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Entretien avec Antonio Negri sur le postcolonialisme et la biopolitique

(Revue « Toplumbilim », Ekim 2010, Istanbul, Sayi 25, « Postkoloyal Dusunce Ozel Sayisi »)

Engin Sustam : Nous nous sommes adressés à vous pour discuter de l’usage qu’il est
possible de faire de la « catégorie » de Biopolitique. Car votre approche dans votre livre Du
Retour Abécédaire Biopolitique, nous semble constituer une tentative singulière pour analyser
le monde globalisé en crise.

Qu’est-ce que la biopolitique ?

Antonio Negri : Ecoutez, pour moi c’est difficile de donner une réponse à cette question.
Parce qu’en réalité, le concept de biopolitique est un concept auquel je suis arrivé très tard
dans mon travail théorique. Moi, je suis arrivé à travers ce qui a été une idée néo-marxiste de
ce que l’on appelait « la subsuntion réelle » (en anglais, « subsumption »). C’est-à-dire le
capital subsume et transforme en marchandise, tout le monde, c’est-à-dire tous les réseaux
existants, les convivences et les productivités. Premier concept, pour moi, c’est justement la
subsuntion. En 2ème lieu, il y a le concept que tout ce qui est capitaliste, est double. C’est-à-
dire que le capitalisme n’est jamais un camp de concentration, c’est toujours un rapport
d’exploitation. Et le rapport d’exploitation est justement, double. Il y a celui qui commande,
celui qui exploite et celui qui obéit et souffre son exploitation. Mais dans le même moment
dans lequel ce double est donné c’est un double dans lequel il y a deux sujets en jeu. Il y a
celui qui commande justement, celui qui obéit. Il y a le patron et le prolétaire. Le rapport
même est formé par cette condition double. Et donc dans cette condition double, il y a une
mécanique du rapport de force qui devient toujours fondamentale et centrale. Le capital n’est
pas un destin, c’est un rapport. Le prolétariat, la classe ouvrière, la multitude sont des sujets
conscients-inconscients, présents, subliminaires et luminaires. Mais ils sont toujours présents.
Chaque fois qu’on donne une définition du capitalisme, on doit donner une composition du
rapport, donc de la composition des rapports de force qui sont donnés à ces rapports. C’était
formidable pour moi, certains points après avoir développé tous ça, pendant une vingtaine
d’années autour de 68 à partir des années 60 jusqu’à la fin de années 70, je me suis trouvé
devant ce qui a été la définition de la biopolitique chez Foucault. C’est-à-dire, une définition
de la biopolitique qui était avant tout justement une des définitions du biopouvoir. Il s’agit
d’une capacité du commandement capitaliste, du gouvernement capitaliste à englober et à
subsumer la société et donc à subsumer pas seulement l’activité productive mais l’activité tout
court. En 2ème lieu, le fait que cette vie connaissait une résistance. Et cette résistance était dans
cet ensemble de rapports, une résistance active, créative, une résistance qui se trouvait dans
une dialectique réelle avec le capital, avec le grand pouvoir du biopouvoir. Et tout ça arrivait,
à configurer d’un point de vue idéologique, d’un point de vue matériel, d’un point de vue
physique et d’un point de vue éthique, le monde dans lequel on était. La biopolitique cela
signifie ça. Ça signifie cette ouverture des corps. Mais comme on le sait, dans les corps il y a
aussi des cerveaux, des passions, etc. Considérez que moi je suis arrivé à ça à travers la
médiation de Spinoza. Et pour moi c’était absolument fondamental dans ma révision du
matérialisme historique. C’était absolument important, parce que ça m’ai fait comprendre que
les passions ne sont pas seulement liées à la haine des classes, mais sont aussi liées à
l’indignation, et à des mouvements sociaux en général.

E. Sustam : dans la continuité de ce que vous venez de dire, comment peut-on problématiser
la biopolitique à partir du concept « La vie nue » de Giorgio Agamben ?

A. Negri : La conception agambenienne est justement, selon moi, une conception correcte à
propos du biopouvoir, mais tout à fait insuffisante et erronée pour ce qui est donné comme
« une vie nue ». C’est-à-dire comme l’extrême de l’exploitation capitaliste dans le système
postmoderne et contemporain. C’est-à-dire qu’Agamben considère la subsuntion réelle
comme la domination et pas comme la domination capitaliste, comme la production
d’esclavage, de contrôle, de discipline et d’exploitation-même, et sans se poser le problème de
la valeur. C’est-à-dire du rapport dialectique qui existe dans tout moment entre l’exploiteur et
l’exploité. Je ne veux pas faire de paradoxe, mais ce rapport est un rapport purement des
quantités. Chez Agamben, ce rapport devient le rapport métaphysique. Tout ça on l’explique
bien. Pourquoi ? Parce que l’être chez Agamben est un être heideggérien, défini dans la
grande tradition de la philosophie négative post-hégélienne. C’est-à-dire que la considération
de « la vie nue », est toutes ces versions extrêmes mais cohérentes avec « l’être pour la
mort ». Chez Agamben, le sujet existe seulement en dehors du rapport de force. Pour moi, le
sujet existe sûrement dans le rapport de force. Pour Agamben, la vie, soit pleine ou nue, soit
amour ou mort, c’est toujours quelque chose qui est abstrait du rapport, de la réalité. Alors là,
on a cette fascination pour la domination qui est selon moi une fascination complètement
mystique ou noire. C’est tout à fait heideggérien, dans la conception agambenienne de
l’activité, c’est absolument fondamental. Pour Agamben, l’activité ce n’est pas produire, c’est
s’en aller. C’est « l’inoperositá ». Ça signifie, ce qui n’est pas œuvre, ce qui n’est pas quelque
chose qui peut entrer dans le circuit. Mais ce circuit est extrêmement ambigu. Parce que ce
n’est pas le circuit marchand seulement, c’est un circuit linguistique, généralisé. Donc dans ce
point de vue, « la vie nue » est une mystification. Mais ça ne signifie pas qu’Agamben n’a pas
bien compris la biopolitique et que c’est quelque chose de complètement réel. C’est le rapport
métaphysique, mais pas un rapport politique, pas un rapport réel. C’est-à-dire l’histoire
n’existe pas chez lui, l’histoire n’existe pas absolument. Agamben est abstrait de l’histoire là
où au contraire, Foucault était dans l’histoire jusqu’au fond, Deleuze acceptait seulement en
tant que représentant des théories de l’éternité. C’est-à-dire de l’instant éternel, du « réagir »
singulier au temps.

E. Sustam : Il y a certains intellectuels comme Santiago Castro-Gomez, qui dit dans un de ses
articles, que l’Empire est « une relecture » postcoloniale qui manque. Selon vous, qu’est-ce
qu’il entend par « manque » postcolonial pour l’Empire ?

A. Negri : Il faut déjà parler de l’Empire. On a commencé à travailler à l’Empire avec Hardt
au début des années 90, au milieu de la première guerre irakienne. C’est aussi au début de la
nouvelle organisation globale du capitalisme néolibéral. On est arrivé à travailler sur ça, à
partir de la crise interne au pouvoir capitaliste en Occident. C’est absolument évident que la
réflexion, faite par moi et Hardt, était complètement à l’intérieure du système occidental du
pouvoir. Alors sur ça, le gens qui nous reprochent de ne pas avoir eu un point de vue
postcolonial, ils ont en partie raison. Mais c’est vrai que notre point de vue était un point de
vue qui avait une ouverture extrêmement large. On est arrivé à cette conception de l’histoire
mondiale réunifiée par la transformation de la classe ouvrière en Occident. C’est-à-dire qu’on
est arrivé à donner cette définition de la diversité, de la nouveauté, de la composition, de la
valeur productive en Occident. Pour moi, c’est quelque chose qui est lié à l’expérience de la
lutte. J’ai lutté dans les années 60-70 avec la classe ouvrière industrieuse extrêmement forte et
en effet, on a détruit les usines ! On a détruit, matériellement, les usines. La classe ouvrière,
c’était devenu des dizaines et des dizaines de milliers de gens, qui étaient devenus
ingouvernables. Donc, il y avait ce passage incroyable avec beaucoup de fatigue de tous les
côtés. Parce que d’un côté, c’était les ouvriers qui étaient fatigués à cause du chômage et des
luttes. Et c’était une invention de nouvelles formes pour travailler. Et d’un autre côté, le
capitalisme-même a fait un effort énorme. Un effort qui était un effort de réinventer les
formes d’investissement, d’organisation, de disciplinarisation de la société. Et c’était le
passage d’une forme du travail fondamentalement manuel et de masse, il a un travail de plus
en plus abstrait, intellectuel et cognitif. La quantité du savoir cognitif à l’intérieur des
productions, d’un savoir abstrait. C’était quelque chose un élément d’innovation réelle,
concrète. Voilà tout ça est modifié. Il y avait une révolution technologique, dans les années 60
qui ne s’était passée ni au Brésil ni en Chine ni dans les pays périphériques. Tout s’est passé
au centre.

E. Sustam : Peut-on dire qu’aujourd’hui, le « centre » est devenu la « périphérie », la


périphérie est inclue dans « le centre », qui décentralise le centre ?

A. Negri : Oui, tout à fait. Mais la périphérie a suivi le centre avec beaucoup de fatigue. En
plus, ce passage s’est fait avec des conditions politiques complètement nouvelles. Par
exemple, le passage de la dépendance à l’interdépendance pour l’Amérique latine et pour la
Chine. La Chine, l’Inde et l’Amérique latine sont aujourd’hui dans le système capitaliste
central. Et c’est désormais à ce niveau que la forme de production cognitive, les nouvelles
formes de production immatérielle, intellectuelle et cognitive, la substitution des services à
l’activité productive directe (etc.) deviennent de plus en plus centrales. Tout ça est donc un
premier point de vue. Le deuxième point de vue qui était le nôtre, c’était la reconstruction de
la pensée. Et si vous voulez, une analyse interne à la pensée postcoloniale. C’est-à-dire que la
pensée postcoloniale était, d’un certain point de vue, et ça c’était extrêmement important pour
nous, de le redécouvrir… Mais déjà Hardt, Jameson et les autres camarades avaient déjà
travaillé largement sur la pensée postcoloniale. Qu’est-ce qu’ils ont dit ? Gayatri Spivak par
exemple ? Ils ont dit que la racine gramscienne du discours postcolonial était absolument
fondamentale. C’est-à-dire que la lecture du colonialisme était une lecture duale. D’un côté, il
y avait des colonisés, d’autre part il y a la construction de l’histoire coloniale, des disciplines
coloniales, des systèmes d’administration coloniaux, des gouvernements et des gouvernances.
La gouvernance était plus importante que le gouvernement d’un certain point de vue. Parce
que c’était déjà un rapport de forces qui marchait dans l’entre-deux, entre des pluralités. Donc
dans un autre discours, dans côté il y a eu cette pulsion théorique qui est née dans l’analyse de
la classe ouvrière la plus avancée et de ses transformations. D’autre part, il y a eu la
compréhension de cette formidable réinvention de l’histoire coloniale. C’est-à-dire, c’était un
signe d’émancipation dans la connaissance-même et la prise de conscience du développement
colonial. Dans notre prochain livre qui va sortir dans quelque mois, c’est le troisième après
l’Empire et La Multitude….on a utilisé largement Fanon.

E. Sustam : Pourquoi F. Fanon, maintenant ?

A. Negri : Pourquoi Fanon, parce que chez Fanon, ce discours est fondamental. C’est-à-
dire… que cette dialectique négative devient positive, réelle et possible. Ce n’est pas une
dialectique, c’est vraiment un passé de l’affirmation. C’est ça la chose qui nous intéresse
fondamentalement.

E. Sustam : A la suite de votre analyse, je voudrais questionner le sujet qui traverse notre
problématique. Peut-on parler encore du postcolonial ou bien est-on dans le passage du
postcolonial à la biopolitique ? C’est-à-dire dans la théorie postcoloniale, y aurait-il quelque
chose de manquant par rapport à ce qui transgresse la frontière, la limite avec la migration
transnationale dans le monde globalisé ?

A. Negri : Oui, exactement, c’est ça. Ecoutez, moi, je pense que par exemple aujourd’hui,
cette hypothèse que vous posez du rapport entre postcolonial et biopolitique devient
fondamentale dans la politique de la crise. La politique de la crise, c’est en réalité la
politique… Les perceptions de la crise, les formes dans lesquelles on assume la nécessité de
contrôler la crise… Mais aussi, des formes de révolte nouvelles... Tout ça s’est complètement
déplacé sur le terrain de la biopolitique, autant ici chez nous qu’en Chine, par exemple. Si
vous pensez à ce qu’est la crise en Chine. C’est quelque chose de formidable…d’un point de
vue…c’est dans un sens terrible, comme tout phénomène révolutionnaire et de transition.
C’est-à-dire que la crise n’est pas quelque chose qui touche seulement les ouvriers, mais
touche l’immigration interne. C’est-à-dire cette masse énorme de populations qui se déplace.
Avec ce déplacement, ça touche alors au travail d’agriculture, à la rente. C’est-à-dire aux
valeurs foncières et immobilières dans les campagnes et les villes, ça touche à tous ce qui est
la structure matérielle de la vie commune. Ça c’est quelque chose…c’est l’évolution de la
lutte des classes dans des systèmes qui ont été des systèmes horribles d’opposition entre
prolétariat et commandement. Cette forme envahit aujourd’hui le Bios. Vous voyez, « la vie
nue » et toutes ces conceptions piteuses et moralistes sont fausses. Ce sont des conceptions
qui disent, on est tous esclaves. Ce n’est pas vrai. On n’est jamais esclave, la liberté est
toujours intransitive, même Bartleby… C’est ça, le fait qu’il faut refuser jusqu’au fond…ce
terrorisme ! Je ne sais pas si vous connaissez… il y a quelques jours que j’ai relu ça, Le
conflit des facultés, c’est un livre de Kant. Il définit le terrorisme. Il dit que la pensée du
terrorisme, ce sont toutes les philosophies qui considèrent impossible la révolution. C’est
d’une beauté extrême ! C’est ça le véritable terrorisme. Ce sont toutes les formes de pensée
qui considèrent impossible de changer la nature humaine.

Je considère que la masse, la force, la collectivité, les groupes, la transformation des


rapports humains déterminent chacun de nous. On n’est jamais des individus. On vit toujours
en tant qu’être singulier en contact avec les autres. On est des singularités. On a la capacité de
survivre, de devenir collectif, en tant qu’on est singulier, en tant qu’on a la capacité de se
métisser, de changer, l’un avec l’autre. Donc, dans ce langage, dans cette transformation
continue… c’est ça la chose absolument fondamentale. C’est ce processus qui est le processus
constituant, c’est un processus constituant de nous-mêmes. Nous, on le dit toujours la
multitude ce n’est pas la réalité, nous-mêmes on est des multitudes.

E. Sustam : Alors dira-t’on que la biopolitique surcode les flux monétaires ?

A. Negri : Ecoutez, le problème est assez compliqué. Moi je suis convaincu que la crise
d’aujourd’hui est une crise terrible. Ce n’est pas la crise de surproduction. Mais c’est une crise
de spéculation. D’un côté une énorme bulle. D’autre côté, c’est une crise dans laquelle le rôle
du travail abstrait, c’est-à-dire la finance est absolument déterminante. C’est une crise de
dedans, c’est peut-être la première grande crise de la globalisation. La crise qui touche les
gens, par tout. Et aussi une crise de la biopolitique. Parce que vous voyez, c’est-à-dire…
qu’est-ce qu’ils ont fait en réalité ? Ils ont clairement compris que ce n’est pas moi qui
travaille ou vous qui travailliez, ou Madame qui travaille, qui construit les valeurs. C’était
nous trois, qui travaillons et le rapport que nous avions entre nous. Cette coopération était déjà
quelque chose en plus. Parce que les valeurs productives étaient multipliées par les figures. Ce
n’était pas moi, toi et elle qui travaillaient mais c’était la coopération qui travaillait et
apportait le surplus. Tout ça était lié aux valeurs des terrains, des espaces, des
communications de tous ces éléments énormes qui nous entouraient. Ils reproduisaient la
monnaie par une relation à ma production, à ta production, à sa production réelle. À la réalité
de la coopération entre nous trois, il y avait une valeur un, deux, trois. Mais eux, ils faisaient
la monnaie pour quatre, plus tous les autres éléments. Mais tout ça s’est développé en dehors
de toute mesure. Mais le fait que ça se soit développé en dehors de toute mesure ne signifie
pas que la finance est fausse. Marx disait que la finance et la monnaie sont des éléments
réels. Le problème, c’est de remettre la main sur cette totalité de la monnaie, de la finance
pour lui donner un sens ou un autre. Jusqu’à maintenant le sens était seulement celui de faire
de l’argent pour ceux qui commandaient. Qu’est-ce que ça signifie ? Déterminer des
situations dans lesquelles les revenus garantissent, le fait que nous tous, nous vivons en
relation, on a le droit à un salaire. C’est ça là, l’envers de la crise financière.

E. Sustam : Pouvez-vous parler de la relation entre le postcolonialisme et le


poststructuralisme ?

A. Negri : D’un point de vue philologique, historique, c’est une relation assez directe. C’est
évident qu’il fallait sortir du marxisme pour commencer à être postcolonial. Le marxisme
avait en réalité donné du développement colonial, une image assez triviale. C’est-à-dire qu’il
ne faut pas oublier ces pages qui sont des pages secondaires, mais réelles, elles sont là ! Marx
disait (à propos du progrès) que le colonialisme est une grande force du progrès. Parce qu’il
transforme le singe en homme, « le sauvage » en personne développée. Il le disait clairement.
Mais il dit autre part, au contraire, que les formes de communautés russes ou d’autres formes
asiatiques peuvent se transformer en des formes avancées du communisme. Il y a beaucoup de
marxistes qui ont interprété toutes ces choses dans des termes extrêmement positifs. Surtout
en Amérique latine, le mouvement autour de la culture des Indiens, des pays andins, mais il
fallait sortir du marxisme. Il fallait surtout enlever la poussée téléologique du marxisme. Ça
c’est ce que la théorie poststructuraliste a fait. Nous avons fait. Qu’est-ce que c’est le
poststructuralisme en réalité ? La définition selon Deleuze, belle certes, on peut la présenter
en deux, trois mots. Autant la philosophie marxiste est une philosophie dans laquelle la
structure de classes était un système de coordonnées cartésien à travers lequel l’élément
horizontal était subordonné à un élément vertical. C’est-à-dire, l’élément, le développement et
le centre de l histoire ; au contraire, dans le structuralisme, c’est seulement l’élément
horizontal qui est maintenu. C’est couper, détruire justement l’élément horizontal, l’élément
du finalisme, l’élément téléologique. Cette destruction du téléologisme et en plus de
l’eurocentrique, qui avait un passé révolutionnaire lié au marxisme par des courants
extrêmement profonds, ne pouvez pas arriver à développer. C’était justement un passé
gramscien de la lutte constructive, constitutive, constituante qui a déterminé ce passage. Si
vous prenez le texte fondateur du postcolonialisme, de Guha et des autres Indiens, vous
trouverez exactement cela. Aujourd’hui à travers toute cette fortune, le postcolonialisme a eu
dans les universités américaines en général anglo-saxon, il y a une équivoque énorme qu’ils
ont déterminée à nouveau. Mais à son origine, la force du postcolonialisme, c’était cela : la
revendication de la fonction créative des luttes ouvrières et prolétaires.

E. Sustam : Je voudrais par ailleurs savoir : Quel est le rapport entre la pratique de l’Empire
en tant que capital déterritorialisé et la politique impérialiste des Etats-Unis, ou bien du G-20
à l’époque de la crise mondiale ?

A. Negri : Ecoutez, moi je dis depuis longtemps avec M. Hardt que le coup d’Etat des Etats-
Unis sur l’Empire n’a pas réussi. Voilà, c’est ça le concept. La globalisation était un produit
extrêmement important de la lutte des classes. S’est créée cette situation qui est une situation
générale, d’échanges, d’interdépendance globale. À l’intérieur de ce monde globalisé, la force
du capital est extrêmement puissante. Ces forces ont cherché à trouver un ordre politique
plurilatéral. Les Etats-Unis avec leurs théories néolibérales et conservatrices ont empêché ça.
Il y a eu un essai de coup d’Etat. C’est-à-dire que Bush a essayé de faire un coup d’Etat
véritable. Mais ce coup d’Etat a sauté. Le premier coup d’Etat c’était la première attaque
d’Irak, c’est la première guerre d’Irak en 1991. Et après, cet essai est continuellement monté
jusqu’à la défaite. Pourquoi la défaite ? Parce qu’il y a eu, d’un côté, des contrecoups à
l’intérieur de la classe capitaliste, des clubs dirigeants, même capitalistes. La création de
l’Euro. Il faut le dire comme ça. L’Euro est avant tout quelque chose qui est contre le Dollar.
Ce n’est pas contre le dollar en abstrait. C’est une lutte ouverte autour de la monnaie de
réserve au niveau mondial. Il y a la Chine qui est devenue un autre élément irréductible. Dans
ce mouvement complètement équivoque et dans cette situation presque révolutionnaire,
personne ne peut dire même pas les dirigeants chinois. Je viens de la Chine. C’est la folie,
c’est quelque chose ce qui se passe là-bas. C’est la moitié du monde.

E. Sustam : Ça change aussi la carte du monde, la carte des classes et de la politique du


gouvernement. C’est peut-être un nouveau capitalisme qui se forme en Chine et dans le
monde…

A. Negri : C’est un nouveau capitalisme, lutte de classes et le monde inimaginable. C’est la


violence d’une capacité qui s’exprime immédiatement dans des formes moyenâgeuses. Ce
sont des émeutes, continuellement. Ce sont des émeutes, par rapport auxquelles ce qui se
passe dans les banlieues. Ce sont vraiment des processus d’une violence qui n’ont pas encore
trouvé un équilibre. Mais tout cela dans une situation, dans laquelle toute la situation du Tibet
qui était tellement emphatisée ici, ce n’est rien. On est dans une situation complètement
ouverte dans laquelle l’unilatéralisme américain a été complètement défait. On aura peut être,
on aura avec Obama des formes faibles d’impérialisme américain, qui ne sont pas « hard »,
qui ne sont pas militaires, qui sont jouées sur des rapports commerciaux, sur les rapports
culturels d’Hollywood. Ce point est plus important que le dollar, du point de vue de
l’impérialisme américain. Regardez, le film indien, Slumdog Millionnaire qui a gagné les
Oscar. C’est évident, n’est-ce pas ? Ce sont des symptômes de cet essai que les Américains
font de passer d’une domination hard à une domination plutôt faible, douce. Et d’autre part
les théories de cette domination, si vous prenez la Foreign Policy, c’est-à-dire la grande revue
de la pensée politique américaine, vous avez des gens comme Nye ou Makheone qui sont les
grands théoriciens de tout ce qui est cette approche anti-républicaine, conservatrice, faible
relativement à ce qui est la domination, le grand problème de la domination. C’est évident
qu’il y a sûrement des techniques qui peuvent rétablir les rapports avec l’Amérique du sud qui
pendant cette trentaine d’années conservatrice est partie, de son côté est devenu un sujet
nouveau, un sujet que personne ne pouvait imaginer jusqu’il y a une trentaine d’années. Et
après il y a eu le grand trauma islamiste, qui est un trauma extrêmement contradictoire.

E. Sustam : Vous parlez de l’islam. Je pense qu’aujourd’hui, le mouvement islamiste est


déterritorialisé avec son réseau, ses flux dans le monde globalisé, mais, aussi dans cet espace-
flux il est ainsi réterritorialisé avec le conflit, la « violence », la stigmatisation, la pénétration
culturelle etc.

A. Negri : Ce traumatisme n’a pas été que « ré et déterritorialisé » mais il a même changé de
nature. La révolution dans les pays islamiques, dans les pays arabes, dans les pays comme
l’Iran, ça s’est transformé en un mouvement religieux après avoir été un mouvement
foncièrement laïc qui pose de nouveaux problèmes pas seulement pour la théorie de l’Empire
et de la Multitude mais surtout au postcolonialisme. Je ne sais pas jusqu’à où une théorie
postcoloniale peut résister, au fond… Moi, je dois dire que je suis toujours assez surpris du
fait que les auteurs postcoloniaux n’ont pas les mots précis sur cette histoire. L’Iran était le
pays dans lequel le communisme était le plus fort. La population était chiite en Iran, comme
en Iraq, mais elle c’était une population communiste, il y avait une tradition communiste.
Mossadegh était pendant une quarantaine d’années plus importantes que Khomeiny. Le
mouvement palestinien par exemple était un mouvement socialiste, et devient maintenant de
plus en plus masse en forme de laïc, et le Hezbollah aussi. Et l’Egypte était un autre grand
pays passé une révolution. La Turquie, cette forme de démocratie chrétienne et islamique.
Nous, on la connaît bien, la forme de conversion de R. T. Erdogan à Davos. C’est ce qu’on a
eu en Italie depuis 50 ans. Des gens réactionnaires mais vraiment intelligents et capables à
toucher le peuple par ce discours. Vous le savez bien, aujourd’hui le problème actuel
comment on peut sortir de la crise ? On peut sortir ou non ? Parce que le capitalisme
d’aujourd’hui n’est pas quelque chose qui rend beau. Ce n’est pas une crise de croissance.
C’est une nouvelle crise, une crise profonde dans laquelle on commence à comprendre que les
gens disent clairement « on ne veut pas payer pour la crise ».

E. Sustam : Enfin pour finir, une question qui porte sur la fin de l’épistème du XXe siècle
peut-être. Comment expliquez-vous la multitude, la précarité, la « résistance » et la
déterritorialisation ?

A. Negri : Ça fait beaucoup de notion. Ecoutez simplement, ce sont les phénomènes


extrêmement ambigus n’est-ce pas ? Si vous prenez par exemple la précarité. La précarité, si
vous voulez, j’ai vécu ma génération avec elle. C’était une génération dans laquelle le refus
du travail salarié, c’était le refus du travail aliéné et du travail tayloriste. Chez nous par
exemple en Italie et aussi en Allemagne (dans des formes beaucoup moins fortes) et aussi aux
Etats-Unis, le refus du travail était une des armes du discours plus profond. Qu’est-ce qui s’est
passé ? La précarisation, c’est-à-dire l’intermittence dans le travail était quelque chose de
désiré. Ça, ça fait partie de ce que, selon moi des ambiguïtés, sont le rapport au travail. Parce
que plus le discours et travail deviennent quelque chose de vivant, directement intellectuel,
productif, de plus en plus on désire être dans la liberté de le faire. C’est-à-dire qu’à l’époque,
liberté et travail était deux concepts contradictoires. Aujourd’hui, justement le travail s’est
émancipé, pas de l’exploitation, mais du commandement du capital fixe. C’est-à-dire que moi,
j’amène avec moi un capital fixe. Regardez elle, elle a maintenant un capital fixe entre ses
mains (la photographie) mais elle fait un travail créatif aussi maintenant. Quand on a un
ordinateur, on est un capital fixe entré dans notre cerveau. Le rapport n’est plus donc un
rapport. La machine, on n’est pas aliéné. L’aliénation est finie. Enfin, ça dure, ça profonde,
c’est devenu anthropologique… tout ce que vous voulez… mais ce n’est plus. Au contraire,
on utilise la machine contre le capital. C’est-à-dire on utilise la réappropriation du capital fixe
pour le mettre en résistance, en rupture. C’est ça l’ambiguïté de la situation actuelle. Et cela
touche ces phénomènes que vous avez cité, la précarité, la résistance, la multitude et d’autre.
D’autre part vous avez dit, la déterritorialisation, pensez par exemple ce que c’est pour nous
aujourd’hui « voyager ». Il n’y a plus un espace. L’immigration, le métissage et la
transformation dans la déterritorialisation sont devenus phénomènes énormes. Ils ne sont pas
des melting-pots. C’est quelque chose de transnational et qui brise. La migration interne est
un phénomène énorme qui existe au monde. Des gens qui se déplacent dans le monde. Il n’y a
pas un centre en plus. Ce n’est pas Pékin ni Shanghai. Ce sont des grandes lignes de
développement, etc. En plus, si vous pensez au temps, les temps de déplacement ne
représentent plus rien. Dans une journée, on fait le tour du monde aujourd’hui. Vous me
parliez d’une perte de résistance locale et territoriale. Il y a ainsi dans cette vitesse les
résistances qui sont liées aux éléments locaux mais elles sont réactionnaires.

E. Sustam : Est-ce que tout simplement la résistance est possible aujourd’hui ?

A. Negri : Selon moi, ce n’est pas un problème. La résistance existe dans l’affirmation de la
singularité, dans le fait que je ne me reconnais pas comme individu. C’est ça la résistance
d’aujourd’hui. Moi, je ne suis pas un individu, je suis une singularité. La singularité signifie
que moi, je vous aime, Vous l’aimez elle, elle m’aime moi. Et que tous les trois, on fait de la
coopération. C’est-à-dire que c’est le surplus sur lequel le capital construit sa richesse. C’est
ça qu’on doit reconquérir. C’est ça la résistance. La résistance à l’exploitation aujourd’hui.

24 Février 2009, Jussieu, Paris (sera publié dans la revue « Toplumbilim », Istanbul, en Octobre 2009)

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