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net/publication/270450343
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Aline Sarradon-Eck
UMR 1252 (Aix-Marseille Université/Inserm/IRD), Sciences Economiques & Sociales de la Santé et Traitement de l’Information Médicale (SESSTIM).
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doi : 10.3406/sosan.2007.1856
http://www.persee.fr/doc/sosan_0294-0337_2007_num_25_2_1856
Resumen
El sentido de la observancia. Una etnografía de las prácticas relativas al uso de medicamentos
hipotensores.
El estudio de la experiencia de los tratamientos hipotensores revela las lógicas plurales, sociales y
simbólicas, que permiten comprender la construcción cultural de las prácticas relativas al uso de
medicamentos. El mayor o menor respeto de la prescripción médica responde a lógicas de
imputación (mecanismo causal de la hipertensión arterial, efectos indeseables de los
medicamentos), a lógicas de apropiación (fidelización al tratamiento, experimentación, integración
del tratamiento en la vida cotidiana) y a lógicas de autorregulación (continuidad del tratamiento,
control del cuerpo y del tratamiento). La observancia es analizada, en la relación médico-paciente,
como un comportamiento de sumisión a la autoridad médica, pero también como una manera de
objetivar la relación de confianza y de reafirmar la identidad profesional de los médicos internistas.
Abstract
The meaning of adherence. Ethnography of medication practices in hypertensive patients.
The study of patients experience of anti-hypertensive drugs shows the impact of various social and
symbolic logics. Its allows to understand how people’s medication practices are set up. Adherence
to prescription relies on a logic of imputation (about the instrumental cause of high blood pressure,
about side effects), a logic of appropriation (related to loyalty to treatment, testing, and integration
in everyday life), a logic of self-regulation (continuity of treatment, body control and medication
control). Adherence is analyzed in patient-practitioner relationship as a submission to medical
authority. It may also be considered as an indicator of trust in doctors. It is also a locus of
consolidation for professional identity of general practitioners.
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Aline Sarradon-Eck*
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prolongée), ni des nouvelles molécules apparues depuis. Elle ne précise pas l’intervalle
minimal entre deux prises (une personne qui prendrait son traitement 8 jours sur 10, ou
24 jours consécutifs avec un arrêt de 6 jours consécutifs par mois est-elle suffisamment
« observante » ?). Elle ne précise pas, pour les bi- ou trithérapies, le seuil nécessaire pour
chaque hypotenseur. Il est ainsi difficile de mesurer « l’observance » des hypotenseurs,
et ses déterminants, alors que sa définition reste imprécise et arbitraire.
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LE SENS DE L’OBSERVANCE 9
(5) Cette étude, coordonnée par A. Sarradon-Eck et financée par la CNAMTS, a été
confiée au Programme anthropologie de la santé du CreCSS de l’Université Paul-
Cézanne d’Aix-en Provence. Elle a été menée par A. Sarradon-Eck (PAS/CReCSS),
M. Faure (PAS/CReCSS), M.A. Blanc (LAMES), avec la participation de M. Egrot
(PAS/CReCSS) (Sarradon-Eck et al, 2004b).
(6) La majorité des répondants sont inactifs (retraités ou en invalidité). Ils sont issus
pour la plupart de milieux sociaux équivalents : agriculteurs exploitants : 9 % ; arti-
sans, commerçants, chefs d’entreprise : 16 % ; cadres, professions intellectuelles supé-
rieurs : 9 % ; professions intermédiaires : 7 % ; employés : 50 % ; ouvriers : 9 %. Le
niveau d’étude de la population est majoritairement faible : 79 % ont un diplôme infé-
rieur au baccalauréat, dont 12 % de non-diplômés. Douze pour cent ont un niveau
équivalent au baccalauréat et 9 % ont un diplôme supérieur au baccalauréat.
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Logiques d’imputation
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Comme l’ont écrit Van der Geest et Whyte (1989), les métaphores
permettent de penser concrètement le corps, la maladie et de donner du
sens aux médicaments. Le médicament hypotenseur est alors appréhendé
par les interviewés comme un remède qui rétablit un équilibre interne,
conforte, assure et pérennise le bon fonctionnement de la machine corpo-
relle. Réguler (la pression), fluidifier (le sang) et nettoyer (les vaisseaux),
éliminer (l’excès de liquide), dilater (les vaisseaux) et protéger le coeur
(« organe essentiel ») sont les principaux modes d’action des hypotenseurs
en correspondance avec la représentation mécanique profane du corps
dont il s’agit d’assurer la circulation des fluides. Cependant, leur action de
protection du cœur et de la vie est intimement liée à une représentation du
corps dans la société occidentale qui accorde une dimension symbolique
à l’organe cœur (Durif-Bruckert, 1994 ; Loux, 1979), organe protecteur et
à protéger spécifiquement au point qu’une personne nous parlait de ses
médicaments hypotenseurs comme des « médicaments de survie ».
Les représentations mécaniques et symboliques du mode d’action des
médicaments expliquent la hiérarchisation effectuée par certains hypertendus
dans l’observance des traitements, les médicaments perçus « pour le cœur »
étant pris plus régulièrement que ceux qui sont perçus comme étant secon-
daires : « Je n’ai jamais oublié mes médicaments pour l’hypertension par
contre il m’arrive d’oublier celui pour le sucre (...) Il est moins important, je
trouve, c’est moi qui dis ça (...) Le diabète, c’est le foie, le pancréas, alors
que l’hypertension, c’est le cœur et le cœur, c’est le moteur, il est irrempla-
çable » (homme, 73 ans, employé). La hiérarchisation s’applique aussi aux
diurétiques (8) qui ne sont pas pensés par certains comme un traitement spé-
cifique de l’hypertension artérielle mais plutôt comme un « complément ».
En effet, le diurétique est souvent réinterprété par les interviewés comme un
« fluidifiant » permettant « d’alléger » ou « d’aérer » le sang, facilitant ainsi
sa circulation dans les vaisseaux sanguins, ou encore comme un médicament
« pour soulager les reins ». Dans ce dernier cas, leur action est considérée
comme « complémentaire » permettant d’évacuer un excès de liquide dans
le sang lors des épisodes d’élévation de la pression artérielle, à l’instar de la
saignée auxquels ils ont longtemps été associés dans la pensée savante (9).
(8) Il s’agit ici des diurétiques prescrits spécifiquement comme hypotenseurs par les
médecins traitants.
(9) Il faut insister sur l’âge des répondants à cette étude, dont la moyenne est élevée
(68,5 ans) ce qui signifie que la plupart ont connu l’époque où les médecins ne traitaient
que les hypertensions artérielles symptomatiques (c’est-à-dire sévères ou compliquées)
et où les moyens thérapeutiques étaient limités et peu efficaces. Les premiers essais thé-
rapeutiques pour traiter l’hypertension artérielle légère à modérée (c’est-à-dire asymp-
tomatique du point de vue médical) ont débuté en 1963 (Postel-Vinay, 1996).
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çon, de moins bonne qualité et porteur d’effets indésirables (10). Ces der-
niers sont, pour toutes les personnes qui se sont exprimées sur ce thème,
de l’ordre du « malaise ». Cette symptomatologie, difficile à décrire et à
définir pour les personnes, apparaît alors comme une métonymie du médi-
cament générique, les personnes interviewées ne connaissant ni son ori-
gine, sa composition : « Ils ne sont pas les mêmes ». De plus, en regard
des médicaments de marque appelés parfois par les répondants des
« médicaments traditionnels », l’appellation du générique le plus souvent
par son principe actif (11), accentue son étrangeté (il a un « nom bar-
bare », nous dit un médecin). Elle enlève au médicament le contenu sym-
bolique de la spécialité, et le charge d’un autre contenu symbolique. En
effet, les discours de méfiance et de scepticisme envers les génériques
contiennent aussi des prises de position des personnes qui relèvent du
politique dans lesquelles les génériques apparaissent comme le substrat de
la restriction économique et des inégalités sociales face à la maladie. Le
discours de cette dame de 63 ans, commerçante, reflète ces opinions cri-
tiques très souvent énoncées dans les salles d’attentes ou les cabinets de
consultation : « Le pharmacien m’a bien dit que c’était le même médica-
ment que le Célectol® mais que si je voulais vraiment du Célectol®, je
paierais la différence. Je trouve que c’est un chantage. Non c’est vrai ! je
trouve que c’est du chantage. En plus, cela n’est pas comme ça que l’on
redressera la sécu, ce n’est pas vrai. Et comme d’habitude, c’est ceux qui
auront de l’argent qui pourront avoir ce qu’ils veulent. Comme d’habi-
tude!!! »
Cette attitude critique des personnes interviewées est une formula-
tion de l’opposition des usagers à un système qu’ils jugent injuste, à une
vision technocratique de la santé qui, selon eux, ne tient pas compte du
point de vue des patients. Le scepticisme exprimé envers les génériques
s’apparente aux stratégies décrites par Van der Geest et Whyte (2003) à
propos des médicaments pour formuler des oppositions « à quelque chose,
que ce soit le médecin, l’établissement médical, la technologie biomédi-
cale ou le pouvoir des formes cosmopolites (de l’Occident) ».
(10) Par exemple : « J’ai le sentiment que les génériques sont moins efficaces, même
si c’est la même molécule » (homme, 66 ans, agriculteur) ; « J’ai eu des malaises avec
les médicaments génériques. Il y a quelque chose là-dedans qui ne me convient pas
dans les médicaments génériques. Ils ne sont pas les mêmes, ça, moi j’en suis sûre »
(femme, 63 ans, employée).
(11) Exemples de dénominations communes internationales : furosémide, aténolol,
celiprolol, propanolol.
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Logiques d’appropriation
Fidéliser
Si, depuis 2002, la consommation des médicaments génériques ne
cesse de croître en France sous l’action conjuguée de mesures législatives
et incitatives envers les prescripteurs, les pharmaciens et les usagers, plu-
sieurs hypertendus interviewés restent réticents au changement du médi-
cament de marque pour un générique (12). Leurs discours sur les
génériques sont un miroir dans lequel apparaissent les opinions et les
attentes des personnes à l’égard des médicaments. Ces discours expriment
la confiance qu’elles accordent à « leur » hypotenseur dont elles ont expé-
rimenté l’efficacité, souvent après de nombreux « essais », qu’elles « sup-
portent » relativement bien et qu’elles ont l’habitude de prendre, ainsi
qu’une aspiration à une certaine « tranquillité » compromise par la subs-
titution du produit princeps par un générique. Les génériques bouleversent
alors le processus de fidélisation construit au fil des ans avec le médica-
ment. En effet, les personnes interviewées ont beaucoup insisté sur la
complexité de leur traitement et sur les « tâtonnements » des médecins
pour trouver « le bon traitement » qui leur est compatible. La notion de
compatibilité entre le médicament et l’individu est souvent évoquée par
les répondants pour expliquer la réussite thérapeutique (13). L’efficacité
des hypotenseurs est pensée, par les patients comme par les médecins
observés, comme une compatibilité entre un individu et un produit, et non
comme l’adéquation entre un dysfonctionnement et une action thérapeu-
tique. Dès lors, une forme de personnalisation du traitement (« mes médi-
caments ») s’effectue qui peut être compromise par la substitution de
génériques aux médicaments de marque. De plus, cette substitution se fait
rarement par « un » médicament générique qui serait toujours le même,
mais par différentes marques selon l’approvisionnement de l’officine,
créant une perte de repères (nom, couleur et forme des comprimés) pour
les personnes traitées, et compromettant leur appropriation.
(12) Ce constat rejoint celui d’une étude quantitative réalisée en Espagne où les
patients atteints de pathologies chroniques sont réticents au changement d’une spécia-
lité qu’ils ont adopté pour un médicament générique (Valles et al., 2003).
(13) La compatibilité est une notion souvent utilisée par les individus, dans des contex-
tes culturels variés pour expliquer la réussite ou l’échec d’un médicament comme dans
les études sur les antirétroviraux au Sénégal (Sow et Desclaux, 2002b) ou les infec-
tions respiratoires aux Philippines (Hardon, 1994).
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(14) Contrairement au reste de la pharmacie familiale qui est rangée dans un autre lieu
de l’habitation (salle de bains, chambre à coucher).
(15) Nous avons pu observer que les hypotenseurs, comme les médicaments pris tous
les jours pour d’autres maladies chroniques, sont rangés dans des boîtes de lessive
vides, dans des petits paniers en osiers, dans des boîtes en plastique pour aliments,
dans des sacs plastiques, ou encore dans d’anciennes boîtes de médicaments assez
grandes faisant fonction de « pharmacie du jour ».
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séparer. Et puis, il ne faut pas qu’ils se collent dans le tube digestif, alors
que si on a mangé, ils glissent tout seul » (homme, 68 ans, cadre).
L’absorption de nourriture, opération technique et symbolique,
limite l’indiscipline supposée des médicaments, leur toxicité et les rend
assimilables par l’individu. Mais la relation étroite entre les médicaments
et les aliments atteste aussi de l’acceptation du traitement par les patients
et leur adhésion à une thérapeutique nécessaire pour leur survie, comme
est nécessaire la consommation pluriquotidienne de nourriture.
Maîtriser le traitement
Les manières de ranger les médicaments et de les ingérer, les multi-
ples astuces pour ne pas les oublier, et ce que Sow et Desclaux (2002a) ont
appelé « les habitus d’observance », traduisent le pragmatisme des indi-
vidus. Néanmoins, elles révèlent aussi leur créativité dans l’utilisation
d’un produit imposé comme l’est le médicament, et son appropriation. En
effet, l’enquête révèle des « tactiques » des hypertendus, des « manières
de faire avec le médicament » (pour paraphraser De Certeau, 1998) afin
de se réapproprier son usage à sa façon et non de faire comme la rationa-
lité médicale l’ordonne comme, par exemple, l’interruption du traitement
hypotenseur lors des fins de semaine. Celle-ci est souvent décrite dans la
littérature biomédicale sous le terme de « congés thérapeutiques »
(Urquhart, 1997). Elle est considérée par les épidémiologistes et les clini-
ciens comme un « oubli » pouvant être responsables de sous-dosages,
voire d’effets rebonds avec leurs conséquences cliniques graves (Burnier
et al., 1997). Or, notre étude montre que ces « repos thérapeutiques » ne
sont pas dus à des « oublis » mais à un choix délibéré des personnes
hypertendues qui s’accorde avec le besoin d’effacer temporairement la
maladie quelques heures par jour ou quelques jours par an : « De toute
façon j’y pense tous les jours à les (hypotenseurs) prendre. Cela m’arrive
volontairement qu’un dimanche sur deux, je ne les prenne pas, volontai-
rement (...) Comme ça. Je ne sais pas pourquoi mais souvent le dimanche
volontairement, je ne les prends pas. Ce n’est pas un oubli. C’est une jour-
née de repos complet quoi ! Est-ce que c’est pour reposer mon estomac ?
Je n’en sais rien. Sinon, je prends toujours très régulièrement mon traite-
ment, tous les matins après le petit déjeuner » (homme, standardiste,
54 ans).
Nous pouvons alors émettre l’hypothèse que le « repos thérapeu-
tique » pérennise l’usage du médicament — et renforce peut-être l’obser-
vance au long cours — parce qu’il est une rupture transitoire dans la
répétition quotidienne des activités permettant de supporter la monotonie
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Logiques d’autorégulation
Expérimenter
Comme cela a été décrit dans d’autres affections chroniques (voir
Conrad, 1985), l’absence de prise de médicament, ponctuelle ou prolon-
gée, accidentelle ou volontaire, permet aux hypertendus d’expérimenter
les effets sur le corps de l’interruption du traitement et d’acquérir un
savoir sur la maladie. Ainsi, plusieurs personnes nous ont déclaré ne pas
prendre leur médicament certains jours pour limiter les effets indésirables
ressentis ayant des conséquences sur la vie familiale et sociale (effets sur
la sexualité, effets invalidants des diurétiques liés à l’augmentation de
l’excrétion urinaire, fatigue retentissant sur la qualité de vie). La plupart
des hypertendus interviewés sont de grands lecteurs de notices accompa-
gnant les médicaments dans lesquelles ils cherchent principalement les
effets indésirables pour s’y préparer ou éventuellement les prévenir. La
lecture de la notice donne au patient un rôle actif dans la gestion de son
traitement. Principale (et parfois seule) source d’informations sur les
médicaments des interviewés, elle participe à l’appropriation des médica-
ments par la connaissance des effets secondaires. Elle permet aux indivi-
dus de relier leur propre expérience sur les médicaments au savoir
biomédical. L’acquisition d’un appareil d’automesure tensionnelle répond
à cette même recherche de savoir sur son propre corps et sur sa maladie.
Les patients l’utilisent pour vérifier la réalité d’une hypertension arté-
rielle, pour tester leurs hypothèses sur les liens de causalité entre les
symptômes ressentis et les chiffres tensionnels, pour trouver des facteurs
déclenchant aux élévations de la pression artérielle. Le savoir acquis par
l’information, l’expérience et l’expérimentation permet aux patients un
contrôle profane du facteur de risque cardiovasculaire que constitue l’hy-
pertension artérielle.
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oublié, parce que des fois on n’y pense pas. Celui qui est réellement
malade, qui a besoin d’un médicament, il y pense, lui. Mais là, je n’ai
jamais eu de problèmes avec la tension » (homme, 80 ans, musicien).
Pour d’autres, l’absence de symptômes rend plus contraignante la consul-
tation de renouvellement de l’ordonnance. La contrainte sera perçue d’au-
tant plus grande que la personne est en activité professionnelle. Dès lors,
ceux qui ressentent négativement l’obligation de se rendre tous les mois à
la pharmacie pour renouveler leur traitement ou la consultation médicale
de renouvellement d’ordonnance, interrompent parfois volontairement
(temporairement ou de manière prolongée) leur traitement.
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volonté entravée) est examinée par les soignants pour ce qu’elle révèle du
patient, et non pour ce qu’elle dit de ce que le patient subit (20).
Les échecs rencontrés par les médecins dans l’éducation à la santé
(observance thérapeutique et observance des règles hygiéno-diététiques)
sont vécus difficilement par certains médecins qui se situent dans le « pôle
relationnel » (21) de la pratique médicale car ils « faussent la relation »,
dès lors que le patient introduit un désordre en ne respectant pas les règles
habituelles de l’interaction (la compliance). L’observance apparaît alors,
selon ces médecins, comme une condition nécessaire à l’instauration
d’une relation médecin-malade et non sa conséquence. Mais les entretiens
des médecins et l’observation des consultations montrent que l’obser-
vance est surtout un enjeu majeur de la relation médecin-patient parce
qu’elle peut ébranler la configuration identitaire professionnelle du géné-
raliste. Nous avons ainsi décrit deux « formes identitaires » (Dubar,
2002), deux « figures » retrouvées à des niveaux divers chez tous les
médecins étudiés (22).
Le médecin de famille
Les généralistes déclarent connaître les niveaux d’observance théra-
peutique de leurs patients. Ils utilisent différentes stratégies pour évaluer
l’observance dont la plus courante est la ponctualité du renouvellement de
l’ordonnance. Mais l’interrogatoire du patient par le médecin reste pour
ces derniers le meilleur outil d’évaluation. Ceux-là ont la certitude de
« bien connaître » leurs patients —« Je les connais et sincèrement je sais
s’ils les prennent bien, s’ils les prennent mal » — et de pouvoir deviner la
réalité cachée. Nous avons montré dans une autre étude (Sarradon-Eck et
al., 2004a) que les médecins généralistes sont socialisés dans un idéal
relationnel qui leur fait revendiquer une proximité avec leurs patients et
(20) Nous avons ainsi observé, dans les formations continues des généralistes, que les
discussions autour de cas cliniques d’observance insuffisante (thérapeutique ou diété-
tique) se focalisaient sur la personnalité du patient, sur son histoire et sur sa relation
avec le médecin. La recherche d’une explication de l’observance insuffisante interroge
uniquement le « fonctionnement » du patient, mais jamais son expérience « sociale »
de la maladie et des traitements, ni la signification sociale de ses conduites.
(21) Les professionnels de santé oscillent entre le paradigme scientifique et le para-
digme relationnel (Aïach et al., 1994). Pour une analyse de cette dualité chez les méde-
cins généralistes, voir Membrado (1993).
(22) Il ne s’agit pas d'une typologie, mais de tendances dégagées par notre analyse sur
lesquelles aucun médecin ne se calque dans l’absolu.
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L’expert
Lorsque le médecin est mis en échec dans son action thérapeutique
du fait de l’inefficacité des traitements prescrits, il met souvent en cause
le patient (en lui assignant un statut de « mauvais observant ») ce qui lui
permet de conserver son rôle d’expert et le contrôle de la décision théra-
peutique. Cette attitude n’est pas généralisable à tous les médecins ren-
contrés, mais nos observations de consultations et de sessions de
formation médicale continue de généralistes, comme la focalisation de la
recherche clinique sur le thème de l’observance, montrent les difficultés
des médecins à penser les hypertensions artérielles non-contrôlées autre-
ment que comme une « résistance » implicite du patient. Cette imputation
au patient de la responsabilité de l’inefficacité de son traitement s’inscrit
dans une conception de la « non-observance » comme une déviance à la
norme positiviste d’une médecine fondée sur des données validées de la
science (Lerner, 1997). D’ailleurs, certains généralistes utilisent le regis-
tre sémantique de la « discipline » pour parler de l’observance, indiquant
qu’ils la considèrent comme un comportement d’obéissance du patient à
une règle médicale. Un faible niveau d’observance remet en cause la fonc-
tion de contrôle de la santé et de ses paramètres dont la société a chargé le
médecin, et les règles médicales de la relation thérapeutique. Dès lors,
ceux-là conçoivent difficilement que les patients n’entrent pas dans un
rapport asymétrique expert-profane dans lequel le patient suit les conseils
et les directives du médecin détenteur du savoir pour s’acheminer vers la
santé ou la guérison, tel qu’il a été décrit par Parsons (1958). En effet, ils
estiment que la proportion de personnes insuffisamment observantes est
faible parmi les personnes hypertendues dans leur clientèle. D’autres pen-
sent au contraire que les patients ne suivent pas les traitements selon leurs
directives, ou interrompent le traitement. Ces derniers ont alors cons-
cience de l’autonomie du patient et de son pouvoir de dire ou de ne pas
dire au médecin ce qu’il fait : « il faut de l’humilité pour être médecin »,
« le malade a le droit de choisir ». D’autres encore acceptent de considé-
rer la rencontre médecin-patient comme une négociation (au sens de
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(23) Par exemple : « C'est clair que, au niveau du grand changement global, on est
passé de la médecine où le médecin avait uniquement à dire “c’est ça, point final”, et
puis tout le monde disait “amen”, à une médecine où maintenant, moi, je ressens le
besoin d’avoir à expliquer, à convaincre, négocier les choses » (homme médecin,
46 ans).
(24) Par exemple : « Je suis en échec total », « Je suis devant un mur », « Je suis dés-
armé devant ce qui va au naufrage », « Le médecin devient spectateur de la dérive de
son patient », « À quoi ça sert tout ce que je fais ? », « C’est un malade ingérable, je
n’arrive rien à faire comprendre, c’est un échec complet, pourtant j’ai 30 ans d’expé-
rience ». Ces discours ont été recueillis lors de séminaires de formation continue aux-
quels nous avons participé sur le thème de l’éducation du patient. Les organisateurs
(médecins généralistes) de ces séminaires avaient demandé explicitement aux méde-
cins participants de rapporter des situations cliniques dans lesquelles ils se percevaient
en échec dans leur éducation à la santé. Nos observations ne concernent pas le contenu
de ces « échecs », mais la manière de les exprimer et leurs significations.
(25) Voire injurieux : « Il y a les gens tordus, et aussi les gens coincés, les chiants :
ça n’a pas marché, ça ne marchera pas… » (médecin homme, 43 ans).
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(26) Le groupe de répondants est trop faible pour que nous puissions dégager des pro-
fils en fonction de l’âge, du genre ou des caractéristiques socio-économiques.
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La confiance
(27) Quarante-et-une personnes sur 68 se sont exprimées sur ce thème (24/39 femmes,
et 17/39 hommes). Leurs discours sont très homogènes. Au début de l’étude, nous pen-
sions que cette homogénéité pouvait résulter d’un biais de sélection des personnes
interviewées, rencontrées par l’intermédiaire de leurs médecins traitants (n = 43), eux-
mêmes opérant une sélection plus ou moins consciente des hypertendus « à intervie-
wer ». Nous avons alors réalisé d’autres entretiens auprès d’hypertendus (n = 25)
recrutés par la méthode de « proche à proche », sans l’intermédiaire du médecin. Dans
ce second groupe, nous avons effectivement recueilli plus de discours négatifs envers
les médecins, mais ceux-ci dessinent « en creux » une relation idéale basée sur la
confiance.
(28) Rappelons que la relation médecin-malade est définie dans le Code de déontolo-
gie médicale comme une relation de confiance.
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(29) Cette représentation du médecin traitant comme le « médecin de famille » est pré-
gnante dans notre enquête effectuée en zone rurale et semi-rurale (où le généraliste est
aussi appelé « médecin de campagne »), auprès d’une population « âgée » et habituée
à voir régulièrement un médecin, mais ne peut pas être généralisée à l’ensemble de la
population française.
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Conclusion
Remerciements
Cette recherche a bénéficié d’une aide de la Caisse nationale d’assu-
rance maladie. Je remercie Murielle Faure, Marie-Anne Blanc et Marc
Egrot pour leur contribution à cette recherche, ainsi qu’Alice Desclaux et
les deux lecteurs anonymes de la revue pour leur lecture attentive et leurs
précieux commentaires sur ce texte.
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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LE SENS DE L’OBSERVANCE 35
ABSTRACT
36 ALINE SARRADON-ECK
RESUMEN
El sentido de la observancia.
Una etnografía de las prácticas relativas
al uso de medicamentos hipotensores