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Galifi, Ema
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GALIFI, Ema. Isabelle Eberhardt, du scandale au pro-vocare. In: Voyage et Scandale. Paris : Classiques
Garnier, 2022. p. 35–47. (Géographies du monde) doi: 10.48611/isbn.978-2-406-12685-0.p.0035
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GALIFI (Ema), « Isabelle Eberhardt, du scandale au pro-vocare », in MATHIEU
(Patrick) (dir.), Voyage et Scandale, p. 35-47
DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12685-0.p.0035
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d ’être une femme insubordonnée qui voyage seule et qui outrepasse les
conventions sociales, elle se fait nomade au moment même où le genre
de vie4 du nomadisme est combattu par l’administration coloniale en
Algérie5. Elle découvrira la Tunisie mais c ’est surtout en Algérie q u’elle
aimera vagabonder6. Elle nomadisera du Nord-Est du Sahara algérien,
en passant par le sud oranais, à l’Ouest de l’Algérie, dans ces régions où
la vie nomade n’a pas encore complètement plié face au « […] processus
de déstructuration et de destruction de tous les supports du nomadisme,
consécutif au choc violent du fait colonial7 ».
Nous émettons l’hypothèse que son nomadisme, autant géogra-
phique durant ses voyages, q u’intellectuel par ses manières de vivre
et de penser, fait scandale. Il s’agira alors d’étudier les variations du
thème du scandale à la fois dans la vie et les écrits de voyage d ’Isabelle
Eberhardt mais aussi dans les témoignages de personnes qui l’ont
rencontrée. Nous étudierons l’idée, qu’au-delà des clabaudages qu’elle
suscite de son vivant, c’est un scandale plus fondamental qu’elle fait
éclater, involontairement, par sa pratique du nomadisme et son esprit
nomade au sens de Kenneth White8, pour la mentalité de l’époque
et celles à venir, celui d’une subversion des valeurs pour une ouverture
plus généreuse à l’altérité. Nous évaluerons donc dans quelle mesure
Isabelle Eberhardt est une figure du dehors au sens de Kenneth White
d’une personne qui, par son esprit nomade, erre en dehors des espaces
et des pensées connus et reconnus, pour les décloisonner et les ouvrir9.
LE SCANDALE PRINCIPIEL
COMME MOTEUR DU VOYAGE
fille aux cheveux coupés courts et à l ’allure atypique, qui s ’habillait, par
plaisir et non pour choquer, en marin ou en tenues d’homme musulman,
coiffée de couvre-chefs réservés aux hommes tels que le tagelmust ou le
fez, aussi appelé chéchia. Sa pensée ni son c omportement ne relèvent de
la coquetterie de nombres de jeunes femmes de son âge. Rappelons que
la seconde moitié du xixe siècle est celle de la mode durant laquelle
une grande attention est portée à l’apparence en société. À côté de ce
mode de vie et de cette mentalité prude et policée existe également
une atmosphère plus licencieuse et marginale, représentée de manière
emblématique par la vie d ’un Arthur Rimbaud ou encore par le procès
pour obscénité et immoralité des Fleurs du mal de Charles Baudelaire.
Isabelle quant à elle se comporte c omme une insoumise et continue de
transgresser les codes lorsqu’elle prend position, s’engage et en paroles
et en actions pour défendre certaines causes qu’elle trouve iniques. C ’est
le cas par exemple de son engagement à la fin de l’année 1890 auprès
du mouvement des Jeunes-Turcs13, de nature révolutionnaire. Si Genève
est une terre d ’asile, c’est à contrecœur des autorités qui n’aiment pas
ce qui sort de l’ordinaire. Isabelle, au c ontraire, se plaît à côtoyer ces
personnes à la langue, la culture et les idées différentes, qui ont pris le
risque de l ’exil : son voyage a déjà c ommencé à Genève. Elle fréquente
ce milieu de dissidents, très surveillé par les autorités genevoises tels
qu’Archavir Gaspariantz ou Adb Allah Djevdet. Le premier, avec qui
elle vivra un amour passager, est membre du journal arménien dissident
Droschak, à tendance révolutionnaire. Isabelle a la charge de la surveil-
lance des envois postaux du Droschak vers l’étranger14. Elle fréquentera
également Abdullah Djevdet, homme de lettres aux écrits subversifs
sur l’Empire ottoman, qui a fondé le troisième journal d’opposition de
langue turque à Genève, l’Osmanli15 auquel elle contribue. C’est un scan-
dale pour les autorités genevoises que cette jeune femme s’associe aux
16 Ibid., p. 390-391.
17 Ibid., p. 389-390.
Même mariée, aimée et respectée par son mari, elle le verra peu. Elle
ne craint pas les propos érotiques et avoue aimer les plaisirs de la chair.
Sa sexualité libérée dont témoignent ses écrits intimes est à l ’image de
son mode de vie et de son esprit nomade. Dans une lettre à Ali Abdul
Wahab concernant un de ses amants qui veut la prendre pour femme,
elle évoque leur « attraction sexuelle » et mentionne leur « union illé-
gale » qu’elle préfère à la privation de liberté causée par le mariage :
Je vous avouerai en bon camarade que, en lui, il y a encore, pour attirer
certaines femmes (les intellectuelles), la très grande virilité de sa nature et
sa façon très crânement dédaigneuse d’envisager les douleurs de la vie…
[…] Mektoub (A) ou bien une loi inconnue, une loi d’attraction sexuelle encore
mal définie qui veut que un tel et une telle (A) s’unissent… Bientôt il en
arriva à me faire la plus enflammée et la plus naïve des déclarations. […] Dès
le début, il m’avait offert, devant ma mère, le mariage mais connaissant son
caractère despotique et la vie cloitrée des Mauresques, je refusai, préférant
une union illégale à cet abandon de toute liberté et de tout avenir.
Certes, j’ai tenu ma promesse : je suis allée le retrouver là-bas où nous
sommes restés jusqu’à 7 heures du soir… Ce que ces cinq heures ont été
pour moi, je vous le dirai un jour… Pas maintenant : c ’est trop récent…
Depuis lors, je le vis deux fois par semaine, chez moi. Ma mère nous laissait
libres, pour ne point nous causer de chagrin. Ces relations quasi conjugales
durèrent deux mois19 […].
C’est dire que face aux c onventions sociales de son temps, elle s ’interdit
peu de choses au point de se forger progressivement une réputation de
débauchée en Algérie. Robert Randau, qui l’a c onnue en voyage à Ténès,
en témoigne et rapporte q u’elle employait des jurons : « […] elle allu-
mait cigarette sur cigarette, et […] entrelardait de menus jurons comme
Nom de Dieu la moindre de ses phrases20 ». Loin de toute élégance, elle
aimait à viriliser ses gestes. Il lui arrivait de se frapper sur la poitrine
afin de montrer aux hommes autours d ’elle que ses attributs féminins,
d’ordinaire sensibles, ne l’étaient pas chez elle :
Quand, à Marseille, elle emprunta à une ouvrière des vêtements de femme
pour aller à la mairie “j’étais, me dit-elle, un vrai carnaval”, et pour nous
montrer qu’elle ne possédait aucun des avantages réservés aux femmes par la
nature, elle se battait la poitrine à grands coups de poings à la façon du gorille
en colère, et s’écriait : « Parole d ’honneur, cherchez-moi à Ténès beaucoup de
femmes qui soient capables de se livrer à un tel exercice !… ». Elle s’amusait
de notre surprise choquée et multipliait les détails sur les taudis où elle
s’était réfugiée dans le Vieux Port, en attendant l’arrivée de Slimène Ehnni21.
19 Ibid., p. 71-72.
20 R. Randau, Notes et souvenirs, Paris, La Boîte à Documents, 1997, p. 73.
21 Ibid., p. 85-86.
22 I. Eberhardt, Écrits sur le sable. Œuvres complètes, Paris, Grasset, 1988, p. 27-28.
23 Ibid., p. 353.
24 I. Eberhardt, op. cit., 1991, p. 246-247.
PRO-VOCARE ET ALTÉRITÉ :
UNE FIGURE DU DEHORS
pour une femme. Elle peut alors être considérée comme une figure du
dehors au sens de Kenneth White parce qu’elle essaie de débarrasser sa
vie et sa pensée de tout ce qui est contraire au libre déploiement de son
être tel que les entraves liées à sa c ondition de femme et d ’Européenne
en c ontexte colonial.
Ema Galifi
Université de Genève –
Faculté des Sciences de la société
et Centre de Compétences Dusan
Sidjanski en Études Européennes
du Global Studies Institut