Michon Deux Beune - SM

Vous aimerez peut-être aussi

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 2

Pierre Michon, Les deux Beune, Verdier, 2023.

Nous sommes dans la vallée de la Vézère, à deux pas de Lascaux… Vingt-sept ans plus tard,
Pierre Michon y revient pour nous donner à lire la suite de La Grande Beune. L’ensemble est
publié sous le titre Les deux Beune et présenté comme un roman de près de cent-cinquante
pages traversé par la tension d’un « nylon tendu ». L’écriture de Michon est hantée par
l’inachevable, par l’épreuve d’une œuvre qui n’aboutit pas ou demeure à l’état d’épave.
Reconnaissons qu’il aura fallu plus d’un quart de siècle pour voir ce livre advenir. « L’Origine
du monde » paraît en trois livraisons dans la N.R.F. entre mai et août 1988, puis repris chez
Fata Morgana avec des gravures de Pierre Alechinsky cinq ans plus tard. En 1996, enrichi des
trois chapitres supplémentaires, le texte paraît sous le titre La Grande Beune. Au cours des
années, l’auteur laisse entendre qu’il désire écrire une suite qui, comme les ruisseaux qui
serpentent dans les sous-bois, viendrait comme un affluent pour grandir sa sœur.

Pierre Michon nous avait habitué à des textes courts, fulgurants, d’une densité qui n’a d’égale
que celle de sa langue. Une langue qui restitue l’âpreté et la rugosité d’un paysage qui toujours
nous échappe, car il est celui du pays de l’origine, perdu sous une pluie noire. Cette origine est
double. D’abord, elle pointe vers l’origine de l’art, car nous sommes dans le pays de Lascaux
où la naissance de l’homme se confond avec la cavale sauvage des bêtes au fond d’une grotte.
Origine du désir ensuite, car tout en suivant les cours des deux eaux, jamais interrompues
depuis la naissance de ce paysage archaïque, nous remontrons le cours du désir comme un jour,
l’auteur en jeune adolescent descendit à son tour visiter Lascaux en compagnie d’un couple de
parents, dont la femme, qui tenait une boutique de lingerie était fort belle. Elle souleva chez le
jeune adolescent l’étincelle du désir. C’était une vision. Il y avait là l’humanité, la sexualité et
ses fétiches. Le jeune Pierre Michon repartit de Lascaux avec une photo prise au bord du puit,
où il pose à côté de la pancarte qui lit : « Attention au bord du gouffre ».

Ce gouffre est justement ce que racontent les cours de la grande et de la petite Beune, comme
une autre histoire du désir. Dans le roman, le gouffre s’appelle trou ou fente. Suivre le désir
jusqu’au fond des bois pour en porter l’incandescence et la brûlure, comme « le fer du
désir sans masque », revient à tomber dans ce trou. C’est ainsi que le jeune instituteur devient
à son tour le roi des bois, lui qui fut nommé dans un petit village au bord de la Beune et dans
son ennui profond parcours un paysage où il se laisse consumer par le désir pour une femme,
Yvonne, la buraliste du village. Il la croise un soir à l’orée d’un bois où leurs regards se
rencontrent. L’étincelle de cette vision allume le feu de la quête. Nous sommes en pleine chasse
spirituelle. Puis, il y a cette scène absolument hallucinante, où le jeune homme suit Jeanjean
jusqu’au fond de sa grange avant d’entrer sous terre pour découvrir une grande caverne
blanche, aux murs comme une page blanche sur laquelle il n’y a rien d’écrit. Cette blancheur
étonne. Elle surprend. Elle semble précéder de quelques instants la création. Rapidement,
l’imaginaire peuple ce grand espace de calcite blanc comme à l’instant où on entre dans
Lascaux pour la première fois.

Entre la grotte, les eaux et la brûlure du désir, la grande Beune raconte la grande histoire
immémoriale, celle de l’attente fantasmée du désir, cette atteinte lorsque son aveuglement nous
frappe et nous fait errer en forêt, tandis que la petite Beune trace la sente de sa réalisation, son
rituel à travers le désir d’une femme qui accepte un nouvel amant. La première partie nous
mène dans un monde archaïque où le paysage se dérobe devant une pluie noire, tandis que la
seconde partie est dominée par une brume blanche qui enrobe les corps comme une des lois du
désir, tout en évoquant la peau de lait d’Yvonne. Cette blancheur est aussi celle de la paroi de
la grotte qui a été effacée au Karcher par Jean-Jean, et dont les anciens ont vu peint le renard,
cet animal sacrifié que l’on donne aux innocents du village pour disposer de son corps. Mais
au-delà du mystère de la grotte, la seconde partie du roman retrace les vies minuscules de
quelques personnages, pour en dresser la légende. On entre dans la petitesse de ces vies, que
l’auteur qualifie de rigolos, pour en retisser les bribes perdues, les temps hétérogènes comme
ceux passés la nuit à braconner dans des ruisseaux, afin de renouer le lien avec la grande
histoire, celle du grand temps immémorial du désir. La première rencontre à l’orée du bois se
poursuit un matin de Carnaval, dans la brume qui devient à la fois écran et manteau qui enrobe
les corps dans un monde qui toujours se dérobe. Le jeune instituteur y croise Yvonne et tend
son bras pour saisir son manteau de peau de bête. On retrouve là le geste de la chasse célébré
à Lascaux. S’ensuit une scène qui fait penser au récit Le mort de Bataille, où Yvonne entre
dans l’auberge à la recherche de son fils, parti fêter le carnaval avec les autres enfants du
village. Elle entre dans un monde d’homme : Jean le pêcheur et son amant Jeanjean y règnent
comme le roi blanc et le roi noir. Face à ce corps de femme désirante qui se tient contre le
flipper et s’expose en ouvrant lentement et lascivement sa fourrure pour montrer sa robe dont
le « fourreau était si collant qu’on apercevait en relief la ceinture et les attaches du porte-
jarretelles tendant la soie », Jeanjean l’invite à se rendre à la scierie à cinq heures où elle verra
son petit passer. L’instituteur la précédera pour changer son destin et devenir son amant.

Au seuil de la première étreinte, voici que la paroi blanche de la grotte revient nous hanter. Ce
seront les derniers mots du roman. La préhistoire habite le territoire tout en étant bien plus
qu’une discipline géographique. La préhistoire est une inscription sous la terre d’un sens
profond. La grotte blanche ressemble à l’effacement du désir de l’homme qui se symbolise
dans la scène du puit de Lascaux, avec l’homme ithyphallique dont la raideur cadavérique se
confond avec l’érection de son sexe. Cet effacement laisse place à un autre désir, celui de la
femme, de la reine Yvonne, qui prend la forme de L’origine du monde, ce tableau de Courbet
qui donnait son premier titre au roman. Pierre Michon décide d’écarter ce titre vu l’intérêt
récent suscité par ce tableau. C’est pourtant lui que nous retrouvons en couverture du livre Les
deux Beune, gravé sur la paroi d’une grotte préhistorique. Cet anachronisme permet un tel
déplacement, substituant l’érection de l’homme ityphallique pour le secret le plus profond du
monde que sont ces replis d’une grotte où une femme se confond avec l’écoulement des eaux.

Stéphane MASSONET

Référence : Stéphane Massonet, « Pierre Michon : Les deux Beune », Europe n°1133-1134,
septembre-octobre 2023, p. 350-352.

Vous aimerez peut-être aussi