Vous êtes sur la page 1sur 25

» au pays

« Le proverbe-dénomination des métaphores


conceptuelles et des relations sémantiques
El Mustapha Lemghari
Université Cadi-Ayyad — Maroc e.lemghari@uca.ma Introduction
Le désaccord entre les linguistes autour de la notion de
dénomination sur le chapitre du proverbe est d'autant plus persistant
que les arguments invoqués de part et d'autre demeurent pliés à
l'engagement théorique assumé. Le désaccord promet de demeurer
sans appel tant que rien n'est entrepris pour relancer le débat sur de
nouvelles bases de réflexion.
Cet article, loin de prétendre trouver une solution au désaccord,
veut, tout au plus, en déplacer l'origine et tenter ainsi d'apporter un
peu d'eau au moulin de l'hypothèse du proverbe-dénomination. Tant
l'eau, le moulin que ce qu'il y a à moudre proviennent du champ de
la sémantique cognitive : l'article veut, en bref, revisiter cette
hypothèse à l'aune de la théorie de la métaphore conceptuelle
(Lakoff & Johnson, 1980). Les éléments de réponse et d'explication
avancés seront pétris en quelque sorte de considérations à la fois
neurologiques, psychologiques et sémantiques. Un tel choix est
légitime et se laisse justifier par ce qui forme actuellement l'objet
d'étude de la plupart des disciplines cognitives, en l'occurrence
l'inconscient cognitif.
Les recherches sur l'inconscient cognitif, en partie introspectives,
ont, de nos jours, bonne presse en sciences cognitives, et plus
particulièrement, en psychologie expérimentale. Bien que taxées de
spéculatives par les détracteurs de la psychologie subjective, ces
recherches sont d'autant plus prometteuses que les techniques de
l'imagerie cérébrale ont permis d'étudier « la conscience » en
laboratoire, à peu près de la même façon et avec la même rigueur
que l'anatomie et le fonctionnement du cerveau (Dehaene, 2014).
Nous défendrons l'idée que le proverbe dénomme une catégorie de
sens hautement schématique, qui n'est pas immédiatement
accessible à la conscience des usagers. Il s'agit de montrer, tout
compte fait, que le sens dénominatif du proverbe s'articule sur trois
rapports de sens : (1) un sens abstrait, (2) un sens conventionnalisé
et (3) un sens spécifique ou pragmatique. L'interface entre les trois
El Mustapha Ixmghari
types de sens est assurée et est même contrainte par la structure
métaphorique du proverbel , c'est-à-dire par l'ensemble des
métaphores conceptuelles qui sont à sa base.
Cette façon de faire aura pour avantage essentiel, outre la nouvelle
pièce qu'elle compte verser au dossier du proverbe-dénomination, de
montrer pourquoi il est fondé de postuler pour les proverbes des
relations sémantiques, tout comme pour le reste des unités lexicales.

I Comme nous le rappelle judicieusement l'un des relecteurs, il


n'existe pas de consensus parmi les linguistes sur la nature
métaphorique des proverbes. Notre position sur ce point est à
préciser alors : nous abondons dans le sens de Lakoff& Turner
(1989 : 165) pour lesquels tout proverbe - que les formes utilisées
soient spécifiées par le trait [+humainl ou par le trait [-humainl - est
fondamentalement métaphorique en vertu de cette projection qu'ils
appellent the GENERIC IS SPECIFIC metaphor : «ln the absence of
any particular situation [ ...l, we can nonetheless understand the
proverb metaphorically via the GENERIC IS SPECIFIC metaphor.
The reason is that, in the absence of any particular specific-level
target schema, the generic-level schema of the source domain counts
as an acceptable target ». Dans ce cadre, il n'y a pas lieu de
distinguer, comme le font bon nombre de linguistes (Kleiber, 2000 ;
Schapira, 2000 ; entre autres), entre deux types de proverbes, en
l'occurrence les proverbes littéraux, essentiellement [+humain], et
les proverbes métaphoriques, essentiellement [-humainl. Certaines
des implications de cette distinction sont discutées dans Lemghari (à
paraître).
Le Retour sur l'essentiel de la notion de
dénomination
La notion de dénomination a provoqué des remous dans la
sémantique lexicale française, si bien qu'elle en est devenue
l'étiquette sous laquelle on peut identifier une énième approche du
sens que l'on pourrait appeler sémantique dénominative. Le chef de
file est, bien entendu, Georges Kleiber, qui s'est ingénié à étendre la
notion de dénomination à différents faits de langage. Il serait long de
faire le point sur les tenants et les aboutissants des débats houleux
qui se sont engagés sur le sujet. Kleiber lui-même n'est pas resté

282
« proverbe-dénomination » au pays des métaphors conceptuelles
campé sur ses positions initiales. En revisitant sa conception de la
dénomination, il a tâché de l'expurger des aspects qui faisaient
polémique et attiraient sur lui le courroux des partisans du sens non
dénominatif. Des nombreuses caractéristiques de la dénomination,
rappelées succinctement en huit points dans (Kleiber, 2001), Kleiber
n'a gardé que celles qui n'ont pas ou ont « peu bougé ». lœs
retouches apportées ont bien assis la thèse de la dénomination, ce
qui lui a valu une place confortable dans la sémantique lexicale.
Notre intérêt pour la dénomination tient principalement dans sa
particularité sémantique, qui se décline en une unité formelle et une
unité sémantique (Kleiber, 2004).
L'unité formelle est ce qui permet d'articuler la dénomination à la
problématique de la catégorisation. Car, dans « la version remaniée
», l'unité lexicale ne dénomme pas un concept général, mais plutôt
une catégorie de choses. La mise ensemble des choses d'une
catégorie est motivée par le sens codé de l'unité lexicale. Dans la
mesure où le sens est de valeur différentielle - selon la tradition
saussurienne — il délimite les frontières de la catégorie dénommée
en la distinguant des autres catégories. Sous cet angle, le sens
dénominatif est à la base du processus de catégorisation.
L'unité sémantique, quant à elle, découle de l'acte de dénomination
lui-même, qui se solde par une association référentielle durable
entre la dénomination et la chose dénommée. Du coup, le sens
dénominatif d'une unité lexicale est par définition préconstruit ou
codé. Son évocation, de même que son utilisation, nécessitent
l'acquisition d'une compétence référentielle, c'est-à-dire
l'apprentissage préalable de l'association dénominative que l'unité
lexicale encode.
Sur le chapitre du proverbe, ces caractéristiques de la dénomination
se traduisent respectivement par une fixitéformelle et une Ifxité
référentielle (Kleiber, 1994)2 qui sont dans un rapport de solidarité.
Tout le problème alors est de justifier cette solidarité.
Une réponse en deux parties
La première partie de la réponse trouve sa justification dans un
principe métonymique (i.e. la forme pour le concept) qui caractérise
le

283
El Mustapha Ixmghari
Kleiber reconnaît aux proverbes une fixité formelle et une fixité
référentielle. La fixité formelle se traduit par l'impossibilité de
modifier la grammaire des proverbes sans en modifier le statut
sémiotique. Kleiber soutient à cet égard que si l'on ajoute par
exemple un morphème au proverbe « Qui dort dîne » ou que l'on en
change le temps des verbes, il perd automatiquement son statut
proverbial. La fixité référentielle, quant à elle, désigne le fait que le
proverbe est « relié conventionnellement à une entité générale, dont
la description ou représentation constitue son sens » (p. 211). Grâce
à la solidarité de ces deux propriétés, les proverbes peuvent être à la
fois mémorisables, reconnaissables, utilisables et transmissibles.
Bref, elles sont les deux faces du signe linguistique proverbial (voir,
pour des points de vue contraires, Michaux, 1999).
Ce principe n'est pas de même nature pour tous les sémanticiens
cognitivistes : il est métonymique pour Radden & Kovecses (1999) ;
pour d'autres, il est plutôt métaphorique (Lakoff & Johnson, 1980 et
1999 ; Lakoff& Turner, 1989 ; entre autres). Il est important de
rappeler ici que la différence entre métonymie et métaphore ne tient
pas dans la projection conceptuelle elle-même mais dans son scope.
Dans l'un et l'autre cas, la projection conceptuelle implique une
connexion entre un domaine source et un domaine cible, à une
différence près : en projection métonymique, les domaines source et
cible se situent à l'intérieur d'un même domaine conceptuel, qui est
leur
langage en général (Radden & Kovecses, 1999). Selon ce principe,
toute unité lexicale représente le concept qu'elle évoque. En dépit de
sa pluralité lexématique, le proverbe est structuré par une seule
métonymie. Dans ce cas, quelque complexe que soit la forme
phonologique du proverbe, elle se comporte comme le signifiant du
sens évoqué. On le comprend bien, si le proverbe est généralement
rangé dans le giron des expressions figées (Gibbs & Beitel, 1995 :
143)4, c'est bien parce qu'il bénéficie, à son tour, d'une certaine
fixité formelle, c'est-à-dire d'une forme phonologique relativement
stable, du moins synchroniquement5 , qui représente le sens
exprimé.
La seconde partie de la réponse est de nature neuronale. La
neuroscience nous apprend que tout ce que nous 'expériencions' est
de nature neuronale : idées, pensées, sentiments, sensations, etc.

284
« proverbe-dénomination » au pays des métaphors conceptuelles
(Lakoff, 2016). Le sens des unités lexicales est donc neuronal. Par
ailleurs, plus un sens est courant, plus le circuit neuronal qu'il active
est renforcé et tend à devenir durable. Il s'ensuit que le sens
dénominatif émane de patrons neuronaux permanents dans le temps.
Ce sont ces patrons d'activation à la base du sens dénominatifqui
permettent d'identifier des catégories de choses et d'en tracer les
frontières les unes par rapport aux autres. Autrement dit, la
reconnaissance d'une catégorie de

domaine matrice. En projection métaphorique, par contre, ces


domaines sont deux domaines matrices distincts (Ruiz de Mendoza,
2003). Il faut noter, par ailleurs, que la métaphore et la métonymie
ne s'excluent pas mutuellement ; elles se recoupent dans bien de cas
en effet, formant ainsi un type particulier de projection que
Goossens (1990) appelle « metaphtonymy » — mot formé par
télescopage de « metaphor » et de « metonymy » (voir, pour une
discussion détaillée de ce phénomène, Ruiz de Mendoza, 2014).
« Proverbs have relatively fixed form, similar to idioms, clichés, and
Other speech formulas ».
Comme tout signe linguistique, le proverbe peut être immutable et
mutable à la fois. Le volet mutable du proverbe n'est pas passé
inaperçu dans la littérature sur le sujet (Anscombre, 2003 et 2005).
choses est subordonnée à l'activation de certains circuits neuronaux.
Dès lors, l'unité lexicale dénommant les membres de cette catégorie
est supposée encoder le sens dont l'évocation provoque
l'embrasement de la zone cérébrale impliquée.
Le rapport de solidarité entre forme et concept s'explique comme
suit : la projection du domaine source formesur le domaine cible
concept s'accompagne de la co-activation neuronale de deux régions
du cerveau. Cette co-activation tend à devenir permanente aussitÔt
trouvé un raccourci neuronal entre les régions cérébrales activées
(Lakoff, 2013). C'est ce raccourci qui maintient renforcée la stabilité
du sens du proverbe et en garantit le caractère préconstruit. Il scelle,
pour ainsi dire, en amont, c'est-à-dire neuronalement, l'acte
d'association entre Forme et concept.
Nature du sens dénominatif du proverbe
La définition du sens dénominatif du proverbe doit prendre en
compte deux exigences. Elle se doit de déterminer, d'abord, si la

285
El Mustapha Ixmghari
nature du sens dénominatif est d'ordre linguistique ou conceptuel et
de préciser, ensuite, la nature de son articulation aux différents sens
pragmatiques.
La littérature sur la dénomination semble privilégier en général
l'alternative d'un sens linguistique ou lexical. Cette dernière tend à
réduire le sens dénominatif du proverbe à son sens conventionnalisé,
autrement dit, au sens communément accordé au proverbe. C'est en
principe ce sens que les dictionnaires et les anthologies tentent de
décrire et de fixer.
La faiblesse majeure de cette position transparaît clairement dans les
relations sémantiques qui caractérisent les proverbes. À titre
d'exemple, si le sens dénominatif du proverbe (1) est identifié avec

286
« proverbe-dénomination » au pays des métaphors conceptuelles
Le
son sens conventionnalisé, comment alors expliquer qu'il est associé à
deux sens contradictoires, en l'occurrence (2) et (3) 6
(I) Pierre qui roule n'amasse pas mousse
Se déplacer tout le temps est fructueux
Se déplacer tout le temps est infructueux
De même, si les proverbes (4) et (5) sont synonymes du proverbe
(6), comment justifier leur antonymie1?
L'habit ne fait pas le moine
La perle précieuse provient d'une vulgaire huitre
Les apparences sont souvent trompeuses
On notera que l'antonymie ici est un peu spéciale, et semble être une
affaire d'imagerie ; elle découle de ceci que (4) et (5) imposent
6 Ces sens ne sont pas des interprétations « hardies En effet, à la suite
d'une expérience publiée par le quotidien The Times, le 27 octobre
1966, Milner (1969) en est venu à constater que les Ecossais font usage
du sens (2) tandis que les Anglais du sens (3). La raison en est, selon
lui, que les uns et les autres n'attribuent pas les mêmes valeurs aux
expressions pierre qui roule et mousse : ces expressions sont
respectivement positive et négative pour les Ecossais et, inversement,
négative et positive pour les Anglais.

1 L'ambiguïté qui caractérise la relation des proverbes (4) et (6) semble


constituer un fait réel. Elle se solde, sur le plan interprétatif, par le désaccord de
certains linguistes et parémiologues, comme le note Anscombre (2012), sur les
relations sémantiques qui les unissent. D'aucuns se prononcent en faveur de leur
antonymie (Anscombre, 1994, 2012 et 2016), d'autres en faveur de leur
synonymie (Sevilla & Cantera, 2001). Le travail d'Anscombre (2016) est une
tentative d'élucidation de ce flottement interprétatif. L'auteur met en jeu
l'interaction du sens posé et présupposé dans l'interprétation des proverbes. Il
demeure toutefois convaincu qu'ils sont antonymes. Ceci n'arrange pas mieux les
choses, d'autant plus que l'intuition qu'ils sont aussi synonymes n'est pas une
intuition « incontrôlée». Il convient donc de raisonner plus avant sur les raisons
de leurs comportements à la fois différents et identiques. L'idée défendue ici
cherche à concilier les deux positions - les deux intuitions - en proposant de
considérer l'ambiguïté du proverbe (6) entre deux lectures contradictoires
comme une suite naturelle de sa polysémie.

287
El Mustapha
Lemghan
différents habillages sur la relation causale qui structure l'étre et
leparaîtredes choses. Nous reviendrons plus en détail sur ce point un
peu plus loin.
Hypothèse de travail
L'alternative que nous proposons ici stipule que :
le sens dénominatif du proverbe est d'ordre conceptuel ; il est très
schématique, et c'est pourquoi il se prête comme une catégorie
conceptuelle, avec les frontières réclamées (Kleiber, 2004).
ce sens évoque un domaine ou des domaines cognitif conceptuellement
intégrés (Fauconnier & Turner, 2002). Etant complexes et
schématiques, on ne peut y accéder que via les métaphores
conceptuelles qui les structurent. Ces métaphores sont à identifier dans
le sens conventionnalisé du proverbe lui-même.
l'articulation du sens dénominatif du proverbe à ses sens spécifiques
ou pragmatiques s'effectue par le processus cognitif d'élaboration.
Tout compte fait, la structure sémantique globale du proverbe se
constitue de trois niveaux.
Le niveau du contenu conceptuel. C'est en effet la base conceptuelle du
proverbe. Elle tient dans les métaphores conceptuelles qui structurent le
contenu conceptuel, c'est-à-dire dans la ou les façons dont les locuteurs
d'une culture raisonnent sur un domaine expérientiel donné.
Le niveau du sens conventionnalisé. C'est le ou les sens communément
associés à un proverbe. Le repérage des métaphores se fait grâce à ce
sens qui coïncide avec l'instanciation prototypique du contenu
conceptuel évoqué.
Le niveau du sens spécifique ou pragmatique. Malgré sa nature
dynamique, ce sens demeure relié au sens conventionnalisé, les deux
étant structurés par les mêmes métaphores, formant, pour ainsi dire, une
sorte de continuum.
IR
Métaphores conceptuelles et proverbes
Arrêt sur image : la métaphore conceptuelle
Nous interrompons pour un bref moment le déroulement de l'exposé
pour introduire aussi succinctement que possible la notion de
métaphore conceptuelle. La théorie de la métaphore conceptuelle est
apparue en réaction à la théorie classique de la métaphore poétique.
Celle-ci remonte, au moins, jusqu'à Aristote. En règle générale, elle

288
« proverbe-dénomination » au pays des métaphors conceptuelles
place la métaphore exclusivement au niveau linguistique, et la restreint,
de surcroit, au domaine de la création poétique. Le terme métaphore se
définit dans ce cadre comme l'expression nouvelle ou poétique où un
ou plusieurs mots sont employés pour désigner des concepts autres que
ceux qu'ils dénotent ordinairement. Le résultat le plus spectaculaire en
est que le langage de tous les jours est condamné à ne signifier que
littéralement.
La théorie de la métaphore conceptuelle (Lakoff & Johnson, 1980 et
1999 ; Lakoff & Turner, 1989 ; entre autres) prend le contrepied de la
théorie classique. Pour elle, la métaphore n'est pas une affaire de
langage mais de pensée. Donc, elle la place exclusivement au niveau
conceptuel. Qui plus est, elle considère que notre système conceptuel
est en grande partie métaphorique. Par conséquent, la métaphore est
l'apanage tant du langage quotidien que du langage poétique.
La théorie de la métaphore conceptuelle veut rendre compte des
mécanismes cognitifs sous-jacents aux différentes manières de
conceptualiser les expériences de la vie quotidienne. Dans ce cadre, la
notion de métaphore conceptuelle ne désigne pas une expression
linguistique, mais, au contraire, un processus cognitif que les
théoriciens désignent souvent sous le nom de projection métaphorique.
En bref, la théorie distingue la Illétaphore de l'expression
métaphorique. La métaphore réfère à un processus mental, donc
conceptuel, en vertu duquel un domaine cognitif se trouve structuré en
termes d'un autre

289
El Mustapha Ixmghari
domaine. L'expression métaphorique, quant à elle, désigne
l'expression linguistique, c'est-à-dire la réalisation de surface de la
projection métaphorique correspondante.
Considérons, pour la clarté de l'exposé, les exemples suivants :
(7) Notre relation a atteint un point de non retour Nous sommes à la
croisée des chemins
Notre relation a dévié du chemin tracé
Nous tournons en rond ; nous ne progressons plus
Nous poursuivrons notre chemin jusqu'à la fin de nos jours. Nos
chemins se séparent Etc.
Ces énoncés, et bien d'autres encore, instancient le même schème ou
patron, c'est-à-dire la même métaphore conceptuelle, celle que
Lakoff (1993) appelle L'AMOUR FST UN VOYAGE. Celle-ci n'est
pas, à l'évidence, une expression métaphorique, mais plutôt un
processus mental qui consiste à croiser deux domaines cognitifs
distincts2. C'est là une stratégie cognitive permettant de rendre
accessible à l'entendement un domaine abstrait et partant, plus ou
moins inaccessible. En tant que processus mental, la métaphore
conceptuelle désigne, en principe, la projection métaphorique elle-
même, c'est-à-dire les différentes correspondances topologiques qui
s'établissent point pour point, selon le principe de l'invariance, entre
le domaine source VOYAGE et le domaine cible AMOUR. Les
correspondances3 à la base
Le
de la projection du domaine cible AMOUR sur le domaine source
VOYAGE peuvent être décrites comme suit :

2 Sur le plan neurologique, le croisement des domaines source et cible émerge


d'une activité neuronale qui embrase les deux zones cérébrales impliquées
dans la projection métaphorique accomplie.
3 Comme le note Hilgert (2016 : 76), la métaphore conceptuelle repose sur
« un schéma analogique ou comparatif complet » ; autrement dit, les
correspondances qui constituent en propre la projection métaphorique sont à
l'origine d'ordre analogique ou comparatif. Pour Lakoff, plus
particulièrement, la notion de métaphore conceptuelle est un mécanisme
cognitif global qui recouvre, comme autant de sous-types, tous les
mécanismes qui impliquent une projection conceptuelle, c'est-à-dire le
croisement de deux
290
« proverbe-dénomination » au pays des métaphors conceptuelles

Les amoureux correspondent aux voyageurs


La relation d'amour correspond au véhicule
Les objectifs des amoureux correspondent à la destination des
voyageurs - Les différentes difficultés de la relation correspondent
aux différents obstacles du voyage.
De quelques relations sémantiques des proverbes
Le phénomène des relations sémantiques dans le domaine du
proverbe n'est pas passé inaperçu dans la littérature sur le sujet
(Furnham, 1987 ; Honeck, 1997 ; Parades, 1970 ; Obelkevich, 1987 ;
Tiegen, 1986 ; Yankah, 1984, entre autres). Or il se trouve que
l'intérêt des recherches a porté particulièrement, sinon
exclusivement, sur le sens lexical des proverbes. Des ambigüités,
voire des paradoxes, comme noté plus haut, ont été donc inévitables.
Il nous semble que les notions de domaine cognitifet de métaphore
conceptuelle permettent de tirer au clair un tantinet la nature des
différentes relations sémantiques dans le domaine des proverbes. Il
convient de noter au prime abord que la notion de relation
sémantique est définie ici, conformément à la sémantique des «
cadres » (Fillmore, 1982), non pas en termes de rapports directs entre
les unités lexicales apparentées, mais en termes de leur base
conceptuelle commune (Fillmore & Atkins, 1992) 10. L'idée
fondamentale est que

domaines conceptuels matrices. Pour cette raison même, le modèle


de la métaphore conceptuelle est dit modèle maximaliste, par
opposition à des modèles minimalistes, comme c'est le cas du
modèle de l'inclusion catégoriel/e (class-inclusion model), élaboré
par Glucksberg et ses collaborateurs (1990, 1993, 1999, entre
autres).
10 « Within such an approach, words or words senses are not related
to each Other directly, word to word, but only by way of their links
to common background frames and indications of the manner in
which their meanings highlight particular elements of such frames »
(p. 77).
les proverbes évoquent un ou des domaines cognitifs ou encore, et
même souvent, une ou des sous-structures de ces domaines. Le type
de relation sémantique qui structure un ensemble donné de proverbes
apparentés ressortit essentiellement à la façon ou aux façons dont les

291
El Mustapha Ixmghari
locuteurs conceptualisent le ou les domaines ou leurs sous-structures.
Nous tenterons dans ce qui suit d'argumenter pour cette thèse en
nous attelant successivement à deux tâches :
examiner la relation de polysémie du proverbe « pierre qui roule
n'amasse pas mousse » indépendamment de ses relations possibles
(synonymie, antonymie, hyperonymie) avec d'autres proverbes.
examiner les différentes relations sémantiques qui relient un
ensemble de proverbes se rapportant tous au domaine cognitif de
I'APPARENCE.
Une polysémie particulière
La polysémie du proverbe (l), repris sous (8), est particulière.
Comme noté plus haut, elle consiste en deux sens diamétralement
opposés, à savoir (2) et (3), repris pour convenance sous (9) et (10)
respectivement.
Pierre qui roule n'amasse pas mousse
Se déplacer tout le temps est fructueux
Se déplacer tout le temps est infructueux
Les sens (9) et (10) représentent deux conceptions contradictoires du
domaine d'expérience évoqué. Selon toute vraisemblance, le
domaine évoqué par pierre quiroule est celui du DEPIACEMENT.
Celuici, comme tout domaine d'expérience, est sujet au pluralisme
métaphoriquell (Iakoff & Johnson, 1999), c'est-à-dire à la pluralité
de conceptualisations. Le rôle des métaphores conceptuelles est en
effet de rendre compte des conceptualisations à la base d'un domaine
d'expérience. Tout bien considéré, deux conceptualisations paraissent

Il Voir à ce sujet les travaux de Kovecses (1986 ; 1988 ; 2005) sur la


pluralité des métaphores à la base du domaine conceptuel de
l'AMOUR en anglais.
IR

292
« proverbe-dénomination » au pays des métaphors conceptuelles

sous-tendre la structure sémantique du proverbe (8) 4. Nous stipulons


qu'elles sont motivées par les métaphores suivantes :
LE DEPIACEMENT EST UN GAIN
LE DEPLACEMENT EST UNE PERTE
On l'aura constaté, la première métaphore est positive, et est donc à
la base du premier sens. La seconde est plutôt négative ; elle sous-
tend en effet le deuxième.
Il est très important de noter que ces sens sont très généraux ; chacun
peut s'appliquer à une classe de cas particuliers. Les limites de
chaque classe sont imposées par la métaphore impliquée. Ceci veut
dire que le proverbe ne peut acquérir un sens contextuel donné qui
ne soit motivé au préalable par l'une des deux métaphores dégagées.
De ce fait, les sens contextuels se révèlent être des élaborations des
sens conventionnalisés. IA notion d 'élaboration est empruntée à
Langacker (2013). Il s'agit d'un phénomène qui affecte la totalité des
aspects de la structure du langage. En somme, ce phénomène stipule
que chaque concept schématique peut être élaboré par des concepts
plus ou moins spécifiques. Dans cet esprit, il convient d'envisager les
sens spécifiques que revêt le proverbe en usage comme des sens plus
ou moins élaborés, des sens évoquant des domaines expérientiels
activés par les situations de communication impliquées. Ces
domaines sont donc supposés élaborer plus ou moins
prototypiquement le domaine du DEPLACEMENT, car ils sont
structurés, tout comme lui, par les mêmes métaphores. On donnera
deux exemples pour montrer comment un domaine en vient à
élaborer un autre. Le premier se rapporte à un domaine d'expérience
plus ou moins concret, le second à un domaine plutôt abstrait.
Dans le domaine concret, on peut suggérer les domaines
d'expérience VOYAGE et ERRANCE comme des élaborations
prototypiques des deux sens du proverbe respectivement. Le sens
positif convient prototypiquement aux différentes situations de

4 Nous nous bornons ici, faute d'espace, à l'analyse des métaphores


conceptuelles à la base du domaine du DEPLACEMENT. Partant, nous faisons
l'impasse sur le domaine ABONDANCE que semble évoquer le terme mousse
dans le cadre du proverbe. A son tour, ABONDANCE est sous-tendu par deux
métaphores contradictoires : L'ABONDANCE, C'EST LE BIEN-ETRE et
L'ABONDANCE EST UN FARDEAU (voir, pour plus de détails, Lemghari,
2017).
293
El Mustapha Ixmghari
voyage. En effet, tant que le voyage se déroule sous d'heureux
auspices, il y a lieu de croire que le sens contextuel impliqué est
motivé par la métaphore LE DEPLACEMENT FST UN GAIN.
Quant au sens négatif, structuré par la métaphore LE
DEPLACEMENT EST UNE PERTE, il s'applique prototypiquement
aux situations d'errance et, dans une certaine mesure, à celles de
vagabondage. Aussi, le proverbe dans sa dimension négative
s'emploie souvent pour dénoncer la vie errante et/ou vagabonde.
Dans le domaine abstrait, on proposera le domaine AMOUR comme
élaboration prototypique des deux applications du proverbe. Ceci dit,
les deux métaphores dégagées, positive et négative, sont
responsables des deux manières dont on interprète le proverbe en
situations de discours. On notera sur ce point que le domaine
AMOUR est très complexe ; du coup, les deux sens du proverbe ne
paraissent porter que sur l'une de ses nombreuses sous-structures, en
l'occurrence la sous-structure INCONSTANCE. Ainsi, quelle que
soit la situation de communication, l'expression pierre qui roule
désignera un AMOUREUX INCONSTANT. Cette sous-structure se
décline en deux aspects, un aspect positif, structuré par la métaphore
LE DEPIACEMENT EST UN GAIN, et un aspect négatif, structuré
par la métaphore LE DEPIACEMENT FST UNE PERTE. Pour cette
raison même, le proverbe est généralement utilisé soit pour
recommander soit pour contester l'inconstance en amour.
Le
En bref, le proverbe5 peut être utilisé soit positivement soit
négativement, et à des degrés différents de prototypicalité, à toute
situation contextuelle où on a affaire à des entités en déplacements
continuels6 : voyageurs, amoureux, animaux, engins, etc.

5 Il convient de remarquer ici que les dimensions positive et négative ne sont


pas associées au sens linguistique du proverbe mais à nos conceptions
métaphoriques de la relation causale que nous établissons entre déplacement
continuel et richesse ou bien-être.
6 Il s'agit ici d'une généralisation qui prend appui sur différentes
expériences (Kirshenblatt-Gimblett, 1973 ; Gibbs & Beitel, 1995 ; entre
autres). Kirshenblatt-Gimblett (1973 :
1 1 1) rapporte, à la suite d'une
expérience, que le public interrogé (une classe de 80 étudiants) a proposé
trois lectures pour le proverbe « Pierre qui roule n'amasse pas mousse » : «
294
« proverbe-dénomination » au pays des métaphors conceptuelles

« L'étre et le paraître » selon une série de proverbes apparentés


Un groupe de proverbes instanciant le ou les mêmes domaines
cognitifs sont en fait susceptibles de former un réseau de relations
sémantiques en ce qu'ils entretiennent les uns avec les autres
différents rapports, de synonymie, d'antonymie, d'hyperonymie, etc.
C'est le cas, à titre d'exemple, des proverbes (11) et (12).
a- Les apparences sont souvent trompeuses b- L'habit ne fait pas le
moine c- Parois blanches, parois fendues d- La perle précieuse
provient d'une vulgaire huître7
a- L'habit fait l'homme b- Le tailleur fait l'homme16 c- La belle
plume fait le bel oiseau

(I) a rolling stone gathering no moss is like a machine that keeps running
and never gets rusty and broken; (2) a rolling stone is like a person Who keeps
on moving, never settles down, and therefore never gets anywhere; (3) a
rolling stone is like a person Who keeps moving and is therefore free, not
burdened With a family and material possessions and not likely to fall into a
rut
7 A y regarder de plus près, ce proverbe (et bien d'autres encore) ne semble
évoquer le domaine conceptuel de I'APPARENCE que par implication, comme
nous l'a fait remarquer Kleiber lors de l'exposé de cet article.
Proverbe traduit du proverbe anglais : « The tailor makes the man ».
295
El Mustapha Ixmghari
d- Femme sotte se connaît à la toque
Ces proverbes invoquent le domaine expérientiel de I'APPARENCE.
Toujours est-il que leurs sens conventionnalisés n'en évoquent qu'une
seule sous-structure, en l'occurrence la relation causale qui structure
l'être et leparaitre des choses.
On notera que les dictionnaires qui réduisent le sens dénominatif du
proverbe à son sens conventionnalisé postulent pour les proverbes (1
la-d) et (12a-d) deux relations sémantiques seulement : une relation
d'antonymie qui oppose (I Ia-d) à (12a-d), et une relation de
synonymie pour les proverbes de chaque groupe. Bref, (l la-d) et
(12a-d) ont respectivement les sens opposés suivants :
les jugements fondés sur les apparences sont injustifiés
les jugements fondés sur les apparences sont justifiés
Cette façon de faire a pour défaut de faire l'impasse sur le
dénominateur commun de ces proverbes. Autrement dit, elle
n'explique pas en amont leur rapport à un même contenu conceptuel,
que chaque proverbe élabore d'une manière spécifique. Par
conséquent, la nature des relations sémantiques à l'intérieur de
chaque groupe n'est point tirée au clair.
Force est de constater que la relation causale entre l'être et /eparaître
des choses est conceptuellement complexe. Les proverbes des deux
groupes ne l'épuisent pas, mais tout au moins en instancient-ils
quelques aspects. Tout compte fait, on postulera à la base de cette
relation quatre métaphores8 qui sont, précisons-le au risque de
redites, autant de modes conventionnels de la penser de façon
automatique et inconsciente :
Le
LE BON PARAITRE, C'EST LE MAUVAIS ETRE
LE MAUVAIS PARAITRE, C'EST LE BON ETRE
LE BON PARAITRE, C'EST LE BON ETRE
LE MAUVAIS PARAITRE, C'EST LE MAUVAIS ETRE

8 Ces métaphores sont très schématiques ; elles peuvent être élaborées par
des métaphores beaucoup plus spécifiques se rapportant à des sous-domaines
qui comptent comme des sous-parties du domaine évoqué. C'est par exemple
le cas du sous-domaine HABIT, qui évoque, de toute évidence, le domaine
global APPARENCE. Ces métaphores s'apparentent sous certains aspects aux
phrases stéréotypiques telles qu'elles sont définies dans le cadre de la théorie
296
« proverbe-dénomination » au pays des métaphors conceptuelles

On notera immédiatement que ces métaphores ne sont aucunement


interchangeables. Ainsi, les proverbes qui sont structurés par la
même métaphore ont de fortes chances de former des synonymes. Et
en tant que tels, ils seraient les antonymes des proverbes motivés par
les autres métaphores. Selon ce postulat donc, la synonymie des
proverbes (1 la-d) est motivée par la métaphore LE BON
PARAITRE, C'EST LE MAUVAIS ETRE et celle des proverbes
(12a-d), par la métaphore LE BON PARAITRE, C'EST LE BON
ETRE. En clair, les proverbes des deux groupes sont en relation
d'antonymie Mais qu'en est-il des métaphores restantes ? Sont-elles
de trop en ce qu'elles n'en structurent aucun ?
La réponse est plutôt négative. Les métaphores LE MAUVAIS
PARAITRE, C'EST LE BON ETRE et LE MAUVAIS PARAITRE,
C'EST LE MAUVAIS ETRE sont à l'oeuvre dans les proverbes (1
Id) et (12d) respectivement. Ainsi, (IId) et (12d) ne sont pas
synonymes des proverbes de leurs groupes respectifs. On n'en est pas
tiré d'affaire pour autant; il faut également expliquer pourquoi le
proverbe (1 Id), qui n'est pas motivé par la même métaphore que les
proverbes (11 bc), est communément cité comme synonyme de (1
la).

des stéréotypes (Anscombre, 2001), à cette différence près que les


métaphores conceptuelles, contrairement aux phrases stéréotypiques,
sont exclusivement d'ordre cognitif. Dans ce sens, elles ne
correspondent pas à des phrases linguistiques, mais à des modes de
pensée. Bien que la théorie des stéréotypes affirme que les phrases
stéréotypiques entrent en jeu dans la signification des items lexicaux,
elle ne tranche pas la question de savoir si elles sont d'ordre
linguistique ou conceptuel. Par ailleurs, le recours au terme phrase
dans l'appellation phrase stéréotypique conduit à croire qu'il s'agit de
phrases linguistiques et non de patrons conceptuels.

297
El Mustapha
l_emghari
IA notion de métaphore conceptuelle peut aider à déchiffrer l'énigme.
L'idée essentielle est de postuler un réseau de relations sémantiques
pour tout groupe de proverbes instanciant de différentes manières le
même contenu conceptuel. L'un d'entre eux, étant structuré par
plusieurs métaphores parmi celles à la base du contenu conceptuel
évoqué, devrait être considéré comme présentant une complexité
conceptuelle. Un tel proverbe serait donc polysémique et
fonctionnerait de ce fait comme l'hyperonyme des autres proverbes du
groupe.
Ce postulat se trouve vérifié par le proverbe (I la), qui est associé aux
deux sens conventionnalisés suivants :
il ne faut pas bien juger des choses selon leurs bonnes apparences
il ne faut pas mal juger des choses selon leurs mauvaises apparences
On l'aura constaté, le premier sens est motivé par la métaphore le bon
paraître, c'est le mauvais être et le second, par la métaphore le mauvais
paraître, c'est le bon être.
Il faut noter que la qualité de l'aspect extérieur des apparences en
situation de communication est rendue ostensive par le contexte
phySique approprié lui-même (Wilson & Sperber, 1986). Cette
information fait défaut en contexte non approprié, ce qui rend le
proverbe ambigu entre les deux lectures relevées.
IA polysémie de (1 la) entraine son hyperonymie. Dans la mesure où
les proverbes (1 lb-d) sont structurés par l'une ou l'autre métaphore, ils
constituent les hyponymes du proverbe (1 la). D'une part, les proverbes
(l lb-c) forment des synonymes, parce qu'ils sont soustendus par la
même métaphore, en l'occurrence LE BON PARAITRE, C'EST LE
MAUVAIS ETRE. Cette métaphore justifie également leur inclusion
dans le proverbe hyperonymique (I la). D'autre part, le proverbe (I Id)
est plutôt l'antonyme des proverbes (l lb-c), parce qu'il est structuré par
la métaphore inverse, à savoir LE MAUVAIS PARAITRE, c'FST BON
ETRE. Mais tout comme les autres, il est
LR
l'hyponyme de (I la), à cette différence près qu'il y est relié de par la
seconde acception.

298
« proverbe-dénomination » au pays des métaphors conceptuelles
En définitive, si les proverbes (1 lb-c) et (l Id) sont souvent cités en
tant que synonymes, c'est parce qu'ils sont tous ensemble les
synonymes-hyponymes du proverbe polysème-hyperonyme ( 11 a).
Les proverbes du second groupe se prêtent à la même analyse. Ils sont
structurés par l'une ou l'autre des métaphores suivantes :
LE BON PARAITRE, C'EST LE BON ETRE
LE MAUVAIS PARAITRE, C'EST LE MAUVAIS ETRE
Les proverbes (12a-c) sont des synonymes ; ils expriment le même
sens, à savoir :
il faut bien juger des choses selon leurs bonnes apparences
Leur synonymie s'explique par le fait qu'ils sont sous-tendus par la
même métaphore, en l'occurrence BON PARAITRE, c'FST IE BON
ETRE. De ce fait même, ils sont les antonymes du proverbe (12d), qui
est structuré par la métaphore inverse LE MAUVAIS PARAITRE,
C'EST LE MAUVAIS ETRE. Cette métaphore est en effet à l'origine
de son sens conventionnalisé, à savoir
il faut mal juger des choses selon leurs mauvaises apparences
Pour finir, on notera qu'aucun proverbe du groupe (12a-d) ne se prête à
la double lecture. On en est conduit à conclure qu'il n'existe pas, sauf
négligence de notre part, en français de proverbes polysémiques qui
fonctionneraient, du coup, comme les hyperonymes des proverbes
(12a-d). La raison peut en être la présupposition 'explicitée' par
l'adverbe souvent dans le proverbe (1 la). Dit autrement, si certaines
apparences nous induisent souvent en erreur, bien d'autres ne le font
pas toujours, c'est-à-dire qu'elles 'paraissent' selon l'être ce
qu'intersubjectivement elles 'sont' pour nous d'après le paraître. A cet
égard, le proverbe (13) doit probablement son existence au fait que
l'équivalent anglais du proverbe français (1 la) existe sous deux
variantes, avec et sans l'adverbe d'habitualité, comme on le voit dans
(14a) et (14b) respectivement.
Lcmghari
What you see is what you get
a- Appearances are often deceiving b- Appearances are deceiving
Conclusion
Loin de nous la volonté de passer en revue ici la série de
rebondissements qui ponctuent les débats sur la notion de
dénomination depuis Kleiber (1981). Notre réflexion se circonscrit

299
El Mustapha
plus précisément à la thèse du proverbe-dénomination. Nous nous
sommes proposé d'en déplacer le problème en l'articulant à la notion de
métaphore concepruelle qui est, à son tour, l'objet de débats houleux
entre défenseurs et détracteurs de l'approche expérientialiste de la
cognition humaine. Nous prêtons d'autant plus volontiers le flanc à la
critique que nous nous maintenons de bon gré à cheval sur
l'articulation des deux problématiques. Mais le risque nous semble bien
valoir les résultats : de ce surcroît de complication naissent des
éléments de réponse qui profitent à d'autres questions non moins
pressantes, telles que la question des relations sémantiques entre les
proverbes.
S'il est communément admis que le proverbe s'applique à une classe
ouverte de cas particuliers, il va de soi que cette classe ne peut être
arbitraire, c'est-à-dire qu'elle ne peut accueillir dans son giron
n'importe quels cas, mais uniquement ceux qui instancient le proverbe
utilisé, ou un autre de sens proche. Un tel résultat n'aurait pas été
envisageable si le proverbe n'avait pas pour fonction de désigner une
catégorie de choses bien délimitée et nettement distinguée des autres
catégories. Or cette fonction, à son tour, n'aurait pas été effective si le
sens qui est associé au proverbe n'était pas relativement stable et
partant, de nature dénominative.
Le postulat de la stabilité du sens des proverbes, qui peut être démontré
sur des bases neurologiques, se révèle d'une importance capitale pour
l'étude de leurs relations sémantiques. la littérature sur la question
réduit les éventuelles relations entre proverbes à une simple affaire de
sens lexical : le type de rapprochement constaté entre des paires de
proverbes est subordonné au type de sens qui leur est
conventionnellement associé. Il en découle, entre autres, un défaut
majeur qui tient dans ce paradoxe que — nous l'avons noté plus haut
— certains proverbes de sens distincts sont souvent cités comme
synonymes d'un proverbe commun.
On en a été conduit à postuler pour les proverbes une base
dénominative d'ordre conceptuel. L'accès à cette base, parce que très
abstraite, ne semble s'effectuer que via les métaphores conceptuelles
sous-jacentes à leurs sens conventionnalisés. Aussi leurs éventuelles
relations sémantiques sont-elles également de nature conceptuelle.
Cette façon de faire a pour avantage de montrer pourquoi il est
« proverbe-dénomination » au pays des métaphors conceptuelles
raisonnable de dire que deux proverbes synonymes, par exemple,
dénomment la même catégorie plutôt que deux catégories distinctes. Et
du moment qu'une catégorie réclame des frontières propres, les
membres appelés à en faire partie se doivent de partager la même base
conceptuelle. Il s'ensuit en toute logique que le sens des cas
particuliers, c'est-à-dire les cas membres, ne peut en aucun cas être
entièrement construit, dans une perspective strictement dynamique,
lors de l'emploi du proverbe en situation de communication. Dès lors,
il y a lieu de croire que le sens spécifique ou pragmatique du proverbe
dérive, en termes d'élaboration, de sa base dénominative abstraite. Le
continuum met ainsi son nez dans les affaires du proverbe...
Références bibliographiques
Anscombre, J.-C., 1994, « Proverbes et formes proverbiales : valeur
évidentielle et argumentative », Langue Française, 102, 95-107.
Anscombre, J.-C., 2001 , « Dénomination, sens et référence dans une
théorie des stéréotypes nominaux », Cahiers depraxématique, 36, 43-
72.
Anscombre, J.-C., 2003, « Les proverbes sont-ils des expressions
figées ? », Cahiers de Lexicologie, I, 159-173.
Anscombre, J.-C., 2005, « Les proverbes : un figement du deuxième
type », Lim, 53, 17-33.

301
El Mustapha
Lerngharr
Anscombre, J.-C., 2012, « Le probl&me de l'antonymie dans le champ
parémique », in Anscombre, J.-C., Rodriguez Somolinos, A., G6mez-
Jordana Ferary, S. (éd.), Voix et marqueurs du discours : des
connecteurs I'argumentd'autorité, Lyon : ENS Editions, 121-140.
Anscombre, J.-C., 2016, « Sur la détermination du sens des proverbes
Etudes et travaux d'Eur'ORBEM, 1 , 39-53.
Dehaene, S., 2014, Le Code de la conscience, Paris : Odile Jacob.
Fauconnier, G., Turner, M., 2002, The way we think: conceptual
blending and the mind's hidden complexities, New York: Basic Books.
Gibbs, R., Beitel, D., 1995, "What Proverb Understanding Reveals
About How People Think", Psychological Bulletin, l, 133-154.
Glucksberg, S., Keysar, B, 1990, "Understanding metaphorical
comparisons: Beyond similarity", Psychological Review, 97, 3-18.
Glucksberg, S., Keysar, B., 1993, "How metaphors work", in Ortony,
A. (Ed.), Metaphor and Thought (Y éd.), New York: Cambridge
University
Press,
Glucksberg, S., McGlone, M.S., 1999, "When love is not a journey:
What metaphors mean", Journal ofPragmatics, 31 , 1541-1558.
Goossens, L., 1990, "Metaptonymy: the interaction of metaphor and
metonymy in expressions for linguistic action", Cognitive Linguistics,
3, 323-340.
Fillmore, C., 1982, "Frame semantics", in Linguistic Society of Korea
(Ed.), Linguistics in the Moming Calm, Seoul: Hanshin Publishing,
37-111.
Fillmore, C., Atkins, B. T., 1992, "Toward a frame-based lexicon: the
semantics of risk and its neighbors", in Lehrer, A., Kittay, E. F. (Ed.),
Frames, fields, and contrasts: new essays in semantic and lexical
organization, Hillsdale, NJ: Erlbaum, 75-102.
Furnham, A., 1987, "The Proverbial Truth: Contextually Reconciling
and the Truthfulness of Antonymous Proverbs", Journal ofLanguage
and Social Psychology, I, 49-55.
Hilgert, E., 2016, « L'analogie est-elle plus explicite que la
métaphore ? », Langue Frangise, 189, 67-86.
Honeck, R. P., 1997, A Proved) in Mind. The Cognitive Science of
Proverbial Wit and Wisdom, London: Psychology Press.

302
« proverbe-dénomination » au pays des métaphors conceptuelles
Le
Kleiber, G., 1981, Problémes de référence. Descriptions définies et
noms propres, Paris : Klincksieck.
Kleiber, G., 1994, Nominales. Essai de sémantique référentielle,
Paris : Armand Colin.
Kleiber, G., 2000, Sur le sens des proverbes », Langages, 139, 39-58.
Kleiber, G., 2001 , « Remarques sur la dénomination », Cahiers
depraxsématiqug 36, 21-41.
Kleiber, G., 2004, « Item lexical, mots construits et polylexicalité vus
sous l'angle de la dénomination », Syntaxe etsémantique, 5, 31-46.
Kovecses, Z, 1986, Metaphors ofAnger, Pride, and Love: A Lexica/
Approach to the Structure ofConcepts, Philadelphia: John Benjamins.
Kovecses, Z., 1988, The Language ofLove: The Semantics ofPassion
in ConversationalEnglish, Lewisburg, Penn: Bucknell University
Press.
Kovecses, Z., 2005, Metaphor in Culture: Universality and Variation,
Cambridge: Cambridge University Press.
Lakoff, G., 1993, "The contemporary theory of metaphor", in Ortony,
A. (Ed.), Metaphor and thought, New York: Cambridge University
Press, 202-251.
Lakoff, G., 2013, "Neural Social Science", in Franks, D., Turner, J.
(Ed.), Handbook ofNeurasociologv, New YorWLondon: Springer
Dordrecht Heidelberg, 9-25.
Lakoff, G., 2016, "Language and Emotion", Emotion Review, 3, 269-
273.
Lakoff, G., Turner, M., 1989, More than coolreason: a fieldguide
topoetic metaphor, Chicago: University of Chicago Press.
Lakoff, G., Johnson, M., 1999, Philosophy in the Flesh, New York:
Basic Books.
Langacker, R. W., 2013, Essentials of Cognitive Grammar, New York:
Oxford University Press.
Lemghari, E., 2017, "Conceptual Metaphors as Motivation for
Proverbs Lexical Polysemy". InternationalJournal ofLanguage and
Linguistics, 3, 57-70.
Lemghari, E., (å paraitre), "How Metonymic Mapping accounts for
Proverbs Semiotic Status: Against the Deproverbialization Thesis".

303
El Mustapha
Michaux, C., 1999, « Proverbes et structures stéréotypées ». Langue
frangise, 123, 85-104.
Lemghari
Milner, G. B., 1969, " What is a proverb?', New Society, 332, 199-
202.
Obelkevich, J., 1987, "Proverbs and social history", in Burk, P., Porter,
R. (Ed.), The social history oflanguage, Cambridge: Cambridge
University Press, 43-72.
Parades, A, 1970, "Proverbs and ethnic stereotypes", Proverbium, 15,
505507.
Radden, G., Kövecses, Z., 1999, "Towards a theory of metonymy", in
Panther, K-U, Radden, G. (Ed.), Metonymy in Language and Thought,
Amsterdam/Philadelphia: John Benjamins, 17-59.
Ruiz de Mendoza, F.J.., Francisco J., Olga, D., 2003, "High-level
metonymy and linguistic structure", in Carlos, I.B., Serrano, C. F.
(Ed.), Interaction and Cognition in Linguistics, Frankfurt/New York:
Peter Lang, 189-210.
Ruiz de Mendon, F. J., 2014, "On the nature and scope of metonymy
in linguistic description and explanation: towards settling some
controversies", in Littlemore, J., Taylor, J. (Ed.), Bloomsbury
companion to Cognitive Linguistics, London: Bloomsbury, 143-166.
Schapira, C, 2000, « Proverbe, proverbialisation et déproverbialisation
», Langages 139, 81-97.
Sevilla Mufioz, J., Cantera Ortiz de Urbina, J., 2001, 1001 Refranes
espaholes, con su correspondencia en alemån, årabe, francés, ing/és,
italiano, polaco, provenzal y ruso, Madrid : Ediciones Internacionales
Universita-
Sperber, De, Wilson, D., 1986, Relevance: Communication and
cognition, Cambridge, MA: Harvard University Press.
Teigen, K, 1986, "Old truths or fresh insights? A study of students'
evaluations of proverbs", BritishJournal ofSocialPsychology', 25, 43-
49. Yankah, K., 1984, "DO proverbs contradict?", Folklore Forum, 17,
2-19.

Vous aimerez peut-être aussi