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AYAQUANC

FEU SUR L’ESPION


DU MEME AUTEUR

Aux Editions Fleuve Noir :

Les portes de fer.


Capitale de la terreur.
Une fléche pour V’espion.
Docteur Dragon.
Un kimono pour l’espion.
Venez chez le bourreau!
Une brune pour Vespion.
Un kriss pour Vespion.

Aux Editions des Presses de la Cité:

Agent secret.
L’agent double,
Section IV.
Le grand monde.
Portail sud.
Monsieur Zaroutchine.
Plan «J>. :
Espions sur le Tigre.
Tamara.
Lumiére rouge.
Ligne de feu,
Mort d’un espion.
Réseau agonie.
Ombres chinoises.
Mission au Caire.
Sang contre sang.
Mouvement vers la mort. (Grand Prix
du roman d’espionnage 1961).
Orient rouge.
Destination Hanoi.
SS BN 598.
Visa pour Iakoutsk.
+
ALAIN YAOQUANC

FEU SUR L’ESPION

ROMAN _ D’ESPIONNAGE

EDITIONS FLEUVE NOIR


69, Boulevard Saint-Marcel - PARIS-XIIle¢
© 1968 «Editions Fleuve Noir», Paris. Reproduction et
traducticn, méme partielles, interdites. Tous droits réservés:
pour tous. pays, y compris |'U.R.S.S. et les pays scandinaves.
CHAPITRE PREMIER

A CHEVAL SUR LE TIGRE.

James Bannixter se sentait heureux.


Dans le dancing, en face de lui, la plus
jolie fille qu’il ait jamais vue depuis qu'il
se trouvait 4 Saigon, une fille aux cheveux
d’un noir sauvage et a la taille souple, se
défendait mal contre ses assauts. A cha-
que fois que la musique s’arrétait, il déta-
chait un rouleau de tickets, le lui glissait
entre les mains et reprenait la taille fémi-
nine d’un geste machinal. Les tickets dis- —
paraissaient. avec prestesse. Un instant.
apres, la musique. reprenait,. les couples
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glissaient et les coups de cymbale se fon-


daient dans le fracas environnant.
Musique banale. Décor & base de plan-
tes vertes et de cartons saupoudrés d’or et
d’argent. Un parfum de cannelier, de ca-
nard laqué et de fleurs de frangipanier .
flottait au-dessus de la sueur Acre et vio-
lente émanant de toute cette foule. Sur les
tables, les lampes de nuit 4 capuchons, de-
vaient dater de l’occupation francaise, le
«champagne» lui, hélas! n’était pas de-
meuré aprés les Francais, mais venait droit
de Californie, via Hong-Kong. Dieu seul
savait les tribulations de ces bouteilles et
les adductions qu’on leur avait fait su-
bir, sucre candi, gaz carbonique, acide ci-
trique, toujours est-il que ceux qui les bu-
vaient déboutonnaient et délacaient col de
chemise et cravate, mais résistaient victo-
rieusement. Au plafond, dominant les chairs
nues, les yeux fendus, les uniformes kakis
et les casquettes d’aviateur, les ventilateurs
Marelli tournaient silencieusement comme
de minuscules et vibrants rotors.
Bannixter, peu difficile, jouissait de ce
décor, sans voir ce qu'il avait de factice
et de fabriqué. Cette boite « L’Indépen-
dance », devenue le fief de l’aviation, s’était
‘hissée toute seule a cette promotion en ver-
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tu de ses prix fabuleux. Pour la méme rai-


son, elle avait échappé au contréle sani-
taire. Rien de plus humiliant que celui-ci,
quand on veut se payer une nuit de bor-
dée. Bannixter eut un frisson a4 cette pensée
et serra plus fort contre lui la jolie fille
qu’il faisait chalouper.
C’était un homme au teint sombre, avec
du sang hawaiien dans les veines, un mé-
lange également de sang indien — coman-
che, pour étre précis. Cela accentuait les
méplats de son visage et lui avait donné ces
‘cheveux d’un noir de jais, qui lui confé-
* raient tant de succés auprés des filles. Il
avait eu des Allemandes, des filles d’Hono-
lulu, des Américaines, les unes décevantes,
les autres non, et bien d’autres nationalités.
Les Chinoises seraient les derniéres sur cette
liste chargée, mais Bannixter ne le savait
pas encore. D’ailleurs, cela n’avait aucune
importance. Pour le moment tout au moins.
Il se détourna et regarda au-dehors la
nuit profonde. C’était 1a, sur cette ancienne
place du Marché que, la semaine derniére,
on avait exécuté un spéculateur de Cholon
‘au milieu de sa famille en proie a une
crise de nerfs (on chuchotait que la ravis-
sante fille de ce marchand de grains avait
fait la joie de divers officiers de police,
10 FEU SUR L’ESPION

au prix de quelques vagues «mesures de


protection »). Le flot des pousses, des cy-
clos 4 moteur et des voitures y entretenait
un fracas hallucinant, a croire que les B.58
déversaient la leur cargaison de bombes et
non dans la brousse, prés de la capitale
gorgée d’eau, d’argent et de fiévre. Les en-
seignes cliquetaient, leur rouge zébrait la
nuit comme un coup de fouet sur une peau
noire. Les vendeurs de pains d’anis, de
soupe chinoise, les receleurs, les vendeurs
de surplus américains, de filles et de gar-
cons, de bijoux et de poissons de combat,
de drogues-miracle aussi bien que de lan-
goustines bouillies, frites, hachées, de riz
gluant et de jus de canne, se pressaient en
un vaste flux. Les filles, chaussures a hauts
talons, jupe fendue sur leurs cuisses gai-
nées de nylon, zigzaguaient en direction des
anciennes maisons de jeu, fermées autrefois
par Ngo-Dinh Diem, rouvertes aujourd’hui
car une armée entiére étouffait ici.
~Bannixter reporta ses regards dans la
salle. Large d’épaules, sir de lui, de taille
moyenne, il portait avec élégance son uni-
forme. La fille, plaquée contre lui et qu’il
faisait danser, d’une fragilité et d’une gra-
ce de fleur, faisait penser & une orchidée,
tous pétales ouverts, seins flamboyants.
— Comment t’appelles-tu, mon ange?
FEU SUR L’ESPION aus 11

— Yutien.
— Ce qui veut dire?
— «Goutte de pluie», capitaine.
— Ne m/’appelle pas capitaine, honey.
Appelle-moi, James.
Son regard erra sur les lévres_ pales,
mais pulpeuses, les joues harmonieusement -
dessinées, la poitrine presque agressive a
force d’étre parfaite, les poignets minces.
Malgré le rythme de la danse qui finissait
par avoir raison de lui, son souffle restait
égal. Il] jeta un coup d’ceil a la table ow
il avait laissé sa casquette et, rassuré, au
moment de lui donner un nouveau ticket,
la questionna. Pouvait-elle l’'accompagner?
Elle fit un signe affirmatif, puis se mit
-a rire.
— C’est trés cher, méme pour un capi-
taine. La semaine derniére, j’étais vierge.
Elle réitéra son mensonge sans trop de
conviction, mais de maniére a l’enflammer.
De toute facon, comme tous les menson-
ges, ce n’était qu’une trés vieille vérité.
Le chiffre qu’elle lanca l’instant suivant
était trés élevé, mais... on ne vit qu’une fois,
pensa Bannixter. L’oncle Sam était 1a pour
Vinstant ot il n’y aurait plus de filles, ou
s’effacerait a tout jamais ce ciel d’Orient
parfumé. Il n’y aurait plus a sa place que
12 FEU SUR L’ESPION

biére, télévision et ennui. Des masses d’en-


nui. Il tira son portefeuiile de crocodile
rouge et fit glisser dans la main de Yutien
la liasse de dollars qu’elle demandait. Sa
main, qu’il effleura, s’attarda dans la sienne
en une imperceptible caresse et il en
ressentit comme une secousse électrique.
Cette main douce et parfumée vivrait aussi
longtemps que le désir qui la liait au
monde.
— Je men vais, murmura-t-e
lle.
Attends-moi ici, chéri. N’aie pas peur, je
reviens dans un instant.
La tunique lui moulant les fesses, la
jeune femme fila, lui adressant un signe
bref, de facon a lui faire comprendre qu'il
n’ait aucune inquiétude, puis disparut. —
Il alluma une Benson and Hedges. Il
choisissait ses cigarettes selon les heures
qu’il allait passer. Les Lucky convenaient
a une humeur incertaine, a des heures
creuses. Quant aux Philip Morris, elles
étaient réservées pour le combat. Avant de
mettre celle-ci a la bouche, il l’examina.
Le long cylindre de papier et de tabac,
terminé par le filtre, était élégant et l’ame-
na a faire sonner son briquet en or comme
un défi. Elle aussi s’enflammerait. C’était
le genre de cigarettes un peu sophistiquées
FEU SUR L’ESPION 13

qu'il aimait fumer avant l’amour et elle en


avait déja le parfum, un parfum épicé, am-
bré, comme la chair de cette fille.
Derriére l’orchestre, le rideau de bro-
cart s’agita; Yutien gagna un bureau et
décrocha le combiné téléphonique. Ses ges-
tes se chargeaient d’une grace _ grisante,
mais l’homme qui lui faisait face, un Chi-
nois d’une vingtaine d’années, n’y préta
aucune attention, gardant les yeux sur
Yarme qu’il nettoyait, un browning GP 35,
aux treize cartouches placées en quin-
conce. Sa main fine qui passait et repassait
un chiffon huilé sur le chargeur avait les
pulsations et la sfreté de celle d’un clini-
cién en mort subite. D’en bas, parve-
naient, étouffées, les vocalises de June
Christy, auxquelles ni l’un ni l’autre n’ac-
cordait la moindre importance.
— Jai un, Américain ici, un capitaine
nommé James Bannixter. Je viens de lire
sa plaque d’identité, c’est son nom veérita-
ble. Qu’est-ce que j’en fais? chuchota Yu-
tien dans le combiné. Je l’envoie a Cholon?
A lautre bout du fil, la voix dévidait
un chinois de Canton, argotique et rapide.
Elle était bréve et tranchante comme un
couperet, la voix d’un homme qui décide
de la vie ou de la mort, la voix d’un chef.
14 FEU SUR L’ESPION
— Anppartient-il aux Renseignements?
Si oui, arrange-toi pour me l’envoyer tout
farci comme un poulet et pour le perdre
dans les ruelles prés de «La Plume d’Oi-
seau». De toute facon, nous le retrouve-
rons.
— Ce n’est pas cela du- tout, c’est un
pilote de Phantom, capitaine a bord de
VUS.S. Independance. = ;
— Alors, fais-le parler sur sa prochaine
mission. Ensuite, tu. viendras me voir. A
demain matin! Prends bien soin de lui!
Et homme raccrocha, sans méme atten-
dre Ja réponse, en chef sfr d’étre’. obéi,
tandis que le jeune Chinois présentait son
revolver a la lumiére, puis le faisait. glisser
dans sa poche de pantalon. Yutien lui
effleura lepaule en passant, en un Beste
amical, puis disparut.
— Tl vaut mieux que nous. partions
d’ici, capitaine, gazouilla-t-elle, revenue
dans le cabaret, prés de Bannixter.. Les
chambres d’en haut sont infectes; j’ai un
appartement.
— D’accord, mais appelle-moi James,
ma jolie. Capitaine: j’entends ca a longueur
de journée, répliqua Bannixter, lui prenant
le bras, gagnant l’une des portes et fai-
sant signe a un taxi.
Quelques instants plus tard, ils descen-
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daient face aux néons, aux boutiques encore


ouvertes, aux entresols bourrés de marchan-
dises, ol pas un pouce de surface n’était
perdu, se mélant a la foule qui glissait
comme une houle le long de l’ancienne rue
des Marins. Des rideaux de bambous s’agi-
taient, le couple progressa dans l’indiffé-
rence apparente mais Yutien savait parfai-
tement qu'il ne s’agissait 1a que d’une tac-
tique. Des yeux les observaient sans rela-
che, les uns par curiosité pour une fille
accompagnant «une peau blanche», les
autres par devoir. Ses initiatives étaient
limitées. Elle fit ce qui lui était permis:
elle s’empara de cette main masculine et
s’y cramponna. Faire sentir 4 un homme
sa faiblesse était excellent pour le séduire,
du reste aucune inquiétude ne lhabitait,
elle se savait jeune, douce et désirable.
Elle travaillait comme bibliothécaire 4
la légation britannique, oti elle passait son
temps a projeter des films sur Londres et
l’empire britannique, le tout pour une di-
zaine de Jaunes attentifs dont nul ne sa-
vait pourquoi ils venaient la. Pour se payer
son appartement, avait-elle expliqué a Ban-
nixter, elle se louait le soir comme taxi-
girl, enfin trois soirs par semaine; c’était
trés bien payé... Elle oubliait naturellement
de dire ce qu'elle y faisait.
16 FEU SUR L’ESPION

Ils arrivérent a cet appartement, deux


piéces minuscules 4 peine meublées comme
la plupart des logis orientaux, ce qui le fai-
sait paraitre plus grand. Un tapis de Chine,
aux motifs de dragons sur fond clair, une
table de nuit en bois rougeatre, une tenture
qui laissait voir le lit, de légers fauteuils
de bambou. Rien d’occidental, a part des
livres en anglais qui provenaient d’un Club.
Les murs étaient décorés d’écharpes de soie
verte, provenant. d’une manufacture pro-
che. Le tout baignait dans le silence, dans
une demi-clarté d’aurore, Yutien ayant seu-
lement allumé une lampe au verre rouge,
soufflé et contourné comme une grenade.
— Détendez-vous, chéri. Enlevez votre
tunique. Il fait toujours trop chaud ici, car
il n’y a aucun ventilateur...
Elle parlait l’américain avec un accent
terrible, mais enfin il la comprenait. Alors
qu'il tombait sur un fauteuil de bambou,
elle s’agenouilla a ses pieds et lui enleva
ses chaussures qu’elle fit aussit6t disparai-
tre, alla suspendre sa tunique et lui prépara
un cocktail, dont il but la moitié. Impossi-
ble d’en connaitre la composition a part des
tranches d’oranges, d’ananas et de mangues.
C’était doux et dpre, cela coulait direc-
tement dans le sang. Malgré lui, il compara
FEU SUR L’ESPION £7
cette étrange ambiance avec les chambres
d’étudiantes ot il avait noué ses premieres
aventures féminines. La fumée des. ciga-
rettes, les bas sur les fauteuils, l’odeur
grasse et lourde du rouge a leévres, des
pommades, le parfum qui les masquait et,
dans ses bras, une fille trop lourde qui riait
et qui buvait trop.
— Quel age avez-vous, James ?
— Vingt-neuf ans.
— C’est extraordinaire de piloter un
avion a cet Age-la, n’est-ce pas ?
— Mais non. Peut-étre y a-t-il assez
peu de capitaines, mais j’ai de la chance.
J’ai abattu deux Migs au-dessus d’Hanoi et
jai été promu. Je serai commandant assez
vite.
Eh! voila. Il continuait ainsi qu’une ma-
chine, une fois lancé. Elle lui tendit un se-
cond cocktail et se pelotonna 4 ses pieds.
Il passa la main dans ses cheveux noirs;
elle la lui embrassa. Ses lévres, tié-
des comme une pluie de printemps, s’ou-
vrirent sous les siennes. I] chercha 4 attein-
dre ses seins, mais elle recula a chaque
fois qu’il se tendait vers son buste. Cela
aussi faisait partie du jeu. Un jeu auquel
elle était trés adroite. Elle connaissait les
portes ouvertes sur l’amour aussi bien que
18 FEU SUR L’ESPION

celles débouchant a la mort et elle les lui


ferait passer l’une apres l’autre en sou-
riant. En silence. Avec son corps comme
appat.
— ..Comment t’expliquer? Les Phan-
tom sont vraiment des machines extraordi-
naires, Yutien. Lancés du pont du _ porte-
avions par une catapulte a vapeur, ils dé-
collent aA dix-huit secondes d’intervalle.
Maintenant, c’est la-dessus que je suis. Ter--
miné mes premiéres missions!
Les hommes en guerre ont besoin de
parler. Celui-la n’échappait pas a la régle.
Elle effleura son bracelet d’identité, se fai-
sant caressante, douce, accessible...
— Tu es marié, James ?
— Non, mais je vais le faire. Une sa-
crément jolie fille!
— C’est ta petite amie, alors?
— Pas encore, ma jolie.
Elle employa un mot cru, il ne se cho- |
qua pas et se mit a rire. La fille blonde du
Texas, sa fiancée, lui passa devant les yeux
en une image trés lointaine. Elle raviva
pourtant sa sensualité et il saisit Yutien
dans ses bras. Elle lui échappa, fit voler
d’un geste sa robe par-dessus ses cheveux
noirs puis, vétue seulement de son slip, de
son soutien-gorge et de ses bas, s’agenouilla |
FEU SUR L’ESPION ) 19
a ses cétés. La chaleur de son corps gagna
ses paumes. Comme il allait se déchainer
en elle, brusquement elle lui échappa.
— Les Américaines ne savent pas bien
faire l'amour, tu ne crois pas, James?
— Tais-tol.
— Attends, chéri... Je vais faire du thé
et je dois me démaquiller. Je mets toujours
trop de rouge a lévres les soirs oti je vais
au dancing.
La lumiére écarlate frappait les grands
signes chinois qui s’étalaient aux murs sur
, de la soie ample et jaune, venant de Can-
ton, le nord-est, le dragon et le tonnerre,
symbole du pouvoir, le sud-est, la vapeur
de l’Océan, l’agneau et la douceur. Tous
ces emblémes, dragon d’azur a l’est, guer-
rier noir au nord, tigre blanc a l’ouest, oi-
seau vermillon au sud, palpitaient sous la
lumiére, gagnés soudain a la vie. Comme
Yutien éparpillait ses vétements, Bannixter,
béat, se laissa aller.
— J’aurais aimé une femme comme t0i...
Ma fiancée est jolie, mais elle ne mettra
sirement pas autant de passion dans ma
vie.
— Cela dépend de l’homme, dit Yu-
tien, s’essuyant les lévres sur une feuille de
papier de riz qu’elle froissa et jeta dans
20 FEU SUR L’ESPION

une corbeille d’osier tressé. Quand pars-


tu ?
— Dans une semaine, répondit-il, se
voyant déja sur l’aire de départ, face a son
avion.
Il échappa a cette vision, retenant la
jeune Asiatique entre ses bras, tandis qu’elle
lui infligeait un sauvage et tendre supplice.
\ *
i *

Le jet de flammes s’écrasa sur le ciment.


— O.K. Coupez tout!
Le chef-mécanicien quitta sa jeep en
bout de piste, releva sa casquette qui le
faisait ressembler 4a un joueur de base-ball
et s’essuya le visage. Malgré ses quarante
ans, il gardait l’air d’un gros bébé nourri
de lait condensé et suralimenté avec des
bouillies et des jus de fruit. Le climat le
faisait transpirer a grosses gouttes, mais ne
lui faisait pas perdre un seul gramme. Et
de fait, se balancant au-dessus de lui, lan-
cant une chaleur aussi violente qu’une
lampe a souder, le soleil, implacable au
milieu des nuages d’azur découpés comme
une carte marine, frappait le béton. La
chaleur faisait vibrer l’air au-dessus des
appareils, la moiteur rampait le long des
pistes.
FEU SUR L’ESPION 21

Treize avions venaient de se poser, tous


contrdlés par le F.A.C., le Forward Air
Control, le contréle aérien avancé. Les va-
peurs de kéroséne empestaient |’air, le mé-
tal avait les frémissements d’un chien
dompté a coups de fouet.
Un lieutenant retardataire rejoignit la
salle A, en bout de piste, via une jeep
conduite par un sergent noir a la carrure
de boxeur lourd, l’attache de son casque
dénouée lui chatouillant le menton, et qui
machait placidement son chewing-gum.
«Me demande comment il peut encore
saliver par cette fichue chaleur!» pensa
Gros-Bébé. Eh! dites, lieutenant, vous étes
parti de I’Independance, vous ne gagnez
pas directement le but?
Le leutenant secoua les épaules, hur-
lant pour se faire entendre.
— Le colonel Williams est ici, a la
base, et prendra place dans |’un des zincs,
parait-il. Il a demandé a l’amiral Philipps
de nous dérouter jusqu’ici; c’est pour
cela que nous sommes partis a H-1. J’au-
rais bien voulu me dérouiller un peu les
pattes, mais c’est impossible.
Comme le chef-mécanicien souriait, il
placa la main sur son estomac.
— Trop mangé. Des sandwiches 4a la
22 FEU SUR L’ESPION

dinde et au thé glacé, ca n’arrive a passer


qu’en plein océan !
— Désolé, mais ici c’est le régime sec,
rétorqua Gros-Bébé, ignorant |’insinuation
et estimant que son age et son grade —
il venait de passer capitaine — justifiaient
le conseil. Tu pars avec eux, fiston? —
— Dans: deux -heures. Le temps que
vous inspectiez nos zincs, capitaine.
Le chef du service technique hocha la
téte. Un mugissement: un camion s’arréta
non loin, chargé de Willy Peters. Ces bom-
bes au phosphore peuvent briler, méme
dans l’eau des riziéres ou des marais.
Allons, ce serait encore une fois une action
de routine...
— La base est calme, capitaine ?
— Comme le creux de ma main, ré-
pondit Gros-Bébé, souriant. On a remplacé
les soldats sud-vietnamiens par des Ma-
rines. Il n’y a plus un Vietnamien a l’inté-
rieur.
— Et les Vietnamiennes?
— La derniére était blanchisseuse!
Lune des patrouilles a ouvert son ballot
un jour, par curiosité. Il contenait des gre-
nades; elle s’est fait sauter avec..A l’inven-
taire du personnel, on a rayé deux de nos
gars, des types du Montana. Inutile de cher-
FEU SUR L’ESPION 23
cher une fille par ici, fiston. Elles sont
toutes parties en enfer!
La jeep repartit, arrachant ses pneus sur
le ciment... Tous les alentours avaient été
« nettoyés », mais il y avait encore, 4a trois
kilometres de la, des bananiers sauvages et
des filaos. La jungle commencait plus loin.
Malgré les millions de litres de défoliant
déversés par avion, elle envahissait tout,
de son allure lente et sournoise. Tout
comme les guérilleros qu’elle cachait.
La jeep stoppa devant la salle de brie-
fing, le lieutenant en descendit et alla serrer
la main de Bannixter.
— Hello, James! En forme pour la
balade?
Bannixter, répondant d’un signe de téte,
son teint cuit et recuit lui donnant |’air d’un
Indien, se mit a rire et s’étira confortable-
ment, faisant craquer les sangles de son
siége. A cété de lui, onze hommes en treillis,
tous de moins de trente ans, fixaient —
plus que leur colonel — un tableau noir
et une vue agrandie du Delta. Les barrages
installés avec l’aide des Chinois, rayaient
le jaune de la carte d’un trait aussi léger
qu’une plume. Et c’était cette plume, faite
de milliers de tonnes de béton, qu’il allait
falloir briser...
24 FEU SUR L’ESPION

Les haut-parleurs de la salle bourdon-


nérent, annoncant le briefing. Bannixter
écouta celui-ci d’une oreille nonchalante,
ayant déja étudié sa feuille de vol. On est
toujours né pour quelque chose. Sa tache
a lui, son destin, consistaient dans ces vols
dans cet oiseau funébre.
Il soupira. Sa derniére soirée avec Yu-
tien datait de la veille, il lui avait donné
rendez-vous pour dans deux jours, aprés
avoir recu d’elle un oiseau-porte-bonheur,
de couleur blanche, avec des incrustations,
une imitation de jade. Il l’avait rangé dans
son portefeuille, avec une photo d’elle, pri-
se avec un Polaroid, alors qu’elle se coif-
fait aprés la douche, au matin. Elle voisi-
nerait avec celle de Janet, la blonde fille
du Texas qu'il allait épouser. Bon sang, il
en avait de plus en plus la nostalgie.: Elle
aussi, du moins elle le lui avait encore écrit
ce matin. A travers son treillis, il froissa
Venveloppe. Elle lui disait qu’elle l’aimait,
qu’elle l’attendait...
— ..Votre altitude sera de 35000
pieds. Sorties par deux appareils, cible atta-
quée par les deux avions, bombes de rup-
ture d’une tonne, napalm pour la défense
anti-aérienne. Une fois neutralisés les ser-
vants, pilonnez le barrage, les gars et faites-
FEU SUR L’ESPION 25
leur-en voir a ces damnés Jaunes! Une
chose encore...
La derniére cigarette... Il hésita, puis
choisit une Lucky dans le paquet owt il les
mélangeait toutes. Une «Lucky». Pour lui
‘porter chance. Et en espérant que le nom
ne faillirait pas.
— ..Largage a six cents pieds. Ressour-
ce a deux cents. Des questions?
Murphy, un blond lieutenant de Cali-
fornie, se leva; la réponse du colonel se
perdit dans un fracas. Toutes les choses
prenaient soudain une langueur, une cu-
rieuse attente, on se sentait devenir un
convalescent, proche de la fiévre, ou de la
santé, on ne savait encore.
Derriére les doubles vitres, les pistes
montaient a l’assaut de la région; ce n’était
pourtant pas ce pays le véritable ennemi.
Derriére, il y avait ce que les Vietcongs
appelaient «le grand soleil rouge de la
pensée de Mao », une Chine énigmatique et
présente.
Les carnets de note se refermérent dans
un claquement sec. Tous les hommes pas-
serent a l’équipement, dans les salles voi-
sines ott Bannixter revétit sa combinaison
pressurisée et prit son nécessaire de survie.
Sérum antivenimeux, tourniquet, fusée
26 FEU SUR L’ESPION

d’alarme, pommade antigercures pour les


lévres, poste émetteur-récepteur haute fré-
quence, grand comme le paquet de Lucky,
comprimés de benzedrine, lampe, couteau,
fil, aiguilles, tablettes de bouillon, chocolat
comprimé, produit pour purifier l’eau a
base de chlore et, pour terminer, une paire
de tigesde bambou avec embout de caout-
chouc permettant de s’immerger dans les
riziéres et d’y respirer. Il glissa enfin dans
sa ceinture son 38 spécial a crosse calculée
pour le tenir bien en main. Pas de cran
d’arrét mais quarante chargeurs: la jungle
est une ennemie.
- Les jeeps repartirent, mugirent, puis s’ar-
rétérent prés des avions. Massifs, impitoya-
bles, tels de gigantesques chiens de garde,
ils restaient a l’arrét sous le ‘soleil. Les
chariots étaient repartis. Le plein avait été
fait. Une odeur d’essence stagnait encore
pourtant, exaspérée par la chaleur torride.
La gélinite et le carburant des bombes
incendiaires aspirent si vite l’oxygéne am-
biant, que les Viéts mouraient par axphyxie,
plus que du fait de l’incendie proprement
sal
Les mitrailleuses ‘Vulcan, leurs bandes
ASpieei unde offraient au soleil l’un des
visages de la mort. Casque aA écouteurs,
masque d’oxygéne sur le visage et la téte,
FEU SUR L’ESPION 27

Bannixter, aidé par l’un des mécaniciens,


grimpa dans. l’appareil. Comme _ toujours,
en préface du vol, une angoisse lui séchait
la gorge. Avant la fermeture de l’habitacle,
alors qu’il se trouvait sanglé de toutes parts,
un sergent retira les agrafes de sécurité du
siege éjectable. « Paré pour Glamour-Girl! »
Glamour-Girl... le nom de code de ce
Phantom 11 F 4 C de deux milliards d’an-
ciens francs, l’un des avions de série les
plus chers du monde. Bannixter s’appliqua
a garder les yeux grands ouverts. Les glo-
bes oculaires peuvent basculer du fait de la
vitesse, il existe toujours une chance de se
rompre le cou, si la téte n’est pas adossée
au siége.
L'oxygéne pur avait un gott salé. Le
soleil tapait avec force par-dessus le déme
de plexiglas. Le hurlement du réacteur lui
parvint aux oreilles, 4 peine assourdi, puis
d’un seul élan l’appareil décolla en rafale.
Si elle l’avait vu, Yutien aurait dit qu'il
chevauchait le tonnerre, pensa-t-il. Ses
mains jonglérent sur les manettes. Derriére
lui, lopérateur-radar respirait tranquille-
ment, branché sur le circuit a oxygene.
Au-dessous, apres ce fameux «triangle de
fer » qui encercle Saigon, le sol ressemblait
a un paillasson bralé. Les produits
défoliants et désherbants déversés en mil-
28 FEU SUR L’ESPION

lions de litres avaient été absorbés par la


terre. La jungle commenga.
— Lover-Boy a Glamour-Girl: dans
treize minutes, contréle aérien avancé, poste
fixe. Dans treize minutes! Je répéte: dans
treize minutes !
— Glamour-Girl a Lover-Boy: bien
recu.
Et il vérifia l’heure.
Un monomoteur L 19, du type appelé
« Chien volant », rampait prés de la jungle,
semblable a une abeille métallique. Sa fai-
ble vitesse en faisait une proie de choix.
Bannixter entendit le clic-clac trépidant des
mitrailleuses. Le pilote et son observateur,
protégés seulement par leur veste blindée et
le pare-éclats, reprirent de la hauteur puis
tournoyérent au-dessus d’un rach. Tout était .
bleu et jaune. Ciel et herbes. De temps a
autre, un village enserré de palissades, des
riziéres désertes. Un champ de bataille qui
n’en était pas un. L’antichambre de la
mort, se dit-il, avec quelque étrange pres-
sentiment.
Il regarda le cap. Il passait maintenant
au-dessus de Ban-Me-Thuot qui, comme
Dalat sa voisine, se trouve au centre d’une
zone contrélée par les gouvernementaux.
Aprés, ce serait Pleiku, la bordure du Laos
FEU SUR L’ESPION 29

et enfin le 17° paralléle. Les riziéres inon-


dées ressemblaient 4 du papier de verre
humide, réfléchissant un soleil rougeatre,
haut sur la barre de l’horizon. Derriére lui,
sur la gauche, il apercut un bout d’aile de
Vavion de Rocky, un lieutenant qui venait
d’étre affecté a l’aéronavale.
Une fusée de repérage éclata au_ sol.
La fumée s’étira entire les filaos, puis dis-
parut. Le staccato des mitrailleuses retentit,
il reprit de la hauteur.
Dix minutes encore. La radio crépita:
— Objectif en vue a neuf heures!
Inutile. I] distinguait trés bien la ligne
sombre des barrages. Les batteries de
D.C.A., guidées par radar, lancerent de
petits points blancs; les départs de coups
et les fusées tracantes ressemblaient a un
rayon de neige se dissolvant instantanément
dans une lumiére chaude et crépitante. Il
appuya sur un bouton, les bombes descen-
dirent, un champignon de fumée roula au-
dessus d’une boule de feu qui éclata a
proximité des servants de la batterie. Il
passa en rase-mottes et lanca ses derniéres
bombes qui s’enfoncérent dans la vase
molle du rach, A deux cents métres du
barrage. Un autre avion fit naitre une
vague de boue et d’eau qui partit a l’assaut
30 FEU SUR L’ESPION

du barrage et s’engouffra de cété, aspirée


par le tunnel.
Un obus de 57 éclata dans le ventre
du Phantom ; la radio crachota, le feu cré-
pita, léchant les réservoirs d’essence, les
commandes mollirent. Bannixter appuya sur
le bouton de son siége éjectable, déclen-
chant la. cartouche explosive. Le cockpit
vola en éclats, armature d’acier se resserra
autour de ses jambes, une barre de fer lui
scia la poitrine, le choc de l’air faillit lui
arracher son casque. Séparé automati-
quement de son siége, son propre parachute
dorsal s’ouvrit. Un autre avion avait été
touché, ils étaient A présent quatre a Se
balancer au bout de leurs parachutes, les
radaristes ayant réussi aussi a se lancer.
I] ne pensait a rien sinon aux cordes
qui lui disloquaient les épaules. La fumée
montant dans sa direction et qui lui cachait
une clairiére, fusa vers lui a toute vitesse,
le sol s’éleva.
Ses bottes de cuir s’enfoncérent dans
Vhumus qui pourrissait a c6té des buissons.
Le soleil bralait. Il le maudit silencieuse-
ment et, la gorge séche, déméla les boucles
métalliques du harnais. L’éclatement des
bombes avait cessé. Deux avions avaient été
abattus. |
FEU SUR L’ESPION 31
Tombé hors des diguettes, il se trouvait
a la lisiere de la jungle, prés des bananiers
dont les feuilles courtes le cachaient, a
_ proximité des semis boueux de la riziére, a
plus de cing cents métres des ouvrages dé-
fendant l’approche du grand barrage. Im-
possible d’apercevoir les barbelés.
Un bruit sourd le fit tressaillir, il sortit
son 38, mais ne tira pas. Williams, tombé
plus au nord, a trois cents métres environ,
s’approchait aprés avoir caché son _ para-
chute et progressait, poignard au poing. Il
_ avait les yeux injectés de sang, le poignet
-cassé et tenait son arme de la main gauche.
Le costume de vol de Bannixter se
confondait avec les fourrés. Tendant
loreille, il fit signe a Williams de ne pas
bouger. Celui-ci essayait péniblement, 4a
lVaide de sa main gauche, de sortir une
carte plastifiée de son nécessaire de survie.
C’est a ce moment précis que survint la _
patrouille. ;
Us progressaient ‘courbés vers le sol, le
visage giflé par les feuilles grasses des ba-
naniers qui les éclaboussaient en pluie
d’une profusion d’insectes. En pantalons
kaki, en bottes de caoutchouc brun, des
lunettes de soleil attachées par une sangle
élastique a leurs casques de latanier ou
leurs casquettes de coton, rigides comme
32 FEU SUR L’ESPION

celles des officiers chinois, ils vérifiaient


chaque fourré, chaque fossé. Bannixter se
figea. Jusqu’ici, il n’avait vu les Viét-congs
que morts, brfiilés par le napalm, ou bien
prisonniers, mains a la nuque, piteux et
blessés. Avant méme d’y penser, il appuya
sur la détente du 38. L’arme lui sauta
dans la main et les balles partirent comme
des frelons. Les Viéts les plus proches tour-
noyérent et s’abattirent. Le reste se dispersa
sous le couvert. Pas une plainte, rien que
le balancement d’une liane, fauchée par
une balle et qui retomba comme un ser-
pent, fouettant le travers de la piste et le
cinglant d’un coup sec.
Il entendit le «plop» d’un détonateur,
le bruit fait lorsqu’on relache la cuillére
d’une grenade. I] avait quatre secondes de
sursis, il les compta machinalement, exami-
nant toutes les issues possibles, pensant a
la salle de repos ot. il se trouvait une
demi-heure auparavant, avec ses fauteuils-
club en cuir marron, son air conditionné,
ses distributeurs de thé, de café et de
coca-cola, «Esquire» et «Play-Boy» a
portée de la main. La grenade roula entre
un bosquet et Williams. Les feuilles de
bananier, hachées comme par un gigantes-
que coupe-coupe, retombérent en pluie.
Williams roula jusqu’au bas de la pente,
FEU. SUR L'ESPION — - 33

dans un flot de sang. Bannixter, sentant


toute résistance inutile, jeta son 38 et leva
les mains en lair.
Les Viéts ne tirérent pas immédiate-
ment. Comme l’un d’entre eux revenait de
sa surprise et l’ajustait, un gradé fit dévier
VYarme. La balle érafla la joue de Bannixter
qui tituba, mais resta debout, regardant
Vofficier. Celui-ci avait le bas du _ visage
curleusement tronqué, comme 4 la suite
d’une opération, et les chairs cicatrisées,
mais encore enflammées. — Une bombe
au napalm — pensa Bannixter, la gorge
-eserrée. Les projections de gelée incendiaire
font crier un homme d’une facon inimagi-
nable; dans les yeux noirs du Vietnamien
il apercut une gerbe de flammes continuant
a danser, ne s’étant, en fait, jamais éteinte
depuis qu’elle l’avait défiguré. Le gradé
portait des chaussures de jungle américaines
en toile renforcée a l’intérieur d’une plaque
d’acier pour éviter de s’embrocher sur les
pieux, et un uniforme vert clair. Une
étoile rouge illuminait sa boucle de ceintu-
ron. Il avait ouvert le pontet monté sur
charniére de son «AR-15», de facon a
pouvoir tirer avec ses gants de toile fine,
ayant sans doute les mains encore brileées.
Le fusil était américain, de méme que
les mitraillettes de quelques-uns de ses
34 FEU SUR L’ESPION

hommes, qui s’avancérent et encadrérent


Bannixter. Les autres portaient des armes
de fabrication russe.
Le chef du détachement donna un ordre
bref; deux des Vietnamiens fouillérent
Bannixter, un troisiéme lui lia les mains
dans le dos, avec un cable souple. Succes-
sivement, la montre, la boussole, la carte
didentité, le sérum antivenimeux, les com-
primés de benzedrine, les James de rasoir,
les tablettes de bouillon, de chocolat, les
pochettes de papier spécial imprégné de
savon, ou de pommades antigercures pour
les dévres; <tout le matériel .deé ‘survie
contenu dans sa trousse, passéerent aux
mains des Viéts. Rien n’excita particuliére-
ment leur attention. Simplement, leur chef
retint le poste émetteur-récepteur haute
fréquence, grand comme un paquet de
Players et dont Bannixter ne s’était pas
débarrassé.
— Si nous é€tions plus prés de Saigon,
jaurais appelé un hélicoptére aprés avoir
mis deux mitrailleuses en batterie, dit-il. Is
prennent bien soin de leurs boys, ils se-
raient venus vous chercher, ils viennent
toujours. ~
Bannixter, réaliste, lui laissa ignorer que
c’était pour cette raison qu'il n’avait pas
craint de se rendre. Aucun hélicoptére ne
FEU SUR L’ESPION 35

viendrait dans les parages d’Hanoi, ou


d’Haiphong. Quant aux quarante chargeurs
de son revolver qui disparurent dans les
poches des supplétifs, cela n’offrait aucune
importance.
— Aujourd’hui, nous avons eu un beau
tableau, reprit le Viét. Deux avions abattus.
Et la D.C.A. attend les rescapés a Hai-
phong.
Son sourire découvrit quelques dents en
or. Aprés avoir donné ses ordres, il lanca
une bourrade 4 Bannixter.
we - 7 Ne. faites pas la bétise de vous
échapper. Dans ce cas, nous’ aurions un
pilote américain en moins et une tombe de
plus. Ce n’est pas trés long a creuser une
tombe, chacun de nous peut s’en charger.
-Aprés, seuls les insectes s’en préoccupent.
Pas longtemps, d’ailleurs.
L’un des Viéts revint, chargé des dé-
pouilles de Williams, lui ayant enlevé son
uniforme, ses.sous-vétements et sa plaque
didentité.
— Pouvez-vous me donner une ciga-
rette ? demanda Bannixter.
Le chef du détachement releva le ge-
nou, le lui flanqua dans la hanche et,
comme Bannixter se pliait en deux sous la
douleur, le gifla, lui déchirant la joue de
sa bague.
36 FEU SUR L’ESPION

— Je ne suis pas votre nourrice! C’est


trop facile pour les Yankees de fumer en
comptant les cadavres. Vous vous croyez a
un club de golf? Vous aurez des surprises.
Il déchiffra avec soin la plaque d’acier.
— Bannixter! James A. Bannixter! On
doit déja se faire des inquiétudes sur votre
compte a Saigon. Vous étes parti d’un
porte-avions ?
— Non, d’un aéroport.
— Cela, nous le savions. Quel était
_ votre indicatif ? nd
— Glamour-Girl.
— Votre numéro ?
— 508.
— Bien. Vous. raconterez la suite a
notre officier de renseignements.
iad
* *

Le flash de l’appareil l’ébiouit : Bannix-


ter cligna les yeux. Le soldat qui l’avait
photographié lui fit signe de s’asseoir.
Il se trouvait dans une piéce cimentée
et froide, tout a fait impersonnelle. Des
ampoules vides et des bandes de papier
froissé trainaient devant un bureau. A gau-
che de la porte, un ratelier d’armes, face
a un souterrain ot se trouvaient entrepo-
sées des pieces détachées et des voitures
_ FEU SUR L’ESPION | 37
légéres, de fabrication russe. Des camions
manceuvraient sans cesse, emplissant l’air
des vibrations de leurs moteurs et d’une
forte odeur d’essence. L’homme qui I’avait
arrété avait disparu, remplacé par un Nord-
Vietnamien vétu de kaki, portant des insi-
gnes de commandant, assis a un bureau, ne
regardant que le butin extrait de ses poches.
Il sortit la photographie de Yutien, la placa
a lécart et s’absorba dans la contempla-
tion de celle de Janet, la fiancée de Ban-
nixter. Sa blondeur le fascinait. La jeune
femme avait été prise en bikini, de fait le
maillot de bain moulait ses formes a mer-
veille.
— Qui est cette fille?
A la vérité, le Viét ne parla pas tout
a fait ainsi mais usa d’un qualificatif plus
grossier. Bannixter sentit la colére |’envahir,
mais il se maitrisa et garda la position de
prisonnier a laquelle il était astreint. Ne
pas s’énerver... Le Jaune le regarda en sou-
riant, exactement comme un boxeur entré
dans le ring et qui suppute ses chances de
victoire. Bannixter sentait ses menottes lui
entrer dans la peau. Mieux valait se domi-
ner.
— Ma fiancée, commandant.
Il s’attendait 4 ce que l’officier déchirat
la photo, mais ce dernier, au contraire, la
38 FEU SUR L’ESPION

mit de cété, puis se pencha sur la carte


d’identité militaire mentionnant le grade de
Bannixter.
— Ot étiez-vous affecté avant de venir
au Viét-nam ?
— Dans ]’Etat de Virginie. Vai travaillé
ensuite au polygone de Vandenberg, a des
tirs vers les iles Marshall.
Le Viét hocha la téte. Aucun de ces
renseignements n’était secret. Il dévisagea
Bannixter.
— Tout ce que vous savez, tout ce que
vous avez, nous intéresse, méme ceci, dit-il,
soupesant un paquet de lames de rasoir.
Vous n’avez avec vous qu’une chose inutile.
— Laquelle ?
— Ceci.
Joignant le geste a la parole, il prit la
_carte de la Convention de Genéve, restée
sur le bureau, et la déchira.
— Une fois que nous en aurons fini
avec vous, capitaine Bannixter, vous ne
serez plus rien. Vous n’existerez plus. Un
simple pion sur un échiquier aurait plus
d’importance que vous. Je me demande si
maintenant vous pouvez étre plus utile que
cette carte ou ce pion; j’en doute mais je
vais vérifier.
Il souleva le téléphone.
Le garde le plus proche, son fusil entre
FEU SUR L’ESPION 39

les jambes, cracha par terre. Il n’y avait


dans son regard aucune haine, rien que
patience et éternelle indifférence, celles de
toute ]’Asie. Bannixter se redressa, mouve-
ment qui fit jouer ses muscles.
Quelgue chose encore lui obéissait.
Il attendit.
CHAPITRE I

DANS LES CROCS DU TIGRE

Une odeur sucrée, telle celle du chévre-


feuille, celui qu’il roulait autrefois dans ses
doigts, alors qu'il regagnait a pied le home,
aprés ses rendez-vous avec des filles qui
s’étaient offertes en riant.. Une odeur
douce, impalpable... Il en sentit le parfum
derriére lui et tourna la téte. Une femme
venait d’entrer sans bruit dans la cellule,
ne portant aucun uniforme, seulement un
chemisier kaki, une jupe de méme teinte
et des espadrilles a semelles de corde. Ses
cheveux dénoués flottaient sur ses épaules.
Sa gorge aigué faisait saillir sa_ blouse.
FEU SUR L’ESPION 41

Bannixter eut un geste désespéré vers elle.


Le soldat qui la suivait lui assena un coup
de crosse et il tomba a genoux, vomissant
dans un éblouissement, prés de la porte
entrouverte, a l’orée du corridor cimenté et
froid.
La femme s’écarta de lui, ses espadrilles
ne faisant aucun bruit sur le sol, et injuria
le soldat qui se figea aussit6ét au _ garde-
a-vous. Quand on les apostrophait, songea
Bannixter, levant la main vers son visage
souillé, les Jaunes ne discutaient jamais. Ils
obéissaient comme des automates. Une
armée de fourmis. C’était d’ailleurs ainsi
qu’on les appelait dans l’aviation: les four-
mis rouges. Quand on défoncait la four-
miliére a coups de talon, le seul résultat
en faisait surgir une autre, camouflée a
cété. L’odeur aigre des vomissures lui cha-
vira le cceur.
— Venez avec moi, capitaine. La senti-
nelle nettoiera votre cellule. Les gens, par
ici, n’aiment pas beaucoup les Yankees,
depuis que nous les avons persuadés que ce
ne sont pas des touristes... ;
Son anglais était accentué mais correct,
ses paroles modulées d’une facon musicale
et douce, un peu comme un _ hypnotiseur
s’efforcant de plonger quelqu’un sous le
contréle de sa volonté. Sans plus s’interro-
42 FEU SUR L’ESPION

ger, il se releva et elie laida, soutenant la


chaine qui lait ses menottes. Ils emprun-
térent un corridor nu et platreux, puis
débouchérent dans le garage ow ils prirent
place dans une voiture fermée. Une jeep~
conduite par une femme, avec a son bord
un-officier et deux Se démarra
derriere jeux,
Le boulevard était jonché de gravats.
Bannixter reconnut des fragments de ro-
quettes et des morceaux de bombes a
ailettes, parmi les plaques de blindage cal-.
cinées et les pierres écroulées.. L’immense
ambassade de l’U.R.S.S., entourée de fils de
fer barbelés et de sacs de sable, ressem-
blait 4 un petit Kremlin. Devant ses murs
jaunatres, une ambulance refermait ses
portes a la hate; des flaques de sang sur
lesquelles le soleil déclinant dansait et glis-
Sait, maculaient tout un trottoir.
La jeune femme conduisait avec sfireté,
sans prononcer une seule parole.
Aux carrefours, les feuillages pourpres—
des arbres dissimulaient des piéces de 88, —
montées sur affits quadruples; leurs ser- ~
veurs aidaient a déblayer des pans de murs
a coté de leurs trous individuels.
Le ciel frissonna et s’obscurcit soudain.
Le -crépuscule tomba d’un seul coup;
FEU SUR L’ESPION 43

comme un voile de deuil. La chaleur cessa


de le prendre 4 la gorge.
Il sentait le parfum de sa conductrice.
Sa hanche touchait légérement la _ sienne,
un certain bien-étre commenca de l’engour-
dir.
-Il regarda a travers la vitre, la jeune
femme conduisait maintenant plus vite, il
n’y avait plus de lumieéres.
— Puis-je fumer ?
Elle acquiesca et il se demanda ow elle
avait appris l’américain. Des attaches lon-
—~gues, un corps parfait, détailla-t-il; des
cheveux noirs ressemblant a ceux d’une
Sud-Américaine, il eut envie de passer les
mains dans leur masse élastique et douce.
— Vous étes Chinoise?
— Vous ne savez pas encore distinguer
les Vietnamiennes des Chinoises, capitaine ?
— Si.
— Vous étes pris en charge par nous,
maintenant. Mon chef direct s’occupera de
vous: Pour nous, vous étes un homme trés
important. Du moins, pour le moment.
Quand on est prisonnier, on ne le reste
jamais bien longtemps, n’est-ce pas ?
— Vous étes au courant de tout ce que
je sais. Un nouvel interrogatoire ne vous
renseignera pas beaucoup.
4A FEU SUR L’ESPION

— Ce ne sera pas un nouvel interroga-


toire, capitaine.
— Vous voulez me faire parler devant
la presse étrangére ?
— La presse étrangére ne nous inté-
resse pas, Capitaine. Ce que pensent les
autres de notre Révolution culturelle, ou de
notre action nous est indifférent. Le chant
des oiseaux de toute une jungle ne peut
empécher la marche du tigre, quand il l’a
décidé et vers ot il l’a décidé. Comment
trouvez-vous votre cigarette ?
— Mauvaise. Russe, n’est-ce pas ?
— Oui. Il y a trop de carton; elles se
fument trés vite.
— Puis-je vous poser une question?
— Ce nest pas a vous d’en poser,
capitaine, mais vous pouvez essayer.
— Comment vous appelez-vous?
— Mon nom ne vous dirait pas grand-
chose. Je suis capitaine comme vous.
— Je voudrais tout de méme le
connaitre.
— Je m’appelle Hsu Chang Hong. Nous
n’avons pas d’insignes de grade et je pré-
fére cet uniforme au mien.
Un cahot le précipita sur elle. Dans le
rétroviseur, il apercut la voiture qui les
suivait prendre de l’avance.
FEU SUR L’ESPION 45

— Capitaine dans quelle arme? Puis-je


le savoir?
— Cela ne vous serait d’aucune utilité.
— Que signifie votre nom? A-t-il une
traduction?
— Ce n’est pas mon vrai nom. On me
Ya donné et j’en suis trés heureuse car il
est beau. Hsu Chang Hong signifie « Rouge
combatif ».
La jeune femme freina violemment. Les
téles de la voiture frémissaient. I] descen-
dit. Il avait faim, soif et la fumée lui avait
irrité la gorge.
Les alentours de l’ambassade étaient dé-
serts. Ils s’engouffrérent dans un bdatiment
voisin de l’ambassade de Chine, a la mis-
‘sion militaire de liaison. Des hommes en
uniforme verdatre ou kaki, grouillérent
au-
tour d’eux, les ignorant totalement. Une
série de couloirs: la jeune femme ouvrit
une porte et prononca son nom. Aprés
quoi, elle s’effaca, l’encourageant une der-
niére fois, la main sur son épaule.

era

nS
CHAPITRE I

ROUGE COMBATIF

— Colonel Wei-Kang, des services de


sécurité de l’Armée Populaire. Asseyez-
vous, capitaine Bannixter. Je vous attendais.
Une voix mordante comme un 1 burin, un
américain parfait.
Au mur, deux portraits, celui énigmati-
que et réveur de Mao-Tsé-tung, le grand
timonier, le grand commandant.et le grand
pilote, proclamait une inscription jaune sur
fond rouge, et celui d’Ho-Chi-Minh, (« Ce-
lui qui éclaire».), avec une barbiche qui
semblait flotter au vent d’Est. Sur le bu-
reau voisin, un jeu de weiki, l’ancien jeu
FEU SUR L’ESPION AT
d’échecs chinois que les Japonais connais-
sent sous le nom de «go», des papiers, le
nouveau code diplomatique américain et un
22 LR Ruger, a la crosse incurvée comme
la hanche d’une femme, son acier brillant
incrusté d’une téte de panthére.
— Vous regardez mon revolver, capi-
taine ? Il appartenait a4 un aviateur de chez
vous qui a eu la faiblesse de vouloir s’en
servir. Vous autres Américains, vous croyez
toujours combattre des Indiens. C’est une
erreur, ne pensez-vous pas ?
— Probablement, si vous le pensez, dit
Bannixter.
Son vis-a-vis appuya sur un bouton de
lVinterphone. Deux Chinois apparurent, ne
faisant pas plus attention a lui, songea
Bannixter, qu’a une mouche. La _ graisse
s’était infiltrée jusque dans leurs petits
doigts boudinés. Is ne tui accordérent pas
un seul regard
— Tsao et Hao Meng-Ki sont jumeaux,
déclara Vofficier. Voici vingt ans, ils étaient
les bourreaux d’un seigneur de la guerre
de Tchang-Kai-chek, puis ils se sont réelle-
ment ralliés A nous, aprés avoir découpé
leur chef en cent morceaux, un supplice
qui demandea la fois de lingéniosité, de
la patience et un certain tour de main. Ce
sont des artistes, je dois le reconnaitre.
48 FEU SUR L’ESPION

Depuis, leurs talents ont été utilisés un peu


partout. A vous de choisir, Bannixter, entre
ces méthodes et d’autres moins primaires.
Je ne désire pas vous prendre en traitre et
vous expliquerai d’abord ce que notre état-
major a projeté, en contrepartie de vos
raids de terreur. Aprés quoi, je vous de-
manderai une honnéte collaboration.
Tout en parlant, il éloigna le jeu de
weiki, aux piéces d’ivoire. Hsu Chang Hong
revint dans la piéce a cet instant. Son par-
fum frappa Bannixter. Une expression
d’ennui sur ses traits, ses cheveux d’un
now. de). jais «se rebellant :.en — €pi, > “se
disposa a écouter son vis-a-vis. Que proje-
tait cet homme ?
— Si vous refusez, continua 1l’officier,
commencera une tache de persuasion. Nous
arracherons de vous chaque renseignement,
un a un et sans nous lasser. Nous sommes
patients. Nous avons le temps. Et ce que
nous préparons sera le plus violent upper-
cut jamais recu par les Etats-Unis depuis
Pearl-Harbour. Nous vous y réserverons un
role important. Peut-étre méme le premier.
Il sonna, demanda une tasse de thé
qu’on lui apporta et qu’il but.
— Un thé délicieux, Bannixter. Je suis
au regret de vous en priver jusqu’a cette
FEU SUR L’ESPION 49

collaboration. Mais nous aurons plus tard


d’autres attentions pour vous.
Une lueur étrange passa dans ses yeux.
— Chaque matin, Bannixter, six cents
officiers de l’armée de l’air américaine
prennent leur Ford ou leur jeep et s’en
vont a un travail devenu pour eux routinier
et que le reste du monde ignore: la garde
des missiles intercontinentaux, autrement dit
la force de dissuasion. Ce sont les <silo-
sitters », comme on les a baptisés dans
V’Armée américaine. Savez-vous de quoi ils
s’occupent?
Bannixter ne répondit pas.
— Ils s’occupent des fusées Atlas, Titan
et autres. Des fusées extrémement intéres-
santes, soit dit en passant, a carburant
liquide et munies d’une téte nucléaire. Ces
carburants sont trés dangereux. Au plus
petit suintement, une étincelle pourrait pro-
voquer une énorme explosion. Dites-moi,
Bannixter, que se passerait-il si lon
envoyait une telle fusée en direction de
Moscou? Que feraient les Russes? Qu’en
pensez-vous, Bannixter ?
Celui-ci demeura muet.
— Eh bien! c’est ce que nous allons
faire, Bannixter. .
Et Wei-Kang esquissa un_ geste de
commandement. Tsao Meng-Ki, grassouillet

oo .
50 FEU SUR L’ESPION

mais agile, se pencha et gifla Bannixter qui


vacilla. L’Asiatique lui lanca ensuite la
lampe au visage. Elle éclata comme une
bombe ; les éclats. de verre se piquérent
dans les joues et sur le front de Bannixter,
faisant éclater la peau et couler le sang. I
s’ évanouit.

Laiguille s’enfonca sauvagement. dans


son; bras’. La. sensation de .brfilure-:le
ramena au réel comme un coup de talon
le propulsant hors de l’eau; un voile de
douleur le. submergea. Il. essaya. de se dé-
battre, reniflant lodeur aigre de sa sueur
qui coulait au creux de ses reins, le long
de ses flancs, et lui mouillait tout le corps.
Une. artére battait -faiblement en lui,
comme un animal blessé. Tsao, lun des
jumeaux, lui donna un coup de pied qui
Yenvoya en bas de sa couchette, ot on
Vavait trainé aprés son évanouissement.
La porte de la cellule restait entrouverte,
laissant filtrer une demi-lumiére, il se ren-
dit compte qu’il se trouvait dans une piéce
basse, offrant deux couchettes dépourvues
de draps ou de couvertures, des mousti-
quaires en haillons empanachant les tiges
FEU SUR L’ESPION 51

d’aluminium piquées de chaque cété, aux


quatre coins, tels des voiles de mariées..
Le sol de ciment conservait une certaine
fraicheur. Tsao lui arracha sa chemise, son
acolyte lui assena une manchette sur les
genoux, le faisant tressauter de douleur,
puis lui immobilisa les jambes, agitant une
paire de ciseaux chirurgicaux.
— Je l’ai prise a l’une de nos antennes,
Capitaine; on opeére les gens dans la rue,
sous les bombes, sans avoir le temps de les
transporter ailleurs. I] existe une facon de
mourir trés commune ici, capitaine. Sous
les bombes !
Son américain était si mauvais que Ban-
nixter devait faire effort pour le compren-
dre. Il parlait d’une facon hachée, agitant
toujours ses ciseaux. De ses savates mouil-
lées, montait une terrible odeur de sang.
L’avait-il ramenée de dessous les bombar-
dements, ou d’autres cellules et d’autres
tortures ?
— A quelle université avez-vous fait vos
\
études, Bannixter?
Une voix féminine, une voix douce et
musicale qui, elle, articulait un meilleur
américain, s’éleva, lui posant la méme
SN
oe étrange question. La voix de «Rouge
combatif ». Et la jeune femme, en pantalon
et veste de treillis, s’accroupit prés de lui,

Rr
eee
52 FEU SUR L’ESPION

Ses lévres ressemblaient 4 une tranche de


pastéque dont on a 6té les pépins. Elle ne
portait rien sous son treillis, a part un
simple slip dont les coutures furent soul-
gnées quand elle s’assit, les fesses sur ses
talons, moment ow le tissu sculpta chaque
détail de son corps.
— A quelle université étiez-vous, Ban-
nixter ? Avez-vous appartenu a une phra-
trie ? Dans quel décile étiez-vous classé, au
point de vue des notes? Ow avez-vous
connu votre fiancée, Janet Christy ? Avez-
vous couché avec elle? Quelles décorations
avez-vous obtenues?
Bannixter se demanda s’il délirait, se
passa la langue sur ses lévres brailantes et
ne répondit pas. Il avait soif. Toutes ces
questions étaient ridicules, pensa-t-il.
Tsao lui tordit le lobe de JVoreille gau-
che et le trancha d’un coup de ciseau. Le
sang jaillit. Bannixter cria.
— Pourquoi ne parles-tu pas? chuchota
« Rouge combatif ».
Une brilure a la poitrine: le sang ruis-
sela sur son torse.
Tsao s’agita.
— Tu feras bientét penser a une carpe
qu’on ébarbe, Yankee. Si tu veux revoir ta
fiancée, il faut répondre !
.Bannixter pensait a Jinstant a la
FEU SUR L’ESPION 53

Convention de Genéve dont le texte était


affiché dans les locaux des bases. Une
convention énumérant en vingt-huit points
tous les droits des prisonniers. Ceux-ci de-
vaient recevoir du courrier, on ne pouvait
les maltraiter, les forcer 4 travailler, on ne
pouvait les humilier...
La voix continuait, patiente:
— Dans quelle université te trouvais-tu ?
Quels postes militaires as-tu occupés? Ne
te fais pas d’illusion, Yankee, on a eu
beaucoup de prisonniers ici et ils parlent
toujours. Tu entends?
Bannixter lacha l’un des rares mots de
vietnamien qu’il connaissait. Tsao grogna
de plaisir, comme si se faire traiter de.
«gros porc» était un raffinement délicat.
Les vagues de graisse capitonnant son esto-
mac ondulérent doucement, il immobilisa
la téte de Bannixter entre ses mains et lui
coupa avec lenteur, presque avec tendresse,
le sourcil gauche. Bannixter, en un sursaut
rageur, lui enfonca les dents dans le bras.
—Il y aura une cicatrice, murmura
Tsao. Une infime cicatrice. Maintenant,
nous allons en faire de grandes. Puis on
te photographiera, Yankee, et on distri-
buera les photographies ‘a nos soldats, ce
qui leur montrera 4 quels tigres en papier
ils ont affaire... ;
54 FEU SUR L’ESPION

— Va-t’en, Tsao! Allez-vous-en tous les


deux !
Hsu Chang Hong referma la lourde.
porte derriére les deux tortionnaires et l’obs-
curité totale, douce et fraiche, s’établit sou-
dain. Bannixter sentit « Rouge combatif » se.
déplacer prés de lui, au centre d’un parfum
subtil. Une odeur étrange d’orchidée... Son
sang battit d’une facon désordonnée. Une
main effleura sa poitrine nue.
— Vous ne pourrez résister jour et nuit.
On ne peut vivre sans amour, Bannixter.
On ne peut vivre sans une femme.
Sa voix résonnait avec douceur a ses
oreilles. Il lui sembla approcher d’une
plage qui s’étendait sans fin, of les vagues
se jetaient et se reprenaient aussitét, lap-
pelant vers elles en une troublante rumeur.
— Comment était Janet Christy, James ?
—- Blonde, trés. blonde, répondit-il, la
voix rauque.
Les mots avaient franchi ses lévres sans
qu’il en efit conscience. C’était comme un
vent bouleversant les vagues. Hsu Chang
Hong effleura ses sourcils torturés, puis.
descendit le long de la courbe du visage
qu’elle fréla et arréta ses doigts fins sur
les lévres.
— Elle faisait bien l'amour? Vous cou-
chiez avec elle?
FEU SUR L’ESPION 55
— Oui.
— Je vous demande: elle faisait bien.
l’amour?
— Oui, trés bien.
— Vous avez couché avec elle long-
temps avant de partir?
— Oui, c’est ¢a.
— Combien de temps?
— Trois mois... Pour moi, c’était long-
temps.
La main descendait, cernait les muscles
et s’attardait sur son corps comme une
pluie de pétales...
— Elle vous aimait, James ?
— Oui, je crois.
ll répondait a présent trés vite, voyant
se succéder le film de sa vie.
— Quand avez-vous repris du service a.
bord de ce porte-avions, James ?
— Il y a trois mois.
— Et ce grade de commandant, quand
l’attendez-vous ?
— Quand je serai promu au Q.G. de la
guerre aérospatiale... Je suis sorti major de
West-Point.
Aucun écho cette fois. La voix féminine
s’était tue. Une bouche s’attarda sur le
bouton torturé de son sein et il tressaillit.
Une extase aigué le toucha comme une
bréve douleur. Douleur, ou plaisir, il ne
56 FEU SUR L’ESPION

sut méme pas. Un parfum de thé sauvage


monta derriére lui, une main Jui souleva la
nuque et lui pencha la téte pour le faire
boire, aprés quoi, un corps féminin comple-
tement nu s’allongea prés du _ sien. Les
muscles de ses jambes et de son ventre se
contractérent, puis. frémirent. Une bouche
chaude s’empara de la sienne.
Les vétements de la jeune femme tom-
baient autour de lui, une faible lueur lui
permit de distinguer la cambrure des reins,
la croupe, le corps épilé s’arquant contre
le sien. Il se rebella, puis se tendit sous
les caresses.
— Vous devez vous confier 4a moi, chu-
chota « Rouge combatif ». C’est votre seule
chance, James. Comprenez-vous ?
Il acquiesca. I] comprenait.
CHAPITRE IV

ROUGE COMBATIF (Suite)

Le soleil qui se coulait dans la cellule


Véveilla. Un gardien surgit, lui faisant signe
de le suivre. Ses plaies le torturérent dés
qu'il se leva.
Les couloirs étaient frais. Par un mur,
sans doute atteint d’une bombe et réparé
par des étais, il apercut une vasque pleine
de lentilles d’eau et de rhizomes de lotus,
avec des fleurs blanches ayant éclaté
comme des ballons. Une nuée de mous-
tiques dansait dans leur lumiere.
L’obscurité de nouveau... les lampes
électriques, la porte en cuir protégeant le
58 FEU SUR L’ESPION

bureau du colonel Wei-Kang. Celui-ci se


leva. Sig
— J'ai. toujeurs.. “pense, 2Bannixfer,
qu’avec vous les méthodes brutales ne don-
neraient rien, aussi vous les ai-je épar-
gnées. Vous avez l’Ame d’un seigneur de la
guerre. Vous collaborerez donc avec nous
a une grande ceuvre.
Il -écrasa le bouton de l’interphone oe
sur son bureau et le combiné vibra dou-
cement, comme la cloche cristalline d’un
temple. Trés au nord, dans la direction
qu’apportait le vent, des rafales de mitrail-
leuses se succédaient.
— De la 12-7, signala Wei-Kang. Les
notres tirent des coups de semonce pour la
population dés que les radars ont signalé
vos avions. Les sirénes ne vont pas tarder.
_Nous serons alors forcés de descendre.
Il plissa les yeux comme s’il: se trouvait
en plein soleil et regarda sa montre; brus-
quement, comme une gifle qui claque, les
sirenes se mirent a mugir.
— Vos-amis sont a trente ou quarante
kilometres, Bannixter. Ils vont attaquer le
dépdt de camions et de pneumatiques situé
a huit kilometres d’ici, cela nous le savons
grace a nos espions. Huit kilométres, c’est
fort peu, n’est-ce pas? Il se peut qu’une
bombe ou deux tombent par ici, c’est ce
FEU SUR L’ESPION 59

que nous avons déja expliqué a la Croix-


Rouge internationale. Nous avons eu trois
prisonniers qui se sont fait hacher par du
métal de leur pays. Nous allons donc ga-
gner les abris. Tant que je mets au point
Vopération « Cherokee», votre vie m/’est
trés précieuse.
Les abris avaient été creusés dans la
masse argileuse du sol, des étais de fer les
soutenaient; les fils nus de Jlinstallation
électrique se succédaient en guirlandes; a
tout moment, des plantons, leur torse nu
luisant de sueur, le casque sur la téte, leurs
sandales claquant sur les escaliers de bam-
bou, descendaient, feuilles dactylographiées
en main, tandis que des officiers chinois
hurlaient des ordres rapides. Les mitrail-
leuses placées sur les toits ouvrirent le feu.
Le colonel Wei-Kang s’arréta devant une
salle de cartes. L’air amené par la soutf-
flerie et puisée au-dehors paraissait chauffé
a blanc. Bannixter pensa étouffer.
Un panneau se releva sans bruit et
Bannixter apercut une carte des U.S.A.
placée sur un support magnétique. Depuis
Vandenberg, dans la Californie, jusqu’a
Omaha, dans le Nebraska, le Q.G. du
Strategic Air Command, et un groupe de
bases prés de New York, s’étalant sur la
carte-en un flot gracieux de plots violets

e.:ClUl
aT
60 FEU SUR L’ESPION

comme une branche de glycine, la carte


était constellée d’étoiles, a l’éclat mortel.
Quand Wei-Kang appuya sur un_ bouton,
toutes s’éteignirent sauf une qui garda
intacte sa minuscule lueur rouge.
— Voici, déclara Wei-Kang, la base
n°.13 qui vient d’étre creusée dans le gra-
nit du Mont Cheyenne, prés de Colorado
Springs, dans Jl’Etat du Colorado, a
1847 miles de New York et a 1328 miles
de San Francisco, c’est-a-dire au coeur des
Etats-Unis. Elle regroupe tous les rensei-
gnements-radars et abrite, a cdété des cen-
tres de lancement d’Atlas et de Titan, le
centre de commandement des opérations de
la Défense antiaérienne nord-américaine.
Son annexe, qui posséde une communica-
tion souterraine, est située sous plus de
cent metres de granit et pratiquement
invulnérable. Nous n’avons jamais réussi a
y faire pénétrer aucun agent, mais dans
quelques jours ce »sera’ chose. faite. Cet
homme, ce sera vous, Bannixter !
— J’accepte.
— Naturellement! Ainsi, vous raconte-
riez votre périple et nos projets a Saigon.
Jamais nous ne pourrions avoir confiance
en vous... Nous enverrons donc wun faux
James Bannixter, un faux Bannixter, certes,
mais qui soit en tout point conforme au
FEU SUR L’ESPION 61

vrai. Vous étes pris dans un drame, Ban-


nixter, comme tout homme écrasé entre
des puissances qui s’affrontent. Vous serez
meurtri puis broyé, cela est inévitable. Tou-
tefois, si jene peux pas vous éviter fina-
lement la mort — et a qui pourrait-on
Véviter pour toujours? — je peux vous
éviter la souffrance: je vous donnerai des
joies qui vous feront mourir.
L’Asiatique posa le doigt sur la carte:
— La base qui nous intéresse, dans cet
énorme complexe stratégique, est non loin
du Rocky Mountain National Park, au
nord-ouest de Colorado Springs, a dix-huit
kilométres de Castle Rock, dans un secteur
absolument secret. Je vais maintenant vous
présenter le nouveau Bannixter.
Tl écrasa linterphone ; quelques instants
plus tard, accompagné de deux officiers du
Service Secret Chinois, aux tuniques kaki
constellées d’étoiles rouges, un homme en-
tra dans la salle souterraine et Bannixter
scruta ses traits.
Il avait un teint sombre, comme le sien.
Sa taille se trouvait la méme. Quelques
gouttes de sang noir ‘coulait dans ses
veines, son nez épaté contrastait en effet
avec celui, aquilin, de Bannixter. Ses épau-
les étaient plus largés et il était nettement
62 FEU SUR L’ESPION

plus gros. Wei-Kang suivit le regard de


Bannixter.
— Floyd Gardner, ici présent, dit-il,
figure sur la liste du. Département d’Etat
comme un journaliste ayant accepté de
travailler pour Radio-Europe libre. Mal-
heureusement, a Prague, les Tchéques lui
ont causé des ennuis pour une misérable
aifaire de moeurs & la suite de quoi nos
services secrets de Berne lui ont offert
Vhospitalité a Pékin. Floyd n’aime pas ses
anciens compatriotes, voyez-vous, Bannixter !
Gardner ricana en réponse, sortit un
Crystales de son tube de verre, le coupa
et Valluma. I] avait environ trente-trois ans.
Ses yeux, qui ressemblaient a deux agates,
n’exprimaient aucun sentiment; une froide
cruauté sculptait pourtant ce visage destiné
4 devenir aussi gras que celui d’un boud-
dha. .
— Gardner est le genre d’hommes que
votre systeme gaspille, reprit le colonel
Wei-Kang. Il connait huit langues mais n’a
jamais trouvé qu’un emploi dans les Ser-
vices Etrangers du New-York-Times. Il se
trouve au courant de l’économie politique,
de la criminologie, de la Banque, du: droit
et de la médecine, mais a commis l’impru-
dence de s’inscrire au Parti communiste
américain et n’a jamais pu s’installer expert
FEU SUR L’ESPION 63
économique privé, comme il le voulait.
C’est a4 des hommes comme lui que nous
confierons un jour le pouvoir en Amérique.
— Vous étes complétement fou! s’ex-
clama Bannixter, hors. de lui.
Uneepoigne dé fér le. tira’:en -arriéere:;
il hurla tant Jes muscles de sa nuque,
froissés dans un étau d’acier, lui firent mal.
Tsao,. surgi silencieusement, lui appuya le
pouce dans les cétes, lui coupant la respi-
ration.
— Hsu Shun Hong, reprit Wei-Kang,
est l’une des responsables de |’opération
« Cherokee ». Elle est docteur en médecine
et chirugien. C’est elle qui opérera Gard-
ner. Avez-vous besoin de moi, Hsu ?
— Non, colonel, merci.
— Vous me communiquerez les résul-
tats dés que possible. Agissez trés vite:
Toute l’opération doit suivre, nous n’avons
donc pas un instant a perdre, de plus,
Pékin exige des rapports journaliers.
-La jeune femme, qui portait une blouse
blanche, acquiesca et leva les bras, ajustant
sur son visage un masque chirurgical puis,
sans brutalité, presque tendrement, comme
si déja il lui appartenait, posa la main sur
l’épaule de Bannixter.
— Venez, James; il s’agit de simples
examens. Quand Gardner sera a Saigon, il
64 FEU SUR L’ESPION

aura a faire face a ces mémes examens.


Au cas ot’ vous ne voudriez pas nous
aider, je vous rappelle que j’ai tout l’arsenal
de la chimie 4 ma disposition. Avec quel- |
ques injections, vous ferez un cobaye docile.
Bannixter, ne pouvant rien objecter,
V’accompagna, Floyd Gardner sur ses talons,
et ils traversérent deux autres piéces jusqu’a
un laboratoire ot affluait l’air conditionné.
Une Chinoise, en blouse blanche, trés
jeune, referma avec soin la porte derriére
eux. Au-dessus d’une table nickelée s’étalait
le portrait, soigneusement colorié, du grand
timonier, du grand pilote et du grand lea-
der; Laz seule=tache de .comeiur:= rout Ae
reste était blanc.
Derriére un rideau d’aluminium souple,
une table d’opérations. Au milieu de la
piece, légérement sur la gauche, a cété de
chaises en métal, face a une vitrine d’ins-
truments chirurgicaux, un immense cylindre
de verre dont Bannixter ignorait 1l’emploi.
La salle mesurait environ dix métres sur
cing et faisait penser a quelque sinistre
antichambre de la mort.
— Cest un <people sniffer», dit
« Rouge combatif », répondant a la question
qui se lisait sur les traits perplexes de
Américain. Il permet d’analyser J’air
expiré. Déshabillez-vous, James. Je vous
FEU SUR L’ESPION 65

promets que vous n’avez rien a craindre.


Gardner doit seulement devenir votre sosie
parfait.
Son assistante s’approcha et lui prit ses
vétements au fur et a mesure qu’il les
Otait. La lumiére vira progressivement au
rouge. Hsu Chang Hong s’approcha d’un
interphone et sa voix cingla Bannixter. Elle
faisait penser 4 un acide mordant le mé-
tal. C’était la voix de quelqu’un allant jus-
qu’au bout de ce qu'il a décidé, quelqu’un
d’impitoyable, ne connaissant aucune senti-
mentalité. A JVentendre, Bannixter sentit
sans €équivogue que son sort était réglé.
— Salle d’opérations n° 1 retenue. Ter-
miné.
— Accord du Central. Terminé.
Entiérement nu, il lanca le talon en
avant; la vitrine qui contenait les instru-
ments chirurgicaux se fendit; il saisit un
bistouri. La lame d’acier déchira la blouse
de « Rouge combatif » et.la blessa_ super-
ficiellement au cété. Croisant les poignets,
elle arréta net un autre coup et frappa
Bannixter au plexus. Celui-ci_ s’effondra.
Lorsqu’il se remit debout, « Rouge comba-
tif» l’aida a se relever, ne se souciant pas
du sang qui jaillissait de sa hanche. Son
assistante s’avanca avec un tampon aseptisé
déja tout déroulé, sortant de son _ papier,
66 FEU SUR L’ESPION

fendu d’un coup de rasoir, un pansement


américain portant la marque d’un labora-
toire de Détroit.
— Ne bougez pas, James!
Presque avec tendresse, souriante, elle
lui maintint la nuque entre ses paumes.
Une aiguille se planta entre ses omoplates
et fut arrachée une seconde plus tard, apres
que l’injection l’eut fait se tordre de dou-
leur:
— Ce n’est qu’un tranquillisant, mur-
mura-t-elle. Etendez-vous maintenant sur ce
chariot.
Bannixter, allongé sur un chariot chirur-
gical, essaya d’étreindre le drap sur lequel
il se trouvait allongé et de le repousser,
mais il se sentit sans force. Auprés de
Gardner, totalement dépouillé de ses véte-
ments, une assistante vietnamienne s’acti-
vait, badigeonnant le corps nu de teinture
d’iode, ses cheveux noirs roulés en chignon,
le masque ne laissant voir aque la pale
blessure de sa bouche. « Rouge combatif »,
attentive, le frdlant de ses doigts, se pencha
a nouveau sur Bannixter.
— Appendicectomie, murmura-t-elle, ta-
tant le point de Mac Burney. Plus deux
cicatrices par blessures d’armes blanches au
niveau des cd6tes, sur la cuisse gauche...
N’ayez pas peur, ce n’est pas aujourd’hui
FEU SUR L’ESPION 67
que vous allez mourir. Vous étes encore
pour quelques jours un homme trés pré-
cieux. Comment vous sentez-vous?
Bannixter l’entendait parfaitement, mais
ne pouvait bouger.
— Nous allons opérer Floyd Gardner,
dit-elle. Pour aujourd’hui, nous nous occu-
- perons seulement du visage.
Elle s’approcha de Gardner dont on ne
distinguait que le visage livide sous le
masque, prit son bistouri et plongea la
lame d’acier le long de ses joues, faisant
signe a son assistante d’éponger le flot de
sang. Aprés quoi, elle travailla en silence,
épiant Bannixter, drogué, immobile a ses
cétés, retenu a son chariot par des sangles
de cuir. L’odeur fade du sang emplit ses
narines. Sa derniére vision fut celle de
«Rouge combatif», aux gants de caout-
chouc tachés de sang, penchée sur le corps
nu de Gardner, sectionnant les vaisseaux
sanguins, les suturant et travaillant en si-
lence. Puis tout se confondit et les lumiéres
elles-mémes se concentrérent en un brilant
soleil.
CHAPITRE V

PAR-DESSUS L’OCEAN

Le pseudo-Bannixter s’approcha de la
fenétre du batiment hospitalier américain
qu’il occupait et dédia un coup d’ceil plein
de lassitude 4 Tan Son Nhut, l’aéroport de
Saigon, qui s’étendait a perte de vue a six
ou sept cents métres, les avions des lignes
civiles rangés comme des oiseaux empétrés:
pres des barbelés. A cet hdpital militaire, |
seuls des officiers supérieurs et la Presse
avaient pu le voir. Aprés avoir été élevé
au grade de commandant, on parlait pour
lui de la Médaille d’Honneur du Congrés.
S’abritant du soleil, Floyd Gardner distin-
FEU SUR L’ESPION 69

gua l’ceil fixe des mitrailleuses de 12,7


posées sur les toits voisins.
Eileen, son infirmiére particuliére, en-
tra, portant son uniforme fraichement re-
passé. Il voulut lui tapoter la croupe en
passant, elle esquissa un bref retrait du
corps.
— Voyons, commandant!
Il avait tenté en vain d’en faire sa
maitresse ; malgré son prestige tout nou-
veau d’échappé des bagnes viéts et son
auréole de convalescent, il avait échoué. Il
tassa une cigarette sur son ongle et ]’allu-
ma, puis se dirigea vers les douches; il
détestait ces Américaines jeunes et stires
d’elles. A chaque fois qu’il les apercevait,
la haine lui brfilait la bouche.
Le téléphone retentit, Eileen prit la
communication.
— Trés bien, colonel... Je vais le lui
dire. Le commandant Bannixter prend en
ce moment sa douche. Oui. ‘! va tres bien.
Je le lui dirai immédiatement, c’est entendu.
Merci, colonel.
’ Elle raccrocha avec précaution — elle
agissait toujours ainsi, en silence, avec
tact — et s’approcha du rideau de douche
— voir la nudité de ses malades faisait
partie de ses fonctions et la laissait indiffé-
rente. Celui-ci étaitun héros sans’ doute,
70 FEU SUR L’ESPION

mais lui causait une impression de malaise


qu’elle ne s’expliquait pas et se refusait a
analyser. Son corps, encore couturé de
cicatrices, était tres amaigri, mais musclé.
— Le colonel Howard vous fait dire,
commandant, que le permis de se rendre
a San-Francisco a été accordé aux deux
Asiatiques qui vous ont aidé dans votre
évasion. Ils prendront un autre avion.
Il acquiesca tandis qu’elle sortait ses
valises et lui pliait ses vétements, face aux
vitres pres desquelles les fusiliers montaient
une garde vigilante. Au-dessus du _ béton,
lair rampait et une chaleur trouble s’éle-
vait, déformant les objets et brouillant la
vue. De ce septi¢me et dernier étage, on
distinguait au loin les frondaisons basses
entourant l’aéroport et dont on avait sabré
les buissons et les palmes. Cela n’empéchait
d’ailleurs pas les Viéts de venir a portée
arroser les pistes a coups d’obus de mor-
tier.
Apres tout, se dit-il, ce serait une aven-
ture excitante, un rdle extraordinaire a
jouer... Tout entier a ses pensées, le bruit
d’un cotivercle de valise refermé ne le fit
méme pas tourner la téte. Ce n’était que
san, inftirmiere..s =”
— Vous avez maigri, commandant, dit
FEU SUR L’ESPION 71

Eileen. Je vous ai acheté au P.X. de la


base, de nouvelles chemises, 16 1/2 de tour
de cou. Ne bougez pas: je vais vous aider
a lacer votre cravate. Votre bras va mieux
pourtant, n’est-ce pas ?
Il lui répondit distraitement, presque
avec humeur. Quelques instants plus tard,
on le prévint au téléphone qu’une Plymouth
Vattendait, il descendit. Le général Carter
lui-méme, l’adjoint du Grand Patron au
Sud-Viét-nam, — le général Westmoreland
— était la, plus un type de _ l’ambassade,
des reporters de Times, Reuter, des photo-
graphes de. l’agence Viét-nam-Presse, un
représentant du général Ky. Le visage épa-
noui, secrétement ironique en son for inté-
eur, all arecut> leurs voenx. -.So0n, <.coenr
sanglant », la médaille des blessés, brillait
sur sa poitrine avec deux autres décora-
tions. . Pour *tous,.il. était. un .héros:
Vhomme qui avait échappé aux Viéts! Pas
une seule fois il ne songea au vrai Ban-
nixter, qui devait croupir dans sa cellule en
attendant d’étre fusillé.
— Quels imbéciles! pensa-t-il. Il les
avait tous trompés. Un ancien Américain
moyen, un raté, allait déclencher le plus
fameux pétard que connaitrait jamais la
Maison-Blanche. Durant ce temps, a Pékin,
dans l’un des bureaux du commissariat aux
72 FEU SUR L’ESPION

Affaires extérieures, on scrutait les aiguilles


du destin.
Il regarda sa montre, tout en écoutant
le général Carter qui lui parlait de sa
femme, s’ennuyant mortellement entre les
autres épouses d’officiers, plus 4Agées
qu’elle : les fuseaux horaires en partageaient
le cadran; bientét, viendrait la Californie,
avec le Pacific Standard Time. Puis le
Colorado, planté au coeur des Etats et ou
les fusées Atlas et Titan attendaient sa
venue.
La Plymouth freina au bas de la pas-
serelle du C. 141 Starlifter, bourré de fret.
L’équipage se trouvait déja aux commandes.
On avait fermé la rampe de chargement
arriére. L’aile haute, en fléche a 25°, dé-
coupait-le ciel comme un coup de poignard.
Aprés un échange de poignées de mains, il
grimpa dans la cabine pressurisée et condi-
tionnée, les deux filles de la Croix-Rouge,
qui lui servaient de convoyeuses, gagnérent
V’avant et refermérent les portes.
Sous les peintures, le soleil aveuglait, —
mais par chance, la cabine pressurisée
offrait une température agréable, un peu
fraiche méme, grace a l’air conditionné.
L’une des filles, une rousse qui marchait
précautionneusement, faisant mouvoir ses
hanches et ses fesses comme si elle se
FEU SUR L’ESPION 73
trouvait sur un plateau de _ télévision, lui
apporta fruits et magazines. I] remercia,
dénoua sa cravate et regarda la piste. Pour
tous, il était le commandant d’aviation
James Bannixter, autrement dit un héros.
Tout a lVheure, durant le long trajet, les
filles s’humaniseraient, elles viendraient lui
demander de raconter — il l’avait fait déja
dix fois — son périple dans la jungle. Ce
serait facile. Il savait exactement ce quil
fallait leur dire, comment le leur dire et
ou s’arréter de facon 4a laisser le pathétique
ruisseler.
Deux minutes plus tard, la porte de
communication s’ouvrit et l’une des filles
lui demanda la permission de s’asseoir en
face de lui; il inclina-Ja téte; elle. se
jucha sur l’un des fauteuils, la jupe remon-
tée sur ses genoux. Il avanca la main et
toucha l’extrémité de ses jarretiéres; elle ne
portait pas de gaine et rien ne_venait
couper la ligne fluide de son corps. Elle
écarta cette main indiscréte, rabattit sa
jupe, mais lui sourit, nullement fachée.
Aprés tout, c’était un héros.
— Commandant, mon petit garcon vou-
drait un autographe de vous. Mon mari, un
lieutenant d’aviation, a lu tout ce qu’on a
écrit sur vous dans la Presse, vous savez?
Il débita la fable mise au point par les
74 FEU SUR L’ESPION

Services Secrets chinois. Les mots lui ve-


naient naturellement, sans effort, il ne s’in-
terrompit que quand les turboréacteurs
Pratt et Whitney se mirent a rugir. Apres
son point fixe, l’avion s’élanca, se dandinant
comme une oie sauvage, sa prodigieuse
vitesse n’étant indiquée que par les bati-
ments de l’aéroport qui tournérent lente-
ment de l'ouest-au sud, comme sur un
disque. Le soleil s’écrasa contre les vitres.
La fille se leva, tirant un rideau. Bon sang!
quel corps splendide. Cela lui fit penser
qu’une autre, plus belle méme, l’attendait
dans le Colorado: la fiancée de Bannixter,
du vrai Bannixter. Et diablement amou-
reuse, sans aucun doute.
Un sourire aux lévres, il se renversa
dans son fauteuil et pensa a tout ce qui
Pattendait.
CHAPITRE VI

CELLULE-N*: 1

Dans sa cellule, James Bannixter termi-


nait une série d’exercices. respiratoires,
exactement comme sur le pont du_porte-
avions sur lequel il montait parfois la nuit,
alors que les avions avaient tous été des-
cendus, engloutis par les ascenseurs. Les
odeurs d’huile lourde et de _ carburant
avaient disparu au souffle des alizés. La
salle de gymnastique du bord, avec ses
échelles de bois verni, ses rangées d’haltéres
et ses ballons de cuir, n’avait pas le méme
attrait pour lui.
Ici, sa cellule était éclaivée a la lumiére
76 FEU SUR LESPION

électrique, de jour comme de nuit. Il ter-


mina ses exercices, faisant circuler lair
dans le haut de ses poumons, puis se re-
coucha sur la paillasse. Des paillettes lumi-
neuses dansérent un instant devant lui.
On lavait humilié, mais cela n’offrait
aucune importance, augmentant seulement
sa haine. Un claquement: le judas s’ouvrit,
puis se ferma; on poussa un bouton élec-
trique, la porte de la cellule rentra silen-
cieusement dans ses gonds, systeme calqué
sur les prisons britanniques de Hong Kong.
Deux Vietnamiens pénétrerent dans la cel-
lule, rablés, costauds, et lui firent signe de
se lever. Ils venaient le chercher le soir
pour répondre a «Rouge combatif» qui
Vinterrogeait d’ordinaire sur la vie aux
Etats-Unis et concluait en lui disant que
son pays, pris a la gorge, allait bient6dt
étouffer. «Un misérable tigre en papier »,
jugeait-elle, méprisante.
Dans la premiere salle qu’il traversa,
il nota l’heure: sept heures du soir. Il ré-
gnait dans les services une atmosphére ten-
due, comme lorsque tout Hanoi attendait
un raid.
L’un des gardes le précédait, l’autre
suivait. Ils l’abandonnérent enfin face a
l’une des douches, lui faisant signe de quit-
ter ses vétements et de les abandonner
FEU SUR L’ESPION 77
devant eux, aprés quoi ils discutérent en
vietnamien tandis qu’il se lavait, pre-
nant garde de ne pas glisser sur le sol
humide. Des cafards sortirent d’un bout de
tuyau, nageant désespérément. Pas de ser-
viette ; peu importait du reste, la chaleur
était telle que ses vétements sécheraient en
peu de temps sur son corps. Il reprit sa
marche ainsi encadré. Deux. salles plus
loin, «Rouge combatif» l’accueillit, don-
nant l’ordre a ses gardiens de les laisser
seuls et lui faisant signe de s’asseoir en
_face d’elle. Avant de le quitter, l’un des
““gardes prit une paire de menottes a |’inté-
rieur denté et encercla les poignets de
Bannixter, jetant la clé sur un meuble, a
cété d’une seringue de Pravaz.
— Avez-vous bien mangé, James ?
— Oui.
— Quel menu?
— Du riz, un ceuf, des poivrons, de la
noix de coco et du thé.
— Un repas somptueux, vous ne trouvez
pas ? C’est moi qui vous l’ai fait apporter.
Il avait savouré chague bribe de nour-
riture et répondit par l’affirmative. Aupara-
vant, il avait révé durant deux nuits d’« In-
dian Pudding», un gdteau au mais et de
biére danoise, ou autrichienne, a la mousse
ameére. Abandonnant ces réves dérisoires, il
78 FEU SUR L’ESPION

regarda autour de lui: le décor n’avait pas.


changé ; un matelas de crin, une table aux
pieds en ciseaux faisant penser a un «V»
gigantesque, des fauteuils et des armoires
ripolinées chargées d’instruments chirurgi-
caux. Sur le tapis de caoutchouc et les
nattes, ses sandales dessinaient une légére
empreinte.
— Je suis content que vous l’ayez aimé-
car c’était votre dernier repas, James. Le
colonel Wei-Kang estime que vous ne. pou-
vez plus nous étre d’aucune utilité.Je n’ai
pas.tenté: decile faire revenir sur sa déci-
sions: je pense a peu pres comme lui.
La jeune femme dénoua la. ceinture de
sa blouse, tachée de .sang. Fasciné, il la.
regarda. Par é
.— Vous ne dites rien? ©M’avez-vous
bien entendue? Le colonel Wei-Kang
estime que vous dever: mourir. Etes-vous.
prét 2?
— Je suis prét, artieua at la ‘fixant
toujours et cherchant a déchiffrer la lueur
d’excitation qui dansait dans ses yeux.
Elle détacha son soutien-gorge avec des
mouvements appliqués. La lumiére d’une
lampe Véclairait de biais. Il n’avait que
deux pas a faire, il savait déja qu’elle le
pousserait du plat de la main en riant jus-
qu’au divan, mais n’interromprait pas ses
FEU SUR L’ESPION 79
sarcasmes un seul instant. Etait-ce une mise
en scene ou... Se trouvait-il vraiment
condamné ?
— Vous vous demandez.: si vous allez
mourir, n’est-ce pas, James? Vous. pensiez
étre échangé contre d’autres prisonniers?
Elle se tourna vers lui, ses cheveux
fouettérent son visage. A la joie sadique qui
brillait dans ses yeux, il sut qu'elle disait
_ vrai. Elle le tuerait ; comment, il ne savait
encore, mais elle n’hésiterait en rien. En-
Suite, avec ses mémes gestes lents, appli-
_qués, elle s’emparerait du téléphone noir,
d’un modéle ancien, pourvu d’accumula-
teurs de campagne dans le socle, et pré-
viendrait le colonel Wei-Kang. I] tressaillit
lorsqu’elle s’approcha et elle se mit a rire,
ravie, lorsqu’il essaya de couler ses poi-
gnets amaigris hors des menottes; leurs
dents le mordirent a le faire crier.
— Ne cherchez pas a ouvrir vos me-
nottes, James. Vous vous feriez simple-
ment mal aux poignets. Ne songez qu’a ce-
ci: jadoucis vos derniers moments. N’est-
ce pas charitable? Ne devez-vous pas m’en
remercier? Vous ne dites rien? Allons,
soyez plus aimable: remerciez-moi et ce
soir vous aurez de nouveau mon corps. Pour
la derniére fois aussi, mon cher James.
—— Je vous remercie.
80 FEU SUR L’ESPION

— Trés bien, voila comment il faut voir


les choses... Ne pensez plus a Floyd
Gardner, il jouera trés bien votre role,
n’ayez aucune inquiétude a cet égard. Nous
avons choisi parce que nous sommes cer-
tains que sa haine ne faiblira pas. Il sera
trés capable de bien se conduire auprés de
votre fiancée, savez-vous? Il m’a confié
qu’il la trouvait trés jolie.
Elle s’arréta un instant pour laisser ses
paroles de haine faire leur effet. Le masque
frémissant de Bannixter l’emplissait de joie.
— Sil arrivait jamais quelque chose,
-reprit-elle, Tsao et Hao Meng-Ki seront aux
Etats-Unis pour la supprimer. Sans qu’elle
ne s’apercoive de rien, mon cher Bannixter,
nous détestons faire souffrir. Mais laissons
cela... J’espere que toutes ces émotions ne
vous verront pas faiblir a la derniére mi-
nute, n’est-ce pas? Vous saurez mourir
sans gémir. Des gémissements sont stupi-
des et gachent tellement la sérénité du der-
nier moment! Regardez-moi dans les yeux,
James... Un vieux proverbe de chez nous
dit qu’il ne faut pas entrer dans son tom-
beau areculons.
ll la regarda, comme elle le désirait.
Elle se trouvait entiérement nue. Derriére
elle, les aiguilles phosphorescentes de sa
FEU SUR L’ESPION 81
montre se distinguaient seules dans l’obscu-
rité. Les courbes douces de son corps, sa
taille, sa chair, brillaient d’une teinte chau-
de et quasi lumineuse, de méme que le
corail de sa bouche et l’ivoire de ses dents.
Elle marcha vers lui et lui tendit les bras,
souriante, telle une déesse que la mort seule
aurait comblée.
Il ]’évita.
Puis, d’un mouvement rapide, il lui
frappa la cuisse, du genou. Elle trébucha,
se releva et, avant qu’il n’ait eu le temps de
réagir, courut en boitillant de l’autre cété
de la piéce, ses pieds nus glissant sur la
natte de sisal dégageant toujours une odeur
d’éther et de médicaments, puis referma la
main sur une seringue de Pravaz. Un bord
de la natte s’échappait des autres torons,
elle s’y prit le pied et trébucha. La serin-
gue roula trois métres plus loin. I la ren-
voya du pied sous un petit meuble, rafla
la clé des menottes, s’appuya contre une
vitrine et glissa la clé en haut de ses mains,
en un ultime effort. La peau de ses poi-
gnets éclata alors que la clé s’insinuait de
biais dans la serrure. La jeune femme, tou-
jours entiérement nue, se releva, ramassa
la seringue, courut vers lui et le visa au
coeur. Il se baissa et fit tourner la clé; la
82 FEU SUR L’ESPION

seringue, un éclair faisant briller son col ar-


genté, se ficha dans son épaule gauche. Il
poussa un cri de douleur tandis qu’elle reti-
rait l’objet, le visage déformé par la haine.
Les menottes tombérent sur la natte, il se
sentit a peine, ses poignets engourdis ne
pouvaient retrouver leur mobilité. I] la frap-
pa pourtant du poing, sauvagement, sur ses
seins, et elle s’écroula 4 ses genoux. Une
vitrine vola d’un coup de coude, des ins-
truments nickelés tombérent en une cas-
cade, qui retentit .en notes cristallines au
coeur de ce combat désespéré.
« Rouge combatif» se releva, la. serin-
gue en main tandis qu'il refermait les doigts
sur un bistouri. Elle visa ses yeux: il baissa
la téte. La fine aiguille passa au-dessus
de son front, lui entamant seulement le
cuir chevelu. Emportée par son élan, la
jeune femme s’empala sur le bistouri et fut
frappée en plein ventre. Les mains aussitét
sur:sa blessure, elle tourbillonna sur place,
poussa.un cri étouffé et lacha la- serin-
gue qui se brisa sur l’un des carreaux. Son
flane lacéré s’éclaboussa de rouge. Son re-
gard plein de haine fixé sur Bannixter,
elle vacilla et tomba. Le sang se coula entre
les nattes et encercla son corps d’une admi-
rable beauté, comme une écharpe écarlate.
Bannixter jeta le bistouri et regarda autour
FEU SUR L’ESPION 83

de lui, le cceur battant. Il lui fallait fuir.


Fuir !
Tl se ressaisit et les battements de son
coeur se ralentirent enfin. Une tasse de thé
froid demeurait abandonnée sur le _ bois
rougeatre de l'un des bureaux; il la vida
a petites gorgées, puis fouilla tous les ti-
roirs. Dans l’un d’eux, il trouva un revol-
ver, un Simonov de 7,62, avec cing car-
touches. Pas de silencieux, ce qui l’empé-
chait de tirer, néanmoins le fait d’avoir
maintenant cette arme malgré la nécessité
4 du silence, le réconforta. Dés que Wei-
Kang et les Services Secrets chinois appren-
draient sa fuite, il se déclencherait la plus
gigantesque des chasses a l’homme jamais
vue au Nord-Viét-nam. L’opération « Che-
rokeé » reposait sur le faux Bannixter. Si
le vrai surgissait... aces
Il. réussirait, se dit-il; il en avait la
ferme intention. Quand on veut vraiment
une chose, on la réussit. Il était a l’orée
de son tombeau, le moindre pas pouvait
l’y précipiter pour l’éternité mais, il le sen-
tait, la peur l’avait abandonné pour tou-
jours. Ces jours et ces nuits tragiques, si
elles l’avaient fait vieillir de dix ans, en
avaient fait. aussi un homme de fer.’ Il
appuya sur le bouton électrique; la lampe
84 FEU SUR L’ESPION

s’éteignit, éclairant d’une derniére lueur ra-


sante le corps de son bourreau, qu’il laissait
derriére lui. Aprés avoir renfilé a la hate
ses vétements, il sortit de la piece et mar-
cha le long du corridor, tournant le dos
aux cellules. D’ordinaire, «Rouge comba-
tif» le gardait jusqu’au matin, le tortu-
rant subtilement, puis se donnant sur un
caprice. Ensuite elle appelait les gardes et
ceux-ci le ramenaient dans son quartier,
au dernier sous-sol.
Il en connaissait le chemin, mais ne sa-
vait ou! il trouverait un factionnaire. Dans
la silencieuse hostilité du couloir, il vit luire
les boutons verts de- lascenseur. I) ha
fallait remonter pour se trouver au niveau
de l’extérieur, mais le grincement des grilles
réveillerait le Chinois qui en_ surveillait
Vemploi, un étage plus haut.
Un escalier se présenta devant lui, il y
grimpa et arriva a un autre couloir ow il
se jeta immédiatement de cdté, deux offi-
ciers arrivant dans sa direction. Levant son
bras armé, il se plaqua contre le mur,
dans le renfoncement des toilettes, en bout
de corridor. Les deux capitaines, des Chi-
nois, dossiers sous le bras, casquette rejetée
en arriére, bavardant a voix haute, entré-
rent au méme étage, dans un bureau voi-
sin. Le claquement sourd de la porte refer-
FEU SUR L’ESPION 85

mée le laissa en sueur. Aprés quelques se-


condes, il reprit sa route.
La sentinelle, un Vietnamien en short,
une chemisette kaki flottant sur ses reins,
son fusil a cété de lui, sirotait une tasse
de thé, tout en mangeant des bananes. Un
talky-walky, son antenne de prés d’un meé-
tre frémissant devant la muraille, lui per-
mettait de rester au contact d’autres faction-
naires. Cet interméde nourrissant était-il
prévu dans son horaire? Bannixter l’igno-
rait, mais il le bénit, il lui permit en effet
d’arriver jusqu’a lui sans étre entendu. Au
moment ow le garde, intrigué, tournait la
téte, il se trouvait déja a bonne portée et lui
abattit son arme sur le crane, de toutes ses
forces, avec la haine qu’on lui avait ins-
tillée et qui le faisait vivre. Les derniéres
paroles de «Rouge combatif» n’avaient
cessé depuis de résonner a ses oreilles:
« Gardner s’occupera de votre fiancée et il
y trouvera sirement beaucoup de plaisir ».
Quand il se releva, haletant, l’homme
ne bougeait plus. Il le dépouilla de ses véte-
ments, plus propres que les siens, d’allure
militaire, et les revétit. Le badge rouge, sur
la manche, ainsi que le chevron zébré d’un
V.M. noir, pourrait lui servir, car son vi-
sage maigre et efflanqué, jaundatre a cause
de son foie déficient, pouvait passer pour
86 FEU SUR L’ESPION

celui d’un Viét. De méme, il avait maigri


et ses cheveux noirs étaient taillés comme
ceux de ses gedliers. Il placa le corps de
cété, pressa sur un bouton électrique et
attendit, le coeur battant.
La porte s’ouvrit. Une sentinelle, son
fusil armé d’une longue baionneite russe,
luisante et glacée, lui servant d’appui, tour-
na les yeux et fit passer son fusil de la
main gauche a la main droite, par un geste
instinctif, quand il s’approcha d’elle. Puis
Vhomme apercut le revolver de Bannixter
et leva son arme pour |’embrocher.
Trop tard. Bannixter se trouvait déja
prés de lui. La baionnette glissa entre son
corps et son bras, se heurtant au trottoir
ou elle traca une gerbe d’étincelles, tandis
que, de la crosse de son revolver, il brisait
le maxillaire du garde puis, d’un second
coup, lui enfoncait le temporal. L’>homme
s’effondra dans l’obscurité. Bannixter prit
ses jambes a son cou, se dirigeant droit
devant lui, traversanta4 toute vitesse l’ancien
quartier diplomatique. Les batiments crépis
de jaune, un ancien lycée francais, s’y dis-
simulaient derriére les frondaisons. Dans un
Club voisin, derriére des volets roulants a
lames orientables, tels qu’on en trouve a
Hong Kong, ou a Singapour, les officiers
chinois ayant mis en jeu l’opération « Ché-
FEU SUR L’ESPION 87

rokee », disposaient les honneurs supérieurs,


les quatre fleurs et les quatre saisons de
leur jeu de mah-jong, a c6té des verres
de choum quils boiraient jusqu’au matin.
Ils avaient laissé leurs armes aupres du
téléphone qui brillait dans la pénombre.
CHAPITRE VII

BASE N° 1.

A San Francisco, l’aéroport militaire se


trouvait coiffé d’une lune pale qui .sem-
blait, elle aussi, avoir franchi le Pacifique;
ce fut en effet de nuit que Floyd Gardner
arriva dans cette ville. Le Golden Gate
Bridge, au-dessus de l’eau miroitante, en
partie dissimulé par la brume, s’élancait au-
dela des tramways a cables, de chaque cété
des collines. Le faux Bannixter n’avait
attendu son changement d’avion qu’une
seule journée et s’était reposé au Man Hotel,
ou on vint le chercher pour le conduire
a l’un des terrains militaires des environs,
FEU SUR L’ESPION 89
Vaviation prenant en charge son transit vers
Denver. Habillé d’une chemise et d’une
tunique fraichement repassées, son pan-
talon pris dans un pli impeccable, abreuvé
de café, nourri d’ceufs sur le plat et de
mais a la créme, ce fut d’excellente humeur
qu’il grimpa dans l’avion, qui s’envola im-
médiatement.
La nuit ressemblait & un poumon gi-
gantesque, l’avion s’enfoncant a tout ins-
tant dans ses turbulences et ses appels
d’air. Aucune héotesse, il se trouvait seul
dans la cabine. Ainsi, pensa-t-il, ce long tra-
jet lui en laissant le loisir; ce seraient les
Ameéricains eux-mémes qui lui apporte-
raient leur aide pour l’opération « Chero-
kee ». Le Bureau chinois. des opérations se-
crétes possédait vraiment des cerveaux ex-
traordinaires mais, a la réflexion, c’était la
seule facon d’aborder le probleme. Les dé-
fenses des derniéres bases construites
étaient gigantesques et concues d’une telle
maniére que les Soviets eux-mémes n’y
avaient jamais pu soudoyer quelqu’un. Une
telle invulnérabilité était excellente, se dit-il,
car les services de sécurité devaient s’endor-
mir quelque peu. Et, de toute facon, qui
suspecterait jamais un brillant comman-
dant, revenu en héros du Sud-Viét-nam?
De San Francisco a Denver, la distance
90 FEU SUR L’ESPION

est de 1267 milles. Les gaz brailants du jet


le propulsaient plus vite que le son, en un
hurlement strident coiffant les campagnes
survolées, mais n’atteignant pas la cabine
pressurisée. I] tira les rideaux de la cabine,
rabattit une couchette, se déshabilla, revé-
tit un pyjama et se disposa a une nuit
confortable. L’un des membres de 1|’équi-
page vint lui demander s’il avait besoin de
quelque chose et lui donna quelques nou-
velles par radio. Il répondit par la négative
et s’endormit.
Lorsqu’il se réveilla, les montagnes ro-
cheuses du Colorado bousculaient déja l’ho-
rizon’* Denver est: située -a--1‘700 “metres
d’altitude, une vue éblouissante s’étend aux
alentours, sur les pentes boisées, jusqu’a
une centaine de kilométres. I] n’y jeta qu’un
coup d’ceil distrait. Une voiture de lAir-
Force l’attendait a l’aéroport et le conduisit
a Vhétel De Soto. De la, lui déclara le
sergent qui la conduisait, on viendrait le
prendre pour l’emmener directement par
hélicoptére a la Base n° 1.
Il s’installa confortablement dans sa
chambre d’hétel puis, aprés quelques ablu-
tions, s’empara d’un annuaire téléphonique
sur la couverture duquel s’étalaient les nu-
méros des pompiers et de la police. Tri-
turant machinalement sa cravate, il se car-
FEU SUR L’ESPION 91

ra dans un fauteuil, face a la fenétre laissée


fermée a cause de l’air conditionné. :
— Donnez-moi. AMherst 8 4249, miss...
La téléphoniste du standard lui passa le
numéro. Le tube de verre.de son Crystales
roula sur Ja moquette, il craqua une _allu-
mette et enflamma son cigare en attendant
la communication. Une voix douce -s’éleva
enfin. Une--voix.a accent. exotique, lui
sembla-t-il.
_-— All6! ici Mme Aruger, Je vous
écoute.
— Bonjour. Ici, le seinmiacant Bannix-
ter, James Bannixter. Je vous téléphone de
Yhétel De Soto ot j’attends de. me rendre
a ma nouvelle affectation. Je voudrais par-
ler a M. Kruger. Je dois lui transmettre un
cadeau. Bien modeste, mais. enfin J espere
qu'il l’appréciera.
= eeu -vous le lui remettre en mains
propres
— me ,
— Je vois... Vous lui apportez des ci-
gares, n’est-ce pas?
— Exactement.
— Il savait déja, par un ami commun,
que vous aviez une boite pour lui. Savez-
vous gu il les collectionne?
a Cest.ce. aquion: aaaxcdit;. .clest,.un
connaisseur, parait-il.
92 FEU SUR L’ESPION

— Bien sfir, tout comme vous, com-


mandant. “Un. instant, je: vous’. -pries.
J’appelle mon mari par l’interphone, il doit
étre sur son terrain de golf.
Bannixter patienta. Les cigares étaient
le mot de code pour «fusées ». Tout mar-
chait fort bien jusqu’a présent, mais mieux
valait se méfier de ces lignes privées, ja-
mais a l’abri des écoutes du F.B.I. ou des
services militaires. Denver, du _ reste, se
trouvait dangereusement proche de la base.
— Ici, M. Kruger. Bonjour, comman-
dant. Heureux de vous entendre.
Une voix métallique, forte, teintée d’un
accent allemand. La voix d’un homme ne
se laissant pas impressionner. Bannixter ne
savait qu’une chose & son sujet; il s’agis-
sait d’un ancien major SS qui, apres avoir
fui l’ancien quartier général des opérations,
dirigé par Kaltenbrunner, s’était mis au
service des Egyptiens, puis avait enfin
accepté les offres discrétes mais persuasi-
ves des Chinois. Un homme qui, vingt ans
aprés la défaite sanglante du III* Reich, de-
-vait frdler la cinquantaine. Avec entre-
temps, beaucoup de souvenirs... Les Chinois
lui avaient dit gu’il pouvait s’y fier entiére-
ment. ©
— Avez-vous fait bon voyage, com-
mandant ?
"FEU SUR L’ESPION 93
— Excellent. Un voyage comme je les
aime, trés tranquille.
— Une voiture militaire est peu _ inté-
ressante sur nos routes de montagne. Je
vous suggere, commandant Bannixter, de
_ prendre la Porsche que je mets a votre dis-
position. Vous la trouverez.a la porte de
la base. Comme je ne connais pas le nu-
méro de votre bungalow, je préfére vous
voir.
— Merci. OU vous rencontrerai-je?
— Vous trouverez ma carte en rabat-
tant le pare-soleil de la Porsche. Je serai
ravi de vous faire les honneurs de mon
domaine et vous me raconterez en deétail
votre exploit. Au revoir!
Un déclic. Gardner, satisfait, reposa le
combiné. Le contact était établi.
1%
**

L’hélicoptére s’enleva en bourdonnant,


les pales du rotor brassant l’air avec force.
Les habitations disparurent, remplacées peu
a peu par les épaisses foréts qui s’étendent
aux alentours de Pikes Peak, sur plus de
deux cents kilométres au sud de Denver.
Le commandant de l’Air Force qui pilotait
Vhélicoptére expliqua la topographie des
lieux au soi-disant Bannixter.
94 FEU SUR L’ESPION

— Nous avons tout a la_ base, mais


quand on veut faire un tour a Denver, ces
engins sont tres pratiques. Nous sommes
heureux de vous avoir avec nous, Bannix-
ter. Vous ont-ils bien retapé a Saigon?
Gardner acquiesca et traca pour la cen-
tiéme fois un tableau de ses journées d’hd-
pital. Il y réussit tout de méme a mettre
assez de vérité pour impressionner son in-
terlocuteur.
— Tout est calme, monotone méme, ]ui
confia celui-ci. La machine d’Apocalypse
n’a jamais fonctionné et ne fonctionnera
jamais. Ses milliards de dollars forment le
plus gigantesque cran de sitireté quil y ait
au monde.
Gardner approuva tranquillement.
— Chaque officier entrant ici a sa vie
fouillée de fond en comble, reprit son in-
terlocuteur. Quand les renseignements sont
O.K., alors, nous sommes d’accord.
Lachant un instant les commandes, il
désigna un point éloigné tremblant dans la
brume matinale, derriére les collines qui
moutonnaient, les sapins et leurs branches
noires dégringolant les pentes rocheuses.
— Nous y voila, a gquarante milles
encore! Les centres de lancement et les
silos ont été construits de facon a ce qu’une
bombe de cinquante mégatonnes ne puisse
FEU SUR L’ESPION 95
jamais détruire plus d’un lieu de _ lance-
ment, ce qu’on appelle ici une capsule. Les
fusées sont protégées par des portes blin-
dées pesant chacune quarante tonnes; elles
ne peuvent s’ouvrir seulement que quelques
secondes avant l’ordre de lancement.
— Et en ce qui concerne celui-ci?
— La mise a feu doit s’effectuer simul-
tanément dans deux autres centres de
contrdéle.
Gardner suivait attentivement ces détails
qu'il connaissait déja pourtant en théorie.
Restait l’essentiel ; voir ces engins de l|’Apo-
calypse et surtout les mouvoir. Dérober sa
foudre a ce nouveau Prométhée... Tout en
suivant les explications de son guide, il
alluma une Players. Par-dela le vitrage de
Vappareil, calé confortablement dans son
fauteuil, i] apercevait de tous cétés la som-
bre forét. ;
— Et si lun des centres de contréle est
détruit?
— Les missiles qui en dépendent, armés
automatiquement, peuvent alors étre mis a
feu depuis un autre centre, dans un délai
de trente-trois minutes. Tous les six mois,
avec votre équipe, vous serez appelé a Ven-
denberg, sur la céte californienne, pour y
passer les « épreuves opérationnelles ».
— Extraordinaire!
eee FEU SUR L’ESPION
— Oui, c’est le mot exact. Vous vien-
drez en compagnie de votre engin, remor-
qué par route durant plus de 1200 milles.
A Vendenberg, vous serez mis dans un silo
d’essai et vous recevrez l’ordre de lancer
sur une cible dans le Pacifique. Ici, de
temps a autre, on-regardera si vous ne
souffrez pas du mal des silos, quelque
chose d’aussi redoutable dans son genre
que le mal des caissons. Alors que la vos
poumons peuvent éclater, ici ce seront vos
nerfs qui risquent de craquer. Névrose,
psychose, alcoolisme, guettent les officiers
responsables, c’est pour cette raison que vo-
tre temps de service sera limité. De toute
facon, vous n’oublierez jamais votre pas-
sage a notre base. Jamais.
Lofficier, sa voix grave mourant subi-
tement, pesa sur les commandes. L’appa-
reil commenca a descendre, tombant sou-
dain du ciel comme un oiseau de proie. Le
reste du trajet fut silencieux,. mais Gardner
savait que les faisceaux-radars de la base
les avaient pris en charge et que leur re-
pérage télémétrique était a tout moment
calculé. I] regarda le sol.
Toute la forét, de ce cété, avait été ra-
sée, comme d’un coup rageur de quelque
gigantesque scalpel. Des milliers d’hectares
donnant une sorte de malaise, un large coin
FEU SUR L’ESPION 97

de peau dégagé, nettoyé, aseptisé, enca-


dré par les champs opératoires, prét a étre
livré au bistouri. La nature avait été re-
poussée férocement, puis abattue dans un
combat sans merci. Vers l’est, trés loin, a
plusieurs milles, la ligne d’une riviére scin-
tillait telle une épée nue. De toutes parts,
des voies bétonnées s’avancaient et se croi-
saient en damiers. Les routes paralléles se
chevauchaient sur des milles et des milles,
puis s’incurvaient gracieusement, au milieu
de semis de gazon, entourant en anneau
des batiments couverts, des réservoirs d’es-
sence et des villas. Un périmétre leur suc-
céda et, au passage, Gardner distingua
avec stupéfaction un clocher d’aluminium.
Puis vinrent enfin les fameux champs de
MOrth, “s5
Les capsules en béton soulevaient la
terre comme des cloques sur la peau d’un
brailé. Larges, trapues, a faible pente,
sillonnées d’échelles en acier qui ressem-
blaient sur cette masse a de fins cheveux,
elles faisaient penser aux bouches circu-
laires de canons géants. La télémétrie radio-
électrique dressait partout ses antennes cir-
culaires autour des blockhaus abritant les
nouveaux pupitres a interprétation automa-
tique. Le soleil, tombant sur cette étendue
mortelle, illuminait les gazons prés desquels
98 . FEU SUR L’ESPION

se trouvaient stoppés les camions-citernes,


attendant la tombée du jour pour arroser
les fleurs. Gardner regarda sa montre: une
heure de l’aprés-midi.
— Vous ne prendrez votre service que
demain, Bannixter. Venez: je vais vous
présenter au général.
- Bannixter, en tant que commandant —
ce fut ce que lui expliqua le général Powers,
commandant la base — aurait deux équi-
pes a surveiller. Celles-ci se trouvaient
composées d’un lieutenant et d’un capitaine.
Accompagné du général et de son ad-
joint, le groupe pénétra dans l]’un des silos
de lancement. L’aide de camp du général
appuya sur le bouton de signalisation; une
porte glissa lentement, révélant un écran
de télévision. Le flux de la caméra balaya
le champ. Baxter, l’aide de camp, commen-
tait:
— Les cartes et les laissez-passer sont
inutiles ici, car il existe une identification
automatique. Les portes blindées ne sont
ouvertes que pour trois hommes, le géné-
ral, son adjoint et le chef de bloc. Pour
vous, Bannixter, votre domaine sera ce
bloc n° 13, dont vous étes devenu le chef.
L’ceil fixe de la caméra les regardait
toujours, un bruissement trés doux; un
panneau d’acier se rabattit dans son loge-
FEU SUR L’ESPION 99

ment, Masquant complétement |’appareil.


Une voix grésilla dans un circuit extérieur.
Baxter, son talky-walky en bandouliére,
_abaissait le circuit. Une secrétaire lui si-
gnalait une communication téléphonique
urgente a son bureau. I] donna l’ordre de
la brancher sur le deuxiéme. officier de
jour, adjoint aux services généraux, puis re-
‘vint a la. hauteur du pseudo-Bannixter. Les
immenses portes blindées s’ouvrirent, dé-
masquant escaliers et corridors. Gardner
regardait avidement. Il entrait enfin dans
la ruche.
_ C’était, constata-t-il, une piéce telle-
ment encombrée que son regard dut en.
faire le tour avant d’en analyser chaque
élément. Au centre, des pupitres doubles.
Les deux officiers qui s’y tenaient s’étaient
levés a l’entrée du groupe.
— Capitaine Curtiss, lieutenant Wesson,
commandant Bannixter. Le commandant ne
doit prendre son service que demain, mais
nous lui montrons son terrain de chasse!
Et le général Powers eut un _ sourire
amical a l’égard de Gardner. C’était plus
fort que lui: il aimait les héros. Cet homme
brun et au regard vif et observateur, de-
vait étre, pensa-t-il, un officier remarqua-
DIEM. . .
Floyd Gardner, Jl’attitude militaire,
100 FEU SUR L’ESPION

fouillait, en effet, chaque chose du regard.


Au-dessus de Curtiss et de Wesson, des ta-
bleaux portant une -infinité de lampes rou-
ges... Dix par engin, cent au total, toutes
obscures a présent. Dés qu’elles s’allume-
raient, ce serait pour signaler une défec-
tuosité dans l’un des délicats circuits qui
faisaient vivre ces monstres, en attente
d’Apocalypse.
— Par ici, dit le commandant Baxter,
désignant un étroit boyau, vous avez le
groupe électrogéne de secours, les toilettes,
eau, des meubles combinés de cuisine, de
réfrigération et des vivres pour plusieurs
semaines.
Le pseudo-Bannixter écouta attentive-
ment les explications de cet homme au
teint blafard, un peu trop gras — il devait
Suivre avec quelque négligence le plan
d’entrainement physique — mais intelligent
et disert. :
— Regardez les clés suspenduesa leur
cou que portent Curtiss et Wesson! Elles
sont nécessaires pour armer l’engin.
— Je prends une hypothése folle mais
enfin il faut tout prévoir, dit Gardner, onc-:
tueux. Quelqu’un pourrait essayer de s’em-
parer de chacune de ces clés différentes,
par exemple aprés avoir tué mes ‘deux offi-
ciers.
FEU SUR L’ESPION | — lo

— Que pourrait-il en faire? Pour ar-


mer le missile, elles doivent s’employer en
méme temps a des endroits différents. La
mise a feu doit s’effectuer au méme ins-
tant dans deux autres centres de contrdéle.
Ii faut donc plusieurs groupes. Pour tenter
cela, il faudrait que des officiers deviennent
fous, ce qui est exclu. Vous ai-je convaincu ?
— Tout a fait, mon général.
— Des saboteurs ne peuvent non plus
s’insinuer ici sous l’uniforme d’officiers de
la base. Chacun de nous a des cartes d’iden-
tité spéciales. Le Service de Contrdéle véri-
fie chaque entrée. Nous avons tout prévu.
Gardner opina de la téte. L’explication
se poursuivit une heure encore, sous ses
différents aspects techniques. Trainé dans
les autres centres, il concut enfin quelque
idée de ce gigantesque complexe. Comme.
il revenait vers le Centre n° 13, prét a rallier
le bungalow qui lui avait été attribué dans
le périmétre de la base, un sous-officier le
héla, lui montrant une Porsche que les Ser-
vices de Contrdéle venaient de prendre en
charge.
— Voici vos clés, commandant. On
vient juste de vous la livrer!
Il le remercia.
Les barbelés délimitaient le bien et le
mal, la guerre et la paix. Gardner se sa-
102 FEU SUR L’ESPION

vait déja au centre du mal, au centre de


la guerre. Il ouvrit la portiére et s’assit avec
un soupir de satisfaction.Il était dans son
élément. .
Les choses, désormais, n’allaient plus
tarder.
*
**

La Porsche lancée a fond de train rugit


sur la route de montagne grimpant en la-
cets. Gardner, au volant, se sentait satis-
fait. Le contact était pris. Le colonel Wei-
Kang serait ainsi assuré que tout marchait
comme prévu. L’>homme gqu’il allait ren-
contrer lui préparerait aussi l’indispensable
voie de retraite.
Ne perdant pas de vue le gouffre qui
s’étendait a sa droite et qu’il longeait a prés
de cent kilométres a l’heure, bloquant tou-
jours la direction d’une main précise, il
réfléchit a tous les détails de lopération.
‘Tout irait bien.
Il était environ trois heures de |’aprés-
midi. Le soleil, dentelant les canons, se ré-
fléchissait sur les blocs de rochers rou-
geatres et pénétrait les foréts qui s’éta-
laient sur les pentes voisines.
_ Tout entier a ses pensées, il songea a
la derniére salle entrevue, «cerveau» sou-
7
FEU SUR L’ESPION 103
terrain situé a cent métres de profondeur,
sous un «toit» de granit qui pouvait pres-
que parer méme un coup au but; aux
récepteurs mécanographiques reliés aux
postes d’écoute électronique et de détection,
les officiers se relayant vingt-quatre heures
sur vingt-quatre a leurs pupitres, dans une
atmosphére conditionnée, recréée artifi-
ciellement, a la pression légérement supé-
rieure a la pression atmosphérique, afin
d’éviter que les poussiéres ne viennent dé-
traquer le matériel électronique. Personne
ne s’était par bonheur apercu que le pseu-
do-commandant Bannixter éprouvait sou-
vent le besoin de remonter sa montre.
Un coup de volant sur la droite. II laissa
a sa gauche une route goudronnée menant
a un motel a l’enseigne éclaboussée de so-
leil: Make this your first stop. Fine food.
Moderate Prices. Refrigerated Airconditio-
ning (1) et s’échappa en direction de l’ex-
tréme périmétre de la base. Il; avait encore
une quinzaine de kilométres a faire; il
poussa le bouton de la radio, se branchant
sur la N.B.C. La carte trouvée sous le pare-
soleil ne portait aucun signe particulier.
Simplement le nom d’Erwin Kruger, la
a
(1) Arrétez-vous ici. d’abord. Nourriture
choisie. Prix modérés. Air conditionné.
104 FEU SUR L’ESPION

mention de sa profession — ingénieur et


expert en électronique — et sa résidence:
The Threepenny.
Un nom -étrange .que Kruger devait
avoir choisi pour des raisons personnelles.
La route montait toujours, cette habitation
devait étre un nid d’aigle. Un carrefour se
présenta, Gardner hésita, ralentit, stoppa,
les roues~a quelques. centimétres du vide
puis déploya une carte, se demandant s’il
devait continuer plus au nord, ou redes-
cendre en direction de Salida. La carte ne
comportait aucune indication.- Avec irrita-
tion, il repoussa le bouton de la radio; le
speaker de la N.B.C., qui parlait de la situa-
tion au Viét-nam, fut réduit au_ silence.
Effleurant toujours des doigts les touches
du poste de radio, Gardner vit qu’elles
étaient plus nombreuses qu’a l’ordinaire. Il
déplaca alors un onglet métallique et en-.
‘onca systématiquement toutes les touches,
V.B.C., radio mexicaine... Le dernier bou-
ton n’était pas ivoire, mais rouge. Une
voix retentit, nette et frémissante :
«Ici, Kruger. J’ai enregistré ce disque
sur lequel je communique avec. vous.
Veuillez joindre immédiatement «The
Threepenny » ot ma femme et moi, serons
ravis de faire votre connaissance. Je vous
indique la route a suivre. »
FEU SUR L’ESPION : 105

Une émission privée. I] se demanda si


les postes d’étoute pouvaient la détecter.
‘Sans aucun doute, mais ils n’avaient aucune
raison de fouiller systématiquement toutes
les longueurs d’onde; Kruger devait s’étre
écarté des bandes appartenant a l’armée ou
a la police. Il enfon¢a la touche de nou-
veau : Kruger le pilotait depuisle camp. Ses
explications arrivérent enfin 1a ow il se trou- —
vait. Il remit les gaz et partit.a vive allure,
s’écartant de la base et du parc, coupant
droit 4 travers une forét d’érables et de sa-
pins. ‘Les oiseaux chantaient sous les cou-
verts, la chaleur était lourde et intense.
Dix minutes plus tard, il s’engagea dans
une route privée et apercut enfin les grilles
de la propriété. Des massifs d’eucalyptus
et de mimosas bordaient la voie menant
au perron; prés d’une piéce d’eau, hibiscus
et azalées encadraient une facade en pierre
blanche, soigneusement jointoyée, avec a
chaque coin, des anges joufflus sonnant de
la trompette et qui servaient de -gouttiére:
l’architecte, pensa Gardner, qui abandonna
la voiture pés du perron, avait dai songer
au Jugement Dernier. |
Un domestique philippin sortit du ga-
‘rage et se dirigea vers lui avec nonchalance,
tandis que la double porte a petits car-
reaux du perron s ‘entrouvrait et qu’une
106 FEU SUR L’ESPION

jeune Chinoise, trés mince, en robe bleu


ciel, ses cheveux noirs impeccablement coif-
fés, lui souriait.
— Je suis Li-Kien, l’épouse d’Erwin,
Kruger. Entrez, commandant. Erwin vous
attend dans son bureau.

La SiRee ot. il pénétra était meublée


sans prétentions, en style mexicain, avec
aux murs selles et brides. Les meubles es-
pagnols au cuir de Cordoue et des objets en
argent brillaient dans la pénombre, ainsi que
des poissons aux formes étranges, exagé-
rées par les glaces de leur aquarium. Les
piéces suivantes abritaient des niches sur-
chargées de livres et des collections d’armes.
L’ameublement peu banal d’un homme qui
-avait a la fois beaucoup voyagé et beau-
‘coup vécu, le genre d’homme qui survit
‘par miracle.aux combats qu’il aime et qu’il
poursuit jusqu’au bout du monde et jus-
qu’a la nuit. Des photos de girls chinoises
de Hong Kong, les unes .habillées, les au-
tres nues, étaient giflées par des fleurs pour-
pres, qui s’effeuillaient dans la fraicheur
les ayant ouvertes. Floyd Gardner se rendit
compte qu'il s’agissait toujours de la méme
femme. Une fille aux seins aigus, aux le-
FEU SUR. L'ESPION $2107
vres d’une douceur inconnue, au ventre
‘plat, aux longues jambes, prise de face, de
dos, de trois quarts, mais toujours seule.
Nue sous le ciel, elle fixait d’un regard pur
des étoiles qui s’étaient enfuies.
— Ma femme est belle, n’est-ce pas?
Seuls, mes véritables amis peuvent contem-
pler ces photos.
Au son de cette voix, Gardner se re-
tourna; oui bien sar, c’était Li-Kien, mais
sur le moment il n’avait pas songé a ce
visage incomparable, a la douceur de l’atti-
tude et des gestes, 4 cette plage ow les ro-
seaux se courbaient sous le vent. Kruger,
le visage lourd et sensuel, paupiéres demi-
éteintes, mais regard vif, lui sourit.
Un aventurier. Des yeux clairs expri-
mant .une froide et irrépressible cruauté,
des mains épaisses, des ongles courts, des
pouces spatulés, une carrure de reitre, ou
de boucher. Gardner le mit au courant de
son voyage et de ce qu'il avait vu a la
base puis, en.un geste rapide, détacha son
bracelet-montre. D’un coup sec, il ouvrit
Je boitier et enleva le minuscule apparéil
de photographie qui s’y trouvait logé.
'— Je.dois faire attention de ne pas voi-
ler les photos,. dit-il.
— Li-Kien va les confier a Ray, l'un
de. nos agents, qui les développera dans
108 FEU SUR L’ESPION

notre laboratoire; nous les aurons trés


vite, répondit Kruger, se tournant vers sa
femme.
— Laisse-lui ce travail, ajouta-t-il, et
viens ensuite nous rejoindre. Nous devons
photographierle plateau A de la base.
Revenant prés de Gardner, a qui il
servit un verre de saké, il lui expliqua que
Ray était un métis ayant leur entiére
confiance.
— Tsao Meng-Ki et Hao sont-ils arri-
vés a San Francisco? :
— Je ne sais pas, Floyd. Je n’ai aucune
nouvelle encore. Ils doivent pourtant étre
ici dans la nuit. Leur réle est de protéger
notre départ. J’attends leur arrivée ici ou
je n’ai que Ray comme adjoint. C’est un
homme de race indienne, qui déteste les
Yankees. Je ne peux me fier a personne
d’autre, il'me sert surtout de chauffeur.
Gardner regarda une collection de pis-
tolets, protégés par des vitrines foncées.
— Vous regardez mes armes, Floyd ?
Apres la défaite, j’ai bourlingué, jai méme
été expert au Proche-Orient avant de ga-
gner le Viét-nam.
Il s’approcha du meuble, fit coulisser
une glace et en retira un P38 Walther, a
la crosse quadrillée.
— Tenez, dit-il a Gardner. Voici le
PEU SUR L’ESPION 109

meilleur pistolet que vous puissiez jamais


avoir. La Bundeswehr l’a rebaptisé P 1,
mais n’y a rien changé. Son seul défaut est
d’étre un peu lourd et de piquer du nez
au fur et a mesure que le chargeur se vide.
Jusqu’en 43, il a été fabriqué soigneuse-
ment, aprés, l’acier était de mauvaise qua-
lité. Prenez-le ainsi: de cette facon, vous le
tenez parfaitement en main.
Li-Kien entra en compagnie de Ray, un
métis de taille moyenne, aux cheveux noirs,
au nez busqué, avec dans les veines du
sang mexicain et indien. Sans s’étonner de
voir dans le salon un officier américain, il
serra la main de Gardner.
— O.K. déclara Kruger. Sors la Buick.
Venez, Floyd. >
Floyd Gardner suivit son héte dans le
parc. Kruger, délaissant les garages, s’orien-
ta vers un batiment indépendant, aux dou-
bles -portes qu’il ouvrit, pressant une com-
mande hydraulique. La lumiére électrique
jaillit dans l’obscurité, dévoilant un fuselage
carré, un train fixe, toute la silhouette ro-
buste d’un bimoteur peint en noir et blanc.
Les hélices Hartzell, immobiles, pointaient
au nez des moteurs Lycoming.
— Un Britten-Norman BN 2. Je viens
de l’acheter. Tout est en régle, certificat,
110 FEU SUR L’ESPION

etc. Evidemment, je n’ai pas le droit de


voler au-dessus de la base.
— A quoi nous servira-t-il?
— A fuir, mon cher Floyd. Il peut em-
porter neuf passagers. En fait, nous ne se-
rons que six; vous, Ray, moi, -Li-Kien,
pilote également, et les deux Chinois. Aussi-
t6t le sabotage effectué, Li-Kien et Ray se
chargeront de votre sécurité, ainsi que Tsao
Men Ki et Hao, qui repartiront avec nous.
D’ici a San Diego, il y a 1200 milles. J’ai
fait adapter des réservoirs supplémentaires.
De l’autre cété de la frontiére, a Tijuana,
nous prendrons place sur un cargo qui
nous emménera du Mexique a Cuba. De
Cuba, nous voyagerons ensuite a visage dé-
couvert. Le trajet serait moins long jusqu’a
Ciudad Juarez, en direction du sud, mais
gagner la mer nous ferait perdre un temps
précieux et les aérodromes mexicains sont
plutét rares dans le coin.
_— Et le contréle-radar? :
— Nous partirons avant l’alerte et nous
prendrons de toute facon une route com-
merciale trés fréquentée. Des centaines
d’avions privés effectuent des vols nor-
maux; ils ne peuvent arréter une mouche
dont ils ne connaissent d’ailleurs pas l’exis-
tence, rétorqua Kruger, concluant par une
tape amicale sur l’épaule de Gardner.
FEU SUR L’ESPION 111

Ils prirent place dans une Buick aux


vitres teintées, conduite par Ray. Li-Kien,
vétue d’un pantalon bleu foncé et d’un che-
misier bleu clair, s’installa a l’arriére, a cé6té
de Gardner, une caméra de 16 mm sur les
genoux.
Il n’était pas encore dix-sept heures. La
lumiére aigué et chaude de _ 1’aprés-midi
bondissait a l’ouest, rasant la cime des ar-
bres, plongeant dans la vallée, puis remon-
tant jusqu’aux sommets bleuatres se décou-
pant dans les lointains. Le bourdonne-
ment d’un hélicoptére monta puis disparut.
La voiture descendit vers la vallée, tangua,
s’arracha a la route et prit une piste secon-
daire, interdite a la circulation et ot un
écriteau mentionnait la proximité de la
base. Derriére les barbelés, une autre route
longeait en une boucle gracieuse l]’un des
périmétres de la base. Il n’y avait pas 4me
qui vive; la circulation sur la route qu’ils
venaient de quitter était pratiquement
inexistante. Ils franchirent un nouveau ri-
deau d’arbres et Ray arréta la voiture. Un
fil de fer électrifié leur barrait la route.
Kruger déplia une. carte sur ses genoux.
— Nous sommes déja dans la base, cdté
ouest, premier périmétre, carré A 32, Floyd,
celui of nous nous trouvons. La partie ha-
churée sur la carte est celle des relevés to-
112 FEU SUR L’ESPION

pographiques. Celle laissée en blanc


correspond a une zone que j’ignore, pro-
bablement des champs de mines. I] me faut
connaitre les -passages.
— Pourquoi, Erwin? Je vous procure-
rai un uniforme d’officier américain et
vous passerez par la grande porte. Mes
adjoints sont le capitaine Curtiss et le lieu-
tenant Wesson. Je les éliminerai moi-
méme, avec un pistolet au cyanure.
— Jai déja cet uniforme, Floyd, mais
c'est insuffisant. Passer par la grande porte
est impossible. Vous n’aurez jamais une
carte -d’identification et les contréles sont
extrémement serrés. Il me faudra franchir
la ceinture électrifiée, les barrages et par-
venir avec Ray au Bloc n° 13, a l’heure
précise ol vous aurez éliminé vos adjoints.
Toute l’opération doit donc étre minutée
d’une facon attentive, il faut de plus, anéan-
tir ’un des hommes préposés a un radar
de veille. Le premier point est de vous pro-
curer un plan. du réseau de surveillance,
cété ouest.
_ — Attention! chuchota. Ray. J’entends
une voiture.
Sur la route qu’ils venaient de quitter,
une. jeep survenait, qui stoppa net. Deux
hommes, 4 son bord, levérent leurs cara-
bines, la lumiére tombant droit sur leurs
FEU SUR L’ESPION 113

casque et leur arme. L’un d’eux’ s’avanca


vers la Buick, marquant un temps d’arrét
quand il apercut Gardner qui en descen-
dait, en uniforme. Kruger appuya son re-
volver a la portiére et tira a soixante mé-
tres, par l’une des vitres, a deux reprises,
touchant l’homme en plein ventre. L’Amé-
ricain s’affaissa, sa veste imbibée de sang.
_L’autre garde, le pied encore sur le frein
en raison de la forte pente, éleva aussitét
’ sa carabine, dégageant la sfireté du pouce,
et tira en rafale sur la voiture. Les balles
percérent la Buick de plein fouet et glis-
serent a l’avant, 1a ol! se trouvait Ray, qui
dégainait et tomba sur le volant, brisé
comme a coups de barres d’acier.
Gardner se jeta sur le sol, sentant les
Dalles lui siffler aux oreilles, mais déja
‘Kruger, tireur extrémement adroit, recti-
fiait son tir et le concentrait sur son nouvel
adversaire. I] toucha le chauffeur de la jeep
au moment méme ot: l’homme effleurait de
la main son poste de radio, a la longue
antenne fouettant l’air d’été. La gorge tra-
versée, le garde hésita, porta les mains a
son visage puis bascula de cété, trés len-
~ tement.
Les coups de feu s’étaient succédé a une
cadence rapide; Gardner, son arme en
main, marcha jusqu’a la Buick. Li-Kien,
114 FEU SUR L’ESPION

sans un regard pour lui, ouvrit la portiére


et traina Ray sur une couverture hative-
ment déployée, mais tout était inutile, le
métis avait été touché mortellement, son
visage couvert de sang n’exprimait que la
surprise, une ultime convulsion ayant cris-
pé ses muscles dans une derniére et déri-
soire parade. Kruger se rua sur la jeep et
Gardner entendit son soupir de soulage-
ment, le poste de radio était muet. Le
garde n’avait pu atteindre le Central.
— Quel gachis! Nous avons peu de
temps, Floyd. A un moment ou a un autre,
ils vont étre appelés sur leur longueur
d’onde, comme toutes les patrouilles de
sécurité. Quand le poste central s’aperce-
vra de leur disparition, les alentours seront
examinés au microscope et les contrdles
renforcés, car ils n’ont encore jamais eu
un coup de ce genre.
— Non, dit Li-Kien.
— Comment?
— Non, répéta la jeune Chinoise. Nous
devons faire croire a un accident. Si l’on
pense qu’ils ont succombé a un meurtre,
ce sera un branle-bas général. La _ seule
chance de Floyd est l’apathie des Tespon-
sables de la Sécurité.
— Oui, dit Gardner, mais comment
faire ? Si nous les enterrons, ils ne conclu-
FEU SUR L’ESPION 115

ront. pas a quelque mystérieux évanouisse-


ment, ils chercheront leurs traces et les
trouveront. Cela revient au méme.
Kruger, qui fouillait les cadavres, leur
prit les cartes, examina les fréquences du
poste-radio monté sur la jeep et revint len-
tement a la Buick.
— J’ai compris, Li-Kien, dit-il, dési-
gnant le champ de mines. C’est a quoi tu
as pensé, n’est-ce pas?
— Oui, chéri. Ils seront hachés en mor-
ceaux; le plus habile médecin légiste ne
retrouverait pas une seule balle dans leurs
corps. Nous n’avons pas un instant a per-
dre: il faut s’en occuper immédiatement.
— La Sécurité se demandera pourquoi
ils ont quitté la route pour le champ de
mines, objecta Gardner.
— Ils se poseront la question, ils
concluront a ce quils voudront, sans
doute a la fatalité. Nous ne pouvons rien
faire d’autre, Floyd. Etes-vous d’accord?
Une nuance de défi sonnait dans la
voix de la jeune Chinoise. Gardner haussa
imperceptiblement les épaules.
— Qui, bien sar. A la réflexion, c'est
une chance.
— Il y a une bouteille de whisky dans
ie coffre, reprit la jeune femme. Videz-la
116 FEU SUR L’ESPION

et placez-la dans la jeep. Nous enterrerons


~ Ray plus loin.
Gardner s’exécuta.
— Les mines sont placées en quinconce,
expliqua Kruger a Gardner, qui regardait
au-dela de la barriére électrifiée. Les équi-
pes qui les enfouissent creusent d’abord un
trou et y mettent des piquets auxquels ils
fixent un fil trés fin relié aux détonateurs.
Un quatriéme détonateur, fixé sur le cou-
vercle de la mine, réagit a la pression. Vous
allez voir.
Il s’approcha de la jeep, ot! les cadavres -
des deux gardes se trouvaient réunis. La
zone délimitée par la barriére électrifiée
se situait en contrebas. Il manceuvra le
volant tandis que Li-Kien amenait la
Buick derrieére lui.
— Si on marche sur la mine, elle saute.
Si vous dévissez le détonateur en tournant
de quelques millimétres, vous rompez le
fil, extrémement mince, et sept kilos d’ex-
plosifs vous sautent a la figure. Aucun
véhicule n’y résiste. Attention! Grimpez
dans la Buick, Floyd!
Gardner prit place dans la Buick, a cété
de Li-Kien. Kruger desserra le frein A main
de la jeep. Poussée par la Buick, la jeep
dévala la pente, prit de. la vitesse, versa
hors de la route et défonca la barriére élec-
FEU SUR L’ESPION 117
trifiée. Elle continua droit sur sa lancée sur
une dizaine de métres, puis une explosion
-violente retentit: une mine sautait. Gard-
ner n’en crut pas ses yeux. La voiture, sou-
levée par une main puissante, fut brisée,
arrachée du sol et ses éclats dispersés de
tous cdtés. L’un d’eux creva le coffre ar-
riére de la Buick. Une roue retomba plus
loin en tourbillonnant et déclencha Vexplo-
sion d’une autre mine.
— Maintenant, je défie quiconque de
reconstituer l’affaire, lanca Kruger. .Allons-
_ y car il ne fait pas bon s’attarder dans les
parages. Les barriéres sont reliées a un
champ magnétique, le poste central sait
donc a tout moment ot le périmétre a été
forcé. Avant un quart d’heure, il y aura
ici une dizaine de véhicules au moins et
presque autant d’hélicoptéres.
Il reprit place dans la Buick qui s’élanca
sur la route secondaire, puis rejoignit la
route principale, hors du secteur interdit,
quelques instants plus tard, obliquant enfin
dans un bois de sapin.
Le soleil percait avec peine les branches
épaisses et la lumiére s’égouttait au sommet
des branches, vertes et dorées. Ils
entendirent a cet instant un bourdonnement
d’hélicoptére.
— Qu’est-ce que je vous disais? Fort
118 FEU SUR L’ESPION
heureusement, ils ne peuvent nous. voir. Je
vais continuer dans la forét. Peu importe
le détour:
Quelques instants plus tard, ils arrivérent
au Three Penny.
— Partez maintenant, Floyd. Regagnez
votre bungalow. N’utilisez la radio de votre
véhicule qu’en cas d’urgence. Quel est le
numéro de votre bungalow?
—Le 16°C. Il n'est’ pas enti¢rement
hors des postes de contréle, mais je peux
y. amener des invités. 11 vaudrait mieux
pourtant qu’on ne vous voie pas la-bas,
Erwin.
— Exact. A bientét, alors.
— Qu’allez-vous faire du corps de Ray?
— L’enterrer. Que voulez-vous que je
fasse d’autre ? Un enterrement au cimetiére
national d’Arlington, avec. Marines, tam-
bours et fifres? Le malheur est que nous
perdons un homme précieux. I] est temps
que Tsao Meng-Ki et Hao nous rejoignent.
Ils sont dédouanés car ils ont aidé a votre
évasion. Ce sont de bons « Jaunes ». A bien-
td6t, Floyd.
Gardner, regardant la jeune Chinoise
impassible,. légérement dédaigneuse, sem.
blait-il, agita la main en réponse a cet adieu,
fit rugir le moteur de sa Porsche, braqua
et enleva la voiture, filant bientét a toute
FEU SUR L’ESPION 119

vitesse sur la route, frappée encore d’une


facon éblouissante par le soleil couchant.
Tl croisa deux camions militaires et fut
arrété par un barrage a trois kilométres du
camp. Les M.P. le saluérent et s’excusérent,
alors qu'il s’informait auprés du jeune
lieutenant qui commandait le détachement.
— Une de nos voitures de patrouille est
tombée d’un ravin en plein milieu du
champ de mines protégeant fun, de nos si-
los, commandant.
L’exclamation de surprise de Gardner
fut admirablement jouée.
— Est-ce grave? Oui, n’est-ce pas?
Ils sont hachés en petits morceaux, com-
mandant. Impossible de savoir lequel a
commis cette faute de conduite. Ils de-
vaient étre complétement ivres car, méme
si un de Jeurs pneus a éclaté, ils pouvaient
s’arréter a gauche de la route et éviter la
barriére électrifiée. Ca a remué les gros
bonnets, commandant, et voila pourquoi on
a arrété le trafic, méme sur les routes de
l’Etat. Toutes mes excuses, commandant.
— De rien, lieutenant.
— Bonne route, commandant !
L’officier se figea en un salut impec-
cable. Gardner lui fit un signe amical, puis
relanca la Porsche. L’air siffla et tour-
billonna autour de lui tandis qu’il riait
120 FEU SUR L’ESPION ©

silencieusement. Les inscriptions signalant


les auberges touristiques, 4 plusieurs milles
de 1a, disparurent, tout d’ailleurs étant fer-
mé hors saison,le voisinage de la base ne
faisant plus accourir les curieux depuis
un beau temps et l’ombre accompagnant les
terribles engins de mort semblant s’étre
étendue sur toute la région. I] pressa le
bouton de la radio et la guitare de Lau-
rindo Almeida éparpilla toute une portée
de notes cristallines. La Porsche, comme
guidée par un aimant invisible, collait aux
courbes de la route qui se faufilait entre
les collines. -
Il s’arréta enfin au premier poste ot
des M.P. affairés soulevérent la _ barriére
blanche, barrée a chaque extrémité de plots
lumineux, puis s’engagea vers les quartiers
privés des officiers. Son bungalow auquel
lui donnait droit son grade de commandant,
se perdait dans les massifs de zinnias, soi- .
gneusement entretenus. Il abandonna la
Porsche devantle garage, monta la volée
de marches, puis s’arréta soudain. Une
femme patientait devant la porte. Une
femme jeune. Jolie:
Elle eut une moue deélicieuse, qui la
rendit encore plus désirable, plus attirante,
réunissant en ovale ses lévres d’un rose
pale. Les lignes pures de son _ visage
FEU SUR L’ESPION 3 121
brillaient dans la nuit et, de ses grands yeux
noirs, elle le regardait toujours, souriante
et ravie-
Son esprit fit fiévreusement le tour de
toutes les possibilités. Il ignorait qui était
cette femme trés jeune, a la peau trés
blanche, vétue simplement d’une robe en
toile, au décolleté carré,.et qui frémissait
d’attente et peut-étre de désir, mais le vrai
Bannixter pouvait la connaitre. Coupant
court a ses hésitations, elle se haussa sur
la pointe de ses hauts talons
et lui tendit
ses lévres.
CHAPITRE VIII

LA FUITE (1).

Une patrouille tourna le coin du quar-


tier diplomatique, le long des jardins odo-
rants ot les banyans et les bougainvillées
dispersaient au-dessus des murs des feuilles
lisses et des fleurs pourpres. Une pluie tiéde
commenca a tomber. ~
James Bannixter — le vrai Bannixter —
jeta un coup d’ceil aigu sur les alentours.
Les dents du tigre avaient été limées. Mais
était-ce déja la liberté?
Son cceur battait follement. Il ralentit
sa course et finit par marcher calmement.
La nuit des tropiques, molle et moite,
FEU SUR L’ESPION 123

se creusait indéfiniment, engloutissant les


étoiles et la riviére qui frémissait a V’hori-
zon, jetée comme un ruban de soie a la
dérive vers le lac des Parfums. Tout Hanoi
se trouvait sillonné de: tranchées creusées
contre les raids américains. I] buta soudain
contre un couvercle de fonte recouvrant un
trou individuel et faillit tomber dans une
tranchée voisine, a la glaise encore humide
de sang. Des douilles venant de la Flak
installée sur un toit, un affait quadruple
logé sur une terrasse et que ses servants
avaient abandonné, tapissaient tout un car-
refour.
Auprés d’une cahute, il apercut une
bicyclette détachée d’une caisse fichée sur
deux roues, garée la par son propriétaire
que l’on entendait ronfler entre les plan-
ches, et s’arréta. Une odeur de soupe aux
nouilles stagnait prés des ustensiles de fonte
et des bols de faience. Le rideau de vanne-
rie cachait 4 peine la couche ow s’étaient
abattus une forme féminine et l’homme,
tout juste vétu d’un short, et qui dormait.
les poings fermés, le museau d’un chien sur
ses jambes nues. Bannixter se courba et
enleva la bicyclette. Le chien remua mais
ne s’éveilla pas.
Bannixter se courba sur le guidon 4a
l’acier rouillé par les intempéries... la rue
124 FEU SUR L’ESPION

descendait ; les pneus chuintérent sur l’as-


phalte. I] fila rapidement a travers le quar-
tier diplomatique. Les jardins disparurent
bientét, les murs cédérent la place a des
espaces broussailleux, parsemés de cultures,
que la lune illuminait vaguement, a des
bouquets de roseaux piqués en fléche au-
tour des points d’eau, lugubres sous cette
lumiére noire. Les toits de chaume_ des
paillotes se succédérent. Il apercut enfin
Yun des postes de garde contrélant la route
n° 4, V’ancienne voie coloniale francaise,
sauta a bas de sa machine, l’enleva derriére
un mur de torchis et courut en se cour-
bant a travers deux paillotes, le souffle
court. Quelques poules étiques se blottis-.
saient entre ces habitations, toutes plumes
mouillées. S’il les réveillait, un soldat
viendrait. D’ot il se trouvait, il distinguait
les longs tubes d’acier dressés vers le ciel,
barrant le sud-est, par ot! venaient les chas-
seurs des portes-avions américains. Tout
autour des batteries, les soldats patrouil-
laient le long des digues, en un aller-retour
monotone. En prétant Joreille, il pouvait
entendre le bruit spongieux de leurs espa-
drilles a -semelles de corde, dans la fange
glissante bordant la riziére.
Tl hésita.
Il n’avait pas de boussole. Se fier aux
_FEU-SUR L’ESPION 125

étoiles était incertain, il manquait d’expé-


rience a cet égard et pouvait marcher vers
le Delta, ot il tomberait inévitablement sur
lun des postes nord-vietnamiens. Quand
Vaube paraitrait, soldat isolé, il serait sus-
pect. Sur les diguettes, la bicyclette ne lui
serait plus d’aucune utilité.
ll fouilla machinalement dans les po-
ches de l’uniforme qu’il avait revétu et
trouva un couteau et du tabac, qu’il roula
dans une feuille de bananier. Pas d’allu-
mettes; s'il en avait trouvé, il n’aurait pas
été prudent d’en craquer une. Dans le
froid de la nuit, toutefois, alors qu’il sen-
tait les sangsues clapoter dans le fossé et
les moustiques s’insinuer vers sa chair, il
en regretta l’absence.
La derniére paillote du groupe, a cent
cinquante métres, se détachait des autres;
il rampa jusque-la, couchant presque la
bicyclette sur le sol. S’il pouvait trouver des
vétements indigénes, se noircir le visage et
abandonner ses vétements militaires, qui le
feraient repérer par une patrouille, aucun
soldat nord-vietnamien ne circulant isolé,
il conservait encore une chance.
L’habitation se dessina peu a peu, mi-
sérable paillote au torchis d’une teinte
indécise, mi-rousse, mi-brune, les feuilles
d’un bananier la coiffant en auvent. Il dis-
126 FEU SUR L’ESPION

tingua une vieille bicyclette, abritée de cé-


té. Aprés avoir sorti son couteau, il glissa
la lame de biais, délogea la piéce de bois
retenant la porte et qui tomba bruyam-
ment sur le sol. Quelqu’un. se leva du
bat-flanc. Bannixter lui lanca un coup de
poing puis, sentant que son adversaire allait
crier, le saisit 4 la gorge et roula avec lui
sur la paillasse. L’étonnement de rencon-
trer un corps féminin presque nu, lui fit
lacher prise. La femme lui planta ses ongles
dans le visage, ratant de peu ses yeux. Il
l’immobilisa alors, lui bloquant ses _ poi-
gnets, fragiles et délicats. Elle se débattit,
son corps pesant sur ses hanches rondes,
sa poitrine frémissante et pleine jaillissant
de sa chemise déchirée. Enfin, constatant
qu’il se contentait de Vimmobiliser, elle: ne
bougea plus.
— Je veux me reposer un instant, arti-
cula-t-il, épuisé, rassemblant en un jargon
bizarre les quelques mots de vietnamien
qu’il ‘connaissait.
La femme se dégagea, jeta une _allu-
mette dans une lampe a huile qui se mit
a grésiller, emplissant toute la paillote
d’une demi-clarté, étirée en jets de lumiére
fantastiques, dansant sur les murs, puis sai-
sit une hachette, le long d’un vieux four-
neau de fonte, noir de fumée. Elle |’assu-
FEU SUR L’ESPION 127

ra dans sa main puis la brandit. Bannixter


. resta assis, sés mains crispées sur la cou-
verture, prét a la lui jeter au visage. La
femme semblait avoir autant de vivacité
qu’un jeune faon.
Elle était jeune et de proportions par-
faites. Une sorte de caraco de toile, large-
ment ouvert au col et aux bras, lui arri-
vant aux genoux, laissait voir son corps a
la fois mince et vigoureux, a peine halé
d’un ton chaud, comme la premiére ombre
d’une huile crépitante. Ses cheveux étaient
d’un noir profond, ses oreilles petites et
" bien ourlées, ses dents blanches, sa poitrine
lourde et ronde. Elle leva sa hachette, un
éclair descendit sur. la lame, comme sur
une faux. Bannixter se leva, prét a éviter
le premier coup d’une torsion du _ corps,
mais la jeune femme lanca la hachette de
cété et se baissa pour prendre sa robe.
Elle scruta avec attention ses traits, la co-
lére abandonnant maintenant son wasaee
aux courbes douces et délicates.
— Vous étes un Américain, j’en suis
sfire, et vous vous étes évadé. C’est cela,
n’est-ce' pas? dit-elle lentement, en fran-
cais.
Nier une vérité aussi. alent aurait été
stupide. Bannixter indiqua d’un signe que
c’était bien cela. L’atmosphére sembla sou-
128 FEU SUR L’ESPION

dain s’éclaircir. La jeune femme, qui pa-


raissait avoir entre vingt-cing et vingt-sept
ans, et faisait preuve d’une étrange déci-
sion, passa prestement une blouse, puis une
jupe noire sur sa chemise et laca des espa-
drilles.
Une pile de vieux journaux se trouvait
amassée dans un coin, auprés d’un vieux
meuble fait en bois de caisse. Du sol de
terre pilée, montait une odeur de riz et de
légumes aigres, mais aussi de feuilles frai-
ches de bananier et d’encre d’imprimerie.
Bannixter s’assit sur ses talons tandis que
la jeune femme puisait une écuelle d’eau
dans un seau, la mettait a bouillir et y je-
tait une poignée de thé noir. Elle prit
ensuite dans un meuble en teck un restant
de riz gluant qu’elle tassa sur une feuille
de bananier et lui tendit.
— Comment vous appelez-vous? de-
manda-t-il.
— Lei.
— Vous vivez seule? Etes-vous mariée,
Lei?
— Je l’ai été six mois. Je travaille 4 une
Bead lal qui a été phe ae le mois der-
nier.
— OU est yotre mari? demanda-t-il,
articulant assez mal le francais, qu’elle par-
lait couramment.
a

FEU SUR L’ESPION 129

Elle connaissait aussi quelques mots


d’anglais.
— C’était un journaliste, nous habitions
une maison honorable, a Hanoi. Puis, un
jour, il a été accusé de ne pas avoir suivi
la ligne et on l’a emmené aux mines de
cuivre, le long de la Riviére Noire. Il est
mort en tentant de s’évader. Quand on
m’a supprimé mon logement d’Hanoi, j’ai
ebtenu cette paillote. Aussi,, quand vous
étes entré, j’ai cru que c’était le chef de
village. Il m’importune, une fois déja il est
~~ entré par surprise.
— Et il a voulu rester?
Lei haussa les épaules, une _ inflexion
ironique passa dans sa voix tandis que
Bannixter, épuisé, les traits crispés, essayait
de la comprendre.
— Un jour seulement. Le lJendemain,
javais cette hachette, il n’a pas insisté.
Mais comme c’est un membre influent du
Front, il m’a fait perdre mon travail de
correctrice dans une autre imprimerie.
— Avez-vous pensé passer au Sud?
— C’est terriblement risqué. Si je suis
prise, je serai fusillée. Si l’on vous trouve
ici, aussi.
~ == Venez dans le sud avec moi. La-bas,
je vous aiderai 4 trouver du travail et vous
130 FEU SUR L’ESPION

pourrez refaire votre vie. Quel Age avez-


vous, Lei?
— Vingt-six ans.
—— N’avez-vous jamais révé au Sud?
— On réve a beaucoup de choses, mais
le réve ne devient pas pour cela la réalité.
Voulez-vous encore un peu de riz? Je n’ai
rien d’autre.
— Un peu, merci. Avez-vous' une
boussole?
— Vous ne trouverez rien de semblable
ici. Et il serait dangereux de vous attarder.
Je vous indiquerai la route si vous le dési-
rez, mais c’est tout. .
Il ne répondit pas, se leva et fit
quelques pas. L’atmosphére close de la
paillote l’oppressait. Des ombres fantoma-
tiques se promenaient sur les murs. Main-
tenant qu'il avait mangé, qu’il s’était un
peu reposé, il était plus optimiste, avec
pourtant toujours au cceur la morsure de
la vengeance. Il se tourna vers la jeune
femme.
— Il est de premiére importance que
jarrive le plus vite possible a Saigon. Si
un hélicoptére me voit, il me ramassera.
Vous aussi. Voulez-vous venir avec moi,
Lei? Je puis vous assurer que vous serez
récompensée.
— Je me moque des récompenses.
©

FEU SUR L’ESPION 131

— J’y veillerai moi-méme. Vous aurez


plus de dollars que vous n’en avez jamais
vus dans votre vie.
— Je n’aime pas eaOuD les dollars.
_— C’est la certainement ce que votre
mari voudrait. D’une certaine facon, vous
avez aussi a le venger. Vous ne le savez
pas, mais si Hanoi remet la main sur moi,
ils en frémiront d’aise, alors qu’ils sont
maintenant un tas de guépes furieuses. Le
hasard a voulu que je représente bien plus
qu’un simple prisonnier.
Il parlait avec énergie. Lei, ses véte-
ments encore dénoués, ses cheveux flottant
sur la peau bronzée et douce de son cou,
l’écoutait songeusement.
— Aji-je réussi a vous convaincre, Lei?
Vous n’étes pas obligée de le faire, vous
savez.
— Nous n’avons guére de chances de
réussir, mais j’ai toujours voulu gagner le
Sud. Ce qui me retenait ici, était seulement
l’espoir qu’on m’avait menti au sujet de
mon mari. Maintenant, je sais qu’ils m’ont
dit vrai. Partons.

Il n’accepta pas de-partir la nuit sui-


vante, comme elle le suggérait. Bien qu’il
fOt déja plus d’une heure du matin, ils pri-
132 FEU SUR L’ESPION

rent de l’eau, du riz, et s’enfoncérent sans


espoir de retour dans les riziéres voisines,
pataugeant en un large cercle pour éviter
les soldats qui patrouillaient sur les di-
guettes. La lune brillait dans le ciel comme
de l’acier bruni. Il faisait froid. La soli-
tude et la guerre couraient avec la nuit.
Il emporta un miroir pour pouvoir faire
des signaux au sommet d’une colline,
comme tout pilote perdu dans la jungle,
suivant ses instructions. Quand le jour pa-
rut, rasant la surface des marais, jouant
avec l’eau comme avec de I|’étain fondu, ils
avaient couvert une dizaine de kilométres
et s’étaient éloignés de la zone dangereuse.
Lei lui avait donné de vieux vétements,
sales, déchirés, et l’avait maquillé de facon
qu'il ressemble a un coolie. Un car brin-
guebalant descendait vers les villages, plus
au. sud. Ils l’arrétérent et firent ainsi une
trentaine de kilométres. Aprés s’étre arré-
tés dans un village, ou Lei acheta des
comprimés de iodine, des tablettes de
bouillon et une bouteille d’eau gazeuse de
marque chinoise, ils prirent l’une des pistes
zigzaguant vers la frontiére laotienne. Lei
avait acheté également une provision de pi-
ments doux; ce fut tout ce qu’ils man-
gérent dans l’aprés-midi. Aprés une halte,
ils croisérent une patrouille qui, de loin, les
.

FEU SUR L’ESPION | 133


voyant marcher tranquillement sur la piste,
leur désigna le ciel pour leur faire com-
prendre que les avions américains survo-
laient cette région, rendue dangereuse.
Bannixter le savait, leur seule chance était
de rencontrer un T-28 laotien, qui pourrait
les signaler a un hélicoptére.
— Nous allons arriver dans la zone du
couvre-feu, chuchota Lei. Elle regorge de
militaires, nous pouvons étre arrétés d’un
moment a l’autre. Ou étre bombardés par
vos compatriotes.
— Ils bombardent surtout Hanoi.
— Et les abords du paralléle, ott nous
sommes a présent. Avec du napalm. Vous
savez ce que c’est, le napalm? Vous en
avez jeté, mais savez-vous vraiment ce que
c’est? Il n’y a pas plus béte que votre
Etat-Major.
-— De la gelée d’essence, qui brfile mé-
me sous l’eau. Pour l’Etat-Major, depuis
que je suis ici, je n’ai plus le gofit de le
défendre. A ce moment-la, si nous grillons
sous du napalm, il n’y aura plus de pro-
blémes. Gardner pourra jouer son rdle
jusqu’a la fin et personne ne risquera de
le démasquer. |
Comme Lei se montrait curieuse, il
lui raconta toute l’affaire, depuis sa des-
cente par la D.C.A. nord-vietnamienne.
134 FEU SUR L’ESPION

Ils trouvérent plus loin un autre auto-


car, puis les transports cessérent, a soixante-
quinze kilométres du 17 paralléle. Toutes
les routes stratégiques étaient réquisition-
nées par l’armée. Ils allaient maintenant
traverser une région ot il fallait un laissez-
passer spécial pour circuler, lui dit Lei.
Sans ce laissez-passer, ils seraient refoulés.
Et c’était l4 encore un moindre mal.
Le soleil était haut dans le ciel, il devait
étre entre trois et quatre heures de l’aprés-
midi. La chaleur était forte. Le chapeau
conique en paille tressée que lui avait
donné Lei, sil lui conférait comme les
vétements troués et la couche de brou de
noix, l’air d’un humble nha-qué, d’un pay-
san, le protégeait aussi. Lei, quant 4a elle,
avait retroussé les manches de son caraco
noir; les avant-bras nus, le chapeau’ co-
nique incliné sur la nuque, elle ressemblait
a toutes les autres paysannes nord- vietna-
miennes, sauf qu'elle était oe jeune et
plus jolie.
— Nous allons gagner la cdéte, dit-elle
a Bannixter. Je donnerai quelques piastres
a un pécheur qui nous embarquera. Ils
font souvent ce trafic.
Elle regarda le ciel et pointa la main
en direction de |’ouest.
— Regardez les nuages! Ils ont une
¥

FEU SUR L’ESPION ; 135,


couleur nacrée et filent plus rapidement.
Les alizés soufflent en direction ‘du sud.
Nous embarquerons de nuit. Les vedettes
nord-vietnamiennes empéchent ce trafic, les
Américains arraisonnent les jonques, ou les
coulent de loin, 4 cause du trafic d’armes.
C’est risqué, mais cela en vaut la peine!

..La jonque aux voiles noires aborda


doucement. Les premiéres lueurs de l’aube
coloraient le ciel. Lei-détacha ses bracelets
d’argent et les donna au pécheur.
La gréve, enserrée entre les racines des
palétuviers, qui ressemblaient a marée
basse a de gigantesques chicots, se trouvait
a peine éclairée. Le clapotis des vagues, le
frottement des cordes contre le bordé, le
claquement des sandales sur le pont, le
grincement d’une porte de cabine, avaient
réveillé Bannixter. Il enleva ses espadrilles
et plongea dans l’eau 4 mi-corps, éclabous-
sé par l’écume, tandis que la jonque virait
court et reprenait le large, levant de nou-
veau ses voiles noires et repartant au ras
de l’eau, comme un immense albatros. Lors-
qu’elle disparut, engloutie par la nuit, le
soleil se haussa imperceptiblement au-
dessus des collines. —
— Nous voila au sud, en zone viét. 0
136 FEU SUR L’ESPION

faut éviter les villages. Les Marines amé-


ricains patrouillent pone pré-
vint Lei.
Elle serra sa robe autour de sa poitrine,
car l’eau lui arrivait encore a la taille. Au
fur et a mesure qu ‘elle avancait vers la
plage, il pouvait voir ses:-cuisses bronzées,
-ses vétements que l'eau plaquait sur elle,
dessinant ses formes nerveuses. Elle avan-
cait avec une tranquille assurance, tournant
la téte vers lui et souriant pour l’encoura-
ger. Quand un brusque remous faillit lui
faire perdre l’équilibre, il lui saisit la main.
Elle continua de lui sourire. Ils gagnérent
enfin la ligne plus basse des marées, écra-_
sant la vase qui giclait entre leurs orteils,
s’assirent sur le sable et remirent leurs es-
padrilles. Ayant dormi quelques heures sur
la jonque, face aux étoiles, ils se sentaient
plus dispos. Bannixter, concluant que les
plus durs dangers étaient passés, songea a
l’émotion que sa fuite devait causer A Ha-
noi. Lei, pourtant, restait anxieuse.
— Vous étes devenu un homme
«noir», un Viét-minh. Comme vous n’étes
pas de grande taille, que vous n’avez au-
cune corpulence, rien que la peau et les
os, comme le plus pauvre de mes compa-
triotes, les Américains ne vous reconnai-
traient pas du haut de leurs hélicoptéres.
ia

FEU SUR L’ESPION 137

Peut-étre feriez-vous mieux de me laisser


maintenant.
— Non, Lei, je ne vous abandonnerai pas.
— Vous n’étes pas réaliste, mais c’est
ainsi que j’aime un homme, dit-elle, se
détournant et lui montrant le prochain
village, & quelques kilométres, entre deux
ondulations de terrain. — De la, nous
essayerons de persuader un paysan de nous
mener vers Saigon. Mais, il faut acquitter
les taxes au Viét-cong et je n’ai plus d’ar-
gent.
— Quelles taxes ?
— Le Viét-cong léve ses contributions
de guerre dans tout le Sud. La présence
des Américains n’y change rien. Les Yan-
kees ont beaucoup d’yeux, mais ne peu-
vent distinguer leurs amis de leurs ennemis.
Comme disent les guérilleros, la terre est
sous leurs pieds pour creuser leurs tombes.
Ils arrivérent au village, situé a environ
huit kilométres, deux heures plus tard, vers
sept heures du matin.
Une odeur de menthe et d’anis parfu-
mait la premiére paillote. De la fumée
‘montait au loin, celle du premier feu
qu’allumait un villageois. Lei refusa |’invi-
tation de l’homme, mais il insista tant et
si bien qu’elle baissa la téte et franchit le
rideau de. perles — c’était un marchand

pe etl
138 FEU SUR L’ESPION

chinois, repu et obése, et qui réveilla d’un


coup de pied son commis, pour libérer une
paillasse et le faire filer dans l’arriére-
boutique —. Des ballots de riz et des sacs
de patates douces se trouvaient empilés
dans un coin. Une lettre grasse s’étalait sur
le jute, montrant le contréle effectué par
l’Armée populaire. Les péages viéts fonc-
tionnaient a merveille.
Ecrasés de fatigue, ils dormirent quel-
ques heures, puis se réveillérent, ahuris,
lorsqu’une poigne solide les secoua. Le
Chinois se penchait sur eux et les criblait
de paroles. Son ventre tressautait et il bre-
douillait tant il était excité. Lei répondit en
quelques mots rapides, se leva, défroissant
ses vétements, et sortit de la paillote, sui- —
vant le Chinois qui trottina, un sac de riz
dans chaque main, le visage suant et souf-
flant entre ces deux viatiques, Bannixter sur
ses talons. Lei se tourna vers celui-ci et lui
souffla quelques mots.
— Nous sommes tombés dans un _ vil-
lage entiérement entre les mains du Viét-
minh. Cet homme, un de leurs ravitailleurs,
vient d’étre averti de l’approche des troupes
américaines et sud-vietnamiennes.
— Alors, nous nous échappons?
— Non. Je leur ai dit que vous aviez
été choqué dans un précédent bombarde-
+

FEU SUR L’ESPION 139

ment. Les Viéts se sont infiltrés partout, ils


préparent une embuscade ow les Américains
et leurs alliés vont tomber comme dans une
nasse. Nous ne sommes pas encore assez
au Sud. Nous ne pouvons nous échapper
maintenant; nous serions repris. Dés le
premier coup de feu, vos compatriotes s’ar-
réteront et demanderont l’appui de _l’avia-
tion. Ils ont été stoppés entre les collines et
les premiéres bombes ne vont pas tarder.
Les toits coniques du village, coiffés de
feuilles de palmiers, s’étageaient dans un
“repli de terrain, de chaque cété d’un rach
encombré d’herbes aquatiques et qui coulait
paresseusement. Des villageois tapaient sur
l’échine des buffles qui meuglaient d’une
facon, sinistre. Deux miliciens, portant une
mitrailleuse de 12,7, l’un le tube, l’autre le
trépied, passérent en courant. Le vent se
leva, faisant frissonner les clétures feuillues.
Des femmes, armées de mitraillettes chi-
noises, traversérent un champ de paddy.
Deux hommes s’accroupirent sous un petit
pont, faisant signe 4 Bannixter et a Lei de
le franchir rapidement. Ils se redressérent,
masquérent un trait de scie avec de la
terre et fichérent sous une planche une
rangée de bambous, pointes en haut et
souillés d’excréments. L’un des Viéts remit
la planche en place aprés leur passage et
140 FEU SUR L’ESPION

disposa de chaque cété du pont ainsi


piégé, les mines en plastique de type
Claymore, -absolument indétectables a la
«poéle a frire» (1). Des mines volées dans
nos arsenaux, pensa Bannixter.
Au centre d’un amas grouillant de Viéts,
il ne pouvait rien faire, et accompagna Lei.
Un autre villageois fit voler l’écorce d’un
tronc d’arbre, le placa en travers de la
route et y dissimula une grenade.
Les derniéres paillotes s’égaillérent;
Bannixter s’arréta avec Lei prés d’un bos-
quet de filaos et la suivit dans une pail-
lote. Une natte dissimulait un puits. L’un des
Viéts leur fit signe de se dépécher. Avec
répugnance, Bannixter se glissa dans le
trou étroit, calculé juste pour la corpulence.
d’un Vietnamien. S’il n’avait pas perdu une
quinzaine de kilos dans les gedles’ viéts,
jamais il n’aurait pu s’y introduire. I] tomba
‘et s’écorcha les genoux: sous ses pieds, la
plaque de tédle d’un boyau voisin résonna,
un pétillement, une odeur d’huile, une fai-
ble clarté le frappérent. Les Viéts qui le
Suivaient, mitraillette au poing, tirérent la
plaque -de tdle, découvrant le fond du puits,
une fosse profonde de trois métres, hérissée
d’une série de pieux en bambous, taillés
—_—_—— .

_ (1) Appareil de détection.


a

FEU SUR L’ESPION 141

avec soin. Un Viét descendu 4 l’aide d’une


corde avait minutieusement confectionné ce
piége.
L’air vibra soudain. La paillote située
au-dessus d’eux flamba comme une torche;
les premiéres bombes descendaient en cha-
pelet sur le village. Bannixter progressa le
long du boyau, courbé en deux et ne di-
sans mot. Le silence était absolu. Au fond
du boyau, un Viét tendit un fil, l’attacha a
la cuiller d’un chapelet de grenades et le
fixa au ras du sol, puis disposa dans une
“niche un second fil, relié 4 un bidon d’es-
sence et destiné a4 coiffer l’un des fantassins
américains, s'il empruntait le méme che-
min. Tous descendirent ensuite dans un
autre puits, aboutissant 4 un réduit d’envi-
ron cing métres sur sept, étayé par des
bambous et quelques écoincons de « bois de
fer». L’air arrivait par un bambou creux.
D’autres boyaux s’amorcaient plus loin.
' Leur groupe comptait environ six ou
sept soldats viéts, plus deux femmes et
trois autres villageois armés. I] s’allongea
Sur lesson apressues Leu Unex odeur de
glaise,de paille hachée, meublait seule ce
silencieux tombeau. Dans une cage grilla-
gée, deux taupes enfermées, les yeux lui-
sants. Elles se frayeraient un chemin vers
la surface quand elles seraient libérées, au
142 FEU SUR L’ESPION

cas ot. le tuyau d’aération serait bouché,


ou obstrué par le travail de sape entrepris
par les bombes larguées par les B. 47.
Le son se répercute mieux dans les
solides que dans l’air, le bruit des explo-
sions arrivait jusqu’a lui avec une surpre-
nante intensité. A un moment, il fut si
proche qu'il tressaillit et serra Lei contre
lui. Puis un bruit sourd et régulier s’éleva,
comme si l’on tapait obstinément avec un
marteau, de tous cdétés. Les forces spéciales
américaines, aprés avoir éventré la paillote
comme on ouvre une huitre, avaient dé-
couvert la fosse, sous la natte. Hs procéde-
raient méthodiquement, comme ils le fai-
saient toujours, comme des bouchers, la
mort derriére eux. Pour la premiére fois,
Bannixter les maudit.
Lei, qui le regardait, lisait ses sentiments
sur son visage. Un doigt sur les lévres pour
lui recommander le silence, elle se serra
étroitement contre lui.
Une explosion, répercutée jusqu’a eux
avec une violence inouie, ébranla le boyau
voisin ; les ondes explosives se brisérent aux
parois de la fosse: la premiére charge
venait d’éclater.
Les Viéts, casque de latanier_ sur la
téte, l’étoile rouge gravée sur la boucle de
leur ceinturon, mitraillette en mains, res-
+

FEU SUR L’ESPION 143

taient immobiles, leurs vétements noirs les


confondant avec l’ombre. Avec ensemble,
enfin, ils firent glisser le cran de sfreté de
leurs armes. Leurs traits impassibles les
avaient transformés depuis longtemps en
parfaits serviteurs de la mort. -
CHAPITRE IX

LA FUITE (2)

Le capitaine Hittner, commandant la 3°


compagnie du XVII* régiment de « Marines »
U.S. regardait « travailler » ses hommes: les
débris de la paillote étaient maintenant
presque consumés, l’incendie avait dévoré
en un clin d’ceil tous les torchis et la toi-
ture de feuilles séches, depuis longtemps
rissolée sous le soleil. Il n’y avait plus un
villageois a l’entour, mais des détonations
retentissaient a l’ouest, la ot l’unité du ca-
pitaine Rowles, son collégue, se trouvait en
pointe. Il est vrai qu'il y avait eu la veille
un lacher de tracts sur le village, ce qui
a

FEU SUR L’ESPION 145

avait prévenu les Viéts. Le capitaine Hitt-


ner grommela: quand perdrait-on ces mau-
vaises habitudes ? Tout ce qui bougeait dans
le « triangle de fer» entourant Saigon était
ennemi. D’un signe, il encouragea_ ses
hommes qui convergeaient de différents
points, et leur montra le souterrain qui
s’enfoncait verticalement.
Tous étaient des Marines, ayant suivi
Yentrainement spécial de Fort Benning, en
Géorgie. Deux d’entre eux survinrent avec
- des charges d’explosifs a télécommande
électrique, ajustérent leurs protége-tympans
contre les ‘déflagrations et laissérent la
place a; un troisiéme, armé d’un fusil de
chasse Browning, a triple canon scié, tirant
des gerbes de chevrotines.
— Allez-y, Ellis!
Ellis, un homme d’une soixantaine de
kilos au maximum, fluet dans son uniforme
d’un vert passé, enfonca ses crampons
d’acier dans un cété du puits, pour éviter
de tomber sur les bambous, et fixa sa
torche électrique, l’assujettissant sur son
casque avec une courroie. Une rafale reten-
tit a l’intérieur du boyau, il tomba molle-
ment de cété et Hittner lanca un juron re-
tentissant. Deux autres Marines lancérent
une charge de dynamite. Un flot de fumée,
146 | FEU SUR L’ESPION
des particules de gaz mélées de terre fu-
sérent vers le haut. Les deux Marines se
retirérent précipitamment et ajustérent
leurs masques 4 gaz. La radio nasilla.
— Le breveté Green vient de sauter sur
une mine. Faut-il demander un hélicoptére,
capitaine?
— Non. Pas un, mais toute une flotte,
vu le tour que prennent les choses! grom-
mela Hittner. Soyons sérieux, Mc Coy. Ou
en étes-vous ?
— J’appelle la section du _ capitaine
Rowles depuis quelques minutes, capitaine.
Ils veulent des renforts.
— Nous ne: pouvons leur en envoyer,
avant d’avoir nettoyé cette saloperie. Appe-
lez un _ hélicoptére sanitaire et rendez
compte en code a |’état-major de la Région.
Et grouillez-vous, Mc Coy! Lieutenant
Kelly!
Kelly, un grand diable d'Irlandais, aux
favoris roux, a la barbe hérissant ses joues,
tripota le chapelet de grenades qu’il portait
a la ceinture. Hittner avait une confiance
absolue en son jugement.
— Avez-vous trouvé d’autres tunnels,
Kelly ?
— Pas encore, capitaine. Nous allons

Ts
=

FEU SUR L’ESPION 147

leur injecter du gaz. Lester va nous appor-


ter une bonbonne. [] existe un réseau en-
tiérement miné, mais ne communiquant pas
avec celui-ci. Le sergent Freeman a été
griévement blessé par une mine. Nous fe-
rions peut-étre bien de demander des ren-
forts? Il y a du gros gibier la-dedans.
Hittner, homme violent et coléreux, ve-
nait d’avoir Green, son second lieutenant,
mis hors de combat. Demander du renfort
alors que la section de Rowles était accro-
. chée ? Chet Previn, au P.C. de secteur, se
permettrait un léger sourire. La _ veille
méme, au briefing, Hittner lui avait déclaré
que les effectifs étaient suffisants. « Chet»
était un homme au teint blafard, farineux,
courageux mais possédé d’un humour a
froid et qui détestait les «rats», sortis de
Fort Benning. L’un des rares_ colonels
connaissant.le chinois, il estimait que tant
qu’une frontiére électrifiée n’aurait pas été
établie pour couper le pays en deux, l’ar-
mée perdrait ici son temps. Dans ses mo-
ments d’euphorie, il déclarait d’ailleurs que
la meilleure frontiére était l’océan. Bref, il
détestait les «rats». Hittner, faisant cra-
quer son uniforme de. ses quatre-vingt-
quinze kilos, sentit une bouffée de rage lui
monter a la téte, comme chaque fois qu’il
pensait a « Chet» Previn.
148 . FEU SUR L’ESPION

— Combien sommes-nous, Kelly? Qua-


tre-vingts, n’est-ce pas ? Alors ?
— Nous étions quatre-vingts, capitaine.
Mais nous avons déja cing hommes hors
de combat et il faut surtout envoyer du
renfort a Rowles. Je vous suggére Payne,
avec une dizaine d’hommes, capitaine, et
les sergents Webster et Hawkins. Si les Viéts
réussissent a encercler Rowles, nous devons
alerter Previn, qui les prendra dans la
nasse. :
— Nousne sommes pas ses boys et
Previn n’est pas notre nourrice. Envoyez
Webster et Hawkins avec la section de
mortiers et ramenez-vous ici en vitesse!
Apres avoir fouillé tout ca, nous rejoin-
drons Rowles. Il sera toujours assez tdt de
prévenir « Chet» Previn. D’ailleurs, les hé-
licoptéres seraient pris sous le feu des
Viéts. Grouillez-vous, Kelly!
— O.K., capitaine.
Un moment d’attente, une demain san-
glante... L’un des fantassins revint, décla-
rant quil venait de trouver une autre voie
que celle bouleversée par les explosifs, a
cinquante métres de la.
— Ne vaut-il pas mieux attendre des
renforts, capitaine, et surveiller le réseau?
Ils ne peuvent pas s’échapper.
a

FEU SUR L’ESPION 149


— Vous croyez ¢a, Kelly ? Ma parole, j’ai
bien l’intention de manger ma part de
dinde rétie ce soir! Les galeries grouillent
de partout et ces animaux-la peuvent trés
bien s’échapper! Exécution! Attaquez-les
des deux cétés! Qu’y a-t-il, Harris ?
L’interrogation s’adressait 4 un Marine
gui arrivait, essoufflé, mitraillette en main.
— On a trouvé une autre issue, capi-
taine, mais on a perdu le contact avec le
caporal Tyner. Ces salauds-la ont inondé
_d’un coup toutes leurs galeries.
— Et Tyner?
Un silence lui répondit. Hittner s’em-
porta. L’affaire était maintenant trop avan-
cée pour qu'il reculat. Sans avoir encore
pénétré dans le réseau de tunnels, «les
rats» venaient de perdre trois hommes.
Furieux, son automatique au poing, il alla
voir l’entrée que l’on venait de découvrir.
Un cable fut coupé a la pince; 1’électricité
avait été installée dans--une partie du re-
paire ; cela indiquait une infirmerie, peut-
étre une salle d’opérations, et trés certai-
nement un état-major. Trois Marines
s’équipérent, fusil de chasse Browning, a
triple canon scié, et tube de plongée conte-
nant du pyroxyde de sodium. Celui-ci fixe
le gaz carbonique et restitue l’oxygéne né-
cessaire a la respiration.
150 FEU SUR L’ESPION

_ L’eau boueuse affleurait la surface. Une


fois 6té le bouchon de pailles et d’herbes
qui dissimulait cette deuxiéme entrée, ils
descendirent. Chacun abandonna son fusil,
fixa aux chevilles des grenades par des
rubans adhésifs, prit pistolet, poignard et
ajusta son casque téléphonique a piles, relié
ala surface par un cable léger. Hittner
s'empara de l’écouteur. Deux autres Ma-
rines suivirent.
— Qu’est-ce qui se passe, Golson? Vous
progressez ?
— Oui, capitaine. Il existe des. remous
dans l’eau, on n’y voit pas trés clair. Jones,
Bretts et Murphy sont assez loin. Pas l’om-
bre d’un Viét jusqu’ici. Ni de _ cobras-
monocles. Ils laissent souvent trainer ces
sales bétes derriére eux, capitaine.
— Continuez, les gars et ouvrez l’ceil!
— Jones fait un éclair avec sa lampe. Il
est descendu d’un étage. Tout est inondé.
— Qu’est-ce qu'il a trouvé?
— Un Viét noyé, capitaine.
— A-t-il des documents sur lui?
— Non, il ne porte qu’un short noir. A
quelle marque est le fil, capitaine ?
-— Deux cents pieds. Attention, les gars,
c’est peut-étre une ruse de leur part.
a

FEU SUR L’ESPION — - 151

— Je ne crois pas, capitaine. Tout est


inondé.
— O.K.! Le lieutenant Kelly garde le
contact. Allez-y, les gars! Ratissez-moi tout
ca!

Bannixter courba la téte. Lei se retourna


a demi et lui fit un signe d’encouragement.
Il se trouvait toujours dans cette galerie
sombre et étroite, donnant la terrible im-
_-pression d’une tombe. Deux fois déja le
chef du district, entouré de ses lieutenants,
parmi lesquels d’ailleurs se trouvait une
femme, avait plongé dans une galerie inon-
dée, gagnant 4 la nage une autre issue.
Maintenant, tous se trouvaient dans un
passage étroit, dans lequel il lui était im- —
possible de faire volte-face. Une fosse, der-
riére eux, joua son réle de siphon, se rem-
plissant d’eau, chassant vers eux les bulles
d’air qui crevérent avec un bruit’ mou.
L’eau engloutissait avidement l’espace dis-
ponible. La pente se relevait; les lieux
noyés allaient étre ceux ow se trouvaient
maintenant Marines et voltigeurs améri-
cains diavant-garde. Deux Viéts franchirent
le siphon a la nage, déroulant derriére eux
un cordon explosif. Dés qu’on y aurait mis
le feu, l’explosion se propagerait a4 la vi-
152 FEU SUR L’ESPION

tesse inouie de sept kilométres a la se-


conde. Le voyant regarder, le chef de dis-
trict, un commandant, sourit:
— Quand les Américains auront suffi-
samment progressé, nous allumerons le
cordon; pas avant. Quinze kilos d’explosifs
sauteront. Aucune galerie n’y résistera. Peu
importe leurs réserves d’oxygéne. Pour les
dégager, il faudrait que leurs camarades
apportent un bulldozer!
Bannixter ne comprit pas entiérement, le
sens néanmoins n’était pas douteux. Que
pouvait-il faire? A quelques milliers de ki-
lométres de la, Floyd Gardner devait met-
tre au point son plan machiavélique. C’était
cela le danger. Téte baissée, pataugeant
dans l’eau, il suivit ses guides. L’air était
difficilement respirable et la lampe élec-
trique 'du Viét le plus proche éclairait des
racines boueuses. L’eau montait toujours.
La pente se releva, un Viét s’arréta, mit
Yoreille a la paroi et fit un signe d’encou-
ragement, la marche reprit. Ils devaient
maintenant se trouver, calcula Bannixter, a
quatre cents métres de la paillote ot, trois
heures auparavant environ, il était des-
cendu avec Lei.
L’éclat fugitif d’une lampe a acétyléne
troua les ténébres humides, un autre groupe
arrivant a leur rencontre les aida a monter
a

FEU SUR L’ESPION 153

une échelle dont les rondins servaient de


barreaux. Le dernier Viét recut la lampe,
approcha la flamme du cordon explosif...
Un sourd grondement retentit, immédiate-
ment répercuté par toutes les galeries. Un
feu ‘d’armes automatiques éclata a la sur-
face, les Viéts prenant les Américains a
revers. Les galeries vacillérent et s’effon-
drérent. Au sommet de |’échelle, une trappe
fut basculée, puis ouverte; la lumiére du
soleil accueillit Bannixter 4 coups de poi-
.gnard. Derriére lui, les tonnes de terre
s’effondrérent, bloquant les fosses, les re-
fuges et les galeries. Les Viéts partirent a
l’assaut, quelques-uns se dispersant dans la
brousse proche, se ruant vers les _blessés
américains tombés 4a terre, et que s’effor-
caient de protéger une poignée de Marines.
Les détonations séches d’une mitrailleuse
mise en batterie retentirent. Les Marines,
fauchés dans leur élan, disparurent sous le
couvert.
— Filons, murmura Bannixter.
Lei, le retenant par la manche, lui dé-
‘signa les Viéts qui débouchaient d’autres
galeries et se ruaient 4 l’assaut, -laissant
aux paysans le soin de détrousser les morts.
D’une poigne de fer, elle l’obligea a s'al-
longer de nouveau.
— Les Américains, en petit nombre, ont
*154 ; FEU SUR L’ESPION

été attirés dans une embuscade. Les Viéts


ont haché sur place leur deuxiéme section.
Regardez leurs armes: ils ont des fusils
Browning, tirant des gerbes de chevrotines.
Leurs bidons sont ceux des Marines qu’ils
ont tués. Le combat se déplace vers l’est
maintenant, entendez-vous ? murmura-
t-elle.
Le visage collé contre la terre humide
des premiéres riziéres, il entendait parfai-
tement les échos du combat. Les Marines,
qui venaient de perdre leur chef, décro-
chaient. Lei parlait toujours a mi-voix:
— Les Viéts ne vont pas rester ici, les
Marines feront appel par radio a des héli-
copteres..La tactique des Viéts sera d’en
descendre quelques-uns, ensuite ils se re-
plieront dans la jungle car ils ont eu des
pertes énormes. Relevez-vous, James, et
venez avec moi.
' Le visage boueux, elle s’essuya le front
d’un revers de main et s’éloigna avec lui
de la lisiére, revenant en direction du _ vil-
lage; le combat diminuait d’intensité;
seules retentissaient encore quelques ra-
fales. Les Marines bloqués entre deux
groupes ennemis, s’égaillaient dans la
jungle. Lei marcha jusqu’a une paillote, ot
quelques Viéts groupaient leurs prisonniers.
Bannixter, resté a l’entour, se rapprocha et
ca

FEU SUR L’ESPION 155

Yentendit apostropher une sentinelle, qui


l'introduisit dans la paillote. Elle en ressor-
tit avec une feuille de papier, tamponnée
de l’empreinte du pouce et du sceau des
Forces combattantes Viét-cong, et un bou-
din de riz. Un Marine, les bras en lair,
contourna Bannixter, suivi par deux Viéts
qui baragouiniaient entre eux, pieds nus, le
visage animé et riant.
Un capitaine viét interpella Lei, qui sor-
tait de la paillote; elle courut vers lui,
_s’expliquant avec des gestes hachés et un
flot volubile de paroles. Il lui montra le
ciel, l’air soucieux. Bannixter vit la jeune
femme hocher la téte 4 plusieurs reprises.
Ce n’était pas sans crainte qu’il l’avait lais-
sée partir. Aprés tout... Sa téte était mise
a prix. On devait le rechercher maintenant
avec une activité frénétique.
Il la vit enfin ressortir, libre et souriante,
le visage bronzé, sa robe noire moulant son
corps mince, tournant le dos au Viét qui
ordonnait a une équipe de sortir les pri-
sonniers des paillotes et de les encadrer,
commencant déja leur migration vers la
jungle.
— Ne parlez pas encore, venez vers la
premiére paillote, celle de ce marchand chi-
nois. Qu’est-ce que vous avez? Vous boi-
tez? Vous étes blessé ?
156 -FEU SUR L’ESPION

Sa voix trahissait un réel intérét et il


en fut réconforté. Il secoua sa lassitude et
l’accompagna vers la paillote en question.
Il n’y avait plus un seul coup de feu, le
ealme s’étendait alors que le ‘soleil, au plus
chaud de sa course, s’inclinait a l’ouest et
incendiait la jungle. -Il bredouilla alors
quelques mots:
— Je suis fatigué, tout simplement. Puis-
je vous demander ce qu’est ce papier que
vous glissez dans votre corsage?
— Une autorisation de circuler. Per-
sonne, dans les zones combattantes, n’a le
droit de circuler sans que l’Armée Popu-
laire ne le sache... et ne l’accepte.
- — Comment l’avez-vous obtenue?
— Oh! tout est en régle! assura-t-elle
en riant. J’ai dit que nous avions été char-
gés d’une mission a Saigon; on m’a- crue.
Mieux méme, ce Viét qui ne manque pas _
d’astuce, m’a suggéré de prendre les deux
bicyclettes que possédait le Chinois. ‘Celui-
ci, tué par une rafale, n’y verra certes au-
cune objection.
Ils arrivérent a la paillote. Les pneuma-
tiques des vélos étaient en bon état, les
cadres renforcés; exactement le genre de
cycles dont se servaient les Viéts pour leurs
transports, la ott les camions Molotova au-
raient été repérés par l’aviation.
FEU SUR L’ESPION . 157

— Dépéchons-nous, souffla Lei. Les


Américains vont envoyer des renforts, dans
peu de temps ce sera ici un déluge de feu.
Les Viéts eux-mémes, dans le quart d’heure,
seront a plusieurs kilométres.
Il comprit la justesse du conseil mais,
affamé, lui demanda la boulette de riz que
les Viéts leur avaient donnée. Elle le suivit
tandis qu'il se juchait sur le guidon et dé-
valait la piste sinueuse qui longeait la
jungle.
— Nous mangerons plus loin. Pas par-la,
“vous tournez le dos a Saigon. Reprenez -
plein sud!
D’un cété les riziéres, au damier caressé
par le soleil, de l’autre l’aurore de la jungle
débordant sur la grande plaine cétiére. Ils
filérent sur la piste. Bannixter, ivre ‘de joie,
pensa que le ciel leur 'souriait enfin. Lei
avait pris la téte, sa blouse noire parais-
sant et disparaissant entre les arbres, le
long des frangipaniers, 14 ot: les clochettes
pourpres des flamboyants marquaient la
limite des terres cultivées. Elle se retourna
vers lui:
— Les Viéts ne prennent pas les pistes.
Elles sont truffées de mines.
Comme il arrivait a sa hauteur, elle lui
expliqua :
158 FEU SUR L’ESPION

— Celle-ci leur sert pour le moment de


voie de ravitaillement, il n’y a aucune
embuscade a craindre. Au fait, comment
avez-vous trouvé mes talents de diplomate ?
— Magnifiques !
— Que ferez-vous a Saigon? yeu par-
tirez, n’est-ce pas ?
Il ne répondit pas, il ne pouvait plus
rien lire sur son visage. Filant a grande
vitesse, elle le précédait toujours et il se
prit 4 espérer la fumée du prochain vil-
lage, hors des combats, le premier grain de
ce chapelet qui le rapprocherait de sa ven-
geance.
— Encore combien de kilometres ?- de-
manda-t-il.
— Cent dix, environ. Mieux vaut ne pas
trop parler, James. Les arbres écoutent.
Vous croyez qu'il n’y a rien. En fait, les
viéts sont partout. Ils vous entendent...
Il reconnut la justesse du conseil. La
piste défilait toujours. Tout était calme; le
sifflement sourd des oiseaux rythmait leur
‘course. Que faisait maintenant Floyd Gard-
ner, l’agent secret ayant pris son identité?
L’angoisse le tenailla. A cette pensée,
comme sur la gorge de Floyd Gardner, il
crispa les mains sur le guidon de son vélo,
un tube de fer rouillé que les Viéts tron-
connaient souvent pour y mettre un_bou-
FEU SUR L’ESPION a AL59

din de plastic. Jamais il n’aurait cru hair


un homme 4a ce point.
Chaque métre, pensa-t-il, le Pabarorhait
de sa vengeance. Il appuya plus fort sur
les pédales, filant comme le vent qui hur-
lait derriére lui, avec mille poignards.
CHAPITRE X

AUX POSTES DE TIR (1).

— Tu ne m’embrasses pas, James ?


Floyd Gardner, arrété devant la porte
de son bungalow, regarda la jeune femme
qui lui faisait face; son esprit fit fiévreu-
sement le tour de toutes les possibilités.
C’était une femme trés jeune, vétue d’une
robe en toile, au décolleté carré laissant —
voir sa peau blanche. Tout en elle clamait
Yattente ; son corps arqué; son sourire, son
déhanchement de danseuse, jusqu’a ses
pieds chaussés de chevreau blanc et qui
tapotaient impatiemment la premiére ran-
gée de zinnias. Ses cheveux chAatain clair
‘étaient coiffés avec une grande liberté. 1
ne lui manquait qu’une raquette de tennis
FEU SUR L’ESPION 161

pour ressembler a l’image typique de la


jeune Américaine. En fait, la raquette avait
été posée avec négligence prés de la porte du
bungalow, lorsqu’elle avait apercu Gardner.
Des gouttes de sueur étoilérent le front
du pseudo-Bannixter. L’accident qu’il venait
de maquiller avec l’aide d’Erwin Kruger
le secouait encore. Rassemblant difficile-
ment toute sa présence d’esprit, il continua
a fixer la jeune femme. Sa robe de toile,
plaquée sur sa poitrine un peu lourde, des-
sinait ses formes a merveille. Une fille
_ splendide, juteuse, a point, qu’a’ d’autres
moments il aurait souhaitée dans ses bras.
Mais pas a cette heure, pas avec cette mis-
sion. Tous ses traits lexprimérent en un
bref instant, avec une énergie intense, puis
le camouflage qui était le fruit de son pro-
digieux entrainement réapparut, comme les
nuages masquant le soleil. L’étrangére se
croisa les bras en riant. Des mains harmo-
nieuses, bronzées, aux doigts spatulés, aux
pouces puissants: des mains volontaires.
— James! Tu as l’air de te retrouver
face a un réve! Ai-je la permission d’entrer
chez toi?
Ca y était: il se rappelait! La fiancée
de Bannixter! Janet Christy! On lui avait
montré sa photo, mais il n’y avait pas
attaché une grande importance. Il réfléchit
162 FEU SUR L’ESPION

a toute vitesse: il lui fallait étre seul dans


le bungalow. La solitude était absolument
indispensable 4 ses plans. Jouer le rdéle de
Bannixter auprés d’une fille qui connaissait
sans doute ses moindres réactions psycho-
logiques était une gageure ; il n’avait jamais
eu de goiit pour la comédie, ses instincts
étant trop violents. Il emplit ses poumons
d’air frais, comme aprés un vertige. Tout
autour de lui régnait un calme parfait. Le
plus proche bungalow n’était qu’a plus de
deux cents métres et toute la base se trou-
vait engloutie dans les plus profondes té-
nébres.
-— Hello! Janet. Je pensais t’avertir,
mais je ne suis arrivé que depuis peu et...
L’excuse de la maladie. Ca allait mar-
cher, pensa-t-il. Au fur et a mesure qu'il
parlait, il remarqua dans les yeux de la
jeune femme la lueur d’étonnement céder
la place a quelque chose qu'il n’aurait su
exactement définir. Une pointe d’anxiété
subsistait encore, comme si la jeune Amé-
ricaine essayait désespérément de se rappe-
ler quelque chose. |
Sans plus attendre, il passa devant elle
et entra dans le bungalow. La seconde des
pieces, a droite de l’entrée, contenait une
petite bibliothéque emplie de romans aux
cartonnages bariolés, un tourne-disques, des
+

FEU SUR L’ESPION | 163

fauteuils d’acajou au tissu jaune, un divan


recouvert d’un chdale mexicain et un bar.
Se placant légérement de cété, pour épier
ses réactions, il enleva le couvercle de
plexiglas teinté de la chaine-haute fidélité,
placa un disque et appuya sur le bouton.
Le bras se leva et se placa au début des
sillons. C’était un concerto de Mozart et
les premiers accents du violon s’élevérent
dans la piéce, tandis qu’il tirait les doubles
rideaux.
— Chéri...
Elle se jeta dans ses bras, passa une
main sous son veston, puis sous sa _ che-
mise, trouva sa poitrine nue et s’y appuya.
— J’ai eu si peur, mon chéri...
Il demeurait froid, détaché, sa panique
premiére se calmant peu a peu. Sa voix,
remarqua-t-il, était harmonieuse, ou peut-
étre était-ce l’influence de ce solo, de ces
notes jetées voici déja quelques siécles sur
le papier et qui faisait revivre un réve?
Ses paroles se faisaient entrecoupées, elle
se pressa de toutes ses forces contre lui.
Il lui caressa les seins et elle s’agita un
peu. D’un geste, il ouvrit les premiers bou-
tons de sa robe, faisant ainsi bdiller son
décolleté. Elle ne s’y opposa pas et se fit
plus lourde dans ses: bras.
— Raconte-moi ton évasion, chéri...
164 FEU SUR L’ESPION

Il la lui raconta, lui fournissant le récit


déja conté aux officiers de l|’Aviation et a
V'Intelligence, ainsi qu’aux gars du C.1A.
Tout le monde, décidément, en était avide,
se dit-il avec ironie.
— Ta voix a changé, tu sais, James. Elle
est devenue plus grave. C’est cette blessure
a la gorge, n’est-ce pas?
Il hocha la téte et effleura de ses paumes
la pointe aigué de ses seins qu'il avait
fait jaillit du soutien-gorge. Délacée, elle
s’abandonnait dans ses bras et son souffle
se précipitait. Il ne fallait pas lui laisser
le temps de réfléchir. '
— Nous devons faire des tirs, expliqua-
t-il. Nous ne pourrons donc pas rester ici.
Je dois partir demain pour Vendenberg.
— Tu te trompes, chéri. Tout a l’heure,
jai rencontré le général Bodner. Il s’occupe
des affectations. C’est lui qui m’a parlé de
toi. Tout le monde est trés fier de toi ici,
tu sais? Je ne suis pas venue ici pour en
repartir, comprends-tu ?
Il comprenait. Il fouilla le bar, en sor-
tit deux verres et une bouteille de Rye.
— Non, chéri, pas de whisky pour moi,
tu ne connais plus mes goifits?
— Heu!... si, bien sifir. Qu’est-ce que tu
prends?
— Attends, je vais le préparer, répondit-
a

FEU SUR L’ESPION 165

elle, le regardant avec un rien de surprise.


Il se rendit compte combien elle était cris-
pée. Lui-méme se sentit sur le point de
perdre son sang-froid. Tout pouvait rater
pour une erreur de ce genre. Pour la pre-
miére fois, il songea qu’il serait sans doute
obligé de la tuer, réflexion qui lui vint a
Yesprit alors qu'il la regardait s’affairer, les
lignes souples de son corps se combattant
entre elles.
Le bungalow se trouvait personnalisé par
des photos de chasse de Bannixter, sou-
riant de sa carlingue, puis au volant d’une
voiture de sport, cette derniére photo prise
d’une place d’une petite ville. Les boiseries
de sapin sentaient encore le vernis, peut-
étre en serait-il toujours ainsi... Janet
Christy prépara deux Manhattans, bourbon,
rye, Cinzano doux, et lui tendit son verre
qu'il but d’un trait.
— Tu te rappelles la chasse? Nous la
reprendrons, n’est-ce pas?
Cela faisait encore écho a quelque chose
qu’il ignorait. Intrigué, il ouvrit le panneau
qu’elle désignait du regard. Il contenait
trois armes; un revolver 44 magnum, Smith
and Wesson, avec hausse micrométrique
double réglage et liséré blanc au cran de
mire, et deux carabines rayées de grande
chasse, Mannlicher Schoenauer, a magasin
166 FEU SUR L’ESPION

rotatif et double détente, avec lunette


Kahles pour la chasse de nuit, les plus
belles armes du monde dans leur catégorie.
Sans mot dire, il les reposa dans leur grille
d’acajou et referma le panneau aprés avoir
ouvert les boites de munitions; c’était,
comme il s’y attendait, du 270 Winchester
Silvertip, munition qui fait tampon et trans-
forme n’importe quelle blessure en coup
mortel. Dans son genre, le vrai Bannixter
était un tueur. Dommage que les experts
chinois ne lui aient pas laissé une seule
chance. Mais non, a la réflexion, c’était
mieux ainsi. Beaucoup mieux. En face de
lui, il ne devait trouver que du gibier. Pas
un autre chasseur.
Un coup d’ceil lui montra Janet Christy
assise dans l’un des fauteuils et finissant
son Manhattan. Aprés tout, il pouvait se
Venvoyer, se dit-il. Ce serait une agréable
diversion et un coup de chapeau donné au
défunt Bannixter. Quand il gagna le divan,
elle effleura la lumiére du luminaire cen-
tral, ne laissant que le mince rayon de la
lampe de chevet, et vint le rejoindre.
— Chéri, c’est pour un moment comme
celui-la que je t’attendais.
<= Parce que jé..suis maintenant un
héros?
Elle répondit par l’affirmative. La clarté
ia

FEU SUR L’ESPION 167

fit étinceler ses jambes gainées de soie et


sa robe vola autour delle, alors qu’elle
s’asseyait prés de lui.
— Dis-moi, tu te souviens de notre pre-
miére rencontre? Ow était-ce?
Il la scruta attentivement et les muscles
de ses machoires se resserrérent comme du
cuir, mouillé. Pourquoi cette question? Ses
yeux de réve demeuraient clos. Il la prit
dans ses bras.
Elle eut l’impression d’étre soudain anes-
thésiée. Ce n’était pas homme qu’elle avait
connu. Sa chair se souvenait. I] était si
brutal qu’elle s’échappa de ses bras. II tira
sur sa combinaison et le nylon se déchira.
Lorsqu’il jura de dépit, elle eut peur, tant
elle vit son visage déformé par la rage.
Jamais encore, elle n’avait vu battre si fort
ses veines au coin de sa tempe. Il avait
changé. Une minuscule lueur essaya a cet
instant de se frayer un chemin dans son
esprit, d’éclaircir tout cela, mais elle ne
comprit pas. Le fanal lointain, perdu dans
le brouillard, essayant désespérément d’ar-
river jusqu’a elle, s’affaiblit puis disparut.
Comme son compagnon se dressait, voulant
l’emprisonner dans ses bras, elle le repoussa
du plat de la main. Il retomba en arriere.
Cachant d’une main sa poitrine aux pointes
bourgeonnantes, elle s’enfuit vers la cham-
168 FEU SUR L’ESPION

bre voisine et tourna instinctivement la clé


dans la serrure.
Il ne fallait se servir que sous certaines
conditions du deuxiéme téléphone, réserveé
aux communications urgence/opérations,
mais tant pis. Fiévreusement, elle chercha
autour d’elle un peignoir, il n’y avait qu’un
pyjama noir et jaune, avec des dragons
(James Bannixter avait toujours aimé |’Asie.)
et qu’elle passa rapidement.
La porte trembla sous une épaule puis-
sante, mais le panneau de chéne était dou-
ble. Gardner interrompit ses tentatives et
remit de l’ordre dans ses vétements. Son
visage ruisselait de sueur, ses mains trem-
blaient. U1 se forca au calme. Le grelotte-
ment du téléphone le jeta de nouveau hors
de lui-méme: il bourra méthodiquement la
porte de coups de pieds. Le panneau lui
renvoya un écho assourdi, dérisoire: le ta-
potement des doigts d’un homme agrippant
et lachant le dernier filin qui conduit au
salut, au havre de grace.
Elle téléphonait ! I] en entrevit les consé-
quences en un éclair: l’officier de garde,
la police de Sécurité, le général.
— Vous étes sfire de ce que vous dites,
mon petit? Bon, ne bougez pas; nous arri-
vons.
Le sang lui sifflait au visage. Il se de-
i
a

FEU SUR L’ESPION 169

manda ce qu’il devait faire. Partir? Ce


n’était pas une solution. Il haissait de toutes
ses forces ce grand corps ow il s’était intro-
duit, tel un virus, y apportant l’infection
et la mort. Il pensa enfin a Erwin Kruger.
Sans plus réfléchir, il saisit le téléphone
blanc et fit le numéro de ]’Allemand. Par
chance, il l’eut immédiatement au bout du
fil et lui expliqua en quelques mots que
sa fiancée était « folle ».
— Folle?
— Difficile a expliquer: elle croit voir
-un fant6me. Me comprenez-vous, Kruger?
— Un fantéme, tiens! Oui, je crois vous
comprendre.
La voix rauque de l’Allemand recelait
une détermination sans failie.
— Je vous envoie immédiatement quel-
qu’un. Vous avez bien fait de me prévenir.
Nous avancerons le projet dont nous avons
parlé, heu!... vos vacances.
Un bruit léger, il raccrochait. Gardner
demeura sur place, le récepteur tiédissant
dans la main, puis replaca enfin 1l’appareil
sur son socle, suivant machinalement des
yeux le fil qui contournait l’obstacle des
boiseries et s’incurvait gracieusement. Quel
imbécile il était! Il aurait dG y penser plus
tot! S’armant d’un couteau, il grimpa sur
Yun des fauteuils et sectionna le cable du
170 FEU SUR L’ESPION

téléphone. Le premier point était acquis,


il avait isolé la jeune femme. Maintenant,
il fallait la faire sortir de la chambre. I
colla l’oreille contre la porte; il n’entendait
plus aucun bruit. Il tapota alors contre la
paroi:
— Désolé, Janet. Je n’aurais pas da
boire d’alcool. Mes crises de paludisme ne
sont pas encore guéries.
Aucune réaction... Il ouvrit sa serviette
de cuir et étudia les schémas électriques
du silo. Les clés d’argent permettant d’ar-
mer le missile étaient au cou de ses deux
officiers adjoints, Wesson et Curtiss. I
allait falloir s’en emparer. Il serait alors le
plus prodigieux des magiciens. Dans quel-
ques dizaines d’heures, les écrans de télé-
vision de la Base, puis de toute l’Amérique,
sillumineraient de la trainée blanche du
missile, fouettant le ciel et emportant dans
ses flancs le déchainement monstrueux du
plus puissant outil de désintégration jamais
fabriqué par homme.
Il travailla en silence, son revolver a
coté de lui. Il aimait sentir 4 sa portée
cette menace mortelle. Tout ce qui touchait
a la mort le fascinait.
Ensuite, ce serait la céte, il gagnerait le
Mexique, Cuba, la Chine. Il aurait la pos-
sibilité de missions prestigieuses, plus cal-
a

FEU SUR L’ESPION 171

mes, mais tout aussi nécessaires. Sans doute


l'Europe...
Il replia les feuilles dans sa_serviette.
Sous l’excitation de l’alcool, sa nervosité le
quittait peu a peu. La faible lumiére de la
lampe frappa les aiguilles de sa montre,
qui se déplacérent sans a-coups a son poi-
gnet.
Lorsque la clé tourna dans la serrure,
il leva a peine la téte. Janet, son pyjama
serré par une ceinture blanche a boucle
d’argent, délicieuse avec ses cheveux chéa-
* tains ébouriffés et son nez modelé d’une
facon impertinente, fit un pas vers lui.
— Je ne pensais pas qu’un an d’Orient
vous changerait a ce point, James. Vous
n’étes plus du tout le méme, je ne vous
reconnais plus.
— Ma santé, fit-il, laconique.
— Non, ce n’est pas cela, d’ailleurs je
vous ai entendu au téléphone. Je ne suis
pas folle, mais nous nous sommes trompés,
nous ne sommes pas faits l’un pour |’au-
tre. Je crois que vous aimez une autre
femme. De toute facon, il faut nous quit-
ter. Qu’en pensez-vous? Qu’avez-vous a
dire ? ;
Il leva les yeux, avant de lui répondre
et de l’interroger. Une énergie féroce, im-
pitoyable, bouillait.en lui. Elle en_ sentit
172 FEU SUR L’ESPION

Vardeur, exactement comme si elle se fat


approchée de la coulée en fusion d’un
métal ruisselant dans le sable et lillumi-
nant de ses étincelles. Ses yeux étaient in-
jectés de sang. Il ressemblait 4 un démon.
— A qui avez-vous téléphoné?
— Je préfére ne pas vous le dire.
Elle demeurait 1a, elle ne l’avait pas en-
core percé a jour. Il eut alors un imper-
ceptible sourire: chaque minute qui s’écou-
lait la rapprochait de la mort.
— Il est stupide de le cacher, Janet. En
téléphonant au Central, je le saurais.
— Je ne crois pas, dit-elle, le regardant
d’un air de défi.
Ensemble, ils entendirent frapper. Il se
leva et ouvrit; un soupir de soulagement
lui échappa. C’était Li-Kien, la femme de
Kruger. Enveloppée dans un imperméable
blanc — il pleuvait au-dehors— elle déplia
la feuille de plastique dont elle s’était coif-
fée et entra dans le living.
Janet fit un pas en arriére.
— Qui est cette femme? demanda-t-elle.
La jeune Chinoise se débarrassa de son
imperméable. Elle ne montrait aucune ner-
vosité et son visage restait impassible. .
— Vous allez trés vite le savoir, dit-elle.
CHAPITRE XI

AUX POSTES DE TIR (2)

Ses mouvements étaient souples, coulés,


comme pour une nage rapide. Sa tunique de
soie laissait la taille libre et ne comportait
aucune ceinture; son visage mat, sans
aucun maquillage, se trouvait encadré par
des cheveux noirs d’une extraordinaire
- beauté, sur lequel le regard glissait, tout
comme d’ailleurs sur ses pommettes sail-
lantes et les lignes fluides et souples de son
corps. En face de son regard énigmatique
et cruel, Janet Christy ressentit une peur
instinctive et recula jusqu’é l’un des meu-
bles d’appui en sapin ow se trouvaient
174 FEU SUR L’ESPION

amoncelés péle-méle, livres, collection de


« New-Yorker » et trophées de guerre.
— Qui > étes-vous?.. Une amie du
commandant Bannixter?
— Ne posez pas tant de questions, miss
Christy, et dites-moi plut6t a qui vous avez
téléphoné et pourquoi?
La colére étouffa Janet qui se détourna
et invita Bannixter a jeter lintruse a la porte.
Mais elle ne le reconnaissait plus, chacune
de ses paroles, chacun de ses gestes appe-
laient une autre image de lui.
— James, balbutia-t-elle, pourquoi avez-
vous appelé cette femme? Vous l’avez
connue au Viét-nam, je suppose. Est-ce...
Sa voix trembla puis s’affermit:
— C’est votre amie, n’est-ce pas? Vous
vouliez me le cacher?
Gardner, vers qui elle se tournait, sup-
pliante, éventrait a ce moment une boite
de biscuits au fromage et se versait deux
doigts de scotch pas plus, comme si quel-
que besogne trés importante l’attendait cette
nuit méme. Ses cheveux noirs, ses yeux bril-
lant au fond des orbites, son visage maigre
et tendu, lui donnaient l’air d’un rapace.
Janet prit son signe d’indifférence pour
acquiescement et se retourna vers Li-
Kien. Celle-ci la gifla alors a toute volée.
Le coup fut si fort que Janet vacilla, puis
a

FEU SUR L’ESPION 175

porta la main a sa joue, la surprise se mé-


lant a la douleur et l’empéchant de crier.
Gardner, qui la jugeait condamnée, la re-
garda avec la satisfaction cruelle du chas-
seur assistant a l’hallali.
— Ils vous ont laissée passer? deman-
da-t-il a Li-Kien.
— Oui. Je leur ai dit que je me rendais
a votre bungalow sur un appel de vous. Ils
doivent vous téléphoner pour confirmation.
A moins quils ne l’aient déja fait?
— J’ai coupé le téléphone: je le répare
““immédiatement. Occupez-vous de Janet, ré-
pondit Gardner.
Il sortit sur ces paroles, se dirigeant vers
le garage attenant, ou il espérait sans doute
trouver les outils nécessaires. Janet voulut
s’enfuir. Li-Kien, experte en judo, lui blo-
qua le bras et lui porta un coup de genou
a la hanche, lui paralysant certainement
quelque centre nerveux car la jeune femme
s’écroula. Quand elle revint a elle, le télé-
phone bourdonnait. Gardner, qu’elle consi-
déra avec un mélange de stupéfaction et de
mépris, répondait. Il raccrocha, sous les
yeux de la jeune Chinoise qui eut un rire
ravi. 2 mes Fae Oe
— Nous allons toutes deux nous expli-
quer, mon cher. Je vous jure qu’aprés
quelques minutes avec moi dans la salle
176 FEU SUR L’ESPION

de bains, elle deviendra trés compréhen-


sive. Aidez-moi seulement a la porter, puis
laissez-nous ensemble. Il me faudra trés peu
de temps pour connaitre la vérité.
Janet, terrifiée, fit entendre un sourd gé-
missement. Quel était ce cauchemar? Sa
hanche la torturait. Elle se sentit soulevée,
emportée, une poigne de fer la maintenant ;
le tissu léger de son pyjama craqua, une
main chaude et forte lui pressa les yeux,
lui dérobant la lumiére. La porte de l’ar-
moire de toilette glissa; des flacons furent
ouverts. Tout cela s’accomplissait dans un
calme absolu, comme au milieu des nuages
ou de la nuit, face aux vues d’une lanterne
magique. La lampe de la salle de bains, au-
dessus d’un peignoir couleur ardoise, et qui
noyait tout dans une lueur indécise, cli-
queta puis s’évanouit. Du sang coula de sa
bouche puis la lui emplit. Elle se rendit
compte qu’elle se mordait ainsi elle-méme
les levres, puis qu’on la frappait toujours
impitoyablement.
_— Elle est vraiment jolie, murmura une
voix féminine. Elle vous aurait séduit assez
facilement, n’est-ce pas ?
Une voix d’homme répondit que oui.
_— Je n’aime pas les tortures qui lais-
sent des traces, reprenait la voix féminine.
FEU SUR L’ESPION 177

Je vous promets que son visage restera


intact.
Un bruit de flacons entrechoqués, un
bouillonnement d’eau. Elle voulut bouger
mais elle se trouvait engourdie et sans
force. La femme qui l’avait entiérement dés-
habillée, agissant avec adresse, débarrassa
un sac de plastique de son contenu, elle
entendit ce dernier gicler sur une dalle de
verre, tout prés de la douche. Tl lui fit
enfiler sur le visage, malgré ses sursauts et
ses gémissements. L’homme la maintenait
a la taille et lui effleurait toujours ses seins
nus, du méme geste tyrannique. Le sac cou-
lissant fut fermé par le cordon, de facon a
l’étrangler a volonté.
La femme fouillait dans les flacons, dé-
placait les uns, s’emparait des autres:
— Faites-lui un trou pour la_ bouche,
sans quoi elle ne pourra plus respirer.
C’était toujours elle qui parlait... Janet
tenta de se redresser, ses mains glissérent
sur les cétés de la baignoire. Elle fut pré-
cipitée dans l’eau tiéde, l’odeur Acre des
sels de bains lui piqua les narines. L’eau
se referma au-dessus d’elle, bouillonna,
entra dans sa bouche et ses oreilles. Elle
battit des mains, réussit a s’accrocher 4
cette femme qui la torturait et déchira sa
tunique de soie. Li-Kien s’empara d’une
178 FEU SUR L’ESPION

pince a épiler et en fit miroiter le métal


a la lumiere.
— Elle doit parler a tout prix, déclara-
t-elle. Les jumeaux, Tsao et Hao Meng-Ki,
sont arrivés. Il n’y a plus un instant a per-
dre. Toute l’opération doit étre conclue trés
vite.
Elle se tourna vers son compagnon.
— Vous pouvez me laisser maintenant,
mon cher. Elle va terriblement souffrir et,
vous autres Occidentaux, supportez aussi
‘mal la souffrance d’autrui que la votre pro-
pre. |
Janet étouffait. Les mots ne lui parve-
naient que vaguement, dépourvus d’ailleurs
de toute signification. Elle se débattit, entié-
rement nue, éclaboussant tout a l’entour,
mais la main qui l’avait saisie a la nuque
et la plongeait sous l’eau ne desserra pas
son étreinte. Enfin, elle la laissa respirer.
— Maintenant, miss Christy, dites-moi
a qui vous avez téléphoné. Et ce que vous
avez dit. Dites-le-moi trés vite car j’ai peu
de temps et vous aussi!
Janet se sentit appeler, mais sa voix était
trop faible. Quand elle heurta- brusquement
‘de la téte langle de la baignoire, elle
comprit qu’elle allait mourir. Elle eut un
sursaut de tout le corps, fut encore une
fois plongée dans l’eau puis retirée au mo-
.

FEU SUR L’ESPION 179

ment ou elle allait perdre connaissance.


Elle se hissa sur les cétés de la baignoire
et réussit a se mettre debout, mais dut s’y
reprendre a plusieurs fois avant de se dé-
pouiller du masque qui l’étranglait. La glace
couverte de buée lui renvoya l'image indis-
tincte et confuse de son corps nu.
Une voix trés douce, parlant américain
avec un accent chantant, celui d’une femme
née sous d’autres méridiens, continuait a
lui parvenir avec une insistance cruelle.
Elle chercha fébrilement son peignoir.
“Tl demeurait abandonné sur les carreaux de
faience, entre Li-Kien et elle-méme. Elle
fixa sa tortionnaire dans les yeux:
— Je réussirai a savoir qui vous étes
et pourquoi vous avez drogué Bannixter,
pourquoi vous l’avez changé, pourquoi
vous en avez fait un robot, balbutia-t-elle.
— Je ne crois pas que vous aurez ja-
mais l’occasion de le savoir, lui fut-il repo:
du calmement.
Elle se baissa pour prendre le peignoir.
Li-Kien la frappa alors du tranchant de la
main. Janet poussa un cri et s’effondra.
-— Vous allez souffrir et ce sera inutile,
-murmura la voix, empreinte de regret. T6t
ou tard, vous me direz la vérité.
Et ce fut ainsi. Janet se demanda qui
hurlait de facon si monotone sous la dou-
180 FEU SUR L’ESPION

leur. Elle ferma les yeux, haletante, puis


recut d’autres coups et s’évanouit. Il ne res-
tait plus sur elle qu’un regard cruel, qui
lui-méme disparut.
Li-Kien fit couler un peu d’eau froide
et s’examina minutieusement dans la glace,
enjambant le corps nu et immobile de Ja-
net. Des gouttes de sang étoilaient sa tu-
nique, déchirée en deux endroits. Elle sai-
sit un paquet de Kleenex, essuya ses mains
sanglantes et entra dans la premiere des
chambres, ot: elle étala une série de robes
et de sous-vétements féminins. Au moment
ou elle décrochait une jupe, Floyd Gardner
arriva. Les harmonies apaisantes d’un
concerto de Mozart pénétrerent avec lui
dans_la piéce.
Des gouttelettes de sueur apparaissaient
sur son front. A la fois tourmenté et 4
bout de nerfs, il tenait en main son Smith
and Wesson, dont il serrait la crosse a la
briser. Tout en lui criait une passion a son
paroxysme.
— Eteignez cette musique stupide. Nous
n’en avons plus besoin, dit Li-Kien, calme-
ment. | ; .
— Vous avez tué Janet Christy?
— Mais non. Il faut réfléchir avant de
tuer quiconque et il faut surtout que ce soit
nécessaire. L’essentiel était d’étre renseigné.
a

FEU SUR L’ESPION 181

— Et vous l’étes maintenant?


Elle inclina la téte.
— Je le suis, en effet, mais cette mu-
- Sique m’énerve. Je serais seulement ravie
d’entendre les explosions des missiles. Mal-
heureusement, c’est un plaisir que nous
n’aurons pas: nous serons alors trop loin.
Gardner passa dans le salon, arréta le
disque, jeta un coup d’ceil dans la salle
de bains, puis revint dans la chambre. Son
expression était horrifiée.
. — Que lui avez-vous fait ? Elle est cou-
“ verte de sang!
— Mon cher Floyd, je ne vous savais
pas si sensible.
— Je ne le suis guére, mais a tout mo-
ment on peut s’inquiéter, la demander, etc.
Que faites-vous ?
Li-Kien, aprés avoir hésité entre
plusieurs vétements, se débarrassait de sa
tunique tachée de sang. Ainsi tournée de
cété, retenant encore d’une main la soie
colorée qui cachait les formes délicates de
son corps, elle ressemblait a quelque ta-
bleau oriental. Elle haussa les épaules:
— Elle a téléphoné pour appeler un mé-
decin, sans préciser d’ailleurs pour qui. Elle
vous estimait en pleine crise, fieévre, palu-
disme, elle ne savait quoi. Pas un seul mo-
ment, elle n’a estimé que vous étiez un
182 | FEU SUR L’ESPION

sosie du véritable Bannixter. Elle ne l’avait


pas vu depuis de nombreux mois etelle a
estimé tous ces changements dus 4a la fois
a la guerre, a la maladie, a la prison au
Nord-Viet-nam. Egalement au fait que vous
aviez ramené de la-bas une autre femme.
— Elle voulait parler de vous?
— Oui, sans aucun doute. Voyez-vous,
elle aime le véritable Bannixter. C’est avec
la vérité du camouflage qui a été réalisé,
ce qui l’a fait passer a cété de la réalité.
— Qu’allons-nous faire? Si un médecin
doit. venir, nous devons nous en débarras-
ser!
-.— Ne soyez donc pas si pressé, mur-
mura la jeune Chinoise, faisant glisser sa
tunique.
Son corps était d’une perfection absolue.
Elle sourit imperceptiblement en face du
regard admiratif que lui dédia Gardner. Il
aurait mieux valu pour cette mission un
homme plus froid, pensa-t-elle, mais il ne
fallait pas le sous-estimer et il méritait des
circonstances atténuantes. I] avait été soumis
a une redoutable tension nerveuse. Beau-
coup d’autres, a sa place, auraient craqué.
- Sans aucune géne, elle se courba, acheva
de faire glisser sa tunique, qui découvrit ses
cuisses fuselées, et se saisit d’une jupe
ia

FEU SUR L’ESPION 183

qu’elle essaya. Enfin, elle passa un chemi-


sier de soie jaune, en fermant calmement
les boutons de nacre, de ces mémes doigts
fins — pensa le faux Bannixter — qui
avaient torturé Janet Christy.
— J’ai administré un léger sédatif a cette
fille, mon: cher Floyd. Quand ce médecin
surviendra, vous me présenterez comme
lune de vos collaboratrices, appartenant au
Service Féminin auxiliaire. Vous direz
qu’elle s’est énervée, qu’elle a beaucoup bu
et que vous lui avez administré un sédatif,
"en attendant une consultation par son psy-
chiatre. Demandez-lui de lui faire une pi-
gare, ou de lui donner des somnifeéres.
Tsao et Hao Meng-Ki sont arrivés. Demain,
vous leur ferez franchir l’enceinte de la
base et vous les aménerez dans le bun-
galow. A chaque voyage, l’un d’eux pren-
dra place dans le coffre de votre Porsche,
ou d'une Buick que vous emprunterez a
l’un de vos officiers adjoints. Nous commen-
cerons l’opération aprés-demain, dans la
nuit. Vous étes-vous procuré un uniforme
d’officier pour Erwin ?
-— Oui, ainsi que des treillis, des blou-
sons et des insignes du Service de Sécurité,
pour Tsao et Hao Meng-Ki. I] m’a fallu for-
cer un vestiaire, il s’agit d’une équipe se
trouvant a Vandenberg, pour des exercices
184 FEU SUR L’ESPION

de tir réel. Nous avons donc plusieurs jours


de délai.
Le téléphone sonna. Floyd s’interrompit
et se précipita dans le salon.
— All6! Commandant Bannixter?
— Lui-méme.
— Bonsoir, mon commandant. Ici le
contréle n° 4. Le lieutenant Jones, du Service
de Santé, a été appelé par miss Janet Christy.
— Pour miss Janet Christy, plus exac-
tement. Oui.
— Tout est O.K.? Nous l’envoyons a
votre bungalow ?
— Oui, merci.
— Trés bien, commandant. <A_ vos
ordres!
Floyd Gardner reposa le téléphone sur
son support, un sourire de défi illuminant
ses traits. Encore deux jours et ce serait
le déclenchement de l’apocalypse. Le co-
losse, sur la terre duquel il se trouvait, tou-
cherait le sol des deux épaules!
Aprés étre passé dans la salle de bains,
il ramena le corps inanimé de Janet Christy
dans la premiere des chambres et l’installa
dans l’un des lits jumeaux. La deuxiéme
chambre, qui faisait suite, avait une odeur
de santal et de sapin. Des trophées de
chasse étaient installés aux murs, il y avait
a

FEU SUR L’ESPION 185

des placards pleins de livres, de disques


et d’alcools divers, ainsi qu’une collection
de «Play Boy». Tout a l’heure, il aurait
besoin de whisky, se dit-il.
Le lieutenant du. Service de Santé, un
homme jeune et brun, a l’allure efficiente,
fit son entrée quelques minutes plus tard,
Sa voiture s’arrétant face au porche du
bungalow. Li-Kien avait revétu une blouse
blanche lui donnant des airs d’infirmiére
et sagement lissé ses cheveux noirs. I] lui
préta plus d’attention qu’a Janet Christy,
qu'il ne dérangea méme pas, une fois que
Gardner lui eut expliqué l’affaire a sa fa-
con: une simple crise de nerfs. Aprés avoir
prescrit quelques tranquillisants, il s’en fut.
La nuit était déja avancée. Aprés son
départ, Li-Kien fit une piqire a la jeune
Américaine, toujours inanimée, alla désin-
fecter la seringue, puis revint, toujours si-
lencieuse, sa blouse blanche lui donnant
des allures de garde, dans la derniére des
chambres.
— Verrouillez la porte du_ bungalow,
ordonna-t-elle 4 Gardner. Je dormirai ici
et surveillerai demain Janet Christy. Aprés
l’avoir éliminée, nous déclencherons |’opé-
ration. Jusqu’alors, nous pouvons la gar-
der ici, sous l’influence des somniféres. J’ai
averti mon mari que si tout était O.K. je
186 FEU SUR L’ESPION

ne lui téléphonerais pas. C’est toujours d’un


emploi périlleux, de méme que la radio.
Tl lui obéit et revint avec deux verres
de whisky. Elle fit tomber devant lui ses
vétements un a un, son corps mince et atti-
rant lui faisant face.
— Vous avez besoin de toute votre pré-
sence d’esprit, Floyd, de toute votre force.
Inutile de boire. Si vous avez les nerfs fa-
tigués, le moyen de les apaiser est a votre
portée. Ou peut-étre auriez-vous préféré Ja-
net Christy ? Ou peut-étre nous deux.
Il se mit a. rire: un. rire. victorieux..,
— Non, bien str. Mais je vous croyais
trés lige avec votre mari, je ne savais pas
que vous lui étiez infidéle.
— Je n’ai pas la sensation de lui étre
infidéle...
Elle tendit le bras, tatonna et éteignit les
lumiéres. Les volets fermés_ rendaient
maintenant l’obscurité totale. Le parfum un
‘peu dcre du whisky se mélait a celui du
bois de pin, encore vivant, aux planches
engluées de résine et a la tiédeur des peaux
de bétes jetées sur le sol.
_— Mon mari et moi, nous faisons ce
que nous voulons, nous nous comprenons
a merveille. Et nous sommes d’abord fi-
déles envers la vie. Ce soir, mon cher, di-
sons que je vous admire autant que lui.
a

FEU SUR L’ESPION 187

Vous avez maintenant presque réussi. Le


péril est derriére vous. |
Elle s’accouda sur le lit, linvitant a la
rejoindre. Alors, lentement, sans mot dire,
comme pour une chose trés_ précieuse,
comme face a une idole, il toucha son
corps du bout des doigts et promena ses
mains sur sa chair tiéde et nue. Elle respi-
rait d'une facon précipitée, presque
anxieuse, et son premier cri, qui violait les
ténébres, fut celui d’une idole profanée. Au-
_ dessus d’eux, le portrait du véritable Ban-
nixter semblait vivre et voir dans la nuit.
CHAPITRE XII

LA ROUTE DE SAIGON

La rafale de mitraillette éclata séche-


ment, ponctuant la journée, appelant la
nuit gui se balancait et commencait a des-
cendre comme un voile funébre. Une
feuille de bananier, hachée par les balles,
voltigea et vint coiffer le fugitif. Bannixter,
have, fiévreux, la peau couverte de bour-
bouille, ces cloques qui font naitre une
avide démangeaison, en lacha son guidon
de surprise et plongea dans un carré de
_paddy, au tournant gluant d’une route enté-
nébrée. Ce devait étre, estima-t-il, quand il
-eut reprit ses esprits, la Régionale n° 2, a
FEU SUR L’ESPION 1389

une centaine de métres a peine d’anciennes


faienceries.
Leurs batiments, hachés par les balles
de mitrailleuse lourde, dégringolaient dans
Vherbe rousse. Ils -se trouvaient encore
couverts d’un élégant toit vernissé, au re-
troussis de tuiles anciennes, couleur vert
sombre, mais les portes avaient été enle-
vées. Comme la gueule d’un chien de garde,
a l’une des fenétres de l’étage, le museau
noir d’une mitraillette apparut; une rafale
claqua au-dessus de lui, avec le pétillement
sinistre d’un peloton d’exécution. Trois
Vietnamiens, courant comme des loups a
la curée, se hatérent vers la route. Chaussés
de pataugas qui dérapaient dans l’herbe
humide et les bords fangeux de la riziére,
ils arboraient un casque des forces para-
chutistes et des treillis américains: sans
doute des hommes de |’Armée nationale
vietnamienne, pensa Bannixter, se relevant
de son bourbier sous les rafales. Ou bien
des pillards provinciaux ayant dépouillé des
cadavres. Difficile a dire...
Lei avait continué sa route, espérant
sans doute le voir se relever. Lorsqu’elle se
retourna, presque indistincte dans la nuit,
elle apercut les soldats et fit alors demi-
tour, revenant vers lui, afin de lui servir
d’interpréte ou de partager de toute facon
190 FEU SUR L’ESPION

son destin. Elle posa sa bicyclette sans un


mot, se pencha et l’aida a étancher le sang
qui lui coulait du visage. — Rien de grave,
fit-il, haletant.
Il lui tapota l’épaule, le pensant vrai-
ment. Une extraordinaire énergie nerveuse
vivait en lui. Il se 'sentait a la fois surexcité,
lesprit clair, comme un fauve partant en
chasse et négligeant tous les piéges. II se re-
leva enfin. Au-dessus de lui, le soleil se ba-
lancait comme les grosses lampes d’argent
des temples caodaistes. Une odeur dou-
ceatre et mourante provenait des vanil-
liers tout proches.
— James, faites attention... Ce sont des
tueurs. Ils se conduisent trés mal envers
les femmes et les populations. Laissez-les
faire surtout. Rien n’a d’importance pour-
vu que nous arrivions au but et...
Lei n’eut le temps de rien ajouter,
car ils étaient déja sur eux. L’un des sol-
dats la saisit par le bras. Elle ne se rebella
pas mais il continua pourtant de la secouer,
amusé ou excité par les rires de ses cama-
rades. Bannixter se détourna, une mitrail-
lette sur le ventre. En quelques phrases ra-
pides, résumant tout le vietnamien qu'il
connaissait, il s’expliqua:
— Je suis Américain. Avez-vous des
troupes américaines dans le secteur?
FEU SUR L’ESPION 191

Conduisez-moi rapidement 4 un état-major.


Je vous ferai donner une récompense.
Son vis-a-vis ne lui répondit pas et le
fit avancer d’une bourrade. Un adolescent
fier de pouvoir tuer. Toutes les piéces de
son é€quipement paraissaient étincelantes.
Ses traits inexpressifs se nuancaient de
sournoiserie quand il regardait Lei. Celle-
ci, tenue au poignet par son garde du corps
comme un gibier de choix, avancait vers
l’ancienne faiencerie. Bannixter recommen-
ca a parler désespérément a son gardien
d’un état-major, mais le Vietnamien, a bout
de nerfs, lacha une rafale au-dessus de sa
téte. Les feuilles de bananier retombérent
autour d’eux en pluie, frémissant comme
une soie qu’on aurait dépliée. Il se tut et
suivit la jeune femme.
Trés vite, il se rendit compte que ces
hommes appartenaient a ]’Armée sud-viet-
namienne. Un drapeau pendait, mollement
drapé sur le toit, sans aucune hampe, en
échelon d’infanterie avancée, sans doute
pour avertir l’aviation américaine patrouil-
lant dans les parages. Un lieutenant, court
sur pattes, brun, gras, son ceinturon étran-
glant ses bourrelets de chair, le regarda
s’avancer. Une décoration rouge ressem-
blant a la tache d’un tampon, ou a l|’em-
preinte d’un pouce sur sa vareuse, étoilait
192 FEU SUR L’ESPION

son uniforme. Ses bottes de parachutiste


américain étaient couvertes de boue. U
lanca quelques mots railleurs a Lei, qui ne
répondit pas, puis fit signe aux sentinelles
d’entrer a l’intérieur des batiments.
Tout y semblait brisé, sali, mutilé. Des
fauteuils éventrés, des nattes de jonc salies
de poussiére, un poste de radio en plas-
tique et métal, des cartouchiéres, des rations,
des armes, composaient un tableau pittores-
que- et. -désordonné.”: Les fils éléctri-
ques, rompus par une avalanche de moel-
lons, pendaient dangereusement. Un coup
au but avait dévasté l’intérieur. Le lieute-
nant, qui baragouinait l’américain, se dan-
dina face & Bannixter, qui il est vrai ne
payait pas de mine.
— Vous n’étes pas plus américain que
moi! Vous étes un sale espion du Front
de Libération, un point c’est tout! Est-ce
que les Américains sont habillés ainsi?
— Les prisonniers, oui. D’ailleurs, je
vous demande seulement d’alerter nos
troupes: |
LVofficier négligea l’interruption et sou-
leva avec mépris l’uniforme en Joques de
Bannixter, le col de coton noir, le pantalon
effrangé, tout lattirail d’un guérillero du
Front. Apres avoir souligné d’un_ hoche-
FEU SUR L’ESPION 193

ment de téte la maigreur de son vis-a-vis,


il fit face:
— Je vous interrogerai tout a l’heure
moi-méme. C’est moi qui vous ai pris et
non les Vietnamiens. Et nous les écoutons
pour beaucoup de choses, mais pas sur la
facon de traiter nos prisonniers! A la vé-
rité, vous ne parviendrez pas jusqu’a eux.
Ils traitent trop bien les espions! Et la fille
qui vous accompagne? Est-ce une Amé-
ricaine aussi?
Il s’esclaffa de sa propre plaisanterie
et, avant que Bannister ait pu répondre, il
lui lanca son poing dans la figure. Bannix-
ter sentit le sang lui emplir la bouche, au-
cune douleur pourtant, ses nerfs étant ten-
dus a se rompre. Ses jambes cédérent sous
lui, il roula sous les pieds d’un soldat qui
crut opportun de lui envoyer la pointe de
sa botte dans les cétes. Le lieutenant clama
un ordre: Lei fut poussée dans la piece a
cété. Bannixter se releva péniblement, une
mitraillette pointée sur lui. Aucun sentiment
ne se lisait alors sur son visage; il semblait
avoir l’impassibilité d’un Asiatique. Exacte-
ment comme wun roseau s’inclinant sous le
flot, puis se relevant et fouettant l’air. Un
léger sourire joua méme sur ses traits. Il
pensait toujours a Floyd Gardner et a sa
vengeance.
194 ; FEU SUR L’ESPION

— De toute facon, je peux tuer l’un de


vous. I] me restera alors l’autre, qui me ren-
seignera, insinua le Vietnamien, avec une
grimace qu’il voulait persuasive.
Bannixter, sans répondre, se tata les
dents du bout de la langue, comme se ré-
veillant d’un réve. Et de méme, il regarda
autour de lui, se pénétrant de l’ambiance
comme un peintre, ou un photographe. I
se trouvait dans une piéce encombrée de
mortiers, tubes et affaits séparés en deux,
de quelques obus, de divers paquetages;
deux paillasses avaient été poussées de cdté.
Des rations américaines et une lampe
a alcool s’amoncelaient le long d’une
armoire renversée. Un amas de vieux jerri-
cans camouflaient une fenétre disjointe par
l’explosion d’un obus viét. Soudain, dans
le sud, déchirant d’une facon brusque
Yobscurité qui descendait du ciel, le stac-
cato d’une mitrailleuse lourde se fit enten-
dre. On efit dit les aboiements furieux de
gigantesques chiens de garde, ayant rompu
leur laisse, et qui se rapprochaient peu a
peu. Ks
De la piéce a cété, aucun bruit. Ban-
nixter leva tres légérement les yeux, suivant
une énorme lézarde dans le plafond, prés
du vieux ventilateur qu’elle menacait. Une
douleur sourde gagnait maintenant sa ma-
FEU SUR L’ESPION 195

choire. L’une de ses mains — la gauche —


se mit a trembler. Ses paupiéres cillérent
quand le lieutenant, gras et lourd, se rap-
procha de lui en se dandinant, pour le gi-
fler a son aise, en riant déja. La porte de la
piéce voisine fut ouverte: des vétements
roulés en boule, des vétements féminins,
ceux de Lei, violemment éparpillés. Le sol-
dat sud-vietnamien qui avait déshabillé la
jeune femme, claqua les talons, face a ]’offi-
_. cier. L’officier haussa les épaules, puis sor-
tit de la piece, refermant la porte derriére
Lui. L’épée rouge flamme du soleil couchant —
traversa la fenétre privée de carreaux, par
ou entrait la tiédeur mourante de cette fin
de journée, et parut exploser: la mitrail-
leuse tirait toujours, de plus en plus proche,
entamant un dialogue d’acier et de mort.
Voyant Bannixter immobile et calme, les
deux soldats firent les cent pas, sans hate,
avec l’éternelle patience de leur race. Le
plus proche, en face de l’Américain, avait
baissé sa mitraillette. L’autre fouillait dans
les rations. Il éventra une boite de lait
condensé et s’en fourra le contenu dans la
bouche, tout en se léchant les doigts. Apres
quoi il s’'approcha du seuil et se perdit dans
la contemplation du ciel, regardant vers ou
l’on tirait.
Un cri léger traversa les cloisons de la
196 FEU SUR L’ESPION

piéce voisine, un cri de femme. Le souffle


rauque, violent, d’un homme — sa respira-
tion sifflant entre ses dents serrées — lui
fit suite. Un autre cri, de nouveau. Bannix-
ter le recut comme un coup de fouet.
Soudain, tout en lui se transforma. Il
eut la magnifique détente du fauve qui rat-
trape sa proie a la course, pour lui planter
ses crocs dans la gorge. Il lanca son pied
avec la vitesse de l’éclair, fit voler la mi-
traillette de ’homme lui faisant face, le
happa a la gorge, puis lui enfonca son pouce
sous la machoire. Quelque chose craqua;
le garde fut soudain inondé de sang. Celui
qui stationnaita l’entrée se retourna, cher-
cha fiévreusement son revolver mais le vi-
sage de son vis-a-vis le fit trembler. Le tran-
chant de la main de Bannixter l’atteignit
sous le nez, avec une force incroyable, telle
la lame d’une guillotine. Stoppé net, comme
frappé par la foudre, il s’effondra, ses yeux
déja vitreux roulant dans leurs orbites. Ban-
‘nixter, agissant comme dans un réve, sans
soucil comme sans étonnement, ne prit
méme pas la peine d’ouvrir la porte. Il ]’en-
fonca d’un coup d’épaule, la traversant
comme un rideau de fumée.
‘Les gonds rouillés, disjoints par les
anciennes explosions, cassérent comme
‘une corde pourrie. Le corps penché en

-
FEU SUR L’ESPION 197

avant, les mains ouvertes et sanglantes, il


pénétra dans la piéce.
Le Vietnamien se vautrait sur la pail-
lasse, frappant méthodiquement a coups de
poing la fille entiérement nue qui lui résis-
tait, liant a lui le corps qui s’échappait.
Lei, la bouche déchirée, résistait encore.
L’officier se leva fébrilement et se saisit de
son revolver. Bannixter le lui fit voler d’un
coup de pied, le tira a lui par les cheveux
et lui martela le visage 4 coups de poing.
— Debout!
Son flot de paroles furieuses ne cessait
pas. L’homme se releva, le nez cassé, son
regard affolé brillant dans sa face meurtrie.
— Debout, ou je te fais sauter la cer-
velle!
Lei courait vers ses vétements, se rhabil-
lait, regardait de tous ses yeux; l’un des
soldats, face contre terre, ne bougeait plus;
autre gémissait toujours en se tenant la
gorge.
Dehors, régnaient maintenant les téné-
bres ; la nuit tombe vite sous les tropiques.
L’officier dut, sur un ordre de Bannixter,
aller chercher une lampe-torche. Sur un vi-
goureux coup de pied,il s’enleva sur les
ruines, grimpant sur les tuiles, en faisant
tomber une pluie sur le sol.
— Reprends le drapeau et lance-le moi!
198 FEU SUR L’ESPION

Et Bannixter ajouta:
— Que l’autre soldat soit au moins bon
a quelque chose! Qu’il tire son compagnon
hors de l’abri et débouche quelques jerri-
cans ! |
L’officier redescendit, les yeux fixés sur
le revolver que maniait son ancien prison-
nier. Bannixter se recula ; le Vietnamien sur-
vivant arrosa d’essence le seuil. L’Améri-
cain alluma alors une cigarette et la lanca
dans les vieux batiments, puis fit un appel
en morse, par longues et par bréves, le si-
gnal des pilotes de l’Aéronavale en détresse.
N’importe quel observateur comprendrait
ces é€clats scintillants. Le feu, en attendant,
dévorait tout, lancant des flammes gigantes-
ques, et le lieutenant, les sourcils brdalés,
s’éloigna précipitamment du brasier. Lei fit
observer qu’on devait le voir a dix kilo-
métres a la ronde.
— C’est ce que je veux. Nous n’avons
plus qu’a attendre un avion, ou un héli-
coptére, fit observer Bannixter. Regardez
celui-la! A présent, je pense qu'il comprend
vraiment que j’appartiens a son camp. Du
moins, si l’on peut dire, car je ne suis Seay
flatté de combattre avec lui! |
L’officier, qu’il désignait du geste, se tai-
sait, faisant mine de n’avoir rien entendu.
Seules ses mains tremblantes disaient son
FEU SUR L’ESPION 199

humiliation. Bannixter secoua l’immense fa-


tigue qui lui pesait sur les épaules. Il y
avait encore la vengeance, dont il se rap-
prochait peu a peu, mais qu’il fallait tra-
quer comme un chien sauvage. Il ne lais-
serait cette tache a personne.
Aucun avion, ou hélicoptére ne survint.
La chose, du reste, était prévisible. Les
unités des flottes aériennes possédaient
toutes leurs missions, leurs objectifs. Un
_ incendie, méme a faible distance de Sai-
gon, n’était pas pour les émouvoir. Ce
n’était guere qu’un point insignifiant, perdu
dans les ténébres et l’immensité. Toutefois,
le but de Bannixter fut atteint. Une auto-
mitrailleuse fonca en cahotant a la lisiére
de la jungle, dérapant sur la terre grasse
ou. les pousses de riz germaient dans une
humidité fétide. Elle vira puis s’arréta a cin-
quante métres des flammes, sa mitrailleuse
pivotant lentement, préte a faucher le
groupe. L’officier sud-vietnamien s’égosilla;
Bannixter le fit pirouetter par le col et s’avan-
ca:
— Capitaine Bannixter. Je viens de
m’évader du Nord Viét-nam!
Une téte se montra puis un long corps
dégingandé. Pistolet au poing, le conducteur
sauta sur le sol, suivi du sergent comman-
dant le véhicule. Un troisieme homme les
200 FEU SUR L’ESPION

rejoignit, machant négligemment son che-


wing-gum. Bannixter, tandis que l’officier
sud-vietnamien fut invité au silence d’un
geste péremptoire, fut soumis a un interro-
gatoire rapide.
— Donne-nous quelques détails sur ton
porte-avions, mon gars. Il se trouve que nous
avons un copain a bord.
Le sergent était un homme de vingt-huit,
trente ans, de l’Oklahoma, Etat que Bannix-
ter connaissait parfaitement. Il se déclara
aussitét satisfait et sortit un paquet de cho-
colat. Ses deux adjoints étaient des Noirs du
Bronx. Ils se mirent a parler tous ensemble,
surexcités, quand Bannixter eut répondu a
leurs questions, d’une voix précise et glacée.
— Pas de doute, mon gars... Euh! je
veux dire, capitaine. Excusez-moi, mais vo-
tre tenue fait oublier votre grade!
— Peu importe, sergent. Vous avez bien
str la radio a bord de votre automitrail-
leuse?
— Naturellement, mon capitaine. Voulez-
vous que je contacte le chef du groupe-
“ment ?
— A linstant. Dites-lui que je veux lui
parler. Il s’agit d’une question de vie ou de
mort. Demandez-lui de contacter immédia-
tement l’officier d’Intelligence de la III*
Flotte aérienne et l’Ambassade.
FEU SUR L’ESPION 201

Sans mot dire, le sergent, homme mas-


sif et jovial, s’engouffra dans son véhicule.
Bannixter le suivit. Les lampes de la radio
chaufférent et le dialogue s’établit a la mi-
nute.
— Capitaine Russ Holman au capitaine
James Bannixter: si ce que dit mon sergent
est vrai, vous vous étes échappé du Nord?
— Oui, capitaine. Je dois voir vos chefs
sans perdre une seconde. Il ne s’agit pas de
_. la routine habituelle. Le Nord a envoyé un
espion a Denver, sous mon-identité. Plus
exactement au Space Detection and Tracking
System, dépendant de la base la plus proche
du Strategic Air Command.
— Ecoutez, capitaine: les hélicoptéres
di 2° Régiment de Cavalerie sont dans les
parages. Je vais les contacter, puis avertir
Saicon par radio. Je vous garantis qu’avant
vingt minutes, vous aurez un _ hélicoptére
qui va atterrir pour vous prendre, vous et
votre vrotégée.
— Devons-nous baliser le lieu ot nous
nous trouvons ?
— Oui; procédure FX et signal de dé-
tresse de l’infanterie. Le sergent Levinsky
ima dit que cette femme, que vous avez
avec vous, doit vous accompagner?
— Oui, c’est exact.
— O.K. Pas besoin de secours médical?
202 FEU SUR L’ESPION

— Non, merci.
— Alors, bonne route. Redonnez-moi le
sergent Levinsky, voulez-vous:?
. Bannixter quitta l’automitrailleuse et
rejoignit Lei, qui l’étreignit, avec un sourire
tres doux.
— Lei, vous ne m’abandonnerez pas,
n’est-ce pas ?
Elle le regarda tendrement, sans répon-
dre, mais avec une telle tendresse qu'il en
fut bouleversé.
Le ciel était noir comme de l’encre, mais
le pinceau d’un projecteur, a une douzaine
de kilométres, s’alluma et balaya la nue
dun trait de feu. Une dizaine de minutes
plus tard, l’hélicoptére apparut, descendit en
tourbillonnant et se posa a proximité, en
pleine riziere. La porte fut ouverte et le pi-
lote les appela avec de grands gestes, son —
coéquipier se dégageant des plaques blin-
dées qui le protégeaient des éclats d’obus,
dessanglant son casque de cuir et courant a
leur rencontre.
Il s’agissait d’hommes énergiques, au
teint bruni, boucané comme celui des pirates,
et dont l’ceil avait des frémissements d’oi-
seau de proie. Un lieutenant — Slide Po-
well — et son. sergent — Franck Gray — |
tous deux du Texas, Powell de Fort-Worth;
Gray, d’Arlington. Ils embarquérent Ban-
FEU SUR L’ESPION 203

nixter et Lei avec une stireté de vieux rou-


tiers.
— Je vais monter rapidement car les
mitrailleuses partent comme des bouchons
de whisky, dit Slide Powell, relevant les
siéges de cuir et leur faisant signe d’attacher
leurs ceintures.
Lei posa la téte sur l’épaule de Bannix-
ter... La coupole de plexiglas permettait de
voir les étoiles qui piquetaient le ciel. Po-
well inspecta ses instruments : thermomeétre
pour la température de l’air admis au car-
burateur, commande de réchauffage, de mé-
lange-carburateur, compas, contact-batterie,
contact-génératrice, magnéto, etc. Gray se
trouvait derriére la mitrailleuse, inspectant
le sol. Powell, enfin, effectua le point fixe,
s’assura que le levier de pas collectif se
trouvait en butée de petits pas et ouvrit les
gaz, lancant le moteur. Une traction sur le
levier de pas et l’appareil bondit dans le
ciel, s’enlevant et tanguant légérement dans
lair surchauffé, survolant le brasier mou-
rant de la faiencerie, puis continuant a s’éle-
ver et piquant plein sud, le moteur ronflant
réguliérement. Bannixter se renversa en
arriére, satisfait. :
CHAPITRE XIII

OPERATION « CHEROKEE» (1)

Elle gisait auprés de lui, avec sa cha-


leur, la teinte rose et pure comme un pastel,
des bras, de tout le corps. Son visage, enca-
dré par ses cheveux noirs d’Asiatique, était
coupé par la tendre blessure de la bouche.
Floyd Gardner, aprés avoir regardé sa nou-
velle compagne, se leva en tatonnant dans
les ténébres du bungalow. Ses pensées vo-
laient sur le Viét-nam qu'il avait quitté de-
puis peu de temps. Probablement, il n’y re-
tournerait jamais. Maintenant, il allait tran-
cher des noeuds d’acier.
A un regard sur une pendulette d’émail
FEU SUR L’ESPION 205

noir et jaune, il pensa vaguement aux qua-


torze heures de différence avec Saigon;
la-bas, c’étaient les feux du soleil le plus
chaud, une matinée ardente et dorée.
Il passa dans la salle de bains puis dans
autre chambre ot, abrutie par les somni-
feres, Janet Christy dormait. A ses cétés,
Tsao, l’un des jumeaux, ayant passé l’aprés-
midi derniére, imperturbablement devant le
contréle, dans le coffre de sa Porsche. Le
. Chinois se releva imperceptiblement, tres-
saillant soudain comme un chat sauvage.
C’était un homme court, corpulent, ses yeux
noirs brillant sous des plis graisseux, mais
doté de vivacité et d’intelligence. Sa main se
referma sur son automatique puis, recon-
naissant Gardner, il se rejeta en arriere.
Hao Meng-Ki, l’autre spadassin, jumeau
de Tsao, se trouvait avec Erwin Kruger. Ce-
lui-ci était passé le plus tranquillement du
monde dans la base, sous couleur de li-
vraisons,. dans un faux camion frigorifi-
que. Leur travail, qui n’était pas mince,
était d’occuper en équipe l’un des silos de
lancement. Gardner sourit a cette pensée.
Allons ! tout marcherait bien.
_ Sur cette pensée réconfortante, il revint
dans la chambre et constata que Li-Kien,
déja levée, s’habillait. La jeune Chinoise
‘reposa sur sa tablette de pin verni une pe-
206 FEU SUR L’ESPION

tite pendulette lumineuse, lissa ses cheveux


avec nonchalance, ouvrit une mallette dou-
blée de velours rouge et en tira deux pis-
tolets qu’elle placa de cété. Gardner se sai-
sit du plus proche. Aucun armurier n’au-
rait pu reconnaitre l’une de ces armes. Ces
modéles, mis au point par les Services se-
crets chinois, possédaient une crosse en Za-
mak, ce nouveau métal, et des cartouches
a air comprimé, envoyant a dix métres une
fléchette empoisonnée: une arme silen-
cieuse, efficace et mortelle a tout coup. Les
fléchettes, empoisonnées au cyanure, agis-
saient en trois secondes.
Gardner avait déja revétu son uniforme
de commandant. Li-Kien avait jupe et che-
misier kaki, calot et insignes de lieutenant
des Forces féminines, auxiliariat médical.
Us sortirent en méme temps du bungalow.
Tsao, quant a lui, devait se charger de Janet
Christy, puis prendre place au volant de la
Porsche. Gardner et Li-Kien gagneraient di-
rectement le lieu de rendez-vous dans leur
Buick.
~L’Américain se glissa au volant du lourd
véhicule, Li-Kien a ses cétés, relevant sa
jupe kaki sur ses cuisses nues et s’asseyant
sur les coussins de cuir rouge, serrant contre
elle un sac volumineux contenant les équi-
pements neécessaires. Ses vitres relevées
FEU SUR L’ESPION 207

électriquement, la Buick abandonna le quar-


tier des officiers supérieurs et fonca silen-
cieusement. dans la nuit. Tout était calme.
Le clocher d’aluminium de |’église, mainte-
nant derri¢re eux, brillait sous les rayons
de la lune et se couvrait de reflets d’argent.
Les antennes de télévision ressemblaient a
une étincelante rangée d’épées. Gardner,
apportant toute son attention a la conduite,
fonca a cent vingt a l’heure dans ]’immense
périmeétre. Au bout de quelques instants, il
freina en douceur. Les voies bétonnées se
croisaient a présent de toutes parts, leurs
panneaux jaunes et rouges, aux lettres noi-
res, ێvoquaient un brumeux et terrible
enfer.
Il stoppa a peu de distance d’une sta-
tion de télémétrie radio-électrique, dont les
antennes circulaires s’élevaient dans lair
calme, au-dessus du blockhaus bétonné. Les
bouches d’aération et les prises du systeme
d’air conditionné étoilaient le pentagone
grossier formé par le béton, et faisaient irré-
sistiblement penser a des ouies.
— Numéro 1; effet instantané, chucho-
ta-t-il. :
Li-Kien saisit le vaste sac militaire en
toile, modéle réglementaire du Génie, fouil-
la la poche intérieure et en tira deux lon-
gues cartouches, recouvertes de plastique
208 FEU SUR L’ESPION

rouge. Ce gaz terrible, le Zyclon B, avait


été mis au point par les Services chinois de
la guerre bactériologique. Toute vie serait
anéantie dans l’abri en quelques secondes.
Gardner prit également le masque qu’elle
lui tendait et se l’appliqua sur le visage;
le masque fit ventouse, l’air traversant la
couche de fin charbon et les filtres chimi-
ques, avant d’atteindre ses muqueuses, lui
conférant ainsi une protection parfaite.
Aprés étre descendu de la voiture, il arracha
les cartouches de gaz de leur gaine, tourna
la minuscule clé qui libérait la capsule
automatique au bout de quelques secondes,
puis lanca chacune des cartouches dans les
ouies d’aération. Aprés quoi il revint a pas
souples vers la Buick. Les huit hommes se
trouvant aux pupitres-radar a interpréta-
tion automatique et devant donner une
alerte immédiate, surveillant le ciel nuit et
jour, par relais de deux équipes, venaient
de terminer leur vie, s’effondrant tous silen-
cieusement devant leurs appareils. Caout-
chouc, métal, résistances électriques, étaient
maintenant devenus des choses inertes.
Gardner fit encore une ronde morteile,
annihilant le P.C. de secteur, dont la tache
était de coiffer les trois silos voisins, ceux
dont il avait le commandement. Il fit un
rapide calcul. Les hommes venaient de
FEU SUR L’ESPION 209

prendre leur services a vingt-deux heures.


Il avait donc encore plus de huit heures de
battement, alors qu’il ne lui en fallait que
trois. La Buick, continuant de rouler sur
les pistes bétonnées, prit la direction du
Bloc n° 13. Gardner se sentait dispos, les
nerfs en paix, toute sa tension nerveuse
évanouie. Comme un aigle fend ]’espace de
son aile, il s’envolerait dans quelques heures
vers d’autres méridiens, mission achevée...
Le Bloc n° 13 apparut enfin, sa capsule
en béton sillonnée d’échelles en acier, la
chambre de lancement a deux cents métres
environ, sur sa droite. D’élégants gazons
donnaient a l’ensemble une note inattendue
de jardin anglais. Les camions ravitailleurs
ressemblaient, sous la froide lumiére de
la lune, a autant de navires échoués. Il
quitta la Buick et descendit en direction de
l’annexe du silo, son pistolet dissimulé dans
sa main droite. Un instant encore, il s’at-
tarda devant la caméra, face au systeme
d’identification automatique. La mémoire
fonctionna et le reconnut: la porte blindée
s’ouvrit, signant le destin des deux officiers
chargés du silo.
Tl descendit.
Le capitaine Curtiss et son adjoint, le
lieutenant Wesson, se trouvaient dans la
«ruche », a leurs pupitres doubles, face aux
210 FEU SUR L’ESPION

tableaux porteurs de lampes rouges. Ils


n’attendaient pas leur chef de bloc 4a cette
heure inhabituelle et leurs traits reflétérent
leur étonnement.
Un bref instant.
Gardner appuya sur la détente de son
arme. Les fléchettes partirent l’une apres
Yautre et touchérent Jes deux hommes,
VYune dans le cou, la derniére — pour Wes-
son — a la joue. Tous deux s’effondrérent,
les mains tendues en un geste ultime de dé-
fense vers le téléphone rouge d’alarme inté-
rieure, qui leur aurait permis d’alerter les
systemes de contréle. A aucun moment ils
n’avaient pensé a eux, seulement a ]’arme
qui constituait leur raison de vivre. L’agent
secret refit le méme chemin, en sens inverse
cette fois, grimpa un escalier, bloqua la
porte blindée et fit signe a la mince sil-
houette féminine, qui se confondait encore
avec l’ombre. Li-Kien, ses chaussures dou-
blées de caoutchouc ne faisait aucun. bruit
sur le béton, se dirigea vers l’entrée du bloc,
franchit le couloir et descendit les marches
de fer qui conduisaientaA la salle enfouie
sous le roc. La porte blindée se referma
derriere elle: |
Ils se trouvaient maintenant tous deux,
dans un sas étanche d’ow rien ne pouvait
les atteindre. Leur seule communication
FEU SUR L’ESPION 211

avec l’extérieur était un appareil-radio A


ondes courtes et le téléphone. Li-Kien traina
les corps dans une extrémité de la piéce et
déboutonna le col de leur vareuse pour
semparer des clés qu’ils portaient suspen-
dues au cou. Les vingt-cing métres carrés
de cette surface étaient encombrés d’appa-
reils électroniques et de schémas de con-
tréle. Les pupitres doubles, renfermant bou-
tons de mise a feu et moyens de surveil-
..lance
.
et d’alarme immédiates, la barraient
d’un trait d’acier.
Li-Kien travaillait avec des gestes précis.
Elle compara le gabarit des clés en argent,
mit en route l’appareil de pointage et se li-
vra aux premieres opérations, prélimi-
naires a l’armement. Gardner la regardait en
silence; il n’y avait pas trace de tension
nerveuse sur leurs visages. Simplement, ils
accomplissaient leur tache en bons ouvriers.
Une invisible présence, celle de la mort,
semblait pourtant avoir pénétré avec eux
dans la salle de commandement.
Les lampes donnaient une clarté blan-
che et crue. L’air conditionné, si on y pré-
tait attention, donnait naissance a un bruit
léger, tres doux, comme un tic tac enfoui
dans du coton. A hauteur d’homme, les
cent lampes rouges, dix par engin, restaient
muettes. Si elles s’allumaient, elles feraient
212 FEU SUR L’ESPION

aussitOt accourir une équipe de surveillance


et une autre de réparation, car elles avaient
pour objet de signaler une défectuosité dans
les circuits électriques et électroniques de
lengin. Derriére, les armoires métalliques
cachant des meubles combinés, des toilet-
tes, et un verrouillage conduisant aux
groupes électrogénes de secours et aux ins-
tallations autonomes. Ils auraient pu vivre
trois semaines dans cette chambre de lan-
cement, sans reprendre contact avec l’exté-
rieur.
Li-Kien avait .déja brisé les colliers de
chanvre auxquels étaient suspendues les
clés d’argent. Pour armer le missile, cha-
cune d’elles devait étre introduite dans un
pupitre, selon un code convenu que Gard-
ner, en tant que chef du silo, connaissait.
La chose, devant étre exécutée au méme
instant, a deux endroits différents, restait
impossible a2 un seul homme. Li-Kien, sur
un signe de l’agent secret, introduisit sa clé
dans le pupitre et l’inclina d’un quart de
tour. Une lampe rouge s’alluma aussitdt,
scintillant a intervalles réguliers, et répan-
dant a l’intérieur de la piéce sans fenétres,
une clarté aveuglante. Une autre s’allumait
au méme instant au P.C. de secteur et au
Centre local-radar, devant les hommes fou-
droyés par le gaz mortel. Un missile a car-
FEU SUR L’ESPION 213

burant liquide venait d’étre armé. La téte


nucléaire se trouvait amorcée. Le monstre
d’acier commencait a vivre, 4 deux cents
métres de 1a, dans son silo, sous une porte
blindée de quarante tonnes, qui ne s’ou-
vrirait que quelques secondes avant le lan-
cement.
La jeune Chinoise regarda Gardner. Ce-
. ]ui-ci restait impassible.
— Missile armé. Nous pouvons mainte-
-- Nant passer a la deuxieme opération.
Il effleura de la main le coin poli d’une
lourde table d’acier. Ses yeux brillerent un
instant. La voix précise de la jeune femme
semblait le réveiller et faire passer devant
lui un réve de flammes et de mort.
— Quelle heure?
— Zéro heure cinquante-huit, répondit
Li-Kien.
— Parfait. Tout est en route. I] nous
reste deux heures pour lancer le missile. A
ce moment-la, aucune puissance humaine
ne pourra l’arréter.
CHAPITRE XIV

L’ARRIVEE AU PORT

Vhélicoptére dansait dans la nuit,


comme un navire livré aux flots. Gray, le
mitrailleur, bavardait sans cesse: a la radio.
Tl enleva enfin son casgue, oti étaient fixés
les €couteurs, et se retourna vers le couple
que formaient Bannixter et Lei.
— Le commandant Dave Previn, des
Marines veut vous voir aussit6t notre arri-
vée, capitaine. Il vous attendra a l’aéroport
militaire avec une voiture et vous conduira
directement a Vhépital. Les renseignements
que vous nous avez donnés lui ont: été
communiqués. Un canitaine Bannixter s’est
évadé du Nord-Viét-nam, a été fait com-
*

FEU SUR L’ESPION 215

mandant, et se trouve maintenant en Amé-


rique.
Bannixter hocha la téte. Ainsi, Floyd
Gardner se trouvait déjA aux U.S.A. Il n’y
avait pas un seul instant a perdre et son
intuition était juste. Sentant instinctivement
son trouble, Lei lui serra la main, comme
pour lui rappeler qu’elle se trouvait la.
— C’est un imposteur, comme je vous
Vai dit. Avez-vous signifié au commandant
Previn que nous ne devons pas gaspiller
une seule minute?
— Oui, il l’a trés bien compris, mais il
y a certaines vérifications a entreprendre,
la plupart sont d’ailleurs en cours. De toute
facon, nous arrivons.
Les feux de l’aérodrome étoilaient le
ciel... L’hélicoptére descendit en tournoyant,
les longs batiments peints en blanc et jaune
se haussant vers lui, leurs toits flanqués de
radars. Une lumiére éblouissante fusait entre
les hangars, éclairant les sentinelles en
battle-dress, qui arpentaient le terrain avec
une apparente nonchalance, mais l’ceil a la
vérité continuellement aux aguets. Du fil de
fer barbelé séparait Jes divers quartiers.
L’hélicoptére se posa. - )
Bannixter serra les mains des~ deux
hommes et sauta sur le sol, suivi de: Lei.
Un petit comité les attendait,un comman-
216 FEU SUR L’ESPION

dant, deux capitaines et une fille des ser-


vices auxiliaires, sous-lieutenant, en jupe
kaki, jolie avec ses cheveux bruns ondulés
avec grace et son nez impertinent, légeére-
ment relevé, ses yeux noisette et sa bouche
arquée a ravir. Un chauffeur militaire, un
peu a l’écart, se précipita au volant d’une
Buick.
Dave Previn, qui avait deux freres au
Viét-nam, était un homme grand et sec, aux
cheveux clairsemés, doté d’un peu de ven-
tre toutefois, le visage en lame de couteau
éclairé par deux yeux froids et bleutés, qui
jetaient un regard humide, percant et loin-
tain comme l’océan.
— Montez, mon vieux, recommanda-t-il
a Bannixter. Nous discuterons en route.
Votre amie suivra dans une seconde. voi-
ture.
— Je désire que nous ne soyons pas sé-
parés.
— Désolé, mais vous devez m’obéir, du
moins pour ce soir. Nous l’interrogerons sé-
parément. Les choses iront bien plus vite
ainsi, croyez-moi, ajouta-t-il, voyant l’air dé-
cidé et les mdachoires serrées de Bannixter.
C’était le genre d’homme a analyser ra-
pidement une situation. Il tapota’ méme
Vépaule de Bannixter, comme pour le re<-
surer et, tandis que la Buick foncait a ira-
vA

FEU SUR L’ESPION 217

vers le quartier des docks, longeant main-


tenant des paillotes au toit jauni par le so-
leil, aux roseaux fendus, aux piliers bran-
lants, il lui désigna les deux voitures mili-
taires qui les suivaient. Les couvertures de
téle ondulée brillaient sous la lune.
— Je vous écoute, mon cher.
Bannixter, commencant son long récit,
les traits tendus, se retrouvait dans l’atmos-
phére oppressante de ces derniers jours et
revivait ceux-ci. Previn, qui l’observait avec
.. attention, ne l’interrompit pas une seule fois.
Il parla seulement a son chauffeur, un ser-
gent des Marines:
— A l’hdpital, Perkins, et a toute vi-
tesse!
Et, se tournant vers Bannixter:
— Il existe une fiche de soins a votre
nom, ou plutdt a celui du pseudo-Bannix-
ter. Je n’ai pas encore eu le temps de
m’en informer, mais nous la demanderons
et nous interrogerons ]’infirmiére qui a soi-
gné cet homme.
Il décrocha le téléphone lui faisant face,
sa voiture étant équipée pour les commu-
nications-radio de l’extérieur 4 des postes
fixes.
— Nos Services s’occupent de tout cela
en priorité, capitaine. Si l’infirmiere vous
trouve un air de ressemblance avec cet
218 FEU SUR L’ESPION

homme, alors je serai tout a fait convaincu.


J’ai demandé vos empreintes digitales a l’Aé-
ronavale. Tout va aller tres vite.
— Souhaitons-le, commandant. N’oubliez
pas qu'il est la-bas pour une mission bien
précise.
Bannixter se tut. Les véhicules franchi-
rent une grille ouverte et stopperent dans
la cour de Jhépital militaire, aux murs
badigeonnés de jaune et aux fenétres ca-
mouflées et protégées par un treillage métal-
lique, de peur des attentats. Une chaine se
referma derriére eux et les Marines repri-
rent leur veille attentive. Apres étre descen-
du de voiture, le petit groupe fut introduit
dans une piece meublée de fauteuils de ro-
tin, ott les ventilateurs électriques bras-
salient un air humide et lourd, mélé. de
relents d’antiseptiques.
— Tout a Vheure, on vous servira ce
que vous désirez, capitaine. Vous prendrez
une douche et vous revétirez un uniforme
neuf. Mais, je vous demande tout d’abord
quelques instants; l’affaire est trop grave
pour étre traitée de facon habituelle et, si
elle est vraie, nous n’avons pas une minute
a perdre, fit Dave Previn. Aas
Peu aprés, un colonel survint, accompa-
gné d’un major de la Santé militaire et d’une
infirmiére. Cette derniére portrait un tail-
FEU. SUR L’ESPION 219

leur de chantoung blanc et se trouvait


chaussée de sandales de cuir blanc. Une fille
Saine et jeune, intelligente et observatrice,
jugea Bannixter.
Elle étouffa un cri de surprise en le
voyant.
— C’est exactement l’homme que _ j'ai
vu, et pourtant non: il est plus maigre et
parait plus tendu. Je me souviens trés
bien des cicatrices que portait sur le torse
l’homme que j’ai soigné. Si...
Déja Bannixter enlevait sa chemise de
coton noir, d’ailleurs fort maltraitée. Il
attendit, impassible:
— Qui, ce sont les mémes cicatrices.
Seule la voix différe un peu, mais il est
difficile de s’en apercevoir, a moins qu’on
ne soit prévenu. Leurs yeux sont également
les mémes. C’est une ressemblance halluci-
nante! s’exclama la jeune femme.
— On a fait porter 4 Gardner des verres
de contact, dit Bannixter.
Un lieutenant apporta une fiche d’em-
preintes digitales et un tampon encreur. Pre-
vin s’empara lui-méme de la main de Ban-
nixter et en écrasa les pouces et les index
sur une feuille spéciale, qu’il donna a loffi-
cier.. Celui-ci disparut et revint quelques
minutes plus tard. Sur un signe affirmatif
220 FEU SUR L’ESPION

qu’il fit & Previn, un colonel s’empara du


téléphone. ;
— Passez-moi immédiatement le géné-
ral Westmoreland. Appel du colonel Frank
Fuller, du C.I.A. Urgence absolue et prio-
rité de méme. Trés bien... J’attends...
Bannixter demanda qu’on aille chercher
Lei et s’assit. L’infirmiére, figée, le dévisa-
geait toujours. Personne ne s’occupait plus
d’elle. Lorsqu’il demanda une cigarette, un
capitaine se précipita et lui offrit son pa-
quet. La piece s’emplissait de rumeurs
confuses: on chuchotait bas, comme au
chevet d'un malade ou d’un miraculé. I
fixa les persiennes — il n’y avait pas de
vitres — et, tombant comme le couperet
d’une guillotine, elles arrétaient la vue.
C’était bien cela qu'il était devenu, un mi-
raculé, un revenant de l’enfer. Et quicon-.
que revient de l’enfer n’est pas prés d’ou-
blier son affreuse solitude...
La cigarette qu’on lui tendait était une
Players, celle qu’il fumait lorsqu’il avait
réussi quelque chose de difficile, lorsqu’il
était satisfait de lui-méme. II en tira aussi-
tot quelques bouffées. Lei, & présent dans
un tailleur kaki, soulignant son corps bronzé,
ee et gracieux, revint et s’assit prés de
ui.
-— Il existe tous les points d’identifi- |
+

FEU SUR L’ESPION 221

cation voulus. C’est plus que suffisant pour


savoir que c’est bien le véritable Bannix-
fer que nous avons ici, annonca Dave Pre-
vin.
— Voulez-vous me rappeler quelle était
l’affectation de homme qui s’est fait pas-
ser pour lui? demanda le colonel Fuller.
La réponse, tandis que Previn |l’articu-
lait, avait le son d’un glas, le son de la
mort.
— Le Quartier-Général du Stratégic-Air-
_.Command, a Colorado Springs, mon colo-
nel.
— Ainsi, nous avons nous-mémes nom-
mé Gardner commandant et nous |’avons
envoyé en mission a |’Advanced Research
Projects Agency (1)?
— Malheureusement oui, mon colonel.
Le colonel Fuller regarda Bannixter qui
fumait tranquillement, posant un regard un
peu las sur ce qui l’entourait, comme lors-
qu’on est soudain parvenu au terme d’une
trés longue route.
— Alertez le Strategic Air-Command,
dit-il.
Bannixter jeta sa cigarette et se leva.
— Je voudrais un biplace a réaction, le

(1) Organe qui groupe les projets de re-


cherche en faveur de la lutte aérospatiale.
222 FEU SUR L’ESPION

plus rapide possible, pour gagner Denver,


dit-il. En alertant le S.A.C., vous pourrez
prévoir un ou deux ravitaillements en vol.
Dites-leur que je serai prét a décoller dans
un quart d’heure. Jl ne m’en faut pas da-
vantage pour prendre une douche, un
whisky et un plat de riz au curry.
— O.K. Un pilote et vous, c’est d’accord,
capitaine, dit Fuller. Je comprends trés bien
que vous soyez désireux d’étre la-bas pour
Vhallah.
Bannixter se permit pour la premiére
fois un léger sourire.
— Vous m’avez mal compris, mon co-
lonel. Je piloterai moi-méme. La seule per-
sonne qui m’accompagnera sera cette jeune
femme. Apres tout, il n’y a pas_ besoin
d’apprentissage pour porter un masque a
oxygeéne, n’est-ce pas? Et on a bien voulu,
autrefois, me considérer comme un trés bon
pilote de porte-avions, l’un des meilleurs,
parait-il. J’arriverai a Denver, croyez-moi.
Le silence seul lui répondit, mais il lut
la réponse sur tous les visages, qui le
fixaient avidement. Pas un des hommes
présents ici ne s’opposerait a sa volonté.Il
se tourna alors vers le plus proche et sou-
rit plus franchement:
.— Donnez-moi une cigarette, dit-sie
CHAPITRE XV

OPERATION « CHEROKEE» (2)

Janet Christy apercevait autour d’elle


des ombres confuses. Elle vit Li-Kien
s’approcher d’elle et lui tendre un verre
d’eau et un comprimé, lui intimer ensuite
VYordre de prendre celui-ci. La jeune Asia-
tique, d’une beauté parfaite, mince et ravis-
sante, était habillée d’un tailleur kaki, des
insignes de grade de lieutenant sur ses
pattes d’épaules. Janet la reconnut, mais
obéit passivement; elle availa l’eau et placa
le comprimé sous sa langue, elle ne sut ja-
mais pourquoi, par pur instinct sans doute.
Li-Kien disparut alors, démasquant wun
224 FEU SUR L’ESPION
homme trapu, qui sommeillait jusqu’alors,
et a qui elle fit quelques recommandations
en une langue inconnue, sans doute du chi-
nois. ;
La jeune fille sentit qu’elle se trouvait
en danger, son instinct avait décidé pour
elle. Elle tata délicatement, du bout de la
langue, le comprimé qu’on lui avait donné
et qu’elle s’était retenue a grand-peine d’ava-
ler. Elle tourna alors légérement la téte.
L’obscurité n’était rompue que par la lueur
sanglante d’une lampe a abat-jour rouge.
Grdce a cette demi-lumiére, elle se rendit
compte que l’homme se trouvant en face
delle était un Asiatique. Gros, court sur
jambes, il offrait au regard un terrible
amoncellement de muscles, une face ronde,
de pleine lune, aux os d’une puissance a
briser n’importe quel adversaire, des bras
courts, presque simiesques, la force d’un
manieur de fonte, autrement dit de poids
et haltéres. Une bouteille de whisky vide
a cété de lui, il souriait béatement. L’amer-
tume de la drogue aussi bien que la frayeur
_firent cracher a la jeune fille le comprimé,
qui roula sans bruit sur le tapis. Peu aprés,
elle vit son garde éteindre, se diriger vers
elle et arracher les draps. Tout son corps
se convulsa sous l’assaut, le sang lui battit
les tempes, mais elle évita de se rebeller
FEU SUR L’ESPION 225

pour ne pas donner l’éveil a son tortion-


naire ; les redoutables mains, qui froissaient
toute sa chair, se trouvaient prés de sa
gorge. Elles y restérent quelques minutes
puis enfin, le poids énorme qui la clouait
sur le lit, disparut. Elle demeura anéantie
puis sombra dans un sommeil confus.
.. Un cliquetis léger la réveilla. I] était
environ trois heures du matin: l’angle des-
siné par les aiguilles lumineuses d’une pen-
dulette juchée sur une tablette, en face
_-d’elle. Ses idées se trouvaient plus nettes;
elle devait avoir dormi deux heures envi-
ron. Chose curieuse, sans comprendre
encore quel redoutable enchainement |’avait
conduite sur ce lit, aux mains de ce bour-
reau, elle savait qu’elle allait mourir. "t en
elle, en face de ce verdict, s’éveilla sou-
dain une volonté violente de rébellion. Un
instinct de vivre balayant toutes ses craintes.
Lentement, ouvrant a peine les paupieéres,
habituée a présent 4 la demi-lumiére de la
»lampe de chevet qu’il venait de rallumer,
elle épia l’Asiatique, le vit se lever, dépouil-
ler ses vétements et revétir un uniforme
de commandant de l’Armée de l’Air.
avait en main une sorte de pistolet, plus
petit d’ailleurs que tous les modéles régle-
mentaires. I] alla 4 la salle de bains — elle
entendit le choc de divers objets sur une
226 FEU SUR L’ESPION

tablette de verre — laissant la porte ouverte,


et un rond de lumiére s’écrasa dans le cou-
loir, puis se diffusa faiblement dans la
chambre.
Elle n’éprouvait plus aucune peur main-
tenant, rien qu’une extréme agitation. Elle
ramena les mains le long de son corps
humide, paraissant curieusement insensible,
constatant du méme coup quelle portait
juste une «nuisette », une trés courte che-
mise de nuit. Qui l’avait dépouillée de ses
vétements ? I] lui semblait vaguement que
c’était une femme, mais déja le souvenir
de Li-Kien s’estompait. La haine lui venait
pour Bannixter, qui menait un jeu incom-
préhensible. Sans doute avait-il trahi son
pays pour l’amour de cette femme. La vé-
rité lui étant incompréhensible, elle se ra-
crocha un temps a cette idée.
Le ronronnement d’un rasoir électrique
lui parvint avec, dans |’état nerveux ow elle
se trouvait, une douloureuse acuité, comme
la roulette d’un dentiste. Ses mains repre-
naient. possession de’ son corps... Dans. le
muscle de sa cuisse gauche, un gonflement
la faisait souffrir, un point presque imper-
ceptible, comme si on lui avait injecté une
drogue quelconque. Cela se dissipait, d’ail-
leurs. En un certain sens, c’était bien de
a

-FEU SUR L’ESPION 227

souffrir. C’était un signal rouge, de danger,


le signal du précipice.
Elle se sentit encore l’esprit vague,
embué, mais la conscience du danger se
précisait et lui donnait de nouvelles forces.
Elle réfléchit: que pouvait-elle faire?
Aucune erreur ne lui était permise. Dés
que son bourreau reviendrait, il lui faudrait
se glisser de l’autre cété du lit et franchir
le long, le terrible espace de plusieurs mé-
tres, qui la séparait du couloir, puis sortir
OU appeler a l’aide. Non. Ce dernier point
était impossible, raisonna-t-elle froidement,
se voyant déja nue dans la nuit, poursuivie
par cet homme impassible. Les autres bun-
galows étaient distants d’au moins cent mé-
‘tres. De nombreux officiers se trouvaient
d’ailleurs a Vandenberg, pour « exercices »,
a l’école a feu des fusées, leurs femmes et
leurs enfants les accompagnant dans ce sé-
jour de trois mois et plus. La seule solu-
‘tion était de.s’enfermer dans la seule piece
-fermant a clé: la salle de bains. Elle pos-
sédait un verrou solide. Peut-étre cette stra-
‘tégie le ferait-elle fuir?
Il revint peu apres, ayant shandbane
cette arme étrange qu’elle lui avait vue, ce
-pistolet aux dimensions. inusitées, a la crosse
brillante paraissant en laiton, ou en cuir —
et qu’elle n’avait jamais apercu auparavant.
228 FEU SUR L’ESPION

Apres lui avoir tourné le dos, il ouvrit un


placard abritant quelques spiritueux, faisant
alors tomber quelques livres. M0 sans doute
par quelque pressentiment, il se retourna:
elle gisait A demi nue, comme il l’avait lais-
sée, abandonnée sur le lit en désordre, la
chemisette de nylon retroussée 4 mi-corps,
respirant d’une facon égale, paraissant sous
Vinfluence des narcotiques, jetant toutefois
une étrange note de fraicheur _parmi les
couvertures roses. Face au divan, les étroites
Iames de pin verni reflétaient la lumieére
dispensée parcimonieusement par la lampe
de chevet. Il se retourna, satisfait, et saisit
une bouteille de bourbon, dont il fracassa
le col contre une coiffeuse. Aprés avoir
renversé la gorge en arriére, sa main droite
se refermant sur un poignard a la lame
étroite, aigué, sortant de son poing énorme
comme un ultime avertissement, il se mit
a boire. La jeune fille ne réfléchit méme
pas et glissa a terre de l’autre cété du lit,
marchant a pas mal assurés, pieds nus sur
le tapis moelleux. Elle entendait toujours le
glouglou de l’alcool. Soudain, alors qu’elle
atteignait le couloir, le bruit cessa. Un
énorme fracas lui succéda a la seconde:
la bouteille de bourbon se brisait sur le
sol.
Criant de toute la force de ses poumons,
FEU SUR L’ESPION 229

croyant déja sentir sur elle une main avide,


elle se précipita en avant. Par bonheur, la
porte de la salle de bains était restée ouverte.
Elle la referma rapidement alors que Tsao
— c’était lui, resté pour achever le seul
témoin — se ruait frénétiquement a sa pour-
suite et débouchait dans le corridor. I] se
lanca en un mouvement de karaté, pieds
en avant, mains tendues pour agripper la
poignée de la porte; lancé avec la violence
d’un kamikaze il l’aurait ouverte si, une
- fraction de seconde auparavant, la jeune
Américaine n’avait refermé le verrou,
s’écorchant les ongles sur le bouton cranté.
Elle s’effondra, le souffle coupé, les oreilles
emplies du fracas déchainé par son tortion-
naire. Tsao frappa la porte a coups re-
doublés. Se rendant compte enfin de Il’inu-
tilité de ses efforts — il s’agissait d’un
panneau de pin, épais de deux travers de
doigt, le genre de construction qu’on peut
trouver auprés d’une des plus vastes foréts
d’Amérigue — il cessa enfin, a la recherche
d’un moyen plus rapide.
Janet nourrit l’espoir fou qu’il abandon-
nait sa faction, mais elle l’entendit bientét
fureter dans tous les coins du bungalow. Il
revint enfin et elle entendit le choc de son
poignard contre le bois, prés de la serrure.
Il s’attaquait a la porte avec une forte lame
230 FEU SUR L’ESPION

d’acier, enlevant méthodiquement de larges


éclats de bois.
Affolée, elle regarda autour d’elle, dé-
crochant un peignoir suspendu a une pa-
tere et qu’elle revétit. Le léger pistolet a la
crosse brillante, qui l’avait tant intriguée,
oublié sans doute par son possesseur, était
resté sur l’une des tablettes de verre. Elle
s’en saisit au moment méme ow un éclat de
bois sauta autour de la gdche. Une main
épaisse et poilue s’insinua par l’ouverture,
cherchant a atteindre le verrou, le fit enfin
glisser: la porte s’ouvrit. Tsao pénétra dans
la piéce, le poignard levé, un rictus de vic-
toire sur son visage luisant de sueur. Une
expression d’épouvante troubla celui-ci
quand il apercut l’arme que la jeune femme
tenait en main. Elle tira, le touchant a la
gorge. Il marcha sur elle, le bras levé’ en
un dernier effort, essayant de lui plonger
son poignard dans le cceur. Il ne réussit
qu’a déchirer son peignoir. Janet Christy,
épouvantée par ce visage et ces traits convul-
sés, s’évanouit.

ee

A deux minutes de 1a, Floyd Gardner


déposa sur le sol l’appareil de radio’ qu’il
avait emporté et en régla minutieusement
FEU SUR L’ESPION 231

les boutons. I] travaillait calmement, sans


hate ni fiévre, dans la piéce souterraine oi,
derriere Li-Kien et lui, se trouvaient les
corps des veilleurs.
— Quelle heure? s’enquit-il auprés de
Li-Kien.
— Trois heures deux. Nous devons ga-
gner la salle de lancement. Tsao'a dii y re-
joindre mon mari et Hao. Maintenant que
les dispositifs de sécurité sont lJevés, nous
n’avons plus une minute a perdre.
Gardner ramassa son matériel et le
fourra dans l’un des sacs emportés.
— O.K., dit-il. Vous conduirez la Buick.
Pendant ce temps, j’entrerai en contact avec
Kruger et Hao Meng-Ki. S’ils ne sont pas
au rendez-vous, tout est fichu.
La jeune Asiatique hocha = silencieu-
sement la téte en signe d’accord. Remon-
tant avidement vers l’air frais, ils sortirent
de la chambre de lancement. UJ leur fallait
maintenant gagner leur derniére é¢tape a |’in-
térieur de la base: la capsule du _ centre
de contréle du groupe. Hao et Erwin Kru-
ger s’y trouvaient déja. Le missile armé, les
sécurités levées, tout était prét pour le der-
nier acte. La fusée ne partirait que sur
impulsions codées, .lancées au méme
instant des deux étages du centre de con-
tréle.
232 FEU SUR L’ESPION

Les trois kilométres qui séparaient les


batiments furent couverts a toute allure.
Gardner, dans la voiture qui foncait silen-
cieusement sur le béton, expliqua a sa
compagne que le schéma d’armement lui
avait pris plus de temps que prévu. Le code,
toutefois, en sa qualité de pseudo-officier su-
périeur américain, se trouvait en sa posses-
sion. Le lancement de la fusée était quasi
certain, si Kruger et Hao Meng-Ki étaient
bien au point de rendez-vous.
Les centres de lancement étaient distants
les uns des autres de plusieurs kilométres,
ceci afin d’éviter des dégats gigantesques lors
‘de l’impact possible d’une bombe atomique
ennemie. L’équipe, venant relever les prépo-
sés au Centre, arriverait dans trois heures
seulement. Il leur restait donc encore un
temps appréciable pour lancer la fusée et
rejoindre la filiére de fuite.
Tout était mort.
Par les vitres teintées de la Buick, Gard-
ner ne voyait qu’un paysage silencieux, avec
des volets d’acier, du béton, des pistes ci-
mentées a perte de vue, les nuages réflé-
chissant les ténébres qui s’allongeaient en
ondes menacantes au-dessus des gazons.
— Les voila, fit Li-Kien.
Une Falcon se trouvait posée comme
une mouche, entre le pare de_ stationne-
FEU SUR L’ESPION 233

ment, a plusieurs centaines de métres de


la, et un batiment haut d’un étage, peint
en blanc: le centre de contréle et de lan-
cement. Une chambre souterraine, indispo-
nible en temps normal, comportait groupe
électrogeéne de secours, vivres et installations
autonomes. Deux hommes se trouvaient de-
vant la Falcon. Des masques 4a gaz, ratta-
chés par des sangles a leur uniforme, les
faisaient ressembler a de terrifiantes et
étranges silhouettes. Sur le béton frappé par
la lune de la grande voie circulaire, pareille
a un gigantesque anneau, tournant autour
du batiment blanc et |’étranglant, les douilles
vides des gaz mortels avaient chu. Leur
cuivre mat, sous cette faible. lumiére, pre-
nait des couleurs de flamme.
L’une des statues s’anima et parla.
Erwin Kruger, en uniforme de _ colonel
américain, baissa la mitraillette qu'il avait
jusqu’alors dirigée sur la Buick.
— Trés bien, Gardner. Le missile est-il
armé ? Nous sommes de vingt-trois minutes
en retard sur notre horaire. Les choses doi-
vent aller vite maintenant!
Un simple signe de téte de Gardner lui
répondit. Les deux équipes ouvrirent la porte
du batiment, puis s’engouffrérent dans les
deux niveaux différents. Au-dessus de lui,
Gardner entendit une galopade puis des pas
234 FEU SUR L’ESPION

puissants, presque rythmés. I] franchit le


saint des saints, orné d’une inscription la-
conique, d’une étrange beauté, en lettres
noires et brillantes se détachant sur fond
blanc, encadré — supréme dérision — de
deux rameaux d’olivier:
«NOUS TRAVAILLONS POUR LA PAIX ».
Tous les hommes — au nombre de
huit — surveillant le silo 708, se trouvaient
effondrés, en des postures diverses, mais
tragiques. Le responsable en était Hao, mon-
té au sommet du batiment, alors que les
transistors diffusaient une douce musique
d’ambiance, et qui avait lancé les cartouches
de gaz dans les climatiseurs et les appareils
de prise d’air. Officiers et sous-officiers,
mains a la gorge, anéantis dans une attaque
quils n’avaient pas vue venir, étaient tombés
face contre terre. L’un d’eux, dégagé de son
fauteuil tournant, avait dans un dernier geste
désespéré, griffé le mur, ratant de peu le
téléphone.
Gardner étouffait sous son masque. Le
conditionneur d’air s’était détraqué, son mé-
canisme grippé par les ailettes métalliques
des cartouches de gaz. Li-Kien s’affairait
derriere lui. Un schéma électronique s’allu-
ma sur un tableau mural: la gigantesque
porte de quarante tonnes, abritantle mis-
FEU SUR L’ESPION 235

sile en: temps normal, venait de s’ouvrir,


obéissant aux impulsions codées. Une son-
nerie retentit, stridente, puis se tut. L’Amé-
ricain pressa sur un bouton, ouvrant élec-
triquement une fenétre. Le souffle nocturne
arriva en rafales, déplaca des feuilles de
papier, souleva un calendrier, éparpilla en-
fin quelques méches sur le front du plus
jeune des officiers, un homme blond et
svelte. Gardner jeta un coup d’ceil sur sa
montre; encore trente minutes avant le
lancement. I] s’installa devant la radio, mit
le casque et les écouteurs, et entra en
communication avec Erwin Kruger, qui se
trouvait deux étages plus bas, dans la salle
souterraine de contréle. Il leur fallait tra-
vailler en parfaite synchronisation et il ne
pensa plus a rien d’autre, la sueur — sous
le caoutchouc épais — ruisselant sur ses
tempes.
La régénération de l’air se faisait mal,
mais il tiendrait le coup. Elégante en dépit
de son uniforme militaire d’auxiliaire fémi-
nine, ses cheveux noirs libérés en flots épais
sur le masque, Li-Kien, a l’autre cdté de la
grande salle, inspectait les alentours, silen-
cieux et ténébreux. Le calme était total. A
plus d'un kilometre, les feux verts et rouges
de l’aérodrome de service brillaient calme-
ment.
236 FEU SUR L’ESPION

Elle revint de son cété, s’agenouilla pres


de lui, posa sa main gantée sur la sienne.
Un sourire de triomphe voltigeait sur ses
traits, qu’il devinait avec peine, a cause de
son masque.
Un deuxiéme coup d’ceil a sa montre:
encore quinze minutes. Il travaillait avec
précision et minutie. Encore dix minutes. Il
avait soif et il aurait désiré une tasse de
café noir. Peut-étre dans l’avion... Li-Kien de-
vait y avoir rangé soigneusement nourriture
et thermos. Le vol serait de courte durée.
Que faisait Tsao? Il aurait da se trouver
la au volant de la Porsche, afin de parer a ¢

toute éventualité, les menant a l’avion a


toute allure, les trois voitures se succédant
sans désemparer, restant groupées, foncant
a travers les champs de mines dont il pos-
sédait la carte, et qu’il avait donnée a Kru-
ger. Impossible, en effet, de repartir par les
contréles, la Base entiére se trouvant immé-
diatement en ébullition. Les plus formida-
bles barrages de toute l’histoire américaine
seraient établis, mais un avion volant a ras
de terre; dans les premiéres minutes de cet
affolement général, avait toutes chances de
filer droit au Mexique, sans étre repéré par
les radars. Cette portion de la frontiére,
toute proche, était la moins surveillée de
toutes. Arrivés a Santa Fe, ils auraient cou-
FEU SUR L’ESPION 237

vert plus de la moitié du chemin. Ensuite,


ce serait San Antonio, Las Cruces et enfin
Ciudad Juarez...
Encore trois minutes.
I] donna lentement ses ordres a Kruger,
le fit répéter afin d’éviter toute fausse ma-
noeuvre et le compte a rebours commenca.
Si le carburant de la fusée et ses organes
électriques et radio n’étaient pas dans un
état parfait, le lancement serait impossible,
tant les retards seraient importants. Aucune
lampe ne s’alluma et il ne put retenir un
soupir de soulagement: tout était au point.
Et c’est 4 ce moment-la qu'il entendit la
siréne.
Elle creva la nuit avec une force stu-
péfiante et il s’attendit un moment a ce que
les morts eux-mémes l’entendent. Mais non,
ils restaient immobiles, face contre terre, le
visage bleui par le gaz cyanosé. Une pre-
mieére rafale de mitraillette passa au-dessus
de sa téte. Li-Kien s’aplatit sur lui et le pro-
tégea de son corps tandis que sa main
hésitait et tremblait toujours sur le bouton
de lancement. Malgré l’épaisseur du masque,
il entendit sa voix, tranquille, ardente, trem-
blant pourtant de la Possibilite d’échouer si
pres du but.
— Continuez, Floyd!
Bien sir qu’il allait continuer! Mais il
238 FEU SUR L’ESPION

fallait d’abord écarter ce danger. Des jeeps


freinaient, dés hommes s’élancaient... Il
pressa sur un autre bouton, noir celui-ci:
les volets d’acier descendirent sur les vitres,
les portes se bloquérent automatiquement.
Ils étaient prisonniers. Il respira.
Le téléphone bourdonna; il fit signe a
Li-Kien de répondre. A la radio, prenant
le relais, ignorant vraisemblablementl’assaut
(Mais sans doute avait-il entendu la siréne
malgré l’insonorisation de la chambre sou-
terraine), Kruger égrenait méthodiquement
les secondes.
— Cinquante, quarante-neuf, quarante-
huit, quarante-sept...
Le téléphone continuait a sonner, fouet-
tant le silence comme un brutal coup de
fouet. Soudain ce fut le silence. Li-Kien dé-
crochait lV’appareil...
— Quarante-deux, quarante et un, qua-
rante, trente-neuf, trente-huit...
CHAPITRE XVI

LE FEU DU CIEL

Durant de nombreuses heures, aprés les


ravitaillements en vol, Bannixter avait mis
le pilotage automatique. Seuls pourtant des
cachets et des extraits de kola lui avaient
permis de surmonter son immense fatigue.
Peut-étre davantage encore, le sentiment
aigu de la vengeance.
Ce fut a une centaine de kilométres de
Denver, alors qu'il venait de dépasser
lVimmense étendue d’eau du Great Salt Lake,
qui s’étend au nord et a l’ouest de Salt
Lake City, l’ancienne ville des Mormons, et
qu'il obliquait légérement au _ sud-sud-est,
240 FEU SUR L’ESPION

vers Utah Lake et en direction de Spanish


Fork, quwil entendit les échos de l’alerte et
les conversations sur le réseau-radio du
Strategic Air Command, |’organé comman-
dant la force de dissuasion. Depuis déja
une heure, il s’était branché sur la radio
militaire et il savait que la base de Colo-
rado Springs avait été alertée immédiate-
ment de Saigon, par le général Westmore-
land lui-méme, dés son départ.
Cette alerte-ci pourtant, avait un carac-
tére que ne présentaient pas les précédentes,
qui s’étaient égrenées d’une facon a la fois
insistante et monotone. Le cceur serré, re-
prenant le pilotage, il écouta:
— All6é6! a tous, attention! Dégagement
du périmetre de la base 2 C ouest et du pla-
teau 78 ouest. Unité de lancement n° 2
anéantie. Je répéte: dégagement du périme-
tre de la base 2 C ouest. Nos hommes ont
investi les abords de la chambre de lan-
cement, mais n’ont pu encore pénétrer dans
celle-ci. Ici, colonel Stitt. J’appelle le géné-
ral Matthews. Les tentatives de contact au
téléphone avec ces hommes n’ont pu étre
poursuivies. Le téléphone a été coupé par
Floyd Gardner, ou ses acolytes. Nous ne
pouvons approcher de la fusée, en état
imminent de lancement. Toute tentative de
destruction de la fusée sur l’aire de lance-
FEU SUR L’ESPION 241

ment provoquerait l’explosion de la bombe.


Situation d’extréme urgence établie a toutes
les bases. Quels sont les ordres, mon géné-
ral?
— Avez-vous investi complétement la
chambre de lancement?
— Oui, mon général. Ils se sont protégés
en fermant automatiquement les portes et
les volets d’acier.
— Avez-vous eu des pertes humaines?
— Non, mon général. Nous avons mis
* les mitrailleuses en batterie. Dois-je faire
intervenir les tanks de l’unité de cavalerie ?
Si je le fais, je suppose qu’ils feront immé-
diatement partir la fusée.
— Peuvent-ils nous entendre, colonel?
— Non, mon général. Ils sont branchés
sur une autre fréquence, celle de la fusée,
et ne peuvent en diverger.
— Faites intervenir les tanks a faible
distance. Qu’ils ouvrent le feu sans aucune
sommation! Vous leur donnerez l’ordre de
tirer 4 obus fusants, puis a obus a phos-
phore. Ensuite, attaque de la compagnie
d’assaut, protégée par des masques. Allez-y,
Stitt! De mon cété, je m’occupe de la fusée.
avec le général Tyner, responsable du S.A.C.
Bonne chance, ne prehez aucun risque, que
tout soit liquidé rapidement. Je ne veux au-
cun journaliste ; vous entendez?
242 FEU SUR L’ESPION

— Oui, mon général.


— Absolument aucun civil, ou étranger
a la base! Vous avez l’ordre de procéder
comme en cas de guerre, puisque |’état d’ur-
gence a été proclamé. Tout civil qui tente-
rait de franchir les barrages doit étre abattu
Entendez-vous, Stitt?
— Oui, mon général. D’accord, mon gé-
néral.
. Le biplace, volant a 2300 kilométres
a Vheure, dépassait maintenant Grand Junc-
tion et plongeait vers Leadville. Bannixter
commenca son approche, se placa sur la fré-
quence de la tour de contréle, et entama
la procédure d’atterrissage. I] s’absorba dans
cette difficile manceuvre, puis repéra_ les
balises-radios du terrain méme de la base,
accessible avec sa longue piste bétonnée,
aux chasseurs supersoniques et aux bom-
bardiers du S.A.C. La base Jautorisa a
atterrir.
Le sol monta vertigineusement a sa ren-
contre tandis qu’il respirait toujours le mé-
lange oxygeéne-azote, fourni et débité par le
masque. Lorsque l’appareil s’immobilisa,
deux officiers grimpérent du cété de 1]’ou-
verture du cockpit et l’aidérent a descen-
dre, ainsi que Lei. Une jeep les conduisit
aussit6t au batiment le plus proche. La, il
FEU SUR L’ESPION 243

se débarrassa de ses vétements de vol et


fit asseoir Lei, saisissant enfin sa premiére
tasse de café chaud.
— Les ravitaillements en vol se sont
bien passés, Bannixter?
— Qui, assura-t-il. Tout a fait.
Il questionna le groupe qui l’entourait
sur la fusée; on lui montra du doigt l’aire
de lancement voisine ot elle s’élevait, mince
comme un crayon, vue a cette distance, a
peu pres a un kilométre, par les binocu-
laires. Les unités parachutistes, responsables
du bouclage, restaient invisibles. Un offi-
cier général, agé d’une cinquantaine
d’années, fumant tranquillement le cigare,
parvint jusqu’a lui.
— Capitaine Bannixter? Heureux de
vous voir. Je suis le général Matthews, qui
commande cette base. Voici le général Ty-
ner, commandant le S.A.C. Vous.. ;
Un grondement sourd les interrompit. Ils
virent la fusée se soulever, cracher sous elle
une nappe de feu, osciller légérement, sa
course paraissant se suspendre, puis s’élever
et partir dans un rugissement de géant qui
s’arrache a la terre. Elle disparut dans la
nuit, laissant derriére elle une trainée zig-
zagante, ayant coupé les ténébres d’un trait
de feu.
244 FEU SUR L’ESPION

— Savez-vous quel est son objectif, Ban-


nixter?
— Non, mon général.
— Nous l’avons laissée partir mais c’est
comme un chien de garde dont nous rejoin-
drons la laisse. Et comme le chien est enra-
gé, nous l’abattrons. Elle était armée, Ban-
nixter ; nous ne pouvions la désarmer hors
du centre de contréle. Les sécurités avaient
toutes été levées. Il ne nous restait donc
qu’un seul moyen: lancer des anti-missiles.
La. voix de Matthews avait une réso-
nance sourde et tragique, comme si c’était
d’un de ses enfants qu’il se fat agi.
— Nous connaissons son trajet. Elle se
dirige droit sur les installations militaires
de Vladivostok (1), ott sont situés les cen-
tres nerveux des armées soviétiques d’Ex-
tréme-Orient, face a la frontiére chinoise.
Des anti-missiles sont mis en batterie a Van-
denberg. Notre fusée, suivie par les radars”
qui ne la lachent pas un seul instant, pas-
sera au-dessus de la Californie,' de Van-
denberg, puis prendra la longue route du
Pacifique, a plusieurs milliers de kilométres
a l’heure, douze fois plus vite que l’avion
le plus rapide. Nous lacherons alors une

(1) La porte de I’Orient.


FEU SUR L’ESPION 245

salve d’anti-missiles et nous l’atteindrons


comme on atteint un ballon captif avec du
88. Voyez-vous, nous avions prévu ce cas
aussi.
-- Et la bombe atomique?
— Elle éclatera au-dessus du Pacifique.
Nous avons déja choisi l’endroit, une région
déserte, hors des lignes de navigation ci-
viles, ou militaires. Naturellement, nous de-
vons garder tout ceci secret. I] ne serait pas
recommandé qu’on connaisse la faiblesse de
nos Services de Sécurité et la terrifiante
audace de ces hommes. Comprenez-vous,
Bannixter ?
— Je comprends trés bien, mon général.
— Les Services chinois ont failli réussir
un coup de maitre. Mais il n’y aura pas de
prochaine fois. Maintenant, Bannixter, vous
allez prendre du repos. Ensuite, viendront
les auditions pour les Services de Sécurité,
etc.. On vous a donné la médaille du
Congrés, Bannixter.
— Merci, mon général.
— Vous étes commandant, comme
l’était ce... quel nom déja?
~— Gardner, mon général. Floyd Gardner.
— Oui, c’est bien cela. Quelle carriére
que celle de cet homme! Voyez-vous, Ban-
nixter, c’était un traitre. Pourtant, je garde
quelque estime pour lui, ou plut6t pour son
246 FEU SUR L’ESPION

courage. Le général Tyner n’est pas de mon


avis, mais ils sont restés jusqu’au dernier
moment dans ce trou a rats pour faire par-
tir la fusée. Aucun d’eux n’a cherché a se
sauver. Ils ont accompli leur mission.
Quand ils ont entendu le rugissement de la
fusée et vu s’élever ce gigantesque moyen
de destruction, ils ont enlevé leur masque.
Nous les avons trouvés morts, tués par
les émanations du gaz, avec lequel ils
avaient surpris nos gars. il était dit que
vous ne rencontreriez jamais de nouveau
votre double, Bannixter. Le destin ne vous
avait mis qu’une seule fois face a face. Tout
est fini, maintenant.
— Combien étaient-ils, mon général?
— Trois hommes et une femme.
— Une femme?
— Oui, Bannixter. Une femme, égale-
ment.
Bannixter sentit un froid de glace lui
serrer le cceur. Avaient-ils emmené un
otage avec eux? Jl pensa a Janet Christy, sa
fiancée. Sans méme prendre congé de son
chef, il héla une jeep et se fit conduire
au bungalow. .
Il faisait encore nuit, mais les ténébres
se dissipaient peu a peu sous des souffles
trés doux. Les lampes a incandescence éclai-
raient encore tous les batiments. Le quar-
FEU SUR L’ESPION 247

tier des officiers supérieurs paraissait en ré-


volution. Toutes les manceuvres s’accomplis-
saient néanmoins dans un ordre strict: seul
le trafic intense de l’aéroport, le nombre de
voitures circulant sur les aires bétonnées,
semblait inusité.
I] sauta devant le bungalow, congédia le
chauffeur et entra.

ee

Janet Christy entendit la siréne et vit


s’élever une trainée de feu, qui illumina,
comme les feux de |’enfer tout le bungalow.
Un sabotage avait certainement eu lieu, pen-
sa-t-elle. Elle tenta fiévreusement d’écarter
le corps de Tsao, mais il était trop lourd.
Le revolver toujours en main, elle se pré-
cipita vers le téléphone, mais tous les cir-
cuits se trouvaient occupés. Des conversa-
tions hachées, qu’elle entendait a demi, cou-
raient sur tous les fils. Elle reposa l’appa-
reil sur son support.
C’est a ce moment-la qu’elle entendit la
porte du bungalow s’ouvrir. Serrant sur elle
son peignoir, elle fit face. C’était Bannixter,
homme soudain mué en tortionnaire, qui
revenait ! Un traitre!
Il se précipita sur elle en lui ouvrant
248 FEU SUR L’ESPION

les bras, criant son nom. Elle lui échappa.


Comme il la suivait, l’appelant toujours,
allant la coincer devant la porte d’entrée,
encore grande ouverte, elle se rappela son
arme et en fit usage. La derniére fléchette
toucha Bannixter en plein cceur. I] bascula
sur les marches et s’écroula, au moment
méme ou jaillissait ]’aurore.
Elle l’entendit balbutier quelques mots,
parler du destin qui l’avait remis face a face
avec son double, puis se taire pour tou-
jours.
Mission accomplie, lui aussi.
EPILOGUE

Agence France-Presse. /2895. C. AS/ De


notre correspondant particulier a Tokyo.
~ Flash./
Sept pécheurs formant Il’équipage du _ ba-
teau commercial «Sakawa Gawa» ** Stop.
Ont assuré avoir apercu grande lueur aveu-
glante la nuit du 13. Selon leurs dires.
Stop. Il s’agissait d’une énorme boule de
feu. Stop. Le poisson qu’ils ont rapporteé.
Stop. Soumis a l’examen. Stop. A montré
forte radioactivité. Impossible les interro-
ger. Stop. Dirigés vers ministére des Armées.
Stop.
2

Agence Reuter. /694 & 439/ Cable. De


notre Agence de Washington. - Flash -.
Le Pentagone dément de la facon la plus
catégorique avoir procédé a des essais nu-
cléaires dans la région du Pacifique, ou
250 FEU SUR L’ESPION

toute autre région. Stop. Il rappelle que les


U.S.A. sont cosignataires du traité de Mos-
cou. Stop. Interdisant les expériences nu-
cléaires. Stop. Il n’est pas possible. Stop.
Apres enquéte. Stop. De prendre en consi-
dération les témoignages des pécheurs du
« Sakawa Gawa ». Stop. Ceci pour le Penta-
gone clét laffaire et doit. étre considéré.
Stop. Comme un communiqué deéfinitif.
Stop.
*

Agence Reuter. / 694 & 441 /Cable Wa-


shington. - Voie ordinaire -.

Pour faits d’armes héroiques au Viét-nam.


Stop. Le commandant James Bannixter a
recu la médaille du Congrés a titre pos-
thume. Il sera inhumé au cimetiére mili-
taire d’Arlington. Le commandant Bannix-
ter évadé du Viét-nam-Nord. était mort des
suites de maladie. Stop. A’ lhépital mili-
taire de Denver. Stop. Le sous-secrétaire
‘d’Etat a la guerre, les généraux Tyner &
Matthews. Stop. Assisteront a la cérémonie.
Stop. Au cimetiére national q Arlingtan.
Stop.

** Riviere de Sakawa. (Sakawa est un port


distant d’une quarantaine de km de Tokyo.)
DETA PARUS
dans la méme collection
Section §. G. Morris-Dumoulin
Téléphone rouge. Frank Evans
Affrontements indirects. Pierre Courcel
621. Jolie Dynamite. Claude Rank
622. Lecomte tanique le CLA. F.-H, Ribes
623. Coblan sur la corde raide. Paul Kenny
Un porte-clés pour Tokyo. André Caroff
Kern note le Pharaon. Marc Revest
Tchao, vicomte, Fred Noro
627. L’agent shécial au camp. J.-B. Cayeux
628. Ex plein coeur. M.-G. Braun
629. Complat pour demain. Paul Kenny
Trafalgar Kern. Marc Revest
Incendie daus une ile, Marc Arno
632. Benghazi, au diable, Claude Rank
633. Gaunce... mort ou vif. Serge Laforest
634. Le cauchemar de Mr. Suzuki. }.-P. Conty
635. Calone puissance 2. Alain Page
Jeu nul. Roger Faller
TTX 75 opération, Richard Caron
638. La vingt-cinquiéme image.
Francois Chabrey
639. Mr. Suzuki et le grand secret. J.-P. Con
640. L’agent spécial au maquis. J.-B. Cayeux
641. Coplan revient de loin. Paul Kenny
642. Le K de Face d’Ange, Adam Saint-Moore
643. Ex attendant Calone. Alain Page
644. Un meétier de salaud. Claude Rank
645. L’otage de Gaunce. Serge Laforest
646. Salade russe pour Lecomte. F.-H. Ribes
647, Glenne force... M.-G. Braun
648. Face d’Ange chez les affreux.
Adam Saint-Moore
649. Liquidez Mercure. Pierre Nemours
650. Safari a Delhi pour Kern. Marc Revest
651. Le camp du serpent. André Caroff
652. Détruisez Voriginal. Francois Chabrey
653. Coplan reléve le gant. Paul Kenny
654. Doublé pour le commander.
G.-J. Arnaud
655. On en sait toujours trop.
G. Morris-Dumoulin
656. Collusion au Pacifique. Frank Evans
657. Ligne frontiére. Pierre Courcel
658. L’agent spécial au pilori. J.-B. Cayeux
659. Les batteries de Muizenberg.
; Claude Rank
660. Gaunce désamorce la bombe.
Serge Laforest
661. Guatemala-City. M.-G. Braun
662. Mr. Suzuki cache son jeu. J.-P. Conty
663. Un philtre pour Calone. Alain Page
664. Bactériologiquement vétre... Lecomte.
F.-H. Ribes
665. Coplan a Vaffit. Paul Kenny
666. Face d’Ange a des pressentiments.
: Adam Saint-Moore
667. Dossier Sint. _ Roger Faller
668. Kern dans le pot-au-noir. Marc Revest
669. Le commander souffle la torche.
G.-J. Arnaud
670. Le judoka du bout du monde.
Ernie Clerk
A PARAITRE:
Paul Kenny
JOUEZ SERRE, M. COPLAN

Imprimerie Artistique de Monaco - Dépét légal: 2° trim. 1968


la Cottection FEU

La Collection FEU est consacrée aux meilleurs


romans qui aient jamais été écrits sur la guerre.
Sur toutes les guerres: celle de Corée et celle
d'Espagne, la 1'° et la 2° Guerre mondiale, les
combats de Suez et ceux de Budapest.
Partout ot l'homme s'est affronté a l'homme,
partout ou la violence s'est accompagnée
d'héroisme, partout ot le FEU et le SANG se
sont associés depuis un siécle, la Collection FEU
vous conduit.
Avec elle, avec les deux romans publiés chaque
mois depuis mai 1964, vous revivrez les heures
les plus terribles et les plus exaltantes des
grands combats et des faits d’armes dont rien,
jamais, n’affaiblira la gloire.
La Collection FEU, c'est le visage méme de la
guerre, telle que vous I’'avez peut-étre connue.
La Collection FEU, c’est le témoignage le plus
vrai, le plus impitoyable, le plus total sur notre
temps, qui sert de cadre aux romans les plus
FASCINANTS.

86 TITRES PARUS A CE JOUR

Voir au dos les deux ouvrages que nous publions


ce mois-ci.
Vient de paraitre :
Ne 87 - TORNADE SUR TOBROUK
Ne 88 - MONT-PINCON
pn aS

DEJA PARUS
DANS LA MEME COLLECTION :
58. Une petite ile toute simple Bruno Martin
59. Les combattants de l’enfert vert Mare Arno
60. Le grand piége John Roland
61. Pour qu’il y en ait d'autres Claude Joste
62. La taniére M.G. Urquhart
63. Les anges aux atles rouges Piet Legay
‘64. Le pont sur le Nam Tung Francis Clifford
65. Les bras en croix Nicolas Morgon
66. OSLO a l’aube Anton Richler
67. Un soleil plein de sang Claude Joste
68. Mourir pour Singapour L. K. Jackson
69. Soixante hommes par minute Piet Legay
70. Bologne un midi Geoffrey Wagner
71. Le charmeur derats . Marc J. Trennery
72. Ils étaient seize Piet Legay
73. Commandos sur Vile des dieux Claude Joste
74. L’équipage perdu G. Clavére
75. Le glas sonne pour Kiev Bruno Martin
76. Le commando de la soif Pierre Nemours
77. Héros des profondeurs Mare Arno
78. Le grand chariot Mare J. Trennery
79. Un fortin &@ That-Ninh Patrick Turnbull
80. La harpe et le glaive Pierre Nemours
81. Aviation d’assaut Marc Arno
82. Le mandarin vient d’occident G. Le Luhandre
83. Les desperados de Provence Pierre Legay
84, Chez vous pour Noél Pat Frank
85. La grande bréche Claude Joste
86. Un général yankee Ray Hogan

Le volume sous une présentation-choc :


256 pages. au prix de 3,80 S.T.C.

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VOLUME REALISE PAR
PLE
— Quel Age avez-vous, James ?

— Vingt-neuf ans. |
— C’est extraordinaire de piloter un
avion, n’est-ce pas? .

— Mais non. J'ai eu de la chance. J'ai


abattu deux Migs au-dessus d’Hanoi. Je
serai commandant assez vite. |
Elle lui tendit un second cocktail et se
pelotonna a ses pieds. Il passa la main
_ dans ses cheveux foirs; elle la lui
_ embrassa. Ses lévres, tigdes comme une
pluie de printemps, s’ouvrirent sous les
siennes. Cela aussi faisait partie du jeu
‘Un jeu auquel elle était trés adroite. Elle
connaissait les portes ouvertes surl’amou
aussi. bien que celles débouchant sur |
mort; elle les lui ferait passer l'une apr
l'autre. En souriant. En silence.
Peay eG
DEPE. 33
/NO TAX

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