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PSYCHIATRIE

DE LIAISON

Evaluation et prise en charge des


troubles du comportement alimentaire :
une expérience clinique à Genève
NADIA ORTIZa, MARIE MY LIEN REBETEZa, Dr CHRISTEL ALBERQUEa et Pr GUIDO BONDOLFIa

Rev Med Suisse 2019 ; 15 : 351-3

Afin de répondre au mieux aux besoins des patients souffrant de de prévalence sur la vie entière est presque quatre fois plus
troubles alimentaires, tout en tenant compte des recommanda- élevé chez les femmes (5,3 %) que chez les hommes (1,5 %).
tions d’organismes experts, les Espaces de soins pour les troubles Toujours selon la même étude,1 les personnes souffrant de
du comportement alimentaire (ESCAL) du Service de psychiatrie TCA ont significativement plus de problèmes psychiques
de liaison et intervention de crise des HUG ont mis sur pied une concomitants que les personnes sans TCA, de même qu’une
évaluation approfondie (multifactorielle et multidisciplinaire), qualité de vie réduite. Plus spécifiquement dans l’anorexie,
ainsi qu’un programme spécialisé avec des intensités de soins le  taux de mortalité est le plus élevé de toutes les maladies
­individualisées et des objectifs de prise en charge régulièrement psychiatriques confondues.2 Néanmoins, l’évaluation et la prise
réévalués. Les facteurs somatiques font partie intégrante de en charge précoces des TCA favorisent leur pronostic, avec un
l’évaluation et de la prise en charge en collaboration avec les risque diminué de chronicité et de complications somatiques,
­médecins généralistes mais le poids n’est pas le seul facteur psychologiques ou sociales,3,4 ce qui constitue un enjeu majeur
d’évolution. Le suivi psychiatrique est multidisciplinaire et prend de santé publique.
en compte l’entourage du patient, son insertion sociale, ainsi que
les comorbidités psychiques qui sont fréquentes.
ÉVALUATION DES TROUBLES DU COMPORTEMENT
Eating Disorders assessment and care : ­ ALIMENTAIRE
a clinical experience in Geneva Selon le National institute for health and care excellence (NICE),5
In order to meet the needs of patients suffering from eating disorders l’évaluation des patients chez qui l’on suspecte un TCA devrait
and to follow the guidelines of experts, the specialised program for être multifactorielle et inclure, d’une part, une évaluation soma-
eating disorders of Liaison psychiatry and crisis intervention service tique comportant un examen des effets potentiels de la malnutri-
in Geneva University Hospitals (HUG) has developed a detailed evalua- tion ou des comportements compensatoires. D’autre part, elle
tion (multifactorial and multidisciplinary) and a program with a conti- devrait inclure une appréciation des problèmes de santé mentale
nuum between outpatient treatment, day care and hospitalisations. communément associés aux TCA dont notamment la dépression,
The psychotherapy is individualized and goals are regularly assessed. l’anxiété, les comportements autodommageables et les troubles
Somatic factors are part of evaluation and care in collaboration with obsessionnels compulsifs.
general practitioners but weight (gain or loss) is not the only impro-
vement target. Psychiatric treatment is multidisciplinary and takes Ainsi, face à l’importance de l’évaluation des TCA et à partir
into account patient’s personal environment, social inclusion and des lignes directrices émises par les organismes experts, les
the frequent psychological comorbidities. Espaces de soins pour les troubles du comportement alimentaire
(ESCAL) du Service de psychiatrie de liaison et intervention de
crise des HUG ont mis sur pied une évaluation multifactorielle
INTRODUCTION et multidisciplinaire sur une journée entière comprenant :
• Une évaluation infirmière (entretien semi-structuré).
Les troubles du comportement alimentaire (TCA) sont des • Une évaluation psychiatrique (entretien clinique, ques-
problèmes fréquents dans notre société, dont les causes sont tionnaires standardisés).
multiples (biologiques, psychologiques, interpersonnelles, • Un bilan nutritionnel (constantes, ECG, bilan sanguin,
socioculturelles) et les conséquences (physiques, psycholo- ­bio-impédancemétrie).
giques et sociales) peuvent être graves. En effet, selon une étude • Une observation du comportement alimentaire lors d’un
de l’Office fédéral de la santé publique,1 3,5 % de la population repas.
suisse souffre au moins une fois dans sa vie de TCA, tels que
l’anorexie, la boulimie ou l’hyperphagie boulimique ; le taux Toute personne, dès 16 ans, peut être adressée, par un profes-
sionnel de la santé mais également par l’entourage. La personne
peut bien sûr aussi prendre contact d’elle-même. Les résultats
de l’évaluation lui sont restitués dans un délai maximum de
a
Espaces de soins pour les troubles du comportement alimentaire, Service de deux semaines et un rapport, ainsi que des propositions de
psychiatrie de liaison et intervention de crise, HUG,15, rue des Pitons, 1205 Genève prise en soins, sont transmis au médecin et/ou psychologue
nadia.ortiz@hcuge.ch traitant.

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6 février 2019 351
REVUE MÉDICALE SUISSE

Quelques chiffres PRISE EN CHARGE DES TCA


De février 2017 à octobre 2018, 179 personnes (96 % de femmes), Parmi les 130 personnes adressées au programme de prise en
âgées entre 16 et 66 ans (moyenne (M) = 30,45 ; écart-type charge d’ESCAL, 3 % ont été adressées à l’Unité de psychiatrie
(ET) = 12,72) ont été évaluées ; 33 % ont pris contact d’elles- hospitalière adulte (UPHA, à l’Hôpital cantonal), 74 % à notre
mêmes, 22 % ont été adressées par leur médecin traitant, 19 % hôpital de jour et 20 % à notre consultation. Un autotraite-
par leur psychiatre ou psychologue, 18 % par d’autres profes- ment par internet pour la boulimie a également été proposé à
sionnels de la santé et 7 % par leur entourage. Un diagnostic quelques personnes (3 %). Ainsi, ESCAL est une structure de
de TCA a été retenu chez 89 % des personnes évaluées (voir la soins spécialisés et individualisés avec différentes intensités,
figure 1 pour la répartition des TCA), avec dans 64 % des cas visant à s’adapter au mieux aux besoins des patients. En accord
une ou plusieurs comorbidités (majoritairement des troubles avec les directives énoncées par le NICE5 concernant la prise
de l’humeur et/ou des troubles anxieux). en charge des TCA, le suivi est à la fois somatique (en collabo-
ration étroite avec le médecin traitant), psychothérapeutique
Presque la moitié (43 %) des personnes évaluées avec TCA (thérapie cognitivo-comportementale et approche familiale),
étaient âgées de 18 à 24 ans ; 26 % de 25 à 34 ans, 21 % de 35 à 49 ans, multidisciplinaire, et inclut le réseau de soins et la famille (en
et presque 10 % de 50 ans et plus (voir la figure 2 pour la répar- particulier pour l’anorexie). Concernant le traitement psycho-
tition des TCA en fonction des différentes tranches d’âge). trope, il n’existe pas de consensus. Plusieurs traitements ont
La durée moyenne du TCA était de 3,75 ans (ET = 3,16) pour la été proposés, mais avec des limitations au niveau de la cohorte.
tranche d’âge 18-24 ans, de 10,55 ans (ET = 5,37) pour la tranche Certaines études6 ont montré que la fluoxétine était efficace
d’âge 25-34 ans, de 16,55 ans (ET = 9,74) pour la tranche d’âge pour lutter contre la dépression souvent associée, mais aussi
35-49 ans et de 25,63 ans (ET = 16,88) pour les personnes âgées pour permettre aux patients de maintenir un poids normal
de 50 ans et plus. obtenu après une hospitalisation. Le poids n’est toutefois ni
considéré comme le seul facteur d’évolution dans le cas de
Suite à l’évaluation, 130 personnes ont été adressées à notre l’anorexie, ni comme l’objectif principal dans le cas de la boulimie
programme de prise en charge et 49 personnes ont été réo- ou de l’hyperphagie boulimique (les patients sont informés que
rientées. le traitement n’aura que peu d’impact sur le poids). Par ailleurs,
quelle que soit l’intensité des soins, des objectifs de prise en
charge sont définis en collaboration avec les patients et réévalués
Répartition des TCA pour l’ensemble régulièrement lors de réunions cliniques.
FIG 1 de la population évaluée
TCA : troubles du comportement alimentaire. Unité de psychiatrie hospitalière adulte (UPHA)
45 40 L’UPHA accueille les patients nécessitant des soins en milieu
40 hospitalier à la fois psychiatriques et somatiques (médecine
35 31 générale) et, dans ce cadre, sont également suivis des patients
30 présentant des TCA sévères.
25 21
% Lorsque le patient arrive dans l’unité, la plupart du temps, le
20
15 risque vital est engagé. Aussi, après une phase d’observation
9 initiale de trois jours, les objectifs individuels sont définis. Le
10
programme de soins de l’UPHA pour les patients avec un TCA
5
se compose de soins diversifiés, spécialisés et individualisés avec
0 une prise en charge somatique intégrée grâce au plateau technique
Anorexie Boulimie Hyperphagie Autre TCA
boulimique
de l’hôpital cantonal et un suivi psychiatrique individuel avec
entretiens quotidiens (médicaux et/ou infirmiers) basés essen-
tiellement sur la psychothérapie cognitivo-comportementale.
La prise en charge somatique inclut une surveillance somatique
Répartition des TCA en fonction intensive, un programme de soins intensifs en chambre indivi-
FIG 2 des tranches d’âge duelle dans un environnement avec encadrement strict afin
TCA : troubles du comportement alimentaire. d’éviter un syndrome de renutrition, une pesée aléatoire sans
communication du poids dans un premier temps, un bilan hydro-
80 73 alimentaire avec chaise percée en chambre. La prise en charge
70
59 psychiatrique est également complétée par un suivi familial
60
50 une fois par semaine, basé sur la psychothérapie systémique
50 44
% 37 qui a montré son efficacité dans la prise en soin des TCA en
40
31 29 raison de la fonction relationnelle du symptôme anorectique.
30
20
A cela s’ajoute un programme groupal avec repas thérapeu-
12 12 13
10 7 7 6 6 7 7 tiques hebdomadaires (en présence de la psychomotricienne,
0 de l’ergothérapeute et d’un infirmier), la psychomotricité,
18-24 ans 25-34 ans 35-49 ans ≥ 50 ans l’ergothérapie et une activité physique dès que l’état somatique
Anorexie Boulimie Hyperphagie boulimique Autre TCA le permet. Les repas accompagnés, les séances de physiothérapie,
de psychomotricité et d’ergothérapie sont proposés également

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PSYCHIATRIE
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en individuel. Dans ce contexte, le programme de soins est revu CONCLUSION


une fois par semaine. Un cadre thérapeutique cohérent et stable
est indispensable dans la prise en soins des TCA puisqu’il permet Comme nous l’avons vu, les TCA sont des problèmes fréquents
au patient d’éprouver la fiabilité des soignants et la continuité dans notre société, dont les conséquences peuvent être graves.
de leur présence.7 Lorsque le suivi est possible en ambulatoire, L’évaluation et la prise en charge de ces troubles représentent
l’intensité de soins est adaptée aux besoins des patients avec donc un enjeu majeur de santé publique et un défi important.
un programme individualisé. C’est pourquoi, une évaluation multifactorielle et multidisci-
plinaire s’adressant à toute personne dès 16 ans chez qui l’on
Hôpital de jour suspecte un TCA a été mise sur pied à ESCAL. Cette évaluation
permet de définir une prise en charge taillée sur mesure tenant
Le suivi en hôpital de jour offre au patient une approche intensive compte à la fois des aspects somatiques et des comorbidités
et multidisciplinaire, en individuel et en groupe, plusieurs jours psychiatriques qui sont nombreuses. Le patient peut être ensuite
par semaine. Le programme groupal proposé est spécifique à adressé au réseau de soins ou suivi au sein d’ESCAL. Le pro-
chaque problématique alimentaire. Pour les patients souffrant gramme de prise en charge d’ESCAL répond donc, tout comme
d’anorexie/boulimie, des groupes hebdomadaires de psycho- l’évaluation, aux recommandations d’organismes experts
motricité, de psychothérapie, de psychoéducation, d’accom- comme le NICE, et offre des soins spécialisés, en ambulatoire
pagnement dans les difficultés de la vie quotidienne ainsi que et en hospitalier, avec des intensités personnalisées et adaptées
des repas thérapeutiques sont possibles. Pour les patients à la situation somatique, psychiatrique et sociale de chaque
souffrant d’hyperphagie boulimique, des groupes de psycho- patient.
thérapie, de psychomotricité/approche corporelle et des repas
thérapeutiques sont proposés. Le programme de soins est indivi-
dualisé pour chaque patient afin de tenir compte à la fois de la
sévérité des symptômes et de l’insertion (ou réinsertion) sociale
(professionnelle ou scolaire).

Conflit d’intérêts : Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation
Consultation avec cet article.
Le suivi en consultation est moins intensif et caractérisé par une
prise en soins multidisciplinaire en individuel, avec différentes Remerciements : Nous remercions Monique Zuppinger et l’ensemble de l’équipe
d’ESCAL pour leur contribution à la récolte des chiffres présentés dans cet
approches psychothérapeutiques (cognitivo-comportementale,
article.
psychodynamique et systémique).

Autotraitement par internet pour la boulimie IMPLICATIONS PRATIQUES


L’autotraitement par internet pour la boulimie permet quant à lui Une évaluation et une prise en charge précoces favorisent le
un accès aux soins plus flexible avec un psychologue référent. pronostic
Enfin, l’intégration de l’entourage du patient et de son réseau
médico-social étant primordiale, ESCAL propose des groupes L’évaluation doit être multifactorielle et pluridisciplinaire
mensuels pour les patients et leurs proches, de psychoéducation Une prise en charge taillée sur mesure permet de tenir compte
pour les proches, ainsi que des entretiens réguliers de famille à la fois des aspects somatiques, psychiatriques et sociaux
et de réseau.

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a meta-analysis of 36 studies. Arch Gen intervention in anorexia nervosa : theore- tice guidelines for the treatment of ano- **à lire absolument

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