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LE PRÉSENT COMME INQUIÉTUDE : TEMPORALITÉS, ÉCRITURES

DU TEMPS ET ACTIONS HISTORIOGRAPHIQUES


Deborah Blocker, Élie Haddad

Belin | « Revue d’histoire moderne et contemporaine »

2006/3 no 53-3 | pages 160 à 169


ISSN 0048-8003
ISBN 2701143438
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Deborah Blocker, Élie Haddad« Le présent comme inquiétude : temporalités,
écritures du temps et actions historiographiques », Revue d’histoire moderne et
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contemporaine 2006/3 (no 53-3), p. 160-169.


DOI 10.3917/rhmc.533.0160
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Lecture

Le présent comme inquiétude :


temporalités, écritures du temps
et actions historiographiques

À propos de : FRANÇOIS HARTOG,


Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps,
Paris, Seuil, 2003, 258 p., 21 €

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Déborah BLOCKER et Elie HADDAD

Ce livre semble être le produit de deux interrogations de nature différente.


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S’y déploie d’une part la curiosité de l’anthropologue et de l’historien, cher-


chant à comprendre « comment, selon les lieux, les temps et les sociétés », « ces
catégories à la fois de pensée et d’action » que sont le passé, le présent et le futur,
« sont […] mises en œuvre et viennent […] à rendre possible et perceptible le
déploiement d’un ordre du temps » (p. 27). Par cette expression, qu’il emprunte
à Krzysztof Pomian1, F. Hartog désigne les rapports que les individus et les
groupes entretiennent avec les structures élémentaires de la temporalité dans
une société donnée, soit ce que lui-même appelle un « régime d’historicité ».
Cette interrogation première, que le livre installe dans la longue durée et fait
porter sur des aires culturelles différenciées, rencontre néanmoins constam-
ment une inquiétude d’essayiste, centrée sur le présent le plus contemporain
des sociétés occidentales modernes. Dans cette seconde posture, l’auteur se
montre particulièrement soucieux des méfaits que serait susceptible de pro-
duire le « régime d’historicité » qui, selon lui, dominerait dans les sociétés euro-
péennes actuelles (et peut-être tout particulièrement dans la société française),
où le présent se serait vu attribuer, dans les dernières décennies du XXe siècle,
une place disproportionnée. Baptisant ce déséquilibre du nom de « présen-
tisme », F. Hartog le définit comme la montée en puissance d’un « présent
monstre » (p. 217), gros d’un passé qui ne semblerait plus pouvoir être dépassé

1. Krzysztof POMIAN, L’ordre du temps, Paris, Gallimard, 1984.

REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE


53-3, juillet-septembre 2006.
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et phagocytant toujours un peu plus un avenir devenu davantage source d’an-


goisses que principe de progrès, d’espérance ou de renouveau.
Cette double interrogation détermine la structure même de l’ouvrage. Un
premier parcours (ou « ordre du temps I ») est en effet composé de trois cha-
pitres qui emmènent le lecteur des îles du Pacifique de Marshall Sahlins à
l’Amérique de Chateaubriand, en passant par la mer d’Ulysse et la chrétienté
d’Augustin. Dans cette première partie, F. Hartog redéploie les notions méta-
historiques de champ d’expérience et d’horizon d’attente proposées par
Reinhart Koselleck2 pour tenter d’analyser comment, dans des moments de
crise où un « régime d’historicité » semble vaciller sans qu’un autre schéma de
temporalité paraisse immédiatement susceptible de venir combler l’inquiétante
« brèche » ainsi ouverte, des individus peuvent travailler à redéfinir, pour eux-
mêmes et pour la société dans laquelle ils évoluent, un nouveau rapport au
temps. Même si l’auteur n’attribue pas aux moments ainsi analysés d’autre
statut que celui d’« escales » dans une « traversée » qu’il avoue lui-même « trop
rapide » (p. 209), une lecture d’ensemble de l’« itinéraire » (p. 29) parcouru est
néanmoins proposée en filigrane. Elle se fonde, là encore, sur le modèle d’in-

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telligibilité historique des conceptions du temps et de l’histoire proposé par
R. Koselleck. Certes, le « régime héroïque d’historicité » (p. 39) qui caractérise-
rait la temporalité maori, tout comme la figure d’Ulysse, pleurant sur la dis-
tance qui le sépare d’un autre état de lui-même qu’il ne peut encore, dans le
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régime épique où il évolue, nommer « passé », ne sauraient être, selon un tel


schéma, que des prodromes. Mais, au travers de l’effet de continuum que crée
la mise en série d’études d’abord publiées séparément, ces moments se trou-
vent comme happés par le mouvement mis en évidence par R. Koselleck.
Soulignant que, depuis l’Antiquité, l’histoire était comprise comme maîtresse
de vie (magistra vitæ), c’est-à-dire comme un réservoir d’exemples suscep-
tibles de venir informer l’action, l’historien allemand datait de la fin du
XVIIIe siècle – qui vit l’irruption dans la langue allemande d’une Geschichte
comprise au singulier – l’émergence d’un régime moderne d’historicité qui
articulait un champ d’expérience, pensé alors comme différence radicale, à un
horizon d’attente défini en termes de progrès. Or c’est en ces termes que
F. Hartog, dans un chapitre intitulé « Entre l’ancien et le nouveau régime d’his-
toricité », oppose deux textes où Chateaubriand médite sur le sens de l’aven-
ture américaine. Dans l’un, l’Essai historique, paru en 1797, l’Amérique
apparaît comme refondation d’une nouvelle Rome. Dans l’autre, publié en
1827 et intitulé Voyage en Amérique, le Nouveau Monde, pensé comme un
enfant « des Lumières et de la Raison », devient le modèle d’une organisation
politique nouvelle. De ces deux images, impossibles à concilier, F. Hartog
conclut que Chateaubriand exprime et donne forme à la rupture que pointait

2. Reinhart KOSELLECK, Le futur passé : contributions à la sémantique des temps historiques (1979),
Paris, Éditions de l’EHESS, 1990.
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R. Koselleck, en opposant, sans réellement trancher, une lecture du présent


qui cherche dans le passé exemplaire des modèles d’intelligibilité, et une inter-
prétation des mêmes faits qui les valorise en tant que matérialisation d’un
monde neuf dont ils seraient les signes avant-coureurs.
Le second moment du livre (« ordre du temps II ») apparaît dès lors
comme une méditation inquiète sur ce que F. Hartog analyse comme l’effon-
drement progressif, au cours du XXe siècle, du régime moderne d’historicité tel
qu’il fut défini par l’historien allemand. De cette nouvelle « crise du temps »,
F. Hartog discerne deux symptômes. Le premier serait le remplacement d’une
idée du passé comme temporalité du révolu par la notion de mémoire, au
moyen de laquelle ce qui était compris comme mort ou dépassé est sans cesse
revivifié dans le présent, non comme exemplarité mais bien comme co-pré-
sence. Le second serait l’émergence, en pensée comme en action, de la notion
de patrimoine, par laquelle les traces du passé restructuré en mémoire sont
comprises comme devant irriguer toute action présente et deviennent les fon-
dements sacralisés d’une identité individuelle ou collective qu’il faudrait à tout
prix préserver. L’analyse de ces notions de mémoire et de patrimoine est orga-

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nisée autour du « moment » symptomatique qu’est aux yeux de F. Hartog la
publication, sous la direction de Pierre Nora, des Lieux de mémoire3. Une lec-
ture de la conception et de la réception de cet ouvrage lui permet notamment
de suggérer que l’écart entre champ d’expérience et horizon d’attente se serait
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creusé, dans le « régime » qui dominerait actuellement notre conception du


temps, jusqu’à faire éclater leur point d’articulation pour ne laisser la place
qu’à un « présent omniprésent » (p. 18), dilaté aussi bien vers le passé que vers
le futur. L’apparition d’une société mémorielle rétrécirait le champ d’expé-
rience car la mémoire est un « instrument présentiste » (p. 138) qui s’accom-
pagne d’un « usage présentiste du passé » (p. 199). L’horizon d’attente serait
quant à lui borné à la réitération du même : notre présent ne semblerait pas,
selon F. Hartog, proposer d’autre avenir qu’une consommation perpétuelle-
ment renouvelée, qui « valorise l’éphémère » (p. 125). Dès lors, notre société se
trouverait dans l’incapacité de lier passé, présent et futur sur un mode qui lui
permettrait de se renouveler. Elle ne disposerait plus que de deux moyens pour
s’orienter face aux incertitudes du futur : le principe de responsabilité défini
par Hans Jonas comme une manière de préparer dans le présent les conditions
du monde à venir qui sera celui de nos héritiers4, et l’injonction de précaution,
récemment entrée dans le vocabulaire de la « gouvernance », qui répond à l’idée
d’un avenir conçu comme une somme de risques dont le présent doit se proté-
ger. Et les conséquences de cette crise « présentiste », dont l’ouvrage publié
sous la direction de P. Nora serait tout autant l’expression que le catalyseur, se

3. Les lieux de Mémoire, sous la direction de Pierre NORA, 3 t., Paris, Gallimard, 1984-1992.
4. Hans JONAS, Le principe de responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique (1980),
trad. par J. Greisch, Paris, Cerf, 1990.
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feraient sentir aussi bien dans les actions et manières de penser de nos contem-
porains que dans les modes présents de l’écriture historique.
L’impression de malaise ressentie à la lecture de ces analyses rejoint celle de
l’auteur vis-à-vis du moment historique et historiographique face auquel il
pense se trouver. Car s’interroger sur la « crise du temps » dans laquelle nos
sociétés seraient actuellement enferrées semblerait, au moins pour une part,
être pour F. Hartog un moyen de désigner de manière implicite une crise
actuelle de l’écriture de l’histoire, dont les impasses de l’ouvrage dirigé par
P. Nora seraient l’incarnation. Un détail de la rédaction des Régimes d’historicité
renforce cette impression. Concédant dans l’ultime chapitre des Lieux de
mémoire que les « lieux » dont il avait voulu faire une histoire critique, contre-
commémorative, avaient été rattrapés par la commémoration, au point d’en
devenir un instrument privilégié, P. Nora s’efforçait néanmoins de conclure sur
une note plus optimiste. Il suggérait ainsi qu’il était possible d’« entrevoir le
terme » du règne de « la mémoire généralisée », une fois achevée la « recomposi-
tion » de l’identité nationale à laquelle il espérait que son livre ait pu contribuer.
P. Nora légitimait son travail en se projetant dans le futur et en rappelant qu’il

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revient à l’historien du temps présent de décrire les pratiques de ses contempo-
rains : « La tyrannie de la mémoire n’aura duré qu’un temps, prophétisait-il
dans la dernière phrase de l’ouvrage, – mais c’était le nôtre5 ». Onze années plus
tard, F. Hartog termine au contraire son livre en suggérant que l’omniprésence
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du présent est en passe de devenir un « état durable » et conclut sa description


inquiète en une phrase laconique qui semble une réponse indirecte à P. Nora
(p. 218) : « Tel serait donc le visage du présentisme de ce présent : le nôtre ». Ce
qui était présenté dans la conclusion de P. Nora comme un « temps » transitoire
acquiert dans la réécriture de F. Hartog la permanence d’un « visage ». Mais
quels rapports l’historien entretient-il avec le « régime d’historicité » dans lequel
il vit et quel peut être le rôle de l’écriture de l’histoire dans les processus sociaux
de temporalisation et dans la perception du temps par une société ? Une
manière d’écrire l’histoire pourrait-elle réellement cristalliser et perpétuer un
régime d’historicité, défini comme une conception socialement partagée du
temps ? Répondre à de telles interrogations exige de revenir sur ce que serait
une perception du temps en se demandant notamment comment elle serait sus-
ceptible de s’inscrire dans une société donnée, et en questionnant la manière
dont elle s’articulerait à des conceptions et à des écritures de l’histoire.
De ce point de vue, ce que F. Hartog désigne sous le nom de « régime
d’historicité » semble problématique à plus d’un titre. En particulier, cette
notion est construite puis déployée dans son livre au travers d’une série
d’études de cas qui visent à faire émerger des « manières d’être au temps »
(p. 20) où il paraît souvent difficile de discerner l’individuel du collectif. Tout
se passe en effet comme si l’historien, en se penchant sur un événement (la

5. Les lieux de mémoire, op. cit., t. 3, vol. 3, 1992, p. 1011-1012.


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révolte Maori de 1844-1846), un personnage (Ulysse), ou un auteur


(Augustin, Chateaubriand ou même P. Nora), étendait subrepticement une
conception heideggerienne du temps, par laquelle une conscience se déploie
dans la temporalité qu’elle fait exister – et qui la fait exister en retour –, à
l’échelle d’une société. Dès lors la notion de « régime d’historicité » semble
fonctionner dans les études de cas rassemblées sur au moins trois plans diffé-
rents, qui sont néanmoins rarement distingués par l’auteur. Un « régime d’his-
toricité » désigne d’abord la façon dont une communauté construit son rapport
au temps, soit la manière dont s’articulent socialement dans les actes et les dis-
cours des acteurs sociaux le passé, le présent et le futur. Cette collectivité est
néanmoins toujours visée dans le livre de F. Hartog au travers d’une individua-
lité ou d’un événement. La lecture de saint Augustin permet ainsi de faire
émerger un régime chrétien d’historicité centré sur l’espérance sans que la
réception, l’autorité et la représentativité des textes cités soient interrogées. À
chaque « régime » semble correspondre par ailleurs une manière spécifique,
pour une société, d’envisager son passé, d’en traiter et de le traiter. Ainsi, l’his-
toire propre au « régime héroïque d’historicité » est « réellement une histoire des

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rois et des batailles » (p. 40) en ce sens que l’ordre du temps qui en découle
s’articule à un système social dans lequel le roi est la condition de possibilité de
la communauté et que, sans lui, celle-ci ne saurait réellement avoir d’histoire.
Enfin la notion de « régime d’historicité » semble aussi désigner sous le plume
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de F. Hartog la manière dont un individu s’approprierait les perceptions du


temps et de l’histoire disponibles dans une société donnée, sur le modèle des
actions d’écriture produites par Chateaubriand, lesquelles exprimeraient et
reformuleraient tout à la fois la crise du régime moderne d’historicité dont il
serait le témoin. La question se pose alors de l’articulation entre ces êtres au
temps individuels et l’être au temps d’une société. Or, F. Hartog ne suggère
pas explicitement de moyens qui permettraient de circuler entre ces deux
échelles. Le lien entre le temps phénoménologique porté par la conception
heideggerienne du temps, qui trouve son expression dans les études de cas, et
le temps social du régime d’historicité (issu de l’histoire des concepts de
R. Koselleck) dans une société donnée, est postulé mais non réellement éla-
boré, avec pour conséquence que le lecteur ne sait pas toujours si les cas ou
auteurs analysés sont simplement des symptômes de leur régime d’historicité
ou si leurs actions et/ou leur écriture doivent être comprises comme faisant
advenir de nouveaux rapports au temps. En se plaçant systématiquement sur
les « brèches dans le temps » (selon une expression qu’il emprunte à Hannah
Arendt, p. 15 et 118) et en faisant constamment porter ses analyses sur des
figures ou des événements emblématiques, F. Hartog laisse ainsi en suspens la
question de savoir si ces « temps d’arrêt » où « le temps paraît désorienté »
(p. 118), sont ressentis par des cultures ou bien par des individus
(Chateaubriand, P. Nora, ou même H. Arendt elle-même).
Se définissant comme une « histoire intellectuelle » (p. 18), le livre de
F. Hartog laisse par ailleurs de côté la question du mode de temporalisation
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spécifique aux auteurs et acteurs sociaux qu’il étudie à travers leur écriture.
Certes, l’historien intègre dans sa réflexion les remarques de Pierre Bourdieu
sur les effets que produit le chômage de masse sur les perceptions du temps de
ceux qui en sont les victimes6, notant que « le chômage contribue lourdement
à une clôture sur le présent et à un présentisme […] pesant et désespéré »
(p. 126). Mais F. Hartog ne suit pourtant pas la voie ouverte par le sociologue
lorsque celui-ci soulignait que l’inégalité du partage du capital économique, du
capital social et du capital culturel avait des conséquences sur les manières
dont un individu se positionnait dans le temps et nécessitait de « décrire, en les
rapportant à leurs conditions économiques et sociales de possibilité, les diffé-
rentes manières de se temporaliser7 ». L’écriture des auteurs étudiés semble
ainsi saisie hors de toute détermination sociale. Elle n’est pas non plus analysée
comme une pratique sociale qui viserait à des actions dans des champs spéci-
fiques, auxquels ces auteurs appartiendraient, et les questions que soulève-
raient sa circulation restent dans l’ombre. La prise en compte de tels
paramètres aurait néanmoins permis de souligner qu’un « régime d’historicité »
ne règne jamais sans partage, puisque plusieurs manières de concevoir le

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temps et de s’y situer peuvent exister dans un temps et un espace donné, soit
sur le mode de la co-présence, soit sur le mode de la concurrence.
F. Hartog est certes conscient de la difficulté à identifier une société ou un
individu avec un unique « régime d’historicité ». « Contesté sitôt qu’instauré, voire
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jamais totalement instauré (sauf dans le meilleur des mondes), un régime d’histo-
ricité s’installe lentement et dure longtemps » (p. 118), mais il n’existe « jamais à
l’état pur » (p. 208). Ainsi, le changement de régime d’historicité entre le XVIIIe et
le XIXe siècle n’a pas été sans « des périodes de chevauchement » (p. 119), ce qui
nuance l’idée de R. Koselleck selon laquelle le topos de l’historia magistra vitae se
serait entièrement vidé de sa substance : on le trouve encore chez des érudits ou
chez des historiens apologétiques catholiques du XIXe siècle, et F. Hartog en voit
même un nouvel avatar dans la notion de patrimoine universel (p. 191). Mais
peut-être faut-il aller plus loin : si les modes de temporalisation sont socialement
différenciés et s’ils sont mis en jeu dans l’écriture elle-même, c’est l’idée même
d’un continuum des « ordres du temps » implicitement suggérée par la mise en
série des cas qui semble difficile à soutenir, alors que surgit le problème de la
place de l’historien qui fait une histoire des régimes d’historicité – ou plus simple-
ment qui réfléchit à la question du temps –, des actions historiographiques qu’il
produit et de la réception de son œuvre, donc de la façon dont il contribue au pro-
cessus de temporalisation dans sa société. L’analyse des écrits de Chateaubriand
en 1841 (p. 99) montre qu’à ce moment l’écrivain n’a visiblement pas conscience
de la mutation historiographique produite par la génération romantique, laquelle
a notamment été analysée, à partir d’un groupement de textes, par Marcel

6. Pierre BOURDIEU, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 297.


7. Ibid., p. 265.
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Gauchet8. Guizot, Thierry, Thiers, et les autres historiens de leur génération, ne


vivent-ils pas dans un autre régime d’historicité que Chateaubriand ? L’histoire
qu’ils inventent permet à la France de « recomposer ses annales pour les mettre en
accord avec les progrès de l’intelligence » (suivant le mot de Chateaubriand cité
par F. Hartog p. 113) en ce sens qu’elle s’articule à un avenir conçu comme pro-
grès et marche inéluctable vers un accomplissement, celui de la Révolution. De ce
point de vue, leur écriture de l’histoire est également action tendue vers cet
accomplissement que certains, comme Guizot, voient advenir dans la révolution
de Juillet. La notion de régime d’historicité invite alors à réinterroger l’articulation
entre être dans l’histoire, faire de l’histoire et faire l’histoire. F. Hartog suggère
qu’un régime d’historicité informe les manières de faire de l’histoire, mais ce lien ne
saurait être systématisé. Le régime moderne d’historicité porte par exemple avec
lui des façons très différentes d’écrire l’histoire, des historiens romantiques aux
manières de faire issues des Annales en passant par l’école méthodique, l’histoire
hégélienne ou l’histoire marxiste. Et si le moment « présentiste » pointé par
F. Hartog peut sembler entrer en interaction avec une entreprise comme celle des
Lieux de mémoire, il paraît difficile de voir quel pourrait être son rapport avec les

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récents développements du côté de la microhistoire ou, plus généralement, avec la
« dispersion » actuelle des manières de faire de l’histoire, lesquelles semblent avoir
éclaté « en des propositions diverses, [et] souvent contradictoires », comme le
notait encore il y a peu Roger Chartier9.
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De tels éléments invitent à manier avec prudence l’idée d’une action de


l’écriture historique sur les conceptions qu’un groupe social ou un individu peut
se faire de la temporalité dans une société donnée. Le livre de F. Hartog semble
animé, notamment dans les chapitres qui font de l’ouvrage publié sous la direc-
tion de P. Nora le livre paradigmatique d’une société malade de ses pratiques
mémorielles et patrimoniales, d’une sorte de nostalgie pour une écriture histo-
rique qui se définissait comme plus dynamique que descriptive, et s’affirmait
soucieuse d’articuler toujours passé et présent pour mieux préparer l’avenir.
Surgit alors la question des relations que F. Hartog entretient avec les écoles his-
toriques dans le compagnonnage desquelles il a lui-même été formé. On
remarque en particulier que l’historien tisse dans son livre un rapport complexe
avec l’œuvre de Lucien Febvre. L’auteur des Combats pour l’histoire apparaît
d’abord dans le livre de F. Hartog comme une figure fondatrice d’une tendance
au présentisme en histoire. Commentant le manifeste des Annales nouvelles inti-
tulé « Face au vent » (1946)10, par lequel L. Febvre appelait les historiens de sa

8. Philosophie des sciences historiques : le moment romantique, textes de P. [de] Barante, V. Cousin,
F. Guizot, J. Michelet et al., réunis et présentés par Marcel GAUCHET, Villeneuve-d’Ascq, Presses uni-
versitaires de Lille, 1988, repris en coll. « Points Histoire : L’Histoire en débats », Paris, Seuil, 2002.
9. Roger CHARTIER, Au bord de la falaise : l’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel,
1998, p. 10.
10. Ce texte est repris dans Lucien FEBVRE, Combats pour l’histoire, (1953), Paris, Armand Colin,
2e éd. 1965, p. 34-43.
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génération à redoubler d’efforts pour produire une histoire capable de faire


surgir des ruines de la guerre un monde neuf, F. Hartog écrit en effet : « Contenu,
ton, rythme, tout dans les quelques pages de ce manifeste suggère au lecteur que
le temps presse et que le présent commande » (p. 14). Mais, p. 123, cette urgence
se trouve néanmoins expliquée de la manière suivante : « […] si elle voulait […]
échapper à “la faillite de l’histoire” (devenue patente avec la guerre de 1914),
l’histoire professionnelle d[evait] commencer par démontrer que le passé n’était
pas synonyme de mort et que le passé ne voulait pas étouffer la vie. Il lui fallut
proposer un mode de rapport entre le passé et le présent, tel que le passé ne pré-
tendit pas faire la leçon au présent, sans qu’il fût frappé, pour autant d’inanité de
principe. […] L’insistance des premières Annales de Marc Bloch et de Lucien
Febvre sur l’indispensable souci du présent prenait aussi son sens par rapport à
ce contexte intellectuel. » L. Febvre et M. Bloch apparaissent donc au contraire
ici comme les promoteurs d’une histoire écrite pour et dans le présent mais
orientée vers un avenir qui, devenu incertain et difficile, ne peut plus être syno-
nyme de progrès, mais demande néanmoins – et pour cette raison même – à être
constamment redéfini et repensé. Ce que F. Hartog ne commente pas, en

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revanche, est l’idée, souvent défendue par L. Febvre, que l’historien doit être un
acteur à part entière de la société dans laquelle il vit. Invitant, dans « Face au
vent », ses lecteurs à faire « une Histoire non point automatique, mais probléma-
tique », L. Febvre s’en justifie par exemple en ces termes : « Ainsi agiront-ils sur
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leur époque11. » Il est possible de lire dans l’inquiétude que manifeste F. Hartog
l’expression d’une désillusion vis-à-vis de cette vision ambitieuse de l’écriture
historique. En attribuant une certaine emprise aux Lieux de mémoire, F. Hartog
accorde à la fois une grande influence aux formes de l’écriture historiographique
et suggère que leurs effets seraient susceptibles d’échapper à l’historien, voire de
se retourner contre son projet même. Ainsi l’ouvrage dirigé par P. Nora ne par-
viendrait-il pas à recomposer l’identité nationale mais contribuerait au contraire
à l’aggravation de ses déséquilibres. Sans qu’il le formule clairement, l’entreprise
de P. Nora apparaît dès lors, dans le livre de F. Hartog, tout à la fois comme une
sorte de travestissement des relations dynamiques entre passé, présent et avenir
que les fondateurs des Annales avaient cherché à établir, et comme une manifes-
tation incontrôlée et malencontreuse des pouvoirs d’action dont ils rêvaient de
doter l’écriture historique. Mais quels sont les champs d’effectivité – et en consé-
quence l’emprise sociale – de l’écriture de l’histoire ? En dépit de l’entrée de la
locution « lieux de mémoire » dans certains dictionnaires ou des différentes mis-
sions qui ont pu être confiées à P. Nora par la direction du Patrimoine, l’in-
fluence de son livre, certes extraordinaire pour un ouvrage d’histoire, ne doit
sans doute pas être surestimée : il faudrait une étude de sa réception à la fois dans
le champ historique et dans la société pour évaluer à sa juste mesure son action
et l’articuler à un « ordre du temps ».

11. Ibid., p. 42.


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168 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

L’écriture de F. Hartog – jusque dans la structure d’ensemble de son


ouvrage – semble ainsi animée d’une véritable nostalgie pour une conception
de l’histoire qui en fasse, dans le présent, l’un des discours par lequel l’avenir se
trouverait confronté ou même défini. Semblant presque regretter le tournant
historiographique qui a été l’une des caractéristiques majeures de l’écriture de
l’histoire dans les deux dernières décennies, F. Hartog voit dans cette curiosité
pour « une histoire de l’histoire » le signe d’un passage « du prospectif au rétros-
pectif » et souligne qu’en conséquence « l’histoire a complètement cessé de pou-
voir s’écrire du point de vue du futur (ou de ses hypostases) ou en son nom :
l’histoire contemporaine d’abord mais, de proche en proche, pas seulement
elle » (p. 152-153). C’est donc bien la discipline historique dans son ensemble
qui serait touchée par la crise présentiste. Mais la lecture qu’il fait des Lieux de
mémoire ne conduirait-elle pas F. Hartog à une inquiétude exagérée vis-à-vis de
l’historiographie comme pratique historienne ? Celle-ci est en effet bien rare-
ment une fin en soi. Le plus souvent, il s’agit pour ceux qui s’y livrent, notam-
ment hors des sphères de l’histoire contemporaine, de prendre la mesure des
manières passées de décrire leur objet d’étude pour mieux s’en dégager. Le

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geste historiographique est donc souvent animé de deux ambitions complé-
mentaires. La première mesure l’emprise des manières passées d’écrire l’his-
toire en ne les analysant pas moins comme le fruit d’une intentionnalité de
l’historien (sur le modèle relativement volontariste de l’écriture de l’histoire
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conçue comme action, jadis mis en avant par L. Febvre) que comme la consé-
quence de complexes phénomènes de réception et de réécriture, dont l’histo-
rien ne saurait être tenu pour responsable. La seconde ambition est celle d’un
recadrage éventuel de l’objet étudié, aux fins d’en donner non seulement une
image peut-être plus juste au regard des sources existantes, mais encore de lui
conférer une sorte d’actualité, soit une pertinence plus grande dans le présent
de l’historien et de ceux qui le liraient, et de le doter – pourquoi pas ? – d’une
plus grande utilité pour ceux qui, sortant proprement d’une démarche histo-
rienne, tenteraient de faire usage de ces analyses dans une réflexion prospec-
tive. Car si, dans le travail historiographique, cette entreprise de redéfinition
n’est que rarement spécifiquement tournée vers l’avenir (et plus rarement
encore vers un avenir compris comme progrès), elle n’en est pas moins souvent
animée d’un désir de se détacher des mémoires reçues et couramment admises,
pour permettre l’apparition d’autres analyses ou cadrages, c’est-à-dire pour
ouvrir l’univers des possibles. De ce point de vue, la pratique historiographique
peut très bien se concevoir comme moyen de dépasser le présentisme par une
analyse socio-culturelle des pratiques historiennes et de l’écriture de l’histoire,
en rupture aussi bien avec une vision téléologique de l’histoire de la pensée
qu’avec les ressassements d’une mémoire auto-célébratrice. On peut dès lors se
demander si les difficultés de l’histoire-science sociale à trouver un écho pro-
fond (soit de réels publics) dans une société hantée par ses pratiques mémo-
rielles ne seraient pas en réalité plus symptomatiques de la crise actuelle de
l’écriture historique que le « présentisme » qui animerait l’ouvrage de P. Nora.
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LE PRÉSENT COMME INQUIÉTUDE 169

Le dernier chapitre du livre de F. Hartog se termine sur un véritable constat


d’enfermement, formulé en ces termes (p. 206) : « [L]e futur n’est plus un hori-
zon lumineux vers lequel on marche, mais une ligne d’ombre que nous avons
mise en mouvement vers nous, tandis que nous semblons piétiner l’aire du pré-
sent et ruminer un passé qui ne passe pas. » Mais, s’il est certes difficile de nier
que la mémoire et le patrimoine soient devenus deux notions envahissantes
dans les sociétés européennes actuelles, il semble bien difficile d’en tirer des
conclusions prospectives aussi sombres – et ce d’autant plus que l’analyse
concrète des rapports entre ces pratiques et les évolutions récentes de l’histoire
reste largement à produire. Car l’approfondissement de ce dernier aspect de
l’enquête permettrait peut-être de ne pas trop céder à l’inquiétude. Signe sans
doute que son propre regard s’arrête et se fige sur un horizon perçu presque a
priori comme bouché, l’analyse de F. Hartog, en décrivant les pratiques histo-
riographiques des Lieux de mémoire comme une écriture circulaire et statique,
semblerait presque les immobiliser dans une énonciation méta-historiogra-
phique qui n’est pas loin parfois de redoubler les travers qu’elle dénonce. Mais
faut-il vraiment regretter la fin des grandes sagas téléologiques qui structuraient

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autrefois les représentations les plus communes de l’histoire, nourrissant autant
d’illusions que de désillusions ? Plus exactement, faut-il vraiment déplorer que
l’histoire n’oriente pas ou plus ses lecteurs vers des lendemains meilleurs ? On
pourrait penser au contraire que lui assigner de nouveau une telle fonction la
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ferait inévitablement sortir des paradigmes des sciences sociales qu’elle s’est si
péniblement appropriés au cours des XIXe et XXe siècles pour la faire entrer
dans une autre sphère : celle des discours d’action et de politique à proprement
parler. Cette (re)politisation de l’écriture historienne, pour en faire une énon-
ciation qui prenne en compte et accompagne l’entrée dans l’« âge des masses »
est une évolution que certains n’ont pas manqué d’appeler de leurs vœux12. Il
nous est, pour notre part, un peu difficile de penser que ce serait-là un avenir
qu’il conviendrait inconditionnellement de lui souhaiter13.
Déborah BLOCKER
Université de Californie, Berkeley
dblocker@berkeley.edu

Elie HADDAD
Centre de Recherches Historiques de l’université de Limoges
elie.haddad@tiscali.fr

12. Sur la mutation de l’histoire en discours de « savoir », sa concurrence avec les sciences sociales
et ses difficultés à inventer une écriture adaptée aux nécessités de l’âge démocratique, voir Jacques
RANCIÈRE, Les noms de l’Histoire : essai de poétique du savoir, Paris, Seuil, 1992.
13. Depuis la rédaction de cette « lecture », ont paru : F. HARTOG, Évidences de l’histoire : ce que
voient les historiens, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005, et Anciens, modernes, sauvages, Paris, Galaade,
2005 ainsi que Levent YILMAZ, Le temps moderne : variations sur les Anciens et les contemporains, Paris,
Gallimard, 2004.

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