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Isabelle Eberhardt, du scandale au pro-vocare

Galifi, Ema

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GALIFI, Ema. Isabelle Eberhardt, du scandale au pro-vocare. In: Voyage et Scandale. Paris : Classiques
Garnier, 2022. p. 35–47. (Géographies du monde) doi: 10.48611/isbn.978-2-406-12685-0.p.0035

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GALIFI (Ema), « Isabelle Eberhardt, du scandale au pro-vocare », in MATHIEU
(Patrick) (dir.), Voyage et Scandale, p. 35-47

DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12685-0.p.0035

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GALIFI (Ema), « Isabelle Eberhardt, du scandale au pro-vocare »


RÉSUMÉ – Cet article s’intéresse au motif du scandale dans la vie et les écrits
viatiques d’Isabelle Eberhardt (1877-1904), qui tourne le dos à l’Europe pour
nomadiser en Algérie, et cela, au moment même où l’administration coloniale
cherche à sédentariser les peuples nomades. Insoumise, cette jeune femme se
joue des codes sociaux. Nous évaluerons dans quelle mesure Isabelle Eberhardt
provoque les esprits sédentaires et appelle au dehors pour décloisonner les
pensées.
MOTS-CLÉS – Voyageuse, subversion, colonisation, genre de vie, critique sociale
ISABELLE EBERHARDT,
DU SCANDALE AU PRO-VOCARE

Un scandale peut être volontaire ou créé par le point de vue et le


jugement ­d’un observateur. Regarder le scandale à partir des sujets
percevants ancrés dans la mentalité de l­’époque permet ­d’étudier ce
phénomène sous différents aspects – choquant, subversif et ouvrant à
ce qui est autre. Le scandale peut être suscité par de la pruderie lorsque
les ­conventions sociales et le décorum sont bafoués. ­S’il y a choc dans
un premier temps, des voies pour d­ ’autres manières d­ ’habiter le monde1
peuvent être soufflées2 pour les générations d­ ’après. ­C’est le cas ­d’Isabelle
Eberhardt (1877-1904), qui de son vivant a plus choqué et été incomprise
­qu’elle ­n’a servi ­d’exemple à ses ­contemporains. Son intention ­n’était pas
­d’être scandaleuse, ­c’est pourquoi il est important de distinguer ­l’œil
du dehors qui jugeait Isabelle scandaleuse et ­l’œil du dedans, ­qu’est
la vision de la voyageuse elle-même. Ce ­n’est ­qu’au fil du temps et au
regard des valeurs qui régissent nos sociétés et modes de vie actuels
­qu’il est possible de ­constater son rôle de précurseur sur le chemin de
­l’indépendance, notamment féminine et viatique. ­D’écrivaine-voyageuse
en marge, elle devient post-mortem une sorte de centre de référence. C ­ ’est
là ­qu’il semble pertinent de ­convoquer la notion de provocation ou pro-
vocare, qui étymologiquement signifie « appeler dehors ».
­L’appel au dehors de cette jeune genevoise, qui décide, à la fin du
xixe siècle, de quitter l­ ’Europe pour ­l’Afrique3, ­n’aurait rien eu de dif-
férent des positions orientalistes ­d’alors, ­s’il ne ­comportait un caractère
intempestif pour les politiques et la mentalité coloniales. Non ­contente
1 O. Lazzarotti, Habiter, la ­condition géographique, Paris, Belin, 2006.
2 L. Matthey, « Quand la forme témoigne. Réflexion autour du statut du texte littéraire
en géographie », Cahiers de géographie du Québec, vol. 52, no 147, 2009, p. 401-417.
3 E. Galifi, « Vagabondage entre les c­ ultures dans les correspondances d­ ’Isabelle Eberhardt »,
dans Marina Geat (dir.), Expressions et dynamiques de l­ ’interculturel dans des correspondances
du xixe au xxie siècle, Rome, Roma Tre-Press, 2020, p. 69-94.

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d­ ’être une femme insubordonnée qui voyage seule et qui outrepasse les
­conventions sociales, elle se fait nomade au moment même où le genre
de vie4 du nomadisme est ­combattu par ­l’administration coloniale en
Algérie5. Elle découvrira la Tunisie mais c­ ’est surtout en Algérie q­ u’elle
aimera vagabonder6. Elle nomadisera du Nord-Est du Sahara algérien,
en passant par le sud oranais, à ­l’Ouest de ­l’Algérie, dans ces régions où
la vie nomade ­n’a pas encore ­complètement plié face au « […] processus
de déstructuration et de destruction de tous les supports du nomadisme,
­consécutif au choc violent du fait colonial7 ».
Nous émettons ­l’hypothèse que son nomadisme, autant géogra-
phique durant ses voyages, q ­ u’intellectuel par ses manières de vivre
et de penser, fait scandale. Il ­s’agira alors ­d’étudier les variations du
thème du scandale à la fois dans la vie et les écrits de voyage d­ ’Isabelle
Eberhardt mais aussi dans les témoignages de personnes qui ­l’ont
rencontrée. Nous étudierons ­l’idée, ­qu’au-delà des clabaudages ­qu’elle
suscite de son vivant, ­c’est un scandale plus fondamental ­qu’elle fait
éclater, involontairement, par sa pratique du nomadisme et son esprit
nomade au sens de Kenneth White8, pour la mentalité de ­l’époque
et celles à venir, celui ­d’une subversion des valeurs pour une ouverture
plus généreuse à ­l’altérité. Nous évaluerons donc dans quelle mesure
Isabelle Eberhardt est une figure du dehors au sens de Kenneth White
­d’une personne qui, par son esprit nomade, erre en dehors des espaces
et des pensées ­connus et reconnus, pour les décloisonner et les ouvrir9.

4 P. Vidal de la Blache, « Les genres de vie dans la géographie humaine », Annales de


géographie, t. 20, no 112, 1911, p. 289-304.
5 M. Boukhobza, ­L’agro-pastoralisme traditionnel en Algérie. De ­l’ordre tribal au désordre
colonial, Alger, Office des publications universitaires, 1982.
6 R. Bouvet, « Vagabondages au pays des sables ­d’Isabelle Eberhardt : la figure de la “bonne
nomade” et la dérive des lectures », Jean-François Chassay et Bertrand Gervais, (dir.), Les
Lieux de ­l’imaginaire, Montréal, éditions Liber, 2002, p. 209-221.
7 M. Boukhobza, « Société nomade et État en Algérie », Politique africaine, no 34, p. 7.
8 K. White, ­L’Esprit nomade, Paris, Le livre de poche, 2008.
9 K. White, La Figure du dehors, Paris, Grasset, 1982.

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ISABELLE EBERHARDT, DU SCANDALE AU PRO-VOCARE 37

LE SCANDALE PRINCIPIEL
­COMME MOTEUR DU VOYAGE

Le scandale est de nature principielle chez Isabelle Eberhardt au sens


­d’archè, du principe premier et de cause. Fille « illégitime » de Natalia
de Mœrder, Isabelle Eberhardt est née et décédée dans le scandale : là où
elle passera, un scandale éclatera. Cette marque laissée par sa naissance
à Genève en 1877, peut-être issue ­d’un viol ou ­d’un amour adultérin de
sa mère, déchue de l­ ’aristocratie russe, la poursuivra tout au long de sa
courte vie. Rappelons que Gustave Flaubert endure un procès à cause
de ­l’histoire ­d’un amour adultérin dans Madame Bovary qui offense,
selon certains, la morale publique et les valeurs de la religion. À cela
­s’ajoute son éducation par son tuteur, Alexandre Trophimowsky, qui
­n’a rien de traditionnelle et opère « […] une synthèse entre les principes
éducatifs de Rousseau et ­l’idéal tolstoïen10 ». La biographe de référence
­d’Isabelle Eberhardt, Edmonde Charles-Roux, rapporte un témoignage
­d’une personne, Madame Cosson, qui a rendu visite à la famille à la
Villa Neuve :
À la lire, on mesure ­l’effarement qui saisit tous les nouveaux venus, face au
cadre de vie des exilés russes [Edmonde Charles-Roux]. “Les serres de cactus
et ­d’orchidées, écrivait-elle, véritables merveilles de produits et ­d’installations,
­contrastaient avec la pauvreté ou plutôt la nudité de la maison dont les pièces,
fort vastes, possédaient trois ou quatre meubles” [Madame Cosson]. Et elle
ne ­s’étonnait pas moins des « habits presque sordides » ­qu’elle voyait portés
par un homme à la tête vénérable11 […] [Edmonde Charles-Roux].

Le scandale est la norme de la petite Isabelle Eberhardt, ce qui


explique l­’excentricité et la marginalité de sa future manière de vivre.
Avant même d­ ’entreprendre sa vie ­d’errance, son quotidien à Genève
est atypique. La biographe rapporte que les services de renseignement12
­s’intéressaient de près à cette famille russe et plus tard à cette jeune

10 E. Charles-Roux, Un désir d­ ’Orient : La jeunesse ­d’Isabelle Eberhardt, 1877-1899, Paris,


Grasset, 1988, p. 78.
11 Ibid., p. 79.
12 Ibid., p. 16.

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fille aux cheveux coupés courts et à l­ ’allure atypique, qui s­ ’habillait, par
plaisir et non pour choquer, en marin ou en tenues ­d’homme musulman,
coiffée de couvre-chefs réservés aux hommes tels que le tagelmust ou le
fez, aussi appelé chéchia. Sa pensée ni son c­ omportement ne relèvent de
la coquetterie de nombres de jeunes femmes de son âge. Rappelons que
la seconde moitié du xixe siècle est celle de la mode durant laquelle
une grande attention est portée à ­l’apparence en société. À côté de ce
mode de vie et de cette mentalité prude et policée existe également
une atmosphère plus licencieuse et marginale, représentée de manière
emblématique par la vie d­ ’un Arthur Rimbaud ou encore par le procès
pour obscénité et immoralité des Fleurs du mal de Charles Baudelaire.
Isabelle quant à elle se ­comporte c­ omme une insoumise et ­continue de
transgresser les codes ­lorsqu’elle prend position, ­s’engage et en paroles
et en actions pour défendre certaines causes ­qu’elle trouve iniques. C ­ ’est
le cas par exemple de son engagement à la fin de ­l’année 1890 auprès
du mouvement des Jeunes-Turcs13, de nature révolutionnaire. Si Genève
est une terre d­ ’asile, ­c’est à ­contrecœur des autorités qui ­n’aiment pas
ce qui sort de l­’ordinaire. Isabelle, au c­ ontraire, se plaît à côtoyer ces
personnes à la langue, la ­culture et les idées différentes, qui ont pris le
risque de l­ ’exil : son voyage a déjà c­ ommencé à Genève. Elle fréquente
ce milieu de dissidents, très surveillé par les autorités genevoises tels
­qu’Archavir Gaspariantz ou Adb Allah Djevdet. Le premier, avec qui
elle vivra un amour passager, est membre du journal arménien dissident
Droschak, à tendance révolutionnaire. Isabelle a la charge de la surveil-
lance des envois postaux du Droschak vers l­’étranger14. Elle fréquentera
également Abdullah Djevdet, homme de lettres aux écrits subversifs
sur ­l’Empire ottoman, qui a fondé le troisième journal ­d’opposition de
langue turque à Genève, ­l’Osmanli15 auquel elle ­contribue. ­C’est un scan-
dale pour les autorités genevoises que cette jeune femme ­s’associe aux

13 Le mouvement des Jeunes-Turcs est né en 1889 à Istanbul pour ­s’opposer à ­l’autoritarisme


du sultan Abdul Hamid II par le rétablissement de la Constitution ottomane de 1876,
alors abrogée par le sultan. Les exilés qui fuient la répression et la censure permettent le
déploiement du mouvement en dehors de l­’Empire ottoman, notamment à Genève, où
son retentissement est grand et donc plus inquiétant pour le sultan en termes ­d’image
auprès des nations européennes. Une fois au pouvoir, ce mouvement a dégénéré j­ usqu’au
génocide des Arméniens.
14 E. Charles-Roux, op. cit., p. 293-294.
15 Ibid., p. 295-296.

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ISABELLE EBERHARDT, DU SCANDALE AU PRO-VOCARE 39

idées et actions révolutionnaires de ces hommes, étroitement surveillés


à la fois par Genève et par les agents du sultan ottoman :
Isabelle prétendait ­n’avoir que des raisons c­ ulturelles de fréquenter les milieux
des jeunes-turcs et macédoniens. C ­ ’était difficile à croire et les rapports des
années 1898 à 1899 étaient formels. Tous l­’accusaient de s­’être activement
occupée de propagande et ­d’avoir participé à la rédaction de tracts qui
allaient très au-delà de ce q ­ u’avaient revendiqué précédemment des négo-
ciateurs chevronnés. Les jeunes furieux du Comité central macédonien ne
se ­contentaient plus de réclamer, au cours de discussions fébriles, la révision
des traités, ils exigeaient une séparation ­complète et immédiates ­d’avec la
Turquie, la création ­d’une République macédonienne indépendante, des
garanties quant à ­l’inviolabilité des domiciles et la suppression de la censure
de presse. […] Les divers informateurs laissaient entendre ­qu’Isabelle figurait
avec Abdullah Djevdet parmi les personnalités les plus influentes de ce c­ omité.
On la suspectait ­d’avoir été ­consultée chaque fois ­qu’il avait été nécessaire
de rédiger des motions et de traduire des articles pour l­’Osmanli ou pour le
Droschak. On affirmait ­qu’elle ­n’était pas étrangère à un appel aux “Amis de
la Liberté” plein de mots destructeurs. […]
Elle paraissait plus décidée que jamais d­ ’expérimenter toutes les formes de
militantisme révolutionnaire16.

Edmonde Charles-Roux rapporte également q­ u’« Il fut même question


que le cadre du premier c­ ongrès [du Comité central macédonien] fut la
villa Neuve17 ! ». Elle prendra encore ouvertement position au sujet de
­l’affaire Dreyfus, du côté des dreyfusards, toujours selon ses principes
moraux de justice et de respect de la dignité de la personne humaine,
peu importe ses différences géographiques, socio-­culturelles ou reli-
gieuses. Isabelle Eberhardt aime ce q­ u’on pourrait nommer les scandales
géographico-­culturels – goût qui annonce et attise son dé-paysement.
Cette dimension scandaleuse, avant son entrée en nomadisme, permet
de distinguer ce qui l­ ’animera durant sa rencontre viatique de l­ ’altérité
algérienne, à savoir le dépassement des carcans sociétaux dans le cadre
­d’une recherche identitaire ainsi que la défense des humbles, souvent
victimes de la société coloniale.

16 Ibid., p. 390-391.
17 Ibid., p. 389-390.

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ESPRIT NOMADE, ESPRIT SÉDENTAIRE :


LE DÉNIGREMENT DES C­ ONVENTIONS

Cette subversion des codes du xixe siècle finissant sera, en effet,


encore plus flagrante durant ses voyages. Après la succession de drames
familiaux qui ont entériné sa libération des chaînes de la bienséance
sociétale, Isabelle se met en route vers le Sud de la Méditerranée. Durant
son errance, elle fera montre d­ ’une libéralité de mœurs détonante et cho-
quante pour la mentalité de ­l’époque. Son esprit nomade heurte l­ ’esprit
de ­l’époque, qui, par opposition, pourrait être qualifié de sédentaire. Si
la sexualité préconjugale existe, elle n­ ’est pas admise dans les bonnes
mœurs et relève de l­’outrage. On ­l’a dit, Isabelle a eu de nombreux
amants et courtisans dès ses années de jeunesse à Genève. Elle souhaite
être indépendante et se soustraire à toute autorité masculine. Dans une
lettre du 12 août 1987 à son ami Ali Abdul Wahab, elle exprime sans
détour ne pouvoir se résigner à la ­condition de soumission féminine
parce ­qu’elle se respecte et aime bien trop sa liberté :
Pour ce qui ­concerne El Khoudja feu Abdallah, certes je ne veux pas rede-
venir ce que j­’ai eu le malheur d­ ’être pendant deux mois : l­’esclave de cet
homme despotique et violent qui pense q­ u’une femme n­ ’est bonne q­ u’à lui
servir d­ ’amusement et à avoir envers lui tous les devoirs possibles sans que
lui daigne s­’en reconnaître le moindre envers elle. Cela n­ ’est q­ u’une entrave
pour ­l’avenir et je veux ma liberté entière18.

Même mariée, aimée et respectée par son mari, elle le verra peu. Elle
ne craint pas les propos érotiques et avoue aimer les plaisirs de la chair.
Sa sexualité libérée dont témoignent ses écrits intimes est à l­ ’image de
son mode de vie et de son esprit nomade. Dans une lettre à Ali Abdul
Wahab ­concernant un de ses amants qui veut la prendre pour femme,
elle évoque leur « attraction sexuelle » et mentionne leur « union illé-
gale » ­qu’elle préfère à la privation de liberté causée par le mariage :
Je vous avouerai en bon camarade que, en lui, il y a encore, pour attirer
certaines femmes (les intellectuelles), la très grande virilité de sa nature et
sa façon très crânement dédaigneuse ­d’envisager les douleurs de la vie…

18 I. Eberhardt, Écrits intimes, Paris, Payot, 1991, p. 63.

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ISABELLE EBERHARDT, DU SCANDALE AU PRO-VOCARE 41

[…] Mektoub (A) ou bien une loi inconnue, une loi ­d’attraction sexuelle encore
mal définie qui veut que un tel et une telle (A) s­’unissent… Bientôt il en
arriva à me faire la plus enflammée et la plus naïve des déclarations. […] Dès
le début, il ­m’avait offert, devant ma mère, le mariage mais ­connaissant son
caractère despotique et la vie cloitrée des Mauresques, je refusai, préférant
une union illégale à cet abandon de toute liberté et de tout avenir.
Certes, j­’ai tenu ma promesse : je suis allée le retrouver là-bas où nous
sommes restés j­usqu’à 7 heures du soir… Ce que ces cinq heures ont été
pour moi, je vous le dirai un jour… Pas maintenant : c­ ’est trop récent…
Depuis lors, je le vis deux fois par semaine, chez moi. Ma mère nous laissait
libres, pour ne point nous causer de chagrin. Ces relations quasi ­conjugales
durèrent deux mois19 […].

­C’est dire que face aux c­ onventions sociales de son temps, elle s­ ’interdit
peu de choses au point de se forger progressivement une réputation de
débauchée en Algérie. Robert Randau, qui ­l’a c­ onnue en voyage à Ténès,
en témoigne et rapporte q­ u’elle employait des jurons : « […] elle allu-
mait cigarette sur cigarette, et […] entrelardait de menus jurons ­comme
Nom de Dieu la moindre de ses phrases20 ». Loin de toute élégance, elle
aimait à viriliser ses gestes. Il lui arrivait de se frapper sur la poitrine
afin de montrer aux hommes autours d­ ’elle que ses attributs féminins,
­d’ordinaire sensibles, ne ­l’étaient pas chez elle :
Quand, à Marseille, elle emprunta à une ouvrière des vêtements de femme
pour aller à la mairie “­j’étais, me dit-elle, un vrai carnaval”, et pour nous
montrer ­qu’elle ne possédait aucun des avantages réservés aux femmes par la
nature, elle se battait la poitrine à grands coups de poings à la façon du gorille
en colère, et ­s’écriait : « Parole d­ ’honneur, cherchez-moi à Ténès beaucoup de
femmes qui soient capables de se livrer à un tel exercice !… ». Elle ­s’amusait
de notre surprise choquée et multipliait les détails sur les taudis où elle
­s’était réfugiée dans le Vieux Port, en attendant ­l’arrivée de Slimène Ehnni21.

Isabelle Eberhardt incarne tout le ­contraire de ­l’ordre et de la stabilité


sermonnés par la « bonne société » des colons, à savoir le désordre et la
transgression. Elle se moque sans cesse des ­conventions de ­l’intelligentsia
et refuse les mondanités qui pour elle, signifient se soumettre aux ten-
dances et aux règles de la bienséance. Elle ­l’exprimera ­comme une sorte

19 Ibid., p. 71-72.
20 R. Randau, Notes et souvenirs, Paris, La Boîte à Documents, 1997, p. 73.
21 Ibid., p. 85-86.

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de profession de foi du nomadisme dans un texte de 1902 où elle prône


errance et vagabondage pour ­l’affranchissement des obligations de la
vie sédentaire telles que la stabilité familiale ou la capitalisation qui,
pour elle, sont autant de synonymes de l­ ’esclavage22. Au ­contraire, elle
­n’hésite pas pendant ses voyages à fréquenter les lieux miséreux de la
société algérienne c­ omme les tavernes arabes ou celles des légionnaires
où elle ­consommera drogue et alcool. Elle ne se ­contente pas de fumer
de nombreuses cigarettes et se tourne vers les vapeurs du hasch, aussi
dénommé kif. Elle a un goût prononcé pour ­l’ivresse de ­l’anisette, du
vin voire de ­l’absinthe des tavernes, et cela malgré sa ­conversion au
soufisme. De nombreuses occurrences dans ses écrits font mention de
nuits entières passées dans les vapeurs du hasch ou de ­l’alcool. Le 28 jan-
vier 1901, elle écrit dans son Deuxième journalier : « Nuit lugubre, sans
sommeil, passée à fumer du kif et à boire23 ». Quelques mois plus tôt,
le 10 novembre 1900, elle relate à son frère Augustin ses beuveries :
J­ ’ai définitivement pris pour domestique un fumeur de kif, le calme et la
bonne foi personnifié […]. Pendant quelques mauvais jours, notre paisible
association menaçait ruine : ­l’on ­s’était… mis à boire.
[…] Mais ­c’est passé. Le fumeur de kif a raccommodé la porte que ­j’avais
enfoncée un soir de cuite, et tout est rentré dans le monotone train-train
auquel je me suis fait24 […].

Elle a c­ onscience de l­’image scandaleuse renvoyée par son mode de


vie mais ­s’attarde très peu sur sa posture ­d’observée, ­comme si elle lui
était indifférente :
Pour la galerie, j­ ’arbore le masque d­ ’emprunt du cynique, du débauché et du
je ­m’enfoutiste… Personne ­jusqu’à ce jour n­ ’a su percer ce masque et aper-
cevoir ma vraie âme, cette âme sensitive et pure qui plane si haut au-dessus
des bassesses et des avilissements où il me plaît, par dédain des ­conventions
et, aussi, par un étrange besoin de souffrir, de traîner mon être physique…
[…] Je resterai donc obstinément le soûlard, le dépravé et le casseur ­d’assiettes
qui soûlait, cet été, sa tête folle et perdue, dans l­’immensité enivrante du
désert et, cet automne, à travers les oliveraies du Sahel Tunisien. […]
En cet instant, ­comme ­d’ailleurs à toute heure de ma vie, je ­n’ai ­qu’un désir :
revêtir le plus vite possible la personnalité aimée qui, en réalité, est la vraie,

22 I. Eberhardt, Écrits sur le sable. Œuvres c­omplètes, Paris, Grasset, 1988, p. 27-28.
23 Ibid., p. 353.
24 I. Eberhardt, op. cit., 1991, p. 246-247.

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ISABELLE EBERHARDT, DU SCANDALE AU PRO-VOCARE 43

et retourner là-bas, en Afrique, reprendre cette vie-là… Dormir, dans la


fraîcheur et le silence profonds, sous ­l’écroulement vertigineux des étoiles,
avec, pour tout toit, le ciel infini et pour tout lit, la terre tiède25…

Les médisances ont masqué les valeurs profondes du c­ omportement


d­ ’Isabelle Eberhardt telles que la liberté d­ ’action et de choix d­ ’existence
ou l­’indépendance et la personnalisation de sa pensée. Comme nous
allons le voir, le décloisonnement des mentalités ne provoque que peu
de résonance chez ses ­contemporains, alors en pleine entreprise de
« pacification » des zones reculées du Sahara, où la vie nomade règne
encore, afin ­qu’elles se ­conforment à ­l’habitus européen.

PRO-VOCARE ET ALTÉRITÉ :
UNE FIGURE DU DEHORS

Le scandale chez Isabelle Eberhardt est de ­l’ordre du pro-vocare au


sens de ­l’appel du dehors pour faire naître une manière de penser et de
vivre, mieux en accord avec la ­condition de l­ ’humain. Ce n­ ’est pas une
mission ­qu’elle se donne mais une réponse à ­l’appel de ses sens, de son
intuition et de ses besoins pratiques. Isabelle Eberhardt ­n’est pas une
théoricienne ni une donneuse de leçon : elle est avant tout une intuitive
et une hyper-sensible, une écorchée vive qui ne supporte pas l­ ’injustice.
Par l­’exemple de sa libéralité de mœurs et de sa force de caractère
analysés précédemment, elle inspirera, involontairement et après-coup,
une autre manière ­d’être femme. Dans le même ordre d­ ’idées, tout en
développant une puissante foi en Dieu et en respectant les pratiques
religieuses, Isabelle Eberhardt ne parvient pas à renoncer à sa liberté, et
notamment à la liberté de ses réflexions critiques. De sa ­conversion au
soufisme ressort ce qui ­aujourd’hui serait qualifié d­ ’approche progressiste
de l­’Islam. Par exemple, dans une lettre Ali Abdul Wahab, elle remet
en question le dogme religieux quant au port du voile et ­s’en affranchit.
Selon elle, ­l’authenticité de la foi et de la dévotion ne se trouve pas dans
ces attributs extérieurs :
25 I. Eberhardt, op. cit., 1988, p. 303-304.

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44 EMA GALIFI

Maintenant, je ne me crois nullement obligée pour être musulmane, de revêtir


une gandoura et une mléya et de rester cloîtrée. Ces mesures ont été imposées
aux Musulmans pour les sauvegarder de chutes possibles et les ­conserver
dans la pureté. Ainsi, il suffit de pratiquer cette pureté et ­l’action ­n’en sera
que plus méritoire, parce que libre et non imposée aux Musulmanes pour
les sauvegarder.
[…] Vous savez ce qui est écrit là-dessus : il en est qui disent « nous croyons
en Dieu et au jugement dernier » et qui ne sont pas des croyants26, ce ne sont
généralement pas les grands faiseurs de gestes et ­d’embarras, pour parler plus
simplement, qui sont les meilleurs parmi les croyants27.

Paradoxalement, elle ne recherche pas le scandale mais, au c­ ontraire,


à se fondre dans le milieu. Elle brouille toutes les frontières entre les
différences et donne l­’exemple d ­ ’une appréhension de la réalité plus
ouverte et nuancée28. En plus de vivre parmi les locaux, elle vivra
­comme eux. La jeune femme s­’habille en homme musulman durant
son errance afin de pouvoir intégrer les milieux réservés aux hommes,
notamment les c­ onfréries soufies. Sa proximité avec les indigènes algé-
riens et la défense de ces derniers heurtent la mentalité ­conservatrice,
raciste et coloniale de ­l’époque. Si ­aujourd’hui nous pouvons traiter de
la découverte de l­ ’Autre dans le voyage c­ omme un des effets bénéfiques
du voyage, il s­ ’agit ­d’un anachronisme : à ­l’époque coloniale, celui qui
­s’approche trop des indigènes est indécent et outrepasse hiérarchies et
normes. Lors de son premier voyage à Bône, Isabelle et sa mère vont très
vite quitter le ­confort du quartier européen et de la maison de leur ami
photographe Louis David, pour se rendre dans les quartiers indigènes.
Avant cela, elles font déjà scandale parce ­qu’elles côtoient les indigènes.
Isabelle fréquentera les lieux marginaux, où vivent les peuples, souvent
dans la misère, tel que ­l’univers des prostituées ou des tavernes. Son
mariage mixte, alors intolérable, avec un Algérien musulman, le spahi
Slimène Ehnni, alimente le scandale autour de la jeune femme. Elle fuit
non seulement les Européens mais les critique et les méprise au point
­d’adopter progressivement les us et coutume, j­usqu’à la foi islamique
et les pratiques mystiques soufies des peuples du désert.
Les propos anticolonialistes dont Isabelle Eberhardt parsèmera ses
écrits de voyage ne seront pas pour atténuer le scandale ­qu’elle engendre.
26 Souligné dans le texte pour signifier q­ u’elle écrit en arabe.
27 I. Eberhardt, op. cit., 1991, p. 79-80.
28 E. Galifi, op. cit., 2020, p. 83-88.

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ISABELLE EBERHARDT, DU SCANDALE AU PRO-VOCARE 45

Alors que le gouvernement français cherche à montrer les « bienfaits


civilisateurs et pacificateurs » de l­ ’entreprise coloniale, Isabelle dénonce
des cas de tortures et les processus ­d’acculturation ou de destruction de la
diversité ­culturelle, tout en prônant la vie des nomades par son genre de
vie et ses écrits. Au moment où ­l’Europe intensifie son industrialisation
et son urbanisation tout en vantant les mérites de la modernité, Isabelle
Eberhardt blâme ce mode de vie et célèbre une existence simple, au plus
près de la nature. Depuis Bône, le 10 septembre 1897, elle écrit à Ali
Abdul Wahab ­qu’elle se languit de retrouver les peuples du désert et la
nature, pour fuir l­’européanisation ambiante q­ u’elle déteste :
Quelques fois, aux heures où je souffre et où la vie inaccoutumée de cette
ville suant le vice et la bassesse me tue, je ­m’en vais, très loin, avec des amis
bédouins, dans quelques douars perdus où tout semble daté d ­ ’Isaac et de
Yacoub et où règne la paix depuis longtemps inconnue à la ville – inconnue
des Européens depuis des millénaires.
Et il me semble que, quand ­j’ai revêtu un burnous blanc et quand ­j’ai
enfourché quelque bouillant cheval fort et alerte, et que je cours au hasard,
ventre à terre dans ­l’immense plaine – il me semble que je suis enfin sortie
de moi-même et que ­j’ai secoué tout le fatras atavique de c­ onventions et
­d’agitations inutiles.
[…] La ville ­m’étouffe et me torture. ­C’est une souffrance et un malaise
pour moi que ce bruit éternel et ce va-et-vient bête de la rue29…

On voit dans sa manière de vivre se dessiner une ­conscience écolo-


gique émergente qui participe de sa critique des valeurs européennes.
Sa manière d­ ’écrire son errance est intéressante à ce propos. Ses récits
viatiques sont fait de portraits de nomades et de paysages ainsi que
­d’herbiers littéraires. Elle est même attentive à la ­condition animale
lorsque, dans la première partie de Sud oranais, elle écrit « Agonie »,
­consacré à la description de la souffrance d­ ’une chamelle meurtrie par
de longues marches forcées par l­’humain30. Elle est dans une relation
intime et révérencieuse tout à la fois avec les peuples, la faune et la flore.
Sa plume subversive lui vaudra les inquiétudes du gouvernement
français qui se penchera sur son cas et cherchera à la réduire au silence
pour étouffer les potentiels scandales ­qu’elle pourrait faire éclater. Ils
y parviendront suite à la tentative ­d’assassinat dont elle est victime à
29 I. Eberhardt, op. cit., 1991, p. 85.
30 I. Eberhardt, op. cit., 1988, p. 157.

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46 EMA GALIFI

Béhima le 19 janvier 190131. En effet, son potentiel subversif couplé à ses


­comportements et propos « hors-normes », seront utilisés par les autorités
­comme prétextes pour ­l’éloigner de ­l’Algérie : son attitude provocatrice
serait ­l’origine de la violence. Les autorités décident de ­l’éloigner de la
colonie en ­l’expulsant du territoire algérien afin de ­contenir le risque
de débordement ­qu’elle provoque auprès des peuples indigènes et des
colons, ­comme en témoigne la lettre du Secrétaire chancelier du Consulat
de Russie du 18 juin 1901 suite à sa demande au Consul d­ ’intervenir
en sa faveur pour annuler l­’expulsion :
Mademoiselle,
En réponse à votre lettre du 29 oct. Son Excellence Monsieur le Consul de
Russie me charge de vous dire et de vous c­ ommuniquer q­ u’il lui est impossible
­d’intervenir auprès de Monsieur le Gouverneur Général de ­l’Algérie dans votre
intérêt, afin de pouvoir le faire revenir sur ses actions et ses décisions […].
[…] Vous portiez un costume arabe masculin, chose qui avouez-le vous-
même [sic] ne c­ onvient pas trop à une demoiselle de nationalité Russe, puis
votre changement de religion, vos relations avec les sectes religieuses, tout
cela a excité le fanatisme des indigènes et vous a exposée vous-même a bien
des dangers, de manière que si on vous avez [sic] laissée rentrer dans le pays,
par vengeance ou pour tout autre motif, tout serait recommencer32.

­ ’est dire la capacité déstabilisatrice que reconnaissent les autorités


C
aux dires et aux actes de cette jeune femme. Néanmoins, son discours
a pu parfois apparaître ­contradictoire voire ambigu ­lorsqu’elle courbe
­l’échine face à l­ ’autorité coloniale pour défendre son cas et permettre son
retour en Algérie. Son ambiguïté est stratégique : maintenir sa dissidence
­l’aurait empêchée de rester en Algérie et de poursuivre sa pérégrination.
Le motif du scandale tisse ­l’existence ­d’Isabelle Eberhardt. Par sa
manière de voyager en nomade des centres vers les marges et les péri-
phéries tant géographiques ­qu’humaines et intellectuelles, elle ébranle
les préjugés et les représentations sociales dominantes. Elle élargit ainsi
­l’horizon de ses c­ ontemporains et de ses lecteurs d­ ’alors et d­ ’­aujourd’hui
parce ­qu’elle rejette les chemins sociétaux tracés par avance pour cher-
cher les siens, à une époque où la pression sociale est forte, notamment
31 Pour plus de détails sur cette affaire, voir : S. Lahuec, « Tentative d­ ’assassinat ­d’Isabelle
Eberhardt : un dossier judiciaire qui interroge », Cahiers de la Méditerranée, vol. 78, 2009,
p. 307-316.
32 Archives Nationales d­ ’outre-mer ­d’Aix en Provence, Fonds Isabelle Eberhardt, 31MIOM32,
23X52.

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ISABELLE EBERHARDT, DU SCANDALE AU PRO-VOCARE 47

pour une femme. Elle peut alors être ­considérée ­comme une figure du
dehors au sens de Kenneth White parce ­qu’elle essaie de débarrasser sa
vie et sa pensée de tout ce qui est ­contraire au libre déploiement de son
être tel que les entraves liées à sa c­ ondition de femme et d­ ’Européenne
en c­ ontexte colonial.

Ema Galifi
Université de Genève –
Faculté des Sciences de la société
et Centre de Compétences Dusan
Sidjanski en Études Européennes
du Global Studies Institut

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