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Odyssée en sympathie parmi les cours

momentanés de valeurs intemporelles; 7e


partie: éloge de la sympathie, avec Érasme
de Rotterdam & Thomas More, Max
Scheler, Hans Asperger et Edith Sheffer,
Natalie Depraz, Jean-Pierre Cléro & David
Hume, Claude Romano, Hartmut Rosa,
sainte Patti Smith enchantant le rêve d'une
conversion constantinienne en devenir, et la
série "Au nom du Père"...
Publié le 1 Août 2020 sur serge.aron.over-blog.com

Miniatures de Giovanni di Paolo, XVe siècle. Après les Enfers et le Purgatoire, une étape de
la traversée du Paradis de la divine comédie de Dante. Au premier cercle des professeurs du
Royaume règne l'amicale sympathie des enturbannés averroïstes et des mitrés de la
scolastique. Mené par sa muse Béatrice, en haut à gauche, Dante rencontre Saint Thomas
d'Aquin et Albert le Grand. En bas, dans le cercle : Gratien de Chiusi - Pierre Lombard -
Denys Aréopagite - Salomon - Boèce - Paul Orose (au plus haut du cercle) - Isidore de Seville
(face à l'séraphin) - Bède le Vénérable (portant le fouet) - Richard de Saint Victor - Siger de
Brabant…

« J’ai toujours attendu de la pensée qu’elle parte de "loin", de loin du présent, de loin d’ici et de
maintenant; (…) je trouve qu’une pensée forte est une pensée qui - en étant capable de partir de
"loin" - est capable (…) de rejoindre ce que nous sommes ici et maintenant », confie en cette période
de déconfinement progressif l'écrivain philosophe Tristan Garcia, en télétransmission téléphonique, à
l'oreille lointaine d'Adèle Van Reeth. (Tristan Garcia, philosophe amoureux du possible, Les chemins
de la philosophie, Adèle Van Reeth, France Culture, 08 juin 2020)

Depuis les confins lointains d'époques révolues depuis bien longtemps, une "sympathie"
constructive semble vouloir s'entre-esquisser. À partir d’elle une compréhension inédite de l'actuel
est possible, tel est notre "credo" d’une "Renaissance intellectuelle" infinie, partagé en
"sympathie" avec Tristan Garcia…

Après nous être intéressé à l’empathie avec Edmund Husserl, Theodor Lipps et Édith Stein, il est
l’heure de faire retour à la sympathie avec cet auteur complexe que fût Max Scheler. Nous nous
demandions pourquoi cette sympathie humienne de portée autrement plus ambitieuse s'est vue
supplantée par un concept aussi réducteur que celui d’empathie. Si tant est que notre odyssée en
sympathie ait pu jusque-là ressembler à la croisière paisible d’un cruciverbiste de la croisée des
concepts ou à l’apologie béate d’une croyance en la fraternité des peuples, cette fois nous entrons
dans le dur, ce fleuve héraclitéen du "temps" qui passe dans lequel on ne se baigne jamais deux fois,
ce fleuve dantesque nommé Achéron qui pénètre dans les entrailles de la terre jusqu'aux
antipathiques enfers avant de ressortir ressourcé en aval dans la "béatitude" spinoziste du jardin
d'Eden de cette paradisiaque folie douce nommée sympathie.

Plan de l'ensemble des 7 articles consacrés aux "Temps de la Sympathie":

1. Montaigne et sa librairie, une diplomatie sympathique:


2. Sympathie et empathie en psychiatrie:
3. Mirage de la Sympathie & énigme du Temps:
4. Hegel, une dialectique de la Sympathie entre maître & serviteur:
5. Entre Aristote, Épicure et Bruno, la "Sumpatheia", divine conspiration ou ordre harmonieux
transcendant les œillères de la Temporalité:
6. Entre Hippocrate et Démocrite, la double ascendance de la Sympathie, entre médecine et
morale:
7. Narcissisme clair-obscur de la Sympathie & énigme œdipienne du Temps, entre révolution
humienne et relecture diagnostique:
8. Bentham lu par Lacan et repris par Cléro, une subjectivité fictionnelle babélique à l'heure de la
"lalangue" lacanienne:
9. Carlo Rovelli, le temps, un ordre écrit à l’encre sympathique:
10. La Sympathie, lubie ad libitum d'une "tendance à l'unisson", entre Théodule Ribot et Jean-
Marie Guyau:
11. Henri Bergson, l'Intuition d'une Sympathie entre Mouvance et Durée:
12. Marcel Proust, la Recherche zélée d'une Sympathie dans le Temps:
13. Mystique d'une Sympathie entre Folie & Idéal, la légende de Majnûn & Laylâ:
14. Einstein et Bergson, rencontre ratée de la coïncidence des contraires:
15. Sujet & Objet, un couple sympathique:
16. Le "Je suis Dieu" de Majnûn, profanation follement sacrée de Laylâ:
17. L'art ricœurien du nouage sympathique:
18. Visage lévinassien de l'altérité:
19. Sacre paradoxal de l'Empathie, par Lipps, Husserl et Stein:
20. Spectre autistique immunitaire et douce folie de la psychiatrie humaniste d'inspiration
érasmienne:
21. La Sympathie schelerienne, un retour à Hume & Smith:
22. Valeurs scheleriennes et vaine croisade contre l'utilitarisme anglo-saxon:
23. Héritage personnaliste de Scheler:
24. Edith Sheffer, populismes totalitaires et autisme d'Asperger, des sympathies compromettantes:
25. "Ulysse en personne", entre prétention à une identité authentique et assomption d'une
commune sympathie:
26. Entre Empathie en 1ère personne et Sympathie en 2ème personne, le visage démasqué de la
distanciation sociale:
27. Geste husserlien du "retour aux choses-mêmes" et "enjointement" ricœurien de la Sympathie
et du Temps:
28. Hartmut Rosa et la Résonance sympathique de l'Indisponibilité du temps à l'heure du
déconfinement temporel:

Il faut en passer par l'antique caverne de Platon pour accéder par la Renaissance au siècle des
Lumières…

La "sympathie" puise paradoxalement ses sources de joie dans l'enfer mélancolique du "temps" qui
passe…

À travers la manière dont la psychiatrie nazie s’est appropriée les avancées de la phénoménologie
allemande, il va s’agir de saisir ce en quoi la sympathie schelerienne et son personnalisme ont pu être
retournés en leur envers, l’identification diagnostique et l’extermination de "malades mentaux"
jugés "asociaux". Comment comprendre qu'au nom d'une "sympathie de race" un peuple allemand
"personnifié" a cru bon d'exterminer à la fois des "miséreux" et cette "juiverie" aristocratique
apatride déracinée voire déracisée qu'on a voulu tenir pour responsable de l’insoutenable misère?
Pourquoi cette volonté farouche d'exterminer la misère humaine? N'est-ce pas justement depuis les
souffrances endurées et la miséricorde qu'elles autorisent que s'entrevoient et s'éprouvent les joies
et les plaisirs? La solution finale ne prive-t-elle pas nécessairement et du partage du problème dont
on pâtit et de toute sympathie bien comprise?

Comment comprendre que le nom et l’élaboration théorique du psychiatre nazi Hans Asperger
puissent aujourd’hui encore être brandis en étendard et, à l’encontre de psychanalystes et
psychiatres, mis au service de l’instruction d’un procès en sorcellerie digne des heures sombres de
l’Inquisition?

Interrogée par le journaliste de BFM Jean-Jacques Bourdin à la veille de la journée mondiale de


l’autisme d'avril 2019, la secrétaire d’Etat aux "personnes handicapées" qui veille à la sécurisation
des parcours de protection de la macronie sanitaire nommée Sophie Cluzel affirmait: « avec notre
plan, il s’agit de ne plus placer des enfants autistes devant des psychiatres », et ajoutait: « face à un
spectre de l’autisme très large, il faut que l’on arrête de parler de "psychiatrie"! » Qu'entendre dans
son propos quant au sens et à la valeur accordés à l'exercice de la "psychiatrie"?

Tout porte à croire que ce que la secrétaire d'Etat aux "personnes handicapées" nomme
"psychiatrie" a peu de choses à voir avec la "sympathie"…

Comment en est-on arrivé là?...

L'actualité toujours brulante de cette curieuse notion de "spectre de l'autisme" n'interrogerait-elle


pas en creux la "valeur" à accorder à ce sentiment supposé étranger à l'autiste qu'on nomme
"sympathie"?...
Il est bien sûr possible de n’entendre dans ces propos de Sophie Cluzel que la maladresse d’un
politique livré à la perfidie de journalistes perversement retors. Cette dimension existe assurément.
Je n’ai moi-même de cesse de combattre ces discours insupportable qui voudraient donner accroire
qu’une personne ou une situation "relèverait" de la seule psychiatrie. Telle "relève" en réalité le plus
souvent "rabaisse". Habituellement accompagnés de politesse hypocrite et de fausse considération,
ces discours masquent mal le rejet ou le mépris dans lesquels ils tiennent et ces personnes troublées
si troublantes et ces psychiatres perturbant qui - tel le chanoine, philosophe et prince des
humanistes Érasme de Rotterdam - sont accusés de faire l’éloge d’une insupportable "folie" dont on
attendrait plutôt qu'ils promeuvent la "guérison".

Les consonances peuvent être trompeuses, mais le vocabulaire de la "guérison" invite davantage aux
logiques "guerrières" et aux discours martiaux définitifs d'un militantisme militaire qu'à la durable
pacification orchestrée au quotidien par des médecins diplomates opérant de sympathiques
remédiations par l'ordonnance "à propos" - comme disait le diplomate Montaigne - de justes
remèdes…

20.Spectre autistique immunitaire & douce folie de la psychiatrie humaniste


d'inspiration érasmienne:

Thomas More et Désiré Érasme, peints par leur ami commun Hans Holbein le Jeune.
Inspirateurs lointains de notre moderne Union Européenne, ces humanistes utopistes
soulignaient l’importance du traitement juste et éthique de la misère et des "folies"…

Célébration de son amitié "sympathique" pour l’humaniste "utopiste" anglais Thomas More, le titre
grec Μωρίας ἐγκώμιον (Moriae encomium en latin) de l’Éloge de la folie joue sur l’homophonie entre
le grec moria, qui a valeur de folie, le latin mores, les mœurs, et le nom latinisé Morus de son ami.
Près d’un demi-siècle avant l’amitié légendaire qui fit sympathiser Montaigne et La Boétie, Érasme
dédie à son ami More ce livre où la "folie" elle-même prend la parole, en première "personne".
Prenant le masque de la folie, Érasme soutient que l’enthousiasme, cette douce folie si
caractéristique de l’enfance, nous préserve de l’ennui mortifère de la mélancolie par le vif désir qui le
porte. Désir que traduit l’origine grecque du nom même d’"Érasme", que redouble le prénom latin
Desiderius qu'il s'est choisi pour former son nom littéraire.

Aimants follement les mœurs, "Érasme" & "More" désiraient et cultivaient une folle "sympathie"
des cœurs…

Comme Épicure avant lui, Érasme louait la "sympathie intergénérationnelle" par-delà les affres du
"temps". "Érasme" pourtant n’était assurément pas "pédéraste".

Telle "sympathie" aujourd’hui ne serait-elle pas suspecte de "pédérastie"?...

« Ces jours derniers, comme je revenais d’Italie en Angleterre, il me fallut beaucoup de temps à
cheval, et je craignais de gâcher tout ce temps à des distractions "amousoïs" et incultes. Alors j'ai
préféré occuper mon temps à agiter le souvenir de certaines études que nous avions faites ensemble
ainsi que des amis si instruits et si agréables que j'avais laissés là-bas. Parmi eux, c'est à toi que j'ai
pensé, mon cher More. (…) Je décidai de m'amuser [ludere] à faire l'éloge de la Folie. » (Érasme de
Rotterdam, Eloge de la folie, édition bilingue par Jean-Christophe Saladin, Lettre et préface d'Érasme
de Rotterdam à son cher Thomas More, 10 juin 1510)

« Voulant donc m’occuper à tout prix, et les circonstances ne se prêtant guère à du travail sérieux,
j’eus l’idée de composer par jeu un éloge de la Folie. Quelle Pallas, diras-tu, te l’a mise en tête ? C’est
que j’ai pensé d’abord à ton propre nom de Morus, lequel est aussi voisin de celui de la Folie (Moria)
que ta personne est éloignée d’elle; tu es même de l’aveu de tous son plus grand adversaire. J’ai
supposé ensuite que cet amusement [delectatio] de mon esprit gagnerait ton approbation, parce que
tu ne crains pas un genre de plaisanterie qu’on peut rendre docte et agréable et que, dans le train
ordinaire de la vie, tu tiens volontiers de Démocrite. Certes, la profondeur de ta pensée t’éloigne fort
du vulgaire; mais, tu as tant de bonne grâce et un caractère si indulgent, que tu sais accueillir
d’humbles sujets et t’y plaire. Tu recevras donc avec bienveillance cette petite déclamation, comme
un souvenir de ton ami, et tu accepteras de la défendre, puisqu’elle n’est plus à lui, mais à toi par sa
dédicace. » (Érasme de Rotterdam, Éloge de la Folie, Traduction par Pierre de Nolhac, Lettre et
préface d'Érasme de Rotterdam à son cher Thomas More, p. 13-15)

La psychiatrie "humaniste" s’est développée en sympathie avec cette pensée de la Renaissance.


Comme le rapporte Jean-Christophe Saladin, l'"humanisme" d'Érasme s'inscrit essentiellement dans
le rapport subtil à la langue. Est humaniste avant tout le poète latiniste amoureux des belles lettres et
non le théologien scolastique sorbonnard pratiquant un latin binaire "barbare" dépourvu
d’ambiguïté, d’"équivoque", d’élégance et de style. L'utilisation du grec "amousoïs" dans sa préface
souligne l'importance pour Érasme des belles lettres inspirées par les muses des poètes par rapport
aux discours désincarnés des théologiens et philosophes scolastiques "amousoïs" de son époque,
ratiocinant de vaines et stériles polémiques, paradoxalement peu "amusantes". Sans "muse" point
de salut, et cette "folie" qui parle en son nom pour faire son propre éloge est un peu la muse dont les
gens qui ne penseraient qu'à s'"amuser" seraient tristement dépourvus. L'"amusement" chez
Érasme semble avoir fortement inspiré Pascal quant à sa thèse subtilement paradoxale du
"divertissement"…

"Divertissement" ô combien salutaire, "muse" tout à la fois sympathique, "amusante" et


inspirante, l'endroit de cette douce "folie" d'Érasme - véritable objet transitionnel winnicottien - se
retourne aussi en son envers, l'"amusement" vain et ennuyeux ou le triste "divertissement" devenu
malsain…

Cet exemple du paradoxe mœbien de la muse amusante illustre l’inscription d'Érasme dans la
filiation de ces penseurs averroïstes aristotéliciens assumant le dualisme paradoxal voire la douce
schizophrénie du sujet humain ne coïncidant jamais totalement avec sa pensée ou son intellect. Le
théologien scolastique Thomas d’Aquin eut la mauvaise idée de les vouer aux gémonies. (cf. La
diabolisation, inquiétante étrangeté d'un atavisme culturel, par le prisme averroïste de l'intellect
séparé...) La psychiatrie ne le remercie pas, la secrétaire d’état Sophie Cluzel se fait
malheureusement encore l’écho de cet a-musement bien-pensant dépourvu de perspective
temporelle comme de sympathie…

Érasme fournit à la "psychiatrie humaniste" les moyens de dépasser l'opposition


normal/pathologique barbare des sorbonnards de l'étiquetage diagnostique et de penser la culture
de la "folie", de l'"imaginaire" et de la "sympathie" à la fois comme "problème" pathologique
amusant à combattre & saine "solution" amusante à comprendre…

Revenant aux versions grecques et hébraïques de la Bible, Érasme pointait les glissements et autres
contresens de cette vulgate latine que l’Église présentait comme texte latin ayant été dicté par Dieu
lui-même à saint Jérôme. Il critiquait par exemple la traduction « au commencement était le verbe »
du premier verset de l'évangile de Jean « En arkhêi ên ho logos », argumentant que "verbum"
suggère une langue divine accessible à Dieu seul alors que les versions grecques et hébraïques
suggèrent au contraire une langue commune, vernaculaire, que le latin "sermo": causerie,
conversation dans un langage familier traduirait plus justement. L'archive témoignerait ainsi plutôt
qu' « au commencement était la bizarrerie d’un "nom" au sein d'une "parole" familière »…

« Le scandale éclata en février 1516 lorsque Froben imprima le Nouveau Testament bilingue
d’Érasme, dédié au pape humaniste Léon X, qui l’accueillit très favorablement. Non seulement les
théologiens crièrent au blasphème (Érasme n’avait-il pas changé le Pater Noster et le premier verset
de l’Évangile de Jean?), mais, fâcheuse coïncidence, un an et demi plus tard, un théologien de
Wittenberg nommé Martin Luther afficha sur les portes de son université quatre-vingt-quinze thèses
critiquant les indulgences, arguant du retour au texte du Nouveau Testament, donc en s’appuyant sur
l’autorité d’Érasme. On connaît la suite: controverses, sommations à se rétracter, provocations,
excommunications, autodafés, schisme, Inquisition, révoltes paysannes, massacres, guerre des
anabaptistes. (…) Vingt ans après sa mort, le concile de Trente inscrivit l’ensemble de ses œuvres à
l’Index de première classe, en compagnie de Luther, Calvin… » (Jean-Christophe Saladin, Le masque
de la folie, préface à l’Éloge de la folie illustré par les peintres de la Renaissance du Nord, p. 22-24)

Le chanoine augustinien Érasme détestait Augustin, Thomas d’Aquin et les sorbonnards de la


scolastique. Toute l’entreprise humaniste de la Renaissance s’inscrit avec lui dans ce travail
titanesque - rendu possible par l’invention récente de l’imprimerie - d’édition et de redécouverte des
grands auteurs païens de l’antiquité préchrétienne. Ces Adages gréco-latins qu’Érasme a passé sa vie
à commenter et éditer participent d’une volonté de redécouvrir ce que la chrétienté au pouvoir,
depuis Constantin, n’a cessé de jeter au bûcher lors d'autodafés qui seraient aujourd’hui requalifiés
en crimes contre l’humanité.

C’est au nom d’une pureté et d’une "immunité" de la foi chrétienne et ses élans sympathiques que
ces "actes de foi" nommés "autodafés" ont contribué à détruire et appauvrir la culture humaine, sa
richesse linguistique, artistique et conceptuelle. Des trésors ont ainsi été perdus mais quelques-uns
ont pu faire retour à la fin du Moyen-Age grâce aux érudits arabo-musulmans et leurs riches
bibliothèques préservées du feu chrétien…
L’humanisme s’inscrit dans le rapport de l’humain à sa langue et sa folie, telle est la thèse d’Érasme.
Ouvert à la douce folie des équivoques langagières l’humanisme érasmien se propose de
désamorcer les bombes déclenchées par le malentendu avec autrui, cet étranger qui parle une
langue bizarre pourtant si familière. Le déclenchement décrit par Lacan de la fameuse psychose ne
procède-t-il pas du retour dans le réel d’un signifiant familier étrangement forclos?...

Mappemonde latine attribuée à Oronce Fine, datée de 1590, présentant un Monde-Fou


affublé d'oreilles d'âne, signe de folie à traiter par l'"ellébore", une herbe diarrhéique et
émétique prescrite en vue de purger le corps de cet "atrabile" supposé causer la
"mélancolie". « Stultorum numerus est infinitus » - le nombre des fous est infini - peut-on lire
au centre du tableau, formule étrange tirée de la Vulgate de l'Ecclésiaste (1, 15)…

« Le terme de "folie" ne signifiait pas "maladie mentale" au sens moderne de l'hystérie ou de la


schizophrénie des traités de psychiatrie. Il s'agit d'un sens "moral", qualifiant des comportements qui
vont à rebours de l'ordre social dominant, donc parfois de simples "vices" », rappelle curieusement
Jean-Christophe Saladin, comme pour se garder de marcher sur les plates-bandes supposées
réservées aux seuls médecins psychiatres. La référence à Démocrite faite par Érasme lui-même
souligne pourtant la sympathie entre médecine et morale dont est porteuse la discipline
psychiatrique, et ce d'autant plus qu'elle se prétendrait humaniste. (cf. Ordre narcissique de la
Sympathie et énigme œdipienne du Temps; 3ème partie: Une sympathie entre médecine et morale,
depuis Hippocrate, Démocrite et les Abdéritains jusqu’à Hume, Lacan et les Lacaniens)

Une "psychiatrie humaniste" au sens d’Érasme se refuse ainsi au binarisme des oppositions
normal/pathologique ou psychose/névrose pour entrevoir plutôt la "folie" comme "norme"
commune ou "condition humaine" en rapport avec la structure même du langage ordinaire,
toujours tissée de quiproquos et d’équivoques, qui divise ou déchire le quant-à-soi d'un sujet avec
lui-même…

L’envers de cette folie pathologique qui préoccupe les psychiatres hospitaliers n’est pas la raison et
encore moins la norme mais la folie douce. Deux formes de folie s’opposent ainsi chez Érasme, la
douce folie, transgression délicieusement sympathique mais mesurée, et l’hybris démesurée que
rencontrent ceux qui refusent précisément de s’ouvrir à cette douce folie. La thèse winnicottienne de
l’objet transitionnel imaginaire comme doudou, marotte, lubie ou interface entre sujet et réel
mondain est un héritage direct des thèses érasmiennes, qui, depuis Jean Pic de la Mirandole - auteur
du Discours de la dignité de l’homme - jusqu’à Baruch Spinoza, s’inscriront dans la filiation féconde
d'Averroès et d’Aristote…

Alors qu’ils partagent pourtant l’essentiel de leurs analyses quant aux dérives du catholicisme,
Érasme préservera une certaine distanciation sociale avec la furie contestataire de Luther, jugée
excessive et dangereuse. Luther en prendra ombrage, et même après la mort d'Érasme, continuera
de proférer à qui voulait l’entendre: « Érasme est une punaise qu’il faut écraser. Il pue encore plus
mort que vivant. » Prenant prétexte du schisme protestant/catholique, les guerres fratricides et
autres Games of Thrones qui déchirèrent l’Europe chrétienne après Luther donneraient
rétrospectivement plutôt raison à l’utopie de la folle et douce prudence d'Érasme & More.

L’éloge de la folie n’est en aucun cas l'éloge pervers des souffrances atroces, mais celui d’une
capacité à s’ouvrir à ces jeux imaginaires bizarres et sympathiques croisant l'autre-en-soi & soi-en-
l’autre sans immédiatement déclencher cet orage "immunitaire" qui, en matière de Coronavirus
aussi, seul tue. En psychiatrie, la quête d’immunité ou de guérison est souvent malheureuse. Si un
patient qui entre en dialogue avec les voix qui s’imposent à son esprit a peut-être toujours des
hallucinations, il en souffre beaucoup moins. Une société qui tolère la présence du Covid-19 sur son
sol et aménage les conditions permettant d’éviter la surchauffe à l’hôpital en service de réanimation
procède à la manière d’Érasme. Elle continue de faire l’éloge de cette douce folie nommée
"hospitalité", mais veille cependant à éviter que l’afflux de virus migrant ne sature les capacités
d’intégration, procurant dès lors au plus grand nombre la sensation de devenir "possédé".

"Hospitalité" suffisamment bonne, mais pas trop bonne, telle serait la formule winnicottienne de
l'éthique de l'"immunité"…

Se préservant de la "possession", l’éloge érasmien de la folie préserve l’hospitalité à autrui des


ravages "immunitaires" d’un soi qui refuserait la charge du trouble que suscite l’accueil de son
prochain. Être déchargé de l’impôt - sens étymologique et historique du mot "immunité" - empêche
de prémunir de la misère le démuni et compromet le travail social d’intégration…
Les dessins sur les paranoïas contemporaines consultables sur le site de Mykaïa invitent à
penser - à la manière d’Érasme - un "éloge de la paranoïa"…

La pandémie "virale" de la Covid-19 est aussi une métaphore "virale" mondialement partagée…

Qu'il s'agisse de migrants, de virus, de particularités culturelles ou de personnes handicapées,


l'"intégration" ou l'"inclusion" nécessitent de pouvoir travailler dans la subtilité enrichissante d'une
dentelle singulière alors que les flux mondiaux massifs appauvrissent le rapport à autrui par la
pratique martiale de généralisations abusives.

De ce point de vue, Sophie Cluzel a raison de faire barrage au rejet par l'orientation systématique vers
une psychiatrie asilaire concentrationnaire et de considérer avec Érasme que la société doit faire une
place digne et éthique à ses fous et proposer une politique inclusive à ces personnes dites en
situation de trouble du "spectre autistique"…

Considérant la psychiatrie sous le seul angle de ses dérives eugénistes larvées, s'acharnant à
méconnaitre sa non moins réelle dimension humaniste, tout se passe pourtant aussi comme si
Sophie Cluzel jugeait que les avancées de la phénoménologie et de la psychanalyse quant à la
subjectité et l'intersubjectivité ne pouvaient concerner les "personnes handicapées", qui plus est
lorsqu'elles sont supposées affectées d'un "spectre autistique"…

Gare aux "autodafés" des inquisiteurs sorbonnards bien intentionnés de l’administration de la


macronie…
A la suite de Shakespeare et Derrida, l'acteur, dramaturge et metteur en scène Olivier Py nous invite
à rouvrir cette question du "spectral" dont l'"autisme" figure aujourd'hui le masque théâtral: «
Hamlet a un devoir éthique qui lui est apparu dans la figure de son père, la figure du spectre revenu
pour lui dicter son devoir éthique: "fais quelque chose de toi-même et de ta vie". Mais il n’arrive pas à
accomplir ce devoir éthique… Hamlet c’est le devoir éthique formulé dans la manière la plus radicale
et l’impossibilité totale d’y répondre, c’est ça l’homme moderne, c’est ça notre histoire à tous . »
(Olivier Py, Tous les philosophes ont plié le genou devant le génie d’Hamlet, France Culture, Les
chemins de la philosophie, 25 mai 2020)

Comme le "spectre du communisme" chez Derrida ou celui de l'ordre "patriarcal" dans Hamlet de
Shakespeare, le "spectre de l’autisme" interroge la légitimité "éthique" qui serait à même de faire
"sens" ou "autorité" pour notre époque…

Comment entendre plus distinctement cette curieuse manière qu'a Sophie Cluzel de concevoir les
"personnes handicapées"? S'agit-il de la pensée d'une seule, fût-elle secrétaire d'Etat, ou celle-ci
s'est-elle faite l'écho d'une conception hégémonique actuelle et de la "psychiatrie" et des "personnes
en situation de handicap" ? Ce mouvement de pensée ne date pas d'hier, il découle d'une lente et
longue évolution des mentalités. Les avancées de l'éthique médicale - héritage de la phénoménologie
allemande husserlienne via Levinas et Ricœur - croisent ici leur envers scientiste, la croyance que les
progrès des neurosciences rendront caduques les vieilles questions existentielles, spirituelles ou
philosophiques quant au "psychisme".

Débarrassée de la dimension "spectrale" du "psychisme", l'éthique médicale peut-elle encore être


tenue pour "éthique" ?...

L'"autisme" est "spectral" en ce qu'il réfère à une histoire qui le précède et le "hante". L’"autiste"
n’est pas plus un "self-made-man" que le prétendu self-made-man ne s’est fait lui-même, tous deux
se cultivent dans des sociétés humaines particulières, dont ils reflètent les tensions.

Le concept d'"autisme" peut-il renvoyer à autre chose qu’à un énoncé paradoxal ?...

Un spectre de l’"hantisme" ronge la modernité "autistique", dirait Derrida…

« Stultorum numerus est infinitus » - le nombre des fous est infini - peut-on lire dans la traduction de
la Vulgate latine de cet Ecclésiaste qui a longtemps été tenu pour le roi Salomon. Le personnage de la
Folie qui s'exprime dans l'Eloge prend appui sur l'Ecclésiaste pour soutenir que le savoir prétentieux
qui caractérise les vaniteux, loin de s'opposer à la folie, prolonge son emprise sous la forme du docte
savant qui ignore son ignorance. Vu sous cet angle socratique de l'impossibilité de se connaître soi-
même, le nombre des fous est bien plus grand qu'il n'y parait, d'où cette formule fameuse: "Le
nombre des fols est infini". « Or, le lecteur curieux qui ouvre une Bible de Jérusalem, de Dhorme, de
Chouraqui ou du Rabbinat, aura la surprise d'y lire au même verset: "Ce qui manque ne peut être
compté". On a peine à croire qu'il s'agisse du même texte. Et pourtant, cette étonnante
transformation s'explique par l'enchainement des traductions successives sous les plumes de copistes
qui ignoraient les deux langues sources de la Bible, l'hébreux et le grec - ce que la Folie, alias Érasme,
leur reprocha avec acrimonie. » (Jean-Christophe Saladin, Le masque de la folie, préface à l’Éloge de
la folie illustré par les peintres de la Renaissance du Nord, p. 27)

« D'où viennent donc les "fous en nombre infini"? Ils proviennent d'une traduction mot à mot
effectuée en plusieurs étapes pour arriver à la Vulgate latine. Tout d'abord, "ce qui manque" devient
"deficiens" en latin (celui qui manque), ce qui est exact, puis le "déficient" devient le "déficient
mental", donc "stultus", le "fou", ce qui est possible, si l'on en reste dans l'esprit de l'auteur de
l'Ecclésiaste. Résultat: "Stultorum numerus est infinitus", "le nombre des fous est infini". Dans cette
torsion du texte, à la façon d'une bande de Mœbius, on se retrouve à l'arrivée avec un franc
contresens, bien que chaque étape soit acceptable en terme de mot à mot. Faut-il attribuer cette
dérive au grand polyglotte chrétien Jérôme ou à un copiste consciencieux mais ignare, nous ne le
saurons sans doute jamais. » (Jean-Christophe Saladin, Le masque de la folie, préface à l’Éloge de la
folie illustré par les peintres de la Renaissance du Nord, p. 28)

En raison de la sacralisation fanatique du texte de la Vulgate lors du concile de Trente, cette


traduction fautive ne sera corrigée en « Quod deficiens est, numerari non potest », "ce qui manque ne
peut être compté" que dans l'édition révisée de la Vulgate de 1979, rendue possible par le concile
Vatican II…

Là où le texte initial nomme l'impossibilité pour le comptable de compter ce qui manque à l'appel -
soit possiblement ce qui transcende la réalité palpable -, à l'arrivée "ce qui manque" sera
essentialisé et incarné par un "personnage", le "fou" ou le "déficient", évaluable et testable à
l’infini, mais définitivement marqué du sceau de la sottise, qu'aujourd'hui on nomme "handicap"…

Le "con", le "déficient", le "fou" ou l'"autiste asperger" peuvent faire montre de quelque


compétence singulière, le diagnostic psychiatrique n’en imprime pas moins sa marque
essentialisante indélébile, opérée et orchestrée par cette scolastique sorbonnarde "vaniteuse" que
dénonce Érasme…

Le spectre désirable d'une "matière manquante" transcendant l'univers hante manifestement


l'immanence autistique…

Derniers des sorciers mohicans de la sympathie à interroger encore de l'intérieur les frontières du
"normal" et du "pathologique" au sein d'une médecine pharmaco-scientiste demi-habile prenant
pour réelles les classifications qu'elle projette sur le réel, c'est curieusement au nom d'une
"empathie" citoyenne à l'égard des "handicapés" que les "psychiatres" sont aujourd'hui attaqués,
critiqués et discrédités…

Quel paradoxe! C'est au nom d'une juste et rigoureuse "éthique" du soin des "personnes autistes"
en situation de "handicap" que se mène une guerre sauvage autant qu'aveugle et injuste contre
ces médecins psychiatres "humanistes" parmi les plus exigeants en matière d'"éthique"!...

La forme condescendante que prennent le plus souvent le "care", la "charité" ou l’"empathie" devrait
valoir à ces notions un opprobre au moins identique, or il n'en est rien. Pourquoi faudrait-il
aujourd’hui en vouloir davantage à la psychanalyse ou à la psychiatrie humaniste qu’au christianisme,
au socialisme ou toute autre forme d'utopie progressiste humaniste? Serait-ce parce qu'elles
tendraient mieux que les précédentes à intégrer et assimiler les limites mêmes de leur prétention et
leur foi en un progrès du savoir qu'on les rejette aujourd'hui ?

Depuis la Genèse, le "péché originel" consiste dans l’orgueil d’un savoir demi-habile, prenant cette
merveilleuse aptitude à saisir "quelque chose du réel" nommée "imagination", pour le "réel" lui-
même.

La "croyance" en l'imaginaire comme présence immanente de l'"esprit sain" d'un autre en soi et la
fécondité des fruits enchanteurs de l'arbre de la connaissance du bien et du mal confinent toutes
deux au sublime. Mais croquer et assimiler ces fruits pour produire le fanatisme d'une "certitude
sans autre" combine ensemble les péchés d'orgueil et de gourmande gloutonnerie…

Évidemment, nombre de psychiatres et de psychanalystes demi-habiles ont eux-mêmes péché et


contribué ainsi au déclin de leurs disciplines. Nul sans doute n'y échappe réellement, et certains
moins que d'autres. Hans Asperger fut l'un de ceux qui, à l'instar d'Adolf Eichmann, incarnent ce
qu'Hannah Arendt a qualifié de "banalité du mal". Cette philosophe d'origine juive qui a grandi dans
l'intimité de l'amour extraconjugal d'un Martin Heidegger pas toujours idéologiquement très bien
inspiré nous aide à penser le vide obéissant de pensée "éthique" qui caractérise les époques de
"crise de la culture".

De quel lien étrange se tisse l'amour en 1925 de Martin Heidegger l'"antisémite" et Hannah Arendt la
"juive", nous demandions-nous déjà à la toute fin de Popularité paradoxale de la notion de
sécurisation du parcours de l'usager, quand protection des populations et spectre d'un certain
neurocentrisme autistique troublent le génie démocratique des pérégrinations philosophiques à
l'impromptu ?…

Dans Les origines du totalitarisme, Arendt analyse à partir du récit de Proust le climat de lassitude
générale et d'ennui qui prévalait dès la fin du XIXe. Cette époque fût travaillée par l'ambivalence
quant à l'industrialisation. En témoigne le succès paradoxal de Coca-Cola comme traitement
pharmaco-capitaliste des épidémies de psychasthénie ou autre neurasthénie liées à une dégradation
des conditions de valorisation par le travail allant bien au-delà du monde ouvrier (cf. aussi Obsession
de l'obsolescence et de la dé-complétude des "diagnostics" psychiatriques, 1ère partie:
anthropologie des "habitudes" du jouir). Le XIXe siècle finissant connut en outre le tiraillement
douloureux des gauches prolétariennes occasionné par l'"affaire Dreyfus".
Cette société « ne doutait pas un instant que les homosexuels fussent des "criminels" ou les juifs des
"traitres"; elle ne faisait que réviser son attitude envers le crime et la trahison » (Hannah Arendt, Les
origines du totalitarisme, 1ère partie, III, Les juifs et la société, p. 317), facilitant dès lors une
"intégration" pour le moins ambiguë des "invertis" et des "juifs". « En quête de l'étrange, de
l'exotique et du dangereux » (Ibid., p. 318), fascinée par le vice sous le couvert d’une largeur d’esprit
professée, cette société dissimulait son effondrement moral et son indifférence au mal.

« Le tableau que nous offre Proust montre que, contrairement à l’opinion bien évidemment intéressée
exprimée par le judaïsme officiel, jamais l’origine juive n’a joué un rôle aussi décisif dans la vie privée
et dans l’existence quotidienne que chez les juifs assimilés de cette époque. (…) Plus l’origine juive
perdait sa signification religieuse, nationale et socio-économique, plus la judéité devenait obsédante.
Les juifs en étaient obsédés comme on peut l’être par un défaut ou une qualité physique, et s’y
adonnaient comme on s’adonne à un vice. » (Ibid., p. 321)

Commentant la lecture de Proust par une Hannah Arendt en quête de compréhension de l’apparition
de l’antisémitisme moderne, l’essayiste et philosophe Bérénice Levet explique: « L’identité juive se
comprend désormais comme une qualité personnelle, un trait de caractère que l’individu "ne peut
choisir ni refuser, qui le domine de façon tyrannique", comme un vice qui tourmente et obsède. (…)
Pour Arendt, l’origine juive est un donné de l’existence mais elle n’est pas un déterminisme, elle est
une histoire qui précède l’individu et en appelle à sa reprise en personne. » (Bérénice Levet, Proust lu
par Hannah Arendt, Hors-série n°16 de Philosophie Magazine consacré à Proust, p. 76)

Entre éructations haineuses et alcoolisme, hanté par de vieux démons Haddock, le capitaine
"Ad Hoc" de l’antipathie ne nous est-il pas paradoxalement sympathique ?...

La "banalité du mal" communautariste n’est pas réservée à la question juive, on la retrouve déclinée
aujourd’hui en autant de formes que l’imagination humaine se montre capable d’inventer. Le pack
"Act Up" de la militance communautariste fournit en kit toute la phraséologie pseudo-foucaldienne
nécessaire pour partager sa cause sur les "réseaux sociaux & asociaux" de la "sympathie
antipathique".

Je rencontre de plus en plus souvent dans mon cabinet de psychiatrie libérale des jeunes gens
révolutionnaires d’un genre nouveau à la recherche d’une reconnaissance diagnostique à la fois
d’une dysphorie de genre susceptible d’ouvrir droit à la prise en charge par la Sécurité Sociale d’une
réassignation sexuelle, et d’une spectralité autistique légitimant un droit spécifique au regard d’une
"différence" neuronale. Homosexuels, transgenres, autistes, écologistes collapsologues, anarcho-
marxistes, féministes, et j’en passe, même rythme endiablé d’échanges menés tambour battant bien
au-delà de la limite des "120 battements par minute" autorisés sur les autoroutes de la pensée dite
"personnelle", même combat paradoxal pour une normalité hors-normes témoignant surtout d’une
"normose" douloureusement non assumée…

Les périodes de "crise de la culture" ou de "spectre de l’hantisme" suscitent et fécondent de grandes


pensées sympathiques, il n'en demeure pas moins - et l'époque actuelle le confirme - qu'elle
contribuent aussi à sidérer les processus de "libre" pensée au profit de ce "suivisme" en troupeau
que Nietzsche qualifiait de "nihilisme" et qu'Heidegger décrivait comme logique du "on" (das Man).

« Nous nous réjouissons comme on se réjouit; nous lisons, voyons, et jugeons en matière de littérature
et d'art comme on voit et juge, mais nous nous retirons aussi de la masse comme on se retire; nous
trouvons révoltant ce que l'on trouve révoltant. Le "on" qui n'est personne de déterminé et qui est
tout le monde, bien qu'il ne soit pas la somme de tous, prescrit à la réalité quotidienne son mode
d'être. (…) Le "on" est donc celui qui, dans le quotidien décharge l'être là. (…) Chacun est l'autre et
personne n'est soi-même. » (Martin Heidegger, Être et Temps, § 27. L’être-Soi-même quotidien et le
On, p. 169-171)

À l’exemple du gilet jaune, le paradoxe de l’aliénation heideggérienne stipule que plus le "On"
anonyme clame haut et fort sa singularité et exacerbe le souci d’une différence, plus paradoxalement
se consolide l’emprise du "On" sur le Dasein. Comme le formule magnifiquement Claude Romano,
auteur d'Être soi-même, rapprochant la description girardienne du "désir mimétique" à cette quête
radicale d'authenticité propre à la pensée d'Heidegger, « plus le Dasein est les autres, plus il hait les
autres »… (Claude Romano, Être soi-même, Une autre histoire de la philosophie, p. 569)

Les cultures du "on" ou du "nous" de la sympathie groupale familière, populaire ou solidaire


nourrissent la haine xénophobe voire antisémite de ces "autres" qu'elles excluent de leur réseau de
sympathie. Tel est l'envers "antipathique" de la "sympathie" qu’en tant que prosélyte de la
sympathie je me dois moi-même de ne pas oublier.

Où en suis-je, moi qui professe gentiment la sympathie, de ces questions qui m'affectent et
m'agitent? Comment affirmer cette vérité spinoziste énoncée dans la préface de la troisième partie
de l’Ethique selon laquelle « l’homme n’est pas un empire dans un empire » et maintenir en même
temps ce culte psychanalytique individualiste outrancier de nos singularités différenciées? Si, comme
le rappelle Spinoza, nous sommes toujours déjà en relation avec autrui dans la "nature", comment
pourrions-nous prétendre échapper à cette logique du "on" qui entrave notre puissance d'être,
compromet notre accès à la joie et nous plonge dans ces passions tristes qui résultent de l'aliénation?

Dans cette perspective spinozienne, comment puis-je comprendre les déterminants de mon
obsession de la sympathie et cette odyssée en blog qu’elle m’impose sinon comme le travail
"personnel" d’un "anonyme" de la psychiatrie confronté aux ambiguïtés et à l’inanité de ses propres
valeurs, volontés, désirs ou appétits, en quête incessante d’un soi-même authentique et véritable
alors même qu’il mesure jour après jour la vanité d’une telle aspiration?…
En matière de sympathie douteuse, il me faut ici m'avouer un certain goût pour l’antipathie. Il semble
que j’adore par exemple détester ces "cons finis" de Donald Trump ou Jair Bolsonaro qui - face à
l'épidémie de coronavirus ou au réchauffement climatique - poussent le donquichottisme jusqu'à
pilonner sur Twitter des moulins à vent médiatique. Dénonçant ces vieilles institutions parlementaires
peuplées d’élus réduits à bavarder et polémiquer sans jamais résoudre les problèmes, c'est l'hôpital
qui se moque de la charité, des moulins à vent sociaux-asociaux dénoncent d'antiques moulins à bon
vent démocratique sans même réaliser leur propre donquichottisme.

Moi-même m'emportant et raillant la bêtise de présidents "populistes" élus je ne fais possiblement


à mon tour que brasser de l’air et reproduire ce que je dénonce…
Dessin de Hans Holbein le Jeune illustrant l’Éloge de la Folie d’Érasme. Sous le masque
replié de la Folie, en forme de bonnet d’âne, Érasme déclenche une réaction "immunitaire":
il éructe, recrache et exorcise "Scoti anima", l'âme épineuse mal torchée du théologien
franciscain Duns Scot - pourtant célèbre "Docteur subtil" - qui semble avoir pris
"possession" du corps de Folie d’Érasme…
Peut-être un peu comme moi aujourd’hui, Érasme avait-il lui aussi la dent excessivement dure à
l'endroit de ces théologiens sorbonnards de la scolastique qu'il se plaisait à vomir. « Pendant que je
fais le théologien et que je m'avance parmi ces épines, que l'esprit de Scot, plus épineux qu'un porc-
épic ou qu'un hérisson, quitte un moment sa chère Sorbonne et vienne en moi » (Érasme de
Rotterdam, Éloge de la folie illustré par les peintres de la Renaissance du Nord, 63, p. 274) fait dire
Érasme à la Folie en éloge d’elle-même, envoyant ainsi au diable l'un des plus éminents averroïstes
latins. Rabelais aussi avait renvoyé maître Jean d'Ecosse et ses scotistes à la merde subtilement
raffinée qu’ils étaient supposés produire, suggérant à son propos que « la béatitude des héros et
semi-dieux (…) est, selon mon opinion, en ce qu'ils se torchent le cul d'un oison, et telle est l'opinion
de maître Jean d'Ecosse. » (François Rabelais, Gargantua, Chapitre VIII, Comment Grandgousier
connut l'esprit merveilleux de Gargantua à l'invention d'un torchecul)

Comme celle d’Érasme ou de More, l’écriture de Rabelais est une invitation aux doubles, triples ou
quadruples sens contraires d’une proposition volontairement ambiguë ou équivoque. Faut-il prendre
la critique de Scot au pied de la lettre? Est-ce la folie qui est folle de vomir Scot ou Érasme lui-même
qui l'exècre follement? Rabelais partage-t-il la même opinion que maître Jean d’Écosse ou son
envers? À la fin d’Utopia, décrivant le massacre perpétré sous l'influence fanatique de trop fidèles
"utopiens", More lui-même invitait à s’interroger sur la paradoxalité des sens multiples et ambigus
que contient son œuvre utopique.

Et en effet, depuis ce prince de la concorde et humaniste Pic de la Mirandole, en passant par le pré-
utilitariste Guillaume d'Ockham et son célèbre "rasoir" coupant à ras les hypothèses superflues,
jusqu'aux Baruch Spinoza, Charles Sanders Peirce, Martin Heidegger ou Gilles Deleuze - pour ne citer
que les plus célèbres - la pensée de Duns Scot a irrigué des intellects parmi les plus affutés.

Alors pourquoi tant de haine et d'antipathie à l'endroit d'un penseur qui, vu depuis notre époque,
aurait pu susciter chez Érasme et Rabelais davantage de joie sympathiquement humaniste que de
rivalité zélée ou de jalousie antipathique? De quel mal indicible Duns Scot est-il pour eux le nom et la
représentation?

On se figure mal sans doute depuis nos ordinateurs connectés d’aujourd’hui les couleuvres et autres
joyeusetés qu’il fallait alors avaler ou endurer pour accéder aux merveilles conservées au fin fond des
bibliothèques monastiques. L'invention par Gutenberg de l'imprimerie fut sans nul doute à ce titre
une révolution d'égale ampleur à celle d'Internet aujourd'hui. Quelques années plus tard un auteur
comme Montaigne pourra s’affranchir des règles de la vie monacale et de l’enseignement de la
théologie pour jouir à domicile d’une bibliothèque personnelle savamment achalandée. Érasme prit
très grand soin à l'édition enthousiaste de son œuvre, dans cette époque où - comme aujourd'hui sur
nos modernes réseaux sociaux-asociaux - n'importe qui pouvait publier n'importe quoi au nom de
quiconque sans que ce travail d'édition soit soumis à la rigueur déontologique d'un référençage
fidèle et précis des sources, des auteurs et des éditeurs. Compte tenu de sa notoriété, à son époque
circulait nombre de faux livres d’Érasme ou de traductions truffées de contresens plus ou moins
volontaires. Des fake news gravitant autour de la popularité des people qui font le buzz, déjà au XVIe
siècle, ravageaient le corps social à la suite de l’invention diabolique de l’imprimerie…

Mais peut-être est-ce surtout la fameuse thèse scotiste de l’"univocité de l’être" qui déchaînait tant
de passions chez Érasme et Rabelais, thèse continuant d’être débattue récemment encore à travers
la critique par Alain Badiou de la lecture qu'en a fait Gilles Deleuze. Si le sens du concept être est le
même pour Dieu et pour ses créatures, si l’"être" est "univoque" - Heidegger traduira cet "être"
scotiste par "étant" - faut-il en déduire comme Deleuze la fin de la transcendance religieuse et le
règne d'une immanence radicalement multiple de tout ce qui est, ou plutôt comme Badiou le rappel
de l’indépassable surplomb transcendantal de la figure unaire?...
Tout comme le Trois en Un de la trinité chrétienne ou le R.S.I. (Réel, Symbolique, Imaginaire) de la
scolastique lacanienne (cf. 6. Le nouage borroméo-lacanien, entre hérésie et fidélité trinitaire, in
Depuis l'incarnation d'un ordre névrotique normalisant jusqu'au choix intensément singulier d'une
croyance hétérodoxe, de quelles hérésies paranoïa et perversion sont-elles le nom?...), Duns Scot,
effectivement, "ça pique"…

La "sympathie" n’est pas immédiate, elle se révèle par l’"envers antipathique" d’un travail
sisyphéen, harassant & infini à la fois…

« Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile, ni fertile. Chacun des grains de cette
pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte
elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux »
(Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, p. 168) Le sympathique Albert Camus ne nous enjoint-il pas à
« imaginer Sisyphe heureux » - avec son caillou transitionnel - par-delà l'absurdité apparente d'une
vie tissée de fécondes mais insolubles contradictions ?...

Loin de simplement s’opposer, sympathie avec More & antipathie envers Scot semblent pouvoir
définir les contours d’une même passion…

Le donquichottisme "antipathique" de la désignation girardienne d'un "bouc émissaire" demeure


décidément bien plus facile à partager que la "sympathie" paradoxale des contraires…

Les crises sanitaires et écologiques que nous rencontrons s'inscrivent-elles dans la même logique que
ces "maladies de l'imaginaire" qui font le quotidien des psychiatres? L'humanité est-elle prisonnière
d'un mode de pensée ou d'une "hantise" imaginaire contribuant à reproduire les erreurs du passé et
précipiter sa chute? L’éminent spécialiste de la littérature médicale du XVIIe siècle et historien des
discours antiques et anciens de la maladie morale et mentale Patrick Dandrey, déjà cité dans Ordre
narcissique de la Sympathie et énigme œdipienne du Temps; 3ème partie: Une sympathie entre
médecine et morale, décrit Le malade imaginaire de Molière comme un soliloque narcissique coincé
dans le cercle vicieux d’un quant à soi doublement objectal, reprenant à son compte et l’objectivité
du rapport de la médecine au corps malade et l’objectivation du rapport à autrui propre au discours
martial.

Objectivant tout à la fois son propre corps et l'autre auquel il s'adresse, se refusant ainsi à toute
sympathie avec autrui, le malade obsédé par son imaginaire souffre de ne pouvoir s’ouvrir à autrui
sans immédiatement discréditer cet autre en l’instrumentalisant.

La culture de la "différence" singulière jadis vantée par la psychanalyse qui culmine dans la promotion
actuelle du diagnostic du "spectre de l'autisme" ne participerait-t-elle pas de cette forme tout à la fois
"objectiviste" et "capitaliste" de "maladie de l'imaginaire"?...

Cette passion d’ignorance de l’altérité d’autrui comme de l’altérité de soi à soi est proprement
l’imaginaire "autiste" malade du "malade imaginaire"...

Comme défense des organismes contre l’altérité d’un virus en lui-même presqu’inoffensif mais dont
la rencontre peut déclencher chez son hôte une autodestruction massive, cette "immunité" si
contraire aux travaux de Levinas que vantent nos scientifiques à l’heure du déconfinement me
semble aussi paradoxale et problématique que l’ipséité chère à Ricœur lorsque sa définition se
trouve rabattue sur la seule opposition au non-soi de l’objet corps étranger vis-à-vis duquel il s’agirait
de maintenir une distanciation dite "sociale"…
La défense "paranoïaque" constituerait-elle à la fois l’envers & l’endroit des discours de la
"sympathie"?

Le "sympathiste" est-il cet "utopiste paranoïaque" qui s’ignore dont Thomas More lui-même
annonçait le triste avènement?...

C'est la question que nous allons tenter de creuser dans cet article sur le tempo paradoxal du
dialogue entre "sympathie" schelerienne et "autisme" d'Asperger.

21.La Sympathie schelerienne, un retour à Hume & Smith:

Le groupe de Göttingen, celui d'Edmund Husserl que fréquenta aussi Edith Stein. Ici en 1912,
avec autour de Max Scheler, de gauche à droite: Adolf Reinach, Friedrich Neumann, Hans
Lipps, Max Scheler, Alexandre Koyré (futur initiateur du jeune Lacan à l'œuvre de Husserl),
Johannes Hering, Hedwig Martius, Siegfried Hamburger, Hans-Theodor Conrad, Gustav
Hübener, Alfred Von Sybel, et Rudolf Clemens.

Assistant de Husserl et recommandé par lui à Lipps, Max Scheler fut d'abord le lecteur assidu des
fondateurs du pragmatisme américain, Charles Sanders Peirce et William James. (William James que
nous avions déjà rencontré à propos de sa sympathie pour le spiritualisme bergsonien, cf. Prendre le
Temps de la Sympathie en Psychiatrie; 5ème partie: entre durée bergsonienne & réminiscence
proustienne, à la recherche d'une sympathie perdue)

L'intérêt de Scheler se portait aussi sur les grands moralistes empiristes du XVIIIe David Hume et
Adam Smith, théoriciens de la sympathie, et le prérévolutionnaire Jean-Jacques Rousseau, au travail
quant à lui de la question de la pitié. (cf. Ordre narcissique de la Sympathie et énigme œdipienne du
Temps; 3ème partie, Une sympathie entre médecine et morale, depuis Hippocrate, Démocrite et les
Abdéritains jusqu’à Hume, Lacan et les Lacaniens)

Puisque la conception lippsienne de l'empathie tenait davantage de la sympathie humienne que de


l'empathie vischero-husserlienne, (cf. Les confins moraux et éthiques de la sympathie; 6e partie: de
l'empathie à la sympathie, entre subjectivité cognitive & objectivité émotionnelle) Max Scheler
poussera logiquement sa fidélité à l'œuvre de Lipps jusqu'à contredire ce dernier et se détourner de
la culture allemande de l'"einfühlung", reprenant à son compte la vieille terminologie anglaise de la
"sympathy".

Ainsi par-delà ces divergences conceptuelles souvent paradoxales, depuis Lipps et Freud, mais aussi
Husserl et Scheler, ou même les français Bergson et Proust, ou encore les physiciens Einstein, Bohr et
Heisenberg au travail de la relativité et de l'indétermination, voire encore Max Weber mettant en
lumière une sympathie entre protestantisme et esprit du capitalisme, une pensée collective
transdisciplinaire est à l'œuvre.

Quand bien même souvent ces auteurs se méconnaissent, ou se sont mal lus, une sympathie
inconsciente semble les traverser à leur insu les amener à tourner autour d'objets et/ou sujets
similaires, dont précisément ceux de "sympathie" , de "relativité", d'"indétermination" ou
d'"empathie" (cf. Bergson et Einstein, qui à défaut de prendre le "temps" de s'écouter, s'enfoncent
dans ce dialogue de sourd décrit dans Prendre le Temps de la Sympathie en Psychiatrie; 5ème partie:
entre durée bergsonienne & réminiscence proustienne)…

En "moraliste", philosophe et sociologue, Max Scheler, lecteur de Max Weber, Adam Smith, et Karl
Marx repose la question de l’éthique du travail et de l’esprit du capitalisme, à la recherche des
coordonnées morales objectives de la supposée "main invisible des marchés" chère à Smith.
Reprenant l'esprit de la distinction marxienne de l'infrastructure matérielle et mondaine et de la
superstructure idéique, Scheler préfigure ici le travail de Louis Althusser sur les "idéologies". N'en
déplaise à Marx, comme le montre le travail du philosophe Patrick Lang, auteur d'une conférence
intitulée Le salut vient-il du travail ?, tout travail est pour Scheler toujours déjà aliéné au sein d'une
culture "hiérarchique" de "valeurs" à laquelle il participe. La "valeur travail" tient des coordonnées
morales de la société dans laquelle ce travail opère et ces coordonnées inconscientes "transcendent"
voire "structurent" la conscience du travailleur, qu'il soit ouvrier, patron, artiste, curé, philosophe ou
moraliste.

Un inconscient collectif moral "transcendantal" est au cœur du travail "éthique" de Scheler sur la
"sympathie"…

En cette période de confinement due à l'épidémie de Covid-19, nombreux sont ceux qui espèrent que
cette expérience collective des "confins essentiels" laissera des traces écologiques durables. Si la
mode actuelle des "huiles essentielles" peut prêter à sourire, voire susciter l’indignation dans la
mesure où elle marque une défiance irrationnelle vis-à-vis des avancées substantielles des sciences
médicales, on pourrait en effet souhaiter que ces traces durables tiennent davantage de l’esprit du
"développement durable" qu’elles ne se contentent de faire tache, fût-elle d’huile. Adepte d’un
confinement modérément divertissant, sympathiquement "co-vide", notre ami Blaise Pascal abordait
la question du vide sidéral par le rappel poétique du fond d’angoisse qu’elle charrie: « le silence
éternel de ces espaces infinis m'effraie. » (Blaise Pascal, Pensées 187) Dans la préface de son Traité du
vide, il soutint que « toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être
considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. »

Scheler lui emboite le pas et se propose de préciser de quoi retourne ce "comme un même"
pascalien qu'à l'instar de Smith il choisit de nommer "sympathie". C'est dans Essence et Forme de la
Sympathie que Scheler mettra à jour en 1923 sa thèse de 1913 alors intitulée: Zur Phänomenologie
und Theorie der Sympathiegefühle und von Liebe und Haß.

« Pour retrouver la vérité immédiate de l'intuition, il ne suffit donc pas de suspendre, comme Husserl,
les jugements d'existence; il faut supprimer le vouloir et, avec lui, les préjugés rationalistes qui
enferment l'esprit dans un retrait hostile et critique et qui le vouent à l'exploitation de la nature et
à une vaine maîtrise de soi. Libéré, l'esprit s'ouvre au monde et exerce sa fonction propre, qui est de
séparer l'essence de l'existence; dans l'acte d'"idéation", il reconnaît les choses en leurs modes d'être,
il vise leurs essences et les valeurs. C'est cependant au-delà des essences que la connaissance atteint
sa perfection dans l'amour de Dieu, car elle devient participation à un acte; une participation
semblable fonde, entre les personnes, la sympathie », note Daniel Christoff, dans l'article Max Scheler
de l'édition 2018 de l'Encyclopédie Universalis.

Protestant luthérien par son père, juif par sa mère, Scheler choisira de se convertir au catholicisme et
compta même parmi ses admirateurs ce jeune lecteur d'Edith Stein nommé Karol Wojtyla, futur Pape
Jean-Paul II, qui consacra sa thèse d’habilitation à la notion de "personne" chez Scheler.
Contrairement à Edith Stein, canonisée et faite cosainte patronne de l'Europe par ce même pape
Jean-Paul II, Scheler ne sera pourtant ni béatifié ni sanctifié, car ses relations avec le clergé
demeureront tendues.

Comme Lacan après lui, Scheler tentera d’intercéder avec les autorités religieuses pour obtenir que
son troisième mariage puisse être célébré à l'Église. Lacan l’hérétique cherchera en outre l’appui de la
papauté dans ses démêlées avec les écoles de psychanalyse, tentant de convaincre le souverain
pontife que la psychanalyse n’est nullement contradictoire avec la foi catholique. (Cf. chapitre 6. Le
nouage borroméo-lacanien, entre hérésie et fidélité trinitaire, dans Depuis l'incarnation d'un ordre
névrotique normalisant jusqu'au choix intensément singulier d'une croyance hétérodoxe, de quelles
hérésies paranoïa et perversion sont-elles le nom?...) Les voies mystiques du Seigneur sont
décidément fort impénétrables. Si Lacan obtiendra le droit d’épouser en secondes noces l’actrice
Sylvia Bataille, précédemment mariée à Georges Bataille, cet autre écrivain mystique ayant participé
de l'initiation philosophique du jeune Lacan; Scheler, lui, déjà renvoyé à deux reprises de l’université
pour cause de débauche, prendra congé de la religion catholique après avoir essuyé le refus de
l’Église quant à sa demande d’annulation de son deuxième mariage et être contraint - sans même
pouvoir repasser devant Dieu - au seul mariage civil avec celle de ses étudiantes qui fut alors l'élue
de son cœur.

« Chez Scheler, il y a une tension remarquable entre la vie (sa vie) et la philosophie (sa philosophie). Il
a écrit des pages merveilleuses sur l’amour et la sympathie, mais, dans la pratique, il se comportait
mal avec les femmes et, à ce qu’il paraît, il ne sympathisait pas vraiment avec autrui non plus. »
(Frédéric Vandenberghe, L'archéologie du valoir. Amour, don et valeur dans la philosophie de Max
Scheler, hommage à Paul Ricœur (1913-2005), Revue du MAUSS 2006/1 (no 27), pages 138 à 175)

Par-delà ses frasques et autres bondieuseries, quel est finalement l’apport de Scheler quant à la
sympathie ? Scheler était-il Majnûn ?... (cf. Le "Je suis Dieu" de Majnûn, profanation follement sacrée
de Laylâ dans Les confins moraux et éthiques de la sympathie; 6e partie: de l'empathie à la
sympathie, entre subjectivité cognitive & objectivité émotionnelle)

« Influencé par Weber (…) c'est pourtant en phénoménologue que Scheler cherchait à décrire les
sphères du monde historique, à étudier les idées comme expressions de classes et de moments; en
effet, l'intuition et la sympathie doivent pouvoir comprendre les communautés comme les personnes.
Plus encore que le célèbre diagnostic du ressentiment à l'origine de nos idées morales et de la
confusion des valeurs, plus que la critique de l'idée de progrès, plus même que la sociologie de la
connaissance dont il fut un des pionniers, il faut relever le rapport essentiel que Scheler reconnaît
entre la personne et la communauté où elle s'épanouit, solidaire des autres personnes. » (Daniel
Christoff, Max Scheler, Encyclopédie Universalis, 2018)

Dans Le formalisme en éthique et l'éthique matériale des valeurs: Essai nouveau pour fonder un
personnalisme éthique, Scheler oppose une éthique matériale, axée sur des biens et des buts étudiés
a posteriori, à l’éthique formelle, en particulier kantienne, imposant a priori la forme d'un dogme
moral impératif à prétention universelle. S’y opposent par ailleurs un culte de l’autonomie chez Kant
et au contraire la valeur de l’hétéronomie chez Scheler.

L’"expérience" plutôt que le "dogme", la "sympathie" plutôt que le "solipsisme", le cheminement


particulier vers autrui plutôt que le "parcours" sécurisé imposé par la seule règle commune... (Cf.
Popularité paradoxale de la notion de sécurisation du parcours de l'usager, quand protection des
populations et spectre d'un certain neurocentrisme autistique troublent le génie démocratique des
pérégrinations philosophiques à l'impromptu)

21.Valeurs scheleriennes et vaine croisade contre l' utilitarisme anglo-


saxon:

Scheler pense une pluralité irréductible des "valeurs", ordonnée en "hiérarchie". Chaque valeur a
son opposé (le beau et le laid, le sacré et le profane); les valeurs dérivées sont subordonnées aux
valeurs fondamentales, les valeurs des choses sont subordonnées à celles des personnes, celles du
moi à celles d'autrui; et les couples de "valeurs fondamentales" forment une hiérarchie a priori, en
quatre ordres: l'agréable (et le désagréable), le vitalement précieux (l'utile et l'inutile, le noble et le
commun), les valeurs spirituelles (le vrai, le beau, le juste et leurs opposés), et l'ordre suprême des
valeurs religieuses, (le sacré et le profane).
Plusieurs versions de cette classification apriorique des valeurs existent dans le corpus
schelerien, selon la place accordée à l’utile et l’inutile, et à travers elle à la philosophie
"utilitariste" anglo-saxonne…

Cette lecture singulière de l'"utilitarisme" anglo-saxon marque précisément selon Jean-Pierre Cléro
le point d'obtusion de la théorie schelerienne des passions. La critique schelerienne de la conception
anglaise de la sympathie s'articule sur cette idée très rependue que la modernité aurait perdu les
valeurs ancestrales qui structuraient le corps social. Et Hume soumettait en effet les évidences
érigées en dogmes ou en valeurs à l'épreuve de son scepticisme rationnel radical.

Entre la hiérarchie des "valeurs" scheleriennes et l'"utilitarisme" humien, deux conceptions de la


"sympathie" s'affrontent…

Entre le Traité des passions - rédigé à La Flèche entre 1734 et 1737, centré sur l’orgueil ou l’humilité
et soumettant à la question ce "moi" hérité du cogito cartésien - et sa reprise en 1759 appelée
Dissertation sur les passions - introduite cette fois par la question de l’espoir et la crainte - David
Hume reprend une visée théorique identique mais change son fusil d’épaule. Proprement
"utilitariste", la Dissertation évoque le calcul probabiliste comme approche des passions, s’éloignant
alors de la question de la sympathie pour approcher celle de l'autorité du langage.

Selon Cléro, l'utilitarisme anglais s'inscrit avant tout dans l'étude proprement linguistique du
fonctionnement du langage. Il n'est en aucun cas réductible, comme le fait Scheler, à un système de
valeur privilégiant l'agréable ou l'utile. C'est un contresens. Embrouillé peut-être par la lecture qu'en
avait déjà fait Kant, Scheler aurait manifestement mal lu Hume.

« Il y a des gens qui n'auraient jamais été amoureux s'ils n'avaient jamais entendu parler de l'amour
», expliquait déjà dans ses Réflexions ou sentences et maximes morales le célèbre duc, adepte des
salons d'honnêtes gens du XVIIe siècle, nommé François de La Rochefoucauld. Hume lui emboite le
pas en établissant ces lois de "double association" - aléatoire et temporaire à la fois - des
"sensations" et des "idées" dans un "langage".

« Le chagrin et la déception donnent lieu à la colère, la colère à l’envie, l’envie à la malignité, la


malignité à nouveau au chagrin jusqu’à ce que le cycle se referme sur lui-même. De la même façon,
notre tempérament lorsqu’il est naturellement excité par la joie se lance dans l’amour, la générosité,
la pitié, le courage, l’orgueil et toutes les autres affections qui leur ressemblent. (…) Il est donc tout-à-
fait évident qu’il existe une attraction ou une association qui agit sur les impressions comme sur les
idées quoique par une remarquable différence, ces idées sont associées par ressemblance,
contiguïté, cause, alors que les impressions ne le sont que par ressemblance. » (David Hume, Traité
de la nature humaine, Livre II: Les passions, Partie I: De l'orgueil et de l'humilité, Section IV: Des
relations des impressions et des idées)

Ce système de "double association" des passions est difficile à expérimenter, et en définir des lois est
quasi impossible parce que dès qu’on modifie un paramètre, par exemple l’objet ou le sujet, les
autres s’en trouvent changés. Il existe ainsi une sympathie entre paramètres, comme dans cette loi
de Newton sur la gravité qui lui valut ce sobriquet de "sympathiste" asséné par le grand Leibniz. (cf.
Ordre clair-obscur de la Sympathie et énigme œdipienne du Temps; 2ème partie: Mirage de la
sympathie et énigme du temps)

Hume se demande essentiellement ce que nous avons à l'esprit quand nous prononçons les mots
d'espace, de temps, de relation, de substance ou de causalité. À propos de chacune des notions qu'il
étudie, il recherche ce qui est vraiment pensé, et, examinant chaque idée, il veut découvrir
l'impression qui est à sa source.

Ce "principe d'utilité publique" décrit par Hume et résumé par Bentham en "principe d'utilité" vise
un bien suprême qui ne saurait être réduit à un principe égoïste de financiarisation diabolique du
"crédit", de calcul boursier capitaliste du rendement financier maximal ou de tentation diabolique du
pire spéculatif.

L'"utilitarisme" humien décrit ainsi plutôt un mouvement, un flux de passions indéfinissables,


comme du reste l'idée de "temps" elle-même. La temporalité des passions décrit des cycles, comme
l’écrivait déjà Thomas d’Aquin, qui coulent dans un certain sens, et pas dans l’autre. La flèche du
temps fait apparaître un "telos", un "esprit du temps", dont l'"utilitarisme", la "sympathie" et le
traité humien des passions tentent de rendre compte.

Comme chez Montaigne, l'identité personnelle se conçoit chez Hume plutôt comme "mouvance",
soumise en "sympathie" aux variations incessantes de l'"esprit du temps", que comme
"personnalité" fixée à des "valeurs" éternelles…
« Il y a certains philosophes qui imaginent que nous sommes à tout moment conscients de ce que
nous appelons notre "moi", que nous sentons son existence et sa continuité d’existence, et que nous
sommes certains, [d’une certitude qui va] au-delà de l’évidence de la démonstration, aussi bien de sa
parfaite identité que de sa parfaite simplicité. (…) Mais en écartant certains métaphysiciens de ce
genre, je peux m’aventurer à affirmer du reste des hommes qu’ils ne sont rien qu’un ensemble, une
collection de différentes perceptions qui se succèdent les unes aux autres avec une inconcevable
rapidité et qui sont dans un flux et un mouvement perpétuels. » (David Hume, Traité de la nature
humaine, Livre I: De l'entendement, Partie IV: Du système sceptique et des autres systèmes
philosophiques, Section VII: De l’identité personnelle)

La sympathie humienne fracture à la fois ce "moi" cartésien se proposant de « nous rendre comme
maître et possesseur de la nature » et la différence entre humains et animaux. L'intérêt de Darwin
pour Hume qui, tel la sphinge hégélienne, permet de saisir les ressorts à la fois de l'intelligence
animale & humaine, découle de cette logique humienne des réseaux passionnels d'"impressions" et
d'"idées" que l'on peut sans grande difficulté appliquer à l'animal. Quand bien même il s'agirait de
préciser ce que seraient des "idées animales", ce jeu associatif d'"impressions" et d'"idées"
passionnelles travaillant en "sympathie" entre "soi-même" et "autrui", plus universel que ce Dasein
heideggérien propre à l'homme isolé, est proprement ce qui constitue la trame de l'"utilitarisme"
humien.

On retrouve cependant chez ce Scheler néo-platonicien cette idée lumineuse que les deux termes
d’une opposition appartiennent au même ordre de valeurs. Amour et haine font "couple", et
"ensemble", avec ce sacré qui ne prime pas sur le profane, ils définissent les contours du niveau
religieux. Tel l'"amusement" ou la "folie" chez Érasme, tel le "divertissement" chez Pascal, chaque
niveau de valeur se définit « en même temps » - comme dirait Macron - par les deux valences
opposées - positive et négative - d'une tension. L’utilitarisme anglo-saxon désigne en quelque sorte la
valence profane, mathématique et relativiste, du sacré schelerien, cet amour divin inconditionnel et
éternel.

De même que le couple gauche & droite participe de la structure de l’espace euclidien comme de la
vie politique, le couple utilitarisme & valeur esquisse la trame double, nécessairement ambigüe, de
cet ordre que Pascal nommait Charité, Lacan Symbolique et que Scheler rattachait à son niveau des
Valeurs Religieuses. La hiérarchie elle-même, comme ordre de l'archive sacrée, contient son
antonyme profane et relativiste, tout comme la figure de Dieu est inséparable dans la culture
religieuse de son double diabolique et satanique.

Ainsi en tant qu’"autre" du système de valeurs schelerien, l’"utilitarisme humo-montanien" se


devait au contraire d'être mis à l'honneur par l’éthique schelerienne!

Si la référence schelerienne à des "valeurs éternelles" éveille notre scepticisme le plus


intransigeant, en sympathie à l’égard des ancêtres illustres à qui nous devons tout ce que nous
avons d’abord été, cette idée d'incommensurable "dette" contenue dans la "hiérarchie"
schelerienne mérite néanmoins notre plus grande "sympathie"…
Posant la question des "croyances" qui permettraient de supporter, en "sympathie", les
ravages du temps, de la mort et du deuil, l’excellente série "Au nom du Père", réalisée par
Adam Price, met en scène une famille de pasteurs protestants danois en proie au doute, et
déplie une "disputatio" - entre dispute et discussion - mêlant théologie, religion, philosophie,
médecine, psychiatrie, développement personnel, médiumnité et méditation comme autant de
"personnages" liés entre eux par des liens familiaux ou amicaux…

La mathématique utilitariste entrevoit un nombre infini de dimensions possible pour structurer un


espace. Notre culture judéo-chrétienne se contente de trois dimensions pour trianguler notre espace
euclido-pascalo-lacanien, et le système d'oppositions bidimensionnelles de la hiérarchie schelerienne
manquerait singulièrement de relief s'il n'était lui aussi triangulé par une dimension hiérarchique.

La nature précise de ce qui fait autorité n'a pas à être coulée dans le marbre, tant que le principe
d'une troisième dimension hiérarchique ou temporelle, orientée par le récit historique des
évènements qui ont présidé à sa naissance, se perpétue dans le temps et continue de dialectiser
violences, rivalités "zélées" et autre "jalousies" que des miroirs s'acharnent à tenir en manichéenne
opposition…

Pour illustrer son propos sur l'importance du langage dans les passions humaines, Hume prend
l'exemple de l’enfant davantage perturbé lorsque la mère se remarie que dans la situation où c'est le
père qui se remarie. Au-delà de l'inégalité de genre que notre esprit du temps serait tenté d'y
projeter, c'est la dimension de l'"universel" intemporel intergénérationnel et non celle de masculin
que Hume situe dans la figure du père. Le changement de "nom", comme marqueur de cet universel
identitaire, serait possiblement plus perturbant que le seul changement de "personne". Les mots et
les noms auraient une importance plus grande que leur signification provisoire. Hume anticipe la
lecture lacanienne des travaux de Bentham qui affleure dans Fonction et champ de la parole et du
langage en psychanalyse et situe le "sujet" comme effet d'un jeu de signifiants triangulé par un de
ces signifiants particuliers désignés comme "nom-du-père". (cf. Jacques Lacan, Ecrits, Fonction et
champ de la parole et du langage en psychanalyse, p. 237-322)
Dans ce jeu de société inventé lors de la grande dépression de 1929 nommé "Scrabble", le joueur est
comme un scribe qui cherche à tâtons tel un crabe opérant un pas de côté le moyen de progresser en
faisant des mots avec les lettres disponibles. Comme dans le "Scrabble", selon leur position sur
l'échiquier, certains signifiants dits "nom-du-père" fonctionnent comme "mot compte triple".

Inscrivant par l'équivocité qu'ils convoquent des significations "transdisciplinaires" traversant


différents ordres supposés étanches les uns aux autres, ces "mots compte triple" ou "noms-du-
père" assurent la stabilité médiatrice d'un lien, fût-il paradoxal…

Le comique de l'histoire, rapporté par Jean-Pierre Cléro dans Lacan et la langue anglaise, c'est que
Lacan lui-même croisera le fer avec cet "utilitarisme" anglais sans réaliser à quel point la "fonction"
paternelle fait de Lacan l'un des plus fidèles héritiers de Hume.

Tout se passe comme si ces hérétiques libertariens de la "transdisciplinarité" nommés Scheler et


Lacan ne parvenaient à assumer les conséquences logiques "trans-temporelles" et "trans-
personnelles" de cette "sympathie" humienne auxquelles leur travail sur l'au-delà "subjectif" ou
"personnel" du "narcissisme" ne cesse pourtant de faire "écho"…

« O tempora, o mores ! », ponctuait le génial Cicéron. C'est qu'à trop s'écarter des mœurs de son
temps on prend le risque de basculer dans la "démoralisante" dépression ou la
"dépersonnalisation" schizophrénique. Pour s'éviter le destin tragique du fils Icare s'abandonnant à
son "hybris" démesurée, la "transdisciplinarité" qui permet de s'affranchir des ornières du labyrinthe
exige l'art bien trempé du père Dédale de la "phronêsis", cette prudence mesurée. L'éloge érasmien
de la douce folie situe de même les ravages possibles d'une folie démesurée…

Au chapitre controversé et discrédité des valeurs éternelles il conviendrait de verser ces valeurs
"admirables" dont le philosophe montanien André Comte-Sponville s'essaie à faire le tour dans son
Petit Traité des grandes vertus. "Politesse", "fidélité", "prudence", "tempérance", "courage",
"justice", "générosité", "compassion", "miséricorde", "gratitude", "humilité", "simplicité",
"tolérance" ("respect"), "pureté", "douceur", "bonne foi" ("honnêteté", "probité"), "humour" et
"amour" ne dessinent-ils pas les contours nécessairement flous, "moralement utiles" mais non moins
"éthiquement admirables" d'une possible vertu de la "sympathie" ?...

22.Héritage personnaliste de Scheler:


Qui suis-je si mon nom est "personne"?, s’interroge le légendaire Sergio Leone, dans les pas
du poète Homère…

Par-delà cette obtusion schelero-lacanienne à l'endroit de l'utilitarisme anglo-saxon, si la mystique


schelerienne de la hiérarchie de valeurs éternelles culminant dans l'amour de Dieu peut prêter à
sourire, elle a l'intérêt toutefois de proposer comme Aristote une éthique de la "sympathie"
soucieuse autant de la "personne" que de la collectivité de "personnes" à laquelle elle appartient.

L’égoïsme "individuel" ne saurait primer sur le génie "personnel" en sympathie non plus que
l'agrégat indifférencié de masses "impersonnelles" ivres de ressentiment ne saurait imposer le
"nihilisme" de ses revendications "dépersonnalisées" à la "personne authentique"…

Mais comment juger de la "personnalité" de nos actes ou opinions?...

Comment pouvoir affirmer être "soi-même en personne" et non le résultat d'un "affect impersonnel
dépersonnalisant"?...

Distinguant le "vrai self" d'un sujet habité par "lui-même" des "faux self" emprunté de
l'"obsessionnel" ou de l'"hystérique", impersonnel de l'"autiste", ou démultipliés du "schizophrène", le
diagnostic psychiatrique est-il fondé à trancher ces question ou au contraire est-il lui-même
surdéterminé par les "valeurs essentielles de son époque" ?...

À la fois imposée par l'actualité d’une "opinion" séculière et partagée "en sympathie" dans
l’épreuve régulière de la durée, seule la référence à des "valeurs essentielles", "éthiques" et
"idéologiques" permet de juger de l'authenticité d'une "personne"…

Tel serait spontanément notre crédo, mais jusqu'où peut-il être soutenu?

Comment comprendre ce "personnalisme" schelerien au charme désuet que le culte libéral,


psychanalytique et structuraliste du "sujet" a probablement contribué à faire passer à la trappe ?
Quelles sont véritablement les différences entre "personne", "individu" et "sujet" ?

Si l’"individu" renvoie au "moi" haïssable de Pascal ou illusoire de Hume, et se conçoit aussi comme «
idole de la connaissance de soi » chez Scheler, la "personne" se définit par ce dernier comme «
substance unitaire de tous les actes qu'un être effectue ». S’y entrevoit le "conatus" spinozien
comme effort de « persévérer dans son être » et le "désir" lacanien comme tension inconsciente du
sujet vers son objet fantasmatique transitionnel évanescent.

Excédant l’individu particulier dont elle procède et échappant à sa "pleine conscience", la "personne"
s’apparente à cet "auteur" immanent qui pourrait en seconde lecture se déduire de ses actes. En ce
sens, sujet et personne peuvent être tenus pour synonymes. Mais est-il toujours possible de
déterminer une "substance unitaire" aux actes parfois extrêmement variés qu'une personne
effectue? Le diagnostic de "personnalité", de même que le "diagnostic de structure" des
psychanalystes lacaniens, n'est-il pas toujours performatif et donc réducteur? Dans une perspective
humo-montanienne ne faudrait-il pas plutôt supposer une structure "sympathique" ou
"intersubjective" à la "personne" dont le flou des contours l’apparenterait davantage à une structure
rhizomélique transfrontalière et trans-corporelle qu’à une "identité", fût-elle souverainement
"inconsciente", campant à l’arrière de sa ligne Maginot?

La substance unitaire schelerienne n'invite-t-elle pas à définir la "personne" comme "communauté de


valeur" ou unité nationale transcendant la pluralité d'un "peuple"? Scheler était-il "populiste"?...

La notion de "valeur sacrée" chez Scheler permet d'entrevoir une subtile différence entre "sujet" et
"personne", caractérisée comme irréductibilité de la "personne" à ses conduites et propriétés
"particulières". Elle suggère une transcendance "personnelle" davantage située du côté de la
mystique que du côté d'un fanatisme religieux ou d'un totalitarisme populiste.

Paradoxalement, seule la transcendance par l'"amour", l'"empathie" ou la "sympathie" permet


d'approcher la "personne" dans sa "singularité" véritable…

Si le "sujet" de la psychanalyse est en quête de l’origine immanente de son désir inconscient, en


chemin vers un "soi-même" en devenir, la "personne" de l’éthique phénoménologique vise
davantage "autrui" que soi-même, ou, pour reprendre la formule ricœurienne, « soi-même comme
un autre »…

On trouvait déjà chez Kant la notion de "fin en soi" qui assure la constitution d'autrui non plus en tant
que "chose" mais en tant que "personne": « Les êtres raisonnables sont appelés des personnes parce
que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c'est-à-dire comme quelque chose qui ne peut
être employé simplement comme moyen, quelque chose qui, par suite, limite d'autant toute faculté
d'agir comme bon me semble, et qui est un objet de respect » (Emmanuel Kant, Fondements de la
métaphysique des mœurs, 1785).

En constituant autrui comme une "personne", je m'oblige à le respecter en tant que tel. Ce n'est pas
tant depuis ma perception, mon analyse ou mon travail improprement dit "personnel" qu'autrui
m'apparaît comme une "personne", mais depuis la posture "éthique" que le partage de "valeurs
communes" autorise…

Le mot "personne" a repris au latin les deux spécialisations techniques qui lui confèrent son aura: la
grammaire et le droit. En grammaire les verbes "impersonnels" ne s'emploient qu'à la troisième
"personne", dite parfois "non-personne", tandis que les verbes "personnels" peuvent se conjuguer en
mode "personnel" aux premières et deuxièmes "personnes". En droit, seule la "personne" est
reconnue comme "sujet de droit", s'opposant ainsi à la "chose".

Le "personnalisme" schelerien invite le "sujet" lacanien à "aimer la singularité d'autrui en soi-


même", cet "Unheimliche" freudien, plus que le particularisme "idiot" de sa "subjectivité".

L'"amour de Dieu" est ainsi la formule schelerienne du "transfert" chrétien…


Le tort de Scheler serait de vouloir fixer dans le marbre une hiérarchie de "valeurs éternelles" qui ne
sont somme toute que le fruit de sociétés humaines, corruptibles et provisoires. La "sympathie"
humienne s'emploie au contraire à laisser libre cours à la nature fluide et changeante de "valeurs"
humaines en perpétuelle évolution.

Les confins d'un équilibre restent à définir entre la rigueur du dogme religieux et l'esprit de révélation
mystique épiphanique, entre un droit canonique romain "inaliénable" - un comble pour une éthique
de l'hospitalité à l'"alien" étranger - et l'ultralibéralisme des flux de liquidités - comble hégémonique
cette fois d'un discours "capitaliste" bien plus dominant que libéral…

Contrairement à la logique "capitaliste" ordinaire, avare de ce qu'elle extrait et capte de la


"jouissance" d'autrui, comme le montre Levinas, la logique comptable de l'"amour en Dieu"
schelero-steinien conduit à s’enrichir davantage de l'"amour" donné à autrui que de celui qu'autrui
pourrait nous donner en retour…

« Seul l'amour permet à la jouissance de condescendre au désir » (Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre
X, L’angoisse, leçon du 13 mars 1963), notait le très schelerien Lacan…

En cette période de confinement où il est devenu raisonnable de ne sortir que chirurgicalement


masqué, il est bon de rappeler avec Frédéric Vandenberghe les consonances du concept de
"personne", rattaché non seulement au persona latin et à l’idée de masque de théâtre, mais aussi à la
portée mystique que Scheler lui insuffle: « En reprenant la vieille étymologie de la notion de personne
– et Mauss nous rappelle que la personne est « l’être qui “résonne” (de per-sonare) à travers le
masque » (Mauss M., 1950, Une catégorie de l’esprit humain: la notion de personne, dans Sociologie
et anthropologie, p. 350) –, on peut dire que la voix de Dieu s’exprime et résonne à travers la
personne qui aime le monde avec passion. » (Frédéric Vandenberghe, L'archéologie du valoir.
Amour, don et valeur dans la philosophie de Max Scheler, hommage à Paul Ricœur (1913-2005),
Revue du MAUSS 2006/1 (no 27), pages 138 à 175)

Petite parenthèse "personnelle": dans mes jeunes années, tandis qu'en classe de préparation aux
Hautes Ecoles de Commerce je me prêtais en peu malgré-moi à cet exercice des colles où un jury de
deux professeurs s'acharnait à l'oral à déstabiliser l'élève pour mieux le préparer aux concours qui
l'attendent, l'un d'eux me formula avec insistance une question pour moi tout-à-fait énigmatique. «
Vous raisonner en quelle tonalité? », demanda-t-il, interrompant plusieurs fois le cours mal assuré
de mon propos tout en riant de mon incompréhension hébétée. Comme je commençais à montrer
des signes d'agacement, témoins par ailleurs de doutes grandissants quant à mon orientation
professionnelle, il finit par me faire part de l'origine de sa moquerie méprisante: j'avais écrit
"résonnement" au lieu de "raisonnement" sur le texte introductif de mon oral.

L'incident pour lui était clos. Pas pour moi. Cet état de stupeur faisait écho à un autre évènement, de
l'enfance cette fois. Dans l'école primaire que je fréquentais, un jeune garçon connu dans le quartier
pour être un nigaud toujours flanqué dans les jupes de sa mère vint un jour à ma rencontre, affichant
une confiance que je ne lui connaissais pas. « Dis-moi que je suis con! », me demandait-il là aussi
avec insistance. Je n'en pensais pas moins, mais ma bonne éducation déjà m'interdisait de lui asséner
un diagnostic aussi sévère. Curieux de savoir ce qui lui conférait une telle assurance, je finis par
obtempérer. Quelle ne fut pas ma surprise de sa réponse: « j'suis pas con, j'suis "catholique"! ». Ne
sachant pas très bien ce que voulait dire ce "mot compte triple" je n'étais alors attentif qu'à sa
magique efficace. Il était donc facile d'échapper à la connerie, un mot magique y suffisait, et ce
garçon qui venait enfin de parvenir à sortir des jupes de sa mère en témoignait.
Fort de cette expérience, à peine rentré chez moi, je partageais à mon tour avec mes parents cette
trouvaille, cherchant peut-être aussi à leur montrer ma capacité nouvelle à m'affranchir de leur
tutelle, et par là-même, paradoxalement, à susciter leur parentale fierté. Quelle ne fut pas ma
surprise à nouveau de découvrir non seulement qu’avec mes parents la magie n'opérait pas, mais
qu’elle provoquait chez eux une hilarité compassionnelle condescendante des plus humiliantes. Non
seulement ça ne marchait pas, non seulement l'effet produit était inverse, mais j'apprenais de
surcroît qu'ayant fait le choix de ne pas me baptiser, ils avaient choisi de faire de moi quelqu'un de
"pas catholique". Rapportée à la formule magique de mon camarade d’école supposé "déficient", en
toute logique, cette nouvelle faisait de "moi" un "con"…

À son insu le professeur de français venait de pointer du doigt une homophonie dont l'équivoque
saturait ma pensée. Il me fallut un peu de temps pour saisir que si cette équivoque suggérait au
départ qu'en lieu et place de cette matière grise cérébrale riche de "raison" potentielle mon crâne
sonnait creux, elle m’invitait aussi à entrevoir la "raison" cartésienne des philosophes et des
scientifiques comme une sorte de "résonance transcendantale". Ce vécu singulier du fameux
complexe de castration freudien m'ouvrait paradoxalement l'accès à une "sympathie" teintée à la
fois d'humilité et de joie.

Paradoxalement, quelque chose "résonne" en parallèle de ma "raison"…

Sans me sentir tout à fait concerné par l'angoisse que suscite ce phénomène élémentaire qui pourrait
témoigner d'une paranoïa, ni non plus fendu ou écartelé par la schize d’un double sens confinant à la
schizophrénie, j'éprouvais tout de même un peu à la manière d'Érasme une sorte de sympathie avec
la question de la folie.

Bien des années plus tard, lors de la soutenance de ma thèse de psychiatrie, l'un des professeurs de
mon jury de thèse fit une remarque inattendue. Pianiste hors pairs à ses heures perdues, il qualifia le
style de mon écrit de "musical". Tout entier absorbé par le souci de l'enchainement logique et
rationnel de mon propos, je ne me souciait pas particulièrement de son style littéraire, et voilà que,
comme orchestrée selon un tempo musical inconscient, la "raison" que je déroulais quant à la
fonction du "diagnostic" semblait "résonner"…

A l'instar de ces rencontres particulières avec des jurys lors des rituels de "passage" qui rythment la
vie étudiante ou professionnelle, certaines rencontres semblent pouvoir ouvrir sur des dimensions
"autres" de l'existence. Sans doute en suis-je encore là aujourd'hui, à me débattre et m'étourdir de
ces expériences inouïes de "passage" dont témoignent les consonances équivoques & sympathiques
de la "raison résonante"…

Tel l'"orateur" cicéronien, déclinaison du "magnanime" aristotélicien et du "parrèsiaste" stoïcien,


tel l'avocat plaidant la cause de son client au tribunal, de l’autre "résonne" dans ma voix et c'est "en
personne" que je lui offre ma tribune et ma raison…

Quelle meilleure illustration de la thèse averroïste des "deux expressions du vrai", révélatoire et
rationnelle, ou de celle, plus lacano-freudienne, des "deux sujets", sujet conscient "individuel" et
sujet de l'inconscient "personnel"!…

Le sujet lacanien en analyse vise-t-il un "devenir soi-même", libre de ses attaches aliénantes, sans
Dieu ni maître, ou consiste-t-il plus sobrement en une version moderne de l'"amor fati" stoïcien
assumant ses aliénations fantasmatiques dans un passage vers un soi-même étrange & familier à la
fois?
Sympathiques "Gilets jaunes" de la psychanalyse lacanienne invitant à l'avènement d'un
"nous" personnel transcendant la finitude d'un "moi" singulièrement impersonnel…

Clamant sa liberté à dénoncer l'autoritarisme des agents publics - agents du "bon goût" et du
"principe d'utilité publique" chers à Hume - une foule hostile aux élus du peuple peut-elle
raisonnablement se réclamer de l'éthique de la psychanalyse?

Contrairement à l'idée communément admise, le "sujet de l'inconscient personnel" lacanien


déborde largement les limites que le droit suppose à la "personne", et rejoindrait même plutôt ce
qui s'y désigne parfois comme "personne morale"…

Peut-être est-il temps dès lors de tordre le cou aux fausses promesses de la psychanalyse qui font le
lit de redoutables illusions collectives et rappeler que si pour Lacan « le psychanalyste ne s'autorise
que de lui-même » (Jacques Lacan, Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l'École),
c'est « en même temps » qu'"en personne" il prête sa voix au discours de quelque Autre & autres qui
le dépassent et l'assurent par là même de son appartenance à une communauté voire une "école"
certes souvent nébuleuse, mais non moins instituée et instituante…

Le culte de la "singularité" subjective des psychanalystes, répudiant cette dimension "personnelle" et


donc transpersonnelle du "sujet", aura dès lors contribué à ce symptôme récurrent de nombre
d’écoles de psychanalyse, notamment lacaniennes, qui consiste, tel un ban de poisson ou un
troupeau de gnous frayant tous le même chemin ultra-balisé, à répéter à l’infini et en chœur ce
mantra séduisant de la "singularité subjective", sans même s’apercevoir que cette attitude
paradoxale est en contradiction totale avec le discours affiché…

« L'identité personnelle est ainsi comme une personne fantomale qui hante ma personne réelle (et
sociale), qui rôde autour de moi, souvent à proximité mais jamais tangible ni attingible, et constitue
ce que Mallarmé, dans le premier de ses Contes indiens, appelle joliment sa hantise », explique
Clément Rosset (Clément Rosset, Loin de moi : étude sur l’identité, p. 28). « La connaissance de soi est
à la fois inutile et inappétissante. Qui souvent s'examine n'avance guère dans la connaissance de lui-
même. Et moins on se connaît, mieux on se porte » (ibid., 4ème de couverture). Par-delà la salutaire
provocation, Rosset enseigne que seule une connaissance "altérée" d'un soi identitaire "emprunté"
ou "transféré" est digne d'intérêt, c'est le sens même du dispositif analytique: introspection adressée
à autrui, "altération" d'une identité narcissique aliénante...

L'"acteur" en est une figure paradigmatique. C'est en jouant un "double" qu'il se fait reconnaître. Le
"personnage" incarne un rôle, la prosopopée (du grec prosôpopoiein: animer par l'intervention de
"personnages") personnifie une question complexe, et l'acteur, en redoublant des personnages,
construit sa propre biographie. Comme aurait pu l'écrire La Boétie, c'est contr'un à la "servitude
volontaire" d'un autre, le "rôle", que le comédien peut parvenir à sa propre consécration.

C'est en prenant le masque de la folie et en parlant en son nom à elle qu'Érasme parvient à dire ce
qu'il a à dire. En même temps, par la prosopopée, Érasme donne la parole à cette folie qui sans lui
resterait aphone. Pas étonnant que le comédien soit sujet aux blessures narcissiques, « être soi-
même coïncide ici avec se prendre pour un autre ». (Clément Rosset, Le réel et son double, p. 101)
Qu'il cesse de jouer sur scène et il se confronte à ce que Lacan nomme "manque à être", et y'a plus
"personne"! (cf. Structure paradoxale du double: du désir au destin, du sacre matrimonial aux
clowneries conjuguées)

N'en déplaise au psychanalyste, la "singularité" subjective qu'il professe est la fiction créative
"sympathique" d'un "personnage" singulier en devenir plus que la découverte de l'authenticité
singulière d'un sujet particulier préexistant à cette fiction.

Carton jaune pour ces chapelles de la subjectivité en "première personne" qui s’acharnent à ignorer le
"personnalisme" de leur condition sympathique et contribuent à renforcer l’illusion collective de
l'affranchissement du sujet de ses aliénations. Carton jaune aussi pour ces répliques récentes des
fièvres populistes qui ont agité l'histoire des foules vengeresses au nom d’une liberté de ne se laisser
représenter par "personne".

Avec quelles époques du temps passé la sympathie populiste à l'égard des gilets jaune de la
sécurisation des ronds-points et des parcours en troupeau d’automobiles résonne-t-elle? Jusqu'où
peut-on considérer les black-blocks qui dégradent les avenues comme les héritiers des manifestants
soixante-huitards et autres révolutionnaires républicains ou communards? Peut-on distinguer et
hiérarchiser les "sympathies" hautement spirituelles des foules "nihilistes" dont Nietzsche
dénonçait le fatal ressentiment?

L’histoire ne cesse de se prendre les pieds dans les paradoxes infernaux de cette "liberté
personnelle" qui ne veut rien savoir de sa "sympathie" avec la "servitude volontaire"
abondamment décrite pourtant depuis La Boétie & Montaigne…

23.Edith Sheffer, populismes totalitaires et autisme d'Asperger, des


sympathies compromettantes:
Quels courants idéologiques archaïques charrie ce vent de "sympathie" contemporain pour le
syndrome d'Asperger?, s'interroge l'historienne Edith Sheffer…

La thèse que nous nous proposons de soumettre à la question est la suivante: dans sa forme
militante contemporaine quant à l'"éthique" de la prise en charge de "personnes en situation de
handicap" souffrant de "troubles neurodéveloppementaux précoces", le diagnostic d'"autisme" ne
traduirait-il pas davantage aujourd'hui la dernière mise à jour sociétale en cours - plutôt
trivialement "inquiétante", voire authentiquement "paranoïaque" - de la perception d’une
"étrangeté" partagée avec soi-même & autrui ?

Que devient dans un monde obsédé par la concurrence haineuse des minorités ce sentiment
océanique d’une universelle "sympathie" par-delà les "différences" singulières?...

N'éprouvons-nous pas de concert, "en sympathie", un climat de "défiance généralisé" quant aux
savoirs hiérarchiques institués dont l'effet consiste en une tendance à la généralisation de cette
forme d'"autisme soft", souvent nommé "syndrome d'Asperger", caractérisée par une difficulté à
intégrer certains codes sociaux "familiers" implicites devenus énigmatiquement "hostiles"?

Voyons avec l'historienne Edith Sheffer ce que nous raconte à ce propos l'histoire du concept
d'"autisme" et de sa reprise à l'époque nazie par le Dr Asperger.

L'histoire du National-Socialisme tourne autour de ce nouage particulier que proposera le troisième


Reich entre les notions de peuple, de sympathie et de liberté individuelle. Le concept de "personne"
contribuera à l'édifice idéologique nazi par la "personnification" du peuple, faisant corps, comme un
seul homme, avec le corps d'Adolf Hitler "en personne"…

Auteur du remarquable Les enfants d'Asperger, Le dossier noir des origines de l'autisme, Edith Sheffer
décrit le IIIe Reich comme un « régime du diagnostic obsédé par la classification des individus, (...)
Car les diagnostics médicaux que pose une société sont le reflet des valeurs, de ses préoccupations et
de ses espoirs. » (Edith Sheffer, Les enfants d'Asperger, Le dossier noir des origines de l'autisme, p. 18)

Alors que les années 20 connaitront la généralisation de mesures eugénistes contribuant à


médicaliser les angoisses sociales, le souci d'assistance sociale, de prévention et d'éducation spéciale
des classes défavorisées participera d'un nouveau champ scientifique, la pédagogie curative ou
Heilpädagogik. Médicalisation de la psychiatrie et psychiatrisation des tensions sociales légitimeront
l'autorité de ces psychiatres et pédopsychiatres dont Asperger fera partie, au moment, à la fin des
années 30, où le vent idéologique achève cette curieuse révolution mœbienne menée depuis Vienne
la rouge jusqu’au National-Socialisme…

Une société qui recourt à la "médicalisation de la psychiatrie" et la "psychiatrisation des tensions


sociales" est une société qui va mal. Tâchons de nous en souvenir aujourd’hui qu’une tentation
similaire s’abat sur une psychiatrie publique exsangue…

Se proposant de soigner le "corps social" malade, Asperger participe de l'entreprise de purification


de la "race". À cette maladie identifiée - déclin "moral" et dégénérescence des "valeurs éternelles"
du peuple allemand - le remède porté sera simple, c'est l'identification par de simples tests des
sujets asociaux. Les individus présentant les signes de cette pathologie sociale virale de perte des
valeurs seront ensuite mis en quarantaine afin d'éviter qu'ils ne contaminent la partie supposée
saine du peuple. Le rapprochement avec l’époque actuelle quant à la viralité du virus SARS-CoV-2 est
certes un peu forcé, il souligne cependant les dérives toujours possibles d’un autoritarisme
sanitaire…
À la question obsédante de comprendre pourquoi la "sympathie" a si mauvaise presse peut-être
sommes-nous en mesure d'entrevoir un début de réponse:

C'est paradoxalement au nom d'une "sympathie nationale" que le romantisme allemand a enfanté
sa sombre créature nazie, paradigme de l'"antipathie"…

Dans la période de crise des années 30, l’idéologie nationale-socialiste répond à une attente forte de
cohésion sociale. La question des liens collectifs au sein du "Volk" allemand doit primer sur celle de
l’individu. L’individu s’élève lorsqu’il se sacrifie à la cause collective, et la stérilisation "volontaire"
permettra ainsi au handicapé lui-même de participer fièrement à la purification de la race aryenne à
laquelle le "Volk" aspirait.

Hans Asperger à un congrès de pédiatrie en 1971…

Ayant choisi de se former au printemps 1934 à Leipzig auprès des pédopsychiatres nazis Paul
Schröder et Hans Heinze - futurs chefs d'orchestres des meurtres par euthanasie d'adultes et enfants,
et figures de référence qu’Asperger citait encore avec nostalgie en 1962 - Hans Asperger participera
de cet "élan social enthousiasmant" de pédopsychiatres attentifs à identifier les "psychopathes
asociaux" présentant un "défaut d’empathie".

Dès 1932, dans De la phénoménologie du "Gemüt", Hans Heinze dénonçait chez certains enfants,
parfois même qualifiés de « prodiges intellectuels », « le manque d'attachement, le manque de
respect pour les valeurs personnelles et matérielles, le manque d'esprit communautaire, le manque
de compassion et de sympathie » (Hans Heinze, Zur Phänomenologie des Gemüts, p. 371-456, cité
par Hans Asperger, Die Autistischen Psychopathen im Kindesalter, p. 78, lui-même cité par Edith
Sheffer, Les enfants d'Asperger, Le dossier noir des origines de l'autisme, p. 95)

Manque, manque, manque, manque, au nom du Gemüt et de la phénoménologie husserlienne Heinze


semble en réalité plutôt obsédé par l’évaluation listée de ces manques et autres déficits que certains
enfants viendraient à lui présenter, l'exposant dès lors au spectacle douloureusement insupportable
du manque incarné.

"Ce qui manque ne peut être compté", rappelait pourtant Érasme, soucieux de la juste traduction
des textes bibliques hébraïques et grecs. Quel sens accorder au contresens opéré par la Vulgate,
cette version chrétienne latine fautive qui traduisit cette formule énigmatique - que nous
mentionnions déjà dans le chapitre consacré à Érasme - en "le nombre des fols est infini" ? Cette
essentialisation du manque comme faute incommensurable fonctionne dans la logique du bouc
émissaire, qui, comme le soulignait René Girard, ne procure le plus souvent qu’un apaisement
momentané de la communauté et invite au sacrifice expiatoire répétitif d’une série infinie de
victimes offertes en holocauste.

La "solution finale" vise l’extermination scientifique définitive du "manque" comme "problème


existentiel" incommensurablement infini…

Le texte initial invitait à une toute autre lecture, dont les nazis malheureusement ne se sont
nullement souciés. Il suggère en effet plutôt de renoncer à cette prétention de pouvoir tout compter,
évaluer, mesurer ou tester et à visiter la question du manque sans recourir à son chiffrage. Le texte
biblique vise une position d’"humilité" de l'Ecclésiaste vis-à-vis de toute vaine tentative de chiffrage
présomptueux du déficit comme de toute identification diagnostique du "pauvre d'esprit".
Traditionnellement coiffés d'un "bonnet d'âne", le fou médiéval comme l'inculte scolaire supportent
la charge de la faute originelle sous la forme du défaut d'esprit.

Par "ce qui manque ne peut être compté" l’Ecclésiaste invite davantage à l’assomption de cette
"faute", conçue comme défaut, manque, problème ou limite, universelle autant qu’originelle, qu’à
la présomption d’une solution psychiatrique totale, éternelle ou finale…

"La guerre aux pauvres commence à l'école", titre Ruwen Ogien dans son livre éponyme. "Primum
non nocere", soulignait quant à lui l'adage médical, invitant le médecin à ne pas livrer une bataille qui
nuise au malade plus qu’à sa maladie. Dans les pas d’un Ivan Illich pourfendant la standardisation de
l’institution scolaire et l’industrialisation croissante de la production pharmaceutique pour en appeler
à un retour à la Convivialité, le penseur libertaire de l'"éthique minimale" Ruwen Ogien affirme
quant à lui la nécessité de limiter nos prétentions morales ou éthiques au seul souci de ne pas nuire
"volontairement" à autrui.

Ruwen Ogien pousse son exigeante éthique libérale jusqu'à s'interdire de prescrire à autrui toute
règle de conduite morale concernant ce quant-à-soi "personnel" ou ce "jardin secret intime privé"
subtilement relié à "autrui" par le prisme d'une "interface objectale imaginaire et transitionnelle"
librement consentie…

Comme du temps d’Érasme, la scolastique scolaire ne peut s’empêcher de faire sa leçon de morale
sans déclarer implicitement une guerre aux pauvres et autres démunis obligés de surcroît de se
soumettre à sa curieuse éducation. Lorsqu’ils oublient leur propre lien inaliénable à la question du
manque, de l’anomalie ou de l’écart à la norme, médecins et psychiatres obsédés par le diagnostic
comme chiffrage de ce qui fait défaut ou travailleurs sociaux traquant la "maltraitance" parentale qui
justifierait le placement des enfants se comportent de la même façon.
Éducation, soin et justice réclament l’"humilité" de professionnels se sachant eux-mêmes faillibles…

« Toi-même » disent souvent les enfants. En se penchant rétrospectivement sur les signes
pathologiques que traquent les "diagnostinquisiteurs" d’une époque révolue, on est souvent sidéré
de constater à quel point ces diagnostics finissent souvent par se retourner sur leurs auteurs.

Qui trouverait aujourd’hui "sympathiques" ces psychiatres nazis légitimement préoccupés pourtant
du défaut d’"empathie" de leurs patients ?...

Si la "déficience intellectuelle" et le "test du Q.I." obsède notre Education Nationale aujourd'hui


fascinée par les neurosciences, à l'époque nazie, c'est une "déficience sociale" qui est traquée, dont
le manque de sympathie constituait le cœur…

« "Gemüt", qui signifiait l’âme au XVIIIe siècle, renvoie dans le domaine de la pédopsychiatrie nazie à
la capacité métaphysique des humains à nouer des liens sociaux. » (Edith Sheffer, Les enfants
d'Asperger, Le dossier noir des origines de l'autisme, p. 26) Considéré jusque-là plutôt comme cet
"esprit" permettant aux "facultés transcendantales" chères à Kant ou Scheler de s’exprimer, ce
concept allemand de "gemüt" traduisait une sorte d'agapè venue du tréfonds de l'âme que l'on
pourrait tout aussi bien tenir pour synonyme de "sympathie". Ce "gemüt" sera réinterprété à la
lumière de l'idéologie nazie comme "Volksgemüt", âme collective du "peuple" allemand.

Un "peuple" se voit "personnifié", orienté par un idéal partagé impossible à contester. Les enfants ne
relèveront plus de l'autorité de leurs parents, mais de celle du "Volk entier", et selon le collègue
d'Asperger nommé Hans Hamburger la mission des pédopsychiatres sera de « forger pour l'Etat
biologique d'Adolf Hitler » des « familles ayant de la valeur sur le plan eugénique »…

Les discours "populistes" à connotation "complotiste" des "opinionistes" opiniâtres d'aujourd'hui


qui fleurissent sur nos modernes réseaux sociaux-asociaux s'inscrivent dans la même logique
séparatiste. Se proposant de marquer une frontière nette entre communautés "sympathiques" - la
sienne bien sûr - et communautés "antipathiques" - celles des autres - les populismes
contemporains renouent avec la diabolisation de l’étranger qui constitue le terreau "paranoïaque"
des principales tragédies de l’humanité.

À l'exemple de certaines communautés d'américains militant pour la sacralisation du port d'arme et


la sainte guerre contre l'ennemi étranger communément désigné; de certaines communautés
françaises affublés de l'uniforme gilet jaune soupçonnant ceux qui n’en sont pas porteur de ne
songer qu'à les priver de leurs modestes objets de jouissance; de communautés écologistes
collapsologistes ou catastrophistes fantasmant la vision infernale de diablotins carnassiers avides des
flammes folles de l’extraction carbonée; de pseudoféministes haineuses cherchant à reverser en son
contraire la domination supposée l’apanage de tout homme blanc d’un certain âge, ou autres élites
intellectuelles, elles-mêmes catastrophées par le fantasme de la "dégénérescence intellectuelle"
d’une espèce humaine dramatiquement rivée à ses écrans; chaque communauté en vient à supposer
chez l’autre communauté cet ennemi radicalisé ou "mal radical" complotant le prochain crime éco-
génocidaire.

Les luttes hégémoniques qui s’annoncent entre cultures communautaires ou identitaires rivales et
les alliances paradoxales en vue d’une convergence illusoire des luttes nous promettent des
lendemains sombres, gageons qu’un réveil de l’utopique et sympathique universalisme vienne à
temps nous sortir du cauchemar dans lequel nos sociétés gentiment s’enfoncent…
Manifestation devant la mairie de Paris à l’appel du collectif "Nous toutes" et d’"Europe
Ecologie-Les Verts", le 23 juillet 2020, à la suite du remaniement ministériel orchestré par le
président Macron…

« Mais qu’est-ce qu’une morale adossée à la haine ? », s'interroge Mazarine Pingeot - auteure de La
Dictature de la transparence et Se taire, et ex-fille adultérine cachée de François Mitterrand, autre
président français - à propos de ces manifestantes « pseudoféministes » qui hurlent leur haine
rageuse et leur ressentiment permanent au mépris du droit le plus élémentaire à la présomption
d’innocence. Ce spectacle sans cesse répété d’une « morale de la haine » prenant le masque de
l’"éthique" plonge la sympathique Mazarine dans ce « mortel ennui », passion triste des plus
ravageantes qui ronge les sympathies même les mieux trempées:

« Ce mortel ennui devant ces combattants des réseaux, qui prennent le risque suprême de descendre
dans la rue masqués – le Covid-19 aura au moins fourbi les armes de la lâcheté – pour hurler des
approximations et des contresens, avec le but avoué de détruire psychiquement et socialement des
cibles qui sont toutes masculines, blanches et d’un certain âge, n’importe qui fera l’affaire. L’homme
blanc occidental a exploité tant de monde, de cultures, et même la nature. L’homme blanc n’est pas
un concept, puisqu’il est incarné par tous les hommes blancs, indistinctement. Le concept n’a plus lieu
d’être, le symbolique est déchiré, anéanti, il n’y a plus de commun, pour ne pas dire d’universel, ce
gros mot honni par les partisans identitaires.

Ce mortel ennui devant ces gens fiers d’eux, sûrs de leur bon droit, et qui crient. Crient pour tout,
contre tout, enfonçant des portes ouvertes. Devant les contempteurs de la domination masculine,
blanche et occidentale, qui ont comme seul projet de renverser la domination, non pour un monde
plus égal et construit sur un autre paradigme, mais bien pour substituer une domination à une autre.
(…)
Et que deviendra l’art, dans tout ça ? Des livrets de vertu qu’on distribuera au seuil des nouvelles
églises ? Des éditoriaux pleins de bons sentiments mâtinés de haine rance de vieilles filles ? Des
imprécations béni-oui-oui de néoromantiques exaltés par les combats sur Facebook ? Des œuvres
théâtrales où l’on dira le catéchisme, le mal contre le bien, dont on voit vite les incarnations ? Des
tableaux respectant la parité, homme, femme, Noir, Blanc, vieux, jeunes, handicapés, dans des
champs de blé bio et des plants de tomates en permaculture ?

Mortel ennui. Et où mettra-t-on donc les déviants ? Car ils risquent de devenir très nombreux. Si la
police des mœurs s’exerce comme l’appellent de leurs vœux les nouveaux parangons de vertu. Reste
l’autocensure, l’intériorisation de l’interdit. Un nouveau vocabulaire est à disposition, et, pour les
écrivains, on pourra toujours fournir un dictionnaire officiel des mots acceptables. La morale a aussi
son mot à dire sur la culture. Dieu merci, morale et culture sont des substantifs féminins…

Avant même de mourir du réchauffement climatique, nous risquons de mourir d’ennui. Car nous
avons prévenu nos enfants qu’ils auraient à se battre pour sauvegarder la planète. Mais leur avons-
nous glissé qu’ils auraient aussi à affronter le mortel ennui qui s’abat sous le drapeau brandi d’une
morale de la haine ? L’idée même de combat politique risque d’y succomber. » (Mazarine Pingeot, Ce
mortel ennui qui me vient, Le Monde, 28 juillet 2020)

François n'est pas mort, son esprit coule dans les veines de Mazarine et hante sa prose. « Bon sang
ne saurait mentir », dit-on parfois…

En matière d'opinionisme sexiste Hans Asperger ne fut pas avare non plus. Affirmant n'avoir « jamais
rencontré une fille présentant le tableau complet de la psychopathie autistique », s’il sauva peut-
être de la mort quelques garçons "autistes" d’intelligence élevée, il envoya à la mort au Spiegelgrund
nombre de filles qui auraient pu prétendre à ce diagnostic salvateur.

Pas d’ "aspergirl" chez Asperger…

« Asperger interpréta l’impulsivité et les difficultés relationnelles des garçons comme une
psychopathie autistique, pendant que son personnel, qui suivait en cela une longue tradition de la
psychiatrie européenne et américaine, interpréta l’impulsivité et les difficultés relationnelles des filles
comme des marques d’hystérie et de féminité liées à leurs cycles menstruels. » (Edith Sheffer, Les
enfants d'Asperger, Le dossier noir des origines de l'autisme, p. 216)

À l’émotivité exubérante des unes, vibrant « en sympathie » avec les affects qui circulent, faudrait-il
rattacher le « manque de Gemüt » apparent des autres, avide d’abstractions qui n’en sont pas moins
affectantes, et manifestant une insolente indifférence à l’endroit des passions collectives ?

Faudrait-il comprendre que l’"autisme" a été pensé par Asperger, à la suite de l'"obsédé" freudien,
comme le pendant masculin de l’"hystérie"?...

Masculin / féminin, névrose / psychose, névrose obsessionnelle / psychose hystérique, psychose


autistique / névrose hystérique, la triste histoire tortueuse et contradictoire des classifications
humaines a au moins le mérite de mettre à nu l'inanité des frontières fondamentales qu'elles
prétendent révéler…
« There are two kinds of people », une série infinie de scènes cinématographiques décline cette
formule mathématique princeps de la lutte des "classes". (cf. montage vidéo amusant consultable
sur https://www.youtube.com/watch?time_continue=15&v=vLW_OCLzjCY&feature=emb_logo) Son
sérieux tragique participait déjà de la magie d’Hollywood, bien avant la mode des séries. C’est encore
Sergio Leone avec Le Bon, la Brute et le Truand qui soulignera la portée métaphysique énigmatique
inoubliable de cette formule devenue culte…

« Mortel ennui des classifications identitaires », dirait Mazarine Pingeot. Lorsque la sympathie
renonce à son humilité universalisante et s'enferme dans la croyance dualiste manichéenne des bons
sympathiques contre les mauvais antipathiques, lorsqu'elle s'acharne à méconnaître sa propre part
d'ombre ou sa propre « inquiétante étrangeté » (das Unheimliche, comme le formulait Freud), elle
cesse d'être admirable et désirable, convoque contre elle ses détracteurs, et finit en effet par avoir
mauvaise presse.

Dans l'histoire contée par l'historienne Edith Sheffer, c'est une "sympathie" nazie aux relents
manichéens - non pas transcendentalement inclusive, mais radicalement exclusive - qui projeta sur
une partie de la population la responsabilité de toutes ses crises et souffrances. La solution finale fut
convoquée pour nettoyer toute trace antipathique de "psychopathie", qu'on la prête à la cupidité
supposée d'une race juive ou à la dégénérescence essentialisée de déviants ou malades mentaux
supposés asociaux.

La pédopsychiatrie nazie ne se préoccupait plus prioritairement de soin aux malades mentaux, mais
traquait les "psychopathes dépourvus de gemüt" afin de les empêcher de transmettre leur venin
social ou d’infecter spirituellement la pure et sympathique âme allemande. Un tri devait être fait
entre les rééducables et les inéducables, qu’il convenait d’empêcher de nuire ou de se reproduire. Le
sacrosaint diagnostic trouvait ici sa fonction et sa place, délimitant une frontière que la compassion
et la sympathie furent sommées de ne pas franchir ou interroger.

Édith Sheffer situe ainsi le IIIe Reich comme État racial ou « régime du diagnostic » où « toute
violence perpétrée a pour origine à chaque fois un diagnostic. » (Ibid., p. 25)

C'est ainsi que le diagnostic "essentialiste" d'"autisme" prit consistance chez Asperger sous sa forme
complète de "psychopathie autistique" décrite dans sa thèse de 1943 titrée: "Les psychopathies
autistiques durant l’enfance".
« Le trouble fondamental des individus autistiques est la limitation de leurs relations sociales »,
écrivait-il en 1944. Asperger pointait chez l'autiste la quintessence de la dégénérescence, mais
distinguait parmi ces dégénérés ceux qui pourraient tout de même être "utile" à quelque chose pour
le Reich, ces autistes de haut niveau intellectuel, crétins surdoués, contrecarrant ainsi leur mise à
mort. Cette légende d'Asperger sauveur de jeunes autistes à l'intelligence méconnue contribuera à
la célébrité du "syndrome d'Asperger" décrit en 1981 par Lorna Wing. Psychiatre et mère en 1956
d’une enfant autiste, Lorna Wing sortira Asperger de l’oubli. La triade de Wing définie initialement
comme l'association d'un trouble des "relations sociales", d'un trouble de la "communication sociale"
ainsi qu'un trouble de l'"imagination sociale" s'inscrit dans l'approche "comportementaliste" de son
auteur, inspirée des travaux de Iván Pavlov et Burrhus F. Skinner…

« La santé mentale dépendant de multiples facteurs, tels que la génétique, le corps, le statut familial,
le milieu social et le sexe, le cerveau occupe une place centrale dans l'eugénisme nazi. Les
neuropsychiatres sont d'ailleurs le groupe professionnel qui joue le rôle le plus important dans
l'épuration médicale de la société, l'instauration de la stérilisation forcée, les expériences humaines et
le meurtre de ceux considérés comme handicapés. » (Ibid., p. 25)

« Asperger n’est ni un ardent partisan ni un farouche adversaire du régime. Il figure parmi tous ceux
qui se sont rendus complices, il fait partie de cette majorité perdue de la population qui, tour à tour,
se conforme à la domination nazie, l’approuve, la craint, la banalise, la rejette pour finir par se
réconcilier avec elle », précise Edith Sheffer. (Ibid., p. 29)

Quelques-uns des tortionnaires du Spiegelgrund furent condamnés après la fin de la guerre.


Beaucoup ne furent pas poursuivis, Asperger en fit partie. « Les procès de Nuremberg, premier
tribunal pénal international à être créé se focalisèrent sur le jugement des chefs nazis pour "crime
contre l'humanité". Dans le même temps, les procédures de "dénazification" ciblèrent comme
complice potentielle du régime la totalité de la population - des millions de membres du Parti nazi
ainsi que des citoyens très en vue. Des conseils locaux de dénazification recoururent à des
questionnaires, à des enquêtes et à des témoins de moralité pour classer les individus de 1 à 5 sur un
échelle allant de "principal coupable" à "exonéré". En réalité, ceux qui furent jugés responsables
furent peu nombreux. Plus de 90% des personnes jugées dans les zones d’Allemagne occupées par les
Alliés occidentaux furent rangées dans la catégorie "suiviste" [NDLR: "Mitläufer" en allemand, peut
aussi être traduit par "partisan"] (le deuxième plus faible degré de culpabilité) ou "exonéré"; en
Autriche, les mesures de dénazification déclarèrent plus de 90% des 487067 anciens membres du Parti
nazi "peu compromis" (Minderbelast) » (Ibid., p. 304)…
Heimat, de Nora Krug, entre carnet de croquis et album de collage truffé de documents
historiques, un témoignage autobiographique passionnant d'une allemande expatriée en quête
de son histoire familiale…

Sorte de PMI nazie allant à domicile à la rencontre des mères, le "conseil motorisé aux mères"
supervisé par Hans Asperger et Franz Hamburger recensera entre 1939 et 1940 les enfants
handicapés ou génétiquement atteints et croisera ces informations avec les fichiers des offices locaux
de santé publique concernant les malades héréditaires, les alcooliques, les tuberculeux ou autres
malades infectieux. « Ce catalogage des mineurs allait bientôt être mis à profit par le programme de
mise à mort d’enfants qui démarra à l’institution viennoise du Spiegelgrund. » (Ibid., p. 115)

Tout est bon pour éviter la contamination génétique du bon peuple allemand…

La stérilisation volontaire glissera imperceptiblement vers la stérilisation forcée, puis - partie


intégrante de la campagne allemande nazie Aktion T4 d'extermination d'handicapés physiques et
mentaux - c'est un programme massif de mise à mort d'enfants qui sera initié depuis cet hôpital
pédopsychiatrique autrichien. Avec son concept de Heilpädagogik - pédagogie curative par le salut -
ce même hôpital fut pourtant du temps de la Vienne rouge des années 20 aux avant-postes de notre
protection sociale actuelle. Sorte d’orthopédagogie, de remédiation éducative ou d’éducation
spécialisée avant l’heure, volontiers libérale, humaniste et pluridisciplinaire, cette Heilpädagogik
préfigura dans un premier temps le meilleur de notre système médico-social actuel.

Le "meilleur" dure rarement bien longtemps, et même si la démarche peut sembler "paradoxale",
c'est la fonction des "institutions" que de veiller tant que faire se peut à maintenir l'éclat de
l'"évènement joyeux" dans le "temps"…

Peine perdue, fin 1941, Asperger inaugurait avec Erwin Jekelius, Max Gundel et Franz Hamburger la
Société de pédagogie curative de Vienne qui prenait la suite de la Société allemande de
pédopsychiatrie et de pédagogie curative. Lors du discours inaugural, Jekelius, devenu directeur du
Spiegelgrund - que beaucoup de Viennois appelaient le « tueur en série du Steinhof », ou le
« seigneur à la seringue » - évoqua cette idée de « vie indigne d’être vécue » et précisa ce qu’il
convenait d’entendre par "protection": « La place de l’enfant n’est pas dans un établissement
éducatif ou dans un hôpital, mais "en protection" - ce qui, pour moi, personnellement, signifie la
"protection de la communauté nationale" contre ces malheureuses créatures. La sensiblerie n’est
ici pas de mise. » (Erwin Jekelius, cité par Edith Sheffer, Les enfants d'Asperger, Le dossier noir des
origines de l'autisme, p. 165)

Emblèmes de notre régime sanitaire autoritaire actuel soucieux davantage de santé publique que de
liberté individuelle, les "parcours de soins sécurisés" et autres "protection des populations" ou
"protection de l'enfance" ne participent-ils pas des mêmes logiques "sympathiques" que celles mises
en œuvre lors de ce "génocide psychiatrique" ? (cf. Popularité paradoxale de la notion de
sécurisation du parcours de l'usager, quand protection des populations et spectre d'un certain
neurocentrisme autistique troublent le génie démocratique des pérégrinations philosophiques à
l'impromptu)…

Ni la "sensiblerie" ni la "sympathie" véritable ne semblent plus de mise dans nombre de nos


"bétaillères de soin" hygiéniquement et techniquement irréprochables!…

Compromise dans l'idéal du "Volksgemüt", la "sympathie océanique" joyeusement transcendantale


de Hume & Smith fut renvoyée à la pathologie d'une "sensiblerie romantique" tandis qu'une
"sympathie de race populiste" occupait une place d'honneur aux "racines" mêmes de l'idéologie
nazie…

Le concept de "sympathie" n'est pas le seul à pâtir du manichéisme nazi, celui d'"autisme" connait
lui-même un destin particulier. L'"autisme selon Asperger" qui traversait incognito l'histoire de la
psychiatrie de la deuxième moitié du XXe siècle dans l'ombre de l'"autisme selon Kanner" se voit
doter au tout début du XXIe siècle du destin stupéfiant de machine de guerre contre les psychiatres,
psychothérapeutes et surtout psychanalystes.

Comment comprendre ce curieux destin du concept d’"autisme"? Quelle en est l’histoire ?

C'est en 1911 qu'Eugen Bleuler aurait utilisé la première fois le terme d'"autisme" dans Dementia
praecox oder Gruppe der Schizophrenien, texte princeps évoquant un « groupe des schizophrénies » -
au pluriel - à partir duquel le concept inédit de "schizophrénie" - au singulier cette fois - se verra
ensuite consacré par le discours psychiatrique. Ce Bleuler évoqué plus haut à propos de Binswanger
(cf. 17. L'art ricœurien du nouage sympathique:) y précise que ce qu'il nomme autisme « est à peu
près la même chose que ce que Freud appelle autoérotisme. L'autisme exprime le côté positif de ce
que Janet nomme négativement perte de sens de la réalité. (…) Le sens de la réalité ne fait pas
entièrement défaut au schizophrène. Il ne lui manque que pour certaines choses qui sont en
contradiction avec ses complexes. » (Eugen Bleuler, Dementia praecox ou groupe des schizophrénies
(1911), p. 112)

Le mot "auto-érotisme" avait été employé pour la première fois par Havelock Ellis - sexologue
"impuissant" contemporain de Freud - dans un article publié en 1898 intitulé: Auto-erotism: A
psychological study. Il décrit des phénomènes d'émotion sexuelle spontanée produits en l'absence de
tout stimulus externe dont la forme extrême, associée à une tendance à s'absorber dans l' admiration
de soi-même comme dans le mythe de Narcisse, constituerait une perversion.

Freud, quant à lui, distingue l'"autoérotisme", où l'objet de la pulsion se satisfait du seul corps
propre, du "narcissisme" où l'objet de la libido est cette fois le Moi en tant qu'image unifiée du corps.
« Il manque encore à Bleuler une définition claire de l'auto-érotisme et de ses effets psychologiques
spécifiques. Il a cependant accepté la notion pour sa présentation de la démence précoce dans le
manuel d'Aschaffenburg. Il ne veut toutefois pas dire auto-érotisme (pour des raisons connues), mais
autisme ou ipsisme. Pour moi, je me suis déjà habitué à auto-érotisme », note Freud dans sa
correspondance avec Jung. (Sigmund Freud, Carl Gustav Jung, Correspondance, vol. I, 1907, p. 93.)

Ces « raisons connues » signalées par Freud sont-elles encore connues? Une des hypothèses ou
légendes qui circulent dans le landerneau psychanalytique fait référence à des conversations
scientifiques à table en présence de leurs épouses. On raconte que certaines d'entre-elles auraient
signifié qu'entendre parler sans cesse d'auto-érotisme pouvait couper l'appétit et que nos éminentes
têtes grises seraient alors convenues d'utiliser plutôt le néologisme d'autisme pour ne pas érotiser
abusivement les plaisirs de la table et gêner ou choquer outre-mesure de chastes oreilles. Le terme
d'"autisme" serait ainsi le résultat d'un refoulement de l'"éros".

Dans "Concept de l’autisme bleulérien dans la logique freudienne de l’aliénation et de la séparation",


le psychologue Janis Gailis rapporte que « comme écrit Ernest Jones dans "La vie et l’œuvre de S.
Freud", encore en 1925, Freud aurait dit à Marie Bonaparte « qu’aucune "hérésie" ne l’avait jamais
autant troublé que des misérables concessions envers l’opposition, telle celle de Bleuler substituant
"autisme" à "auto – érotique" dans le but d’éviter toute référence à la sexualité ». (Ernest Jones, La
vie et l’œuvre de S. Freud, t. III Les dernières années (1919 – 1939), p. 82.)
L'antique mythologie situe "Éros" comme fils de "Poros" - celui, comme l'eau, qui ruisselle et s'infiltre
partout, qu'aucune frontière n'arrête, face auquel toute étanchéité devient "poreuse" - et de "Penia",
son envers, l'"aporie", pauvreté ou manque incarné. Éros est un "pharmakon", une bande de
Mœbius, "riche" par son père & "pauvre" par sa mère « en même temps », "efficient" & "déficient" à
la fois, "amour" & "haine" réunis, "aliénation" & "séparation" conjoints…

Comme "envers positif du manque", l'"autisme" est une négation ou un refoulement d'Éros en ce
qu'il rappelle l'"aporie" et le "manque" de Penia sa mère. Cette hypothèse du refoulement du
sexuel et de l'érotique est plutôt vraisemblable puisqu'il s'agit en effet dans l'"autisme" d'une libido
faisant l'impasse d'une relation à autrui ou d'une altérité trop énigmatique, mystérieusement
problématique…

Tout se passe comme si Autiste, dernier né de la lignée d'Éros, avait renié ce père qui lui valait d'être
couvert d'opprobre pour avoir été lui-même le fruit défendu de scandaleux ébats avec Penia, cette
horrible et vieille sorcière qui lui tiendrait lieu de grand-mère…

La "sexualité" comme compromission honteuse avec une condition humaine marquée par la
"pauvreté" d'une "faille" au regard du "temps" qui passe, voilà peut-être un lien entre la question
de l'"autisme", celle du refoulement de l'"érotique", et celle du dégout qu'inspire une "sympathie"
œdipienne boiteuse dans le "temps" vécu d'une vie…

Certains pourtant prirent soin de sa honte maladive. Succédant à la Vienne effervescente de la fin de
l'empire austro-hongrois que connut Freud, dans cette période d'après la première guerre mondiale
nommée Vienne la rouge, le service de "pédagogie curative", dirigé par Erwin Lazar, était reconnu
pour son souci d’une approche empathique, ludique et inclusive. Joseph Michaels, psychiatre à
Boston alors en visite à Vienne, s'émerveilla de voir ce service tenant « davantage d'un art que d'une
science » se démarquer de l’ « époque de technocratie qui accordait une importance excessive aux
procédures techniques » et rejeter les « diagnostics standardisés ». (Edith Sheffer, Les enfants
d'Asperger, Le dossier noir des origines de l'autisme, p. 69) Les « enfants artistiques pouvaient
requérir un accompagnement personnel spécial », note curieusement Michaels dans son article de
1935 (Joseph Michaels, The Heilpedagogical Station of the Children's Clinic at the University of
Vienna, AJO 5 n°3, 1935, p.270). L’adjectif « autistique » d’usage courant à cette époque fut
manifestement confondu par Michaels avec celui d’ « artistique », ce qui suggère un usage plutôt
respectueux et sympathique du terme "autisme". C’est dire à quel point cet adjectif n’avait rien alors
d’un diagnostic essentialisant. « Ils élaborèrent collectivement un terme pour décrire les enfants -
autistiques - mais ne pensaient pas que le comportement des enfants méritaient un diagnostic à
proprement parler. » (Edith Sheffer, Les enfants d'Asperger, Le dossier noir des origines de l'autisme,
p. 80)

Un dégout "autistique" de la finitude humaine, somme toute assez "universellement" répandu,


peut aussi conduire à un travail "artistique"…

Après le décès de Lazar en 1932, c’est en 1934 qu’Hamburger nomme Asperger, âgé de 28 ans, à la
tête du service de pédagogie curative. Durant cette période, Georg Frankl et Anni Weiss, psychiatre
et psychologue juifs du service de pédagogie curative, émigreront aux États-Unis respectivement en
1937 et 1934. Ils s’y marièrent. « Dans un article publié en 1937, Frankl insistait sur le fait que le
détachement et la désobéissance des jeunes ne reflétait pas les vraies émotions cachées derrière le
"masque de leur visage" -, ce qui pouvait se solder par de graves malentendus. » (Ibid., p. 72) « En
1935, Anni Weiss consacra un long article aux enfants rencontrant des difficultés sociales. Elle
consigna les mêmes observations qu’Asperger fit trois ans plus tard, bien qu’elle les formulât avec
bien plus de compassion. » Elle remarquait notamment une capacité particulière de « mise en ordre
et de classification. » (Ibid., p. 74)
« Il est tout à fait vraisemblable que ce soit Georg Frankl et Anni Weiss qui permirent à l’idée
d’autisme issue du service de pédagogie curative de traverser l’Atlantique. Weiss et Frankl faisaient
partie du "cercle rapproché" de Kanner pendant la période où ce dernier formula son diagnostic de
l’autisme. » (Ibid., p. 77)

Formé à Berlin où il exerça le métier de cardiologue, Léo Kanner avait lui-même émigré aux États-
Unis dès 1924 avant d’ouvrir en 1930 le premier service de pédopsychiatrie des États-Unis. Les deux
formes d’autisme si souvent opposées - autisme d’Asperger et autisme de Kanner - semblent bien
prendre une source commune dans la Vienne de l’entre-deux-guerres.

« Lecteur effréné », ainsi qu'il se définissait lui-même quant à son appétit vorace pour la lecture,
« connu pour son goût des citations - il aime à citer la littérature allemande et les classiques grecs et
latins, ainsi que ses propres maximes » (Ibid., p. 33) Hans Asperger affirmait qu'une « touche
d'autisme » était nécessaire à l'esprit scientifique. « Asperger était froid et distant. Aujourd'hui,
d'aucuns se demande si Asperger n'était pas simplement "Asperger" - si le médecin ne présentait pas
certains des traits du syndrome qui porte aujourd'hui son nom. » (Ibid., p. 35)

Asperger pointe chez l'autiste la dégénérescence même, mais distingue parmi ces dégénérés les
« individus autistiques aptes » qui pourraient tout de même servir à quelque chose dans la Reich, ces
autistes comme lui dotés d'un "haut potentiel intellectuel" dont il va différer la mise à mort. Les
« capacités spéciales » favorisées par Asperger, insistant sur le goût prononcé pour la « règle » chère
aux « mathématiciens, technologues, chimistes industriels et fonctionnaires haut placés »
présentaient un intérêt pour l’État nazi, avide d’ « automates intelligents » débarrassés de
sentimentalisme social.
Le parallèle avec l'époque contemporaine est troublant, ce sont aujourd'hui des "travailleurs du clic"
et autres "data monkeys" singeant l’esclave robotisé du numérique que nous devenons tous qui
alimentent les programmes et autres intelligences artificielles. Cette nouvelle forme généralisée
d'esclavage numérique qu'Achille Mbembé rattache volontiers à sa formule prophétique de "devenir
nègre du monde" est-elle l'autre face de la promotion actuelle de la "différence" autistique
? C’est une redoutable question à laquelle nous ne pouvons nous dérober…

Paradoxes au carré, ce diagnostic d’"autisme" apparu dans la Vienne rouge compassionnelle de la fin
des années 20 pour désigner une tendance autistique au repli sur soi, essentialisé ensuite par un
Asperger se reconnaissant lui-même des traits autistiques, s’appliquera précisément à des enfants
ayant eux-mêmes la manie des classifications. La boucle est bouclée, le diagnostic d’autisme reflète
un "diagnostic d’époque", un trouble obsessionnel compulsif de la pédopsychiatrie naissante elle-
même, quintessence du "régime du diagnostic"...

« Le philosophe Ian Hacking [NDLR: auteur de "Kinds of people: moving targets", il mériterait à lui
seul un article entier] a décrit la manière dont les diagnostics conduisent à "fabriquer les gens". La
définition des diagnostics émerge de l’accumulation des interactions entre médecins, patients et
forces sociales, et change au fil du temps dans une boucle de rétroaction continue. De multiples
facteurs ont modelé nos approches actuelles de l’autisme, comme le financement de la recherche, la
législation en matière de handicap, les services publics, les politiques scolaires, l’activisme parental,
les campagnes de sensibilisation, les organisations à but non lucratif ainsi que la couverture
médiatique. » (Ibid., p. 318)

« Pourquoi l’idée d’Asperger sur l’autisme prit-elle cet essor au milieu des années 1990? (...) il
semblerait que les années 1990 engendrèrent leur propre type de régime du diagnostic. » (Ibid.,
p.320)

« Avec la prédominance de la technologie dans nos vies quotidiennes, l’autisme exploite la peur de
l’indifférence et de l’incapacité de s’adapter - ainsi que l’espoir de compétences convoitées en ces
temps nouveaux, celles de l’ingénieur, du scientifique ou du codeur. » (Ibid., p. 320)

Comme du temps de l’"hystérie féminine" au XIXe siècle, « les débats publics sur l’autisme semblent
également axés sur la manière d’appréhender les questions de genre et les normes culturelles,
générationnelles et sociales, qui connaissent de profonds changements. L’hystérie était le diagnostic
de la femme hyperémotive, l’autisme pourrait être considéré comme celui des garçons
« hypoémotifs ». » (Ibid., p. 322)

« La société est de plus en plus sensible aux nuances en matière de race, de religion, de genre, de
sexualité et de nationalité. La compréhension de la neurodiversité allant croissant, nous pourrions
commencer à saisir les dangers que recèlent une étiquette totalisante fondée sur des caractéristiques
variables, car les étiquettes influent sur le traitement des individus, et le traitement influe sur leur
vie. »... (Ibid., p. 323)

Le "spectre de l’autisme" s’inscrit dans les pathologies liées à la conversion à l’ordre numérique.
L’approche "cognitive" et son pendant scientifique voire "neuroscientiste" s'inscrit dans la croyance
en l'ordre dataïste comme foi nouvelle en la résurrection évangélique de l'homme et au
dépassement du "temps". (cf. aussi Métaphore informatique, médialité hiérarchique et spectres de
Dieu: la rétroaction subjectivante, entre conversion informatique et relecture médiumnique)

Or le "temps" qui passe, comme indépassable obstacle, est au cœur de la question de la


"sympathie", comme "consolation" universalisante…

C’est à Joseph Schovanec, "autiste asperger" éminent, « saltimbanque » - selon sa propre formule -
de la cause autistique, que reviendra la lourde tâche de préfacer la traduction française de ce livre
d’Edith Sheffer. Célèbre enfant d’Asperger, Schovanec l’"aspi" militant y rencontre l’histoire ce père
de nom par qui lui vînt la reconnaissance. Nul doute qu’il tomba de haut. Son émouvante préface en
témoigne:

« Attirées tels des hétérocères par une obreptice gloire, (...) c’est bel et bien de nous qu’il est question
ici. De notre face-à-face existentiel avec le spectre des possibles de la biodiversité humaine. Des
interrogations qui en découlent et constituent le quotidien des professionnels de ce domaine ainsi que
de tant d’autres. En somme, c’est le mystère de l’insolente persistance de la variabilité de l’humain
dans un siècle de taxinomie scientiste qui est porté au langage. (...)

C’est l’arrivée au pouvoir des idéologies liées au nazisme qui devait faire pour de bon pencher, sinon
la balance, à tout le moins l’épée de Thémis vers la négation de la vie; toutefois, loin des soubresauts
des chancelleries des capitales européennes, encore un autre processus, bien plus discret, prit place
dans les couloirs des institutions: l’usure des bons sentiments des premiers temps face à l’apparente
ingratitude de cette enfance toujours aussi différente, rebelle aux plus savantes classifications,
comme déterminée dans son insolence à ne pas se plier aux besoins de carrière du scientifique et à ne
pas honorer les injonctions du gouvernement, lequel n’avait pourtant pour elle d’autre objectif que la
réalisation de sa future citoyenneté. (...)
En cas de persistance – et la nature humaine n’est que rarement susceptible de promptes évolutions
–, l’institution bienveillante se muera en maison de correction aux façons brutales dans le meilleur
des cas, directement inspirées des méthodes de torture dans le pire. Avec l’équivalent fonctionnel de
la potence à portée de main. Comme tant d’autres institutions de santé, celles de la présente étude
deviennent à la longue leur propre raison d’être: en dernière analyse, le véritable symptôme
pernicieux, celui que sans relâche on traque et s’efforce de traiter, n’est autre que l’insubordination,
l’attitude rebelle envers l’autorité médicale. (...)

Plus d’une fois le lecteur regrettera à n’en pas douter que Michel Foucault ne puisse lire la présente
étude, qu’il ne connût point l’histoire des établissements autour desquels elle s’articule et en laquelle
il aurait trouvé confirmation de ses hypothèses quant à la précarisation du statut de l’être différent à
l’âge même de la rationalité et des droits humains, quant aux tentatives de grand renfermement qui
scandent l’histoire humaine au même titre que les révolutions et autres grandes guerres, quant, enfin,
à la genèse du savoir médical, inextricablement lié au strict contrôle des corps, aux coups portés sur
les enfants malpolis, aux injections de substances aléatoires réalisées à toute heure du jour ou de la
nuit comme pour mieux prendre possession des fluides internes de l’enfant ainsi que de son intimité,
aux cerveaux et autres organes issus d’euthanasies, entreposés, classés et étiquetés avec une
autistique minutie pour ne pas dire avec l’amour du savoir scientifique à son apogée. (...)

Le syndrome qui portait son nom a été omis des dernières versions des classifications internationales,
non point du fait de considérations historiques, mais afin de mettre un terme à la désastreuse
croyance en l’existence de sous-types hermétiquement délimités l’un par rapport à l’autre au sein de
l’autisme. Bien plus encore que ses liens avec le nazisme, c’est ce qui devait être le point fort du Dr
Asperger qui scellera sa perte, à savoir son aptitude – de laquelle il tirait de toute évidence une fierté
certaine –, à faire le tri parmi les enfants, parmi les humains. Une amère leçon dont ses successeurs
et imitateurs, dans ce domaine ou un autre, goûteront à leur tour le fiel. (...)

Car tel pourrait être le grand apport, la désormais irréfutable démonstration d’Édith Sheffer: en
mettant l’accent non plus sur la carrière de tel grand savant mais sur la vie des personnes, elle met à
nu l’inanité des critères de démarcation entre récupérables et irrécupérables, entre les intégrables
pour ne pas dire incluables et les autres, en somme la vacuité de toutes les objections à l’objectif
d’inclusion, probablement le grand combat civique de notre siècle. En dépit d’années d’efforts, en
dépit des moyens les plus étendus et de la mobilisation des esprits les plus brillants, encouragée par
les plus hautes autorités des États ou plutôt des régimes concernés, les tentatives les plus soutenues
de classification n’ont donné naissance qu’à un magma putride dont le nom d’Asperger durant trop
longtemps fut le cache-sexe. » (Joseph Schovanec, Préface à l'édition française, in Edith Sheffer, Les
enfants d'Asperger, Le dossier noir des origines de l'autisme, p. 9-13)
"L'œuvre sans auteur", film de Florian Henckel von Donnersmarck, librement inspiré de la
vie du peintre allemand Gerhard Richter, en quête d’art "personnel" plutôt que
propangandaire, idéologique ou publicitaire…

Travaillé par la question de la "vérité" et de l'"authenticité", le "personnage" principal du film L'œuvre


sans auteur de Florian Henckel von Donnersmarck accouche d'une œuvre prise dans l'histoire
tragique de l'Allemagne de l'Est, passée sans transition du joug idéologique nazi à celui de l'idéologie
communiste avant de se jeter à corps perdu, par-delà le mur de Berlin, dans l'idéologie occidentale
libérale du "sujet" inconscient comme artiste individuel auteur de sa propre œuvre.

Ce film d'une intelligence rare permet de faire le lien entre les "idéologies" nauséeuses du IIIe Reich
et celles qui suivent, venant jusqu'à poser en creux la question des "idéologies" à l'œuvre
aujourd'hui…

Le "personnage" principal se dessine dans l'ombre terrifiante d'un médecin eugéniste nazi,
gynécologue et obstétricien, mut par le projet totalitaire de participer de l'accouchement
génétiquement purifié d'un corps social total, débarrassé de tous ces dégénérés, handicapés,
malades, activistes ou artistes susceptibles de faire tache dans l'idéal collectif. Après la guerre, dans
une R.D.A. devenue communiste, c'est avec la même ferveur collective qu'il prospère ensuite dans le
socialisme réel version est-allemande avant de devoir fuir à l'ouest et prendre la direction d'une
clinique gynécologique privée du monde capitaliste.

Réfractaire à toute idée d'"empathie", ce personnage de médecin rappelle l'histoire trouble du


célèbre docteur Asperger, emblème controversé de la militance qui gravite autour de l'"autisme".

L’œuvre sans auteur met en scène un personnage sans grande qualité initiale accouchant d’une
œuvre presque par hasard, dans l’épreuve de la tension avec des pressions idéologiques fortes
exercées tant par ce beau-père nazi que par l’opposition aveuglement radicalisée des régimes
capitaliste et communiste des deux Allemagnes.
L’auteur est-il un autiste qui - tel le militant Schovanec - ignorerait l’altérité idéologique qui le porte ?
Si l’auteur véritablement authentique est celui qui ose la sympathie avec le vent idéologique qui en
lui insuffle son œuvre, l’identité de l’auteur en personne peut-elle échapper à ce paradoxe
dépersonnalisant jadis décrit par Diderot à propos du comédien?

24."Ulysse en personne", entre prétention à une identité authentique et


assomption d'une commune sympathie:

Invité au Forum Philo Le Monde Le Mans - 2019 consacré au thème de "l'identité" - aux
côtés notamment de Vincent Descombes et d'Achille Mbembe - Claude Romano interroge
dans "Être soi-même" la prétention à une identité "authentique"…

La question est plus difficile qu'il n'y parait. Auteur d’Être soi-même, le philosophe Claude Romano
s’emploie à faire le récit historique de cet étrange idéal moderne d’authenticité personnelle - qui
précipite aujourd'hui sous la forme d'une curieuse sympathie populiste en gilet jaune - et situe
l’Odyssée d'Homère comme une des traces les plus anciennes en Occident de « passage de
l’existence en régime d’obscurité à l’existence "en personne". »

Dans quel tapis historico-idéologique paradoxal la quête infinie du "devenir soi-même" des
spiritualités antiques s’est-elle prise les pieds, pour se retourner aujourd’hui en son envers
"individualiste", la prétention rousseauiste à l’ "authenticité" d’un "être soi-même" présent en "moi"
dès l’origine, à l'effigie duquel il ne s’agirait plus que de revendiquer la soumission d’autrui ? Des
clusters de viralité individualiste déguisée en gilets jaunes auraient-ils à leur insu retourné la veste
universalisante de la "sympathie" humaniste qui s’était tout d’abord entraperçue sur quelques
fraternels ronds-points ?
Devient-on soi-même par son seul génie propre, sur le mode auto-poïétique et autonome du
prétendu self-made-man ou au contraire le soi-même véritable découle-t-il de cette imitation
sympathique d’une figure de l’altérité faisant autorité par la grâce d’un style raffiné ?

Le "soi-même" n’est-il pas toujours un "moi-même" tourné en "sympathie" vers "autrui" ?

Pellegrino Tibaldi, L'aveuglement de Polyphème, 1554. Tel Persée triomphant de Méduse,


Ulysse s’affranchit du regard "dépersonnalisant" de Cyclope qui l’empêche de devenir
"Ulysse en personne"…

« Lorsque (…) dans l’antre de Polyphène, (…) c’est tout naturellement qu’il songe à s’attribuer en guise
de fausse identité celle qui est devenue, en un sens, son identité véritable - Outis, Personne - et qu’il
jette en pâture au Cyclope, comme son nom le plus glorieux, celui qui équivaut à la défaite de toute
gloire et est le contraire d’un nom, (…) Ulysse a perdu le chemin de lui-même. » (Claude Romano,
Être soi-même, p.13)

Géants barbares et anthropophages sans foi ni loi, les Cyclopes au regard univoque et impersonnel
se préparent à dévorer Ulysse et ses hommes. Polyphème, comme son nom à lui l’indique, parle trop
à tort et à travers. Faisant preuve à nouveau de sa ruse légendaire, Ulysse va en profiter pour le faire
boire jusqu’à ce qu’ivre mort, il s’endorme. Lui ayant indiqué s’appeler Personne, lorsque pour
s’échapper de la grotte où ils sont maintenus prisonniers, Ulysse et ses compagnons ont crevé
l’unique œil de Polyphème, c’est tout naturellement que ce dernier répond « Personne » lorsque ses
camarades lui demandent qui lui a fait ça. Ulysse et ses compagnons n'auront plus alors qu'à profiter
de la cécité de Polyphème pour s'échapper de la grotte…

Ulysse n'était plus "personne" au sortir des rivalités fratricides de l'Iliade. Au terme d'une Odyssée de
près de 20 ans, Ulysse va devenir quelqu'un et regagner son nom, Odusseus, nom qui semble
justement faire écho à cet oudeis qui signifie rien ou personne. Tel les âmes-oiseaux traversant sept
vallées pour arriver à la plénitude divine, Ulysse, maître incontesté dans l’art de la ruse et du
simulacre, devra parcourir toutes les mers, crever cet œil cyclopéen de barbare qui par son regard
univoque et ses grandes phrases interminables prétendait objectiver sa "personnalité". Ce n'est
qu'au terme d'un parcours singulièrement chaotique impossible à sécuriser par avance qu'il va
pouvoir, enfin, s’assumer "soi-même" comme "Ulysse en personne".

Comme la notion de "sujet" désignant à la fois celui qui conjugue le verbe dans l’action et celui qui
subit passivement son commandement, le concept de "personne" articule à la fois l’idée de
grandeur d’âme du magnanime et sa néantisation absolue, l'humilité de se savoir n’être rien sans
la reconnaissance "sympathique" d’autrui par une nomination propre…

« Comment passer du masque au visage? » (Achille Mbembe, leçon inaugurale du Forum Philo Le
Monde Le Mans - 2019 consacré au thème de "L'identité"), s'interroge cet historien et politologue
africain et lévinassien dont le prénom témoigne de sa proximité avec la quête d'Ulysse, Achille
Mbembe, que nous avions déjà rencontré autour de sa thèse du « devenir nègre du monde » dans La
"Race" comme impensé idéologique des concepts d’Identité, de Classe, et d'Humanité.

« Ce qu’on appelle identité n’est pas essentiel », poursuit-il, argumentant du fait que ce n'est qu'à la
toute fin de la vie d'une personne qu'on peut faire le récit de son identité. Etant entendu que nul
ne peut être certain avant cette date de sa dernière demeure, tel Ulysse, figure exemplaire de
devenir soi-même "infini", chaque "personnalité" est le fruit mouvant de ses rencontres
"émouvantes" ou "émotionnelles" avec "autrui".

Cette pensée relativiste voire "sympathiste" de l'identité conduit une critique des plus affutées de ce
régime capitaliste mondialisé de l'époque qui n'a de cesse d'entraver la bonne marche des
démocraties libérales en contribuant à intensifier la marchandisation de l’humain - à l’instar du colon
esclavagiste de jadis - et invite débarrasser la raison des théories identitaires qui la corrompent et
font le lit à de ces dérives irrationnelles faussement sympathiques qui caractérisent le contemporain.

Dans la tribune proposée par Philosophie Magazine à quelques philosophes supposés avoir quelque
chose à dire à propos de l'épidémie de Covid-19, le pop-philosophe de génie Slavoj Žižek insiste sur
l'importance « d'établir un minimum de confiance entre les pouvoirs étatiques et les populations » et
en appelle à « renoncer à toute forme de nostalgie pour le vieux communisme du XXe siècle, qui était
encore pire que le capitalisme, et inventer de nouvelles formes d'activité centrées sur le commun. »
(Slavoj Žižek, Dans l'ordre supérieur des choses, nous sommes une espèce qui ne compte pas,
Philosophie Magazine n°138, avril 2020, p.18)

Sans "confiance" ou "commune sympathie" aucune singularité "personnelle" ne trouve plus grâce
à personne…

Slavoj Žižek nous invite à réinventer cette commune "personne morale" qui à l'échelle d'une
sympathie mondiale, serait susceptible de renouer avec l'esprit de confiance qui fait actuellement
défaut, nous empêchant de prendre collectivement la mesure des épreuves climatiques qui nous
attendent…

25.Entre Empathie en 1ère personne et Sympathie en 2ème personne,


le visage démasqué de la distanciation sociale:
Natalie Depraz sous-titrait La phénoménologie historique "en troisième personne" à l'épreuve de la
phénoménologie expérientielle "en première et en deuxième personne" son article De l'empathie à la
sympathie: de Husserl à Husserl (en passant par Lipps et Scheler), soulignant l'importance donnée ou
non à l'accès à autrui pour celui qui parle, la troisième personne désignant ici sa propre place
d'historienne commentant les discours en première ou deuxième personne des protagonistes
allemands des discours sur l'empathie.

Comme si le discours "impersonnel" en "troisième personne" permettait de faire exister la fiction


prometteuse et féconde d'un point de vue "impartial" sur une "partition personnelle" sans cesse en
tension et en mouvement…

Son texte embrasse lui aussi nombre de disciplines traitant chacune à sa manière la question de
l'accès à autrui: « On ne peut qu'être frappé par la multiplicité des voies d'entrée dans cette
problématique, et par le nombre impressionnant de termes, tous spécifiques, qui nomment une
facette de cette relation spécifique à autrui: "neurones miroirs" [neurosciences], "attention
conjointe" [psychologie de l'enfant], "entretien d'explicitation" [psychologie du travail],
"observation participante" [ethnographie], "transfert" [psychanalyse], "résonance" [psychiatrie],
"imitation" [christianisme], "compassion" [bouddhisme], "deuxième personne" [sciences
cognitives]. Dans tous les contextes, forts hétérogènes, où ces expressions viennent ressaisir une
dimension de la relation à l'autre, il s'agit à chaque fois de décrire un segment expérientiel situé à
distance des deux extrêmes que sont la fusion identificatrice ou la séparation objectivante. En
fonction des contextes d'expérience, les termes nomment un mode de relation plus cognitif ou plus
émotionnel, plus média ou plus immédiat. On peut ainsi dresser une première ligne de partage entre
deux groupes d'expériences et d'expressions: d'une part "neurones miroirs", "attention conjointe",
"entretient d'explicitation", "observation participante", d'autre part, "transfert, "résonance",
"imitation", "compassion", le terme "deuxième personne" fournissant une dénomination générique à
l'ensemble de ces contextes expérientiels. Au vu de cette distinction expérientielle, la première
hypothèse spontanée consiste à situer l'empathie du côté du premier groupe (média, cognitif) et la
sympathie du côté du second (immédiat, émotionnel). Si la distinction expérientielle, depuis les
critères qui émanent directement des champs pratiques déclinés plus haut, paraît s'imposer, on peut
se demander à quel sens de l'empathie et de la sympathie elle correspond, sens qui est en réalité loin
d'être spontané puisqu'il correspondrait grosso modo à l'entente husserlienne de l'empathie
(cognitive, médiate) et à la définition schelerienne de la sympathie (émotionnelle, immédiate). Or, on
a noté plus haut (…) que l'appréhension husserlienne est naît d'une réforme du sens antérieur,
esthétique, de l'empathie, et qu'elle est de ce fait loin d'aller de soi ni d'être spontanée. De même on
peut se demander si le sens schelerien de la sympathie, émotionnel et immédiat, est le seul
disponible, ni même s'il est vraiment référentiel. » (Natalie Depraz, De l'empathie à la sympathie: de
Husserl à Husserl (en passant par Lipps et Scheler), in Les Discours de la Sympathie, vol. 2, Enjeux
philosophiques et migrations conceptuelles, textes rassemblés par Jean-Pierre Cléro et Thierry
Belleguic, p.227)

De même que celui concernant objet et sujet, le partage de ce qui relèverait de l'empathie et de la
sympathie est loin d'être clair. Comme du reste à l'époque de Hume, Smith et Rousseau, théoriciens
de la sympathie et de la pitié, les controverses ou oppositions qui à la fois distinguent & relient Lipps,
Husserl et Scheler illustrent paradoxalement cette curieuse sympathie au carré qui lie "empathie" &
"sympathie".

« En premier lieu, durant la première décennie du vingtième siècle, (1903-1913), Husserl forge sa
conception de l'empathie sur la base de celle du psychologue T. Lipps et en s'en démarquant; puis, en
deuxième lieu Scheler se réfère à la théorie expressive égoïque de l'empathie de ce dernier, après lui
avoir été recommandé par Husserl en 1907 à Göttingen, mais essentiellement pour s'en distinguer et
pour développer une conception alternative, qu'il identifie à partir de la notion de "sympathie" (1907-
1916); enfin en troisième lieu, Scheler se réfère à la conception husserlienne de l'empathie, à sa
théorie cognitive de l'intersubjectivité, et prend appui sur la méthode intentionnelle, réductive, et
constitutive de ce dernier pour forger son expérience tout à la fois émotionnelle et éthique d'autrui,
prenant ainsi ses distances par rapport à son maître (1913-1916); quant à Husserl, tout en exprimant
des doutes sur la "phénoménologie" de son disciple, il réintègrera dans ses manuscrits de recherche
consacrés à l'intersubjectivité, dans les années 20 puis 30, nombre de descriptions manifestement
marquées par les analyses scheleriennes des émotions et de la sympathie en particulier, mais sans
quasiment jamais se référer expressément à son assistant d'alors. » (Ibid. p.228)

« Nos cerveaux sont en permanence branchés les uns sur les autres », affirme Jean-Michel
Oughourlian, ce neuropsychiatre libanais auteur de Notre troisième cerveau: la nouvelle révolution
psychologique qui a développé aux côtés de René Girard et Guy Lefort le concept de psychologie
interdividuelle. Connectant ces neurones miroirs à l'affut du désir mimétique girardien véhiculé par
autrui, un troisième cerveau mimétique articulerait les deux cerveaux cognitifs et émotionnels.

On dit parfois que les grands esprits se rencontrent. C’est sans doute que « les esprits des hommes
sont des miroirs les uns pour les autres. » (Hume, Traité de la nature humaine, II, I, V, p.213) Qui dès
lors doit être considéré comme auteur de toutes ces pensées et théories sur la sympathie et
l'empathie dans la mesure où, du fait même de la logique humienne de la sympathie, "ça pense en
moi", en même temps que "je est un autre"?...

Comment continuer d'exister "personnellement" lorsque se révèle ainsi notre "condition


sympathique"?...

En phénoménologues, Lipps, Husserl et Scheler semblent saisis par ce même vertige qui rattrapera
Freud, Lacan ou autre Jacques-Alain Miller, en leurs écoles schismatiques de psychanalyse, lorsque -
comme le rapporte l'historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco - livrés à un sentiment
"psychotique" angoissant de "dépersonnalisation" et de "néantisation", ne trouvant d'autre issue à
ce trouble, ils se voient contraints à porter plainte pour "plagiat".

Oblique comme une plage, fourbe comme ce poète fou qui surfe sur la diagonale équivoque d'un
échiquier, le "plagiaire" désigna tout d'abord le voleur d'esclave ou celui qui vend comme esclave
une personne libre. L'idée et la personne sont-elles "libres" ou portent-elles toujours la trace
indélébile de leur aliénation sympathique à leur "autre" ou "auteur" ?

Ricœur lui-même sera pointé du doigt en 1965 et accusé de plagiat par Lacan et sa garde rapprochée
lorsqu’il publie De l'interprétation. Essai sur Sigmund Freud, poursuivant alors son travail sur
l’herméneutique freudienne sans prendre le temps de faire explicitement référence au séminaire de
Lacan qu’il fréquentait pourtant assidûment depuis près de cinq années. Cette blessure cuisante
poussera Lacan à publier lui-même ses Écrits en 1966. Introducteur et traducteur pourtant de
l’œuvre de Husserl, c’est au nom des consonances religieuses de son herméneutique que Ricœur se
verra dès lors ringardisé par une grande partie de l’intelligentsia parisienne, et contraint de fait à une
forme de traversée du désert…

« La philosophie est une technique de paraphrase des énoncés », explique pourtant le philosophe
analytique Vincent Descombes, auteur des Embarras de l’identité, invité lui aussi en compagnie de
Claude Romano et Achille Mbembe au Forum Philo Le Monde Le Mans - 2019 consacré au thème de
"l'identité". Après un parcours dans le double sillage de Lacan et de la phénoménologie, Vincent
Descombes a finalement succombé aux charmes de la philosophie analytique et en particulier de
Ludwig Wittgenstein et son abord du langage. La paraphrase n’est pas un simple plagiat, elle
participe de l’esprit hégélien comme trituration du langage, des signifiants et des signifiés qui - à la
manière d’Ulysse perçant et touillant l’œil et unique point de vue de ce spécialiste autoproclamé trop
bavard nommé Polyphème - fait advenir un sujet en personne.

Le contresens schelerien quant à l’utilitarisme sympathique de Hume rejoue cette tension éthique
entre "essentialisme" et "relativisme" - variante elle-même de la dialectique du "sujet" et de
l'"objet" évoquée plus haut - qui n’a pas fini d’égarer les esprits même les plus vifs, en ce qu’elle
ouvre sur le gouffre vertigineux que recouvrent les notions d’"identité", de "sujet" et de
"personne"…

Au terme de son article, Natalie Depraz précise ce qui distingue la sympathie de l’empathie. La
"sympathie" serait un « processus archaïque », mimétique, de « partage affectif (…) entée sur une
corporéité organique pulsionnelle neuro-végétative », tandis que l’"empathie", plus réfléchie et
éduquée, « se déploie sur la base d’une association passive pré-réfléchie (Paarung) à me transposer
délibérément, en imagination, dans les vécus d’autrui. » (Natalie Depraz, De l'empathie à la
sympathie: de Husserl à Husserl (en passant par Lipps et Scheler), in Les Discours de la Sympathie, vol.
2, Enjeux philosophiques et migrations conceptuelles, textes rassemblés par Jean-Pierre Cléro et
Thierry Belleguic, p.252)

Cognitive, l’empathie est plus proche de la conscience, tandis que la sympathie, plus immédiate,
relèverait plutôt de l’inconscient freudien…

« On pourrait s’en tenir là, et tabler sur ce contraste opérant. Pourtant, l’entremêlement historique et
pratique des notions indique une complexité autre, qui rappelle à mon sens l’hypothèse suivant:
l’éducation d’une spontanéité seconde à la sensibilité immédiate nous fait retrouver (par-delà
l’apprentissage réflexif cognitif) une vertu de l’immédiat; elle est l’objet d’un travail d’apprentissage à
une forme de réceptivité ou de lâcher-prise. (…) On retrouve là, à ce niveau plus complexe
d’intégration de la sympathie et de l’empathie, un sens de l’unité profonde et pourtant éduquée de
l’expérience, antérieure à la bifurcation moi / autrui. (…) Bref, ce qui est en jeu, c’est un modèle de
relation non-fusionnelle à autrui, mais également non-réflexive, c’est-à-dire non-séparatrice. »
(Ibid., p.253)

L’"empathie" correspond à cette étape consciente et réfléchie de la "morale" qu’en sympathie avec
Montaigne, Hume ou Ricœur il serait nécessaire de traverser, pour rejoindre les confins infiniment
désirables et "sympathiques" d’un devenir soi "éthique" à la fois solitaire & solidaire…

N'en déplaise à son habituelle "mauvaise presse", comme spontanéité seconde, humblement
sceptique, l'habile "sympathie" supplante radicalement cette "empathie" demi-habile dont elle
s'est tout d'abord nourrie…

26.Geste husserlien du "retour aux choses-mêmes" et "enjointement"


ricœurien de la Sympathie et du Temps:

Husserl repensait le monde à partir des phénomènes apparaissant à la conscience, sans supposer a
priori des objets existants en dehors de cette conscience. On ne peut séparer radicalement sujet et
objet. Le monde en lui-même ne s'imprime pas directement dans notre conscience, tel qu'il existerait
réellement, et c'est au contraire parce que ma conscience perçoit des phénomènes qu'elle est fondée
à supposer et imaginer un monde. Paradoxalement, « il n'y a de monde que pour une conscience, et
pourtant la conscience n'est pas créatrice, et pourtant: je suis au monde », commente Ricœur. (Paul
Ricœur, Émission de radio Connaissance de l'homme: La phénoménologie, 1957
https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/la-phenomenologie-par-paul-
ricoeur) Par la conscience Husserl reconduit ou refonde un monde et/ou une réalité qui n'existent
pas en eux-mêmes comme tels.

Chez Kant, le monde de la "chose en soi" est défini comme inconnaissable, le noumène est
inaccessible au phénomène. Husserl pense les sciences comme "vêtements d'idées" habillant au
mieux le monde. À la manière de la mystique soufie en quête des nominations de Dieu, on peut
habiller cette chose en soi d'au moins 99 noms ou concepts aussi divers que mystérieux: "Réel",
comme l'articule Lacan, "Dieu", comme conclut Descartes, ou "Inconscient", comme Freud en
formule l'hypothèse…

« Toute conscience est conscience de quelque chose », formulait Husserl dans ses Méditations
cartésiennes, la conscience husserlienne, comme présence à soi et au monde, est conscience en
tension, "intentionnelle". La "réduction" phénoménologique ou "épochè" (ἐποχή) est « la méthode
universelle et radicale par laquelle je me saisis comme moi pur, avec la vie de conscience pure qui
m’est propre, vie dans et par laquelle le monde objectif tout entier existe pour moi, tel justement qu’il
existe pour moi ». Le passage provisoire par le vertige sceptique du doute méthodique cartésien est
ainsi pensé par Husserl comme "réduction" phénoménologique, "suspension" du monde ou "épochè"
menant paradoxalement par le "vécu" subjectif à une "reconduction" objective du monde.

Tout à la fois prolongement et critique des pensées de Kant et Descartes, ce « retour aux choses-
mêmes » résume à lui seul la phénoménologie husserlienne.

« Husserl est l'auteur des "Méditations cartésiennes", et dans son œuvre, il salue justement cette
percée de Descartes qui commence par le doute et la découverte d'une vérité première: "je pense, je
suis". Husserl reprend la démarche cartésienne mais s'en distingue. Pour lui, ce qu'il s'agit de dégager,
et ce que ne fait pas Descartes, c'est ce qu'il appelle la "conscience transcendantale". Descartes dit :
"je pense, je suis" mais n'interroge pas ce "je suis"... Husserl va faire un pas de plus: il va interroger et
mettre entre parenthèses ce "je suis", au sens où il va mettre entre parenthèses le sujet
psychologique », commente Philippe Cabestan (Philippe Cabestan, Les chemins de la Philosophie, Le
Phénomène Husserl, épisode 3, Je doute donc je ne suis pas, 11 mars 2020).

Convoquant un sujet "autre" échappant et transcendant au sujet psychologique, cette "conscience


transcendantale" devient donatrice de "sens".

Comme le rappelle le psychiatre érudit Jean Starobinski dans L’encre de la mélancolie, à côté des
traitements "évacuatifs" qui tel l’ellébore chassent l’humeur corrompue, la pharmacopée du Moyen-
Âge proposait aussi des "confortatifs" aux vertus roboratives et cordiales et des "altératifs" supposés
délayer et altérer les dépôts de bile noire. Proposant d’altérer une conscience cartésienne égoïque
malade, Husserl renoue avec cette représentation de la folie conçue comme renfermement dans la
noirceur d’un moi qu’il convient dès lors d’ouvrir sur les lumières d’autrui. Psychothérapie et
psychanalyse s’inscriront dans cette perspective:

« Nos psychothérapies modernes prétendent réaliser au niveau du moi des effets analogues à ceux
que les thérapeutes du passé tentaient d’obtenir au niveau du corps. En croyant agir sur la cause
matérielle de la maladie, ils pratiquaient sans le savoir un traitement psychologique, où l’affectivité
du malade était constamment sollicitée, bien qu’il ne fût question que de son corps. De fait, la mise en
œuvre des évacuatifs, des délayants et des roboratifs obligeait le patient à somatiser sa
représentation de la maladie, et à mimer avec son corps le processus de la catharsis de la
reconstruction psychique. La méthode devait sans doute compter quelques succès pour se
transmettre si régulièrement d’une génération à l’autre » (Jean Starobinski, L’encre de la mélancolie,
p. 74)...

Si la métaphore somatique est abandonnée, l’altération demeure. Par le truchement de l'"empathie"


husserlienne, défini comme porteur d'une représentation "autre" du monde fidèle à ses propres
expériences phénoménologiques, "autrui" se trouve chargé d'une valeur inédite, voie d’accès vers
cette transcendance métaphysique que Lacan nommera "grand-Autre". « Chacun de nous a son
monde de la vie, visé comme monde pour tous », explique Husserl - parvenu au terme de sa vie -
dans La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale.

Logé tout comme l’"inquiétante étrangeté" freudienne à l'interface du même et de l'étranger, le


concept husserlien d’autrui articule dans sa visée et singularité et universalité, et esquisse ce qu’il en
serait du rapport entre inconscient subjectif et militance idéologique.

« C'est par des mœurs communes et non par des règles contraignantes que l'idée d'institution se
caractérise fondamentalement », note de son côté Ricœur (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre,
Septième étude. Le soi et la visée éthique, p. 227). « La passivité de l'être-enjoint consiste dans la
situation d'écoute dans laquelle le sujet éthique se trouve placé par rapport à la voix qui lui est
adressée à la seconde personne. Se trouver interpellé à la seconde personne, au cœur même de
l'optatif du bien-vivre, puis de l'interdiction de tuer, puis de la recherche du choix approprié à la
situation, c'est se reconnaître enjoint de vivre-bien avec et pour les autres dans des institutions
justes et de s'estimer soi-même en tant que porteur de ce vœu » (Paul Ricœur, Soi-même comme un
autre, Dixième étude. Vers quelle ontologie ? p. 406)

"Conscience transcendantale" ou "transconscience", l’"empathie" husserlienne redécouvre ainsi la


"sympathie" humienne ou l'"intellect" averroïste, "révélant" la structure intersubjective commune
des "mœurs", des "normes", mais surtout de la "pensée" et de la "subjectivité".

La singularité subjective individuelle y puise l'"humilité" du point de vue "immanent" particulier


quant à la réception de messages "médiatiques" trans-subjectifs "transcendants" à consonances
spirituelles voire mystiques demeurant néanmoins parfaitement compatible avec la question de la
"laïcité" et/ou de l'"athéisme"…

« La meilleure image pour résumer l’inconscient, c’est Baltimore au petit matin », explique Lacan en
1966 dans sa conférence à Baltimore: Of Structure as the Inmixing of an Otherness Prerequisite to
Any Subject Whatever (De la structure comme intrication d'une altérité préalable à tout sujet). Une
ville grouillant de mille feux, pensées ou objets, "burgerlishe gesellschaft", bourgeoisie libérale ou
"société civile" qui lentement s’éveille, plongée encore dans les limbes des rêveries mystiques qui la
nuit l’animent. Un inconscient singulier & commun à la fois, en somme.

"Dieu" n'est rien d'autre que ce "grand-Autre" lacanien conçu comme totalité réelle impensable et
éternelle supérieure à la somme de ces parties individuelles temporelles qui - "inconsciemment" -
s'y éprouvent comme "enjointes"…

"Sympathie" est l'autre nom de cet "enjointement" ricœurien. Conscience intime du temps, la
sympathie entrevoit le temps comme le mélomane capte la mélodie, entre souvenir des notes tout
juste jouées et anticipation des notes à venir, accord au tempo inconscient de l'ensemble de la
partition qui se joue…

Lecteur de Bergson, Vladimir Jankélévitch montre comment ce temps qui vieillit et tue est aussi le
temps des réjouissances: « même la vide attente qui attend la consommation de l’intervalle sans
intérêt ou l’épuisement au compte-goutte des minutes incompressibles, même cette attente-là,
endurant la durée, effeuillant le calendrier, implique encore le tonus de l’impatience et la sympathie;
la période vide d’événements qui s’intercale entre présent et futur retarde un avenir passionnément
espéré. » (Vladimir Jankélévitch, L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux)

Aux confins de soi siège l'altérité infiniment désirable d'autrui, et être enjoint à autrui dans le
temps confine à l'éthique de la sympathie…

Penseur transdisciplinaire du "Conflit des interprétations" - publié en 1969 - nourri et pétri à la fois
d’Existentialisme, de Phénoménologie, de Psychanalyse, du Structuralisme, d’Herméneutique, de
Sciences sociales ou d’Anthropologie, et de leur nécessaire mise en tension réciproque, Ricœur n'aura
de cesse de tenter d'articuler ces tensions interdisciplinaires comme on entreprendrait un travail
diplomatique de médiation entre individus en conflit. A la manière de Montaigne, il s'agit pour lui de
surmonter les divisions tant subjectives qu'intersubjectives (cf. Une "psychanalyse derridienne" ?...
Tentative de "remédiation" entre "division subjective" et "partis pris politiques") et de devenir
"philosophe" pour ne pas devenir "schizophrène".

En sympathie avec autrui et en sympathie avec cet Autre institutionnel nommé Autre par les
lacaniens, Dieu par les religieux, ou République par les républicains se constitue l'ipséité véritable.

Ricœur invite à se défaire de l'"immédiateté" première, ce sentiment fallacieux d'avoir un accès


direct au réel quand l'herméneutique enseigne au contraire que tout accès au réel passe toujours par
la médiation d'une "interprétation", fût-elle "inconsciente". Le péché originel de l'équivoque
langagier impose un travail constant de médiation par autrui, qu'il s'agisse d'un autre partenarial
ou d'un Autre institutionnel. Ricœur rejoint à sa manière la conception lacanienne du langage
comme structure de la subjectivité et la conception freudienne du transfert comme condition d'accès
à l'Inconscient…

"Médiation" par un "autre" conçu comme "tiers" aussi bien "relationnel" qu'"institutionnel", la
"sympathie ricœurienne" esquisse une "éthique" philosophique dont le geste même participe d'un
"traitement" à visée psychiatrique…

Cœur de l'œuvre de Ricœur, l'"éthique" tout à la fois pense "soi-même comme un autre" et prend
soin des conflits situés au cœur des identités malheureuses…

Ricœurien dans l'âme, le président Macron parviendra-t-il au terme de ce confinement à déposer les
armes de cette guerre "économique" prétendument "sanitaire" et mener enfin sa "croisade sociale"
vers des confins plus "sympathiques" ?

Les dirigeants du monde parviendront-ils à renouer ensemble le "social" en crise et permettre au


visage masqué de la "distanciation sociale" de tomber le voile et offrir à nouveau sa transcendance
infinie à une inédite "sympathie" onusienne humaniste ?...

27.Hartmut Rosa, Résonance sympathique de l'Indisponibilité du temps


à l'heure du déconfinement temporel:
Hartmut Rosa, sociologue de la "résonance" sympathique entre temps "indisponible" à
révéler et temps "calculé" à raisonner…

Dans ce même numéro récent de Philosophie Magazine intervient aussi le penseur allemand Hartmut
Rosa, volleyeur amateur que je tiens pour l'un de mes "passeurs" de concepts préférés.

Analyste hors pair de l'"accélération" du vécu temporel, Hartmut Rosa s'est employé à interroger
notre capacité actuelle à entrer en "résonance" avec le monde, en particulier avec sa part
"indisponible"…

« Au contraire d'autres décélérations récentes - la crise financière de 2008 ou l'éruption du volcan


islandais Eyjafjöll qui avait bloqué le trafic aérien en 2010 -, cette fois, ce sont les décideurs
institutionnels qui ont décrété le ralentissement, par mesure de précaution », remarque-t-il. « C'est
fascinant. (…) Le ralentissement économique s'accompagne d'un ralentissement physique que l'on
peut presque ressentir. » Tout se passe comme si ce virus « suprêmement indisponible » nous
obligeait à ralentir, or « dans un monde fondé sur la croissance, nous ne savons pas décélérer sans
perdre l'équilibre. » (Hartmut Rosa, Nous sommes prêts à ralentir pour récupérer la maîtrise du cours
des évènements, Philosophie Magazine n°138, avril 2020, p.16)

Saurons-nous de cette expérience mondialement partagée, totalement inédite, tirer en "sympathie"


les enseignements qui nous permettrons de faire face non plus simplement au virus actuel mais à
l'empreinte écologique dramatique que nous imprimons quotidiennement sur notre monde ? Telle
est peut-être la véritable question qui travaille aujourd'hui la communauté humaine, à l'arrière-plan
de cette épidémie finalement pas plus grave que celle de "grippe espagnole" en 1918 (20 à 40
millions de morts) ou surtout des plus récentes épidémies de "grippe asiatique" en 1958 (2 millions
de morts) et de "grippe de Hong Kong" en 1968 (1 million de mort tout de même) que nous avons
superbement oubliées tant les médias de l'époque s'étaient peu souciés de relayer l'information.
Pour les deux plus récentes, nul gouvernant n'avait alors non plus jugé nécessaire de faire appel à
cette mesure de "confinement général" qui met aujourd'hui le pays à l'arrêt et nous invite à inventer
ensemble & séparément des "confins temporels" partagés…

Rosa est un peu comme mon jumeau d'outre-rhin, sociologue allemand comme je suis psychiatre
français, et interrogeant la "résonance" du temporel et de l'intemporel comme je pratique la
"sympathie" dans le "temps", chacun sur l'une des rives frontalière de ce fleuve qui s'écoule
tranquillement entre "personnel pluriel" & "commun singulier"…

Il va falloir qu’on apprenne à faire équipe quelle que soit la couleur du pays qu’on habite ou du gilet
qui nous habille, on ne combat pas une épidémie, une crise "sociale" ou un réchauffement
"climatique" en se haussant du col…

La pensée de Rosa déborde même le souci climatique qui à l'instar des soucis sanitaire et social se
situerait dans son œuvre comme symptôme d'un temps "confiné", prisonnier du seul "présent", que
les joies du confinement partagé semblent pouvoir rouvrir sur le temps long transgénérationnel du
récit historique et la "résonance" dans l'espace d'un dehors enfin "indisponible" et donc
"désirable"…

Voué à la corruption et l'obsolescence par le "temps" qui passe, chaque "être" du "temps" à son
"heure" pâtit, avant que dans la solitude il ne trépasse.

Le "temps" est notre pécher originel…

Sainte Patti Smith, égérie punk si bien nommée, raconte l'histoire de "Constantine's Dream",
sa chanson consacrée au Songe de Constantin, prélude à la conversion de Constantin et la
christianisation de l'empire romain: « En 2009, nous étions à Arezzo pour un concert. Au
petit matin, j'ai fait un rêve atroce. Dans des images de fin du monde, j'ai vu saint François
d'Assise pleurer des larmes de sang. Je me suis levée, je suis sortie de mon hôtel et je suis
entrée dans l'église voisine pour essayer de trouver un peu de paix. Et j'ai découvert que
j'étais dans une basilique dédiée à saint François! Deuxième choc: les fresques de Piero della
Francesca qui ornent le chœur et surtout le fragment consacré au "Rêve de Constantin".
J'avais en mémoire cette image d'un roi endormi, veillé par un page
Piero della Francesca, "Songe de Constantin": un ange venu du ciel profite du sommeil de
Constantin pour l'éveiller aux signes divins qui conduiront l'empire romain vers la conversion
et la félicité. Sommes-nous à la veille d'une conversion du capitalisme aux joies
transcendantales du ralentissement sympathique et des confins durables ?...

"Saint-Pathy" priez pour nous pauvres pécheurs, et puisse la "conscience transcendantale"


husserlienne et la "sympathie smithienne" nous survivre et poursuivre ce chemin qu'au futur
antérieur nous aurons eu plaisir à arpenter avec elles…

Au décours de ce travail d’écriture s’esquisse in fine une sympathie plutôt schelerienne, conçue
comme dialectique paradoxale de la sympathie & l’antipathie, qui se situerait au cœur du jardin
secret winnicottien de la transition entre ce sentiment océanique d’un universel atemporel & la
singularité personnelle temporelle...

Si Leibniz définit le "temps" comme cet ensemble des choses connectées mais incompatibles, la
"sympathie" est cette tentative imaginaire de rendre compte d'un nouage possible de ce réel
insoluble.

Être en "sympathie", c'est partager un pâtir "existentiel" commun de la question du "temps"…

Avec les europhiles Érasme & More soyons "follement utopiques" et rêvons ensemble que nos
dirigeants d'aujourd'hui connaissent à leur tour ce "songe de Constantin" qui convertira nos
modernes démocraties aux joies d’un déconfinement temporel à venir...

Âmes déconfites, cons pas trop définis et amis sympathiquement confinés dans le temps, bonsoir…

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