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Techniques & Culture

Revue semestrielle d’anthropologie des techniques


Suppléments aux numéros | 2021

Apprendre le tissage, faire corps avec le métier


Textile routes and weaving communities

Flavia Carraro

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/tc/16063
DOI : 10.4000/tc.16063
ISSN : 1952-420X

Éditeur
Éditions de l’EHESS

Référence électronique
Flavia Carraro, « Apprendre le tissage, faire corps avec le métier », Techniques & Culture [En ligne],
Suppléments aux numéros, mis en ligne le 09 décembre 2021, consulté le 01 octobre 2022. URL :
http://journals.openedition.org/tc/16063 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tc.16063

Ce document a été généré automatiquement le 1 octobre 2022.

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Apprendre le tissage, faire corps avec le métier 1

Apprendre le tissage, faire corps


avec le métier
Textile routes and weaving communities

Flavia Carraro

« Pour tisser il faut être manœuvre et ingénieur »


Massimiliano, 52 ans, élève en tissage

Savoir tisser
« Ceux qui tissent le font toujours sérieusement » : c’est ainsi que Luisa, enseignante
depuis de nombreuses années, présente le succès que le tissage connaît aujourd’hui et
le nombre toujours croissant d’« élèves » 1 qu’elle initie dans son « école-atelier ». Ces
élèves reviennent régulièrement chez elle et multiplient les apprentissages et les
approfondissements, parfois après une période d’exercice sur le métier à tisser qu’ils
ont acheté. La plupart d’entre eux, hommes et femmes de tout âge, tissent pour le
plaisir dans leur temps libre. Ils réalisent des tissus pour eux-mêmes et pour offrir, ou
pour les vendre sur les marchés et en ligne. Seulement quelques-uns arrivent, au bout
d’un long chemin, après une reconversion professionnelle ou à la retraite, à ouvrir un
petit atelier et, parfois, à dispenser des cours à leur tour.

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Apprendre le tissage, faire corps avec le métier 2

Figure 1. Une école de tissage

F. Carraro

1 Luisa estime que pour apprendre les techniques de base un minimum de 44 heures de
cours est nécessaire, et ce même temps doit se multiplier pour les techniques des
différents répertoires. Mais il n’est pas rare que l’on ait à répéter le même cours
plusieurs fois, ainsi qu’elle le note : « Combien de fois on revient la séance d’après en
me disant “je n’ai pas compris” ! ».
2 Que doit-on comprendre ? Qu’est-ce que cette « compréhension » qui pose des
difficultés a à voir avec le « toujours sérieusement » dont parle Luisa ?
3 Des métiers à tisser, des navettes*, des peignes*, des bobines de fils et des bouts de
tissus remplissent la salle où les élèves au travail témoignent de ce sérieux : concentrés,
penchés sur le métier, des cahiers de notes et du papier quadrillé, maniant fils et
crayons. Parmi les interrogations qui rompent le silence, des élèves demandent
comment est fait un tissu, comment fonctionne le métier et, aussi, comment
« fonctionne » un tissu. Ces questions rendent compte de ce que ces objets techniques
entretiennent une relation particulière et renvoient à l’ambiguïté du rôle et de la place
du tisserand : devant le métier ou entre le métier et le tissu, mais aussi à l’ambiguïté qui
caractérise, dans le tissage, la maîtrise technique.
4 J’ai moi-même fait partie de ces élèves dans des cours différents alors qu’en ethnologue
je menais des enquêtes sur la technique et, pendant mon apprentissage, j’ai connu la
difficulté de se représenter « ce qui se passe » et éprouvé l’« effort de la pensée » que
demande de tisser, comme le disait, accablé, l’un de mes camarades en ajoutant « alors
qu’on voulait juste apprendre à faire un joli chemin de table ! ».
5 Chez les passionnés des fils comme de tricot, de crochet, de broderie ou de tapisserie, le
tissage a la réputation d’être une technique difficile et, surtout, très compliquée, d’où la
« suffisance du tisserand », souvent mentionnée sur le terrain. La difficulté du tissage
vient justifier, en effet, une forme de présomption chez ceux qui le pratiquent et qui en
parlent comme d’« une technique complète » dans laquelle le corps et l’esprit sont
mobilisés. C’est aussi pour cela qu’elle suscite une fascination particulière, ancrée dans
le mystère de la maîtrise des fils, bien plus que dans leur manipulation. Le savoir-faire

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en tant que tel n’y est d’ailleurs que rarement mentionné et le tissage se définit ici
avant tout comme une « pratique raisonnée ».
6 La méthode d’enseignement attire l’attention à cet égard. Les modes
d’entrecroisement* des fils de chaîne et de trame, des plus simples aux plus complexes,
sont la matière principale des cours alors que les matériaux ne retiennent l’attention
qu’à la fin du processus d’enseignement. On commencera toujours à tisser avec du
coton épais et avec des couleurs contrastées, sans y prêter attention outre mesure,
« sinon les variables deviennent trop nombreuses ». Cette élucidation de l’enseignant,
aussi claire qu’ambiguë pour les débutants, donne la teneur du savoir qu’il s’agira
d’acquérir : « savoir tisser » signifie « comprendre exactement ce qui se passe » en
tissant.
7 Les cours comportent une partie importante de théorie et le savoir propositionnel et
procédural (Delbos & Jorion 1984) propre à l’enseignement formel de l’école est aussi
présent dans ce contexte informel. Plusieurs formules sont proposées : des cours
structurés selon le niveau ou le thème (un répertoire textile, une technique
particulière) et organisés soit par groupes d’apprentissage, avec des séances
hebdomadaires et mensuelles tout au long de l’année ou par sessions intensives, soit
sous forme de cours « sur mesure », construits en fonction des besoins de l’élève ou des
élèves. Souvent différentes techniques sont enseignées dans la même salle et
l’enseignant suit chaque élève en l’accompagnant dans la réalisation du « travail » qui
couronnera l’apprentissage. Ainsi les élèves progressent ensemble à des vitesses et
selon des niveaux parfois très différents confrontant leurs travaux à ceux des autres et
profitant des questions qui jaillissent de part et d’autre de la salle. Cela donne à
l’apprentissage un caractère hybride, à mi-chemin entre l’école et l’atelier.
8 La communauté de pratique qui se constitue autour du métier, comme autrefois dans
l’espace domestique et familial, est ainsi animée par la fierté, la satisfaction du travail
manuel et la réhabilitation du savoir-faire (Crawford 2010, Sennett 2010), mais aussi par
la mise en valeur de compétences intellectuelles.
9 C’est en ce sens que le « sérieux » du tissage interroge le savoir et le faire dans la
perspective de la communauté de pratique des tisserands ainsi que dans celle d’une
écologie des savoirs et des pratiques des savoirs. À partir du terrain des cours de tissage
dans différentes régions d’Italie 2, il s’agira de décrire les différentes phases de la
transmission et les modalités de l’apprentissage de cette technique et, suivant ce story-
board, d’analyser les dispositifs et les affordances impliqués dans le fait de tisser à l’aune
de la relation qui s’instaure entre l’élève, le tissu et le métier.

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Figure 2. Des élèves en train de tisser

Dans la classe, les uns à côté des autres et chacun assis à son métier à tisser comme à un banc
d'école, les élèves sont concentrés sur l'opération de commande des lisses, sur le passage de la
navette dans le pas, sur le tassement des trames tissées, sur les lisières de leur échantillon, cherchant
à lire le tracé d'un exercice ou de noter ce qui se passe dans le métier et dans le tissu. Les moments
d'arrêt face aux problèmes qu'ils doivent résoudre et aux connexions à établir pour pouvoir agir
attirent l'attention, plutôt que l'action de tisser. Ils illustrent le « sérieux » qu'imposent le tissage et le
savoir-faire à acquérir. C'est à partir de ces moments d'apprentissage que le story-board de cette
ethnographie a pris forme. Le dessin, à la volée, durant le cours ou lors de l'analyse des données
recueillies dans les différentes situations vécues en classe avec les élèves – parfois des camarades –
et les enseignants, a permis de capturer ce qui se passe autour du tissage proprement dit comme de
sa transmission, où ce qui est invisible dans la technique et formalisé dans les explications comme
dans les représentations dont elle fait l'objet, se constitue en tant qu'ineffable.
F. Carraro

Se mettre au métier
C’est « au métier » que l’on tisse et la pratique sur laquelle insistent les enseignants
tout en déplorant son absence dans le cursus des écoles techniques qu’ils ont eux-
mêmes souvent fréquentées, caractérise la particularité de l’apprentissage.

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Figure 3. Les métiers à leviers d'une école

F. Carraro

10 En voie de disparition au sein des instituts professionnels et techniques italiens depuis


les années 1990, le tissage est enseigné aujourd’hui dans les quelques filières qui restent
actives. Cependant celles-ci visent à former surtout des ouvriers textiles qui
travailleront sur des métiers industriels ou semi-industriels (mécaniques et
informatisés), et la pratique du métier a désormais complètement disparu de la
formation au profit de l’enseignement de la théorie du tissage. Dans ce contexte, les
associations culturelles, les fondations et les écoles-ateliers constituent alors le seul
cadre où l’on peut apprendre à tisser.
11 À la différence de ce qui se passe dans les usines et les manufactures, où les séquences
de la production sont le plus souvent l’apanage d’ouvriers distincts, et dans le tissage
traditionnel où une femme experte était préposée à la préparation des métiers de
plusieurs villages, dans la pratique moderne du métier manuel, le tisserand assure
l’ensemble du processus de réalisation d’un tissu et doit en connaître les différentes
phases : de la conception à la préparation des fils et du métier, au tissage proprement
dit.
12 Le métier « à leviers » ou « à manettes », également appelé « métier à échantillons » en
raison de sa taille réduite (de 60 cm à 90 cm de large) et de son usage dans
l’expérimentation, la vérification et la promotion des tissus, ou encore « métier de
table », est le plus utilisé dans les classes de tissage et c’est également ce métier que les
élèves achètent pour s’exercer chez eux.

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Figure 4a et 4b. Le métier à leviers

On distingue les différents éléments du métier : la chaîne, tendue entre l'ensouple, ou rouleau de
chaîne, et le rouleau d'étoffe, qui porte le tissu au fur et à mesure du tissage ; les lisses, ou cadres,
dont le nombre varie selon le métier et le tissu que l’on veut tisser, et dans les mailles desquels sont
enfilés les fils de chaîne ; le peigne, qui va et vient sur la portion de chaîne entre les lisses et la dernière
trame du tissu ; les leviers, dits aussi « manettes », qui commandent les lisses, numérotés de gauche
à droite ; la navette sur laquelle est enroulé le fil de trame. Le support de ce métier est indépendant du
métier lui-même ; il peut être livré par le fabricant (comme dans le cas des métiers de l’école, fig. 3),
ou remplacé par une table.

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F. Carraro

13 Dérivé de la pratique industrielle du tissage, plus simple à utiliser qu’un métier à


marches et facilement transportable, ce métier se caractérise par des manettes (2, 4, 8,
12 ou 16 le plus souvent), qui remplacent les pédales et qui commandent chacune une
lisse, numérotées de gauche à droite et à partir de la lisse* la plus proche du tisserand 3.
Ce fonctionnement rend ce métier lent et peu adapté à la production d’étoffes 4, mais
indispensable pour la recherche de décors et effets dans les textures* et certainement
plus maniable lors de l’apprentissage.
14 C’est là une première importante caractéristique que de commander les lisses
autrement que dans les métiers à pédales, où le tisserand commande les organes du
métier en « marchant ». La référence à ce mouvement typique du tissage, auquel les
termes textiles renvoient aussi, est faite lors des cours et l’enseignant peut introduire le
fonctionnement du métier avec cette curieuse présentation : « […] imaginez que mes
mains soient mes pieds… ».
15 Seulement plus tard et, parmi les élèves, seulement quelques-uns tisseront avec un
« vrai » métier, dont le fonctionnement présuppose des ligatures entre les pédales et les
lisses, et des lisses entre elles, et ils éprouveront la contrainte ergonomique imposée
par les pieds comme organe de commande (chacun ne saurait marcher sur plus de deux
ou trois pédales à la fois), la contrainte mécanique engendrée par les ligatures et la
contrainte logique imposée par l’interdépendance des mécanismes. Plus
particulièrement, en fonctionnant lisse à lisse et par un contrôle individuel des groupes
de fils de chaîne, la pratique au métier à manettes se situe à mi-chemin entre celle des
métiers industriels et celle du tissage au métier traditionnel.
16 Les élèves lèvent et baissent les manettes du métier comme ils actionneraient des
interrupteurs et observent attentivement ce qu’il advient lorsque les lisses changent de
position : les fils de la lisse commandée par la manette qui est baissée se lèvent et

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forment un angle d’ouverture en se séparant de ceux qui restent à repos, le « pas* ».


Lorsqu’ils y introduisent la navette, l’entrecroisement se forme sous leurs yeux
permettant d’établir le lien avec le mouvement des lisses à partir des fils de chaîne
levés sous lesquels passe le fil de trame. Dans ces opérations, l’entrecroisement
perpendiculaire de la chaîne et de la trame propre au tissage est ainsi découpé en des
séquences mécaniques en même temps que la texture disséquée analytiquement : les
leviers outillent la main comme ils commandent les fils et l’élève accomplira le même
geste pour autant de lisses et pour autant de séries de fils selon l’entrecroisement visé.

Comprendre la toile
« Quand tu as compris la toile, tu es déjà aux trois quarts du chemin ! ». Cet adage
qu’Elena aime répéter à ses élèves indique à quel point il est difficile de tisser. La
simplicité des gestes – lever et baisser les leviers, passer la navette, tasser la trame – va
de pair avec une extraordinaire variété de textures, aux armures*, décors et effets aussi
bien visuels que tactiles très différents, et en cela même rend compte de la complexité
du processus de tissage.
17 La comparaison avec la tapisserie, récurrente sur le terrain où les élèves découvrent en
même temps les deux techniques lors des cours collectifs, est éclairante à ce propos.
18 Alors que le tissage est considéré par certains d’entre eux comme « très difficile »,
« épuisant » ou simplement « long et répétitif », tous sont d’accord pour dire que les
deux techniques ne se ressemblent point, car « faire de la tapisserie, c’est comme
dessiner avec les fils ». En effet, dans le tissage, le tissu se forme de manière homogène
et régulière sur toute la largeur de la chaîne entre les deux lisières et sur la hauteur du
tissu, trame après trame. Cette progression, fondée sur la répétition d’un module
d’entrecroisement de chaîne et de trame, définit le « rythme » d’un tissu. Dans la
tapisserie, au contraire, les trames et les secteurs où elles apparaissent sont le cœur de
la technique et, même si la construction du tissu suit un même module, les trames ne
vont pas d’une lisière à l’autre, mais suivent les contours d’un dessin ou d’une zone de
couleur. Le nombre et les mouvements des lisses sont réduits et complétés par le travail
de mains qui sélectionnent les fils de la chaîne en fonction du dessin, entrecroisent les
trames selon la portion concernée et, enfin, lient les trames discontinues entre elles 5.
19 Plus particulièrement, là où dans la tapisserie des « lignes » (Naji 2009, Ingold 2007)
scandent le travail du tisserand, qui, suivant le dessin visé, entrecroise les fils dans les
différentes parties du tissu, dans le tissage, c’est plutôt à travers une interruption des
lignes et, plus particulièrement, à travers leur segmentation en points de liage que l’on
procède au métier. Ce ne sont donc pas les fils qui constituent l’unité de référence du
tisserand, ni le décor du tissu, mais le rapport de leurs mouvements dans
l’entrecroisement, ou armure, et leur itération.
20 L’armure élémentaire de la toile 6, dans laquelle deux fils de chaîne voisins ont des
comportements opposés, en passant respectivement au-dessus et en dessous des fils,
illustre la combinaison de structure et mouvement propre au tissage et, partant, la
distinction qu’il est nécessaire d’opérer entre ces deux éléments. Car une armure se
caractérise par le rapport des fils qui la composent, soit le nombre minimum de fils de
chaîne et de fils de trame dont le croisement se reproduit (1 : 1, soit un fil en dessus et
un fil en dessous, dans la toile).

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21 Dans le métier le plus simple, le mouvement des fils de chaîne est pris en charge par
deux lisses qui permettent de lever alternativement les fils pairs et les fils impairs
(figure 5). Dès le troisième passage de trame, le rapport d’armure est complété et la
séquence se répète. Mais ce même rapport peut être réparti sur un nombre supérieur
de lisses : si on lève la première puis la seconde lisse sur un métier à deux lisses, sur un
métier à quatre lisses, la première et la troisième lisse sont levées en mêmes temps,
suivies par la deuxième et la quatrième, et ainsi de suite, suivant l’alternance du
mouvement des fils pairs et impairs.

Figure 5. Schéma des mouvements pour la toile sur un métier à deux lisses dans un cahier de notes

F. Carraro

22 Les élèves passent beaucoup de temps sur cette armure : on leur demande de tisser et
de se concentrer sur l’alternance des fils, des lisses et des gestes, sur la force avec
laquelle il faut tasser la trame pour que le tissu soit régulier, et sur les lisières qui
doivent être rectilignes, indice d’un tissage bien fait. Cet exercice, élémentaire et « peu
épanouissant », peut se révéler plus difficile que prévu : « il faut être attentif » et « dans
le bon état d’esprit » constate Sara après quelques essais. Mais c’est aussi en tissant de
la toile que les élèves sont initiés aux effets de décor que l’on peut réaliser en
introduisant des fils de couleurs différentes en chaîne et en trame tout en suivant la
même logique de lever les fils pairs, puis impairs.
23 « Un fil en haut, un fil en bas » : par ce rythme, qui est à la fois celui des gestes du
tisserand, du mouvement des lisses et de la position des fils dans le tissu, l’élève met en
correspondance les éléments qui composent l’armure et, au demeurant, il comprend
que ce qu’il voit à la surface tissée ne constitue qu’un « effet » de celle-ci. Un
entrecroisement de fils trop serré ou trop lâche, ou un fil sauté peuvent le faire
disparaître.

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24 Des couleurs différentes en chaîne et en trame permettent de reconnaître l’armure plus


aisément comme le constate l’élève qui en regardant sa toile m’a dit, quelque peu
embarrassé : « Il faut s’entraîner à voir les volumes ! ». Non seulement il est difficile de
repérer les erreurs, visibles seulement après l’introduction de quelques trames, mais
les fils en tant qu’éléments distincts se laissent difficilement distinguer dans la texture
aussi bien qu’entre les lisses du métier.
25 Parfois, des dispositifs pédagogiques différents sont employés afin de faciliter la tâche
aux élèves, comme des bandes en papier qui simulent le cheminement des fils en les
traduisant en une matière plus familière et maniable (figures 6ab). Mais c’est surtout
dans les mouvements du métier que l’espace tridimensionnel du tissage et du tissu – le
« volume » que les élèves ont tant de mal à percevoir – se concrétise.

Figure 6a et 6b. Des bandes en papier entrecroisées en cours selon l’armure de la toile et du sergé 3
lie 1

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F. Carraro

26 Comme un enseignant le confiait en cours lorsque les élèves regardaient un tissu


façonné qui présentait des effets différents : « Le rêve de tout tisserand c’est de pouvoir
manœuvrer chaque fil indépendamment des autres, mais le faire de manière organisée
n’est pas facile, ni même intuitif ». L’organisation que suppose le tissage renvoie alors
rapidement les élèves à une mécanique de la texture, dont ni la logique ni la perception
ne sauraient seules rendre compte. Ils doivent penser en même temps les fils, l’armure
et le métier, ainsi que réaliser les opérations qui mettent en relation ces éléments.
L’entrecroisement des fils de chaîne et de trame, même dans l’armure la plus simple
qu’est la toile, prend forme dans des objets d’échelle, de nature et de fonction
différentes que les élèves doivent apprendre à distinguer, ordonner et mettre en
correspondance dans un espace qui n’est pas encore celui du tissu, ni même celui des
gestes qu’ils accomplissent.

Remettre au métier
« La 1 et la 3 baissées, la 2 et la 4 levées. Je passe la navette. La 2 et la 4 baissées… je
remonte la 1 et la 3… et je passe la navette ».
« Attention, il y a un fil qui n’est pas pris »
« Il doit aller en haut ou en bas ? »
« Suis-le. C’est où que ça tire ? Là, plus près de la maille… c’est quelle lisse ? »
27 Les mains de l’élève se portent avec assurance sur les manettes. Il a bien compris qu’il
faut alterner les lisses que ces lèves commandent pour tisser la toile, et parfois
contrôler qu’elles sont bien en position, que les fils ne soient pas restés accrochés les
uns aux autres. Avant qu’il puisse donner du sens à ces gestes simples à exécuter et
dont la séquence, souvent énoncée à haute voix en nommant les manettes par leur

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numéro, peut être rapidement apprise, il faudra encore du temps et quelques tissus
détissés.
28 Après la toile, d’autres armures sont enseignées et d’autres rapports des fils, d’autres
mouvements de lisses, un nombre supérieur de combinaisons et des textures
différentes sont expérimentés par les élèves. C’est le cas avec l’armure du sergé* 3 : 1
(« trois lie un »), qui nécessite quatre lisses dont une seule est levée selon la succession
1, 2, 3, 4 mais en décalant la levée des fils d’un fil – et d’une manette – à chaque passage
de trame, ce qui forme des côtes obliques dans le tissu (cf. figure 6b).
29 Lorsque les élèves commencent à tisser, les métiers sont la plupart du temps déjà
prêts et montés avec quatre lisses, ce qui permet le tissage d’armures différentes. Cet
échantillonnage constitue un exercice fondamental dans les cours. Si les élèves
s’amusent à manipuler le métier et à changer de levier à leur guise, il est rare que cela
aboutisse à un « tissu tissé », car les fils qui flottent sans liage témoignent de l’absence
d’une armure et les flottés* trop longs affaiblissent la solidité du tissu. Néanmoins
quelques enseignants proposent aux élèves d’enchaîner des séquences de leviers et de
noter sur un cahier les actions accomplies et leurs variations afin d’analyser les
résultats de ces essais et de décrire « ce qui s’y passe et pourquoi ».
30 Ce fut le cas lors d’une séance de cours. Le sergé fut proposé comme exercice aux élèves
assis à leurs métiers qui suivirent ainsi promptement la séquence connue pendant des
nombreux passages de trame : la première manette, puis la deuxième, la troisième et la
quatrième, pour recommencer à partir de la deuxième. Lorsque quelques centimètres
de tissu avaient été réalisés, ils remarquèrent toutefois que des différences
apparaissaient, à peu près régulières dans quelques échantillons : les côtes obliques
changeaient de direction, elles s’opposaient et formaient des chevrons, ou encore elles
s’allongeaient, se distanciaient et se fragmentaient (figures 7ab). Alors que certains
élèves s’apprêtaient à défaire leur échantillon et à recommencer en tâchant de se tenir
à la séquence sans se tromper, d’autres étudiaient et confrontaient les échantillons sans
comprendre, d’autres encore appelaient à l’aide l’enseignante, jusque-là muette et
amusée : « Cherchez, cherchez ! ». La solution ne fut trouvée que grâce au tracé
technique qu’elle finit par distribuer.

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Figure 7a et 7b. L’échantillon tissé par un élève lors de l’exercice (endroit et revers)

Captivé par l’effet inattendu du tissu, l'élève a négligé son tissage ce qui n'a pas manqué d'être
remarqué par l’enseignante : « […] les fils sont tassés de manière assez régulière, mais tu n’as pas fait
attention aux lisières, et n’as pas toujours surveillé le pas… ça t'aurait aidé à ne pas te tromper ! ».
F. Carraro

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Figure 8. Le tracé technique de l’exercice

Selon les conventions en usage, trois sections caractérisent les tracés techniques textiles. Dans la
section centrale, le schéma du tissu, où les colonnes représentent les fils de chaîne, les lignes ceux de
trame, et les carreaux noirs, le passage d’un fil de trame au-dessus d’un fil de chaîne. Dans la section
supérieure du tracé, le schéma du remettage où le cercle noir indique la lisse où le fil est remis ; enfin,
dans la section à droite, la séquence selon laquelle le tisserand doit marcher sur les pédales ou,
comme dans ce cas, lever les manettes du métier.
F. Carraro

31 La séquence était bien celle du sergé, mais les fils de chaîne avaient été rentrés dans les
lisses suivant un ordre différent : les variations dans le tissu ne dépendaient pas de la
manipulation des manettes – ni d’une erreur des élèves –, mais du métier. Plus
précisément elles étaient déterminées par le remettage*, autrement dit l’ordre suivi
lors de l’enfilage des fils dans les mailles des lisses et la configuration de la relation des
lisses et des fils de chaîne lors de la préparation du montage du métier. Lors de cette
opération, le plus simple c’est de suivre la succession de fils et lisses (le 1 er fil dans la
première maille de la 1re lisse, le 2 e fil dans la première maille de la 2 e lisse, le 3 e fils
dans la première maille de la 3e lisse, le 4e fil dans la première maille de la 4e lisse), mais
il est également possible de les inverser (le 1er fil dans la première maille de la 4 e lisse,
etc.), ou encore de les combiner (l’ordre des fils et des lisses se suivra jusqu’au
quatrième fil puis sera inversé : le 5e fil dans la 3 e lisse, le 6 e fil dans la 2 e lisse, le 7 e fil
dans la 1re lisse, etc.) comme dans l’échantillon de l’exercice, où les côtes diagonales de
sens opposé forment aussi des chevrons en se rencontrant. Par cette expérience, les
élèves comprennent que le terme de « remettage », qui désigne à la fois l’opération lors
du montage du métier et l’ordre des fils de chaîne propre à un tissu, signifie également
que l’entrecroisement des fils et son effet tissé sont aussi confiés – remis – au métier et
dépendent de comment celui-ci a été préparé.

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32 En suivant des mains et des yeux les fils à l’intérieur du métier et entre les mailles, de
quatre lisses en quatre lisses, les élèves ont enfin compris. Si, après quelques questions,
ils ont repris à tisser en suivant le tracé technique, la séquence des manettes à lever et
baisser n’a plus retenu toute leur attention désormais prise par la comparaison, et la
confrontation, de leur action et de celle du métier : encore des combinaisons à trouver
et des connexions à établir.

Écrire pour tisser


Les tracés techniques textiles sont introduits très tôt en cours. Ils occupent en effet une
place centrale dans la pratique du tissage et souvent, lorsqu’ils commencent à tisser, les
élèves ont déjà vu ces notations particulières que l’on trouve sur les magazines de
tissage et en ligne, et que les tisserands échangent entre eux comme des « recettes »
précieuses.
33 Les conventions qui les régissent sont introduites dans les cours comme explicitation
des armures pour devenir ensuite elles-mêmes l’objet d’exercices – traduire un tissu en
tracé et un tracé en tissu – et aussi de problèmes d’école, comme réaliser des chevrons
sens trame (>) et sens chaîne (v), ou encore les deux, comme dans les losanges, en
jouant notamment sur la compatibilité des différents remettages et sur la combinaison
des remettages et des séquences à suivre en levant les manettes lors du tissage.
34 Dans le tracé est représenté ce qu’il n’est pas évident de voir dans le tissu, où les fils
accrochent, se tendent et se relâchent, et glissent parfois les uns sur les autres, ni à
l’intérieur du métier et entre ses mécanismes, en raison de la densité des mailles et des
lisses et des fils qui les traversent. Cependant, cette représentation graphique n’est pas
sans poser de problèmes aux élèves. Comme dans la situation suivante.
35 Après quelques séances sur le sujet et alors qu’elle s’apprête à tisser, une élève
commence à tourner sa feuille dans tous les sens : elle ne sait plus comment lire le
tracé. L’enseignante lui tend alors une photocopie du même tracé et des ciseaux
l’invitant à découper le module et à joindre au tracé la nouvelle pièce pour « continuer
le tissu » sur le papier (figures 9ad) : le module de l’armure peut être différemment
extrait et recomposé sur le papier à partir d’un autre « moment » du même tissu et du
même tissage. « Souvenez-vous que les carreaux ne sont pas des dessins… ILS NE SONT
PAS DES DESSINS ! », scande l’enseignante durant les exercices, et ce n’est guère
étonnant que seulement Piero, électrotechnicien, n’ait aucune difficulté, lui qui y
reconnaît aisément les circuits sur lesquels il travaille.

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Figure 9a, 9b, 9c, 9d. L’élève et l’enseignante en train de découper le tracé technique et de le
composer à nouveau afin de « continuer le tissu » sur le papier

Les essais au métier ne sont pas suffisants à dissoudre les doutes que le schéma de ce tissu aux
armures combinées génère. La vérification et la pratique des armures connues ne sauraient suffire
pour la compréhension de « ce qui se passe » dans le tissu et dans le métier et si la notation explicite
davantage le fonctionnement du tissu, elle ne peut être efficace que dans la relation au
fonctionnement du métier et enfin au tissage du tissu.

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Apprendre le tissage, faire corps avec le métier 17

F. Carraro

36 Cette situation montre qu’il est nécessaire de savoir voir le tissage pour pouvoir lire le
tracé et le tissu. Elle montre un « blanc » chez l’élève concernant la distribution et la
mise en correspondance des éléments à apprendre, et le décalage qui se produit dans
l’écart qu’il doit réaliser entre le maintien d’une prise portant sur l’objet final et le

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Apprendre le tissage, faire corps avec le métier 18

processus en cours de sa construction, autrement dit, entre la continuité que l’on doit
perdre du point de vue du processus de tissage, et, à la fois, poursuivre en tissant.
37 L’intérêt des tracés n’est d’ailleurs pas que pédagogique. Le tissage est traduit en une
forme mnémotechnique claire et efficace pour être transmis et reproduit, et aussi pour
être « étudié » et compris dans la diversité des possibles.
38 Sur le papier on compte les fils (les colonnes et les lignes du schéma) et on organise
l’action des lisses et celle du tisserand sur les leviers. C’est en faisant allusion à ces
notations que très concrètement on parle de « recette » ainsi que de « projet ». Comme
le dit Luca, qui apprend le tissage depuis quelques mois, « une chose c’est lire le tracé,
une autre chose c’est d’y mettre les mains ». Et pourtant, les deux doivent d’une
certaine manière converger, à la fin, dans les gestes comme dans les esprits. Comme
insiste Silvia en me montrant l’échantillon qu’elle a « enfin » réussi à réaliser : « Bon
bah ce n’est pas vraiment comme le modèle, et j’aurais dû utiliser une autre trame,
mais il est beau, regarde, il a un bon rythme ».

Prendre la mesure du tissage


Alors qu’il prépare depuis quelques semaines son projet de tissu, Paolo entre dans la
salle de cours confus et quelque peu frustré : « je n’en peux plus de calculer au hasard !
Je veux être certain que je calcule comme il le faut… je suis parti d’un dessin [tracé
technique] mais bon le calcul est assez indépendant… ou bien ? ».
39 La préparation des fils pour un tissu donné, ou ourdissage*, est le plus souvent abordée
longtemps après que l’on ait commencé à tisser, car « difficile » et « extrêmement
décourageante » : on doit calculer la densité du tissu, mesurer la longueur de la chaîne
en fonction des passages de trame que l’armure nécessite, et prévoir une marge pour
les lisières, voire envisager des fils supplémentaires pour les consolider. « L’ourdissage
fait le pont entre le projet et sa réalisation matérielle ». Cette introduction à la nouvelle
opération que les élèves doivent apprendre définit les phases de la réalisation d’un tissu
et hiérarchise l’ordre dans lequel elles peuvent être transmises et apprises, car lorsque
les élèves arrivent à ourdir, ils doivent être prêts pour « penser » le tissu dans son
ensemble.
40 Alors même que les matériaux ont jusqu’ici occupé un second plan, ils ont la part belle
dans cette phase qui prend son départ dans les caractéristiques matérielles du tissu… à
venir. Surtout c’est par l’ourdissage que les fils d’un écheveau deviennent des éléments
de tissage, partie du métier comme des opérations du tisserand.
41 Lors de l’ourdissage on doit penser à la fois la matière des fils et leur fonction, et le
fonctionnement logique et mécanique de leur entrecroisement. Les tâches différentes
qui composent cette opération reviennent à éprouver les propriétés des fils et en
particulier leur flexibilité, l’élasticité et la plasticité de ce matériau singulier.
42 Chaque tissu présente une densité spécifique et certaines armures occupent plus de
place que d’autres dans la texture. En premier lieu, il est nécessaire d’en calculer la
réduction*, autrement dit le nombre de fils au centimètre. Pour ce faire, un autre
élément du métier est déterminant, le peigne entre les dents duquel passent les fils de
chaîne selon des mesures qui peuvent varier : 20, 10, 8 fils/cm. L’ordre de passage des
fils entre les dents du peigne du métier demande beaucoup d’attention, car tout espace
sauté engendre un espace dans la texture, de même qu’un nombre supérieur de fils

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Apprendre le tissage, faire corps avec le métier 19

peut engendrer des problèmes de tissage, car la tension des fils peut bloquer le travail
des lisses.
43 De ce fait cet instrument, monté sur le métier et interchangeable selon le type de fils et
le tissu que l’on veut tisser, constitue l’étalon du tisserand comme c’était le cas dans le
tissage des draps de laine au Moyen Âge (Cardon 1999) et comme il a continué de l’être
dans le tissage de la tradition, dans lequel les peignes étaient marqués sur leur côté
pour permettre le repérage du nombre des fils d’un tissu sans avoir à compter. Mais, s’il
constitue toujours une référence, c’est une règle que l’on utilise aujourd’hui à sa place
pour calculer la réduction.
44 Les fils sont enroulés les uns à côté des autres autour de quelques centimètres sur la
largeur de la règle de manière à ce que leur effet en densité puisse être perçu
visuellement ; puis ils sont comptés et leur nombre divisé par le nombre de centimètres
d’enroulement ; enfin, le nombre de passages de trame prévu par le module ajouté au
nombre obtenu : le même dans le cas de la toile, un fil tous les trois fils dans le cas du
sergé 3 : 1. Le calcul de la réduction est alors enseigné à la fois arithmétiquement, de
manière métrique et empiriquement, et les élèves doivent opérer une corrélation entre
le nombre des fils de chaîne et ceux de trame, l’espace qu’ils occupent sur le peigne et
enfin l’espace que prend l’entrecroisement.
45 Ils devront faire encore des calculs pour l’ourdissage proprement dit.
46 L’opération consiste à assembler des fils d’égale longueur et tension et à attribuer à
chacun une position distincte et ordonnée. Pour ce faire l’élève doit dérouler les fils des
bobines et les enrouler autour des tiges de l’ourdissoir en créant des « encroix » : les
tours croisés créés au niveau de la dernière tige permettent de maintenir l’ordre des
fils, du premier au dernier.

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Figure 10. À l'ourdissoir

L’enseignante montre le mouvement du fil autour des tiges de l’ourdissoir et les gestes à accomplir
afin de maintenir la tension. Malgré la taille relativement petite de l’ourdissoir, c'est l’ensemble du
corps qui est engagé dans l’opération et des allers-retours sont nécessaires entre les tiges afin de
former des tours et des encroix corrects à travers les points de repère établi sur l'ourdissage et dans
l'espace autour de celui-ci.
F. Carraro

47 L’apprentissage de cette procédure peut prendre beaucoup de temps : il faut maintenir


la tension des fils pour éviter qu’ils s’emmêlent, ne pas perdre de vue la bonne
direction autour des tiges et tenir le compte des tours. La position face à l’ourdissoir est
importante et l’élève identifie rapidement des repères qui compensent le manque de
familiarité avec les fils et lui permettent de garder la bonne distance : ses pieds
reviendront après chaque tour à cette latte de parquet, ce carreau du carrelage, cette
fleur ou cette tache du tapis, à partir de laquelle recommencer pour un nombre de fois
égal à la moitié des fils nécessaires ‒ chaque tour comptant pour deux fils de chaîne.
Mais la façon d’accomplir les gestes retiendra également l’attention de l’élève et il
cherchera à plier et ouvrir la poignée et le bras toujours de la même manière comme de
tenir le dos bien en place, la moindre variation pouvant faire tomber le fil des tiges.
48 En une gestuelle encore plus délicate et précise consiste le fait d’ôter des tiges
l’écheveau obtenu. Deux ficelles de couleur différente nouées autour des deux groupes
de fils séparés par la tige marquent l’encroix dans l’écheveau ; c’est en glissant la main
entre ces groupes que les fils sont retirés de l’ourdissoir et tressés dans une chaînette,
prêts pour être remis dans le métier : montés de l’ensouple au rouleau d’étoffe après
avoir été enfilés dans les mailles des lisses selon le remettage, et dans le peigne. C’est
d’ailleurs en vue de cette opération que des ficelles supplémentaires sont introduites
dans l’écheveau pour regrouper les fils par 5, 10 ou 20 unités.

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49 Plusieurs expériences d’affilée devront se répéter pour essayer à nouveau le parcours


sur l’ourdissoir, exercer les gestes, trouver la bonne distance et sentir la juste tension,
et enfin pour réussir à compter. Les tâches, nombreuses et différentes, que l’élève doit
effectuer en même temps ne sont pas sans générer une certaine confusion. Un exemple
peut illustrer ce propos.
50 Lors d’un cours, des élèves qui travaillaient en groupe à l’ourdissoir avaient inséré des
ficelles regroupant les fils par six dans l’écheveau encore monté sur les tiges. Interrogés
quant à ce choix, ils avaient argué qu’ils pouvaient ainsi « voir directement sur la
chaîne » la réduction du tissu qu’ils s’apprêtaient à tisser. Cet argument fit bondir
l’enseignante : cela revenait à « ourdir les fils un à un », à « confondre le peigne avec
l’ourdissoir » ainsi qu’à perdre de vue l’armure et le métier. Les explications se
multiplièrent et les élèves continuèrent à discuter entre eux devant l’ourdissoir et
autour du métier afin de comprendre par ces changements de perspective les failles de
leur « raisonnement » : les calculs prennent parfois le dessus et deviennent une forme
de réassurance en dépit de l’efficacité des actions qu’on accomplit.
51 La feuille du tracé technique accrochée sur le métier à côté des manettes, regard et
mains entre les lisses et le long des fils, il faudra alors parcourir à nouveau l’ensemble
du processus et y tracer son chemin : les prochains tissus que les élèves réaliseront du
début à la fin permettront peut-être d’acquérir les justes connexions entre les calculs et
les mesures, la texture et l’entrecroisement des fils, les mouvements du métier et les
gestes. Ou du moins quelques-unes à chaque fois parmi les possibles.

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Figure 11. Les élèves et l’enseignante montent la chaîne ourdie sur le métier

La chaîne peut être montée sur le métier à partir du rouleau de chaîne ou du rouleau d’étoffe. Dans ce
cas, c’est par le rouleau de chaîne, situé à l’arrière du métier, que la chaîne ourdie a été disposée et que
les fils ont été enfilés dans les mailles des lisses. Une précaution supplémentaire est prise lors de
cette opération : afin de maintenir ordre et tension, une feuille de papier est enroulée avec la chaîne.
F. Carraro

Faire corps avec le métier


Ne pas voir, prévoir, savoir
L’ethnographie des différentes phases d’apprentissage de la technique montre que le
tissage impose d’être « sérieux » car il confronte l’élève à un raisonnement complexe
composé de plusieurs enchaînements intellectuels, mécaniques et gestuels, pans de
l’objet technique qu’il peine à se représenter.
52 L’invisibilité, véritable ou produite par la difficulté d’appréhender « ce qui se passe »
dans le métier et dans le tissu, et ce qui, en tissant, dans la variation des gestes, produit
des défauts ou des résultats inattendus, est au cœur de l’apprentissage. C’est là la
difficulté principale du tissage : mettre en relation des actions différentes et médiées
que l’on ne saurait observer distinctement en raison même de l’agentivité dont elles
résultent. Car les mouvements du tissage sont à la fois ceux des fils, du métier et du
tisserand, et même une fois fixés dans le tissu, les entrecroisements des fils et leurs
effets confondent la vue et l’esprit de l’élève.
53 Pour cela, apprendre à voir le tissage ne constitue pas seulement un défi pour le regard.
Les élèves doivent comprendre ce qu’ils font en tissant et finalement savoir ce que font
le métier et les fils, voire, connaître le tissage pour pouvoir tisser. Les situations vécues
en classe montrent que l’apprentissage consiste en un échelonnement des « blancs » et

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des décalages éprouvés afin de réduire l’écart qui les sépare de l’action technique
comme de son résultat et, surtout, de rendre cet écart assimilable par l’esprit et le
corps.
54 La transmission d’un savoir formel portant sur la logique des armures et la mécanique
du métier, et une pratique guidée, échelonnée d’exercices et de problèmes « d’école »
dans laquelle l’élève apprend à visualiser l’entrecroisement des fils du tissu et le
fonctionnement du métier ainsi qu’à anticiper sa propre action sur ses mécanismes,
scandent les différentes phases de la transmission.
55 La longue pratique des armures, même dans le cas de la toile, montre comment par le
métier les élèves apprennent à voir (Cornu 1991) et leur regard s’outille (Grasseni 2004)
à travers la médiation d’une opération alliant observation et déduction intellectuelle.
En particulier, le rapport des fils et la logique de l’entrecroisement sont expliqués à
l’aide de supports formels et pédagogiques différents, comme les tracés et les bandes en
papier, mais c’est lorsque le métier déplace les fils, que les élèves peuvent associer la
division des fils pairs et impairs, les passages de trame et le rythme auquel ces
mouvements donnent forme dans l’armure et son itération dans le tissu.
56 Dispositif de tissage (Leroi-Gourhan 1943 : 278), le métier figure alors aussi un dispositif
de connaissance, selon le point de vue que l’on adopte, celui de l’enseignant ou celui de
l’élève, et la phase du processus que l’on considère. En tant que tel, il n’assure pas
seulement la tension, l’organisation et la manipulation sélective des fils de chaîne, mais
il lie ces opérations entre elles et permet aux élèves de les voir et de les prévoir dans les
fils et leur entrecroisement. C’est en cela même que le principe de fonctionnement du
métier à leviers, conçu pour la conception textile, sert la transmission du tissage et
constitue aussi un support pédagogique : en défaisant les entrecroisements des fils et
en disséquant l’action technique du tisserand et du métier, il met au jour leurs
agencements possibles. Des mains aux leviers, des leviers aux lisses, des lisses aux fils,
des fils à la texture, par association, combinaison ou décomposition, un savoir visuo-
moteur (Downey 2007, Marchand 2008 : 263) des et par les mouvements du tissage
simultanément, est lentement acquis.
57 C’est à travers le métier et sa pratique que les élèves saisissent la relation entre ce qu’ils
perçoivent à peine dans les mécanismes et dans la texture des échantillons tissés et ce
qui fait l’objet de représentations et de procédures établies, formalisées et énonçables :
une toile, un sergé.
58 C’est dans cette perspective que nous pouvons comprendre le rôle de la formalisation
écrite dans la transmission et dans l’apprentissage.
59 Dans d’autres traditions tisserandes, les motifs les plus complexes sont tissés sans l’aide
de supports écrits et leur usage est introduit lors de l’étude et de l’analyse savante des
tissus dans lesquels les tracés techniques constituent davantage une représentation
conventionnelle du tissu que du processus de tissage (cf. Desrosiers 2012 : note 17,
Makovicky 2010). Sur le terrain des cours de tissage européen et moderne, cette
fonction de la représentation graphique et, finalement, ces deux points de vue distincts
se rapprochent et se superposent. Comme les situations de cours peuvent le montrer,
une connaissance préalable et implicite du métier et des armures fonde la
représentation des tracés techniques, sans laquelle aucune lecture ne saurait avoir
lieu : les carreaux resteraient des dessins.

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60 Si, de manière analogue aux bandes en papier, le tracé fonctionne comme une
explicitation de la technique, et en cela dirige l’exécution (cf. Keller & Keller 1999)
comme une « recette » (cf. Chamoux 1978), dès que l’on considère son élaboration, il
constitue un « projet » de tissu et en cela cristallise le savoir que l’élève doit être à
même de mobiliser en imaginant les périodes successives du cours des actions les unes
après les autres, et dans leur connexion. La représentation graphique concrétise alors
le savoir du faire et en illustre le caractère opératoire. Car, seulement une fois les
conventions des tracés apprises, les élèves seront en mesure de « lire » le
fonctionnement du métier et la logique des armures dans le tissu. Ainsi, tout en
témoignant de la séparation entre savoir et tisser, les tracés participent de la maîtrise
de la technique (Chevallier 1991) illustrant le mystère du tissage et, en même temps, un
secret de Polichinelle, que ceux qui tissent sauront dévoiler et, avec le temps, corriger,
ajuster et modifier.

Calculer, suivre des mécanismes


Ce va-et-vient entre le métier et l’écrit, le savoir et la pratique permet d’appréhender la
composition de savoirs et de représentations de savoirs qui caractérise l’activité dans
les classes de tissage ainsi que de mettre en perspective la progression de
l’apprentissage par échafaudage (Childs & Greenfield 1980).
61 Non seulement les « variables » se multiplient au fur et à mesure des cours, mais, de par
son organisation – du tissage des armures, à la préparation du métier, à la préparation
des fils –, la transmission du tissage présuppose un retour continu sur les acquis de la
part des élèves et leur mise en perspective. En dépit du caractère formel du savoir du
tissage, cette progression de l’apprentissage, à rebours et crucialement analytique,
montre le caractère instable des savoirs mobilisés ainsi que leur appropriation par les
élèves.
62 Le recours à l’arithmétique et à la géométrie est de mise dans les différentes phases de
tissage. L’appartenance du tissage à ce domaine de savoir (Küchler 2001,
Vandendriessche 2018) ne saurait être mise en doute par les élèves dès le premier jour
de cours. C’est en cela que ces compétences constituent des supports lors de la
transmission du tissage. Cependant, c’est la mise en correspondance de nombres,
figures et mesures avec le processus de tissage au métier qui pose aux élèves le plus de
difficulté. Car ce qui importe est de compter fils et gestes, de distribuer formes et
couleurs en rangs et séries de fils, et d’en organiser la combinaison en agissant sur les
mécanismes du métier à tisser. La relation entre mathématiques et action technique
n’est point aisée à déceler et parfois savoir et procédures encombrent le faire et la
compréhension des élèves, qui doivent trouver leur chemin et faire la part des choses.
C’est alors sous la forme d’affordances spécifiques que ces compétences sont mises en
pratique entre les fils, au métier et face au tissu.
63 Les épreuves qui scandent l’apprentissage et les solutions trouvées par les élèves aux
problèmes rencontrés, d’une part, et l’explicitation du savoir du tissage à travers
opérations et procédures, témoignent en effet de « l’impossibilité de réduire le savoir-
faire à des dimensions opératoires étroites (gestuel, corps outillé, mouvement, etc.) qui
pourraient être saisies à travers un enregistrement visuel » (Bonnault-Cornu & Cornu
1991 : 60). Elles permettent de comprendre toute la difficulté d’organiser l’action, celle
d’établir des référentiels (Geslin & Salembier 2002) communs entre théorie et pratique

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Apprendre le tissage, faire corps avec le métier 25

et de les situer dans les cadres différents et souvent incommensurables en acte (Lave
2009, Marchand 2018).
64 C’est ainsi que les cours des écoles-ateliers, des associations et des fondations, cours
informels, complémentaires et opposés à ceux dispensés dans les cursus de formation
professionnelle, intègrent la pratique dans le savoir du tissage et le savoir du tissage
dans la pratique, et, par le difficile équilibre qu’ils affichent dans l’organisation même
de la transmission, dénouent les fils du savoir au métier. La relation de savoirs à
l’apparence opposés et inversement évalués sur le terrain des compétences (Stroobants
2009), y compris chez les passionnés des fils, représente alors dans le cas du tissage la
dimension insaisissable du savoir-faire à acquérir.
65 Cet aspect permet de situer le caractère « complet » de la technique et la nature
« raisonnée » de la pratique auxquels les acteurs, élèves et enseignants, font allusion.
66 Lors de l’apprentissage, les élèves découvrent rapidement que la sensibilité, l’art et la
technique du tissage reposent sur une ingénierie véritable et peuvent s’exprimer
seulement à travers des actions calculées. C’est en cela même que l’apprentissage révèle
le caractère algorithmique et computationnel de la pratique du tissage. L’introduction
du remettage du métier, par lequel les élèves sont portés à considérer la phase
préalable au tissage proprement dit, au métier, mais finalement opératoire dans le
cours d’action et actualisée par la séquence de levage des manettes comme un véritable
programme de tissage est saisissante à cet égard. D’autre part, l’ourdissage permet de
lier le projet à sa réalisation.
67 En effet, la matière ne constitue pas le point de départ comme on pourrait le penser et
c’est à la fin de l’apprentissage que celle-ci entre dans le processus. Mais finalement
c’est ce qui fait la différence entre une toile et une autre.
68 La temporalité de l’apprentissage et l’apparente discordance avec la chaîne opératoire
du tissage révèlent que l’alchimie du faire (Ingold 2017) autant que l’empathie avec la
matière (Küschler & Were 2009) se réalisent dans le tissage en suivant des mécanismes.
Apprendre à tisser consiste en ce sens en une éducation à l’attention (Ingold 2001) qui
se développe par une sorte de problem solving (cf. Bunn 2016, Marchand 2016) dans le
partage (Sigaut 2008) de l’action avec le métier. C’est aussi dans ce rapport que l’élève
découvre et (ap)prend sa place dans le processus.
69 Les cours de tissage et leur déroulement montrent alors que, dans la tradition
européenne aussi, où la technique est largement formalisée et a été mécanisée au sens
moderne du terme (cf. Brezine 2009, Chamoux 1978), la pratique du métier comporte
des tâches techniques et cognitives multiples qui tiennent au corps – celui de l’élève et
celui du métier – et à l’esprit et au programme du métier. La mobilisation de la
réflexion, intense et nécessaire, consiste en une opération réflexive et à la fois
analytique, à travers laquelle un savoir du tissage est incorporé autant que mis à
distance et « déposé » (Simondon 1958 : 138) dans le métier comme dans le tissu. Ni
outil qu’il s’agirait pour l’élève d’incorporer (Rosselin 2006) au fur et à mesure de
l’apprentissage, ni artefact cognitif (Norman 1993), qui en représenterait les calculs, le
métier – machine à tisser manuelle dans laquelle effort de pensée et état d’âme
convergent et se complètent – souligne et réduit à la fois l’écart entre théorie et
pratique, et finalement entre tisserand et tissu ; et c’est avec le métier que ceux qui
tissent trouvent le plaisir des textures et de leur construction.

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70 Le dernier jour du cours, lorsqu’il s’agit de couper les fils de chaîne et d’enlever les
travaux des métiers, les élèves sont très excités : ils pourront enfin percevoir la
souplesse des écharpes, des chemins de table, des housses de coussin qu’ils ont tissés et
les toucher. La tentation de les examiner est grande, ils en rient ensemble et s’amusent
à chercher quelques défauts. Les tissus entre leurs mains, ils ne peuvent s’empêcher
d’entrer des yeux et de la pensée dans les fils et d’essayer de les suivre. Un temps
d’arrêt est alors marqué, avant que les mots ne sortent :
« C’est beau ! ».

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Techniques & Culture , Suppléments aux numéros


Apprendre le tissage, faire corps avec le métier 28

ANNEXES

Glossaire des termes textiles employés


Armure : mode d’entrecroisement des fils de chaîne et de trame.
Entrecroisement : lieu où fil de chaîne et fil de trame changent de position l’un par
rapport à l’autre. L’entrecroisement est également appelé « point de liage ».
Flotté : enjambement d’un fil de chaîne au-dessus ou au-dessous de plusieurs trames
contiguës, ou d’un fil de trame au-dessus ou au-dessous de plusieurs fils de chaîne
contigus.
Lisse : ensemble de mailles dans lesquelles passent les fils de chaîne. Elles sont fixées
dans un cadre commandé par des pédales ou, dans le cas du métier à échantillons, par
des leviers.
Navette : outil qui sert à introduire la trame entre les fils de chaîne.
Ourdissage : opération de préparation des fils de chaîne selon une longueur uniforme
par leur disposition parallèle et leur enroulage sur le rouleau de chaîne du métier. Cette
opération se fait au moyen de l’ourdissoir qui, dans la forme la plus commune, consiste
en un cadre en bois ou en métal avec des tiges autour desquelles l’on fait passer et tend
les fils.
Pas : ouverture des fils de chaîne à l’intérieur de laquelle passe la navette.
Peigne : élément amovible et interchangeable du métier à tisser fixé sur le battant de ce
dernier. Constitué par des lamelles métalliques, dans la plupart des cas, disposées les
unes à côté des autres, selon un espacement uniforme et qui varie selon la fibre des fils
et leur titre*, le peigne sert à répartir les fils de chaîne dans la largeur du tissu ainsi
qu’à serrer, ou « tasser », les fils de trame après chaque passage de navette.
Rapport d’armure : nombre de fils de chaîne et de passages de trame qui composent une
armure.
Réduction : nombre de fils de chaîne et/ou de trame par centimètre de tissu.
Remettage : opération qui consiste à enfiler les fils de chaîne dans les mailles des lisses.
Par ce terme on désigne également l’ordre d’après lequel les fils sont repartis dans les
lisses du métier.
Sergé : armure caractérisée par des côtes obliques obtenues en déplaçant d’un fil les
points d’entrecroisement de chaîne et trame à chaque passage de navette. Les sergés se
définissent ainsi par les nombres dont la somme définit le rapport d’armure et qui
indiquent la longueur respective des flottés et des entrecroisements, et leur répartition
dans le rapport. En raison de ce déplacement continu des fils, cette armure se
définit une armure « à décochement ».
Tassement : action de pousser la trame qui vient d’être insérée contre le tissu déjà formé
au moyen du battant du métier sur lequel est monté le peigne.
Texture (ou, dans le langage technique textile : « contexture ») : mode de formation d’un
tissu.

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Apprendre le tissage, faire corps avec le métier 29

Titre : expression de la grosseur des fils selon leur nature au moyen d’unités de mesure
différentes.

NOTES
1. « Élèves » est le terme employé par les acteurs.
2. En particulier, les régions du Frioul-Vénétie Julienne, de la Lombardie, des Pouilles, de la
Toscane, du Trentin-Haut-Adige et de la Vénétie.
3. Si celle-ci est la norme dans les régions dans lesquelles j’ai effectué mes terrains, ailleurs,
comme dans la tradition lyonnaise, les lisses peuvent être numérotées du fond vers le tisserand.
Comme nous allons le comprendre, la connaissance de l’ordre des lisses est fondamentale dans le
tissage et toute confusion sur ce point entraîne des erreurs dans la fabrication comme dans
l’élaboration du projet d’un tissu.
4. Il existe différentes sortes de métier à leviers, le bois employé, le poids et la taille (largeur et
longueur) du métier faisant la différence quant aux possibilités de tissage. Selon ces
caractéristiques, il est donc possible de tisser des étoffes qui dépassent les simples échantillons ;
néanmoins, la vitesse de tissage restera nécessairement limitée.
5. Un métier spécifique, vertical, est normalement utilisé pour la tapisserie, cependant les autres
métiers peuvent aussi être utilisés avec un mouvement de lisses réduit au minimum. C’est là ce
que j’ai pu observer dans des nombreuses classes de tissage, où les élèves ayant à disposition
seulement un métier à leviers expérimentent ainsi cette technique aussi.
6. Les armures élémentaires du tissage sont la toile, le sergé et le satin. C’est sur les deux
premières et leurs dérivations que l’on insiste le plus dans les cours en raison aussi de la variété
de tissus et de répertoires textiles qu’elles permettent de réaliser. Selon le rapport chaîne /
trame, et compte tenu de celui-ci, plusieurs armures peuvent être combinées dans le même tissu
afin de créer des effets de décor.

RÉSUMÉS
À travers une ethnographie de l’apprentissage du tissage dans les écoles-ateliers, les associations
culturelles et les fondations qui constituent aujourd’hui le seul cadre de transmission de cette
technique en Italie, cette étude propose une écologie des savoirs et des pratiques au sein de la
communauté des tisserands. Il s’agira, d’une part, de montrer que la pratique du métier
confronte l’élève à une mécanique complexe, composée de plusieurs enchaînements et
combinaisons gestuels et opératoires, pans de l’objet technique qu’il peine à se représenter ;
d’autre part, d’interroger la dimension située du « savoir tisser », entre savoirs formels et
informels, à l’aune de la relation qui, lors de l’apprentissage, s’instaure entre le métier, l’élève et
le tissu.

Through the ethnography of the learning of weaving in schools/workshops, cultural associations,


and foundations, which today constitute the only framework for the transmission of this
technique in Italy, this paper addresses the ecology of knowledge and practices within the
weavers’ community. It aims, on the one hand, to show that the practice of the loom brings the
student face to face with a complex mechanism composed of several gestural and operative

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sequences and combinations, parts of the technical object which he finds difficult to represent;
on the other hand, to question the situated dimension of “knowing how to weave”, between
formal and informal knowledge in the light of the relationship that, during the apprenticeship, is
established between the loom, the student and the fabric.

INDEX
Keywords : computation, ecology of practices, education of attention, know-how, machine
Mots-clés : computation, écologie des pratiques, éducation à l’attention, savoir-faire, mécanique

AUTEUR
FLAVIA CARRARO
Flavia Carraro est anthropologue et ethnologue, chercheuse associée au laboratoire ArScAn
UMR 7041 et membre correspondante du Centre Norbert Elias UMR 8562. Ses terrains et objets
d’investigation principaux sont l’écriture et le tissage, et ses recherches concernent les
techniques et les savoirs, la relation entre culture matérielle et formes symboliques, les cadres,
les dispositifs et les structures sociales de la connaissance.

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