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La dramaturgie de l’urgentiste
François Danet*
* Psychiatre, médecin légiste, praticien hospitalier à temps plein dans le service d’accueil
des urgences de l’hôpital Édouard-Herriot de Lyon, doctorant en sociologie et psychologie
sociale au Laboratoire de changement social, université Paris 7−Denis Diderot.
1 Novembre 2006
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Le dispositif hospitalier
sur lequel se greffe la médecine d’urgence
1. M. Arliaud, les Médecins, Paris, La Découverte, 1987 ; P. Hassenteufel, les Médecins face
à l’État, Paris, Presses de Science-Po, 1997.
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aux établissements de soins s’est orientée dès 2004 vers une tarifica-
tion à l’activité (T2A).
Cette logique de segmentation médicale, même si elle apporte des
bénéfices en termes de productivité et de qualité des soins, a entravé
la coordination entre les différentes unités hospitalières et a éliminé
un certain nombre de situations non classables dans une seule spé-
cialité. En effet, comme l’avait démontré Mintzberg :
En médecine, la spécialisation n’a pas que des conséquences heu-
reuses. Les grands progrès – par exemple la chirurgie à cœur ouvert,
le contrôle de la tuberculose, les greffes d’organes – ont été permis
par la spécialisation du travail de recherche et du travail clinique,
mais la spécialisation a aussi créé toutes sortes de barrières artifi-
cielles : peu de médecins traitent le corps comme un tout ; ils traitent
plutôt les artères bouchées, les tensions psychologiques ou le désé-
quilibre du régime alimentaire. Si la spécialisation horizontale est
poussée, l’organisation voit apparaître des problèmes d’équilibrage2.
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4. Dès lors que les densités médicales et les répartitions de classes d’âge ne sont pas signifi-
cativement différentes entre la France et l’Allemagne, la différence entre les chiffres français
(237 pour 1 000 en 2001) et allemands (67 pour 1 000 en 2001) de patients accueillis aux
urgences peut trouver deux explications. Le nombre de lits hospitaliers aigus est de 4,3 pour
1 000 habitants en France, alors qu’outre Rhin il reste à 7, l’un des plus élevés d’Europe, en
particulier parce que l’Allemagne de l’Est a fourni à l’Allemagne réunifiée un parc hospitalier
important en nombre de lits. La médecine ambulatoire allemande comporte, notamment en zone
rurale, des cabinets de groupes de médecins généralistes assortis d’un plateau technique, ce qui
permet de faire face à des situations aiguës ne mettant pas en jeu le pronostic vital (entorse de
cheville ou affection abdominale bénigne par exemple), alors qu’en France, ce genre de disposi-
tifs associant médecine générale/imagerie médicale/biologie n’existe qu’aux urgences hospita-
lières.
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5. La loi du 31 juillet 1991 a mis en place des Conseils de service annuels, dont l’objectif
sous-tendu par le courant d’idées rocardien était de rechercher et favoriser la participation des
personnels à la gestion et au fonctionnement de l’établissement, en privilégiant autant que faire
se peut, leur participation à l’endroit même où ils exercent leurs fonctions, c’est-à-dire au sein
des services de soins. Ils permettent l’expression des personnels, favorisent les échanges d’in-
formations et en particulier ceux qui concernent les moyens du service ou du département, par-
ticipent à l’élaboration du projet de service et du rapport d’activité et font toute proposition sur
le fonctionnement du service ou du département.
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9. On peut citer l’exemple des interventions des équipes mobiles des Samu/Smur nécessitant
la collaboration des psychiatres et psychologues des Cump, qui font l’objet de médiatisations
régionales et nationales régulières.
10. D. Martin, J.-L. Metzgler, P. Pierre, les Métamorphoses du monde, sociologie de la mon-
dialisation. Paris, Le Seuil, 2003.
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11. J. Goodwin, J.-M. Jasper, F. Pelletta, Passionate Politics. Emotions and Social Move-
ments, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 2001.
12. Les articles intitulés « Histoires d’urgences » écrits pour Charlie-Hebdo par Patrick Pel-
loux s’inscrivent dans cette logique, dans la mesure où il y insiste toujours sur le partage amical
de café et gâteaux au sein de son service comme socle de la mobilisation unanime des person-
nels de l’urgence pour telle ou telle population exclue ou discriminée, comme dans la chronique
du 8 juin 2005 où est relatée une situation où après avoir partagé un repas convivial et fraternel
« toute l’équipe a refusé qu’on renvoie [des Africains] sur le trottoir, où tout était prêt pour la
rafle ».
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les leçons que l’on pouvait tirer de cette crise pour l’ensemble du sys-
tème sanitaire, une politique de discrimination positive à l’égard du
lieu où s’étaient agrégés les effets et dénonciations de cette crise été
mis en place dans la précipitation, pour contrecarrer le désamour des
médecins spécialistes. Dans ce contexte, le président de l’AMUHF
s’est déployé dans l’espace politique et médiatique en exploitant l’an-
goisse sur fond de fantasmes eschatologiques, instituant les médecins
urgentistes en experts du risque. En mettant en avant l’aspect dégra-
dant du travail consistant à passer des heures à tenter de transférer
des patients « en écoutant du Vivaldi13 », il transforme un objet de
honte en un objet de fierté sur lequel il s’appuie pour revendiquer un
statut, des postes et des moyens supplémentaires. Il s’agit aussi de
mettre en avant la notion de risque comme élément sanitaire incon-
tournable, en nouant des liens avec l’administration, comme c’est le
cas pour les formations sur le risque bactériologique et chimique,
notion exportable car dépendante de la vigilance accrue pour le terro-
risme aux niveaux national, européen et international, même si la
connaissance du risque bactériologique et chimique constitue un
ingrédient inutile au quotidien pour soigner les patients des urgences.
La médecine d’urgence est pour l’instant portée par des héros
aventuriers qui stigmatisent l’incompétence sociale des administra-
tions chargées d’assurer la régulation du système de soins, alors que
c’est à partir de cette dysrégulation que ces martyrs de la médecine
spécialisée négocient leur place au paradis des spécialistes, en parti-
culier par le nouveau diplôme. Le fait que sa maquette soit en panne
met en évidence que le bricolage qui a accouché de l’urgence aux
portes des hôpitaux pour s’occuper des zones d’ombre de la médecine,
ne peut aujourd’hui servir de point d’appui pour consolider l’avenir.
L’« affaire de la canicule » de 2003 n’a pas engendré de remise en
question de la rationalisation des classifications nosologique et crité-
riologique, mais a entraîné une expansion des services d’urgence qui
continue d’autoriser les services de spécialité d’aval mais également
toutes les institutions (Éducation nationale, Police, Justice, associa-
tions caritatives, etc.) à « déverser » les situations non résolues et non
désirables vers l’urgence. L’expansion sans limite des services d’ur-
gence met en évidence l’insatiabilité des urgentistes, qui transfor-
ment leurs lieux de travail en des puits sans fond, par la création de
besoins nouveaux et donc de « nouveaux marchés sanitaires ». Alors
que les urgentistes ont un discours critique de surface à l’égard de
l’ordre médical, ils participent en fait à la conversion de la population
à la sacro-sainte médecine, qui peut tout accueillir et tout résoudre,
ce que dénonçait pourtant celui que Patrick Pelloux désigne comme
13. Propos tenus par Patrick Pelloux lors de l’émission radiophonique « Libre Cours » du
29 mai 2005 animée chaque dimanche par Anne Sinclair sur France Inter.
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15. M. Weber, l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1905), Paris, Gallimard, 2004.
16. Le concept de « sale boulot » a été forgé par Hughes au sein de deux articles de 1951
« Pour étudier le travail d’infirmière » et « Le travail et le soi », qui se trouvent dans le recueil
d’articles intitulé le Regard sociologique, Paris, École des hautes études en sciences sociales.
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