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La dramaturgie de l’urgentiste

François Danet*

L ES PREMIERS services d’urgence ont été construits au début des


années 1960 pour réguler l’accès à l’hôpital des patients qui arri-
vaient de façon imprévue et sans conditionnement médical satisfai-
sant dans les services hospitaliers, en particulier après un accident
de la route ou un malaise cardiaque.
Aujourd’hui, trois constatations s’imposent pour qui observe les
services d’urgence. Alors qu’ils avaient été initialement créés pour
accueillir des pathologies aiguës et graves, seulement 2 % des situa-
tions cliniques que ces services accueillent répondent à cette défini-
tion. Bien que la médecine d’urgence se soit progressivement instal-
lée au sein des hôpitaux depuis plusieurs décennies, ce n’est que
depuis le milieu des années 1990 que le vocable « urgentiste » a été
créé, évoquant de façon positive leur bravoure pionnière et de façon
négative leur absence d’appartenance à une filière de formation
reconnue comme telle par l’université. Après une vague de titularisa-
tions réclamée par les médecins – le plus souvent généralistes – des
services d’urgence, l’année 2004 a été celle de l’adoubement de la
médecine générale au grade de spécialité, et de la création d’un
diplôme d’études spécialisées complémentaires (Desc) de médecine
d’urgence, qui est aujourd’hui en panne du fait des difficultés qu’ont
les urgentistes à délimiter leur pratique.

* Psychiatre, médecin légiste, praticien hospitalier à temps plein dans le service d’accueil
des urgences de l’hôpital Édouard-Herriot de Lyon, doctorant en sociologie et psychologie
sociale au Laboratoire de changement social, université Paris 7−Denis Diderot.

1 Novembre 2006
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Le dispositif hospitalier
sur lequel se greffe la médecine d’urgence

L’explosion des connaissances et des outils médicaux a conduit à


une segmentation des structures hospitalières et à une double divi-
sion du travail : la première purement médicale, a vu sextupler le
nombre de spécialités ces cinquante dernières années, et la seconde
a vu apparaître plus d’une centaine de métiers de la santé qui partici-
pent à la prise en charge des patients. Le développement des seg-
ments de la profession médicale, vulgarisés sous le vocable de spé-
cialités médicales, est soutenu par une démarche scientifique
consistant à transformer des plaintes (de patients profanes) en signes,
regroupés dans un second temps en syndromes, eux-mêmes liés à une
physiopathologie, qui trouve sa source dans une ou plusieurs étiolo-
gies, qu’il est possible de traiter par des outils spécifiques à la patho-
logie en cause. Cette subdivision en spécialités médicales exige
d’une part des médecins hospitaliers qu’ils soient spécialistes, c’est-
à-dire référencés à un organe (foie, rein, nerfs, os, peau, etc.) ou une
fonction vitale (enfanter, marcher, grandir, dormir, etc.), et d’autre
part des malades qu’ils présentent une monopathologie aisément
classable selon la nosologie médicale. Comme l’ont souligné Arliaud
et Hassenteufel1, dans le contexte de logique du développement de la
spécialisation consistant à autonomiser les zones où apparaissent des
savoirs cliniques et scientifiques et des savoir-faire diagnostiques et
thérapeutiques efficients nécessitant de longues études, la médecine
générale est devenue « ce qui reste » parce que ne correspondant pas
suffisamment à ces critères, au moins aux yeux de ceux qui ont le
pouvoir de les définir.
Parallèlement à cela, les gouvernements successifs, depuis 1982,
se sont appuyés sur l’idée que l’accroissement des dépenses de santé
devait conduire à des réformes visant à restructurer et réduire l’offre
hospitalière, en mettant en place des outils de gestion inspirés du
management de l’entreprise, dont l’archétype est le « programme de
médicalisation des systèmes d’information » (PMSI), qui permet de
classer chaque patient dans un groupe homogène de malades (GHM).
La classification en GHM s’inspire d’une nouvelle catégorisation en
maladies qualifiée de « critériologique », qui repose sur la préémi-
nence d’un trouble unique auquel elle attribue un « tarif » en fonction
de la moyenne des durées de séjour et de lourdeur des soins prodi-
gués sur le territoire français. C’est en s’appuyant sur ce recueil de
l’information du PMSI initié en 1986, que l’allocation de ressources

1. M. Arliaud, les Médecins, Paris, La Découverte, 1987 ; P. Hassenteufel, les Médecins face
à l’État, Paris, Presses de Science-Po, 1997.

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aux établissements de soins s’est orientée dès 2004 vers une tarifica-
tion à l’activité (T2A).
Cette logique de segmentation médicale, même si elle apporte des
bénéfices en termes de productivité et de qualité des soins, a entravé
la coordination entre les différentes unités hospitalières et a éliminé
un certain nombre de situations non classables dans une seule spé-
cialité. En effet, comme l’avait démontré Mintzberg :
En médecine, la spécialisation n’a pas que des conséquences heu-
reuses. Les grands progrès – par exemple la chirurgie à cœur ouvert,
le contrôle de la tuberculose, les greffes d’organes – ont été permis
par la spécialisation du travail de recherche et du travail clinique,
mais la spécialisation a aussi créé toutes sortes de barrières artifi-
cielles : peu de médecins traitent le corps comme un tout ; ils traitent
plutôt les artères bouchées, les tensions psychologiques ou le désé-
quilibre du régime alimentaire. Si la spécialisation horizontale est
poussée, l’organisation voit apparaître des problèmes d’équilibrage2.

L’activité quotidienne de la médecine d’urgence


C’est dans ce contexte d’évolution vers l’hyperspécialisation et de
dynamique managériale de l’hôpital que la majorité des services d’ur-
gence pré-hospitalière et hospitalière a été créée ces trente dernières
années, pour réguler l’accès à l’hôpital des patients – qui arrivaient
auparavant de façon imprévue et sans conditionnement médical satis-
faisant dans les services hospitaliers – en fonction du caractère plus
ou moins urgent de leurs problèmes, dont la prise en charge ne pou-
vait être ni réalisée par la médecine de ville et de proximité ni pro-
grammable par les services hospitaliers de spécialité3. L’option alter-
native consistant à donner à la médecine de ville et de proximité la
tâche d’évaluer puis d’orienter vers les services hospitaliers adéquats
les situations pathologiques urgentes et imprévues, sans créer le sas
des services d’urgence, n’a pas été envisagée de façon sérieuse, ceci
pour deux raisons :
– la première trouve sa source dans la réforme de 1958, élaborée dans
une dynamique de méfiance à l’égard des médecins libéraux qui y
étaient opposés, ce qui a donné à l’hôpital, aux yeux des pouvoirs
publics, une place hégémonique dans l’élaboration des connais-
sances, techniques et structures sanitaires ;
– la seconde tient au fait que les médecins généralistes et de proxi-
mité n’avaient pas la culture organisationnelle et politique néces-

2. H. Mintzberg, Structure dynamique des organisations, Paris, Éditions d’Organisation, 1982.


3. Les données citées dans cet article concernant le travail et les propos des médecins
urgentistes sont issues d’une recherche effectuée par l’auteur, dirigée par Dominique Lhuilier
(professeure de psychologie au Laboratoire de changement social, Université Paris 7-Denis
Diderot), dans le cadre d’une thèse de sociologie du pouvoir intitulée « la quête de profession-
nalisation de la médecine d’urgence ».

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saire pour créer des structures mobiles et de consultations nouant


des liens avec des laboratoires d’analyse médicale et cabinets
d’imagerie.
L’analyse sociohistorique du développement de la médecine d’ur-
gence met en évidence que les régions et les hôpitaux français n’ont
pas bénéficié de la création des services d’urgence de façon homo-
gène. Il est aujourd’hui impossible de décrire une histoire cohérente
des services d’urgence français tant ils divergent selon leurs priorités
(régulation téléphonique, transport de malades et blessés, accueil de
consultations urgentes en chirurgie ou médecine, hospitalisation
d’urgence) et la spécialité ou l’orientation de son médecin chef (anes-
thésie-réanimation, réanimation médicale, cardiologie, chirurgie,
médecine légale, voire santé publique, psychiatrie ou pédiatrie). Au
cours du temps, grâce à leur capacité d’organisation et au fait qu’elles
s’adossent à l’hôpital – structure jusqu’à présent incontournable du
système de soins – les urgences ont été progressivement perçues par
la population et des interlocuteurs institutionnels (justice, police,
pompiers) comme un recours capable de régler rapidement de nom-
breuses situations réellement urgentes ou seulement imprévues. Pour
donner un exemple, entre 1983 et 1993, l’activité des services d’ur-
gence des hôpitaux de Strasbourg a progressé de 160 % pour la chi-
rurgie et de 300 % pour la médecine.
Après vingt à quarante ans d’existence selon les régions du terri-
toire français, l’activité des services d’urgence s’est considérablement
développée, au fur et à mesure que le nombre de lits hospitaliers
aigus diminuait et que le champ d’activité des services hospitaliers se
réduisait, sous l’influence convergente de l’hyperspécialisation médi-
cale et de la classification en GHM4. Elle se partage aujourd’hui entre
2 % de situations nécessitant la réanimation ou des soins intensifs,
8 % de pathologies médicales à hospitaliser dont une partie non
négligeable s’inscrit difficilement dans la subdivision en spécialités,
une très grande proportion de personnes âgées en rupture, de patients
en crise psychosociale et de consultations non urgentes au sens médi-
cal strict, qui annoncent les multiples facettes d’une dépendance
sociale et médicale. Dans ce contexte, si l’on s’en tient aux manuels

4. Dès lors que les densités médicales et les répartitions de classes d’âge ne sont pas signifi-
cativement différentes entre la France et l’Allemagne, la différence entre les chiffres français
(237 pour 1 000 en 2001) et allemands (67 pour 1 000 en 2001) de patients accueillis aux
urgences peut trouver deux explications. Le nombre de lits hospitaliers aigus est de 4,3 pour
1 000 habitants en France, alors qu’outre Rhin il reste à 7, l’un des plus élevés d’Europe, en
particulier parce que l’Allemagne de l’Est a fourni à l’Allemagne réunifiée un parc hospitalier
important en nombre de lits. La médecine ambulatoire allemande comporte, notamment en zone
rurale, des cabinets de groupes de médecins généralistes assortis d’un plateau technique, ce qui
permet de faire face à des situations aiguës ne mettant pas en jeu le pronostic vital (entorse de
cheville ou affection abdominale bénigne par exemple), alors qu’en France, ce genre de disposi-
tifs associant médecine générale/imagerie médicale/biologie n’existe qu’aux urgences hospita-
lières.

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inspirés par le modèle professionnel, et à ce que les médecins qui ont


créé ces services s’attendaient à recevoir originellement, seule une
partie minoritaire des patients relève véritablement de la médecine
hospitalière. Le grand âge et la détresse psychosociale sont ressentis
par la majorité des acteurs du soin comme des motifs inadaptés à
l’offre, car pas assez connotés médicalement. L’administration et les
équipes médicales et paramédicales s’entendent pour considérer que
les consultations non urgentes qui ne nécessitent pas de geste tech-
nique n’ont pas de place aux urgences de l’hôpital et doivent être
prises en charge par la médecine de ville, en créant par exemple des
maisons médicales de garde.
Les services d’urgence s’acquittent d’un certain nombre de tâches :
la régulation téléphonique des situations cliniques qui font l’objet
d’un appel au 15, le transport des malades et blessés, puis leurs
accueil, tri, orientation et hospitalisation brève. À côté des catégories
médicales traditionnelles qui désignent les états critiques dans l’es-
pace nosologique, les usagers de l’urgence inventent de nouvelles
modalités de recours aux soins. En effet, les études sur les « clients »
des urgences mettent en évidence que coexistent une population
favorisée, jeune, de sexe masculin, active, résidant à proximité de
l’hôpital, présentant une pathologie ne mettant pas en jeu le pronostic
vital, qui estime ne pas avoir le temps de consulter un médecin de
ville, et une population précaire engagée dans une surconsommation
de soins, souffrant d’une intrication de problèmes sociaux, psycholo-
giques, judiciaires et médicaux. Face à l’hétérogénéité des modes de
recours aux urgences, les équipes soignantes doivent développer des
aptitudes multiples pour à la fois faire de la médecine, éviter ou gérer
les conflits, rassurer, donner la lisibilité pour chaque partenaire, et
forger la connaissance.
Alors que leurs « collègues spécialistes » définissent eux-mêmes le
contour de leurs activités cliniques et thérapeutiques par un système
de dénomination très précis, les urgentistes sont en grande difficulté
pour nommer les patients qu’ils accueillent. Ils oscillent entre une
logique globalisante, « tout venant », et une tentative de différencia-
tion sommaire en grands champs de pratique. Ils considèrent que
l’engorgement des services d’urgence découle des défaillances de la
médecine générale et de la segmentation en spécialités et qualifient
souvent leurs patients d’« abuseurs » ou d’« hyperconsommateurs ».
Les médecins des urgences examinent des patients parfois non
déshabillés, souvent de façon sommaire et incomplète, dans des lieux
successifs non confidentiels (couloirs, box, salles d’attente), sur des
brancards peu confortables, ce qui conduit à des départs prématurés
des patients qui supportent mal ce désagrément. Dans le contexte de
calibrage médical de plus en plus exigeant à l’égard de la situation

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clinique de l’usager pour qu’il accède à un lit d’hôpital, les urgences


se retrouvent en situation d’accueillir toutes les situations non dési-
rées ou non résolues ailleurs (troubles médicaux multiples et hétéro-
gènes, maladies chroniques grabatisées, intrications médico-sociales,
« SDF », clandestins). De ce fait, l’activité d’orientation des patients
conduit les médecins des urgences à passer de longues heures au
téléphone, ce dont ils se plaignent en soulignant que cet aspect de
leur travail est dégradant. Alors que les urgences sont censées n’être
qu’un lieu de passage bref – quelques heures aux urgences, quelques
jours dans les unités d’hospitalisation de courte durée et de post-
urgence – certains patients s’avèrent impossibles à transférer, et se
retrouvent « stockés » parfois plusieurs jours à plusieurs semaines,
voire rarement mais non exceptionnellement plusieurs mois. Ces
patients sont « récusés » par les services hospitaliers spécialisés du
fait de la polyvalence de leurs difficultés qui les rend difficiles à
classer dans un champ médical monospécialisé, l’organisation hospi-
talière ayant eu tendance depuis 20 ans à une spécialisation des ser-
vices d’hospitalisation qui génère une grande rigidité.
Alors que de leur côté, les médecins hospitaliers traditionnels éla-
borent des savoirs cliniques et scientifiques, des savoir-faire diagnos-
tiques et thérapeutiques et des réflexions éthiques, dans leurs
champs d’activités ciblés, la soumission des urgentistes à la pression
continuelle de patients hétérogènes aux difficultés nécessitant de la
polyvalence, les conduit à standardiser leurs pratiques soignantes, en
s’appuyant sur des référentiels de soins qu’ils importent des services
de spécialité où elles ont été auparavant testées. Ils ne s’intéressent
aux techniques médicales qu’au moment où elles sont complètement
maîtrisées par leurs « collègues spécialistes », et à la condition qu’ils
puissent se les approprier « dans l’aigu », comme c’est le cas pour la
thrombolyse précoce de l’infarctus du myocarde et l’intubation du
comateux. Les urgentistes sont en grande difficulté pour se réunir
autour de cas cliniques, de réunions scientifiques ou de problèmes
éthiques, alors qu’a contrario, ils ont un attrait spécifique pour les
réunions organisationnelles, voire politiques :
– d’une part, alors que les services de spécialité sont en difficulté
pour arriver à réunir leurs équipes plus d’une fois tous les deux ans,
les services d’urgence organisent des Conseils de service5 parfois
de façon pluriannuelle ;

5. La loi du 31 juillet 1991 a mis en place des Conseils de service annuels, dont l’objectif
sous-tendu par le courant d’idées rocardien était de rechercher et favoriser la participation des
personnels à la gestion et au fonctionnement de l’établissement, en privilégiant autant que faire
se peut, leur participation à l’endroit même où ils exercent leurs fonctions, c’est-à-dire au sein
des services de soins. Ils permettent l’expression des personnels, favorisent les échanges d’in-
formations et en particulier ceux qui concernent les moyens du service ou du département, par-
ticipent à l’élaboration du projet de service et du rapport d’activité et font toute proposition sur
le fonctionnement du service ou du département.

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– d’autre part, la place d’interface des services d’urgence entraîne


des relations avec de nombreux interlocuteurs sociaux, sanitaires,
politiques et administratifs, qui façonnent des liens organiques
entre les médecins des urgences et la collectivité ;
– enfin, du fait que, comme l’a souligné Zaki Laïdi6, s’intéresser aux
urgences avec leur dimension de bienfaisance vis-à-vis des « vic-
times » de la maladie, de la vieillesse ou de la société est également
électoralement porteur, les élus locaux et nationaux sont sensibili-
sés par ce qui s’y passe, aussi parce que la « culture de l’urgence »
est commune à ses praticiens et aux politiques.
La question de l’institutionnalisation de la médecine d’urgence
passe inévitablement par une analyse de leur stratégie au sein de
l’hôpital mais aussi de la société. Quand on observe la stratégie des
spécialités hospitalières traditionnelles, on remarque qu’elle repose
sur une délimitation de leurs champs d’activité sous-tendue par une
création de savoirs innovants et de réflexions éthiques centrée sur
chacun de leurs segments. Les médecins des urgences s’inscrivent
quant à eux, en particulier depuis la vague récente de titularisations,
dans une logique du marchandage orientée vers les considérations
organisationnelles d’interface, qui consiste à demander toujours plus
de moyens en proportion de l’augmentation de l’afflux de situations
qu’ils « gèrent » (appels téléphoniques, transports, accueils aux
urgences, hospitalisations de courte durée, bed-blockers, relations
avec leurs interlocuteurs). Aujourd’hui, les services d’urgence de
France ont opté pour l’expansion sans limite, dans une dynamique en
miroir du retentissement de la réduction du champ d’activité des ser-
vices de spécialité.
Les urgentistes transgressent la profession médicale par leur inté-
rêt pour la standardisation et l’organisation à la défaveur de la créa-
tion de savoirs cliniques et scientifiques, de savoir-faire dia-
gnostiques et thérapeutiques et de réflexions éthiques. Même s’ils
réclament d’accéder au rang de spécialistes, ils n’investissent pas la
maquette du diplôme d’urgentiste créé en 2004 suite à leurs revendi-
cations, ce qui consisterait à définir les connaissances et délimiter
les champs de pratique pour la formation initiale. Alors que le temps
de travail des médecins hospitaliers est compté par demi-journées le
plus souvent diurnes (10 par semaine), et est ainsi proche de celui
des cadres des entreprises aux horaires de grande amplitude, les
urgentistes ont été très actifs pour que leur temps de travail soit
décompté en heures (48 heures hebdomadaires). Ce tempo voit les
services d’urgence accueillir successivement des praticiens pour des
plages horaires diurnes et nocturnes déterminées à l’avance, ponc-
tuées par de longues périodes d’absence. De ce fait, l’afflux d’usagers

6. Z. Laïdi, le Sacre du présent, Paris, Flammarion, 2000.

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dans leurs services et la planification de leur travail liée à l’impératif


de permanence des soins induisent un accroissement arithmétique de
leur démographie et des moyens qui leur sont alloués, et les orientent
vers une stratégie entrepreneuriale d’expansion sans limite assez
étrangère aux spécialités traditionnelles. Cela dit, les urgentistes ne
se contentent pas de rénover la médecine hospitalière, dans la
mesure où ils parviennent également à se hisser au rang d’acteurs
incontournables de la société civile, en particulier par l’intermédiaire
de Patrick Pelloux, président de l’Association des médecins urgen-
tistes hospitaliers de France (AMUHF). Nous verrons dans les lignes
qui suivent qu’ils militent plus ou moins à leur insu pour une société
déhiérarchisée, à la fois congruente avec la mondialisation et l’alter-
mondialisme.

La dramaturgie sociopolitique des urgentistes


Bien que les urgentistes ne soient pas tous syndiqués au seul syn-
dicat de médecins urgentistes dont Patrick Pelloux est le président,
quelles que soient leurs opinions le concernant, ils lui imputent pour
la majorité d’entre eux une responsabilité importante dans le déve-
loppement de la médecine d’urgence, à côté du rapport Steg, de la
série Urgences, du décès de Diana Spencer, de la grève des gardes de
2001 et de la « canicule » dont il avait médiatisé les conséquences
sanitaires7. Les modalités organisationnelles de leur travail ainsi que
les propos des urgentistes mettent en évidence le fait qu’ils adhèrent
plus ou moins consciemment à l’ensemble des grands axes qui orga-
nisent l’idéologie composite du président de l’AMUHF8 : l’attachement

7. Du fait de l’accroissement d’activité des services d’urgence en l’absence de référence


reproductible théorique, pratique et éthique, l’État a saisi dans les années 1980 Adolphe Steg –
professeur d’urologie membre du Conseil économique et social – qui pour qu’il rédige un rap-
port sur le sujet. Ses rapports remis entre 1989 et 1993, ont principalement insisté sur trois
points : l’inégalité des citoyens devant l’urgence, la sous-qualification du personnel médical et
la sous-médicalisation du matériel. La série Urgences a été programmée dès l’été 1995 sur
France 2. Le décès de « Lady Di » le 31 août 1997 est attribué par les urgentistes eux-mêmes à
la tentative infructueuse de réanimation « sur place » alors qu’un transport rapide dans un hôpi-
tal « aurait pu la sauver ». La grève de la régulation téléphonique et des gardes des médecins
généralistes de 2001 a conduit les urgentistes à « casser la grève » en revendiquant immédiate-
ment que tous les appels téléphoniques soient « reversés » sur les centres de régulation télé-
phonique des Samu (Services d’aide médicale urgente), avec pour conséquence dans certaines
régions un triplement des dossiers traités par les Samu et un gain considérable de moyens télé-
phoniques, informatiques et humains. Il peut être intéressant de souligner qu’aucun urgentiste
observé ou rencontré dans la recherche effectuée par l’auteur n’a cité comme élément important
pour le développement de la médecine d’urgence la création en 1995 des Cellules d’urgences
médico-psychologiques (Cump), rattachées aux services d’urgences par le biais des Samu et
Smur (respectivement Service d’aide médicale urgente et Service médical d’urgence et de réani-
mation), dont la mission est en particulier de mobiliser des psychiatres et psychologues auprès
de victimes d’agressions et d’accidents collectifs.
8. On peut se référer à son ouvrage intitulé Urgentiste sorti en 2004 aux éditions Fayard, où
il décrit les grands axes identitaires qui structurent selon lui la nouvelle spécialité de médecin
urgentiste.

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à l’organisation et en particulier à la planification du temps de travail


en « 48 heures », la déhiérarchisation du travail hospitalier, la dénon-
ciation de surface de la segmentation médicale, l’habileté à dialoguer
avec les interlocuteurs sociopolitiques et médiatiques, l’attrait pour
la médiatisation de leurs activités à l’intérieur comme à l’extérieur
des murs de l’hôpital9, l’appétence pour la variété du travail et l’hété-
rogénéité des situations cliniques, le goût pour des tâches simples
effectuées dans une atmosphère d’excitation, l’intérêt modéré voire
absent pour la médecine calibrée par l’université, le fait de créer une
médecine alternative au dualisme médecine hospitalière de spécia-
lité/médecine générale de ville et de proximité.
Outre ces considérations syndicales et identitaires, si les urgen-
tistes parviennent à se placer à l’avant-scène sociale par les dénon-
ciations des défaillances de notre société, c’est aussi voire surtout
parce qu’ils façonnent une altermédecine à la fois congruente avec
les axes structurants de la mondialisation et avec les fondements du
militantisme altermondialiste. En effet, l’appréhension de leur acti-
vité sous la forme de régulation de flux, problématique centrale du
discours cybernétique du processus de mondialisation10, fait des
urgentistes des adhérents à ce monde globalisé alors que les méde-
cins spécialistes seraient plutôt les gardiens du temple de l’hôpital
d’hier, institutionnel, politique, républicain, soutenu par et soutenant
l’État-nation. Si les urgentistes sont en première ligne pour adhérer à
la mondialisation, c’est aussi parce que le monde dans lequel ils évo-
luent est « en mouvement », et nécessite de s’inscrire dans une
« dynamique d’évolution », qui dépasse les « formes connues » de la
médecine. Paradoxalement, cette mondialisation, parce qu’elle s’ap-
puie sur l’idée d’un monde en réseau et horizontal, est congruente
avec l’idéal de fraternité humaine porté par les urgentistes. Par la
démocratie participative qu’ils promeuvent, les urgentistes concou-
rent à la création d’un nouveau paysage de l’espace politique, où la
souveraineté étatique céderait le pas face à des formes obligées de
compromis, où l’État perdrait le monopole de la représentation légi-
time de l’intérêt général.
Pourtant, même s’ils adhèrent implicitement à la mondialisation,
on peut comparer les urgentistes au sein de l’hôpital aux altermondia-
listes au sein du monde globalisé d’aujourd’hui. En effet, comme les
altermondialistes, les médecins urgentistes constituent plus une force
de dramaturgie que de propositions politiques concrètes. Le « mouve-
ment altermondialiste » composé de l’assemblage des mouvements

9. On peut citer l’exemple des interventions des équipes mobiles des Samu/Smur nécessitant
la collaboration des psychiatres et psychologues des Cump, qui font l’objet de médiatisations
régionales et nationales régulières.
10. D. Martin, J.-L. Metzgler, P. Pierre, les Métamorphoses du monde, sociologie de la mon-
dialisation. Paris, Le Seuil, 2003.

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indigénistes, des organisations non gouvernementales et des « acteurs


de réseaux mondiaux », critique le caractère non démocratique et non
transparent des délibérations et des décisions des « institutions pla-
nétaires ». De même qu’il est intéressant de se demander si l’alter-
mondialisme participe ou non du même processus que la mondialisa-
tion qu’il critique, il est intéressant de se demander si la médecine
d’urgence participe ou non du même processus que la segmentation
médicale qu’elle critique en surface. D’une certaine manière, par sa
propension pour les réseaux, l’horizontalité des relations, la déhiérar-
chisation, l’altermondialisme amplifierait la mondialisation, en lui
donnant essentiellement d’autres dimensions ou d’autres contenus de
nature identitaire. Comme Goodwin, Jasper et Polletta l’ont démon-
tré11, le mouvement altermondialiste se caractérise par un « travail
dramaturgique » consistant à « identifier les coupables de la mondia-
lisation », en puisant « dans le registre des émotions pour constituer
un stock partagé de sentiments et d’attitudes, de la compassion à la
répulsion, qui constituent un nouvel imaginaire de la protestation
reposant sur des principes originaux de perception et de division du
monde ». La désobéissance civile et le regroupement par « groupes
d’affinités » constituent un autre point commun entre urgentistes et
altermondialistes. L’un des concepts-clés de la polititique altermon-
dialiste est ce qu’ils dénomment l’« amilitance », qui recouvre à la
fois la notion d’amitié et de militance, dans une logique fouriériste
qu’on retrouve dans les services d’urgence12.
Pour comprendre les raisons qui conduisent les urgentistes à être
particulièrement adroits dans leurs relations aux politiques et aux
médias, il suffit tout d’abord de rappeler les liens organiques entre
eux et la collectivité cités plus haut. L’épisode de la canicule d’août
2003 a mis en évidence l’habilité des urgences à faire plier le pouvoir
politique devant ses exigences statutaires, organisationnelles et poli-
tiques, avec le contrepoint qu’à aucun moment n’ait été posée la
question de la légitimité des services d’urgence à servir de réceptacle
aux situations exclues des classifications nosologiques et en GHM. Du
fait de la raréfaction des lits d’aval et de l’engorgement chronique des
services d’urgence par les personnes les plus vulnérables de notre
société dont les personnes âgées, les conséquences de cette « catas-
trophe » se sont condensées aux urgences. Plutôt que de réfléchir sur

11. J. Goodwin, J.-M. Jasper, F. Pelletta, Passionate Politics. Emotions and Social Move-
ments, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 2001.
12. Les articles intitulés « Histoires d’urgences » écrits pour Charlie-Hebdo par Patrick Pel-
loux s’inscrivent dans cette logique, dans la mesure où il y insiste toujours sur le partage amical
de café et gâteaux au sein de son service comme socle de la mobilisation unanime des person-
nels de l’urgence pour telle ou telle population exclue ou discriminée, comme dans la chronique
du 8 juin 2005 où est relatée une situation où après avoir partagé un repas convivial et fraternel
« toute l’équipe a refusé qu’on renvoie [des Africains] sur le trottoir, où tout était prêt pour la
rafle ».

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les leçons que l’on pouvait tirer de cette crise pour l’ensemble du sys-
tème sanitaire, une politique de discrimination positive à l’égard du
lieu où s’étaient agrégés les effets et dénonciations de cette crise été
mis en place dans la précipitation, pour contrecarrer le désamour des
médecins spécialistes. Dans ce contexte, le président de l’AMUHF
s’est déployé dans l’espace politique et médiatique en exploitant l’an-
goisse sur fond de fantasmes eschatologiques, instituant les médecins
urgentistes en experts du risque. En mettant en avant l’aspect dégra-
dant du travail consistant à passer des heures à tenter de transférer
des patients « en écoutant du Vivaldi13 », il transforme un objet de
honte en un objet de fierté sur lequel il s’appuie pour revendiquer un
statut, des postes et des moyens supplémentaires. Il s’agit aussi de
mettre en avant la notion de risque comme élément sanitaire incon-
tournable, en nouant des liens avec l’administration, comme c’est le
cas pour les formations sur le risque bactériologique et chimique,
notion exportable car dépendante de la vigilance accrue pour le terro-
risme aux niveaux national, européen et international, même si la
connaissance du risque bactériologique et chimique constitue un
ingrédient inutile au quotidien pour soigner les patients des urgences.
La médecine d’urgence est pour l’instant portée par des héros
aventuriers qui stigmatisent l’incompétence sociale des administra-
tions chargées d’assurer la régulation du système de soins, alors que
c’est à partir de cette dysrégulation que ces martyrs de la médecine
spécialisée négocient leur place au paradis des spécialistes, en parti-
culier par le nouveau diplôme. Le fait que sa maquette soit en panne
met en évidence que le bricolage qui a accouché de l’urgence aux
portes des hôpitaux pour s’occuper des zones d’ombre de la médecine,
ne peut aujourd’hui servir de point d’appui pour consolider l’avenir.
L’« affaire de la canicule » de 2003 n’a pas engendré de remise en
question de la rationalisation des classifications nosologique et crité-
riologique, mais a entraîné une expansion des services d’urgence qui
continue d’autoriser les services de spécialité d’aval mais également
toutes les institutions (Éducation nationale, Police, Justice, associa-
tions caritatives, etc.) à « déverser » les situations non résolues et non
désirables vers l’urgence. L’expansion sans limite des services d’ur-
gence met en évidence l’insatiabilité des urgentistes, qui transfor-
ment leurs lieux de travail en des puits sans fond, par la création de
besoins nouveaux et donc de « nouveaux marchés sanitaires ». Alors
que les urgentistes ont un discours critique de surface à l’égard de
l’ordre médical, ils participent en fait à la conversion de la population
à la sacro-sainte médecine, qui peut tout accueillir et tout résoudre,
ce que dénonçait pourtant celui que Patrick Pelloux désigne comme

13. Propos tenus par Patrick Pelloux lors de l’émission radiophonique « Libre Cours » du
29 mai 2005 animée chaque dimanche par Anne Sinclair sur France Inter.

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son maître à penser, à savoir Ivan Illich14. Au lieu d’être à l’origine


d’une démarche réflexive sur la rationalité segmentante de la méde-
cine spécialisée, les urgences protègent cette dernière, en particulier
parce que les médecins urgentistes voient dans l’afflux d’usagers un
moyen d’accéder aux rangs de praticien hospitalier puis de médecin
spécialiste.
Pourtant, forts de leur expérience auprès d’usagers difficiles à
classer selon le calibrage médical et critériologique, les urgentistes
auraient les moyens de construire une clinique du « sujet global »
qu’ils pourraient transmettre au reste du système de soins. Ils préfè-
rent aujourd’hui s’appuyer sur leur rapidité d’action, leur capacité à
exercer la médecine en dehors des murs de l’hôpital, leur adaptabi-
lité, leur habileté à pouvoir dialoguer avec des interlocuteurs variés
(du député au sans domicile fixe), pour tisser des liens très riches
avec la collectivité à la faveur de leur expansion sans limite. De
même que les services d’urgence sont structurés comme des panop-
tiques, les urgentistes abordent le monde social comme s’il était lui-
même un panoptique dont ils seraient les observateurs rebelles atti-
trés. En cela que leur dénonciation n’ouvre sur aucune proposition
pour tenter de dépasser les tensions et contradictions qui habitent
notre système social, politique et de santé, les médecins urgentistes
deviennent des dramaturges de la scène sociale, dont les interven-
tions consistent à produire un certain effet sur les spectateurs-
citoyens. Cette dramaturgie se fonde sur une analyse assez brève,
teintée de pathos, c’est-à-dire d’exploitation des émotions des specta-
teurs, pour éclairer sur le décalage existant entre notre système sani-
taire et sa réputation d’excellence.
Par ailleurs, alors que les urgentistes sont des médecins issus
d’origines professionnelles très hétérogènes, la dramaturgie de la
médecine d’urgence réduit la représentation sociale du médecin
urgentiste à son plus petit dénominateur commun, en occultant ses
figures variées :
– ceux qui se sont appuyés sur la médecine d’urgence pour dévelop-
per les sciences humaines et sociales au sein de l’université,
conceptualiser une clinique du « sujet global », et s’engager de
façon ponctuelle et réfléchie dans la désobéissance civile, en anti-
cipant la loi Veil au début des années 1970 par exemple.
– les médecins qui ont arrimé la médecine d’urgence à la réanimation
médicale ;
– les médecins qui tentent de maintenir la division du travail entre
médecins et paramédicaux, car ils pensent qu’elle garantit une
meilleure qualité des soins ;

14. I. Illich, Némésis médicale, Paris, Le Seuil, 1975.

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– les médecins qui s’estiment non exclusivement urgentistes, et qui


enrichissent le travail aux urgences d’une réflexion sur ses enjeux
socio-économiques et de santé publique.
Alors que ses prédécesseurs et les urgentistes dans leur ensemble
n’avaient pas réussi à imposer une figure de père fondateur de l’ur-
gence, capable d’initier une saga se transmettant de génération en
génération, comme Robert Debré l’a été pour la pédiatrie, l’image de
l’urgentiste-dramaturge fixe les urgentistes dans une identité d’éter-
nels enfants turbulents du système hospitalier, avec pour axe central
un discours anxiogène et plaintif.

Pour une posture institutionnelle et démocratique

La régulation des soins hospitaliers oscille entre la dépendance


aux normes professionnelles édictées par les médecins, la dépen-
dance aux modèles d’organisation de l’offre définis par les experts en
management, et la dépendance à l’univers autoréférencé qu’induit
l’afflux d’usagers aux urgences. Les logiques de rationalité et de divi-
sion du travail, sous l’égide du « désenchantement du monde » décrit
par Weber15, ont exclu de l’hôpital ceux qui étaient auparavant héber-
gés dans des logiques compassionnelle et sociale. L’homo sapiens,
patient de la médecine programmée et segmentée, côtoie maintenant
l’homo demens des urgences, qui fissure l’édifice bâti avec les char-
pentes médicale et administrative.
D’un côté les urgentistes s’acquittent du « sale boulot16 » et
empruntent à leurs confrères leurs savoirs et savoir-faire, de l’autre
ils dévoilent et incarnent les paradoxes habités par le système de
soins français, qui oscille entre l’accueil tous azimuts et l’hyperspé-
cialisation, et développent de nouvelles formes de travail qui orien-
tent l’hôpital vers une démocratie participative fortement théâtrali-
sée, que les médecins spécialistes supportent mal. Simultanément
protectrice de la médecine organisée et programmée et débordée par
l’assimilation à une zone de libre accueil qu’en font les usagers, la
médecine d’urgence est en grande difficulté pour s’institutionnaliser
autrement qu’en s’appuyant sur son statut de martyr d’un système de
santé qui lui préfère les filiations prestigieuses de médecins savants.
Ces constatations sur la façon dont se développe une dramaturgie de
la catastrophe qui fait mine de dénoncer les turpitudes de la méde-
cine hospitalière, alors qu’en fait elle participe à leur pérennisation,

15. M. Weber, l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1905), Paris, Gallimard, 2004.
16. Le concept de « sale boulot » a été forgé par Hughes au sein de deux articles de 1951
« Pour étudier le travail d’infirmière » et « Le travail et le soi », qui se trouvent dans le recueil
d’articles intitulé le Regard sociologique, Paris, École des hautes études en sciences sociales.

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exigent de développer une démarche constructive qui dépasse le cli-


vage entre les dynamiques portées par l’hyperspécialisation aristocra-
tique et le gauchisme dénonciateur. L’hôpital est au centre du réseau
des savoirs et des techniques médicales, c’est un lieu de recherche et
d’enseignement, y compris les centres hospitaliers non universitaires,
du fait de la diaspora des chefs de clinique des universités qui ont
fourni l’essentiel des cadres médicaux des années 1980. Cela dit,
l’hôpital est également une institution républicaine, fondée sur des
principes et concepts que la segmentation médicale et la logique de
l’hôpital-entreprise tentent de nous faire oublier dans une confusion
entre fins et moyens.
Pour que le système de santé prenne en compte les demandes des
usagers, tout en construisant un modèle de prise en charge attaché à
la vertu thérapeutique du soin, il faut créer de nouveaux repères
scientifiques et administratifs adaptés aux personnes dont les diffi-
cultés nécessitent qu’elles franchissent les portes de l’hôpital. Le
modèle socio-compassionnel composé du seul assortiment du contrôle
social et de la charité ne peut suffire à appréhender cette population,
car la médecine est une discipline scientifique qui exige des actes
thérapeutiques. Le modèle hospitalo-centré organisé par la segmenta-
tion en spécialités et donc en patients relevant de ces spécialités sert
la recherche et la production de soins, mais est préjudiciable pour les
patients inclassables selon cette catégorisation, et inintéressants au
vu des critères dégagés par la médecine (polypathologie, grabatisa-
tion d’une maladie chronique, grand âge, détresse psychosociale).
Les urgences, parce qu’elles occupent la place d’interface entre la
ville et l’hôpital, se trouvent alors reléguées au statut de dépôt de
mendicité en quête de reconnaissance, par le biais d’une posture
dénonciatrice parfois cynique. De ce fait, la discordance entre ce
qu’est le système de soins et ce qu’une partie des patients en font
pose la question d’une renégociation démocratique d’un modèle
adapté et décloisonné, qui puisse intégrer les tensions entre les com-
portements des citoyens, la catégorisation médicale et les contraintes
économiques.
Il est tout d’abord nécessaire de faire cohabiter la médecine hospi-
talière, de ville et de proximité au sein de la faculté de médecine. Par
ailleurs, le corpus scientifique qui structure les études médicales et
la segmentation en spécialités et en services de spécialités doit s’en-
richir d’une connaissance approfondie des populations âgée et en
détresse psychosociale. Il ne s’agit pas seulement de hisser au grade
de spécialiste les généralistes, gériatres et urgentistes ou de créer des
postes supplémentaires de psychiatres et d’assistants sociaux dans
les hôpitaux et leurs urgences, il faut aussi insérer d’autres disci-
plines considérées aujourd’hui comme non médicales dans l’approche
clinique. La sociologie, la psychologie, la gérontologie (c’est-à-dire la

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connaissance du grand âge, indépendamment de la question de la


maladie), l’économie de la santé et l’étude des enjeux institutionnels
de la médecine doivent faire partie non seulement des connaissances
à acquérir, mais aussi des grands axes de recherche de la médecine
universitaire. Enfin, il faut que l’administration hospitalière par-
vienne à se dégager de la stricte mise en scène des exigences régle-
mentaires de maîtrise des coûts guidées par les principes gestion-
naires d’une recherche d’efficience.
Ce texte ne vise pas à jeter le discrédit sur toute démarche gestion-
naire de l’hôpital, mais à promouvoir que son appréhension prenne en
compte le service que les soins rendent à la société, et en particulier
du fait de l’étayage qu’ils apportent à ce patient inclassable. Il est
nécessaire d’élaborer une plateforme interdisciplinaire de renégocia-
tion de la place de l’hôpital dans le système de soins et dans l’univers
institutionnel, pour que le système sanitaire devienne alors explicite-
ment institutionnel en cela qu’il instaurerait le processus par lequel
des forces marginales, destructrices et anomiques seraient reconnues
comme telles par la société, pour que ladite société définisse pour les
individus en question des moyens cohérents de refondation de leur
autonomie.
François Danet

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