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Hélène Miard-Delacroix

Le défi européen
Histoire Franco-Allemande

de 1963 à nos jours

Presses universitaires du Septentrion

2011
Table des matières

Introduction

I Le fil de l’histoire
1. Les temps comparés. Décalages et synchronies
2. Le traité de l’Élysée, d’abord simple cadre des relations
3. Mise à l’épreuve des équilibres par l’Ostpolitik ?
4. L’ébranlement des certitudes : crises économiques et monétaires
5. Les questions stratégiques dans un monde bipolaire
6. Une deuxième relation franco-allemande ?
7. La réunification de l’Allemagne, une histoire franco-allemande
8. Après la guerre froide

II Questions de la recherche
1. 1968 et sa place dans l’histoire
2. Terrorismes et mise à l'épreuve de l'État de droit
3. Régimes et cultures politiques : le parlementarisme en comparaison et le rôle complexe
du communisme

4. Mémoire et histoire

5. Mutations de la société du travail en contexte de modernisation et de crise (s)

6. Milieux, valeurs et modes de vie. Entre univers des médias et nouvelles inégalités sociales
7. Citoyenneté, nationalité et appartenances
8. La question du moteur franco-allemand en Europe
9. Retour sur le bilatéralisme

Conclusion – Ébranlement des certitudes et nouveaux contrastes

III Bibliographie

Chronologie
Index des noms de personnes
Introduction

Les 2 et 3 mars 2009, le même article cosigné d’un économiste français et d’un politiste

allemand était publié simultanément dans le quotidien économique français la Tribune et dans

son équivalent allemand Handelsblatt, l’un en français, l’autre en allemand. Le même texte
reçut de la rédaction française le titre « France-Allemagne, le retour du moteur de l’Union

européenne ? » et de la rédaction allemande celui de « On retombe dans les vieux réflexes »1.

La France et l’Allemagne ensemble, c’est une réalité mais ce sont aussi des perceptions, des
interprétations qui participent des faits et les transforment. Toute une histoire s’est déployée

depuis la signature en 1963 d’un traité censé rendre incontournables contacts, coopération,

compréhension entre les populations et leurs gouvernements. Aussi décisifs que les actes, les

mots sont devenus la matière de l’histoire franco-allemande. Après « la transformation


profonde des relations entre les deux peuples » annoncée par Konrad Adenauer et Charles de

Gaulle en 19632, Helmut Kohl et François Mitterrand justifiaient en 1987 la poursuite de ces

relations par leur fonction tout simplement vitale: « L’Europe a besoin d’un concept commun

et l’amitié entre l’Allemagne et la France joue là un rôle particulier. […] Il n’y a pas
d’alternative à cette politique »3.

La particularité de ce volume consacré à la période allant des années 60 à nos jours, ce qui

en nourrit l’importance mais en alimente les aléas, réside dans l’extrême proximité de la réalité
observée, au sens le plus exact de « l’histoire du temps présent », avec cette illusion que

contient le terme de « nos jours », car à chaque jour passé les faits relatés sont un peu plus

caduques sans pour autant être déjà entrés dans l’Histoire. Tout lecteur en a été

personnellement témoin et en porte a priori un vécu de ce qui est décrit ici4. Cette expérience
personnelle entrera peut-être en conflit avec la description, l’analyse ou le choix opéré dans la

1 « Rückfall in alte Reflexe», Handelsblatt, 2. 3. 2009; La Tribune, 3. 3. 2009, article commun de Jacques Mistral et
d’Henrik Unterwedde.
2 Déclaration commune de Charles de Gaulle et Konrad Adenauer après la signature du traité, Paris, 22. 1. 1963.

3 Conférence de presse conjointe de François Mitterrand et Helmut Kohl, Paris, 22. 5. 1987, http://lesdiscours.vie-

publique.fr/pdf/877009800.pdf [25.10.2010].
4 Hans Rothfels a défini l’histoire du temps présent comme « l’époque des contemporains et son traitement

scientifique » („Epoche der Mitlebenden und ihre wissenschaftliche Behandlung“).


profusion d’informations caractéristique du temps présent. Dans ce face à face entre témoins

et historiens, entre protagonistes et savants, il s’agit d’aborder l’histoire en assumant un certain

nombre de parti-pris. Les points de cristallisation entre Français et Allemands sont au cœur

du projet. Ils laissent entrevoir comment se tissent les liens humains et culturels, comment

aussi les cultures se fixent et se cristallisent. La démarche de l’histoire croisée rompt avec la

lecture traditionnelle en termes de relations bilatérales, chaque partie retenant alternativement

l’attention, comme si la caméra se contentait de suivre les joueurs sur un court de tennis et
négligeait d’observer où se pose la balle. Elle entend dépasser la tradition déjà établie de

l’histoire comparée, dont le bénéfice fut de permettre la vérification d’hypothèses sur l’un ou

l’autre pays et la mise en évidence de ses spécificités5. Le regard porte, désormais, au-delà : il

embrasse tout le terrain de jeu et la complexité des échanges. L’outil de la comparaison est

central mais avec un focus double et une double visée : confronter, mais aussi examiner les

transferts de modèles ou de pratiques, les circulations d’idées et les influences réciproques

résultant des contacts, des interactions nombreuses, voire de la seule existence de l’autre.

« Histoire croisée », tant se démultiplient les points d’observation de la réalité6. Ici, point de
rupture entre les domaines politique, économique et culturel telle qu’on la trouve couramment

dans les manuels : notre histoire franco-allemande s’attache à rendre compte de la complexité

de ces réalités en les présentant sous des éclairages divers, faisant suivre une approche

chronologique par un bilan des questions scientifiques discutées, ainsi que, dans ce dernier
volume où la recherche est moins développée pour les dernières années, des grands débats

des contemporains.

Une autre particularité de cet ouvrage est qu’il traite d’une période sans drame majeur en

apparence7, sans conflit entre France et Allemagne, moins encore que la période précédente
où la guerre, omniprésente en creux, conditionnait encore largement les relations, échanges et

perceptions du présent, soit comme réalité à liquider, soit comme repoussoir. Le lecteur friand

d’antagonismes et de rivalités ne risque-t-il pas d’être déçu par cette période d’un peu plus de

5 Hartmut Kaelble le décrivit avec regret: « L’histoire comparée des sociétés a pris l’habitude de comparer deux
pays en privilégiant le contraste, de chercher les différences entre les pays et de se contenter de les expliquer »
KAELBLE in KAELBLE 1992 [840], p. 221.
6 Sur la notion d‘„histoire croisée“ WERNER/ZIMMERMANN 2002 [538], WERNER/ZIMMERMANN 2003 [539]. Sur les

débats de méthode et sur la relation entre comparaison et analyse des transferts, KAELBLE 1999 [529], KAELBLE 2005
[532]. Aussi HAUPT/KOCKA 1996 [527]; PAULMANN 1998 [537]; LORENZ 1999 [534]; ESPAGNE 1999 [522]; MIDDELL 2000
[535]; OSTERHAMMEL 2001 [536]; KOCKA 2003 [533]; KAELBLE/SCHRIEWER, 2003 [531].
7 Mis à part bien sûr la demi-finale de la coupe du monde de football à Séville en 1982.
quatre décennies dont la spécificité s’effacera peut-être avec le temps ? Pourtant, ce n’est pas

seulement l’absence de ces conflits armés, ayant fait l’extrême tension de l’histoire des Français

et des Allemands, qui marque cette phase très pacifique de normalisation. Avec les

transformations profondes de la société et de ses modes de vie, avec l’extinction de grands

récits idéologiques et la modernisation technique, avec la fin des certitudes sur le modèle

d’expansion économique et l’aventure de la construction européenne, ses succès et ses

déceptions, cette histoire franco-allemande est celle de la convergence de deux voisins de plus
en plus engagés dans un rapport de proximité, voire d’intimité. C’est l’histoire de leur

ressemblance croissante avec le maintien de différences spectaculaires, mais aussi celle de leur

rapprochement volontaire dans la tentative d’agir en commun face à des défis identifiés

ensemble : économiques, monétaires ou diplomatiques.

L’impression majeure que dégage cette période est celle de changements radicaux de

diverse nature : la transformation du cadre international avec, successivement, une détente

suivie d’un regain de tensions dans les relations Est-Ouest, l’effondrement du système

soviétique et la fin du monde bipolaire, la réunification de l’Allemagne et l’émergence de


nouveaux dangers. C’est aussi ce que suggère la transformation de nombre de données

structurelles où s’inscrivent les échanges et la coopération franco-allemande, la construction

de l’Europe, l’adaptation du projet initial à la crise économique et énergétique, la révolution

technologique, le chômage structurel et les nouvelles inégalités, mais aussi la mondialisation.

L’unité de la période serait-elle donc celle de la multiplication des grands changements ? On

sait pourtant que notre appréhension de ces derniers a aussi partie liée avec la

contemporanéité et combien les phénomènes de calendrier sont propices aux illusions8. Et en

effet, vue d’un autre angle, cette période est d’une grande stabilité. Elle peut même être jugée
comme une success story9. Stabilité d’abord du système politique, même s’il y a eu des

changements de majorité inhérents à la nature des régimes démocratiques, même si de

nouveaux partis sont apparus et ont modifié les équilibres de forces et même si notre mémoire

se repose volontiers sur ces repères d’alternance pour découper le temps vécu. La
périodisation par le politique sera au centre du premier chapitre. D’un point de vue

8D’ALMEIDA 2007 [130], p. 159, Non seulement la proximité grossit des réalités que la distance du temps long a la
sagesse de remettre à une place plus modeste, mais l’exemple de la fin du communisme illustre le phénomène
d’érosion rapide de la mémoire des phénomènes médiatiques, Ibid., p. 51.
9SCHILDT 1999[855], WOLFRUM 2006[198]. Déjà BROSZAT 1990 [126], p. 18.
économique, ces années sont aussi relativement homogènes malgré les effets de conjoncture :

on est resté dans la prospérité du monde occidental, avec une décroissance globale depuis le

milieu des années 1960. En matière de système social encore, ou de structures de la société, la

continuité est indéniable. Et pourtant un autre éclairage met en évidence une accélération des

facteurs de transformation depuis les années 1970, notamment dans les structures familiales.

Le monde économique et du travail a été bouleversé par la tertiarisation et les progrès

technologiques10. Jusqu’aux modes de consommation et à ces systèmes de valeurs si difficiles


à étudier mais qui ont conduit Claus Leggewie et Jürgen Habermas à parler d’une

« libéralisation fondamentale » à partir de 196811. La période est d’ailleurs traversée par une

déchirure au milieu des années 1970, donnant son identité aux années postérieures, celles

« d’après le boom »12. Un regard sur l’évolution de l’État social suffit à se convaincre de ce

changement : après une expansion jusqu’au milieu des années 1970, la crise financière des

budgets sociaux ébranla la notion d’État providence, mit fin à l’optimisme planificateur et

inquiéta les populations toujours attachées, de leur côté, à la notion de sécurité sociale. Selon

la focale, des mutations semblent plus décisives que d’autres. Certains considéreront qu’il en
va ainsi de l’accès plus large à la culture, de l’expansion de la société du savoir et des services,

mais aussi des nouveaux « plafonds de verre » du début du 21esiècle empêchant certaines

catégories d’accéder aux fonctions les plus élevées alors qu’elles disposent d’un bagage

universitaire bien supérieur à leurs parents13.

La perspective franco-allemande complique l’analyse de la période. Il est en particulier

difficile de trouver pour chaque domaine des indicateurs partagés permettant des taxinomies

pertinentes, et d’isoler des outils adéquats pour comprendre les problèmes soulevés par la

comparaison et l’étude des circulations. Le vocabulaire et la langue sont des obstacles


immédiats pour l’analyse. Les différentes échelles posent un problème similaire et l’histoire

nécessite souvent de négliger les niveaux régional et local, pourtant premiers dans la

perception de l’histoire qu’ont les populations. La tentation est grande de privilégier l’échelle

nationale et fédérale avec son ancrage dans l’international. L’histoire ainsi écrite est

10 Pour un résumé des différentes interprétations en histoire, RÖDDER 2004 [998], p. 8-9.
11LEGGEWIE 1999 [790]; HABERMAS 1988 [773].
12DOERING-MANTEUFFEL 2007 [133].

13 Le nombre des bacheliers est passé en Allemagne de 11,4% en 1970 à 33,8% en 1990 (Stat. Jahrbuch 1990 [34], p.

28) ; en France de 20,1% en 1970 à 43,5% en 1990 et à 62,5% en 2005 (ministère de l’Éducation nationale,
http://www.education.gouv.fr/cid5500/resultats-diplomes-insertion.html [28.10.2010]).
nécessairement impressionniste, surexpose certains aspects et en laisse d’autres dans l’ombre.

Il est vrai en particulier que cette histoire franco-allemande de la dernière partie du 20esiècle

est très marquée par les organisations collectives et par les tiers de la relation14. Comme des

cercles concentriques, cette histoire nait d’un cœur bilatéral, s’élargit aux relations

internationales et débouche sur un environnement mondialisé. Relativisant la portée des

histoires strictement nationales, cet ouvrage ne racontera pas seulement l’histoire bilatérale de

deux pays.

Deux pays ? Toutes réticences de vocabulaire mises à part, il y a eu jusqu’en 1990 avec la

RFA, la RDA et la France plutôt trois entités - autrement dit trois sociétés, trois organisations

politiques, trois idéologies, des acteurs et des sujets d’attention et d’inquiétude. L’existence de

« deux États en Allemagne » selon la formule de Willy Brandt de 196915 n’a pas seulement
représenté une particularité historique et politique jusqu’à la réunification : elle a généré une

double difficulté pour la recherche sur la France et l’Allemagne. La première est qu’à

proprement parler et en dehors de toute question de continuité juridique de la République

fédérale dans et après la division, il y a eu de facto deux histoires de l’Allemagne. L’une, celle
des années de division, dura 40 ans, l’autre renvoie aux 20 années depuis la réunification. La

seconde difficulté tient au fait qu’une histoire concomitante de deux Allemagnes et d’une seule

France présente des déséquilibres multiples, difficiles à analyser tant échanges et transferts ont

été décryptés de manière différentielle16. Impossible d’évacuer complètement la RDA de

l’histoire franco-allemande, ne serait-ce que par son poids et l’importance de son existence

dans l’inflexion de certaines des orientations politiques de la République fédérale. Le temps

long, allant de 1963 à nos jours, avec ses discontinuités plurielles, se voit donc interrompu,

deux tiers étant écoulés, par la réunification qui fut un événement majeur à dimension
« nationale » et/ou internationale. Elle eut des répercussions sur le face à face des deux voisins

français et allemands, sur la teneur de leurs relations – en termes d’équilibre, d’institutions,

voire d’imaginaire.

14BAECHLER/MÜLLER 1996 [231].


15 Déclaration de gouvernement de Willy Brandt, 28. 10. 1969, STÜWE 2002 [36], p. 164: « Même s’il existe deux États
en Allemagne, ils ne sont pas l’un pour l’autre un pays étranger; leurs relations ne peuvent qu‘être d’une nature
particulière ».
16 Voir le nombre réduit d’ouvrages consacrés aux relations entre la France et la RDA, PFEIL 2004 [451]; WENTKER

2007 [466] ; WENGST/WENTKER 2008 [194] ; WENKEL 2011 [465].


La construction de cet ouvrage procède de ces différents défis en tentant de rendre compte

des emboîtements et effets de miroir d’une « histoire des relations » au sens plein des termes.

La première partie, plus narrative, suit la chronologie mais seulement dans ses grandes lignes,

avec une construction plutôt thématique, où chacune des phases est articulée autour de

problématiques majeures. La deuxième partie du livre rebondit, elle, sur des questions

effleurées dans le récit et approfondies à partir des acquis de la recherche et des débats

contemporains. Ils posent le problème des sources. Car une difficulté surgit de la contradiction
entre la proximité à l’événement et la profusion des informations qui s’y rapportent. La

multiplication des données disponibles sur le temps présent s’oppose à l’accès très limité aux

archives, la règle des trente ans nécessaire à la consultation n’étant contournée que pour

certains fonds17 ; donc le nombre de travaux scientifiques est paradoxalement moindre. En

revanche, il y a abondance de témoignages ou d’essais des acteurs, à utiliser avec prudence,

ainsi qu’une production significative issue des sciences sociales, sociologie et science politique

en particulier. Ces dernières ont pour avantage d’accorder une place importante à l’évolution

des sociétés alors que celles-ci restent souvent dans l’ombre dans les histoires du
contemporain, généralement articulées autour du personnel politique.

C’est avec les dirigeants que nous allons démarrer, en déclinant le sens du terme

« d’intégration », habituellement utilisé pour qualifier le mode d’organisation de l’Europe :

c’est ici l’intégration des contraintes et des possibilités de l’autre dans l’élaboration de la

politique respective des partenaires qui va nous intéresser. Ce regard met en évidence la plus

grande relativité des paradigmes nationaux ainsi que les tentatives de dépasser certaines

visions nationales de la gestion de l’avenir. On en revient, mais en contexte européen, à

l’ambition de saisir les entrelacs de cette histoire, à y observer des symétries, à retracer
l’histoire des contacts et des croisements de deux chemins dont le parallélisme est l’une des

hypothèses envisagées. L’ambition est donc d’aller au-delà de « ce nombre croissant de choses

en commun que la recherche ne peut pas laisser de côté »18.

Comme dans le roman d’Italo Calvino Si par une nuit d’hiver un voyageur, les potentialités

du récit se succèdent en partant de perspectives différentes et d’interdépendances actives. De

17Le fonds de la Chancellerie sous Helmut Kohl pour la réunification, les archives de la Présidence de la République
sous François Mitterrand, déposée aux Archives nationales, consultation avec autorisation, détails in BOZO 2005
[470], note 21 p. 381.
18KAELBLE in KAELBLE 1992 [840], p. 221; KAELBLE/SCHRIEWER 1999 [842].
même que l’espace est une notion construite, l’histoire franco-allemande se définit à la fois par

l’évidence et par la complexité. Parcourons ce chemin.

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