’ailleurs, à la cotisation, il peut y avoir une cotisation de type capitaliste qui joue sur la solidarité de type capitaliste : lorsque Rocard crée la CSG (Contribution sociale généralisée), on est dans la solidarité capitaliste. C’est un impôt qui nous dit : « il faut bien qu’il y ait une solidarité nationale avec les familles, appauvries par le coût de l’enfant, qui doit être collectivement assumé par la CSG » : c’est parfaitement cohérent avec la logique de la solidarité capitaliste. Alors que l’impôt qui paie les fonctionnaires relève d’une solidarité anticapitaliste. Je prends l’exemple de l’université – en tant qu’universitaire, j’ai été pendant quarante ans autogestionnaire : j’ai décidé des programmes, j’ai décidé de l’utilisation des locaux, dans une enveloppe budgétaire, bien sûr… J B Mais est-ce que ce n’est pas parce que vous y exerciez dans une période antérieure aux réformes de type LRU, où l’esprit d’un management libéral est venu contaminer jusqu’aux cadres de la fonction publique… B F Vous avez raison. JB Aujourd’hui, même la fonction publique est envahie par des manières de penser et d’agir qui sont issues de la logique du marché capitaliste. BF Bien sûr, mais il ne tient qu’aux fonctionnaires d’État d’honorer leur statut. Un fonctionnaire d’État peut parfaitement s’opposer à l’invasion de la logique managériale dans les services publics, à condition qu’il le fasse collectivement. C’est une mutation nécessaire du rôle des syndicats : il faut sortir de la pleurnicherie. Prenez un tract syndical aujourd’hui : sur deux pages, vous avez déjà une page et demie de « ça va de plus en plus mal, c’est tous des salauds, on a bien du mal », etc. Et puis ensuite, après avoir pleurniché et dénoncé, vous avez un dernier quart « on pourra vous dire ce qu’il faudrait faire » (on ne le dit jamais vraiment correctement). Ça, ça ne peut pas durer. Il y a un moment où il faut que les fonctionnaires d’État honorent leur statut, qui fait qu’ils peuvent refuser des directives contraires à leur déontologie – à condition que ce soit collectif, qu’ils entrent dans une démarche d’auto-organisation : c’est ça, honorer le statut mis en place en 1946 par un communiste qui s’appelait Thorez et que la classe dirigeante appelle « l’homme de Moscou ». JB Et en même temps, cette fonction publique que vous présentez comme une possible avant-garde, au fond, révolutionnaire, puisque son statut assure un salaire à vie qui reconnaît un producteur de valeur en fonction de sa qualification (donc dans la fonction publique on est pratiquement à l’intérieur du modèle que vous entendez généraliser), on ne peut pas nier qu’elle souffre d’une mauvaise réputation. Il y a une image de la fonction publique qui contamine jusqu’à nos propres esprits de fonctionnaires : cette idée que précisément, des gens qui sont salariés à vie, quoi qu’ils fassent, ça va générer beaucoup de paresse, une bureaucratie très lourde, avec des postes qui sont occupés par des gens qui s’en foutent de faire du bon boulot parce que de toute façon, ils sont payés en toute circonstance… Il y a toute une image autour de la fonction publique, d’ailleurs « fonctionnaire » est une insulte dans certains mondes, et on voit très bien ce que ça veut dire : ça veut dire paresseux, indifférent aux difficultés de ceux qui sont dans l’économie privée si violente… Alors comment on fait pour débarrasser la fonction publique, et donc le salaire à vie qui lui est lié, de cette image un peu dégradée ? De cette idée que si on perçoit notre salaire quoi qu’on fasse, du coup, on ne va rien faire pour le mériter ? B F En tout cas, dans les aspirations des jeunes, l’aspiration à avoir un salaire à vie est très importante. Il n’y a pas que des « gagneurs » qui veulent aller sur la place financière de Londres, dans la jeunesse. Il y a tous ceux qui trouvent que finalement, le modèle du salaire attaché à la personne, comme un droit politique, et non pas au poste de travail, est un modèle beaucoup plus porteur d’avenir que le modèle de l’emploi. Il y a aussi le fait que, quand même, malgré cette propagande permanente, beaucoup de salarié·e·s du privé sont marié·e·s à des fonctionnaires et voient très bien ce qu’ils font : au quotidien, ils voient très bien que les fonctionnaires travaillent, et ils sont souvent contents, d’ailleurs, d’avoir en leur conjoint quelqu’un qui a un salaire à vie. Et puis, à supposer même qu’un fonctionnaire ne fasse pas grand-chose, il y a l’évidence : ce qu’il fait est utile, pour l’essentiel. JB Vous n’êtes pas sensible au discours sur le « manque d’efficience » du service public ? Parce qu’on entend ça aussi, beaucoup… B F Les services publics fonctionnent beaucoup moins bien depuis qu’on a mis en place le new public management ; tout le monde voit bien que La Poste fonctionne beaucoup plus mal aujourd’hui qu’il y a dix ans. On avait la lettre le lendemain, c’est impossible aujourd’hui… Les hôpitaux fonctionnent beaucoup plus mal aujourd’hui qu’il y a dix ans, l’école aussi. L’introduction du new public management a entraîné une dégradation du fonctionnement du service public qui montre très bien que le fonctionnement du service public est supérieur au fonctionnement du privé. Et quant à ce que l’on produit… Dans le privé, le nombre d’ingénieurs qui ont joué le jeu, et qui se rendent compte à 35 ans que ce qu’ils ont fait c’est de la merde, que ça ne servait à rien, qu’ils ont fait un boulot inutile ! Moi comme fonctionnaire je n’ai jamais eu cette impression-là. J’ai enseigné, j’ai toujours fait quelque chose d’utile, je n’ai jamais eu l’impression que je bossais pour enrichir un capitaliste qui se foutait éperdument de ce que je produisais. J’ai toujours eu conscience de l’utilité sociale de mon activité. Bien sûr qu’il y a une campagne permanente pour dire que la fonction publique ne fait rien. C’est moins important à mon avis que celle qui dit que la fonction publique ne produit rien. Ça, c’est beaucoup plus grave. Et c’est là qu’on en arrive à la distinction entre travail concret et travail abstrait… JB Le bouquin commence sur cette question, et moi c’est une nuance que j’ai du mal à comprendre. B F Le fonctionnaire qui enseigne, ça c’est le travail concret. Le fonctionnaire qui est à l’urbanisme municipal, c’est le travail concret, celui qui répare les routes dans la direction départementale de la voirie, c’est du travail concret. Le travail abstrait, c’est le fait qu’il le fait en tant que fonctionnaire, un fonctionnaire qui est à l’indice 450 : c’est le niveau de valeur économique qu’il est censé produire… J B … tel que reconnu par son indice, son grade, dans l’échelle de qualification de la fonction publique ? B F Voilà. Et s’agissant du privé, c’est pareil. Vous pouvez être chaudronnier, ou n’importe quel type de métier, ça c’est le travail concret, mais vous allez être « OP2 » (Ouvrier professionnel 2e échelon), vous allez être « Etam » (Employés, techniciens et agents de maîtrise), vous allez être dans tel ou tel niveau de la convention collective qui définit la valeur économique attribuée à votre poste de travail. Ça c’est le travail abstrait. J B D’accord, d’accord ! B F C’est une convention sociale ; le fait de dire que le chirurgien est à l’indice 750 ou qu’il est cadre supérieur, et puis que le ripeur, ou l’éboueur est à l’indice 125, ou qu’il est ouvrier spécialisé, nous sommes là dans la convention sociale… JB … qui a du sens pour nous, par exemple par rapport à leur niveau de certification. On considère que ce qui fait que le chirurgien est à cette hauteur-là par rapport au ripeur qui est à un niveau inférieur, c’est la différence de formation ? Ça a coûté beaucoup de produire ce niveau-là de certification pour le chirurgien, et donc sa rémunération vient en quelque sorte reconnaître cette valeur ? B F Parce qu’il a beaucoup coûté, il doit beaucoup gagner ? (Rire) J B Je ne sais pas, j’essaie de comprendre comment fonctionne l’imaginaire précédent, mais maintenant je suis dans le vôtre alors… B F Lier le niveau de salaire aux coûts de formation, c’est rester dans la logique de la rémunération capitaliste, ce « prix de la force de travail » qui reconnaît les besoins dont je suis porteur pour faire telle tâche. Or le salaire à la qualification (pas à la certification, justement !) reconnaît non pas mes besoins mais ma contribution à la production de valeur. Mais la mesure de cette contribution relève d’une convention, c’est-à-dire qu’elle n’a pas de fondement naturel, qu’elle renvoie aux rapports sociaux et donc à la violence sociale dont ils sont porteurs. J B Oui ! BF Parce que l’utilité sociale du ripeur, elle est peut-être plus grande que celle du chirurgien. Enfin pas quand je suis proche, moi, de me faire opérer du genou… J B Eh oui, c’est ça… B F Évidemment, un chirurgien a une très grande utilité sociale, mais peut- être que globalement notre espérance de vie diminuerait plus vite si on supprimait le ramassage des ordures que si on supprimait les hôpitaux. Donc, en termes de travail concret, en termes d’utilité sociale, nous avons des valeurs, ce qu’on appelle des valeurs d’usage, qui ne correspondent pas à la valeur économique attribuée à ce que nous faisons. Le travail abstrait c’est la valeur économique attribuée à ce que nous faisons, en tant que porteurs de la qualification, à tel ou tel indice, c’est abstrait – on peut être chirurgien et chaudronnier et être au même indice, si l’on est jeune chirurgien et vieux chaudronnier. Le travail abstrait n’est pas du tout la mesure de l’utilité sociale, n’est pas la mesure de la valeur d’usage. Ce travail abstrait c’est ce que mesure la qualification du poste dans l’emploi, ou la qualification du grade dans le salaire à vie… JB… Dans la fonction publique. BF Et ce qui est important c’est que la contradiction sociale ne porte pas d’abord sur l’utilité sociale de ce que nous faisons. Le conflit social majeur, la lutte de classe, chez les économistes classiques anglais, pas seulement donc chez Marx et les marxistes, c’est précisément un conflit sur la pratique de la valeur économique. Qu’est-ce qui vaut ? Comment est-ce qu’on évalue l’activité de chacun ? Et c’est ça qui, dans le capitalisme, se fait à travers l’emploi : c’est la qualification du poste, c’est l’emploi, c’est le fait d’aller sur le marché du travail, se soumettre à un employeur, qui va dire que ce que je fais vaut – quoi que je fasse, d’ailleurs : dès que j’ai un emploi, je peux conditionner du Mediator, je peux faire la pub la plus insane qui soit, la plus mensongère qui soit, je « travaille », je « produis de la valeur », à la hauteur de la qualification de mon poste et du profit que le propriétaire en retire. Et la lutte de classe, c’est entre cette pratique-là de la valeur économique, et une pratique alternative qui, non pas par décret, mais par institution progressive (et c’est là que les choses demandent des décennies) délégitime l’emploi comme matrice du travail et légitime une autre matrice du travail : le salaire à vie ; délégitime la propriété lucrative comme matrice du travail, et légitime une autre matrice du travail : la copropriété d’usage de l’outil de travail par les salariés eux-mêmes. C’est un mouvement de construction. J B Ce sont des conquêtes progressives… Alors, on a parlé de la qualification, on pourrait commencer à décrire la proposition que vous faites sur le salaire à vie : donc, tout le monde bénéficierait d’un salaire à vie, à partir de dix-huit ans, au même titre qu’on devient citoyen électeur à 18 ans, on est reconnu producteur de valeur, et donc on bénéficie du premier niveau de salaire… B F Qui correspond au premier niveau de qualification. J B Vous proposez quatre niveaux de qualification, par exemple, qui iraient de 1 700 à 5 000 euros mensuels ; ces salaires sont versés par la Caisse des Salaires, financée par de la cotisation, et ce qui fait qu’on va changer de qualification, et donc de salaire, c’est qu’on passe devant un jury de qualification devant lequel on expose son parcours, les compétences qu’on entend valoriser devant lui, et puis ce jury de qualification nous attribue, ou pas, l’échelon supérieur de qualification. Ce qu’on voit dans votre modèle, c’est que là où toute la violence sociale s’organisait autour de l’accès à l’emploi dans le modèle capitaliste, puisque l’accès à la monnaie passait par l’emploi, là, tout à coup, l’accès à la monnaie est entièrement concentré dans l’accès à la qualification : ce qui fait qu’on passe d’un niveau de rémunération au niveau supérieur, c’est le jury de qualification. C’est un endroit de concentration de la violence sociale majeur. Ce qu’on voit dans votre modèle, c’est qu’on ne se débarrasse pas de la violence sociale, ni non plus du système de classes, puisqu’au fond il reste ne seraient-ce que les classes… de salaire. On ne peut donc pas se débarrasser de la violence, même dans le modèle du salaire à vie ? On ne peut pas se débarrasser, ni de la lutte des classes, ni de la violence sociale ? BF C’est exact, et ça va aussi à l’encontre d’une forme d’idéalisme de la société future, qui serait une société sans classe. Je pense qu’il n’y a, effectivement, aucune possibilité de faire une société sans une violence concernant ce qui vaut. La valeur économique, c’est l’expression d’un rapport de pouvoir décisif, inhérent à la définition et à la production de ce qui vaut dans toutes nos activités, et c’est ce rapport de pouvoir décisif qui est au fondement de la lutte de classes. Le travail concret implique évidemment des rapports de pouvoir assez classiques : on aime ou on n’aime pas son chef, on n’est pas d’accord sur la manière de faire ceci, mais globalement, si on veut que les gens s’entendent, il suffit de leur donner du boulot à faire ensemble, et au bout du compte, le boulot est fait. Le travail concret n’est pas le lieu d’une violence sociale décisive ; il y a des conflits de personnes, il y a tout ce qu’on peut imaginer, mais ce n’est pas ça, la lutte de classe. La lutte de classe porte sur la définition et la production de ce qui vaut, et ce qui vaut n’est pas la traduction de ce qui est utile. Il y a du tragique dans la production : il n’y a pas de transparence des valeurs d’usage. Je m’inscris en faux contre les rêves d’une société sans valeur économique, sans monnaie, dans laquelle il y aurait une transparence des valeurs d’usage. Qu’on puisse tenter de faire communauté hors de l’emprise de la valeur, ça existe : tout l’idéal monastique dans l’Europe chrétienne, c’est bien ça. Chacun travaille de ses mains, il n’y a pas de hiérarchie, il n’y a pas de monnaie, on tente d’échapper à la valeur… Et ces communautés peuvent dépasser les limites de l’autarcie. Si vous songez à l’immense réussite cistercienne aux xiie et xiiie siècles, vous avez 300 monastères qui mettent en commun leur production, une grande circulation, une grande socialisation de la production qui est faite de façon tout à fait remarquable : c’est une façon très performante de faire communauté ! Mais elle ne met pas en cause, finalement, la société féodale. Au xiiie siècle, ces cisterciens qui ont fait vœu de pauvreté sont les plus gros propriétaires terriens d’Europe : on n’échappe pas à la valeur ! J B Ça fait communauté, mais ça ne ferait pas société. B F Non, parce que faire société ce n’est pas tenter de nier la violence de la production, c’est l’affronter. Le xiie siècle est par ailleurs passionnant puisque c’est un siècle sans grand progrès technologique et dans lequel il y a pourtant un réel progrès économique, parce que le statut des agriculteurs s’améliore… Ce qui montre très bien que ce que l’on décide être le statut des producteurs (et là on est dans le champ de la valeur économique) est décisif dans le devenir de la production (de valeurs d’usage). Ça se fait, évidemment, dans une société féodale, donc on crée un ordre, un tiers ordre, à côté du clergé et de la noblesse, mais qui va donner dignité politique et économique aux paysans. C’est un magnifique exemple du fait que quand on émancipe le travail, même dans une logique qui reste une logique de domination de classe par l’aristocratie, quand on émancipe le travail des paysans en les constituant en ordre ayant une forme d’autonomie et de spécificité, on s’aperçoit que la production de valeurs d’usage s’améliore nettement : le travail abstrait détermine le travail concret. Si on renonce à l’illusion magique selon laquelle on pourrait faire une société sans classe, alors on affronte l’enjeu réel qu’il y a à faire société : euphémiser et humaniser les rapports de violence qui naissent autour de la détermination de ce qui vaut dans ce que nous faisons. JB Alors donc, on peut euphémiser, humaniser, juguler la violence, mais reste qu’elle sera, de toute façon, toujours organisée en un endroit ; il me semble que dans le modèle que vous proposez, c’est dans les jurys de qualification que toute la violence sociale est cristallisée, puisque l’accès à la monnaie passe par le jury de qualification – si on veut gagner plus (et on sait notre appétit de monnaie) c’est devant ce jury-là qu’il faut montrer qu’on mérite de monter en grade. Alors, comment sont composés ces jurys de qualification ? Quels sont leurs critères ? Leurs « valeurs », si je puis dire, puisque c’est eux qui sont dépositaires de l’organisation de la violence sociale ? C’est hyper important de savoir comment on les compose, ces jurys, et sur quels critères ils travaillent pour décider que untel reste à 1 700 euros tandis que tel autre monte à l’échelon supérieur ? BF D’abord, je conteste que ce soit le concentré du conflit de classes : je pense qu’il y a d’autres lieux de conflits, dans une société qui serait débarrassée du capital… J B Ah bon ? Pour moi c’est parce que c’est le lieu de l’accès à la monnaie… BF Mais l’accès à la monnaie suppose qu’il y ait production. La monnaie ne fait qu’exprimer une production de valeur. Il y a forcément des conflits aussi entre l’entreprise et les caisses d’investissement, entre l’entreprise et les caisses de salaire, il y aura tout une série d’autres conflits… J B Précisons qu’à côté des caisses de salaire, qui rassemblent les cotisations qui permettent de financer le salaire à vie pour tous, il y a les caisses d’investissement, qui sont aussi financées par de la cotisation, qui sont des instances où de la monnaie est disponible pour financer les investissements dans les entreprises… B F En les subventionnant, sans crédit. JB Oui, il n’est plus question de faire du crédit à intérêt ; le seul crédit qui reste c’est le crédit à la consommation, à destination des ménages, pour les acquisitions de biens particulièrement coûteux, mais sinon l’investissement est financé par la caisse des investissements. Donc, vous parlez d’un conflit entre l’entreprise et la caisse d’investissement quand par exemple l’entreprise sollicite une subvention qu’elle n’obtient pas ? B F Bien sûr ! J B Parce qu’elle n’a pas réussi à prouver la valeur de son projet. BF Oui. Donc, la question que vous posez sur la composition des jurys se pose aussi pour les caisses de salaire, pour les caisses d’investissement, et d’abord pour le fonctionnement de l’entreprise. C’est pour ça qu’il faut aussi aborder la question de la copropriété d’usage. Mais revenons à ce point effectivement nodal sur lequel vous avez insisté, celui du conflit dans la hiérarchie des salaires, et donc l’importance des jurys de qualification : il faut évidemment que ces jurys ne soient pas du tout composés de personnes auxquelles la personne a eu ou va avoir affaire – on reviendrait au clientélisme, etc. Il faut qu’ils aient une forme d’extériorité totale par rapport aux partenaires habituels de l’intéressé. Ces jurys doivent aussi ne pas être exclusivement des jurys de la profession de l’intéressé : il faut qu’ils puissent avoir un point de vue un peu plus général, donc ils doivent être interprofessionnels. Ils doivent représenter aussi des intérêts divergents. Quelqu’un qui veut monter en grade en faisant valoir ce qu’il a fait en matière de transport ferroviaire, il est bon qu’il soit confronté à un jury dans lequel soient représentés le transport routier ou le transport fluvial, afin que soit apprécié l’intérêt relatif de faire monter en qualification quelqu’un qui fait du ferroviaire alors qu’il y a peut-être besoin de beaucoup plus de gens dans le transport fluvial, imaginons… J B Donc ce ne sont pas des jurys si spécialisés que ça… B F Non. En même temps il faut évidemment que ce soient des gens compétents : quelqu’un qui veut monter en qualification à partir de son activité artistique, il faut quand même bien qu’il y ait des artistes dans le jury. On a déjà des formes d’anticipation de cela. Il y a les négociateurs des conventions collectives : ce sont des représentants syndicaux qui vont définir le niveau de qualification d’un poste. Ils utilisent des critères : d’ancienneté souhaitée, de diplôme souhaité, de responsabilité, d’importance du poste dans le procès de travail, de sécurité, de pénibilité… Il y a tout un tas de critères, qui vont intervenir aussi, en les transposant aux personnes et non plus aux postes. Et puis il y a l’exemple de la validation des acquis de l’expérience, même si elle porte sur les diplômes, pas sur la qualification… J B C’est un dispositif universitaire, c’est ça ? B F Justement pas. Ce sont des diplômes que l’on obtient dans une logique totalement extra-scolaire. Prenons un coiffeur qui veut obtenir son brevet professionnel par VAE : on va lui demander de faire une coupe, de connaître la composition des produits chimiques qu’il utilise, de savoir gérer une petite entreprise, en termes comptables, puisque son brevet lui permettrait ensuite d’ouvrir un salon : ça, ce sont des gens de la Chambre des Métiers qui font ça. Et dans la fonction publique… JB… On a les concours, qui sont anonymes. B F Justement, anonymes pour préserver la carrière des personnes du clientélisme, des petits chefs… J B Justement, je me demandais s’il ne fallait pas aussi de l’anonymat pour les jurys de qualification, qui seraient calqués sur le modèle des concours de la fonction publique. BF Je précise que mon propos n’est pas « tous fonctionnaires ». En aucun cas ! Ne serait-ce que parce que je suis pour le dépérissement de l’État. Mais il y a effectivement dans la fonction publique des anticipations intéressantes de ce que peuvent être un salaire à vie et une montée en qualification par des épreuves. JB Alors, je vais vous soumettre les petites questions rituelles qu’on vous pose toujours à propos du salaire à vie : qui va faire le sale boulot ? Si tout le monde est payé de toute façon, en toute circonstance, si donc, la contrainte monétaire pour faire faire le sale boulot (gardes de nuit, métiers à forte pénibilité physique) disparaît, qui fait ces travaux-là ? Comment on fait pour avoir une société qui fonctionne, où les tâches pénibles sont quand même réalisées ? B F On a déjà plein d’exemples. Prenez les paysans – je ne parle pas de l’agro-business, ça c’est autre chose – le travail paysan, c’est un travail physiquement difficile. Les artisans-maçons, ils font un travail physiquement difficile, ils sont indépendants ; pourquoi le font-ils ? Parce qu’ils maîtrisent leur outil de travail ; parce qu’ils sont copropriétaires ou propriétaires de leur outil de travail ; parce qu’ils décident au travail… J B Il n’y a plus de pénibilité si on est souverain sur le travail ? BF Nous avons tous une sorte de course à l’échalote pour gagner plus… Mais je témoigne de quarante ans d’existence dans lesquelles le salaire maximum c’est 5 000 euros, pour les plus qualifiés (alors que je connais des tas d’industries où des ingénieurs démarrent à 5 000 euros). Un prof de fac, en gros, il termine à 5 000 euros. Et ce sont des gens parfaitement mobilisés ; l’amour du salaire et de la consommation sont souvent en compensation de la non-maîtrise de l’activité ; on connaît tellement de gens qui disent « si je n’étais pas bien payé je ne ferais pas ce boulot ». Moi, je n’ai pas eu besoin d’être bien payé pour le faire. Parce que mon boulot me passionne, en permanence. Et j’en ai la maîtrise. Donc, on ne peut pas dissocier le salaire à vie de la propriété, c’est-à-dire de la maîtrise de l’outil. Dès lors qu’il y a décision sur l’outil, alors il y a la capacité à faire y compris des travaux pénibles. Ceci dit, l’objection est réelle : indépendamment même du fouet du marché du travail, il y a des métiers qui ont peu de candidats à cause de leur pénibilité, y compris aujourd’hui. Pour cela, il y a deux situations assez différentes : soit ce sont des tâches relativement peu qualifiées sur lesquelles il y a une interchangeabilité possible ; dans ce cas- là on peut imaginer un service civique… J B C’est-à-dire, c’est quoi : c’est pour les jeunes ? B F Non, non. De même que les Suisses ont des obligations militaires toute leur vie, on peut très bien concevoir que des tâches répétitives, pas très complexes, fassent l’objet d’un service civique avec l’obligation d’y contribuer périodiquement. Et ce sera possible : parce que l’économie ce ne sera plus « eux », les autres contre lesquels on lance un poing vengeur qui n’est jamais que la revanche des vaincus… J B Ce sera « nous ». B F Là, ce sera nous. À partir du moment où c’est nous, il y a un consentement. Mais un tel service civique ne résout pas tout ; si j’ai un accident, je suis content qu’il y ait des soignants très qualifiés la nuit, et ça n’est pas une affaire de service civique ! Pour le travail de nuit, pour les métiers de haute technicité particulièrement pénibles mais absolument indispensables, c’est là que la hiérarchisation des qualifications prend son sens : on pourra monter beaucoup plus vite en qualification si on consacre une partie de son temps ou de sa vie (qu’il faudra limiter par la loi à quelques années) à ce genre de métier. J B Là, vous avez évoqué plusieurs fois l’autre pilier du projet, c’est l’abolition de la propriété lucrative. Il n’y a plus que de la propriété d’usage : on est légitimement propriétaire du bien dont on a l’usage, ou de l’outil de travail dont on a l’usage, mais il n’y a pas de propriété lucrative : il n’y a plus de possibilité de tirer un revenu du seul fait d’être propriétaire. Donc, plus de patron propriétaire de l’outil de travail, qui tire profit du fait qu’on travaille dans l’outil qu’il possède… Mais s’il n’y a plus de propriété lucrative du tout, je me demandais, pardon, c’est trivial, mais comment on fait pour louer des maisons de vacances ? S’il n’y a pas de propriété lucrative, il n’y a pas de propriétaire immobilier qui loue une maison qu’il n’habite pas… B F Les logements à louer peuvent être la propriété d’une caisse du logement sans but lucratif… Venons sur cette question de la propriété immobilière, elle est décisive : nous crevons aujourd’hui du marché de l’immobilier ! J B Absolument ! BF Moi-même, en étant élu professeur à Nanterre, j’ai acheté en 2001 un petit appartement dans le XXe arrondissement : il valait 70 000 euros pour 29 m2 ; le même dans l’immeuble a été vendu récemment à 210 000 euros : en 14 ans, on a un triplement de la valeur. C’est un scandale absolu. J B (rire) Vous vous retrouvez dans la position d’un propriétaire capitaliste ! Je découvre que vous êtes propriétaire d’un appartement qui représente une fortune aujourd’hui, tout en dénonçant le scandale de la propriété lucrative ! C’est drôle… B F Certes, mais j’en suis propriétaire d’usage. J B Oui, vous l’occupez. B F Et je n’ai nulle intention de le vendre ou de le louer ! La propriété d’usage, comment la généraliser si on en finit avec la propriété lucrative en matière d’immobilier ? Ça suppose effectivement qu’il y ait une Sécurité sociale du logement, qui ne signifie pas que l’accès au logement est gratuit, parce qu’il faut bien le produire, le logement, et cette production a un coût… Ça ne veut donc pas dire que la location de vacances sera gratuite, mais ça ne veut pas dire non plus qu’elle sera impossible. Vous pouvez avoir une caisse du logement qui à la fois assure les achats et les ventes de maisons ou d’appartements, et puis qui gère des logements qui sont faits pour du passage : il n’y a pas que pour les vacances, d’ailleurs, il peut y avoir un besoin parce qu’on travaille temporairement ailleurs, tout ça peut être assuré autrement que par la propriété lucrative. JB Il y a aussi une autre question que je me pose, autour du mécanisme de la formation des prix. Il n’y a plus d’employeur, dans votre modèle, on se débarrasse de cette clef de voûte du capitalisme qu’est l’employeur. Ce n’est donc pas l’employeur qui me paie, mais la caisse des salaires, qui paie tous les travailleurs, mais alors qui calcule le prix, comment se calcule le prix de ce qu’on vend ? Je pense à Hors-série : c’est un site qui est financé par ses abonnés. L’argent des abonnements sert à rémunérer les protagonistes – moi qui vous interroge, le réalisateur de l’entretien, etc. Dans le modèle que vous proposez, l’argent des abonnements, il part essentiellement à la caisse des salaires, un peu aussi à la caisse des investissements, on en garde un peu pour financer nos dépenses courantes, d’énergie etc. ; mais comment on décide le prix de l’abonnement ? Parce que nous, on l’a fixé en fonction… B F De vos coûts salariaux… JB Exactement. Il y a une coïncidence parfaite. Mais comment on fixe le prix si on n’a plus cette composante-là, le coût du travail dans le service qu’on vend ? BF Vous soulevez-là un problème que j’examine sur deux ou trois pages dans Émanciper le travail. Les entreprises ne paient plus leurs salariés, mais elles cotisent – si on veut qu’il y ait un salaire à vie de 18 ans jusqu’à la mort, comme droit du sol, donc pour les 50 millions de plus de 18 ans qui résident en France, que ce salaire à vie s’élève à 25 000 euros par an en moyenne, dans une fourchette de 1 700 euros à 5 000 euros mensuels, c’est tout à fait jouable dès maintenant. Il faut donc 25 000 fois 50 millions, soient 1 250 milliards, ce qui correspond à la somme des valeurs ajoutées des entreprises marchandes actuelles. Au lieu d’utiliser sa valeur ajoutée à payer les salaires et à rembourser les emprunts pour l’achat du matériel, votre site versera sa valeur ajoutée à des caisses qui paieront ses salariés et qui subventionneront ses investissements. J B Et, en gros, est-ce que ça se passe à coût constant ? Est-ce que les prix restent à peu près les mêmes qu’en économie capitaliste ? BF Les prix vont rester les mêmes, globalement, parce qu’il faudra bien assurer cette valeur ajoutée. On peut penser que la suppression de ce qu’on appelle aujourd’hui le coût du capital sera compensé par une augmentation des salaires. J B Donc, en ce qui concerne les prix, on est à modèle constant. B F Je ne pense pas que les prix vont spectaculairement bouger. Mais la formation des prix va complètement changer. Parce que, comme vous le dites très justement, aujourd’hui, lorsque je calcule mon prix, je prends tous mes coûts : il y a les coûts salariaux, et puis il y a les coûts de remboursement des crédits… J B Nous, non ! Nous on a été financés par nos abonnés. Mais effectivement, pour la plupart des entreprises, c’est ça. B F Vous anticipez, en quelque sorte, à travers vos abonnés, la socialisation de la valeur, qui permet de subventionner l’investissement. J B C’est ça, oui. BF En quelque sorte, les caisses d’investissement, elles vont fonctionner comme vos abonnés. Elles vont subventionner votre investissement. Mais pour ce faire, encore faut-il que ces caisses aient de l’argent. Et cet argent, ça va être la part de la valeur ajoutée qui ne va pas à la production de biens de consommation. Supposons que sur les 100 % de la valeur ajoutée, 80 % va aller à la production de biens et services de consommation, marchands et non marchands, et 20 % à la production de biens et services de production. Comment former les prix de sorte que les caisses de salaire collectent suffisamment de valeur pour qu’il y ait bien salaire… J B Oui : il faut que ça coïncide, ce qui rentre et ce qui sort. B F Absolument. La proposition que je fais, mais qui est tout à fait discutable (je ne suis pas spécialiste de toutes choses, donc il ne faut pas attendre de mon travail une espèce de projet universel… Je ne suis pas un réformateur social : j’essaie, comme historien de la sécu, de voir ce dont elle est porteuse et de pousser plus loin), que je soumets à la critique de mes lecteurs est la suivante : si la valeur ajoutée nécessaire pour que l’on ait un investissement et des salaires aux niveaux où je viens de le dire s’élève à 2 000 milliards, ce qui est le cas aujourd’hui et que le chiffre d’affaires de toutes les entreprises est de 10 000 milliards (c’est une hypothèse, je n’ai pas fait le calcul), ça veut dire que le taux de valeur ajoutée moyen est de 20 % ; on va décider que tout prix doit être calculé à partir des consommations intermédiaires, qui font donc 80 % du chiffre d’affaires actuellement ; ces 20 % de valeur ajoutée, c’est 25 % des consommations intermédiaires. Donc : tout prix sera calculé à partir des consommations intermédiaires (ça, on les connaît : le prix de l’électricité, la location du local, etc.) multipliées par 1,25. [Formation du prix = consommations intermédiaires X 1,25]. Tout l’enjeu de l’affaire, c’est de sortir d’une allocation micro-économique de la valeur : ce n’est pas chaque employeur qui paie ses salariés… J B Mais alors, attendez. Chaque entreprise est responsable du prix qu’elle décide de fixer au produit qu’elle propose ; on n’a pas un système contraignant de fixation des prix par une autorité qui dirait « vous devez fixer vos prix à 1,25 fois vos consommations intermédiaires », ou bien si ? C’est un système contraignant ? B F Le taux est contraignant, mais ensuite c’est à l’entreprise de réduire ses consommations intermédiaires si elle veut baisser ses prix vis-à-vis de la concurrence. La concurrence marchande demeure. Elle n’est plus capitaliste, parce que l’objectif n’est plus le profit, donc ça change beaucoup, mais elle demeure. J B Oui, donc on veut quand même baisser nos prix pour conquérir des parts de marché. BF Par exemple. Ce n’est pas non plus absolument nécessaire. Mais s’il y a besoin de faire baisser les prix, ce n’est pas sur le multiplicateur qu’on joue, mais en baissant les consommations intermédiaires. C’est aussi une forme de gain de productivité, mais qui n’affecte en aucun cas les salaires des personnes, puisque ces salaires… JB… dépendent de la caisse des salaires… BF… et de la qualification de la personne. Donc nous n’abandonnons pas du tout la recherche de la productivité. Mais elle change complètement de sens, parce que ce n’est plus la productivité pour le profit, et elle change d’effet, puisqu’elle n’a pas d’effet négatif sur la qualification et le salaire des personnes. J B Autre petit point que, j’imagine, on vous oppose : n’y a-t-il pas un risque d’inflation ? Tout à coup, tout le monde va recevoir un salaire, tous les jeunes de 18 ans et plus reçoivent leur salaire de 1 700 euros, premier échelon de leur salaire à vie, le fait qu’il y ait tout à coup tout cet argent disponible, chez un public qui d’habitude en était plutôt privé, ça ne crée pas de l’inflation, ça ? Quand tout à coup il y a un afflux monétaire de grande échelle ? B F Tout dépend de la capacité de l’appareil productif à répondre à la demande que génère cet afflux. Si l’appareil productif y répond, il n’y a pas de raison qu’il y ait inflation. Si en revanche l’appareil productif ne peut pas y répondre, qu’il doit importer, alors il va y avoir inflation, par insuffisance de l’offre. Les choses ne vont évidemment pas se faire en cinq minutes : de même que la sécu, ce sont des décennies de hausse de la cotisation – aujourd’hui, la cotisation c’est 66 % du brut, plus du double qu’en 1945, et en 1900 ça n’était presque rien. Le taux de 66 % stagne depuis 1980, c’est évidemment une entreprise délibérée de la classe dirigeante qui cherche à mettre en cause cette conquête considérable. Mais vous voyez bien qu’on est passé de zéro à 66 % du brut sur sept ou huit décennies… J B Oui mais ça correspond aux « Trente Glorieuses », aussi, à un moment où l’économie est extrêmement prospère, avec une croissance très spectaculaire ! Dans les années 1980, il y a certes le virage néolibéral et une idéologie qui nous fait régresser complètement, mais il y a aussi une économie qui s’essouffle, moins de croissance. Est-ce qu’on n’a pas besoin d’une forte croissance pour soutenir une augmentation de la cotisation ? BF Mais sûrement pas ! C’est la cotisation qui contribue à la croissance ! La cotisation ce n’est pas une ponction. Prenons la cotisation qui paie les salaires des soignants, l’Assurance maladie : ce n’est pas une ponction sur la valeur produite par d’autres qui irait à des espèces de bonnes sœurs très sympathiques mais non-productives qui seraient les infirmières ! Ce que ça a été, d’ailleurs – le rôle d’un chercheur c’est d’observer la vie qui bouge : dans les années 1950, quelqu’un qui soigne, il ne produit pas. C’est une bonne sœur, qui n’est pas payée, il y a une fondation qui assume ses dépenses, elle est dans une communauté, etc. Dans les années 1960, cette activité non-productive devient productive. Elle fait partie du PIB. Comment est-ce qu’on finance cette croissance du PIB, liée au fait qu’on comptabilise la production de santé là où on ne la comptabilisait pas jusque- là ? Eh bien par une cotisation sociale ! Ç’aurait pu être par le marché. Dans les années 1960, c’est ce qui s’est passé aux USA, on y a construit un marché des soins, avec les résultats qu’on sait aujourd’hui… J B Oui : ça coûte plus cher et ce n’est pas meilleur comme qualité des soins. BF Tout à fait. Grâce au régime général d’assurance-maladie, nous avons inventé une autre façon qui est infiniment plus intéressante et plus émancipatrice parce que ça a créé soit des hospitaliers fonctionnaires, soit des libéraux conventionnés – et il n’y a pas photo entre un architecte libéral, dont les débuts de carrière vont être très difficiles, et un médecin libéral qui bénéficie dès son installation d’un marché solvabilisé, et par là d’une espèce de revenu garanti par la Sécurité sociale. On pourrait très bien, sur le modèle des soignants libéraux, instituer une Sécurité sociale du logement et de la justice qui va solvabiliser la clientèle, rendre obligatoire le passage par l’avocat ou par l’architecte et permettre aux avocats et aux architectes d’avoir des revenus sur l’ensemble de la vie infiniment plus sûrs, et en général supérieurs, à ceux qu’ils ont aujourd’hui, en les libérant de la logique du marché et de la ponction du capital. C’est une invention inouïe ! Et tout ça a été financé par une cotisation qui n’était pas une ponction : qui était la reconnaissance de la valeur supplémentaire. Aujourd’hui, la santé, c’est 10 % du PIB ! Les soignants produisent 10 % du PIB. J B « Produisent ». C’est ça qui est compliqué à comprendre. Comme lorsque vous dites que le retraité « produit » la valeur économique qu’il perçoit dans sa pension de retraite… Quand ce qu’on fait ne fait pas l’objet d’une transaction avec de la monnaie en face, on a du mal à comprendre que ça « produit » une valeur économique. Le retraité ne vend rien à personne, ni l’enseignant, ni le soignant, et comme il n’y pas de transaction monétaire on a du mal à comprendre que ce soit une production de valeur économique. BF C’est vrai. C’est d’ailleurs pour ça que je milite pour que les retraités comme moi, par exemple, nous nous engagions dans les entreprises marchandes. Entreprises non-capitalistes, bien sûr, on ne va pas aller fournir gratuitement notre main-d’œuvre à des gens qui vont piller notre travail. Mais que des retraités participent à des entreprises marchandes – on est souvent dans le non-marchand : on est conseillers municipaux, on s’investit dans des milieux associatifs, on garde nos petits-enfants… – mais je pense que des retraités qui ont un salaire à vie doivent justement s’impliquer dans le marchand. Moi, par exemple, je vais me faire violence, et je vais rendre marchandes une partie de mes prestations. J B Et pourquoi vous vous infligez ça ? BF Je m’inflige ça parce que la formation continue, ou une prestation de type « conférence gesticulée » qui relève un peu plus du spectacle, peuvent parfaitement être marchandes. Ça dépend bien sûr, si l’usager est en capacité de la payer. Des syndicats peuvent payer des prestations de formation. J B C’est pour faire apparaître le fait que vous produisez une valeur économique. B F C’est pour sortir notre activité d’un non-marchand qui est toujours réputé non-productif. J B C’est ça. Donc là, vous « prouvez », vous dites, « vous voyez bien, c’est productif, puisque je peux le vendre ». B F Alors c’est une preuve qui n’en est pas une, puisque c’est donner de la vertu au vice… J B Eh oui ! B F C’est supposer qu’il faut qu’une chose soit marchande pour être réputée productrice de valeur. J B C’est pour ça que ça m’étonne de votre part. B F D’accord. Mais c’était en écho à ce que vous disiez. Nous n’allons pas supprimer le marché, je pense que le marché est un bon allocateur de l’activité économique. Pas partout, pas pour tout, il faut le supprimer pour le logement, il faut le supprimer pour les premières consommations d’eau, d’énergie, pour les transports de proximité, il faut maintenir sa suppression pour la santé et pour l’éducation, bien sûr. Mais pour des tas de choses c’est un bon allocateur, donc on ne va pas le supprimer. Ce qu’il faut prouver, c’est que nous pouvons produire des biens marchands sans employeur, sans capital, et sans prêteur. C’est pour cela que les retraités ont une responsabilité : comme le retraité a son salaire qui est payé par la caisse, sa contribution au chiffre d’affaire de la coopérative dans laquelle il va, par exemple, s’engager, va permettre à cette coopérative de verser tout ou partie du salaire qu’elle lui aurait versé à une caisse commune, qui va permettre aux coopératives de verser des salaires à ceux qui ne sont pas retraités. Les coopératives aujourd’hui sont en grande souffrance, globalement, parce qu’elles ne mutualisent pas assez leur valeur ajoutée. Il faut s’inspirer de l’exemple de la Sécurité sociale, et convaincre de l’importance de mutualiser les valeurs ajoutées, pour tous ces sites ou ces coopératives dans lesquelles les travailleurs sont très contents de ce qu’ils ont fait, mais d’un point de vue économique, le modèle n’a pas été formidable. Toutes ces formes nouvelles d’activité économique sont décisives comme démonstration que nous pouvons produire dans une autre logique que celle du capital. Mais ça n’est viable que si ces initiatives s’inscrivent dans une socialisation macro-économique interprofessionnelle de la valeur ajoutée. J B Alors donc, les retraités vont bosser dans des coopératives pour générer une ressource qui permettra de financer les salaires des coopérateurs. BF Ce qui à la fois répond à un réel besoin des retraités – moi je ne veux pas être « homme au foyer », militant le dimanche, ça ne m’intéresse pas comme projet de vie. J’entends bien rester dans l’espace public, contribuer au bien commun, y compris dans l’espace marchand. Me dire que jusqu’à ma mort, je suis là, « retraité », non, non, et non ! Vous avez des gens qui sont broyés par la vie, bon, d’accord, on ne va pas leur demander de faire ce qu’ils ne peuvent pas faire, mais il y a des quantités de retraités qui sont disponibles ! Il s’agit donc qu’ils contribuent à des activités marchandes, et vous voyez bien qu’ils ne piquent l’emploi de personne, puisqu’au contraire ils contribuent au salaire de tous, c’est ça le point. JB Vous venez de dire « je ne veux pas être homme au foyer ». Justement je me posais la question en vous lisant : si on instaure un salaire à vie, est- ce qu’il n’y aura pas un risque de régression sur la conquête des droits des femmes, qui ont réussi à s’arracher à la condition domestique où on avait tendance à les enfermer… Avec un salaire à vie, les femmes ne sont plus propulsées sur le marché du travail par le besoin monétaire ; est-ce qu’on ne risque pas de revenir un peu en arrière sur le plan de l’émancipation des femmes ? BF La domination masculine n’est pas résolue par des mutations dans la pratique de la valeur, et donc pas par le salaire à vie. Notons qu’elle ne l’est pas non plus par le marché du travail : les femmes sont plus certifiées que les hommes, mais sont beaucoup moins qualifiées, la pension moyenne d’une femme, c’est 40 % de moins qu’un homme, etc. Pourtant, malgré cette discrimination sur le marché du travail, les femmes y vont, donc il y a une aspiration à sortir de la sphère domestique qui est incontestable… À partir du moment où, le marché du travail étant supprimé, les femmes vont pouvoir faire valoir leur qualification comme attribut personnel, leur capacité d’émancipation sera plus grande qu’aujourd’hui. Certes, j’entends tout à fait ce que vous dites, il va y avoir des pressions du type : « maintenant que tu as ton salaire à vie, ne va pas t’emmerder, occupe-toi de tes gamins », mais ça, après tout, c’est aux femmes de dire non ! C’est la même chose pour les retraités : nous avons un salaire à vie, on nous confine dans l’espace domestique. J B Qui « on » ? B F Mais l’affectueuse sollicitation de notre entourage ! J B Oui, pour garder le petit, c’est ça ? B F Ça, pourquoi pas, après tout, c’est normal. Mais l’idée de « écoute, ménage-toi, t’en as assez fait, pense à ta santé, il y a un moment où il faut un petit peu… » JB… « lever le pied »… BF C’est insupportable. C’est pour ça que je parlais de mon refus d’être un « homme au foyer » : les retraités sont dans la même situation que les femmes de refuser cette assignation à domicile, et de dire : jusqu’à ma mort j’entends bien être dans l’espace public. Jusqu’à ma mort j’entends bien contribuer au bien commun. Et sous des formes qui peuvent être marchandes. Jusqu’à ma mort ! JB Oui. Contribuer au bien commun c’est peut-être ce que ne reconnaît pas le revenu de base, et je voudrais qu’on termine là-dessus : sur les réseaux sociaux, les gens qui croient militer pour un monde alternatif peuvent confondre salaire à vie et revenu de base. Vous insistez beaucoup pour dire que ce n’est pas du tout pareil : le salaire à vie est vraiment révolutionnaire tandis que le revenu de base n’est que la roue de secours du capitalisme. Alors pour finir, comme ça concentre absolument tous les éléments de votre réflexion, pouvons-nous redire ici en quoi le revenu de base est le contraire d’une bonne idée selon vous ? B F Il y a une guerre des mots, et il faut la mener. Le salaire ce n’est pas un revenu. Et c’est pour ça que l’offensive de nos adversaires sur les retraites porte sur le fait de savoir si les retraites c’est du salaire ou pas. Si, comme le veut le patronat, il s’agit que ma retraite soit la contrepartie de mes cotisations passées, ce n’est donc plus un droit au salaire, c’est un droit à la prévoyance, garanti par un dispositif étatique, qui combat l’institution progressive de la reconnaissance que les retraités sont des travailleurs. Attribuer un salaire à quelqu’un, c’est dire qu’il contribue à la production de valeur économique ; lui reconnaître du revenu, c’est dire que c’est un être de besoin (comme vous le disiez au départ dans votre présentation extrêmement juste de mon propos). Le combat n’est pas seulement entre revenu de base et salaire à vie – je crois que beaucoup de gens viennent au salaire à vie à partir du revenu de base, donc je ne vais pas commencer par faire fuir ma clientèle ! J B Ah pardon, d’accord (rires). B F Parce que, spontanément, quand on réfléchit à la possibilité de ressources liées à la personne, on pense revenu de base, et puis quand on fait la comparaison on s’aperçoit qu’il n’y a pas photo, donc les gens viennent au salaire à vie… JB Mais vous savez pourquoi, spontanément, on pense revenu de base ? Je crois que, intuitivement, on se sent sujet de besoin. Quand on rentre dans la vie, qu’on est démuni, désargenté, ce qu’on sent d’abord c’est qu’on a des besoins : de se nourrir, de se loger, on ressent d’abord ces besoins. Et donc le revenu de base parle à cette expérience qu’on a de soi-même, dans la vie. Alors que ce que vous défendez comme projet, cette affirmation : « vous n’êtes pas sujet de besoin, vous êtes producteur de valeur », cette conscience-là elle est très seconde, elle vient beaucoup plus tard. Se concevoir soi-même comme producteur de valeur, d’abord on n’y arrive pas tant qu’on n’a pas trouvé sa place sur le marché du travail… B F Oui, mais là vous faites allusion à la socialisation primaire, à la famille, à l’école, quand l’école joue sur la compétition, quand elle ne vient pas conforter les personnes pour dire « vous êtes créatives ». Moi j’ai connu une (par ailleurs excellente) prof de maternelle que mes enfants ont tous eue, elle a été pratiquement toute sa vie prof de première année de maternelle, qui me disait : « vous savez, au bout de trois semaines, je sais où seront les enfants quand ils auront quatorze ans »… J B Aïe aïe aïe. B F Comme aveu de l’inutilité du système éducatif, c’est quand même incroyable ! Tant que nous avons un système éducatif qui ne conforte pas les personnes dans leur capacité à, tant que nous avons un système éducatif qui juge, qui discrimine, etc., évidemment que les gens sont réduits à être des êtres de besoin ! J B Bien sûr. B F On sait que de toute façon on ne sera pas propriétaire de l’outil de travail, qu’on ne décidera pas au travail. Évidemment qu’on va se définir, je dirais à défaut, comme des êtres de besoin – « qu’au moins ils me payent correctement si je ne peux pas décider ». JB Oui, il faut une révolution dans la manière-même d’enseigner, en fait. Même la formation doit être transformée du fait qu’il y a ce projet de société qui nous pose tous en producteurs de valeur… Et du coup, puisqu’on est sur ça, sur les effets de cette révolution, il y a des bénéfices secondaires que j’apprécie particulièrement dans le modèle de l’abolition de la propriété lucrative et du salaire à vie, c’est notamment qu’il fait de nous des citoyens enfin libérés du joug de l’employeur : on peut consacrer du temps à la vie politique ce qui permet, hop, de satelliser, de marginaliser la classe politique professionnelle… BF De la supprimer ! C’est une de nos calamités essentielles, qu’il y ait des professionnels de la politique. À partir du moment où il y a salaire à vie et où il y a copropriété d’usage, nos choix de trajectoire, l’allocation de notre temps, vont complètement changer. Moi je pense qu’il y a une insuffisante présence des parents auprès des enfants très jeunes et auprès des adolescents. À 2-3 ans et à 13-14 ans, il y a des moments un peu compliqués : en dénouant les droits salariaux de l’emploi, il va être possible, sans y confiner les femmes (et donc en combattant spécifiquement la domination masculine), d’allouer le temps des parents autrement à ces âges critiques. J B Ça veut dire qu’on pourrait, pendant un ou deux ans, se retirer des collectifs de travail… BF Sans perdre en qualification, sans perdre en salaire. Bien sûr il ne faut pas le faire trop longtemps, et puis il faut aussi se partager le temps entre les deux conjoints, tout est possible… De même pour la politique : sur un, deux, trois ans, un mandat. Le problème n’est pas tant le cumul des mandats que le fait de pouvoir les prolonger. Il faut en finir avec le mandat renouvelable, pour qu’il n’y ait pas de professionnel de la politique, pour que nous y passions tous. J’ai connu l’autogestion de l’université : on était, pendant trois ans, six ans, élu à une direction, et puis on s’en allait parce que c’était un peu chiant, mais enfin on assumait tous à tour de rôle. C’est ça la condition de la démocratie. Il n’y pas que ça ; il y a aussi le conflit entre institutions aux intérêts divergents. J B Le conflit est constitutif de la démocratie, c’est ça que vous dites. BF Oui, sinon c’est le Gosplan ou je ne sais quoi. Si on veut qu’il y ait une coordination de l’activité économique alors qu’il y a copropriété d’usage et qu’il n’y a plus de marché du travail pour faire cette allocation, qu’il n’y a plus la centralisation du capital qui opère cette coordination, il faut des institutions de poids égal mais aux intérêts divergents. Il y aura la coordination marchande qui va rester, pour une part, mais également le conflit entre les entreprises et les caisses d’investissement, entre les jurys de qualification et les entreprises, entre la création monétaire (qui relèvera d’initiatives des caisses d’investissement sous régulation de la banque centrale) et les entreprises, etc. J B On revient sur ce qu’on évoquait tout à l’heure, c’est-à-dire la persistance de formes de violence ou en tout cas de conflictualité dans la société : on n’est pas dans l’utopie d’une société sans violence ou sans lutte des classes, simplement la persistance de la conflictualité, telle que vous la décrivez… B F Elle est horizontale, elle a des garde-fous démocratiques parce que toutes ces instances-là sont copropriété d’usage, avec des directions élues ou désignées par tirage au sort, ça je n’en sais rien, je ne me prononce pas sur ces questions-là. Mais le conflit et la lutte de classe demeurent, ça bien sûr. JB Oui. C’est quand même vachement plus désirable comme univers que celui dans lequel on est en ce moment. Cet échange est issu de l’émission Le Salaire à vie, diffusée sur Hors- Série en septembre 2015. Construire des luttes offensives J B Vaincre Macron, c’est un texte de combat. Il s’agit d’intervenir dans la lutte politique actuelle face aux réformes que la présidence Macron entreprend d’infliger au pays, réformes que vous identifiez à une « contre- révolution » dont il est urgent de prendre la mesure. « Contre-révolution », ça veut donc dire que nous sommes dans un épisode révolutionnaire, et c’est ce que votre ouvrage s’emploie à démontrer : oui, même si nous sommes en ce moment dans une séquence critique, nous sommes dans une révolution de longue période – une révolution communiste, qui commence au xixe siècle et qui trouve son apogée en France en 1946. Les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, ce n’est pas, contrairement à ce qu’on a voulu nous faire croire, un moment de compromis social obtenu à la faveur de l’affaiblissement du patronat. 1946, c’est un moment révolutionnaire qui permet d’obtenir, de haute lutte, des institutions puissamment subversives du capitalisme ; 1946, c’est la mise en place d’une institution communiste du travail. Bien sûr, ensuite il y a eu les années 1980 et la contre-révolution dont Macron, aujourd’hui, est l’incarnation la plus emblématique : avec Macron, il ne s’agit pas d’affaiblir à la marge le droit des travailleurs ; on a affaire, véritablement, à une contre-révolution par laquelle le capital essaie de reprendre la main, totalement, sur la production, contre la souveraineté populaire qu’avaient permise les institutions communistes du travail, ces institutions que sont le régime général de la Sécurité sociale, le salaire attaché à la qualification, le statut de la fonction publique. Ces institutions, vous les appelez « communistes » : il faut commencer par dire ce que vous entendez par « communiste », sachant que c’est un mot qui peut faire peur, et qu’il convient donc de définir. Quand vous dites que ces institutions sont communistes, qu’est-ce que ça veut dire, « communistes » ? B F Merci de souligner d’emblée le mot « communiste », parce que je tiens à réhabiliter ce terme qui aujourd’hui fait l’objet, y compris chez ceux qui ont un projet communiste, d’une véritable autocensure : on va parler des « communs », par exemple. Cette autocensure, je l’ai pratiquée aussi, pendant des années ; surtout depuis que François Furet, Pierre Rosanvallon, la Fondation Saint-Simon, ont déplacé à droite le débat public, et que la seconde gauche, avec Rocard, la CFDT, etc., a identifié « communisme » et « totalitarisme ». Du côté de ceux qui sont partie prenante de la révolution du travail, qui s’opère essentiellement à l’initiative de la CGT, du syndicalisme de transformation sociale depuis la fin du xixe siècle, nous nous sommes alors largement autocensurés. Je crois qu’il faut revenir à ce beau mot de « communisme »… J B …En disant ce que ça veut dire, « communiste ». Une institution comme, par exemple, le régime général de la Sécurité sociale, en quoi est- elle communiste ? BF Elle est communiste d’abord parce que le communisme, comme le dit Marx, c’est le mouvement réel par lequel nous passons du capitalisme à quelque chose qui représente une souveraineté populaire sur l’économie – étant entendu que le capitalisme c’est le monopole de la bourgeoisie sur la production, sur la valeur, sur l’économie. Et donc le régime général, le statut de la fonction publique, le statut des électriciens-gaziers à la nationalisation d’EDF-GDF, c’est le chemin concret par lequel nous sortons du capitalisme. Appelons « communisme » le chemin de sortie du capitalisme, et définissons-le concrètement Ce n’est pas un idéal, ce n’est pas un but qu’on cherche à atteindre… J B Un horizon lointain… BF Ce n’est pas un horizon lointain, c’est un présent, qui s’exprime dans une classe révolutionnaire qui institue autrement le travail. On va discuter de tout cela, mais je voudrais insister sur la nécessaire définition empirique du communisme. J B D’accord. Donc le régime général de la Sécurité sociale, c’est une institution communiste, notamment en cela qu’elle produit un salariat unifié du fait de reposer sur une caisse unique et un taux unique… Ça peut sembler un détail, et on dit que le diable est dans les détails, mais en fait c’est surtout la révolution qui est dans les détails, me semble-t-il : c’est dans le détail de ce régime avec un taux unique et une caisse unique que se joue la dimension révolutionnaire et la dimension communiste de l’institution. Il faudrait expliquer ça : pourquoi c’est décisif, par exemple, la caisse unique ? BF C’est décisif parce que, contrairement à la « belle lisse poire » qu’on nous raconte, 1945 ce n’est pas la naissance de la sécu. Il y a une pléthore d’institutions en 1945, et d’abord des institutions patronales en matière d’allocations familiales, qui forment le cœur du dispositif : à l’époque, les allocations familiales, c’est la moitié des prestations sociales, et ce sont des caisses patronales gérées par les employeurs, avec des taux de cotisation très disparates qui vont de 4 % à 17 % du salaire brut. Ces taux sont différents d’une entreprise à l’autre parce qu’en général, les allocations familiales ont été un outil patronal d’évitement de la hausse générale des salaires. Par exemple elles ont servi à trouver un accord de fin de grève : c’est très net pour les fins d’occupations d’usine de 1936. Les salariés revendiquent 20 % de hausse des salaires, le patron refuse, on transige sur 10 % d’augmentation des salaires directs et 10 % de cotisations familiales patronales. Et donc, en fonction de la conflictualité dans la boîte, on aura des taux qui vont être plus ou moins importants sur la base du taux minimum légal de 4 %. J B Oui, d’accord. BF En matière de santé il y a des caisses : on n’est pas dans une logique d’absence de couverture santé. Ce sont des caisses dites d’assurance sociale, qui ont été créées en 1930 et qui pour l’essentiel sont des caisses départementales à gestion paritaire – nous sommes dans le paritarisme. JB« Paritarisme », c’est-à-dire patronat face à salariés… BF Paritarisme, ça veut dire patrons ! Parce qu’il y a toujours un syndicat de salariés qui vote avec les patrons, donc un dispositif paritaire, c’est toujours un dispositif dont l’initiative et le fonctionnement sont fondamentalement patronaux. J B D’accord.
BF C’est pour cela qu’il y a eu une telle insistance de De Gaulle en 1967
pour rendre « paritaire » un régime général qui justement ne l’était pas ! Parce que vous avez signalé, sur le régime général, deux choses : l’unité du taux et l’unité de la caisse, mais la troisième dimension c’est la gestion ouvrière : il n’y a pas de paritarisme ! J B Donc, il faudrait déjà lutter contre le paritarisme qui a permis au patronat de revenir insidieusement mettre la main sur la gestion des caisses… B F Certes le paritarisme des assurances sociales, éliminé du régime général, y est revenu en 1967 contre la gestion à majorité ouvrière – c’étaient trois quarts de salariés dans les conseils issus de 1946 – mais il ne signifie plus grand-chose aujourd’hui : la gestion des caisses est tombée sous le coup d’une bureaucratie étatique, surtout en matière de santé, où ce sont les agences régionales de santé qui se sont substituées à la gestion ouvrière. Les conseils existent, mais sans pouvoir. Donc, pour revenir à 1946, on ne saura jamais trop insister sur ce point : la sécu, ce n’est pas un bloc, c’est un lieu contradictoire, de lutte de classe. Il y a une Sécurité sociale capitaliste, qui est pléthorique en 1945, et une Sécurité sociale communiste qui se met en place en 1946, contre la première, ou à côté du dispositif capitaliste. Le dispositif capitaliste, c’est un dispositif de branches, d’entreprises, ce que Macron veut faire à nouveau – et lorsqu’à FO on dit aujourd’hui, à propos des lois sur le travail : « on a tout sauvé puisqu’il y a de la branche », on s’égare. Dès lors que c’est branches et entreprises, c’est foutu… J B Oui parce qu’il y a une dispersion des travailleurs, avec une possibilité de concurrence entre les différentes branches… B F Bien sûr ! D’où vient cette impossibilité de constituer des collectifs de travail à cause de la sous-traitance ? Ça vient du fait qu’il y a des dispositions différentes d’une branche à l’autre, et que le donneur d’ordre essaie de jouer sur ces différences pour diviser le collectif et payer le moins possible des salariés qui relèvent d’une convention collective moins protectrice des salariés. Donc, le fait que la caisse et le taux de cotisation soient uniques à l’échelle interprofessionnelle est décisif pour constituer un salariat unifié, une classe homogène. Et puis la gestion, donc, était en 1945 soit patronale, soit paritaire, soit prise en charge par les assurances (par exemple le risque accident du travail/maladie professionnelles était couvert par les assurances depuis 1898). Ce qui naît en 1946 c’est un dispositif qui s’oppose à cette Sécurité sociale de la première moitié du xxe siècle (qui était largement à l’initiative patronale), et qui, cette fois à l’initiative de la CGT et du Parti communiste, constitue un régime général géré par les travailleurs eux-mêmes. De Gaulle a une haine de classe contre le régime général : dès que Croizat, qui met en place le régime général, arrive au gouvernement (en novembre 1945), De Gaulle, alors chef du gouvernement, démissionne – en janvier 1946 ! Il ne supporte pas la présence de ministres communistes comme Croizat dans son gouvernement. Il va organiser toute l’opposition de droite à cette subversion communiste de la sécu patronale, et son retour au pouvoir en 1958 signera l’arrêt de mort d’un régime unifié à gestion ouvrière. J B Dans votre livre, vous qualifiez le salariat de « classe révolutionnaire », vous montrez que les luttes du salariat au xxe siècle permettent d’obtenir des institutions subversives du capitalisme ; il faudrait montrer comment ces institutions qui sont mises en place par les luttes de la CGT et des communistes permettent en effet une subversion du capitalisme, notamment dans la manière de penser et de définir un certain nombre de droits qui sont ouverts. Je pense par exemple aux allocations familiales qui sont calculées comme du salaire : c’est 225 h payées au salaire horaire d’un ouvrier spécialisé de la métallurgie – c’est pensé et calculé comme du travail ! C’est hyper important cette manière de reconnaître que l’allocation qu’on donne aux parents, ce n’est pas en fonction des besoins supposés des enfants, c’est qu’on reconnaît que les parents produisent de la valeur, que c’est du travail, donc on calcule ça à partir du taux horaire d’un ouvrier. C’est en cela que le salariat, prenant ces mesures, devient une classe révolutionnaire : c’est parce qu’il étend la définition du travail au- delà de l’emploi. Ça résume votre analyse, à peu près ? BF C’est parfait. Et ça nous aide aussi à définir le communisme dans son caractère concret : le concret du communisme, c’est effectivement de changer ce que l’on appelle « travail ». C’est même l’essentiel du communisme. Quand il y a une intervention populaire sur l’économie, elle porte sur le changement de ce qu’on appelle « travail ». Si on appelle « travail » ce que la classe dirigeante appelle « travail », ne « travaillent » que ceux qui mettent en valeur du capital. Donc, les fonctionnaires ne « travaillent » pas, les parents ne « travaillent » pas, les retraités ne « travaillent » pas, les chômeurs ne « travaillent » pas. Et les indépendants ne « travaillent » que pour autant qu’ils mettent en valeur du capital – sinon ils sont éliminés : regardez comme le capitalisme de l’agro-business combat l’indépendance paysanne, avec une férocité totale. Il y a des suicides, il y a des normes qui sont imposées pour que les paysans disparaissent et soient remplacés par des agriculteurs soumis à l’agro-business. La définition capitaliste du travail, comme toute définition du travail, c’est une définition de classe : elle réduit le travail à ce qui met en valeur du capital. Ce qui veut dire aussi, d’ailleurs, que des activités sans aucune valeur sociale – conditionner du Mediator2, rendre les gens malades – sont considérées comme « productives » parce qu’elles mettent en valeur le capital de Servier. Il y a une indifférence totale de la bourgeoisie à l’utilité sociale de ce qui est produit : son critère de calcul de la valeur, c’est la valorisation du capital. Soit le capital du prêteur, soit le capital de l’actionnaire, soit le capital du propriétaire indirect. Et cela donne au champ du travail une acception à la fois indifférente à la valeur d’usage – on va appeler « travail » des activités extrêmement nocives et n’accorder aucune valeur à des activités très utiles – et une acception réduite, puisque toute activité qui ne met pas en valeur du capital est réputée ne pas être du travail. On va dire qu’elle est « utile » : on va chanter l’utilité sociale d’un fonctionnaire, ou d’un retraité, ou d’une femme pour la seconde journée… J B On va dire que c’est « utile » mais pas « productif ». B F Alors, ce que fait la classe révolutionnaire, quand elle se constitue, c’est changer la définition, et donc la pratique, du travail. De même que la bourgeoisie s’est battue contre la définition aristocratique du travail, qu’elle a fini par remplacer, ce qui est à l’ordre du jour aujourd’hui, c’est de remplacer la définition bourgeoise du travail (« travaillent ceux qui mettent en valeur du capital ») par une définition communiste du travail. C’est ce que fait Croizat avec sa loi d’août 1946 : il redéfinit les allocations familiales, qui étaient le cœur de la Sécurité sociale capitaliste. Si son action gouvernementale fait l’objet d’une telle haine de classe, au point qu’il a été gommé de l’histoire officielle, c’est parce qu’elle fait la démonstration de la capacité de la classe révolutionnaire à se saisir des institutions capitalistes pour les retourner, pour les changer en leur contraire. Donc il y a une haine de classe, vis-à-vis de ce que fait Croizat, et au-delà de lui de ce que font des dizaines de milliers de militants de la CGT et du Parti communiste qui sont mobilisés en 1946 autour de la création du régime général de la Sécurité sociale, comme l’a bien montré le film de Gilles Perret, La Sociale. Que fait alors Croizat en attribuant 225 h par mois de salaire d’OS de la métallurgie aux parents de deux enfants ? Il en finit avec les allocations familiales comme reconnaissance du coût de l’enfant pour les définir comme un salaire qui est dû aux parents en tant que parents, et qui représente une production de valeur supérieure à celle d’un ouvrier spécialisé de la métallurgie – car, à l’époque, même s’ils travaillaient plus qu’aujourd’hui puisque nous assistons heureusement à une réduction du temps de travail, les OS de la métallurgie ne faisaient pas 225 h par mois. J B Les parents produisent plus de valeur… BF Les parents sont plus productifs que les ouvriers de la métallurgie, ce qui est quand même une institution extrêmement forte du changement du sens du travail ! J B Vous disiez tout à l’heure : en modèle capitaliste, ne sont reconnus comme « travaillant » ou « produisant de la valeur » que ceux qui valorisent du capital, alors allons au bout de l’idée. En modèle communiste, est reconnu comme travailleur et producteur de valeur pas seulement le parent, puisqu’on a pris l’exemple des allocations familiales, mais finalement quiconque peut faire valoir sa qualification, dès 18 ans, jusqu’à la fin de ses jours. Il faudrait donner du contenu, puisqu’on a donné du contenu à la définition capitaliste du travail : quel contenu reconnaît-on au travail dans la conception communiste du travail ? BF Le communisme c’est un chemin empirique, donc je me garderai bien de définir ce que sera demain la pratique communiste du travail : je n’en sais rien. Comme historien des institutions anticapitalistes, que je ne définis pas seulement comme anticapitalistes mais comme communistes, j’essaie de tirer les fils de ce qui est possible aujourd’hui. Ce qui a été affirmé jusqu’ici comme travail, là où le capital nie qu’il y ait travail, c’est le travail des parents, c’est le travail des retraités lorsque le régime général définit la retraite comme un pourcentage d’un salaire de référence, et donc que c’est la personne du retraité et non plus son poste qui est le porteur de ce salaire. Dans la dynamique concrète du communisme, il y a le fait de poser que la matrice du travail, ce n’est pas le poste de travail (détenu par un propriétaire lucratif de l’outil de travail), c’est la qualification de la personne ; de fait, toute personne est reconnue comme en capacité de produire. Le droit politique, aussi bien à la propriété de l’outil qu’au salaire, devient un droit de la personne, dans la dynamique communiste que je peux identifier. J B Ce qui est intéressant, c’est que cette dynamique communiste, cette définition élargie du travail qui l’attache à la personne (et non pas au poste de travail), cette définition permet de lutter contre les pentes xénophobes et racistes qui sont en train d’envahir le discours public… En fait, le capitalisme, avec sa conception très restrictive du travail qui consiste à le cantonner dans l’emploi (et spécifiquement l’emploi valorisant du capital) contribue à l’imaginaire du travail comme « gâteau à se partager », et un petit gâteau, qu’on est nombreux à vouloir partager… Alors, évidemment, il ne faut pas trop de mangeurs de gâteau, et donc les immigrés, les « mangeurs de gâteau » qui arrivent de l’extérieur deviennent des indésirables. Alors que si on sort de cette conception restrictive du travail, confondu avec l’emploi valorisant du capital, si on élargit, alors tout à coup on ne voit plus son prochain « lointain », si je puis dire, le « venant vers nous », le migrant, l’étranger, on ne le voit plus comme un concurrent qui va dévorer des parts du gâteau, mais comme un travailleur à égalité de qualification, capable de produire de la valeur, comme moi. Votre manière d’entrer dans la question du travail permet de sortir de l’ornière xénophobe dans laquelle le débat public autour de l’emploi est tombé. B F Merci beaucoup de souligner ce point de mon travail auquel je suis très attaché. Je pense que la bataille contre le Front National est extrêmement mal menée, à la gauche de gauche, et qu’il faut la mener tout à fait autrement. Comment le faisons-nous ? Par de la morale et par de la solidarité envers les victimes : les migrants sont des « victimes », ils meurent en Méditerranée, il s’agit d’être solidaires avec eux, et ceux qui ne sont pas solidaires sont des salauds. Alors, « ceux qui ne sont pas solidaires sont des salauds », je suis d’accord, mais ce n’est pas suffisant. Parce qu’en disant cela, on ne s’attaque pas au cœur de la xénophobie : le cœur de la xénophobie, comme vous l’avez signalé très justement, c’est le fait de considérer le travail comme un quantum limité. Alors, vous avez dit « limité à l’emploi », il faudra revenir sur ce point, parce que l’emploi, c’est aussi une conquête syndicale, et à une époque où le patronat est en capacité de ne plus être employeur – ce qu’il n’a jamais voulu – et où il s’exonère de tout avec les ordonnances Macron, il faut être très précis dans le rapport que nous avons à l’emploi d’un point de vue théorique. J B Oui, d’accord, c’est plus compliqué que je ne l’ai laissé entendre… BF On y reviendra donc, mais reprenons cette question de la xénophobie. La bourgeoisie fait de la globalisation financière l’occasion de mettre en concurrence les peuples et d’accélérer sa tendance à éliminer le travail vivant, dans nos pays anciennement industrialisés où elle avait initialement construit sa puissance. On trouve des prévisions de suppression de 47 % des emplois – admirez la précision ! – et il y a des gens assez désemparés dans leur rapport au travail, ou assez aliénés à la forme capitaliste de productivité, pour croire ce genre de choses et être tentés de rester entre soi pour « se partager le travail » qui reste. Nous ne pourrons pas sortir de cette folle dérive xénophobe par des propos du type : « On va accueillir correctement les demandeurs d’asile, on va supprimer les centres de rétention, et on va tarir les flux en encourageant le développement et la paix dans les pays d’émigration… » Tant que la gauche de gauche ne se bat pas sur le champ du travail, tant qu’elle ne fait pas valoir que les révolutionnaires de 1946 ont posé comme travailleurs les parents, les retraités, les soignants, les fonctionnaires, puis par la suite les chômeurs ; tant qu’elle ne fait pas valoir la capacité qu’a une classe révolutionnaire à sortir le travail du carcan dans lequel le met la bourgeoisie, en affirmant le travail vivant sur les lieux de travail, par une autre pratique collective du travail concret contre son tarissement par le management capitaliste ; tant qu’elle ne fait pas valoir que, pour produire moins de marchandises capitalistes si mortifères pour les territoires, pour notre place dans la nature et pour notre humanité, il faut infiniment plus de travail vivant, bref tant qu’elle continue à démissionner sur la question du travail… JB… Elle est battue. B F Elle est battue, et elle est irresponsable car elle n’offre aucune alternative au refus du droit de circulation des personnes et à l’Europe forteresse. Nous avons la responsabilité de réduire à la marginalité l’argumentaire xénophobe et de montrer qu’il est possible de supprimer les visas en multipliant les démonstrations concrètes d’une autre organisation du travail. J B Tout à l’heure, vous m’avez corrigée en disant : « Attention, la restriction capitaliste du travail, elle n’est pas dans l’emploi ». Moi j’avais tendance à dire : « Le capitalisme réduit le travail à l’emploi », vous dites, vous, qu’il ne faut pas jeter l’emploi avec l’eau du bain capitaliste… Moi j’avais tendance à vous résumer en disant : « On ne veut pas des emplois, on veut du salaire », vous, vous dites : « Ne jetons pas la notion d’emploi », et vous vouliez y revenir. Alors revenons-y : en quoi l’emploi, en ce moment, alors que c’est par là qu’on fabrique nos chaînes, doit-il être défendu ? Pourquoi faut-il garder la lutte pour l’emploi ? B F Eh bien, raisonnons par l’absurde : les ordonnances Macron sont clairement dirigées contre l’emploi. Elles sont un hymne au travail indépendant, à la Uber. Quand on nous dit : « Ce sont les insiders de l’emploi qui empêchent les jeunes de banlieue, les outsiders, de venir dans l’emploi, où ils sont mal accueillis, et donc nous allons sortir de cela en permettant à ces jeunes de se lancer dans du travail indépendant qui sera couvert en matière de chômage, avec un régime d’Assurance maladie connecté au régime général », que fait-on sinon détruire l’emploi dans la continuité des précédentes « lois Travail » ? J B Oui, ça prouve bien que toute la lutte se joue là… C’est la question du travail qui est au cœur de la lutte des classes. B F Bien sûr qu’elle se joue là ! Il y a évidemment une petite chansonnette patronale sur la « défense de l’emploi », mais dans le fond, les patrons ne supportent pas l’emploi. J B Parce que ça leur donne des devoirs ? BF Bien sûr ! Et ça les expose comme exploiteurs. Vous avez évoqué tout à l’heure le fait que la révolution communiste démarre à la fin du xixe siècle, lorsque la CGT se constitue, en 1895, lorsque la section française de l’Internationale ouvrière (la SFIO) se constitue en 1905. Nous avons là des organisations ouvrières qui vont imposer, dans la première décennie du xxe siècle, le code du travail, conquête syndicale et politique considérable. Il faut ici rendre hommage à Claude Didry, qui dans son livre L’Institution du travail (La Dispute, 2015) nous ouvre les yeux sur ce qui se passe lorsque le contrat de louage d’ouvrage, qui était la forme capitaliste de mise au travail au xixe siècle, est remplacé par le contrat de travail. Dans le contrat de louage d’ouvrage, le capitaliste est un donneur d’ordre ; il se garde bien d’être employeur, il achète de l’ouvrage fait, il ne s’embête pas avec la production, car cela englue sur un territoire donné, dans une branche d’activité donnée, avec un collectif donné de travailleurs, les possibilités de mise en valeur de son capital alors qu’il veut pouvoir changer en permanence les lieux et les formes de la ponction qu’il exerce sur la valeur produite par les travailleurs… Dans le louage d’ouvrage, le capitaliste donneur d’ordre passe donc contrat avec un sous-traitant, qu’on appelle un marchandeur : le conflit des Canuts, à Lyon, dans les années 1830, se joue entre les « soyeux » qui incarnent le capitalisme qui ne se salit pas les mains dans la production et les canuts à qui ils commandent de l’ouvrage. Comment est fait l’ouvrage ? Ça, on ne veut pas le savoir : le canut, il embauche qui il veut, comme il veut. Le conflit des canuts, ce sont les canuts qui, comme sous-traitants, se battent sur un meilleur tarif de l’ouvrage ; mais les ouvriers qui font le boulot, eux, ils sont dans l’invisibilité totale. Que va faire le contrat de travail ? Il va supprimer la sous-traitance, et imposer aux capitalistes d’être employeurs, c’est-à-dire bien sûr de respecter un certain nombre d’obligations vis-à-vis de l’employé, mais aussi, et surtout, de se confronter directement aux travailleurs dans un rapport d’exploitation sans fard que ceux-ci sauront affronter collectivement pour conquérir de la puissance. JB D’accord. Mais moi, ce qui me faisait avoir ce rapport un peu hostile à l’emploi, c’est le fait que je me suis déjà, depuis longtemps, projetée dans le monde du salaire à vie pour tous, dans une société en salaire intégralement socialisé : dans une telle société, il n’y a plus d’employeur. B F Évidemment ! J B Donc, il n’y a plus d’emploi, au sens que nous lui donnons actuellement, c’est-à-dire au sens où, pour accéder au salaire, il faut nécessairement passer par un contrat avec un employeur. C’est ça que j’appelle « l’emploi », qui me fait considérer que ça ne peut pas être l’objet de nos revendications et de nos luttes, puisque la société que nous visons est une société dans laquelle il n’y aura plus d’employeur… BF Encore une fois, je n’ai aucune visée de société, cette démarche m’est étrangère. J’essaie d’être dans une dynamique révolutionnaire dont je ne peux pas décrire ce que seront ses lendemains. Ce que je constate, c’est que depuis l’existence du code du travail, il y a un acharnement patronal contre lui. Un acharnement total : il y a une haine de classe contre le code du travail ! Parce qu’il impose au capitaliste d’être employeur – ce qu’il ne veut pas être. Il veut bien être « patron » (le CNPF représente le « Patronat » français), il veut bien être « entrepreneur » (le Medef représente les « Entreprises » de France), mais « employeur », jamais. Ce que conquièrent la CGT et le Parti communiste, dans la première moitié du xxe siècle, c’est un certain nombre de règles pour l’embauche et pour le licenciement, règles qui seront nettement amplifiées dans les années 1970, quand on invente le CDI, c’est-à-dire quand on oblige l’employeur à invoquer par écrit une cause réelle et sérieuse de licenciement (ce que précisément la loi El Khomri et le projet de loi Pénicaud détricotent). Mais la plus grande conquête est l’imposition d’une rémunération tout autre que la rémunération capitaliste, ce prix de la force de travail qui reconnaît des besoins pour faire une tâche : contre le prix de la force de travail, les travailleurs enfin directement confrontés à la bourgeoisie vont inventer le salaire, c’est-à-dire imposer, dans une première étape, le respect de la qualification du poste. La grande invention des syndicats dans la première moitié du xxe siècle, c’est la qualification : c’est là un mot qui écorche la bouche d’un patron. Il veut bien entendre « compétence », mais « qualification », jamais. Parce que la qualification, c’est ce qui reconnaît qu’on produit de la valeur ; c’est ce qui reconnaît qu’on est des producteurs, et non pas des êtres de besoins qui ont droit à du pouvoir d’achat. La bourgeoisie est toujours prête à nous filer du pouvoir d’achat. Y compris sous forme de revenu de base : elle nous méprise suffisamment pour cela. Mais elle refuse totalement, parce que là c’est son pouvoir qui est en jeu, que nous soyons des producteurs, reconnus comme tels. Parce que si nous sommes reconnus comme producteurs, alors nous sommes légitimes pour revendiquer la souveraineté sur la production. L’obsession d’une classe dirigeante, ça n’est pas l’argent, c’est la souveraineté sur la production. Tant que c’est elle qui décide de qui travaille, sur quoi, où, pour quoi faire, elle a le pouvoir (et toutes les rodomontades pour lui « prendre l’argent » échouent, car la source du pouvoir sur l’argent, c’est le pouvoir sur le travail). C’est pourquoi la CGT a dépassé l’étape de l’emploi, c’est-à-dire de la qualification attachée au poste de travail, propriété de la bourgeoisie, pour conquérir le salaire à la qualification personnelle dans la fonction publique, les statuts des entreprises publiques, le régime général de Sécurité sociale. À partir du moment où, par un salaire à la qualification personnelle, on reconnaît que nous sommes porteurs, en tant que personnes, de qualification, alors là, nous entrons dans l’institution d’un statut communiste du producteur, et c’est insupportable au capital. C’est pour ça que, j’en suis bien d’accord avec vous, poursuivre la révolution communiste, ce n’est pas revenir au « plein emploi » contre les ordonnances Macron. Ça, ce serait une faute stratégique. C’est bien aller vers le salaire à vie pour tous, la propriété d’usage de l’outil de travail pour tous. Tout Vaincre Macron porte là-dessus : comment conquérir des droits économiques nouveaux attachés à la personne. Mais attention, il ne faut pas que ça soit dans d’irresponsables « à bas l’emploi, vive le travail » qui manifestent une absolue méconnaissance de l’histoire de la conquête du salaire à la qualification personnelle, dont la conquête de l’emploi est une étape. J’ajoute aussitôt, d’ailleurs, que le salaire à la qualification liée à la personne, qui est vraiment la conquête communiste essentielle, nécessaire pour la démocratie économique, n’est pas suffisante, comme on le voit dans les luttes des fonctionnaires – vous êtes embarqués, en ce moment, au lycée Suger, dans une lutte extrêmement difficile où des fonctionnaires se heurtent au diktat d’un rectorat, et où on voit bien que le salaire à vie n’est pas suffisant pour garantir la souveraineté dans le travail. JB Vous avez raison, le lycée Suger, où j’enseigne, connaît en ce moment une lutte qui oppose l’équipe enseignante au rectorat, suite à la mutation infligée au responsable du BTS audiovisuel, mutation que nous dénonçons comme une sanction sans motif valable, et nous nous mobilisons pour sa réintégration3. B F On voit donc aussi combien, si nous voulons continuer cette révolution communiste, il s’agit que les syndicats de fonctionnaires soient des syndicats de l’auto-organisation des travailleurs dans leur lieu de travail. Qu’on en finisse avec la plainte, le « service public en danger », et qu’on soit vraiment sur cette affirmation : nous sommes les copropriétaires d’usage de nos outils, nous considérons comme illégitime le rectorat pour décider de notre travail. Quand on parle de poursuivre la révolution communiste, c’est sur cette modalité-là que ça se fait. Encore une fois, je n’ai pas un « rêve de futur » communiste, le communisme se joue exclusivement et en permanence au présent, dans la conquête de la souveraineté sur le travail. J B Oui, on est sur la stratégie du présent. B F Voilà ! J B Et mettre l’accent sur la notion d’auto-organisation, c’est décisif, parce que je pense que ça permet aussi d’aller interpeller une autre partie de la gauche de gauche qui pour l’instant reste assez peu réactive, me semble-t-il, aux propositions élaborées dans Réseau Salariat (l’association d’éducation populaire avec laquelle vous travaillez). Cette question de l’auto-organisation permet de comprendre que le modèle communiste sur lequel vous réfléchissez et que vous essayez de développer, ce n’est pas un modèle qui consiste à donner le pouvoir à l’État. Je me souviens d’avoir peut-être mal défendu le principe du salaire à vie, en laissant entendre que c’était l’affaire de l’État de mettre en œuvre des mesures favorables au salariat… Mais en fait, ce n’est pas l’État ! La sécu, ce n’est pas l’État : je n’avais pas compris cela au départ, mais la CGT voulait absolument que les caisses soient privées et qu’elles soient gérées par les travailleurs – il ne fallait surtout pas que l’État mette son nez dedans ! Et l’État, bien sûr, dès le début, a essayé de détricoter ce que la CGT mettait en place, qui était une gestion ouvrière privée : les travailleurs, entre eux, décident de la valeur, qu’est-ce que la valeur, comment on la produit. Je l’ai mieux compris dans Vaincre Macron que je ne l’avais compris dans Émanciper le travail : le modèle qu’on promeut ici, ce n’est pas un modèle étatique ; ce n’est pas l’État qui décide. Ce sont les travailleurs ; ce sont des collectivités publiques et non pas des pouvoirs publics. Je pense qu’il faut insister sur ce point, notamment pour convaincre tous les gens de gauche de gauche qui sont de culture libertaire et qui ont l’État en horreur : il faut leur faire comprendre qu’on ne veut pas plus d’État ! On voudrait plus d’autogestion. BF Il faut convaincre deux types de gauche de gauche. Les libertaires et puis les keynésiens. Parce que du côté des Économistes atterrés, Attac, etc., vous avez quand même essentiellement des keynésiens qui, certes, invoquent plus de pouvoir pour les travailleurs, mais au service d’une « bonne politique de l’État ». Le cœur de la réflexion de cette partie-là de la gauche de gauche, qui infuse largement dans les syndicats et dans les partis, c’est quand même l’État et la politique publique. Il s’agit de les convaincre, eux, qu’il faut renouer avec ce qu’a su faire la bourgeoisie quand elle a pris le pouvoir politique : proclamer que « Les humains naissent et demeurent libres et égaux en droit ». Elle a donné une personnalité civile aux personnes, et cette proclamation d’un droit a été décisive. Mais elle s’est bien gardée de définir l’égalité et la liberté en droit dans l’ordre économique : c’est là que nous sommes. J B C’est ce qu’il reste à faire. B F C’est ce que la classe révolutionnaire, maintenant, a à faire : maintenant que la bourgeoisie n’est plus une classe révolutionnaire, puisque c’est devenu une classe complètement réactionnaire, qui piétine la planète, qui piétine nos droits, il s’agit de reprendre le flambeau de ces mains défaillantes, pour poser l’égalité et la liberté en droit économique de la personne. À 18 ans, chacun doit être titulaire d’un droit au salaire à vie, d’un droit à la propriété d’usage de l’outil de travail qu’il utilisera, et d’un droit de délibération dans toutes les institutions de circulation et de production de la valeur économique – les caisses d’investissement, les caisses de salaire, la création monétaire. Tout cela doit devenir l’objet d’un droit des personnes, dont nous sommes complètement amputés dans le capitalisme. Or cette nécessité est ignorée à la gauche de gauche. Aussi bien par ceux qui sont sur une logique keynesienne – « vous allez voir, on va faire une bonne politique, avec un bon crédit, une bonne banque centrale, un bon État » – que par ceux qui, défiants vis-à-vis des institutions de la valeur économique, promeuvent une politique de l’alternative ici et maintenant. Qu’il faille des alternatives ici et maintenant est évident, mais en les inscrivant dans un cadre macro-économique – ce qu’ont su faire les révolutionnaires de 1946 : trouver le cadre macro-économique dans lequel les intéressés eux-mêmes décident. La CGT s’est battue, en effet, pour l’autogestion de la sécu, et elle a été mise en minorité dans le débat préparatoire aux ordonnances de 1945, qui font de l’organisation nouvelle un organisme public, contre sa gestion par les seuls intéressés revendiquée par la CGT. Reprendre ce flambeau, c’est construire des collectivités qui décident, sauf sur certaines fonctions qui relèvent de la puissance publique – et d’ailleurs comme personnes nous sommes toujours pris entre des collectivités qui nous posent comme travailleurs et la puissance publique qui nous pose comme citoyens : comme salarié d’une boîte qui fait du nucléaire, je suis plutôt partisan du nucléaire, mais comme citoyen, je suis plutôt partisan de la sortie du nucléaire… Nous sommes tous pris dans cette difficulté-là. C’est pour ça qu’il faut qu’à côté des collectivités dans lesquelles les travailleurs s’expriment (les institutions de la valeur que sont les caisses d’investissement, les caisses de salaire, les entreprises, les jurys de qualification), il faut qu’il y ait de la puissance publique qui soit l’expression de notre « autre part de nous-mêmes ». Dans les deux cas, c’est nous, bien sûr ; mais là, c’est cette autre part de nous-mêmes qui dit « Eh bien non, il y a des choses qu’on ne fait pas ». Il faut qu’une puissance publique impose qu’on ne fasse pas telle ou telle chose, ou au contraire promeuve telle ou telle chose. Mais en aucun cas le chemin concret du communisme, dans notre société, c’est l’État. Le chemin concret du communisme, c’est ce que nous avons commencé dans la Sécurité sociale avec le régime général, c’est-à-dire des institutions qui sont publiques mais qui ne relèvent pas de la puissance publique. C’est aussi la question de la propriété, et là je renvoie au livre : il faut faire la distinction entre propriété d’usage, propriété patrimoniale, lucrative ou non lucrative : ce sont des points importants que le lecteur pourra retrouver dans Vaincre Macron. J B Je voulais revenir sur un levier absolument décisif de cette lutte des travailleurs pour imposer des institutions subversives du capitalisme : le levier majeur, c’est quand même le taux de cotisation. Tant qu’on est face au gel du taux de cotisation, de toute façon, on s’interdit de progresser dans la conquête de la souveraineté sur le travail et dans une pratique communiste de la valeur. Ce taux de cotisation, il est donc en situation de gel : la bourgeoisie ne veut pas qu’on y touche, notamment parce que c’est très pratique, du point de vue de la bourgeoisie, pour organiser un déficit chronique des caisses. Ce déficit, en fait, est tout à fait recherché par le capitalisme : c’est extrêmement lucratif ! Il faudrait peut-être expliquer ça, que le déficit des caisses de la Sécurité sociale, c’est une très belle affaire, à tous points de vue, pour la bourgeoisie. B F Bien sûr : la bourgeoisie est demandeuse de déficit, puisqu’elle est prêteuse. Comme ceux qui prêtaient au roi : ils étaient demandeurs de déficit public… JB… pour faire du profit sur les crédits ! B F Oui : les grands promoteurs du déficit, c’est évidemment la bourgeoisie. On en a un exemple qui est un cas d’école, c’est quand Juppé crée en 1996-1997 la Cades (Caisse d’amortissement de la dette sociale) J B Il faut expliquer d’abord comment ça marche. BF Vous vous rendez compte ! ? On naît d’abord avec une dette sociale ! Tous les mots sont pesés dans cette histoire, et Juppé sait y faire : c’est le plus malin de la droite, relayé aujourd’hui par Macron. La Cades qu’il crée prend acte qu’il n’y aura plus de hausse du taux de cotisation ; elle prend acte du fait que la vocation de la sécu est d’être déficitaire, et elle est là pour assumer le déficit de l’institution. Depuis 20 ans, elle a amorti 80 milliards de déficit en versant aux prêteurs 41 milliards d’intérêts. J B Le principe, c’est qu’elle revend la dette de la sécu sur les marchés privés, et elle reverse des intérêts, donc c’est une opération très intéressante pour les investisseurs privés, pour les propriétaires de capitaux. B F Eh oui ! On amortit 80 milliards de dettes en payant 41 milliards d’intérêts qui sont payés par nos cotisations. Une performance ! J B Donc, en gros, les investisseurs privés font du profit sur le déficit de la Sécurité sociale. B F Un énorme profit. C’est pour ça que, tant que nous ne sortirons pas du capitalisme, nous ne sortirons pas du déficit. Le régime général de la Sécurité sociale a été une institution légèrement excédentaire pendant une quarantaine d’années : tant que le taux de cotisation a progressé. Mais depuis la fin des années 1970, le taux, globalement, est gelé, voire a reculé. Et Macron va continuer ; il n’est pas l’initiateur de la chose. Macron, c’est l’homme du capital, c’est l’homme du Medef tout le monde s’en rend compte, c’est vraiment la voix de son maître – c’est la première fois que le Medef est directement au pouvoir, sous la couverture de la « société civile » dont on sait ce qui se cache derrière : les députés de la République en marche, ce sont des DRH, les ministres c’est Muriel Pénicaud qui se fait plus d’un million avec ses stock options sur un plan de licenciement boursier qu’elle a organisé chez Danone… J B Mais revenons au gel du taux de cotisation. B F Le gel est poursuivi par Macron, qui va supprimer des cotisations pour les remplacer par de la CSG. Mais qu’est-ce qu’a fait Jospin ? Il a supprimé la cotisation assurance santé des salariés pour la remplacer par quatre points de CSG ! JB Alors, pardonnez-moi, mais je pense qu’il faut expliquer, parce que la CSG ça apparaît comme une cotisation (c’est un pourcentage sur notre feuille de salaire, au même titre que les autres cotisations). En quoi est-ce que la CSG est à ce point un outil contre-révolutionnaire ? Expliquez-nous pourquoi la CSG, c’est « mal » ! B F Ce n’est pas parce que c’est un impôt. Un impôt n’est pas « mal », une cotisation n’est pas « bien » : la cotisation à l’Agirc-Arrco, c’est mal. La cotisation au régime général, c’est bien. L’impôt pour payer les professeurs de Suger, c’est bien. L’impôt pour faire un marché public avec Bouygues, c’est mal. Premièrement donc, il n’y a pas la bonne cotisation contre le mauvais impôt. Deuxièmement, en quoi la CSG est-elle un mauvais impôt ? C’est que c’est un impôt de solidarité capitaliste. Ce n’est pas un impôt qui vise à payer des salaires ; c’est un impôt qui vise à soutenir des prétendus « non-contributifs ». Il faut préciser l’enjeu de cette distinction particulièrement violente entre non-contributivité et contributivité qui s’est imposée à la fin des années 1980. L’obsession de la classe dirigeante, je le rappelle, c’est d’en finir avec le salaire à la qualification personnelle. Elle ne nous veut pas en producteurs, candidats à la souveraineté sur la production ; elle nous veut en mineurs économiques ayant droit à du pouvoir d’achat. Ce droit au pouvoir d’achat se compose de deux piliers : un premier pilier qui est dit « non-contributif », parce qu’on n’a pas toujours de boulot, parce qu’on n’est pas toujours performant, parce qu’on est vieux, parce qu’on est malade… J B Donc c’est « non-contributif » parce qu’on ne « contribue » pas, sur le marché du travail, à obtenir droit à ces ressources. Ce n’est pas en fonction de nos performances dans l’emploi qu’on a ces droits-là. C’est en cela qu’ils ne sont pas « contributifs » ? BF C’est ça. Le second pilier c’est la performance : le « contributif » est fonction de la performance sur le marché du travail ou sur le marché des biens et services, ça concerne aussi bien sûr les travailleurs indépendants. Le pilier contributif est en cohérence avec le pilier non-contributif. Il y aurait des populations ou des besoins qui relèvent de l’universel, du non- contributif, et puis il y aurait des populations ou des besoins qui relèvent du contributif. Il y a donc cette division entre les performants, ceux qui réussissent, et puis ceux « qui ne sont rien », les « fainéants », les « illettrés »… On a un président de la République qui est extrêmement fécond… J B Oui, il est prolixe en insultes aux travailleurs… B F Oui ! Alors pour ceux-là, il y a du revenu non-contributif – pour lequel ils seront d’ailleurs toujours stigmatisés, parce que c’est quand même un signe de fainéantise. Pour éviter la stigmatisation, Hamon propose qu’il soit universel, et je montre dans le livre que c’est la même chose. Hamon c’est le promoteur du premier pilier, Macron c’est le promoteur du second pilier, le promoteur des start-up, de ceux qui veulent devenir millionnaires… J B Je récapitule, Hamon c’est le promoteur du premier pilier, non- contributif… B F Revenu de base, Économie sociale et solidaire… J B Tout le monde a droit à un petit revenu pour ses besoins… B F Ça c’est la soupape de sûreté… C’est la marge que le capitalisme s’octroie, qu’il pille d’ailleurs, parce que le cœur de la valeur produite dans l’économie sociale et solidaire est largement pillé par le capitalisme. J B Attendez, mais comment le capitalisme fait-il pour piller l’économie sociale et solidaire ? Par le remboursement des crédits et les intérêts qu’il en retire ? B F Eh bien dans une entreprise de l’économie sociale et solidaire, vous avez forcément des marchés, des fournisseurs, des clients, des prêteurs, et derrière un fournisseur, un client ou un prêteur on trouve presque toujours un groupe capitaliste… J B D’accord. B F Donc, les travailleurs indépendants, l’économie sociale et solidaire, tout cela est pillé par le capital, bien sûr. Et c’est aussi pour le capital un moyen de ne pas assumer les premiers moments, difficiles, de mise en place de nouveaux produits ; une bonne part de la recherche-développement va être assumée, avec un financement public, par ce premier pilier de ressources dont se contentent des jeunes passionnés attirés par le côté horizontal des plateformes collaboratives. Car ce premier pilier de ressources s’est construit à partir des jeunes, pour l’essentiel. La contre- révolution est aussi empirique que la révolution : les choses démarrent avec Barre et le « Plan Jeunes », en 1977. C’est toujours la même séquence : il s’agit de dire qu’une population est en difficulté… J B C’est la victimisation, en fait… B F Voilà ! Merci de retrouver le mot que j’utilise dans mon livre. JB Ah oui, le coup du taux de chômage des jeunes, l’arnaque sur le taux de chômage des jeunes, c’est très éloquent pour montrer comment on construit une catégorie sociale en victime pour pouvoir ensuite lui octroyer des sortes de « sous-droits » : on va lui créer des contrats aménagés sur mesure pour des « victimes ». Je me permets d’expliquer, donc : le taux de chômage des jeunes, dont on nous rebat les oreilles, en nous disant « un jeune sur quatre est au chômage » – ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas un jeune sur quatre qui est chômeur, puisqu’il y a 70 % des 18-25 ans qui sont étudiants, et eux ne relèvent pas de la catégorie des actifs ; c’est donc sur les 30 % restants, sur ceux qui ne sont pas étudiants et qui sont donc censés être actifs, qu’on peut observer ce taux de chômage de 1 sur 4 – c’est sur 30 % des jeunes. Et ça, ça ne fait pas du tout « un jeune sur quatre » qui est au chômage ! Mais la raison pour laquelle la bourgeoisie, le capital, ont intérêt à faire circuler ce taux absolument exorbitant de « 25 % de chômeurs chez les jeunes », c’est que du coup, on va leur faire sur mesure des petits contrats bien humiliants, qui dégradent bien leurs droits : ils vont entrer dans les entreprises avec un sous-salaire, des sous-droits, « mais ils en ont tellement besoin parce que ce sont des victimes ». Pardon, c’est un peu caricatural… BF C’est tout à fait ça. Quand on victimise une population, on la nie en tant que porteuse d’une qualification : « Il y a un drame massif dans la jeunesse, c’est le chômage. Mieux vaut un petit boulot que rien du tout. » Et on va inventer les TUC, les SIVP (ça c’est les années 1980), le Contrat emploi solidarité (toujours la « solidarité »), ça c’est Rocard, et puis le Contrat emploi jeune, c’est Jospin, aujourd’hui le Service civique, le volontariat, les stages… On a complètement disqualifié l’embauche : le salaire d’embauche, en progression depuis la Libération, stagne voire recule à partir des « mesures jeunes ». Le mot « qualification » a même disparu du vocabulaire des jeunes en même temps que s’instituait une longue période de la vie adulte sans les droits salariaux, l’insertion. Cette construction a été accompagnée d’une fiscalisation du Smic. J B Qu’est-ce que ça veut dire, « fiscalisation » ? B F Ça veut dire qu’il est largement payé par l’impôt ; ce sont les contribuables qui paient le Smic, ce ne sont pas les employeurs. Avec les exonérations Aubry/Fillon vous avez 26 points de salaire qui sont supprimés, l’essentiel des cotisations patronales au régime général : ce sont les contribuables qui paient à la place des employeurs puisque les exonérations de cotisations patronales sont compensées par une dotation budgétaire d’un même montant au régime général. Et puis vous avez depuis Hollande un dispositif qui rembourse partiellement, par un crédit d’impôt, les cotisations patronales jusqu’à 3,5 fois le Smic. Donc, non seulement vous avez un gel du taux de cotisation depuis la fin des années 1970, soit depuis 40 ans, mais vous avez un remplacement de la cotisation par un impôt de solidarité, donc une baisse de salaire ! Ce qui du point de vue anthropologique est décisif : on remplace un travailleur candidat à la direction de l’économie par un pauvre… J B Un assisté… B F Qui a besoin de la solidarité. Ou plus exactement qui « a droit ». « Comme personnes, nous avons droit à des ressources ». « À notre naissance, la société a une dette envers nous ». « Il y a un patrimoine collectif sur lequel nous avons un droit de tirage ». C’est ça, l’astuce verbale de la seconde gauche, pour légitimer un revenu universel, c’est-à- dire une ressource qui nous est attribuée en tant que personnes, mais qui n’est pas un droit économique de la personne. Qui est un droit attaché à la personne, mais qui nie sa contribution économique, et qui a vocation à se substituer aux 700 ou 800 premiers euros du salaire direct et des prestations sociales. J B Avec Hamon et Macron, on est toujours à l’intérieur de la préservation du logiciel capitaliste. BF On est à l’intérieur du remplacement du salaire à la qualification pour tous, à partir de 18 ans, comme droit politique tel qu’il se construit empiriquement depuis 1946, par un premier pilier de ressources qui se construit autour du Smic. Et le Smic, ce n’est précisément pas du salaire. J’ai évoqué tout à l’heure avec vous l’institution du salaire au xxe siècle comme institution révolutionnaire du fait de son fondement sur la qualification. Or le Smic apparaît, comme Smig, en 1950, en tant que rémunération-plancher étrangère à la qualification et construite, comme toute rémunération capitaliste, à partir d’un panier de ressources, à partir des besoins… J B Et non pas de la production de valeur… BF Et voilà ! Donc, depuis Rocard, progressivement, les gouvernements ont promu le Smic comme forme normale de salaire alors que c’est un anti- salaire. La qualification disparaît de l’horizon des travailleurs et des obligations patronales. Ceux qui pensent que ce premier pilier, les 700 ou 800 euros en question, viendrait s’ajouter au Smic, aux prestations sociales, etc., se laissent berner à peu de frais. À côté de ce premier pilier pour tous, vous avez un deuxième pilier qui lui est contributif. Là encore, Macron annonce clairement la couleur : si vous refusez une offre d’embauche, vous serez radié du chômage. Et on va rendre contributive la retraite : un euro cotisé donnera le même droit pour tous. La retraite, ça ne va plus être le remplacement du salaire, mais « j’ai cotisé tant, j’ai droit à tant »… J B Donc on retrouve le modèle où il n’y a que dans l’emploi qu’on est reconnu comme travailleur productif, puisque c’est exclusivement au titre des années qu’on a passées dans l’emploi qu’on a droit à récupérer une sorte de droit à loisir rémunéré en fin de course… B F Effectivement. Et comme il y a de l’aléa dans la performance aussi bien sur le marché du travail, dans l’emploi, que sur le marché des biens et services, chez les travailleurs indépendants – et n’oublions jamais que le projet patronal, c’est de faire basculer dans l’indépendance un maximum de travailleurs, qui avaient conquis l’emploi – comme il y a un aléa, cet aléa est assumé d’une part par le revenu de base « non contributif », d’autre part par la « sécurisation des parcours professionnels ». La sécurisation des parcours professionnels c’est la marque de fabrique du second pilier, construit autour de comptes personnels. Compte jours, compte formation, compte pénibilité (encore que celui-là est très contesté par le patronat), compte points de retraite. C’est autour de cela que les gouvernements ont accompagné les accords nationaux interprofessionnels passés entre la CFDT et le Medef depuis 1991-1992. Depuis que la CFDT a succédé à Force Ouvrière comme partenaire privilégié du patronat, elle passe, avec le patronat, des accords nationaux interprofessionnels qui sont une caricature absolue de la démocratie : le « dialogue social » ne se passe qu’au siège du Medef, sur un texte patronal, avec des négociations en coulisse ouvertes et conclues par une séance plénière bidon. Ces accords nationaux interprofessionnels concoctent des comptes qui vont mesurer notre performance : plus je serai performant, plus j’aurai de points dans mon compte. Donc, premier pilier, négation de la qualification, en commençant par celle des jeunes ; second pilier, négation de la qualification : « Je suis performant ; j’ai un service public de l’emploi qui m’aide à être performant ; j’ai des comptes personnels qui comptabilisent ma performance et qui sont en train d’être réunis dans un « compte personnel d’activité ». La rémunération comme mesure de l’activité : nous sommes revenus à la case départ du prix de la force de travail. J B Quand on vous écoute, on perçoit bien que tous ces enjeux révolutionnaires ou contre-révolutionnaires sont nichés dans des problématiques qui peuvent sembler extrêmement techniques, dans des données que tous ne maîtrisent pas, des taux de cotisation, des accords de branche, des choses comme ça, et je me posais la question – parce que Vaincre Macron est quand même un texte de combat, qui affirme sa volonté de prendre place sur la scène de la lutte politique – je me demandais : comment ça se transforme en slogan ? On sent bien que ce sont des enjeux puissamment révolutionnaires qui sont nichés dans un taux de cotisation, une appellation remplacée par une autre, ça se joue dans des micro-détails – c’est hyper dur : on ne met pas ça sur une banderole ! Quels pourraient être les slogans de la lutte aujourd’hui ? Vous vous sentez capable, vous, de produire du slogan et de la banderole, ou bien ce n’est pas votre domaine de spécialité ? BF À Réseau Salariat, l’association d’éducation populaire à laquelle vous avez fait allusion, nous avons eu des « Estivales » cet été, dont l’un des ateliers travaillait sur cette recherche des slogans qu’on pourrait proposer dans les manifs qui s’annoncent. Ce n’est pas évident. J B Non, je suis d’accord… B F Moi je n’ai pas d’intelligence particulière de la chose, c’est vrai. En tout cas il s’agit de sortir de la plainte et de la dénonciation. J B Oui : on n’est pas des victimes. On ne se plaint pas. B F Ça c’est vraiment très important. Il s’agit évidemment d’éviter des mots d’ordre contre-productifs, comme « hausse du pouvoir d’achat », parce que là nous nous posons pour ce que nous ne sommes pas, justement. Nous avons conquis le fait que le salaire ce ne soit pas du pouvoir d’achat, mais que ce soit la reconnaissance du fait que nous sommes producteurs, et les seuls producteurs. Donc, éviter ce genre de slogan contre-productif. Mais des mots d’ordre qui insistent sur le fait qu’on est tous producteurs de valeur : ça c’est important. Des mots d’ordre qui insistent surtout sur la maîtrise de la production : que nous n’avons pas besoin d’actionnaires. Que nous n’avons pas besoin de prêteurs. Que le crédit doit être supprimé, et remplacé par de la subvention de l’investissement, comme nous l’avons déjà fait pour la santé. On a créé des hôpitaux dans les années 1960 avec de la subvention de l’investissement par l’Assurance maladie, qui engrangeait une hausse du taux de cotisation. Donc, des mots d’ordre positifs, des mots d’ordre de présentation d’un possible, d’un déjà là, autour de : « salaire à vie pour tous », « droit au salaire à 18 ans », « droit à la propriété d’usage ». Insister sur le caractère tout à fait normal du fait d’être propriétaire d’usage de son outil ; qu’il est normal d’être titulaire de son salaire. Alors que les capitalistes nous culpabilisent, en nous disant « un salaire il faut le mériter », « pour un investissement, il faut prendre un crédit », « c’est normal de s’endetter pour travailler »… Qui dit que c’est normal de s’endetter ? Disent que c’est normal de s’endetter ceux qui piquent une partie de la valeur que nous produisons, la centralisent dans des marchés financiers, et qui ensuite nous prêtent ce qu’ils nous ont piqué. Alors évidemment ils ont tout intérêt à ce que, y compris à l’université, on enseigne comme une espèce d’évidence que pour investir il faut s’endetter… Abolissons la dette, comme le montre magnifiquement Amargi ! Je vous rends hommage pour Amargi – pour ceux qui ne connaissent pas Amargi, allez-y, demandez qu’il soit programmé… JB On ne le joue pas en ce moment… Donc, Amargi4, c’est le spectacle que j’ai écrit et mis en scène, à propos de la dette et de la monnaie, qui est copieusement nourri de la pensée de Bernard Friot, et qui s’efforce de mettre en scène des choses autour du salaire à vie. B F Et qui est aussi nourri de Graeber, de travaux extrêmement importants… J B Tout à fait ; David Graeber, Frédéric Lordon, André Orléan… BF Tous ces travaux autour de la dette comme un construit social. Nous travaillons pour rembourser une dette alors que c’est nous qui produisons la valeur ! Je refuse complètement ! Et donc mon outil de travail doit être ma propriété, sans que j’aie à rembourser quoi que ce soit. J B Et donc il faut discréditer le crédit. B F Discréditer le crédit, absolument. J B Et, par exemple, le programme de la France insoumise, avec son projet proposant un « bon service de crédit », une « bonne banque » c’est encore une fausse piste ? Ça ne peut pas être la bonne direction tant qu’on continue de légitimer le principe du crédit avec versement d’intérêt, c’est-à- dire le principe de la propriété lucrative… À travers ça, ce que vous visez, c’est la contestation radicale de la propriété lucrative ? B F Oui, bien sûr. Mais je ne voudrais pas tirer contre mon camp. Il se trouve que la France insoumise aujourd’hui, c’est l’expression de l’opposition à Macron, donc je ne vais pas commencer par la critiquer… De même que je ne critique pas mon parti, le Parti communiste, ou la CGT, ni toutes celles et ceux qui se battent. Mais en même temps, j’ai effectivement une forme de tristesse devant le fait que les organisations de la classe révolutionnaire sont beaucoup trop dans une logique d’une « bonne politique » de gauche, avec un « bon crédit », en méconnaissant les puissances du salariat comme classe révolutionnaire déjà-là, avec des réalisations communistes. Ce qu’ont fait nos anciens, c’est d’abord conquérir des droits économiques de la personne : c’est cela qui est décisif. Encore une fois, le capital est prêt à céder des droits au pouvoir d’achat de la personne, avec un impôt de solidarité : si ça lui permet d’avoir la paix, tout en mettant au travail pour pas cher, il est prêt. En revanche, il refuse absolument des droits économiques de la personne, qui disent : « La personne n’a pas à s’endetter pour travailler (comme travailleur indépendant) » ; « Elle n’a pas à travailler pour rembourser la dette que l’entreprise dans laquelle elle travaille a contractée pour financer son investissement ». Oui, le crédit à l’investissement doit disparaître. Et il a commencé à disparaître, déjà ! J B Dans certains champs économiques… B F Quand on construisait un lycée ou un collège par jour entre 1965 et 1975, quand on créait les CHU, on ne s’endettait pas sur les marchés des capitaux. On subventionnait par une hausse de l’impôt, qui était, là, un bon impôt, ou de la cotisation, qui était une bonne cotisation. Ce que nous avons fait, nous pouvons le refaire : le troisième chapitre de mon livre insiste sur ce que nous pouvons faire. Ce qu’il faut redire, c’est que l’idée selon laquelle il s’agirait d’abord de s’attaquer à l’argent, en faisant un « bon crédit » contre le « mauvais crédit » des banques, c’est une idée discutable. Il faut d’abord s’attaquer à la pratique capitaliste du travail, et en s’attaquant à elle on s’aperçoit que l’on peut travailler sans crédit ; que l’on peut socialiser une partie de la valeur dans une cotisation économique, qui va à de l’investissement subventionné, ou que l’on peut créer de la monnaie, par subvention, et non pas par crédit. Tout cela est possible… J B On l’a déjà fait. J’imagine – quand vous dites : « Subvention pour financer les investissements, et hausse du taux de cotisation, pour que les travailleurs aient de plus en plus la main sur la production » – qu’on vous répond : « Oui, bien sûr, c’est ça, et demain on rase gratis ! ». Ça peut sembler, toujours, une proposition un peu utopique. J’imagine très bien le patronat vous répondre : « Mais c’est impossible d’élever le taux de cotisation : soit je fais baisser mes salaires nets, soit j’ai besoin de plus d’argent, et je le trouve où, cet argent ? ». Que répondez-vous à ceux qui vous disent : « Ça ne tient pas, économiquement, votre truc : où trouvez- vous l’argent ? » Alors, où est-ce que vous le trouvez, Bernard, cet argent ? B F Dans le non-remboursement des dettes. Les entreprises sont criblées de dettes. On insiste beaucoup sur la dette publique, qui s’élève à 2000 milliards, mais les dettes des entreprises pour financer les investissements sont très supérieures. C’est quoi, la dette pour l’investissement ? C’est, premièrement, une bourgeoisie capitaliste qui a ponctionné une partie de la valeur créée par les travailleurs, qui l’a centralisée et qui va décider de l’investissement – en prêtant, et il faudra la rembourser ! On forge nos chaînes à chaque fois que l’on rembourse un crédit. Il y a une illégitimité totale de cette ponction qui ensuite génère un prêt qu’il faut rembourser. Ou bien c’est, deuxièmement, une banque qui va créer de la monnaie, mais là encore il faudra rembourser. Il faut poser tout cela comme totalement illégitime. Insister sur le fait que les entreprises n’ont pas à s’endetter pour se procurer leur matériel, leurs outils. Cela peut être parfaitement compris par un petit patron. Par des actionnaires de grosses boîtes, non, mais on ne va pas chercher à les convaincre. En revanche, il faut pouvoir s’adresser à tous les patrons de PME, qui sont certes idéologiquement du côté du capital… Mais cette solidarité idéologique se fracasse, quand même, sur leur expérience concrète. Bien souvent, il faut qu’ils se maltraitent eux-mêmes, eux et leurs salariés, ou des sous-traitants (et souvent, eux-mêmes sont des sous-traitants de grosses boîtes qui les maltraitent), pour rembourser un outil de travail, ou pour payer un loyer pour tous ceux qui ne sont pas propriétaires de leurs murs. Ils voient bien qu’ils triment eux-mêmes, non pas d’abord pour ce qui les passionne, c’est-à-dire inventer un nouveau produit, dynamiser une économie locale, animer une équipe, tout ce qui fait que des gens entreprennent, parce que c’est grevé par l’obligation de rembourser un endettement qui a été naturalisé comme légitime. J’ai enseigné trente ans l’économie, je connais les programmes, c’est une catastrophe ! On enseigne qu’il faut évidemment s’endetter pour investir, que les crédits font les dépôts, tout un tas de sornettes. Rendre illégitime la dette des entreprises, c’est une des grosses batailles syndicales à mener, une des grosses batailles politiques. Il faut dire : « Nous allons doubler les cotisations ; actuellement il y a à peu près 500 milliards de cotisations, nous allons passer à 1 000 milliards ». Les boîtes ne peuvent pas payer 500 milliards de cotisations de plus, c’est évident, oui ! Mais elles ne rembourseront pas 500 milliards de dettes. J B Et là, ça marche. B F Le doublement des cotisations serait ainsi une opération blanche. L’objection est que les prêteurs vont fuir. Mais qu’ils fuient ! Encore une fois, c’est nous qui produisons la valeur. Tant que nous sommes dans cette espèce de croyance selon laquelle le salut vient d’un prêteur, évidemment nous sommes foutus. C’est de la tristesse que j’exprime, vis-à-vis de la gauche de gauche… J B Et je la partage, cette tristesse. Je lisais justement dans Le Monde Diplomatique (de juillet 2017) un article de Danièle Linhart, qui est une chercheuse formidable, au CNRS, sur le travail, qui réfléchit sur les rapports de subordination au travail : elle rêve d’un « salariat sans subordination ». On la rejoint tout à fait, on pense même que dans le salariat, dans son principe, il n’y a pas de subordination… Mais Danièle Linhart clôt son article en écrivant : « Disons-le d’emblée, il n’existe pas à l’heure actuelle de modèle sur lequel se fonder pour avancer ». Même dans ce qu’on peut penser être l’endroit le plus réceptif aux analyses que vous portez ! De même qu’à France insoumise vous avez été auditionné, sans effet, dans le cadre des auditions programmatiques… Je n’en finis pas d’être perplexe devant cette sorte de cécité ou de surdité de vos partenaires naturels dans la gauche de gauche vis-à-vis de l’analyse que vous portez, qui me paraît pourtant assez limpide, une fois qu’on fait l’effort de rentrer dans votre pensée… Comment expliquez-vous cette étanchéité de la gauche de gauche ? Ce n’est peut-être pas un refus, peut-être… une forme d’incompréhension ? Que pensez-vous de cette relative surdité de vos interlocuteurs naturels ? BF Je crois qu’il y a une bonne part d’anticommunisme dans la tradition académique, de gauche, critique. Un anticommunisme qui gobe, voire qui construit le discours sur les staliniens qui auraient empêché la révolution possible en 1945 en France, partage de l’Europe par les accords de Yalta oblige, et donc qui auraient conclu le compromis institutionnalisé fondateur du fordisme. Avec de tels postulats, on ne peut évidemment qu’être aveugle sur ce qui s’est créé de révolutionnaire à l’époque. Il y a aussi, évidemment, l’échec des pays qui se posaient comme communistes, ça n’aide pas non plus. J B Bien sûr, c’est clair… B F Moi-même, je sors de l’autocensure pour désigner comme communiste l’institution du salaire à la qualification personnelle. Il y a certainement aussi le poids de tout le virage à droite du débat à gauche dans les années 1980, autour de la thématique du totalitarisme. Et puis il y a aussi ce dont je m’explique dans la conférence gesticulée que je fais à l’instigation de Franck Lepage à partir de mon expérience de chercheur : moi-même j’ai dû me défaire d’une position de classe assez spontanée dans la science sociale critique, qui consiste à se mettre au service de vaincus. Au service de « victimes », dans une forme de surplomb vis-à-vis de ces victimes dont on va se faire la voix – et vous avez des travaux absolument magnifiques, je rends hommage à mes collègues, bien sûr, mais toujours avec une connotation victimaire… J B Donc c’est émouvant, mais c’est contre-productif. BF Parce que dans ce discours, il n’y a pas de classe révolutionnaire ; il y a une espèce de postulat, dans la science sociale critique, d’absence de classe révolutionnaire. Il y a des révoltes, il y a des rapports de force favorables de temps en temps, mais il n’y a pas une classe qui est en train d’élaborer une nouvelle pratique du travail. Or, cette classe qui élabore une nouvelle pratique du travail, je la définis comme « salariat », à la fois parce qu’elle se construit autour des institutions du salaire (la qualification, le fait de sortir le salaire de l’emploi dans le régime général) et puis parce que la classe ouvrière a été le moteur de ces conquêtes. Il me semble aujourd’hui que ceux qui sont les porteurs possibles de ces conquêtes dépassent très largement la classe ouvrière ; que nous avons aujourd’hui non seulement les militants syndicalistes et politiques de la gauche de gauche, qui poursuivent le combat dans les pas de la classe ouvrière, mais qu’on a aussi deux autres terrains militants. Un que je connais un peu, parce que mon travail me l’a fait rencontrer : c’est le terrain de tous ceux qui sont pour l’alternative ici et maintenant, tous ces trentenaires éduqués qui ne veulent pas jouer le jeu du capital, qui sont pour un changement de la production – or, être révolutionnaire, c’est changer le travail, le travail concret bien sûr, mais aussi le travail abstrait. C’est-à-dire changer la valeur, décider qu’est-ce qu’on investit, pour quoi faire, comment on le fait, avec quel collectif de travail, quels droits pour ceux qui sont au travail. Évidemment, ces trentenaires-là sont aux avant-postes eux aussi de la lutte de classe, mais ils ne vont pas se reconnaître dans la classe ouvrière. Alors est-ce qu’ils vont se reconnaître dans le salariat ? Pas tellement plus, parce qu’ils sont très tentés par le travail indépendant, mais il faut montrer, comme je le fais longuement dans Vaincre Macron, que le travail indépendant peut être assumé par du salaire à vie. Et puis il y a l’autre terrain militant, que nous ignorons – peut-être pas vous, parce que vous êtes à Suger5 – mais que nous ignorons assez massivement, aussi bien à la gauche de gauche que chez les alternatifs, c’est le terrain de tous ceux qui se posent comme les « Indigènes de la République » ; qui sont d’ailleurs souvent vilipendés par les deux autres types de militance, sous couvert de laïcité – il y a des tas de façons aujourd’hui de les vilipender. Moi ce que j’attends c’est la capacité à articuler ces trois militances-là, pour constituer une classe révolutionnaire : le salariat. Cet échange est issu de l’émission Vaincre Macron, diffusée sur Hors- Série en septembre 2017 Batailles sur la retraite : un enjeu anthropologique J B Notre dernière conversation remonte à l’automne 2017. Nous voici maintenant à l’automne 2019 : on est en plein dans la réforme des retraites voulue par Macron, on est dans la phase dite de « concertation » avec les « partenaires sociaux », dont la CGT. La CGT, on l’a vu, a joué un rôle historique dans la conquête d’institutions communistes du travail. Qu’est- ce que vous pensez de ce qui se passe en ce moment en termes de « concertation » dans la réforme des retraites, et que pensez-vous du rôle que la CGT joue ? Est-elle à la hauteur des enjeux, et à la hauteur de son propre héritage communiste ? B F D’une part, la concertation c’est une antiphrase : il n’y a pas de concertation. On est dans la même situation qu’à propos de la loi Pénicaud, où il s’agit de faire semblant de négocier. Pour négocier il faut un texte, or il n’y a pas de texte. J B Il y a quand même le rapport Delevoye : c’est un texte de travail… B F Le rapport Delevoye qui est né lui-même, paraît-il, de « concertation » – où il n’y avait pas de texte – n’est pas présenté non plus comme le texte de la réforme. Donc on est en train d’amuser le terrain en faisant croire qu’il y a une concertation, mais il n’y a pas de concertation, ce n’est qu’un habillage. Et je ne vois pas l’intérêt pour une organisation syndicale de participer à cette affaire. Je parlais dans l’entretien précédent de tristesse vis-à-vis de ces organisations : je suis toujours dans le même sentiment. Comment se fait-il qu’une organisation comme la CGT, qui a pu être à l’initiative d’institutions aussi révolutionnaires que le régime général, se révèle, depuis quarante ans, incapable de les promouvoir ? Il ne s’agit pas seulement de les défendre, car les défendre c’est un début de défaite, bien sûr, mais de les promouvoir. Un signe de cette défaite, c’est l’incapacité où elle a été de saisir le projet d’unicité du régime pour dire : « Oui, bien sûr, unicité du régime ! Puisque c’est le projet de Croizat, puisque c’est le projet dont nous avons été porteurs, qui a été entravé par le patronat mais qui a montré sa fécondité ! » Eh bien non : la CGT parle de « la maison commune » abritant des régimes qui resteraient distincts, ce qui permet la propagande gouvernementale, évidente – « Est-ce que vous trouvez légitime que les chauffeurs de bus aient un régime spécial ? » JB Alors qu’il fallait jouer sur le terrain d’un régime unique, mais en le ramenant sur un projet de conquête… Parce que là, le régime « universel » préconisé par Macron, c’est un régime de nivellement par le bas, c’est « l’universel » au ras du plancher, et non pas le régime unique que pourraient vouloir la CGT et tous les travailleurs avec elle… B F Évidemment, quand on parle d’unification, on dit toujours « par le haut », et non pas par le bas. Mais de quel « bas » s’agit-il avec Delevoye ? L’argumentaire des syndicats, des Économistes atterrés, des partis d’opposition, etc., consiste à dénoncer le fait qu’on va baisser les pensions. Que le projet soit de baisser les pensions, bien sûr… J B C’est indiscutable. BF Mais ça, c’est le projet depuis quarante ans ! Dans le régime dit « par annuités » que nous connaissons aujourd’hui, qui calcule la pension en fonction d’un salaire de référence et des annuités de travail validées, il y a déjà eu une baisse des pensions tout à fait considérable. J B Par rapport à quand ? B F Par rapport à l’avant réforme, c’est-à-dire par rapport à avant 1987, lorsque Séguin indexe sur les prix, et non plus sur les salaires, non seulement les pensions du régime général, mais également les salaires « portés au compte », comme on dit, c’est-à-dire les salaires qui vont servir à calculer la pension. Les « meilleures années » du salaire peuvent remonter à vingt ans avant le départ en retraite : si on indexe le salaire qu’on a touché il y a vingt ans sur les prix, et non plus sur les salaires, le salaire qui sert de référence au calcul de la pension est plus faible que si on l’avait indexé sur les salaires, parce que les salaires progressent plus vite que les prix, sauf exception. Le fait, ensuite, d’être passé des dix au vingt-cinq meilleures années, ça a baissé évidemment le niveau moyen du salaire de référence. À cela s’ajoute le fait d’avoir augmenté les annuités à valider pour une retraite complète, en passant de 37,5 ans à 42 ans, ça a évidemment également réduit les pensions. Donc dire que la caractéristique de ce projet, c’est de réduire les pensions, non ! Ce projet, certes, continue à réduire les pensions, mais le projet Delevoye reprend à son compte les projections faites par le Conseil d’orientation des retraites, qui s’inscrit, lui, dans le maintien du régime actuel. Le COR a fait ses calculs à régime actuel maintenu, avec une part des pensions dans le PIB de 14 %, une part des cotisations à 28 % du salaire brut, un taux de remplacement de la pension à 50 % du brut en 2050, c’est tout ça qui est repris par le projet Delevoye. J B On est dans une logique de continuité, pas de rupture… B F C’est de la continuité totale en termes de baisse des pensions. JB Mais pas sur la question annuités versus points, c’est là qu’il y a une rupture ? B F Là, il y a effectivement un alignement par le bas, qu’il faut comprendre en mettant le « haut » du côté de la pension comme poursuite du salaire, et le « bas » du côté de la pension comme revenu différé des cotisations. Et si nous nous battons sur la généralisation du droit au salaire des retraités, nous allons placer l’affrontement sur un terrain qui va nous permettre de nous opposer enfin efficacement à la baisse du niveau des pensions. J B Oui, ça compte quand même ! BF Ce n’est pas que ça compte « quand même »… Si nous voulons enfin stopper la baisse des pensions organisée depuis quarante ans, il faut absolument que nous posions comme cœur de la retraite le maintien du salaire, contre le différé des cotisations. Ce n’est que si on avance cette proposition très simple : « Chacun doit avoir à vie le salaire net de ses six meilleurs mois » que l’on assure le niveau des pensions : toute autre situation va continuer à accompagner son recul. Or, dans l’argumentaire syndical – et la CGT n’est pas seule en cause : je pense à mon syndicat, la FSU, je pense à Solidaires – cet argument-là est absent ! L’idée que les retraités ont droit au salaire, et que la pension doit être la poursuite du meilleur salaire est un argument absent de la critique du rapport Delevoye, et absent de la proposition syndicale. J B C’est une telle absence que je me demandais s’il n’y aurait pas meilleur compte à créer un nouveau syndicat… L’analyse que vous portez, Bernard, et avec vous le Réseau Salariat, on la retrouve si peu dans les combats les plus décisifs, qu’on se dit que les syndicats, dans leur forme actuelle, ne sont plus capables de porter ce niveau d’analyse. Ne faudrait-il pas envisager la création d’un nouveau syndicat qui serait dédié à porter ces analyses, qui sont d’une vigueur très supérieure à celle qu’on entend dans les syndicats actuels ? Enfin, il y a deux stratégies : soit infiltrer les syndicats actuels, en étant très nombreux, soit créer un nouveau syndicat capable de faire entendre ce projet de poursuite de la révolution communiste dans les institutions. B F Personnellement, ma culture syndicale ou politique me porte à faire bouger l’existant plutôt qu’à créer une nouvelle organisation : l’émiettement à la gauche de gauche est invraisemblable, je n’ai jamais trouvé utile la création d’un nouveau Parti communiste ou d’un autre syndicat… Mais je ne peux pas trop m’aventurer sur ce terrain parce que je ne suis pas très doué sur les questions de stratégie et de tactique. Ce qu’on observe, et on l’a vu avec le mouvement des Gilets Jaunes, c’est que la conflictualité se construit beaucoup en dehors des syndicats aujourd’hui. Mais aussi dans les syndicats, si on prend l’exemple des luttes des travailleurs migrants dans l’hôtellerie ou la restauration : ce sont les syndicats, la CGT ou Solidaires, qui mènent la lutte. Je ne désespère pas de la possibilité de faire bouger le syndicalisme, et d’autant moins que toutes les sollicitations que j’ai de la part d’unions locales, de fédérations, d’unions départementales me montrent qu’il y a, minoritaire, certes, mais présente, une demande de proposition d’autres revendications et d’autres analyses. JB Donc cette demande existe à la base des syndicats, mais elle peine à remonter dans les structures hiérarchiques : on n’arrive pas à faire remonter cette analyse du côté des directions. BF C’est assez classique. Et d’autre part les syndicats sont aussi boostés par les mouvements sociaux, même s’ils ont peine à s’y articuler, on l’a vu s’agissant de l’incapacité de la CGT à se lier aux Gilets Jaunes. Ces mouvements alternatifs sont moteurs dans l’activité syndicale. Donc non, mon projet n’est pas de créer un nouveau syndicat ! J B Je ne parlais pas simplement de vous, mais de Réseau Salariat…
B F La question s’est posée : est-ce qu’on se transforme en parti
politique… On a considéré qu’il fallait rester une association d’éducation populaire. J B Alors, dans l’éducation populaire que vous proposez, j’imagine que vous allez militer pour la proposition que vous formulez dans la préface et la conclusion de l’ouvrage Le Travail, enjeu des retraites : s’agissant du combat sur les retraites, vous proposez de revendiquer la retraite à 50 ans… L’entrée en salaire à vie, attaché à la personne, à partir de 50 ans, et non pas 60 ans qui est un âge dont on a longtemps fait un pivot. Vous, vous passez carrément à la revendication de la retraite à 50 ans, comme salaire attaché à la personne : vous pouvez développer cette proposition qui serait vraiment une manière offensive d’entrer dans le combat pour les retraites ? B F Effectivement, La Dispute vient de republier L’Enjeu des retraites, sous un titre nouveau – Le Travail, enjeu des retraites – avec une introduction d’une cinquantaine de pages totalement nouvelle, et une conclusion elle aussi nouvelle. J’y fais une proposition de retraite à 50 ans. La retraite s’est construite comme droit au salaire, et non pas comme droit au repos avec jouissance du différé de ses cotisations. Quand je dis « et non pas comme droit au repos », c’est parce que dans « droit au salaire » (même si dans les représentations les choses bougent très lentement), le statut de travailleur est posé, et ça concerne les trois-quarts des pensions : sur 320 milliards de montant des pensions, 240 concernent des pensions calculées comme poursuite du salaire, sans tenir aucun compte des cotisations. Mais ce que quarante ans de réformes, et d’échec du mouvement pour les contrer, ont produit, hélas, c’est que, y compris chez les militants, il y a la conviction que les retraites sont la contrepartie des cotisations – ça, c’est une énorme défaite idéologique ! Tout le combat de Croizat, ça a été justement que les retraites ne soient pas la contrepartie des cotisations. Lorsqu’il crée le régime général en 1946, il s’inspire du régime des fonctionnaires, et dans la fonction publique d’État il n’y a pas de cotisation puisque la retenue pour pension civile qui figure sur les feuilles de paie est un pur jeu d’écriture, il n’y a pas de caisse des retraites, pas de flux de monnaie qui irait vers une caisse qui ensuite verserait des pensions. Et si la pension est la poursuite du salaire, c’est parce que, comme nous en avons débattu précédemment, le fonctionnaire est titulaire d’un grade, que ce grade définit sa qualification et donc son niveau de salaire, qu’il ne perd pas ce grade à la fin de son service, et donc il continue à être payé. C’est sur ce modèle de la poursuite du salaire, compte non tenu des cotisations, que Croizat crée la retraite dans le régime général, en opposition à la retraite telle que la pratiquaient les assurances sociales de 1930. Dans ces assurances sociales, c’étaient les cotisations, placées (jusqu’en 1941, on était en capitalisation), puis en répartition (à partir de 1941, Vichy adopte la répartition), qui décidaient du niveau des pensions. Avec Croizat ce n’est plus du tout ça : dans le régime général, ce qui décide du niveau des pensions, c’est le salaire de référence, et le taux de remplacement de ce salaire en fonction d’un nombre de trimestres validés ; et on ne valide pas un trimestre en faisant valoir des cotisations, on valide son trimestre en faisant valoir un niveau de salaire, déclaré ou non. Prenez le film Mammuth, où on voit le personnage joué par Depardieu, avec sa femme jouée par Yolande Moreau, enfourcher sa moto à la veille de prendre sa retraite pour reconstituer sa carrière (parce qu’il a eu une carrière assez merdique), et où il va d’employeur en employeur pour obtenir des preuves de ses périodes de travail, soit auprès d’eux, soit auprès d’autres salariés qui ont travaillé avec lui : ce film montre bien que ce ne sont pas les cotisations qui servent de base au calcul des prestations de retraite. La pension a été pensée comme un droit au salaire libéré de l’obligation de passer par le marché du travail pour l’obtenir, c’est ça le point central : la retraite telle qu’elle est construite en 1946 ne nous libère pas du travail, mais du marché du travail ! Je n’ai pas envie d’être libéré de ce qui m’empêche de vieillir socialement, la responsabilité de produire. Mais, en revanche, être libéré du chantage à l’emploi, être libéré de l’obligation de passer par le marché du travail pour être reconnu comme producteur et être titulaire de mon salaire, ça c’est une sacrée libération. Et l’enjeu de classe est tel que, dès 1947, le patronat saisit l’existence d’un plafond de cotisation au régime général pour créer pour les cadres un régime complémentaire, l’Agirc, sur la base capitaliste du « j’ai cotisé, j’ai droit », j’ai accumulé un avoir pendant ma vie active et j’en jouis maintenant que je suis vieux. Vieux puisque non productif. Hélas, en effet, la CGT, qui militait pour un régime unique, assurant donc 100 % des prestations, est battue : le plafond d’affiliation aux assurances sociales est supprimé, certes (donc les cadres entrent dans le régime général), mais il est transposé comme plafond de cotisation. Et si on ne cotise pas au-delà du plafond, on n’a pas de prestation non plus. Le régime général n’assurant pas le remplacement du salaire dans sa totalité, alors s’ouvre un espace contre la CGT, qui se battra encore pour le déplafonnement dans les années 1950 lorsque FO négociera avec le patronat l’Arrco, qui étend le régime complémentaire à tous les salariés du privé. Pour l’Arrco, un retraité n’est pas un travailleur, c’est un ancien travailleur qui a le droit de récupérer, à travers les cotisations des actifs actuels, les cotisations qu’il a mises au pot commun quand il était « actif »… J B Et donc ce n’est pas du salaire, c’est un revenu différé. BF Un revenu différé qui relève de la « solidarité intergénérationnelle ». Nous sommes là dans le discours capitaliste qui est hélas celui des opposants à la réforme ! JB Contre cette conception de la retraite, vous proposez donc une entrée dans la retraite, entendue comme salaire à vie indépendant du marché de l’emploi, à partir de 50 ans. Vous associez à cette revendication un certain nombre de préconisations : vous imaginez que les travailleurs ainsi libérés du marché de l’emploi dès 50 ans (cet âge pivot où à la fois on peut s’être lassé de son poste d’emploi, et où on est au maximum de sa maturité professionnelle et de son savoir-faire), pourraient mettre à profit cette émancipation de deux manières, selon qu’ils restent dans leur entreprise ou qu’ils la quittent. On peut caractériser plus précisément les effets de cette émancipation ? B F Merci encore une fois de cette lecture extrêmement aiguë et pertinente de l’ouvrage. De mon côté, à force de réfléchir sur le travail, je me suis rendu compte que je mettais l’emphase sur le travail abstrait, ce qui est fondamental, bien sûr, parce que c’est le travail abstrait qui détermine le travail concret : si est déclarée porteuse de valeur une activité qui transporte sur la route, les activités qui transportent sur le rail, ou sur l’eau, ne seront, de fait, pas développées. Toujours, ce qui est posé comme producteur de valeur va être encouragé par rapport à ce qui n’est pas posé comme producteur de valeur. Donc, c’est à juste titre que j’ai centré ma réflexion sur la lutte de classes sur le conflit sur la valeur, donc sur le travail abstrait. Mais ça m’a conduit à sous-estimer l’enjeu du travail concret, ce dont j’ai mis du temps à me rendre compte. Ce qui m’a fait bouger, c’est le refus de toute une jeunesse, souvent diplômée, d’adhérer à nos organisations syndicales ou politiques parce qu’elles ne suscitent pas l’auto-organisation des travailleurs en matière de travail concret : ces organisations acceptent le travail concret tel qu’il est organisé par les directions d’entreprise. Tout à fait significatif de cela est l’emphase mise dans l’activité syndicale depuis vingt ans sur la souffrance au travail, et la lutte contre la souffrance au travail. De fait, et ça a été évidemment accentué par le côté extrêmement agressif et subtil du management capitaliste, la maîtrise du travail concret par les travailleurs est devenue à peu près nulle. Danièle Linhart a bien montré, par exemple, que, en particulier chez les travailleurs dont le travail abstrait est le mieux reconnu – ceux qui ont un emploi durable, un salaire à la qualification respecté, et qui sont dans une forme de sécurité de ce point de vue-là – il y a toute une insécurité du quotidien qui est produite par un changement permanent des logiciels, des procédures, des places (par exemple on ne mettra que sept places dans un bureau où il y a huit personnes), etc. Il y a toute une technologie d’insécurisation qui fait que les travailleurs sont de perpétuels débutants, voire (car j’ai rencontré des responsables syndicaux dans des grosses boîtes comme France Télécom et autres qui m’en ont parlé) sont privés de travail concret : ils ne gèrent que des sous-traitants, ils passent leur temps dans de la parlotte et de la gestion, et ils souffrent qu’eux-mêmes et leur organisation perdent toute compétence en matière de travail concret. Donc il y a un enjeu de travail concret qu’on ne résoudra pas en menant le combat sur la « souffrance au travail ». Il n’y a aucune raison pour qu’on souffre au travail : le travail est une source de contrainte, certes, mais la contrainte ça fait partie de l’humanisation, et c’est d’abord une source de bonheur ; et la souffrance au travail ne doit pas être combattue par toutes les procédures qui se mettent en place, elle doit être supprimée par le fait que les travailleurs deviennent maîtres de leur travail concret, et soient fiers de ce qu’ils font… Qu’ils ne soient pas là à répondre « je fais mon travail » quand on leur demande de justifier la merde qu’ils sont en train de faire. JB Et c’est ce qui se produirait pour ce travailleur émancipé, celui qui, dans votre proposition, dispose de sa retraite comme salaire à vie rattaché à sa personne : il serait, lui, souverain sur le travail concret ? Dans l’hypothèse où, passé 50 ans, il reste dans l’entreprise où il a fait l’essentiel de sa carrière, le fait de n’être plus dépendant de son employeur pour sa rémunération lui permet d’exercer cette souveraineté sur le travail concret ? Vous postulez qu’il serait, éventuellement, instigateur d’une transformation des pratiques de travail dans l’entreprise… B F Oui. Mais le fait d’être titulaire de son salaire n’est pas suffisant. On le voit bien dans la fonction publique… J B Tout à fait ! B F Nous le savons bien : il peut y avoir, bien qu’il y ait propriété du salaire, une obéissance aux injonctions, une acceptation d’un travail concret avec lequel on est en désaccord. On ne peut pas laisser le refus du travail avec lequel on est en désaccord aux initiatives individuelles. Il faut qu’il y ait un déplacement de l’action syndicale vers l’auto-organisation des travailleurs, et qu’ils envoient collectivement aux pelotes les directions en s’appuyant sur ces quinquagénaires devenus titulaires de leur salaire, mais aussi protégés contre le licenciement, comme les délégués syndicaux. Parce qu’être titulaire de son salaire ne veut pas dire qu’on ne va pas être licencié : on sera licencié, mais avec son salaire. J B Ça change quand même beaucoup ! BF Ça change beaucoup, mais ça fait que la personne sera quand même éliminée d’un lieu où elle aurait entrepris de s’opposer aux directions. Aujourd’hui, les syndicats consacrent trop d’énergie militante à des « concertations » avec la direction qui n’aboutissent à rien, à l’organisation de la lutte contre la souffrance au travail qui s’en trouve naturalisée comme un phénomène inévitable, à la protestation. Il faut qu’ils deviennent l’instance d’organisation du travail concret par les travailleurs eux-mêmes contre les directions : seule une activité collective, faite avec des institutions qui sont protégées par la loi permettra cette mutation indispensable. C’est pourquoi il faudra que ces plus-de-cinquante-ans libérés du marché du travail, titulaires de leur salaire, deviennent des salariés protégés : in-licenciables comme le sont les délégués syndicaux aujourd’hui, de manière à ce que, bien qu’en conflit avec leur direction, ils ne soient pas vulnérables de ce point de vue-là. À ces conditions-là, effectivement, nous avons des travailleurs qui ont l’expérience, qui sont en pleine maturité professionnelle, et qui vont avoir un mandat, concrètement. On peut proposer des exemples pour ces nouveaux retraités : ils seraient chargés, dans une grosse boîte, à l’échelle nationale, et venant de diverses entreprises du groupe, d’élaborer des logiciels, non pour ficeler les initiatives, mais au contraire pour accompagner l’initiative des personnes. Ou bien ils seraient chargés, dans une Chambre d’agriculture, de faire le tour des agriculteurs, non pour être les porte-paroles de Bayer et les inciter au phytosanitaire, mais au contraire pour organiser la résistance des personnels de la Chambre et des agriculteurs aux injonctions de l’agrobusiness. Une prof nouvellement en retraite pourrait entrer dans un collectif chargé d’élaborer, à l’initiative des enseignants eux-mêmes, les programmes dans sa discipline. J B Ça, ce sont les hypothèses où le travailleur émancipé reste dans l’entreprise où il a fait l’essentiel de sa carrière ; mais vous suggérez aussi une autre piste, qui serait que ces cinquantenaires, ces travailleurs émancipés, aillent grossir les rangs des travailleurs dans ce que vous appelez les entreprises alternatives, tous les collectifs de travail où on s’efforce de produire sans le capital, sans le productivisme et l’extractivisme qu’il implique… BF Bien sûr. À 50 ans, on est dans deux situations différentes : soit on est dans une entreprise où, malgré les blocages que l’on y subit, on est content de son travail, ou en tout cas de ce qu’on espère pouvoir en faire, soit on est dans la situation où on a envie de partir… mais on est resté jusqu’ici parce que le salaire était lié à l’emploi. On s’est heurté en permanence à des obstacles, on est en grande souffrance parce qu’on ne peut pas faire ce qu’on voudrait faire, ou bien on est obligé de faire des trucs avec lesquels on est en total désaccord… Là, il va être possible de quitter l’entreprise puisqu’on part avec son salaire. Et bien sûr, dans ce cas aussi il faut un accompagnement, une activité collective – il ne faut pas laisser tout ça à la morale individuelle. Il faut aussi que la morale individuelle soit engagée, mais on ne fait pas société en faisant de la morale. Là, ça suppose un service public de la qualification, et non plus de l’emploi – on voit bien ce que ça change pour le travail de tous les personnels du service public de l’emploi, qui savent qu’ils font aujourd’hui un boulot impossible : améliorer l’employabilité de quelqu’un, c’est accompagner Sisyphe poussant son rocher ! Ça ne sert à rien, et c’est terrible de faire un boulot dont on sait qu’il ne sert à rien ! Il s’agira là, au contraire, d’être au service non plus de l’emploi, mais de la qualification des personnes, parce qu’il faut accompagner les personnes dans leur qualification, les soutenir dans leur ambition à améliorer leur qualification. Un service public de la qualification va orienter ces personnes vers toutes ces entreprises alternatives dont les rangs certes grossissent aujourd’hui, par rapport à il y a trente ans, mais qui restent encore très marginales. Ce sont tous ces jeunes diplômés auxquels je faisais allusion tout à l’heure, qu’on ne trouve pas dans nos organisations parce que, précisément, ils n’y trouvent pas ce qu’ils attendent, c’est-à-dire les conditions rendant possible de ne pas produire de merde pour le capital. Les retraités, que ces entreprises alternatives n’auront pas à payer, puisqu’ils seront payés par la caisse des retraites, vont pouvoir apporter toutes leurs capacités, augmenter la valeur ajoutée de ces entreprises, et les sortir de la marginalité. Tel publicitaire qui n’en pouvait plus d’organiser la tromperie ou l’addiction du consommateur ira faire la com d’une coopérative de producteurs de lait décidés à se soustraire de Lactalys. Ces entreprises, du coup, vont cotiser, bien sûr, puisqu’il y aura une valeur ajoutée supplémentaire, et que je préconise que la cotisation soit assise sur la valeur ajoutée et non pas sur la masse salariale. Cet apport de valeur ajoutée par les retraités, c’est quand même autre chose que cette espèce d’objectif qu’on donne aux retraités aujourd’hui de faire du bénévolat, du soutien scolaire, et d’être marginalisés dans ce bénévolat. C’est enthousiasmant, comme responsabilité ! JB Et ça contraste avec les affects dominants qui structurent de plus en plus notre imaginaire, l’idée qu’on est en France, et plus généralement en Europe, une population qui vieillit, et la manière dont le gouvernement présente la situation sur le mode de l’alarme : « on ne va pas pouvoir financer les retraites ». Non seulement il y a de plus en plus de vieux, mais le discours qu’on tient sur les vieux c’est un discours qui en fait, non pas des parasites sociaux, mais des braves gens inutiles, ou bien utiles mais évidemment improductifs, et surtout pressés de se reposer. Connaissant bien votre travail, je me doute que cette représentation-là… B F Elle m’excède ! J’ai dix ans de retraite à mon actif, et je suis vent debout contre cette représentation de la retraite comme un temps de libération du travail où enfin on fait ce qu’on veut, et où on est loué pour son utilité sociale tout en étant nié comme productif. Les femmes connaissent bien cela, et de même qu’on fait une chanson pour la fête des mères, on va, pour les retraités aussi, organiser des petites gâteries. Ce qui m’insupporte, c’est l’injonction à l’activité : pour conserver leur capital cognitif, pour rester en bonne santé, il faut que les retraités multiplient les activités bénévoles, les activités qui assurent le lien social, etc. Cette injonction à l’activité, pour moi, est obscène : il y a toute une industrie de l’activation des retraités qui s’est construite autour de la multiplication d’erzats à la place de l’essentiel refusé : le travail dans sa dimension productive. Les chômeurs font eux aussi l’expérience amère de cette activation : il faut beaucoup de cynisme, et d’ingénuité, pour inviter quelqu’un à qui on refuse le statut de producteur à multiplier les activités prouvant qu’il peut le devenir. L’irresponsabilité économique des retraités entraîne nécessairement leur vieillissement social, et il faut être con, ou salaud, pour les inciter à lutter contre ce vieillissement à coups de bénévolat et de randonnées à vélo. Qu’est-ce que ça veut dire de faire du soutien scolaire quand on n’a plus aucune responsabilité sur ce que devient l’école ? Qu’est-ce que ça veut dire de faire un jardin de simples lorsqu’on a perdu toute capacité de modifier l’agrobusiness ? Il y en a vraiment marre ! L’enjeu anthropologique du travail, ce n’est pas simplement que je suis utile par mon travail concret, c’est aussi le fait que je suis contributeur dans la production de valeur. C’est les deux ! Le féminisme s’est construit autour de : « Nous en avons assez d’être utiles sans être reconnues comme productrices ». Être reconnu comme producteur, je le redis sans être sûr d’être entendu par les collègues et camarades sourds et aveugles qui polémiquent avec moi sur ma prétendue confusion entre travail concret et travail abstrait, ou qui insinuent que je prône l’injonction au travail, c’est avoir un statut qui fait que, parce que je suis reconnu comme producteur en tant que personne, je peux tenir à l’écart de la valeur des tas d’activités. Si je peux les mener dans la gratuité absolue, c’est parce que j’ai la confirmation que, en tant que personne, je suis en capacité de produire, avec un droit lié à cela – le droit au salaire, le droit à la propriété de l’outil – et un devoir de contribuer à la production. C’est quand je suis dans l’incertitude sur ce que je suis du point de vue de la valeur que je multiplie la marchandisation de mon activité et de mes biens : je loue mon appartement quelques semaines par an sur Airbnb, je loue l’usage de ma bagnole sur Blablacar, je loue dans l’économie dite « circulaire » l’usage de mes objets quotidiens au lieu de les prêter – bref la monnaie envahit tout mon quotidien. J’insiste aussi sur le fait que notre reconnaissance comme producteur ne veut dire ni que toutes nos activités deviennent productives, ni que nous sommes enjoints à l’activité, et que ceux qui le prétendent sont à la fois dévots du fétichisme de la rémunération capitaliste, photographie prétendue de la valeur d’usage, et aveugles sur cette conquête fondamentale qu’est l’abstraction du salaire à la qualification relativement aux tâches menées ! Je voudrais aussi souligner, car je le fais longuement dans Le Travail, enjeu des retraites, que l’épreuve d’activités-erzats du travail qui est infligée aux retraités, dont je viens de montrer la proximité mortifère avec l’activation des chômeurs, est tout à fait symétrique de ce que subissent les jeunes, « en insertion » comme on dit. J B Tout à fait : c’est ce que vous appelez l’âgisme, cette logique de discrimination par l’âge des vieux ou des jeunes qu’on présente comme non encore producteurs ou plus producteurs. BF Dans les années 1970, on a eu un double phénomène : premièrement s’invente la catégorie des « jeunes » sur le marché du travail (auparavant, cette caractéristique biographique n’avait pas d’effet sur le marché du travail) ; c’est l’invention d’une période d’insertion qui aujourd’hui, dans les faits, va de 18 à souvent 35 ans voire davantage, période pendant laquelle on est nié comme producteur ayant droit au salaire, où on multiplie les stages, on est invité à multiplier les activités… Au début des années 1970, quand j’ai commencé ma carrière, les Curriculum Vitae des étudiants faisaient deux lignes ; aujourd’hui c’est six pages ! Il faut qu’ils montrent combien ils s’activent pour améliorer leur employabilité, pour permettre leur « insertion ». Tout cela est obscène. Et symétriquement, on a la même chose avec les vieux, et ça arrive à une époque, le début des années 1970, où les féministes ont – définitivement, je l’espère – rendu impossible d’invoquer légitimement le genre comme source de discrimination face au travail. Que le genre soit source de discrimination au travail, c’est évident, mais son invocation légitime n’est plus possible… J B Et du coup, c’est remplacé par la discrimination par l’âge… On évince les vieux et les jeunes. BF C’est pour cela qu’il faut se battre comme des chiens sur le caractère anthropologique du travail dans sa double dimension concrète et abstraite. Pour moi c’est aussi dégueulasse d’invoquer l’âge que d’invoquer le genre pour discriminer le rapport au travail. J’ajoute que l’âgisme élimine du travail d’abord les femmes, sauf qu’elles le sont désormais comme « jeunes » ou comme « seniors », ce qui invisibilise la discrimination de genre, laquelle doit évidemment continuer à être combattue comme telle. JB Je reviens à votre proposition de retraite à 50 ans. Il faut préciser un point s’agissant de l’augmentation de la cotisation… Les entreprises alternatives qui accueilleraient ces nouveaux retraités auraient à cotiser davantage pour que le salaire de ces travailleurs émancipés puisse être versé par la caisse de retraite ; or, le modèle pour que ce soit une opération « blanche » pour les entreprises, c’est de compenser l’augmentation de la cotisation par l’annulation d’une partie de leur dette, ou d’annuler le versement d’une partie des dividendes… Mais précisément, dans les entreprises alternatives, il n’y a pas de dividende à verser (il n’y a pas d’actionnaires), et s’agissant d’une entreprise comme Hors-Série, qui nous servait d’exemple dans le premier entretien, il n’y a même pas de dette. Du coup, je me demandais comment on ferait s’il fallait augmenter la cotisation… On part du principe que la valeur ajoutée apportée par ces travailleurs en plus suffit à couvrir l’effort économique nécessaire pour ce surcroît de cotisation ? B F Il s’agit d’une cotisation interprofessionnelle, bien sûr. Ce que m’apprend le régime général, c’est qu’on ne crée pas de richesse en socialisant des entreprises pauvres. Ce n’est pas en mutualisant la valeur ajoutée des entreprises d’un secteur difficile, ou assises sur un faible marché, que l’on peut générer les recettes suffisantes. C’est parce que le régime général nous a sortis de logiques de branche ou d’entreprise, pour instituer un régime délibérément interprofessionnel, qu’il a été performant. Et donc bien sûr, ce ne sont pas seulement les entreprises du type de Hors- Série qui vont socialiser une partie de leur valeur ajoutée : sa valeur ajoutée socialisée va aller à une caisse qui recueillera aussi la valeur ajoutée de branches en expansion… JB Oui, mais quand bien même. Pour ces petites entreprises, ce serait un surcroît de dépense : si la cotisation est plus élevée, cela grève nos ressources. B F Mais il s’agit d’affecter une partie de la valeur ajoutée supplémentaire. Donc le surcroît de dépense est à la mesure d’un surcroît de recettes. JB Oui, bien sûr, c’est ça. Je voudrais continuer sur l’attention que vous portez, tout particulièrement aujourd’hui, sur le travail concret et sa maîtrise. Il y a une polémique qui vous oppose à ceux qui devraient pourtant être des camarades, qui écrivent dans Contretemps (qui se présente comme une revue de « critique communiste ») : Contretemps a publié une série d’articles, que vous qualifiez de « dossier à charge » contre vos analyses relatives au salaire à vie. Jean-Marie Harribey, par exemple, y a écrit un texte extrêmement sévère avec votre travail, et il vous interpelle en vous posant cette question : « Mais qu’est-ce qu’ils font, ces retraités, dont tu nous dis qu’ils travaillent ? ». Et vous répondez, dans l’introduction du livre que nous discutons aujourd’hui, vous répondez en substance : « Mais on s’en fout ! Ce n’est pas la question ». Vous montrez que cette question est une question aliénée ; on n’a pas à se poser la question de « qu’est-ce qu’ils font ». Mais quand vous faites ce type de réponse, on a l’impression que vous réclamez une sorte d’indifférence au travail concret, comme si vous disiez « Peu importe ce qu’on fabrique, ce qui compte c’est d’être reconnu comme producteur de valeur ». Or nous avons vu au cours de nos différentes discussions que ça ne correspond pas du tout à votre manière de penser ; vous affirmez qu’au contraire, c’est très important, ce qu’on fabrique, et que l’un des enjeux de la maîtrise du travail, c’est justement d’arrêter de fabriquer n’importe quoi. Alors comment articuler cette sorte de paradoxe qui postule à la fois qu’il faut une relative indifférence à la question du travail concret pour assumer que nous sommes tous producteurs de valeur, et qui alerte sur le fait que cette indifférence à l’égard du travail concret peut être extrêmement toxique, quand elle revient à ne plus du tout faire attention à ce qu’on fabrique, comme quand on conditionne du Médiator, qu’on fait de la merde, et que c’est inacceptable. BF De mon côté, j’ai bougé sur cette question de l’indifférence au travail concret. Je me suis avisé récemment, et je n’y avais pas du tout été sensible dans mes précédentes lectures, que Marx et Engels signalent dans L’Idéologie allemande que la bourgeoisie capitaliste, on le sait, est indifférente à l’utilité sociale de ce qui est produit, puisque le but de la production c’est d’amasser du capital et non pas l’utilité sociale, mais que par ricochet, les travailleurs organisés aussi sont indifférents… JBÀ ce qui est produit ? BF Oui. Parce que les syndicats ont l’œil rivé sur le travail abstrait, c’est- à-dire sur la conquête de droits en matière de salaire à la qualification personnelle, de reconnaissance de la production de valeur. Maintenant j’y suis très sensible, au point de sursauter quand je constate cette indifférence : dans un colloque à Toulon, en mai dernier, un vieux militant de l’arsenal, un ouvrier éminemment respectable, militant CGT, a dit : « Moi qui ai travaillé à l’arsenal toute ma vie, j’ai distribué des tracts disant que la Défense nationale doit se cantonner à la production d’armes pour la défense nationale, point. Évidemment, je produisais des Exocet, etc. ». C’est cet « évidemment »-là, qui est dramatique : on se bat pour conquérir des droits en matière de travail abstrait, on dénonce le travail concret que l’on fait, mais « évidemment » on le fait quand même. JB« Évidemment ». BF C’est justement ce que tous ces jeunes qui promeuvent des entreprises alternatives ne supportent plus. Attribuer un salaire comme droit de la personne, c’est inséparable d’un autre droit, qui est celui de la propriété d’usage de l’outil de travail, et ces deux droits supportent évidemment une responsabilité. La responsabilité, c’est de faire du travail concret qui ait sens. Sinon, je ne vois pas l’intérêt de conquérir ces droits, si c’est pour continuer à nous enfoncer dans le mur écologique, anthropologique, territorial dans lequel est en train de nous enfoncer le capitalisme. Évidemment ! Le salaire à la qualification personnelle, le droit de propriété d’usage de l’entreprise, sont au service d’une production qui ait sens. Et c’est très contradictoire, pour une organisation syndicale, de conquérir des droits en matière de travail abstrait dans l’indifférence au travail concret. Non pas l’indifférence individuelle : il n’y aurait pas souffrance au travail s’il y avait indifférence individuelle. Les individus ne sont pas indifférents à l’utilité sociale de ce qu’ils font. Mais l’organisation syndicale en tant que telle est relativement indifférente, puisqu’elle n’organise pas les travailleurs pour qu’ils ne produisent que ce qui correspond à leur déontologie, et qu’elle négocie la lutte contre la souffrance au travail avec les directions patronales. Il est indispensable de sortir de cette contradiction. Lorsque je réponds à Harribey que ce que font les retraités n’est pas fondateur de leur statut de producteur, je n’exprime pas du tout une indifférence au travail concret : j’affirme que le statut de producteur n’a pas été construit (en tant que statut communiste du producteur), comme photographie du travail concret que fait la personne. C’est dans le capitalisme que la rémunération correspond à la rémunération des besoins dont on est porteur pour faire telle tâche : le fait que les travailleurs soient payés pour la tâche qu’ils font, c’est au cœur de la rémunération capitaliste. Contre cela, justement, contre ce salaire « prix de la force de travail », la CGT a construit le salaire à la qualification par abstraction à l’endroit de la tâche : « Indice 575 », ça ne dit pas du tout ce que je fais. L’abstraction de la qualification vis-à-vis du travail concret, ça fait partie de la conquête d’un statut du travailleur débarrassé de la subordination à un employeur. En ce sens, poser la question de ce que fait quelqu’un pour savoir si c’est un travailleur ou non, c’est poser une question capitaliste. Faut-il que je répète que conquérir un statut communiste du producteur dans lequel la personne est titulaire d’une qualification quel que soit son rapport au travail concret, ça ne transforme pas tout son travail concret en production de valeur ? Que le fait que je sois, en tant que personne, reconnu comme producteur, et titulaire d’un salaire, ça ne veut pas dire que tous mes actes sont producteurs ? Harribey croit pouvoir disqualifier le salaire à vie en disant que c’est comme le revenu de base, ça veut dire que quand on joue aux cartes on travaille, ça veut dire qu’on confond travail abstrait et travail concret, valeur d’usage et valeur économique, etc. À vrai dire j’en ai assez qu’il répète ça en permanence, dans une sorte d’autisme – j’ai beau répondre à ses arguments, il continue ! Et l’article dans Contretemps, c’est peanuts à côté de ce qu’il vient de sortir dans Les Possibles, la revue d’Attac : là il m’éreinte sur 17 pages, qui montrent combien la problématique du droit politique au salaire lui est totalement étrangère ! J B Mais c’est très mystérieux, ça, parce que son article critique sort dans la revue Contretemps qui se présente comme la revue de critique « communiste », il y a un papier très sévère d’Économistes atterrés (dont Harribey, Khalfa, Husson) qui sort dans L’Humanité, le journal du Parti communiste… Ce sont des supports communistes qui publient les critiques les plus hostiles vis-à-vis de votre travail ! Donc, l’hypothèse que vous formuliez au cours d’une discussion précédente pour expliquer la surdité et la cécité de ces territoires de la gauche de gauche où votre analyse devrait porter, l’hypothèse de l’anticommunisme ne tient pas. Là, on est dans des espaces de formulation de l’analyse communiste : il y a un problème, chez Harribey, chez Khalfa, qui les rend si profondément réfractaires, et ce n’est pas de l’anticommunisme. B F Vous avez raison : il est clair que l’hypothèse de l’anticommunisme n’est pas suffisante. J’y ai fait allusion dans un entretien précédent, il faut y voir d’abord une position de classe, chez les chercheurs en sciences sociales critiques. Je m’en explique longuement dans la première conférence gesticulée que j’ai faite6 sur mon expérience de chercheur. J’ai longtemps été moi-même un chercheur critique du capitalisme, comme le sont tous ces collègues – c’est de la science sociale critique qu’ils font, ce sont des hétérodoxes, ce ne sont pas des laudateurs du capitalisme, loin de là, ils sont anticapitalistes… Mais critiques d’un capitalisme analysé comme une sorte de système dans lequel il n’y a qu’une seule classe pour soi… J B La bourgeoisie… B F La bourgeoisie. En face il peut y avoir des rapports de force provisoirement favorables aux travailleurs, mais c’est provisoire, et les droits sont grignotés assez vite ; il peut y avoir de la dissidence, il peut y avoir de la révolte, mais il n’y a pas de classe révolutionnaire pour soi. En face, il y a des « victimes ». L’idée même que des travailleurs aient pu créer des institutions alternatives à celles du capital leur est complètement étrangère ! Quand on est solidaires de victimes, on lit les documents – qui, et c’est tout le problème, ne répondent qu’aux questions qu’on leur pose – comme racontant cette histoire. Moi, je suis passé de la position « solidaire de victimes » à la position de quelqu’un qui est à l’école de vainqueurs. JB Et c’est la classe ouvrière que vous postulez en « vainqueurs » dans votre postulat, et non plus en « victimes ». B F En vainqueurs avec des moments de défaite, et les organisations qui ont porté les victoires sont sur la défensive depuis quarante ans… Mais aujourd’hui, à côté des organisations en grande difficulté, alors qu’elles ont construit 1946, il y a des tas d’initiatives alternatives qui sont très positives d’un point de vue de classe. Un jeune qui dit : « Je ne produirai pas de merde pour le capital et j’entends être maître de mon travail », pour moi, il est communiste. J B Il est dans ce que vous appelez l’ethos communiste. B F Exactement. Et des ethos communistes, il y en a à la pelle aujourd’hui… J B Mais qui ne se déclarent pas tels… Là on retrouve le problème du blocage, ou du tabou sur le mot « communisme »… B F Absolument.
J B Mot « communiste » que même le parlement européen a l’air de
vouloir nous interdire – on va vraiment être privé de tous nos outils ! S’agissant de cette difficulté chez ces économistes ou ces sociologues hétérodoxes à reconnaître la classe ouvrière comme une classe révolutionnaire, ou comme une classe pour soi, je vous avouerais que moi- même, sans avoir leur niveau de qualification et de recherche, j’ai eu aussi du mal à me représenter ça. Je me souviens de vous avoir posé cette question dans notre premier entretien : est-ce qu’ils avaient conscience de ce qu’ils faisaient, les militants CGT, quand ils faisaient ça ? Quand on vous oppose que Ambroise Croizat lui-même n’a pas dit son geste comme un geste révolutionnaire, et que donc ce n’est pas un geste révolutionnaire, vous répondez : ce n’est pas important, ce qu’on dit ; ce qui compte c’est ce qu’on fait. Mais la question de l’intention consciente de subvertir le capitalisme, elle se pose tout de même, et elle est embarrassante. Est-ce qu’on peut appeler « communistes » des institutions qui ne se proposaient pas intentionnellement, consciemment, délibérément de produire ce « mouvement réel qui abolit l’état actuel »7 ? Le problème, ici, c’est celui de l’impensé ! L’impensé est au cœur de tout ce que vous travaillez : les acteurs eux-mêmes, parfois, étaient dans une forme d’impensé de la portée subversive de leur geste, et vous considérez que ce n’est pas grave, que ce qui compte, c’est qu’ils l’aient fait. Sauf que vous savez bien que l’impensé est extrêmement problématique, puisque si on ne le pense pas, on ne le poursuit pas : ce qui se passe aujourd’hui, c’est qu’on perd, parce qu’on est dans l’impensé. Donc, l’impensé, ce n’est pas grave au début, mais ça devient grave sur la durée, parce qu’on ne peut pas persister ? Vous voyez ce que je veux dire ? B F Ce n’est pas quelqu’un qui vit depuis quarante-cinq ans avec une psychanalyste qui vous contredira ! (Rires). Nos actes nous précèdent, nous posons des actes qui sont totalement novateurs avec des pensées anciennes. Là où c’est problématique, en effet, c’est lorsque cet impensé dure. Et c’est là qu’il y a une double responsabilité : celle des organisations qui ont été les porteuses de cette innovation (même si « impensée »), et celle des intellectuels qui sont censés analyser ces innovations. Leur responsabilité est de travailler à une modification des représentations, qui soient en cohérence avec le neuf. Or cette responsabilité n’est pas assumée : les intellectuels hétérodoxes, du fait d’une position de classe en surplomb de la classe ouvrière, et les organisations comme la CGT ou le PCF, du fait d’un abandon de l’ambition de conquérir la maîtrise de la valeur et d’un repli sur son partage. C’est pourquoi elles sont effectivement dans la défaite, et qu’elles ne sont plus, du coup, en situation de responsabilité économique (ce qui était le cas des fondateurs du régime général : ils géraient le tiers de la masse salariale !). Ces organisations elles-mêmes sont devenues des défenseuses de victimes : finalement, elles jouent un rôle tribunicien. Or, et c’est ici que les choses se nouent, cette fonction tribunicienne est tout à fait cohérente avec le récit que font mes collègues, récit d’un réel qui serait une domination capitaliste génératrice de victimes… Il y a là une sorte d’alliance de la corde et du pendu, entre les Économistes atterrés, le Conseil scientifique d’Attac et les responsables de la CGT, de Solidaires, du Parti communiste, de la France insoumise, du NPA, etc. Et c’est pour ça que c’est tellement difficile de rompre la cécité qui vous trouble comme elle me trouble. JB Et c’est pour ça aussi que vous trouvez des appuis plus sûrement du côté de ceux qui posent des actes, qui développent l’ethos communiste, qui inventent des entreprises alternatives – c’est là que vous voyez à l’œuvre la poursuite de la subversion communiste. Vos appuis, à la fois empiriques et intellectuels, ils sont dans les univers de ceux qui affirment leur possibilité de travailler autrement, et qui travaillent en effet autrement, en étant souverains sur la valeur qu’ils produisent : c’est là que sont les vérifications de ce que vous décrivez, plutôt que dans l’univers de la science hétérodoxe qui a complètement validé le récit capitaliste… BF Pas seulement validé, mais construit : qu’on pense à la théorie de la régulation et à son « compromis institutionnalisé » de 1945. Cela dit, il faut rester conscient de la fragilité des alternatives que vous évoquez. Toutes ces initiatives alternatives qui prolifèrent, et qui effectivement se reconnaissent beaucoup plus spontanément que les directions syndicales dans mon travail, elles sont très vulnérables : du fait même de leur méfiance vis-à-vis de la tradition cegéto-communiste, elles risquent de se couper de ce trésor alternatif macrosocial qui a été construit par elle. Ce que j’essaie de porter, comme témoin admiratif de ce que la CGT et le Parti communiste ont été capables de faire en termes d’institutions macro-économiques sans lesquelles il n’y a pas de changement – statut de la fonction publique, nationalisation d’EDF-GDF, régime général, construction du salaire à la qualification, ce n’est pas rien ! – ce que j’essaie, c’est de faire le pont entre ces deux pratiques militantes. Pour que la gauche de gauche décide d’ouvrir le nouveau front de la maîtrise du travail concret contre les directions et les actionnaires. Et pour qu’on invente les institutions macro-économiques qui rendent pérennes toutes les initiatives alternatives qui sont menacées de marginalité ou de récupération par la bourgeoisie capitaliste. JB Oui, il faut du « macro » : il faut des institutions macro-économiques pour parvenir à subvertir en profondeur et durablement le modèle capitaliste, et s’il y a quelqu’un qui en est tout à fait conscient, qui vous écoute et vous rejoint de plus en plus explicitement, c’est Frédéric Lordon. Dans son dernier livre qui vient de paraître, Vivre sans8, il examine différentes « méthodologies » pour en finir avec le capitalisme, et il fait vraiment la part belle à vos analyses, auxquelles il souscrit entièrement : il considère que votre proposition représente la « seule proposition consistante sur la table pour sortir des rapports de production capitalistes ». « Consistante », dit-il, « parce qu’elle vérifie la double contrainte de la portée macroscopique et de la compatibilité avec le niveau présent de la division du travail [et qu’elle] montre que vivre sans travail, au sens capitaliste du mot travail, vivre sans employeur, vivre sans actionnaires est à notre portée »9. Il a tout compris. Sauf que lui, il fait l’hypothèse que pour parvenir à la mise en œuvre de ce que vous préconisez comme poursuite de la révolution communiste, il faut du « Grand Soir ». Voici ce qu’il dit : « Qu’il doive y avoir événement, et d’une taille qui concerne le pays entier, événement macroscopique, donc, moment décisif où l’ordre établi dans son ensemble se trouve mis en jeu, je ne vois pas comment on pourrait en faire l’économie, comment on pourrait ne pas en passer par un point critique de cette nature, et c’est bien cela qu’on peut appeler « Grand Soir »10. Or, le Grand Soir, on en a parlé pendant notre première discussion, ce n’est pas du tout le scénario révolutionnaire dans lequel vous vous inscrivez. B F Effectivement, je me suis déclaré hostile à cette problématique dans notre premier entretien. Il faut préciser dans quelles circonstances j’ai été conduit à me démarquer du « Grand Soir ». D’une part, j’ai toujours considéré que la victoire à l’élection présidentielle, qui est en général une des voies de ce « Grand Soir » préconisée dans la Cinquième République, n’est pas du tout le lieu adéquat d’une telle mutation, pour deux raisons. La première est que cette élection est totalement ficelée pour qu’au second tour ne figurent que deux sosies, et on l’a encore vu dernièrement… J B En 2017… B F On a bien vu que la République en marche et le Rassemblement national sont les deux faces, les deux enfants jumeaux, de la crise du capitalisme : même culte du chef, même soutien déterminé au capital (même s’il ne s’agit pas de la même fraction, en tout cas dans le discours public), même détermination à en finir avec les conquêtes des travailleurs, y compris avec les moyens du fascisme. La seconde raison de mon scepticisme absolu vis-à-vis de la présidentielle (une parodie démocratique que la gauche de gauche devrait boycotter), c’est qu’une victoire politique qui ne s’appuie pas sur la maîtrise populaire préalable d’une part suffisante de la production condamne le nouveau pouvoir à se trouver à la merci des capitalistes restés en capacité de tenir en otage la société. Cette illusoire victoire politique d’un pouvoir vite réduit à l’impuissance économique plombera pour très longtemps un espoir de gauche, puisqu’on aura « conquis la présidentielle »… en vain. La seconde circonstance qui m’a conduit à me démarquer du Grand Soir entendu comme mythologie de la révolution par la prise du pouvoir d’État comme préalable à la prise du pouvoir économique a été le constat de l’échec de la prétendue séquence capitalisme/socialisme/communisme : il y aurait le capitalisme, et puis il y aurait une prise du pouvoir d’État qui permettrait d’instaurer le socialisme, et puis ensuite on passerait au communisme – le communisme comme une espèce d’horizon jamais atteint, quand il n’est pas totalement décrédibilisé par la tournure que prend l’étape socialiste… Au contraire, il faut parler de communisme dans les réalisations actuelles, et il n’y a pas de préalable par la prise du pouvoir d’État. J B On peut d’ailleurs reproduire ici la citation de Marx et Engels que vous produisez vous-même dans votre introduction : « Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devrait se régler ; nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel »11. On est donc tout à fait au cœur de la définition matricielle du communisme. Mais en même temps, même si les travailleurs dans toutes les entreprises, parviennent à grignoter de plus en plus de souveraineté sur le travail concret, il reste toujours le fait qu’il faut que ce soit validé en mode « macro » : un taux de cotisation, ça se décide en mode « macro », il y faut du pouvoir central ; l’abolition d’une partie des dettes privées, ça se décide dans le pouvoir central… Les conquêtes des travailleurs sur le pouvoir économique, elles sont limitées par ces leviers-là. B F Je suis d’accord. J’ai toujours dit qu’il faut participer au pouvoir ; mais ce n’est pas la peine de conquérir le pouvoir d’État pour implanter de fortes institutions communistes de la valeur. J B D’accord.
B F L’exemple de 1946 montre que cinq ministres communistes sur des
strapontins pendant un an, ça peut créer des institutions extrêmement fortes et durables. Mais une fois que j’ai dit ça, je pense que mon propos est vulnérable, et je suis très souvent interrogé là-dessus alors que ce sont des points sur lesquels je réfléchis peu… Je suis prêt à admettre une faiblesse de ce côté-là. Frédéric Lordon insiste sur la nécessaire mutation macro- économique des institutions essentielles – je suis entièrement d’accord sur le fait que ce sont des institutions macro-économiques qu’il faut construire. Il estime que ça ne peut pas se faire sans prise du pouvoir d’État ; j’ai discuté avec Pierre Rimbert, qui est sur des positions identiques… Ce sont des gens pour qui j’ai le plus grand respect, je veux bien admettre qu’ils ont raison et moi tort. Mais je crains qu’à prendre l’État on ne le quitte pas, alors que le communisme suppose la souveraineté populaire sur la puissance publique. J B En tout cas, vous, vous mettez plutôt en avant les modèles de la subversion par degrés. À Nuit Debout, vous étiez venu parler d’une proposition d’entrée dans le salaire à vie par cohorte d’âge (la génération des 18-24 ans) ; en conclusion de la réédition de L’Enjeu des retraites, vous proposez l’entrée en salaire à vie de la cohorte des plus de 50 ans ; dans les deux cas c’est une subversion progressive, par entrée d’une ou plusieurs générations dans le salaire à vie. Et puis il y a aussi la proposition de la socialisation de la valeur par secteur, avec la proposition d’une Sécurité sociale alimentaire… Finalement, ce que je vous vois faire, plutôt que de poursuivre les rêves du « Grand Soir », consiste à proposer à chaque fois une subversion partielle : le modèle pragmatique qui correspond à votre manière de penser la transformation radicale consiste à grignoter du terrain, pour une génération ou pour un secteur économique. On peut développer l’exemple de la Sécurité sociale alimentaire, dérivé du modèle de la santé… B F Effectivement, c’est sur le modèle de la production de soins. Ce qui m’a frappé en regardant les années 1950-1960, c’est la mutation frappante qui s’y produit en matière de production de soins – aussi bien les soins hospitaliers que les soins de ville. Les soins hospitaliers, auparavant, se réduisaient à pratiquement rien : un équipement hospitalier vétuste, très peu de qualification professionnelle ; les soins de ville, non remboursés, étaient peu pratiqués (les catégories populaires se contentaient des offices municipaux publics, d’un certain nombre de dispositifs gratuits, l’hygiène publique, la PMI, la médecine du travail, et d’ailleurs la cotisation maladie générait un excédent qui abondait le déficit des allocations familiales). Tout change à la fin des années 1950 : le taux de cotisation, après avoir stagné parce que le patronat, excédé de voir le régime général lui échapper, avait obtenu des gouvernements (qui avaient gardé la main sur le taux de cotisation) que ce taux ne bouge pas, s’élève à compter du début des années 1960, tandis le déplafonnement de l’Assurance maladie fait aussi que l’assiette augmente. Du coup l’Assurance maladie se trouve en capacité d’une part de subventionner l’investissement hospitalier, d’inclure dans son sein les hôpitaux psychiatriques, de transformer les hospices en hôpitaux locaux, et d’autre part de conventionner les soins de ville. Et ça se fait sur un mode que je qualifie de communiste : salaire à la qualification personnelle, subvention de l’investissement. Pour la Sécurité sociale alimentaire, la SSA, notre obsession au sein de Réseau Salariat, c’est comment rendre populaires les cotisations au régime général. Elles sont devenues impopulaires, et c’est l’une des défaites idéologiques du mouvement communiste. Comment les rendre populaires, sinon en montrant concrètement comment elles pourraient rendre possible une mutation et de la production, et de la consommation, dans des domaines absolument sensibles, aussi bien pour le quotidien que d’un point de vue de notre avenir commun, d’un point de vue écologique ? L’alimentation, les transports de proximité, l’énergie, le logement, voilà des lieux décisifs dans ces deux dimensions du quotidien et de l’écologie. Il s’agit de rendre attractive la cotisation en la mettant au service d’une mutation de la consommation et de la production dans ces quatre domaines, pour poursuivre le « mouvement réel » du communisme. J B Lequel mouvement est déjà commencé. Pour le coup, vous vous appuyez sur un domaine où il n’y a pas trop d’impensé : le rapport qu’on a à l’alimentation est un rapport dans lequel est déjà très conscientisée la problématique du capital qui nous fait manger de la merde… Vous vous appuyez sur un secteur dans lequel il y a eu, très spontanément, un mouvement d’appropriation et de conscientisation des enjeux, donc j’imagine que c’est un terrain très propice. BF Absolument : c’est un terrain d’autant plus propice qu’il y a à la fois cette conscience populaire, et puis qu’il y a des alternatifs à tous les niveaux : de la production des biens bruts comme le lait ou le blé, à la production des biens élaborés, la distribution, la restauration, la production d’outils agricoles : tout cela aujourd’hui est investi par des alternatifs qui ne sont plus quantité négligeable, même s’ils restent marginalisables ou récupérables… Il suffit de voir comment la grande distribution essaie de conquérir un monopole dans la distribution du bio ! JB Il faut peut-être expliquer le mécanisme par lequel la cotisation pour une Sécurité sociale alimentaire financerait un secteur de l’alimentation émancipé du capital… B F Cette réflexion n’est pas propre à Réseau Salariat : nous la menons avec des organisations liées à la Confédération paysanne comme le Sivam ou avec des agronomes d’Ingénieurs sans frontières réunis dans Agrista, on n’est d’ailleurs pas forcément d’accord sur la totalité du projet. Ce que nous préconisons, à Réseau Salariat, c’est une cotisation qui pourrait être de 8 % de la valeur ajoutée marchande, soit 120 milliards, ce qui correspond en gros à la moitié des dépenses de consommation alimentaire aujourd’hui – ce qui n’est pas rien. De toute façon, il faut des dispositifs macro- économiques, significatifs, pour sortir de la marginalité alternative. On n’affecterait pas la totalité de ces 120 milliards à solvabiliser la population, parce que les alternatifs ne sont pas en mesure aujourd’hui de fournir la moitié de la consommation alimentaire. J B Ils n’ont pas l’outil de production nécessaire pour ça. B F Voilà. Le principe c’est donc celui d’une cotisation, qui est une opération blanche à l’échelle macro pour les entreprises, puisqu’à ces 120 milliards de cotisation correspondront 120 milliards de non remboursement de dettes, ou de non-versement de dividendes. Ça suppose toute une bataille politique sur l’illégitimité du crédit… J B Une énorme bataille politique… B F On l’a évoqué dans notre précédent entretien, je ne reviens pas là- dessus, mais c’est évidemment un combat politique considérable, qui, lui non plus n’est pas mené ! Pour la Sécurité sociale alimentaire comme pour le reste de nos propositions, nous n’élaborons pas un modèle clé en main, ce qui serait contraire à notre raison d’être, la promotion de la souveraineté populaire sur le travail. Il faut donc que ce soit le fruit d’une élaboration démocratique, que tout le monde s’en soit emparé, que ce soit devenu populaire – et donc ça va bouger, forcément, dans le débat. Mais disons que pour lancer le débat, on peut proposer d’affecter les 2/3 des 120 milliards aux consommateurs/usagers, soit 100 euros par personne, sur la carte vitale. Je le rappelle, nous partons du déjà-là de l’Assurance maladie pour le pousser plus loin. Les enfants deviennent titulaires eux aussi d’une carte vitale. JB Ah oui, c’est 100 euros par personne, bien sûr, ce n’est pas 100 euros par foyer. B F Leur carte est abondée de 100 euros par mois et par personne. Un foyer de 3 personnes perçoit dont 300 euros par mois, ça ne couvre pas la totalité de la dépense en alimentation, mais c’est quand même très significatif. Et cette carte vitale, elle ne pourra être présentée que chez des professionnels conventionnés qui auront l’outil pour l’utiliser – exactement comme pour les hôpitaux et les médecins libéraux. J B Et ne seront conventionnés que les professionnels « alternatifs »… B F On ne va évidemment pas conventionner la grande distribution, l’agrobusiness etc. Et il faudra aller loin dans le refus du conventionnement, c’est pour ça qu’il ne faut pas, à mon avis, affecter la totalité de la cotisation à la solvabilisation de la demande, parce qu’il n’y a pas assez de producteurs répondant aux critères du conventionnement – sinon on va être obligés de réduire les critères de conventionnement (c’est un enjeu de débat avec nos partenaires)… J B Et les critères pour être conventionnés, vous dites qu’il faut allez assez loin… BF Il faut aller loin dans la filière : un des enseignements qu’on peut tirer de l’Assurance maladie, c’est qu’on a conventionné les producteurs de soins en conservant un mode capitaliste de production du médicament, moyennant quoi on a fourni un marché public incroyable aux groupes capitalistes comme Sanofi qui ont investi, et en partie pourri, la pratique du soin… Il ne s’agit pas qu’on fasse la même chose dans l’alimentation en fournissant un marché public à Massey Ferguson12 ou à Bayer13 ! Il faut que ne soient conventionnés que les producteurs qui ne font pas appel à Bayer, qui ne font pas appel à Massey Ferguson, qui achètent leurs outils, réparables, auprès d’entreprises qui existent déjà mais qui sont encore très petites… J B Elles non plus ne seraient pas en capacité de répondre à une demande rendue massive par la solvabilisation… BF Voilà. Donc les critères c’est de ne pas faire appel à des fournisseurs capitalistes, c’est de produire en respectant le droit du travail (ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui), produire bio… J B Avec exclusivement des entreprises dont les travailleurs sont les propriétaires d’usage de leur outil de travail… B F Bien sûr. Si on veut fermement tenir ces critères, et c’est pour nous décisif, sinon on va alimenter la logique capitaliste avec un marché public, il faut sans doute affecter une partie, nous on propose le tiers des 120 milliards, au soutien des producteurs alternatifs. Il faut acheter des terres, notamment : il faut arracher la terre à la logique marchande et en faire un bien commun, et ça aussi c’est un travail considérable. Il faut payer les travailleurs conventionnés à la qualification personnelle. Il faut subventionner l’investissement de producteurs agricoles alternatifs, il faut aider les agriculteurs qui voudraient passer au bio à le faire – mais il y en a pour quatre ou cinq ans, avant que ce soit rentable, et pendant ces quatre ou cinq ans il faut qu’ils soient soutenus ; il faut soutenir la production de machines nouvelles, etc. C’est tout cela qu’il faut faire avec cette cotisation. Et je voudrais insister sur le fait que nous créons là une institution macroéconomique articulée avec cette autre institution macro qu’est la retraite à 50 ans : les quinquagénaires retraités, dotés de leur salaire et d’une responsabilité d’auto-organisation des travailleurs, pourront évidemment investir massivement ces entreprises alternatives dont l’activité va être considérablement augmentée. La proposition sur la retraite est articulée à celles portant sur les sécurités sociales sectorielles : j’en parle au pluriel car ce qu’on vient de dire sur l’alimentation, on pourrait le transposer sur la production de logement, sur le transport de proximité… JB En intégrant à chaque fois le paramètre écologique, bien sûr. S’il y a bien un affect commun en train de monter en ce moment c’est l’affect climatique, il y a une sensibilité beaucoup plus grande des populations à la catastrophe qui s’annonce, et que le capitalisme a évidemment organisée, et je pense que c’est intéressant de souligner à quel point toutes les propositions méthodologiques que vous développez s’articulent toujours à la question de la durabilité, de la soutenabilité, du respect de l’environnement. B F Les quatre secteurs que j’ai évoqués sont les secteurs les plus polluants aujourd’hui ; ce sont ceux qui nous mènent le plus droit à la catastrophe écologique, ce sont ceux qui sont porteurs de produits dont le sens est à interroger en priorité, bien sûr ! L’enjeu écologique de la production est au cœur du projet, mais sans passer par la culpabilisation des consommateurs, en leur disant « vous êtes obèse, on va vous apprendre à manger », ou par celles des producteurs « quand est-ce que vous arrêtez de nous empoisonner, de faire du mal aux animaux, etc.. ». La question est : quelles institutions nous promouvons qui font que de fait, les comportements alimentaires vont changer – en production et en consommation. Dans le cas de la SSA, c’est par une institution qui, de fait, dirige la moitié de la dépense de consommation alimentaire chez des professionnels qui proposent une alternative à l’agrobusiness et à sa distribution. JB Puisqu’on s’achemine vers la fin de cette conversation, on peut peut- être revenir sur la lutte contre la réforme des retraites, qui s’annonce comme une mobilisation majeure des temps qui viennent… Comment décririez-vous l’enjeu politique de cette réforme ? B F L’enjeu du choix entre droit au salaire ou droit au différé des cotisations est un enjeu anthropologique ! Est-ce qu’il est légitime qu’il y ait, dans ma vie d’adulte, un moment où je suis exclu du travail ? Nous avons accepté, intériorisé ce dogme capitaliste : le travail est étranger à nos vies. C’est quelque chose dans lequel on « entre », et s’y insérer est un sacré boulot, et puis dont on peut être sorti par le chômage – et pire, c’est ça qui est très pervers, on est invité à se réjouir d’en être sorti par la retraite. On voit la cohérence de cela avec le fait de ne plus se battre pour que le travail change. Si on ne se bat pas pour que le travail change, on va se battre pour en sortir, et on va se réjouir d’en sortir : on va se battre pour la réduction du temps de travail, on va se battre sur l’âge de la retraite… Ces batailles sont très ambiguës : ce sont des batailles de vaincus sur l’essentiel, vaincus sur la maîtrise du travail… J B Maîtrise qu’on abandonne au capital. Ce que vous appelez l’enjeu anthropologique consiste à affirmer que le travail est intrinsèque à la personne : l’être humain se caractérise par une consubstantialité de la personne et du travail. Il n’y a pas d’extériorité du travail. C’est le capitalisme qui a arraché le travail, qui l’a séparé de nous. Et la lutte communiste consiste notamment à faire reconnaître le caractère intrinsèque du travail. C’est ça ? BF Absolument. Il est fondamental d’insister sur le caractère intrinsèque du travail au cœur du mouvement réel du communisme. Le fait que le travail soit étranger à nos personnes dans le capitalisme, que nous soyons séparés des fins et des moyens du travail, implique qu’on se retrouve « à poil » sur le marché du travail : on est irresponsable pour l’essentiel, puisqu’on ne décide pas de l’investissement, on ne décide pas de ce qui est produit, on ne décide pas de qui travaille et qui ne travaille pas, ni de ce qui est travail et de ce qui n’est pas travail – on ne décide de rien de ce qui est essentiel. Mais l’on est consolé par des droits qu’on accumule dans un compte personnel d’activité, éventuellement par un droit à un revenu minimum garanti, pour ceux qui ne pourraient pas accumuler dans leur compte personnel d’activité suffisamment de droits… On est bien dans une logique capitaliste : on est à poil, mais on peut accumuler. Notre personne n’est pas enrichie, elle est au contraire amputée, et c’est toujours du côté de l’avoir que nous sommes invités à nous affubler de prothèses censées nous « augmenter » alors que l’essentiel nous est ravi par une bourgeoisie qui a le monopole sur le travail. J B Alors qu’il s’agit de grandir dans l’être. B F Oui, et, comme toujours dans le mouvement réel du communisme, cette grandeur est très concrète. J’ai insisté tout au long de nos entretiens sur la confirmation permanente de nos personnes dans leur capacité à décider du travail (et au travail), par l’exercice d’un droit politique à la qualification et à la décision sur la valeur. Je voudrais souligner pour finir comment la question de la citoyenneté se pose dans cette perspective. Dans le capitalisme, la citoyenneté consiste à reverser une partie de mon avoir dans le pot commun : je suis solidaire, avec ce que j’ai, vis-à-vis de ceux qui n’ont pas. Je ne dis pas que l’impôt n’a pas été un élément décisif dans la construction de nos démocraties, mais je pense qu’il faut dépasser cette perspective – je suis contre le fait qu’on continue à payer des impôts et à payer des cotisations sur nos revenus à la fois parce que ça nous fait croire que c’est nous qui produisons la valeur que produisent les fonctionnaires, les soignants, qui feraient des travaux utiles mais non productifs, et surtout parce que c’est asseoir sur notre avoir notre contribution au bien commun. J B Mais alors du coup il faudrait être imposé sur quoi ? BF Je suis pour la suppression totale de l’impôt et de la cotisation sur les revenus personnels ; toute la socialisation de la valeur doit passer par un prélèvement direct sur la valeur ajoutée dans les entreprises. En revanche, et c’est là qu’intervient la citoyenneté communiste, chaque personne est responsable de la production de cette si décisive valeur ajoutée. J B Et donc, c’est en tant que producteur que j’exerce ma citoyenneté. B F J’exerce ma citoyenneté par ma responsabilité sur la production de valeur. Et là c’est une tout autre citoyenneté, qui fait que je n’attends pas des autres que le travail soit fait, que la définition de ce qu’il faut faire soit décidée ; c’est un tout autre lieu d’exercice de la citoyenneté. JB C’est la réalisation économique de la devise révolutionnaire « Liberté – Égalité – Fraternité » ? B F Quelle belle idée de conclure sur cette magnifique devise ! Je parlerais plutôt de sa réalisation communiste. Il s’agit en effet de déplacer la dimension économique de la citoyenneté. Ce qu’il s’agit de donner au commun dans le communisme, ce n’est pas une partie de ce que nous avons, c’est notre capacité à produire de la valeur dans des travaux concrets qui aient du sens, en assumant la responsabilité de le faire. Entretien sur la réédition de L’Enjeu des retraites sous le titre : Le Travail, enjeu des retraites (La Dispute, 2019) Remerciement Quel bonheur que de converser avec Judith Bernard ! D’abord, c’est l’assurance d’avoir été lu avec pertinence et empathie, ce qui est rare. Et puis c’est se trouver face à une interlocutrice qui, en sortant des échanges convenus, vous pousse au-delà de ce que vous avez écrit. Enfin, c’est avoir le privilège de mettre son travail entre les mains d’une passeuse qui va le rendre audible à toutes et tous, y compris dans ses développements les plus complexes. Merci ! Bernard Friot Livres de Bernard Friot discutés dans cet ouvrage • Émanciper le travail. Entretiens avec Patrick Zech, La Dispute, « Travail et salariat », 2014. • Vaincre Macron, La Dispute, « Travail et salariat », 2017. • Le Travail, enjeu des retraites, La Dispute, « Travail et salariat », 2019. Du même auteur • La Construction sociale de l’emploi en France, des années 1960 à aujourd’hui, avec José Rose, L’Harmattan, 1996. • Et la cotisation sociale créera l’emploi, La Dispute, 1999 (épuisé). • Wage and Welfare: New perspectives on Employment and Social Rights in Europe, Avec Bernardette Clasquin, Nahalie Moncel et Mark Harvey, PIE- Peter Lang, Bruxelles, 2004. • « Salariat. Pour une approche en termes de régimes de ressources », in François Vatin (sous la direction de), avec la collaboration de Sophie Bernard, Le Salariat, Théorie, histoire et formes, La Dispute, 2007. • L’Enjeu des retraites, La Dispute, 2010 (épuisé). • L’Enjeu du salaire, La Dispute, 2012. • Puissances du salariat, nouvelle édition augmentée, La Dispute, « Travail et salariat », 2012 (première édition 1998). • The Wage under Attack: Employment Policies in Europe, avec Bernadette Clasquin, PIE-Peter Lang, Bruxelles, 2013. • Après l’économie de marché ? Une controverse, avec Anselm Jappe, commentaires de Denis Bayon, Atelier de création libertaire, Lyon, 2014. • Abolir la dette, travailler sans crédit, avec Denis Baba, Atelier de création libertaire, Lyon, 2020 Dans la même collection • La Tyrannie des algorithmes Miguel Benasayag (2019) • Régression de la démocratie et déchaînement de la violence Monique Chemillier-Gendreau(2019) • L’Exil de la beauté Rudy Ricciotti (2019) • Le Vertige des faits alternatifs Arnaud Esquerre (2018) • Face au mal. Le conflit sans la violence Michel Wieviorka (2018) • Guerres humanitaires ? mensonges et intox Rony Brauman (2017) • Les nouveaux visages du fascisme Enzo Traverso (2017) • La Droitisation du monde François Cusset (2016) • Marre de cette Europe-là ? moi aussi… Guillaume Duval (2015) • L’Histoire, un combat au présent Nicolas Offenstadt (2014) • Sexe, race & culture Patrick Tort (2014) • Ce populisme qui vient Raphaël Liogier (2013) • L’Architecture est un sport de combat Rudy Ricciotti (2013) • Où sont passés les intellectuels ? Enzo Traverso (2013) • L’Argent sans foi ni loi Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (2012) • La Guerre civile numérique Paul Jorion (2011) • L’Administration de la peur Paul Virilio (2010) • Après Lévi-Strauss Alban Bensa (2010) • Face à la crise : l’urgence écologiste Alain Lipietz (2009) • Que peut l’éthique ? Faire face à l’homme qui vient Monique Canto- Sperber (2008) • Racisme : la responsabilité des élites Gérard Noiriel (2007) • Face aux migrants : état de droit ou état de siège ? Danièle Lochak (2007) • Extrêmes gauches : la tentation de la réforme Christophe Bourseiller (2006) • La Société de déception Gilles Lipovetsky (2006) • À quoi sert l’histoire de l’art ? Roland Recht (2006) • Modèle social : la chimère française Alain Renaut (2006) • Le Grand Méchant Loup pharmaceutique Philippe Urfalino (2005) • Profession artiste : extension du domaine de la création Pierre-Michel Menger (2005) • L’Artiste et le Politique Olivier Mongin (2004) • Face à l’islam Abdelwahab Meddeb (2004) • L’Ultime Honneur des intellectuels François Laruelle (2003) • Réponses juives aux défis d’aujourd’hui Gilles Bernheim (2003) • Quel renouveau socialiste ? Jacques Généreux (2003) • Nos amours de la France : République, identités, régions Danièle Sallenave, Périco Légasse (2002) • Sauver les lettres Collectif, postface de Danièle Sallenave (2001) • Le Consentement fatal : l’Europe face aux États-Unis Pierre-Marie Gallois (2001) • La Misère hors la loi Paul Bouchet (2000) • La Fabrique du sexe Pierre Babin (1999) • Éloge de la résistance à l’air du temps Daniel Bensaïd (1999) • Pourquoi changer l’école ? François Dubet (1999, rééd. 2001) • Que vive l’école républicaine ! Charles Coutel (1999) • Planète sous contrôle Dominique Bourg (1998) • Économie : le grand satan ? Pierre-Noël Giraud (1998) • Contre la dépression nationale Julia Kristeva (1998) • La Hantise du passé Henry Rousso (1998) • À quoi sert la littérature ? Danièle Sallenave (1997) • Malaise dans la mondialisation Zaki Laïdi (1997, rééd. 2001) • L’Avenir du progrès Dominique Lecourt (1997) • Contre la fin du travail Dominique Schnapper (1997) • Vers un droit commun de l’humanité Mireille Delmas-Marty (1996) • La République menacée Pierre-André Taguieff (1996, rééd. 2001) • Cybermonde, la politique du pire Paul Virilio (1996, rééd. 2001) • Pour une philosophie de la maladie François Dagognet (1996) • Humanitaire : le dilemme Rony Brauman (1996, rééd. 2001) Notes 1 https://www.hors-serie.net. Depuis 2014, ce site internet produit et diffuse des entretiens filmés avec des intellectuels critiques. 2 Le Mediator est un médicament commercialisé par les laboratoires Servier, et suspecté de toxicité ; plusieurs plaintes ont été déposées à leur encontre pour « tromperie aggravée sur la nature, la qualité substantielle et la composition du produit », « mise en danger de la vie d’autrui », « administration de substance nuisible » et « homicide involontaire ». 3 En dépit de la décision du tribunal administratif, qui a reconnu en décembre 2017 que cette mutation constituait une « sanction déguisée », ce collègue n’a pas pu, à l’heure où nous transcrivons cet entretien, réintégrer ses fonctions au sein du lycée Suger, le rectorat persistant à s'y opposer.. 4 Amargi, texte à paraître dans Théâtre politique, de Judith Bernard, en triptyque avec Bienvenue dans l’angle Alpha et Saccage, Éditions Libertalia, avril 2020. 5 Le Lycée Suger est situé à Saint-Denis dans le 93, dans un quartier très populaire. 6 https://www.youtube.com/watch?v=ZuZz9NSOh10 7 Définition du communisme selon Marx et Engels. 8 Frédéric Lordon, Vivre sans, La Fabrique, 2019. 9 Op. cit., p. 245 10 Idem, p. 248. 11 Marx et Engels, L’Idéologie allemande. 12 Entreprise spécialisée dans les engins et machines agricoles. 13 Société pharmaceutique et agrochimique.