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Le Présent Comme Inquietude
Le Présent Comme Inquietude
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Lecture
2. Reinhart KOSELLECK, Le futur passé : contributions à la sémantique des temps historiques (1979),
Paris, Éditions de l’EHESS, 1990.
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3. Les lieux de Mémoire, sous la direction de Pierre NORA, 3 t., Paris, Gallimard, 1984-1992.
4. Hans JONAS, Le principe de responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique (1980),
trad. par J. Greisch, Paris, Cerf, 1990.
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feraient sentir aussi bien dans les actions et manières de penser de nos contem-
porains que dans les modes présents de l’écriture historique.
L’impression de malaise ressentie à la lecture de ces analyses rejoint celle de
l’auteur vis-à-vis du moment historique et historiographique face auquel il
pense se trouver. Car s’interroger sur la « crise du temps » dans laquelle nos
sociétés seraient actuellement enferrées semblerait, au moins pour une part,
être pour F. Hartog un moyen de désigner de manière implicite une crise
actuelle de l’écriture de l’histoire, dont les impasses de l’ouvrage dirigé par
P. Nora seraient l’incarnation. Un détail de la rédaction des Régimes d’historicité
renforce cette impression. Concédant dans l’ultime chapitre des Lieux de
mémoire que les « lieux » dont il avait voulu faire une histoire critique, contre-
commémorative, avaient été rattrapés par la commémoration, au point d’en
devenir un instrument privilégié, P. Nora s’efforçait néanmoins de conclure sur
une note plus optimiste. Il suggérait ainsi qu’il était possible d’« entrevoir le
terme » du règne de « la mémoire généralisée », une fois achevée la « recomposi-
tion » de l’identité nationale à laquelle il espérait que son livre ait pu contribuer.
P. Nora légitimait son travail en se projetant dans le futur et en rappelant qu’il
spécifique aux auteurs et acteurs sociaux qu’il étudie à travers leur écriture.
Certes, l’historien intègre dans sa réflexion les remarques de Pierre Bourdieu
sur les effets que produit le chômage de masse sur les perceptions du temps de
ceux qui en sont les victimes6, notant que « le chômage contribue lourdement
à une clôture sur le présent et à un présentisme […] pesant et désespéré »
(p. 126). Mais F. Hartog ne suit pourtant pas la voie ouverte par le sociologue
lorsque celui-ci soulignait que l’inégalité du partage du capital économique, du
capital social et du capital culturel avait des conséquences sur les manières
dont un individu se positionnait dans le temps et nécessitait de « décrire, en les
rapportant à leurs conditions économiques et sociales de possibilité, les diffé-
rentes manières de se temporaliser7 ». L’écriture des auteurs étudiés semble
ainsi saisie hors de toute détermination sociale. Elle n’est pas non plus analysée
comme une pratique sociale qui viserait à des actions dans des champs spéci-
fiques, auxquels ces auteurs appartiendraient, et les questions que soulève-
raient sa circulation restent dans l’ombre. La prise en compte de tels
paramètres aurait néanmoins permis de souligner qu’un « régime d’historicité »
ne règne jamais sans partage, puisque plusieurs manières de concevoir le
jamais totalement instauré (sauf dans le meilleur des mondes), un régime d’histo-
ricité s’installe lentement et dure longtemps » (p. 118), mais il n’existe « jamais à
l’état pur » (p. 208). Ainsi, le changement de régime d’historicité entre le XVIIIe et
le XIXe siècle n’a pas été sans « des périodes de chevauchement » (p. 119), ce qui
nuance l’idée de R. Koselleck selon laquelle le topos de l’historia magistra vitae se
serait entièrement vidé de sa substance : on le trouve encore chez des érudits ou
chez des historiens apologétiques catholiques du XIXe siècle, et F. Hartog en voit
même un nouvel avatar dans la notion de patrimoine universel (p. 191). Mais
peut-être faut-il aller plus loin : si les modes de temporalisation sont socialement
différenciés et s’ils sont mis en jeu dans l’écriture elle-même, c’est l’idée même
d’un continuum des « ordres du temps » implicitement suggérée par la mise en
série des cas qui semble difficile à soutenir, alors que surgit le problème de la
place de l’historien qui fait une histoire des régimes d’historicité – ou plus simple-
ment qui réfléchit à la question du temps –, des actions historiographiques qu’il
produit et de la réception de son œuvre, donc de la façon dont il contribue au pro-
cessus de temporalisation dans sa société. L’analyse des écrits de Chateaubriand
en 1841 (p. 99) montre qu’à ce moment l’écrivain n’a visiblement pas conscience
de la mutation historiographique produite par la génération romantique, laquelle
a notamment été analysée, à partir d’un groupement de textes, par Marcel
8. Philosophie des sciences historiques : le moment romantique, textes de P. [de] Barante, V. Cousin,
F. Guizot, J. Michelet et al., réunis et présentés par Marcel GAUCHET, Villeneuve-d’Ascq, Presses uni-
versitaires de Lille, 1988, repris en coll. « Points Histoire : L’Histoire en débats », Paris, Seuil, 2002.
9. Roger CHARTIER, Au bord de la falaise : l’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel,
1998, p. 10.
10. Ce texte est repris dans Lucien FEBVRE, Combats pour l’histoire, (1953), Paris, Armand Colin,
2e éd. 1965, p. 34-43.
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leur époque11. » Il est possible de lire dans l’inquiétude que manifeste F. Hartog
l’expression d’une désillusion vis-à-vis de cette vision ambitieuse de l’écriture
historique. En attribuant une certaine emprise aux Lieux de mémoire, F. Hartog
accorde à la fois une grande influence aux formes de l’écriture historiographique
et suggère que leurs effets seraient susceptibles d’échapper à l’historien, voire de
se retourner contre son projet même. Ainsi l’ouvrage dirigé par P. Nora ne par-
viendrait-il pas à recomposer l’identité nationale mais contribuerait au contraire
à l’aggravation de ses déséquilibres. Sans qu’il le formule clairement, l’entreprise
de P. Nora apparaît dès lors, dans le livre de F. Hartog, tout à la fois comme une
sorte de travestissement des relations dynamiques entre passé, présent et avenir
que les fondateurs des Annales avaient cherché à établir, et comme une manifes-
tation incontrôlée et malencontreuse des pouvoirs d’action dont ils rêvaient de
doter l’écriture historique. Mais quels sont les champs d’effectivité – et en consé-
quence l’emprise sociale – de l’écriture de l’histoire ? En dépit de l’entrée de la
locution « lieux de mémoire » dans certains dictionnaires ou des différentes mis-
sions qui ont pu être confiées à P. Nora par la direction du Patrimoine, l’in-
fluence de son livre, certes extraordinaire pour un ouvrage d’histoire, ne doit
sans doute pas être surestimée : il faudrait une étude de sa réception à la fois dans
le champ historique et dans la société pour évaluer à sa juste mesure son action
et l’articuler à un « ordre du temps ».
conçue comme action, jadis mis en avant par L. Febvre) que comme la consé-
quence de complexes phénomènes de réception et de réécriture, dont l’histo-
rien ne saurait être tenu pour responsable. La seconde ambition est celle d’un
recadrage éventuel de l’objet étudié, aux fins d’en donner non seulement une
image peut-être plus juste au regard des sources existantes, mais encore de lui
conférer une sorte d’actualité, soit une pertinence plus grande dans le présent
de l’historien et de ceux qui le liraient, et de le doter – pourquoi pas ? – d’une
plus grande utilité pour ceux qui, sortant proprement d’une démarche histo-
rienne, tenteraient de faire usage de ces analyses dans une réflexion prospec-
tive. Car si, dans le travail historiographique, cette entreprise de redéfinition
n’est que rarement spécifiquement tournée vers l’avenir (et plus rarement
encore vers un avenir compris comme progrès), elle n’en est pas moins souvent
animée d’un désir de se détacher des mémoires reçues et couramment admises,
pour permettre l’apparition d’autres analyses ou cadrages, c’est-à-dire pour
ouvrir l’univers des possibles. De ce point de vue, la pratique historiographique
peut très bien se concevoir comme moyen de dépasser le présentisme par une
analyse socio-culturelle des pratiques historiennes et de l’écriture de l’histoire,
en rupture aussi bien avec une vision téléologique de l’histoire de la pensée
qu’avec les ressassements d’une mémoire auto-célébratrice. On peut dès lors se
demander si les difficultés de l’histoire-science sociale à trouver un écho pro-
fond (soit de réels publics) dans une société hantée par ses pratiques mémo-
rielles ne seraient pas en réalité plus symptomatiques de la crise actuelle de
l’écriture historique que le « présentisme » qui animerait l’ouvrage de P. Nora.
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ferait inévitablement sortir des paradigmes des sciences sociales qu’elle s’est si
péniblement appropriés au cours des XIXe et XXe siècles pour la faire entrer
dans une autre sphère : celle des discours d’action et de politique à proprement
parler. Cette (re)politisation de l’écriture historienne, pour en faire une énon-
ciation qui prenne en compte et accompagne l’entrée dans l’« âge des masses »
est une évolution que certains n’ont pas manqué d’appeler de leurs vœux12. Il
nous est, pour notre part, un peu difficile de penser que ce serait-là un avenir
qu’il conviendrait inconditionnellement de lui souhaiter13.
Déborah BLOCKER
Université de Californie, Berkeley
dblocker@berkeley.edu
Elie HADDAD
Centre de Recherches Historiques de l’université de Limoges
elie.haddad@tiscali.fr
12. Sur la mutation de l’histoire en discours de « savoir », sa concurrence avec les sciences sociales
et ses difficultés à inventer une écriture adaptée aux nécessités de l’âge démocratique, voir Jacques
RANCIÈRE, Les noms de l’Histoire : essai de poétique du savoir, Paris, Seuil, 1992.
13. Depuis la rédaction de cette « lecture », ont paru : F. HARTOG, Évidences de l’histoire : ce que
voient les historiens, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005, et Anciens, modernes, sauvages, Paris, Galaade,
2005 ainsi que Levent YILMAZ, Le temps moderne : variations sur les Anciens et les contemporains, Paris,
Gallimard, 2004.