Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Signe et signifiant
Springer
Paris
Berlin
Heidelberg
New York
Hong Kong
Londres
Milan
Tokyo
Gérard Tilles
Françoise Gründ
Les cheveux
Signe et signifiant
Gérard Tilles
Bibliothèque Henri-Feulard, hôpital Saint-Louis
1, avenue Claude-Vellefaux
75475 Paris Cedex 10
Françoise Gründ
La Rignière
35320 Tresboeuf
Cet ouvrage est soumis au copyright. Tous droits réservés, notamment la reproduction et la
représentation, la traduction, la réimpression, l’exposé, la reproduction des illustrations et
des tableaux, la transmission par voie d’enregistrement sonore ou visuel, la reproduction par
microfilm ou tout autre moyen ainsi que la conservation des banques de données. La loi fran-
çaise sur le copyright du 9 septembre 19655 dans la version en vigueur n’autorise une reproduc-
tion intégrale ou partielle que dans certains cas, et en principe moyennant le paiement des
droits. Toute représentation, reproduction, contrefaçon ou conservation dans une banque de
données par quelque procédé que ce soit est sanctionnée par la loi pénale sur le copyright.
Cet ouvrage est pour moi l’occasion de remercier à nouveau l’équipe de la biblio-
thèque Henri-Feulard (hôpital Saint-louis), Françoise Durand, Sylvie Dorison, qui
a facilité les recherches documentaires. Je remercie également Mr Guy Cobolet qui
a permis la reproduction des gravures issues du fonds de la bibliothèque interuni-
versitaire de Santé.
Gérard Tilles
Sommaire
Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
Annexes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
Les cheveux et le langage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
Des matières innombrables, pour le soin des cheveux . . . . . . . 108
Panoplie d’ustensiles pour les cheveux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111
Coiffures . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111
Introduction
Suffirait-il d’arpenter les villes et d’observer le crâne des passants pour tirer
nombre de réflexions sur la richesse ou la précarité du pays, son ouverture ou son
enfermement, la liberté de ses habitants, leur sens esthétique, leurs désirs et leurs
frustrations ? Il semble bien que la chevelure, ce toit du corps, fournisse, dans bien
des cas, des indications privilégiées1. Paris, Rome, Amsterdam, Berlin, New York
ou Melbourne, cités changeantes et animées, voient défiler des têtes d’une grande
variété, à la manière de théâtres de marionnettes géantes. Les chevelures colorées
des hommes comme des femmes, la nature de leurs toisons, leurs textures lisses,
bouclées, frisées, crépues, leur abondance, leur disposition sur la tête et autour
du visage sont autant d’informations sur l’origine, la condition, l’état de santé,
de milliers d’individus qui se côtoient, s’ignorent et quelquefois se mêlent. Les
cheveux, à la coupe plus ou moins longue, de certains hommes voisinent avec les
queues de cheval, les crânes rasés, avec les mèches supérieures, teintes et rabattues
sur le haut du front. Les boucles courtes des femmes côtoient les longues crinières
des jeunes filles et les toisons méticuleusement défrisées des Africaines et des
Caribéennes. La cité européenne donne ainsi un aperçu immédiat de sa diversité.
La ville japonaise, avec ses quartiers à la mode, s’approche de cette complexité.
Les adolescents, s’opposant à leurs parents, choisissent les coupes et les couleurs
les plus insolites. Et les tignasses vertes, jaune citron ou mauves, forment des
visions inattendues, faites, presque toujours, pour afficher la rébellion. En Inde,
en Chine, en Colombie ou au Mexique, les individus semblent plus uniformisés,
leurs cheveux et leurs arrangements capillaires se répartissant en quelques modèles
presque constants. Dans une certaine mesure, les villes africaines montrent, elles
aussi, une certaine conformité, les individus répondant à des habitudes anciennes
ou à des normes nouvelles : cheveux crépus ou lissés à l’européenne, crâne rasé des
hommes, à l’imitation des sportifs.
À l’automne 2010, la cinémathèque française de Paris proposait une exposition,
Brune/Blonde, orientée vers les fonctions érotiques de la chevelure, surtout féminine,
dans la culture occidentale, au travers de peintures, de photographies et de films.
L’événement culturel qui mettait l’accent sur une partie du corps humain et ses
fonctions relationnelles, prenait en compte une préoccupation majeure du passé
comme du présent : le paraître, souligné par un de ses atouts essentiels. La cheve-
lure, ainsi mise au premier plan, révélait de multiples caractéristiques, dont certaines
1. Dans un ouvrage récent, M.F. Auzépy et J. Cornette montrent bien la valeur « signe », sociale ou
politique, du poil ou du cheveu. Histoire du poil sous la direction de Marie-France Auzépy et Joël
Cornette (2011), Belin, Paris.
10 Les cheveux
peuvent apparaître insolites, étranges voire inquiétantes. Une réflexion sur ce que
signifie ou représente la chevelure ou les cheveux (en soulignant la différence), dans
diverses cultures, ne manquera pas d’apporter points de vue et interrogations, sur
des comportements, induits par les déterminants et modifications multiples de cet
élément corporel. Partout, les cheveux, plus encore que les vêtements, sont destinés
à attirer le regard. La vue, mais aussi le toucher ou l’odorat et parfois l’ouïe vont
se trouver activés, la plupart du temps par une démarche volontaire de l’individu
ou d’un groupe de population. L’histoire, l’anthropologie et, plus récemment, la
psychanalyse fournissent de multiples informations sur les comportements induits
et l’attention apportée à la chevelure. Il ressort de ces observations que, quels que
soient les pays et les cultures, elle reste un signe social essentiel.
À côté des significations multiples qui s’attachent aux modifications volontaires de la
chevelure, la vie en société peut être fortement altérée par les changements d’appa-
rence, conséquences non de choix esthétiques mais de maladies du cheveu. Il ne
s’agit plus dans ces circonstances de valorisation, d’affirmation de soi, d’embellis-
sement ou d’exclusion volontaire. L’histoire de la dermatologie fournit des modèles
de stigmatisation et d’exclusion sociale dont les malades du cheveu furent victimes.
Parmi ces modèles, trois, particulièrement signifiants, sont décrits et analysés dans
cet ouvrage : l’un mal connu, les pliques, les autres moins ignorés : les teignes et la
pelade qui leur fut longtemps rattachée.
Étranges altérations des cheveux, les pliques furent considérées comme d’authen-
tiques maladies jusque dans la seconde moitié du xixe siècle. Des médecins,
parcourant l’Europe dans les armées de l’Empire, décrivirent ces pliques comme
une spécificité polonaise au point de dénommer la « maladie » plica polonica.
Quelques décennies plus tard, d’autres auteurs dénationalisèrent les pliques et
les rattachèrent à une pathologie mentale. Après avoir été qualifiées « polonica »,
elles devinrent « hysterica » jusqu’à ce que, dans les années 1850, des raisonne-
ments écartant préjugés et interprétations abusives amenèrent à ne plus consi-
dérer les pliques comme une maladie mais comme la conséquence d’un simple
manque d’hygiène. On aurait pu croire terminée cette histoire si, depuis quelques
décennies, des observations sporadiques ne s’efforçaient de ressusciter les pliques-
maladies dans des contextes culturels, on le verra, particuliers. Enfin, par un revire-
ment inattendu de l’histoire, les pliques, longtemps stigmates de relégation sociale,
sont devenues un ornement (dreadlocks), marque de l’estime de soi, de l’attention
portée à une hygiène soigneuse des cheveux, bien éloignée de ce qui en faisait
la définition originelle. Ainsi, alors que l’histoire médicale des pliques apparaît
surtout comme une supercherie à laquelle adhérèrent de nombreux médecins, du
point de vue social cette histoire se révèle riche de significations associant exclu-
sion, superstition, xénophobie et récemment valorisation.
Comparée à celle des pliques, l’histoire médicale des teignes est dense. Elles
furent les premières maladies cutanées – du cuir chevelu et du cheveu – au cours
desquelles il fut possible d’identifier une cause externe, visible au microscope. Dès
lors, la découverte de l’origine mycosique des teignes ramena les enfants teigneux
– auparavant abandonnés aux guérisseurs – sous le regard médical. Traiter ces
enfants devint l’affaire des médecins. La vie sociale des petits malades restait
toutefois hypothéquée par leur maladie contagieuse et affichante. Les premières
Introduction 11
Gérard Tilles
La métamorphose des pliques
1
3. Larrey DJ (1812) Mémoires de chirurgie militaire et campagnes. Paris, chez J. Smith et chez F.
Buisson, tome III, p. 21 ; 34.
4. www.cheminsdememoire.gouv.fr/page/affichegh.php?idGH=521&idLang=fr
5. Tilles G, Wallach D (1996) Le traitement de la syphilis par le mercure : une histoire thérapeutique
exemplaire. Hist Sci Med tome XXX ; 4 : 501-10.
16 Les cheveux
1 2 3
4 5
Fig. 1 à 5 – De Lafontaine PL
(1808) Traité de la plique polo-
naise. Paris, chez Méquignon
l’aîné, coll. bibliothèque inter-
universitaire de santé, Paris.
bourgs où ce commerce est fréquent ; ce qui fait que les Juifs et les artisans des villes
en sont le plus souvent attaqués. Par la même raison, on trouve plus rarement la
plique chez les seigneurs et les habitans (sic) des campagnes » lesquels, plus prompts
à se soigner, étaient moins atteints par la plique.
Cela dit, Larrey, observateur attentif, ne se laisse pas abuser. Examinant « cette
affection avec soin [il] prit tous les renseignements nécessaires auprès des médecins
du pays […] et des malades eux-mêmes pour concevoir d’avance qu’elle n’était
que factice et qu’on pouvait sans aucun inconvénient la faire disparaître6 ». Il en
conclut que la plique n’est pas « une vraie maladie des poils et des cheveux ainsi que
l’assurent presque tous les voyageurs et les médecins qui ont écrit sur les maladies
endémiques en Pologne7. En réalité, elle ne dépend que « du peu de soin que les
Juifs polonais ou autres personnes de cette classe donnent à leur chevelure, de leur
malpropreté, de leur insouciance et des moyens qu’ils emploient pour faire mêler
leurs cheveux et les constituer en plique ».
8. Chamseru (1806-1807) Observations sur la plique de Pologne. Manuscrit conservé par la Biblio-
thèque Inter Universitaire de Médecine, Paris-Descartes p 6 ; 8.
18 Les cheveux
En résumé, le « vrai caractère (de la plique) consiste en ce que les cheveux se mêlent
1 et se mastiquent comme le feutre ou l’étoffe d’un chapeau. La chaleur des bonnets
fourrés, la malpropreté, la misère ont donné naissance à cette endémie. Changer la
coëffure (sic), couper les cheveux pliqués, tenir les cheveux assez courts et la tête bien
peignée sont des moyens indiqués pour préserver et pour guérir. » Enfin, comme
Larrey, Chamseru assure que si les mesures de propreté ne suffisent pas, le génie
napoléonien pourvoira au reste : « beaucoup de maux physiques s’aggravent et se
perpétuent à raison des maux politiques. C’est à la pensée, au génie, à la volonté du
souverain, à l’énergie du pouvoir, à des institutions perfectionnées d’y apporter le
remède 9 ».
Loin des champs de batailles napoléoniennes, la référence dermatologique
européenne est à Paris. À l’hôpital Saint-Louis, Jean-Louis Alibert (1768-1837)
pose les fondations de l’École française de dermatologie10. Dans le cadre d’une
révision de la nomenclature et de la nosologie dermatologiques, la plique devient
dans l’œuvre d’Alibert, le trichome dont il distingue deux formes : le vrai et le faux
trichome, classés dans le groupe confus des dermatoses teigneuses11.
À côté du faux trichome, « accident de malpropreté [qui] n’a guère lieu que chez
les individus naturellement pourvus d’une grande chevelure et qui négligent de
l’entretenir par des soins convenables » – comme l’écrivaient avec raison ceux
qui l’avaient observé de près en Pologne –, Alibert se démarque de ses confrères
médecins-militaires et affirme l’existence d’un vrai trichome, d’une plique-maladie
qui peut survenir « au milieu du luxe et l’opulence, malgré les bains, les ablutions »
et ne se rencontrerait ni en France, ni dans les pays chauds. Alibert qui affirme en
avoir vu deux cas en publie cinq gravures (fig. 6 à 10).
Selon Alibert, la survenue de ce trichome vrai est précédée par quelques prodromes
proches de ceux observés par Larrey et Chamseru, associant asthénie, sensation
d’engourdissement des membres, douleurs articulaires, « tintement d’oreilles,
céphalalgie atroce ». Si on en croit Alibert, une fièvre vespérale et nocturne
accompagne ces symptômes et souvent disparaît le matin avec une forte sudation,
« visqueuse, gluante, fétide ». L’altération des cheveux survient alors de manière
déconcertante : « les cheveux se mêlent, s’agglutinent, se séparent en faisceaux ;
6 7 8
9 10
on les voit s’arranger en petites cordes tournées en spirales, en sorte que la tête
paraît quelquefois environnées d’un amas de couleuvres effrayantes qui rappellent
l’existence fabuleuse des Gorgones. […] On voit quelquefois les cheveux se hérisser,
comme les poils d’une bête fauve ou comme les soies qui se dressent le long du cou
des pourceaux et des sangliers12 ».
Le tableau clinique qu’Alibert donne de la plique est ainsi conforme à ce que décri-
vait Larrey. Toutefois, différence essentielle, là où Larrey et Chamseru ne voyaient
que la conséquence banale de la saleté, Alibert lui voit une maladie authentique
des cheveux. Selon lui, il s’agit de la conséquence d’une sécrétion particulière qui
« effectue ses crises vers le cuir chevelu […] la matière visqueuse qui colle et agglu-
tine le système pileux est une excrétion, le plus souvent salutaire dont on ne saurait
arrêter le cours sans impunité13 ». Il affirme que les extrémités des cheveux laissent
échapper « une sorte de rosée ou vapeur qui se déposait ou se condensait dans leurs
interstices. Cette matière est ichoreuse et sanguinolente. L’odeur en est très fétide ;
elle a du rapport avec celle de la graisse rancie. […] Un médecin polonais prétend
12. Sur le vocabulaire utilisé par Alibert pour décrire les maladies, on pourra lire Pasquinelli E (2001)
Corps de l’observateur et corps observé. La représentation esthétique dans la dermatologie de Jean-
Louis Alibert (1768-1837), Mémoire de DEA de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris.
Tilles G (2011) Dermatologie des xixe et xxe siècles. Mutations et controverses. Paris, Springer.
13. Alibert JL (1832) op. cit. p. 332.
20 Les cheveux
avoir vue chez une demoiselle une plique aux aisselles qui était très aromatique et
1 qui répandait le parfum de l’ambre14 ».
En outre, Alibert fait observer que si les cheveux sont le siège habituel de la plique,
les autres zones pileuses peuvent être atteintes, aisselles, barbe, pubis. Alibert
ajoute que, de manière inattendue, les chauves ne sont pas même épargnés par
cette maladie des cheveux. En cas de calvitie, la maladie atteint les ongles qui
deviennent « jaunâtres, livides, noirs ou quelquefois crochus15 ». Quelques années
auparavant, De Lafontaine avait lui aussi publié une observation de plique des
ongles (fig. 11 et 12).
Illustrant sa conception de ce qu’il considère comme une maladie, Alibert publie
l’observation édifiante de Thomas Quart, dit le Gueux, « polonais, né à Belséjour,
village voisin de Varsovie, d’une femme du pays et d’un français qui était attaché
au service du roi Stanislas, en qualité de tapissier. Quart était âgé de quarante-cinq
ans, très robuste, d’une constitution marquée par la prédominance bilieuse ; il avait
un air sinistre et était toujours affamé ; sa barbe était longue et touffue ; ses sourcils
épais et arqués lui donnaient un aspect sombre et farouche. Il s’occupait continuel-
lement à ramasser des chiffons dans les rues ou demandait l’aumône, quand cette
ressource ne lui suffisait pas pour vivre. Thomas Quart, doué d’un physique vérita-
blement pittoresque, semblait se complaire dans une malpropreté dégoûtante ; il
aimait passionnément à boire et à s’enivrer ; et lorsqu’il avait un peu plus d’argent
qu’à l’ordinaire, il consumait en un instant la somme qui aurait pu le faire subsister
pendant plusieurs jours. Il avait une aversion invincible pour le travail, trouvant
d’ailleurs sa condition très heureuse […] Thomas Quart avait éprouvé vers l’âge
de trois ou quatre ans une teigne muqueuse très abondante qui avait provoqué la
chute de tous ses cheveux. Cependant avec le temps ils repoussèrent, et, lorsqu’ils
eurent atteint une longueur considérable, ils se pliquèrent. La révolution de Pologne
survint : cet homme se réfugia en France à l’âge de dix-huit ans, pour y exercer l’état
de son père. Vers le même temps il se laissa choir du haut d’un arbre ; on le porta
à l’Hôtel-Dieu. À peine fut-il rétabli de son accident, qu’il prit le parti de se faire
ermite dans la forêt de Sénart. L’ordre du couvent dans lequel il entra n’admettant
ni les cheveux ni la barbe, on le rasa. Il resta dans cette solitude jusqu’à l’âge de
trente ans, s’occupant des travaux de la campagne. Mais voici une autre chaîne de
malheurs : son monastère ayant été détruit au commencement des troubles politiques
qui vinrent agiter la France, il tomba dans la plus affreuse indigence. Le peu de soins
qu’il prit de sa tête, et la honteuse crapule dans laquelle il vécut depuis ce temps, le
replongèrent dans un abîme de maux. Les douleurs céphaliques recommencèrent,
et le malade éprouva un tiraillement, une raideur dans tout le cuir chevelu, qui
l’empêchait de mouvoir son cou. Il prit alors la résolution de se faire couper les
cheveux et la barbe, ce qui s’exécuta sans accident fâcheux […] La première fois
que je le vis, il avait uniquement, autour de sa tête, une couronne composée de
cinquante mèches pliquées, mêlées et agglutinées, au moyen d’une matière grasse,
onctueuse et très fétide. […] Il exhalait une odeur si repoussante que personne ne
voulait le loger […] sa voix était faible et rauque […] il expectorait sans effort une
11 12
Fig. 11 à 12 – De Lafontaine PL (1808) Traité de la plique polonaise. Paris, chez Méquignon l’aîné,
coll. bibliothèque interuniversitaire de santé, Paris.
matière puriforme […] sa peau était devenue sale et comme terreuse depuis qu’il
couchait sur des fumiers. Il fut un temps moins malheureux pour son existence, où
il s’avisa d’établir une sorte de spéculation sur les pliques de sa tête ; il les coupait et
les donnait pour un peu d’argent aux élèves de l’École de Médecine pour lesquels il
était devenu un objet d’étude et d’observation16 ».
Si la maladie se limitait à un enchevêtrement des cheveux, elle ne constitue-
rait qu’un désagrément esthétique et social. Mais les concepts humoralistes qui
sont alors le socle de la compréhension des maladies de la peau en font toute la
gravité17. La « matière trichomatique » peut, selon la direction qu’elle prend et les
organes qu’elle affecte, aboutir à des maladies beaucoup plus graves : « fait-elle son
irruption vers l’organe cérébral, des accès épileptiques se déclarent ; les malades sont
foudroyés par l’apoplexie. […] On cite l’exemple d’une femme qui avait éprouvé une
violente douleur avec fièvre aiguë et un délire furieux. Ces désordres ne cessèrent que
quand les cheveux commencèrent à se pliquer. Si le transport métastatique s’opère
rien connu de semblable et je n’en ai recueilli aucun témoignage […] si l’on assure
que la coupe ou la tonte de la plique faite sans précaution est suivie d’accidens (sic)
dans les organes auxquels elle semblait avoir déjà porté son influence. Des lésions
plus profondes attaquent alors les yeux, la tête les oreilles, la poitrine… d’où est né
le préjugé universel (qui n’en est pas plus fondé pour moi), de ne point s’occuper du
mal originaire, de le laisser pulluler et l’abandonner à sa persévérance22 ».
Autre interrogation sujette à controverses : la plique est-elle contagieuse ? Alibert le
nie. À partir des années 1830-1840, les médecins commencent à utiliser le micros-
cope pour chercher la cause des maladies. Entraîné par ce courant microscopiste,
Günsburg, médecin à Breslau, affirme que la plique polonaise est causée par un
« mycoderme » qu’il prétend voir dans la gaine des cheveux ou les entourant23.
Personne ne confirme cette observation imaginaire et la possibilité d’une étiologie
mycosique tombe dans les oubliettes de l’histoire.
cette masse. Les quelques cheveux démêlés furent étalés pour la nuit sur l’oreiller ;
1 mais, le lendemain, ils étaient de nouveau enchevêtrés, quoique moins serrés que
la masse principale ». Le médecin proposa aux parents de débarrasser leur fille de
cette plique ; les parents refusèrent considérant ce phénomène comme une « visite
de Dieu ». Sa santé était bonne, mais l’auteur la qualifie d’hystérique. La plica
polonica devient alors plica neuropathica, qualificatif encore admis par quelques
auteurs au début du xxe siècle25, 26, 27.
Autre observation marquée par le contexte de maladie mentale, celle d’une « jeune
fille de dix-sept ans, d’une famille aisée, [qui] possédait une superbe chevelure
marron foncé, qu’elle tressait ordinairement en deux longues tresses. Elle avait
l’habitude de se laver la tête l’hiver avec de l’eau froide, qu’elle obtenait en faisant
fondre la neige très pure […]. La jeune fille plongeait dans cette eau sa chevelure
préalablement peignée et la lavait avec du savon ; elle exprimait ensuite ses cheveux
avec les mains, les enveloppait dans une serviette blanche en les ramassant et les
laissant ainsi sécher pour les peigner ensuite et les tresser. Un jour, après une de
ces opérations, […] elle s’aperçut avec terreur que le peigne ne mordait pas. Toute
pâle et tremblante elle appela sa sœur aînée ; celle-ci vit à la place des longs cheveux
deux longs rouleaux d’inégal volume, tellement durs et embrouillés que malgré tous
ses efforts, elle ne peut faire pénétrer ni le peigne ni les doigts. […] la jeune fille a
présenté des troubles hystériques très marqués28 ».
30. Holubar K (1981) Ferdinand von Hebra (1816-1880) On the occasion of the centenary of his
death. Int J Dermatol 20 (4) : 291-5.
31. Hebra F (1874) Traité des maladies de la peau, trad A Doyon, Paris, Masson, p. 72.
32. Hebra F (1874) op. cit. p. 73.
33. Hebra F (1874) op. cit. p. 74 ; 78.
26 Les cheveux
la nature, elle ait été rejetée au dehors, ce qui a dû mettre fin à toutes les souffran-
1 ces physiques34 ». Les médecins considéraient alors les symptômes généraux non pas
comme ceux de la maladie chronique comme les symptômes de la plique.
Malgré les arguments convaincants de Hebra, les pliques continuèrent de faire
débat pendant quelques décennies encore. Témoin, l’intervention de De Amicis
(Naples) au 2e congrès international de dermatologie (1892) qui présente une
observation, selon lui, « preuve de l’existence de la plique35 ». Dix ans plus tard,
Dubreuilh (Bordeaux) publie l’observation d’une femme de 50 ans qui a « toujours
été profondément névropathique ». Elle remarque brutalement que ses cheveux
« deviennent crépus comme les cheveux d’une négresse. […] La moitié basale des
cheveux est lisse tandis que la moitié terminale est enchevêtrée et impossible à
peignerr 36, 37 ».
La controverse sur la nature des pliques ne se limita pas aux écrits confidentiels
de médecins parisiens ou d’observateurs militaires parcourant la Pologne. L’ima-
gination de romanciers contribua à donner à donner crédit à ces mystifications
auprès du public profane38.
L’histoire de Vanda racontée par Balzac marqua peut-être davantage les esprits que
les observations de Larrey ou d’Alibert. Deux ou trois mois après un accouchement
« terrible, laborieux, (Vanda) se plaignit d’une faiblesse générale qui affectait partic-
ulièrement les pieds, lesquels, selon son expression, lui paraissaient être comme du
coton. Cette atonie s’est changée en paralysie. […] Cette affection, qui ne se rapporte
à rien de connu, a gagné les bras, les mains, et nous avons cru à quelque maladie de
l’épine dorsale. […] Durant la période de faiblesse, avant la paralysie des membres, il
s’est manifesté chez ma fille les cas de catalepsie les plus bizarres. […] Ainsi, elle restait
les yeux ouverts, immobiles, quelques jours, dans la position où cet état la prenait. […]
Son âme a été le théâtre de tous les prodiges du somnambulisme, comme son corps
est le théâtre de toutes les maladies […] Toutes les méthodes de traitement qu’elle
nous a dictées, quoique scrupuleusement suivies, ne lui firent aucun bien. Par exemple,
elle voulut être enveloppée dans un porc fraîchement égorgé ; puis elle ordonna de lui
plonger dans les jambes des pointes de fer aimanté fortement et rougi au feu... de faire
fondre le long de son dos de la cire à cacheter... Et quels désastres, monsieur ! Les dents
sont tombées ! Elle devient sourde, puis muette ; et puis, après six mois de mutisme
absolu, de surdité complète, tout à coup l’ouïe et la parole lui reviennent. […] Elle a
subi des symptômes et des attaques d’hydrophobie bien prononcée, bien caractérisée.
Non seulement la vue de l’eau, le bruit de l’eau, l’aspect d’un verre, d’une tasse, la
mettaient en fureur, mais encore elle a contracté l’aboiement des chiens, un aboie-
ment mélancolique, les hurlements qu’ils font entendre lorsqu’on joue de l’orgue. […]
Et c’est dans cet état que j’ai dû l’amener de province à Paris, en 1829 ; car les deux
ou trois médecins célèbres de Paris, à qui je me suis adressé, Desplein, Bianchon et
Haudry, tous ont cru qu’on voulait les mystifier. […] Mais ils ont été forcés de changer
d’avis, et c’est à ces phénomènes que sont dues les recherches faites dans ces derniers
temps sur les maladies nerveuses, car ils ont classé cet état bizarre dans les névroses.
[…] Il y a cinq jours, monsieur, le médecin du quartier qui soigne ma fille, ou si vous
voulez, qui l’observe, m’a dit […] d’avoir recours à un médecin juif qui passe pour
un empirique ; mais il m’a fait observer que c’était un étranger, un Polonais réfugié,
que les médecins sont très jaloux de quelques cures extraordinaires dont on parle
beaucoup. […] Halpersohn, qui passa, pendant cinq ou six ans, pour un médicastre, à
cause de ses poudres, de ses médecines, possédait la science innée des grands médecins.
[…] Vanda est polonaise par sa mère. Le médecin lui parle polonais « je réponds de la
guérir. Je n’assure pas de lui rendre l’exercice de ses jambes, mais pour guérie, elle le
sera. […] Savez-vous qu’elle va troquer sa maladie actuelle contre une autre maladie
épouvantable, et qui durera peut-être un an, ou tout au moins six mois ? […] Elle
est depuis dix-sept ans victime du principe de la plique polonaise qui produit tous ces
ravages, j’en ai vu de plus terribles exemples. Or, moi seul aujourd’hui sais comment
faire sortir la plique de manière à pouvoir la guérir, car on n’en guérit pas toujours.
[…] Apprenez que votre fille a pris hier un remède qui doit lui donner la plique, et que,
tant que cette horrible maladie ne sera pas sortie, elle ne sera pas visible39 ».
L’histoire médicale des pliques fut d’abord – « l’observation » de Balzac en apporte
la confirmation – caractérisée par leur origine géographique, délimitée par des pays
d’Europe centrale et de l’Est – Lituanie, Hongrie, Prusse, moins souvent Russie – et
surtout Pologne qui a fait donner son nom à la maladie. La plique contribua ainsi à
la constitution d’un mythe polonais auquel les médecins contribuèrent.
Rosset montre à quel point les étrangers entrant en Pologne à la fin du xviiie siècle
– tel le comte de Ségur en 1784 – avaient la sensation de pénétrer dans un autre
monde pourtant proche de la Prusse, pays reconnu comme une nation de culture :
« Dès que l’on entre en Pologne, on croit sortit entièrement de l’Europe et les regards
sont frappés d’un spectacle nouveau […] une population pauvre, esclave ; de sales
villages, des chaumières peu différentes des huttes sauvages ; tout ferait penser qu’on
a reculé de dix siècles40 ».
Chamseru découvrit la population polonaise comme celle d’un monde de
saleté, d’obscurantisme, d’abrutissement intellectuel, d’esclavage auxquels les
armées françaises entendent bien mettre un terme pour le bonheur évident des
39. de Balzac H. L’envers de l’histoire contemporaine. Garnier Paris, p. 152-4 ; 189 ; 204-6.
40. Ségur LP (1859) Mémoires, Paris, Didot, tome 1, p. 300. Cité In : Rosset F (1996) L’arbre de Craco-
vie. Le mythe polonais dans la littérature française, Pris, Imago, p. 241. Rosset montre la permanence
de ces jugements sur la Pologne qui, de l’accession d’Henri de Valois au trône de Pologne en 1573 à la
parution en 1896 d’Ubu Roi, ont contribué à forger un mythe polonais.
28 Les cheveux
peuples polonais qui ne demandent sans doute rien : « les paysans polonais sont
1 sales à l’excès. Dans la saison actuelle (10 avril) indépendamment du bonnet
de poils qui les couvre jusqu’aux yeux, on les voit encore empaquetés comme
en plein hiver par-dessus des haillons de drap ou de toile, d’une large capote
de peau de mouton étroitement fermée à la ceinture et qui ramasse aussi la
vermine provenant de leurs cheveux et de leurs bonnets infectés ; jusqu’aux
jeunes (?) élevés de bonne heure au maniement des chevaux, ils ont la plus jolie
chevelure enfoncée dans une toque de gros drap doublée de la calotte de peau
d’agneau ; et leurs têtes contractent l’habitude de transpirer excessivement ce
qui dispose tout ou tard à la plique. […] Il manque à la civilisation de l’une
des plus belles contrées de l’Europe quelques changements salutaires dans les
mœurs de toutes les classes et spécialement de la classe inférieure. Les paysans
vivans (sic) esclaves sous l’oppression féodale, ne possédant à peu près que ce
que leurs maîtres ne veulent pas leur ôter, ils n’ont en quelque sorte qu’une
existence végétative. Le gouvernement prussien s’est empressé d’adoucir leur
sort en partie ; ils restent encore sous le joug de la misère. Plus ils sont abrutis
par l’indigence, plus ils montrent néanmoins la bonhommie (sic), sensibles aux
attentions qu’on leur porte et toujours obligeans (sic). Mais ils ont l’oubli le plus
absolu de leurs personnes ; ils gardent la plique sans avoir cherché à la prévenir
et sans se mettre en peine des suites. […] En Pologne […] l’agriculture, le jardi-
nage sont dans leur enfance, l’égoïsme et la parcimonie des propriétaires sont
mal calculés […] Des habitations malsaines pour la classe ouvrière, des émana-
tions fangeuses autour de chaque maison, à la ville, à la campagne, le long des
lacs et des marécages, exposées aux débordements faute de secours hydrauliques
suffisants pour la confection des canaux ou pour contenir les eaux vagues entre
leurs digues ; nourriture peu substantielle, excès de farineux grossier ; herbages et
racines insipides ; des eaux médiocrement potables par la négligence de profiter
ça et là dans les plus favorables aspects de beaucoup de bonnes sources41 ».
Les romanciers se font écho de cette vision et contribuent à répandre le mythe
polonais. Balzac fait dire à Rivet, personnage de la Cousine Bette : « les Polonais !
C’est de la canaille… tous des gens sans foi ni loi. Des gens qui veulent mettre
l’Europe en feu […] ruiner tous les commerces et les commerçants pour une patrie
qui, dit-on, est tout marais, pleine d’affreux Juifs, sans compter les Cosaques et les
paysans, espèces de bêtes féroces classées à tort dans le genre humain42 ».
En résumé, la Pologne apparaît comme le pays d’un autre temps, au point que, si l’on
en croit les voyageurs, même les animaux pouvaient être atteints par la plique (fig. 12).
enfant dénutrie, porteuse d’une gale et d’une pyodermite du cuir chevelu, consé-
quence d’une pédiculose. Le traitement de ces deux maladies associé à des mesures
élémentaires d’hygiène et à la coupe des cheveux permit de régler le problème.
L’enchevêtrement des cheveux conséquence des carences d’hygiène suffit aux
auteurs pour faire de cette observation un exemple de plica polonica43.
La même année, Kwinter et Weinstein rapportaient l’observation d’une adolescente
de 14 ans atteinte de multiples pathologies (diabète, hépatite auto-immune, polyarth-
rite notamment), consultant pour une chute de cheveux sur une partie du cuir
chevelu et un enchevêtrement des cheveux restants survenus un mois après le début
d’un traitement par azathioprine. La patiente n’avait pas fait de shampoing dans la
semaine précédente. Dans cette observation, les auteurs retenaient une hypersuda-
tion au cours d’un épisode fébrile comme l’élément déclencheur. Malgré l’absence de
signes psychiatriques, les auteurs posent le diagnostic de plica neuropathica44.
Dans d’autres cas, il ne s’agissait plus de carences d’hygiène mais au contraire
de l’usage de certains shampoings. En 1953, Graham décrivait la survenue d’un
enchevêtrement des cheveux chez une fillette de 9 ans après un shampoing déter-
gent45. Simpson et Mullins publiaient l’observation d’une femme noire qui voyait
de manière brutale survenir un enchevêtrement de ses cheveux quelques heures
après un shampoing. La patiente qui rapportait un épisode identique un an plus tôt
souffrait de troubles psychiatriques, diabète, troubles du rythme cardiaque et d’une
hypertension artérielle modérée. L’examen du cuir chevelu était sans particularité,
sans carence d’hygiène, sans pédiculose. Les cheveux étaient divisés en deux masses
de cheveux emmêlés donnant l’apparence d’une « tête de Méduse », comparaison
déjà utilisée par Alibert. Les auteurs rattachaient cette observation à la plica neuro-
pathica et considéraient les cheveux crépus comme une circonstance favorisante46.
En 1990, Wilson et al. publiaient l’observation d’une femme Sikh de 43 ans qui
n’avait jamais coupé ses cheveux. Après un shampoing, ceux-ci commencèrent à
s’emmêler et malgré plusieurs rinçages le phénomène ne fit que s’accentuer. Elle
consulta un dermatologue deux jours plus tard alors qu’une masse de cheveux
s’était formée sur la région occipitale à tel point que le seul moyen thérapeutique
fut de couper les cheveux emmêlés47. En 2004, Dogra et Kanwar rapportaient une
observation similaire, celle d’un enfant Sikh de 14 ans chez qui était survenue de
manière soudaine un enchevêtrement de cheveux. Malgré leurs efforts, ni l’enfant
ni ses parents ne parvinrent à démêler les cheveux. Après avoir vérifié l’absence de
pédiculose chez cet enfant portant les cheveux longs pour des raisons religieuses
et l’absence de perturbations psychologiques les auteurs concluent au diagnos-
tic de plica neuropathica. Analysant la vingtaine de cas publiés, ils proposaient,
43. Gnanaraj P, Venugopal V, Pandurangan CN (2006) Plica polonica in association with pediculosis
capitis and scabies. A case report. Int J Dermatol 46 : 151-2.
44. Kwinter J, Weinstein M (2006) Plica neuropathica : novel presentation of a rare disease. Clin Derm
31 : 790-2.
45. Graham PV (1953) Tangled hair : bizarre occurence after use of detergent shampoo. Arch Derm
67 : 515.
46. Simpson MH, Mullins JF (1969) Plica neuropathica. Report of a case. Arch Derm 100 : 157-8.
47. Wilson CL, Ferguson DJP, Dawber RPR (1990) Matting of scalp hair during shampoing – a new
look. Clin Exp Dermatol 15 : 139-42.
30 Les cheveux
pour expliquer ce qui reste une curiosité, l’existence d’un phénomène de feutrage
1 connu dans l’industrie textile impliquant à la suite de la friction entre les cheveux,
l’apparition d’une attractivité de nature électrostatique entre les cheveux favorisée
par l’utilisation de shampoings renfermant des surfactants cationiques. La friction
augmenterait les charges électriques à la surface des cheveux humides et favorise-
rait le feutrage et l’enchevêtrement des cheveux. À côté de ces éléments d’explica-
tions, les auteurs retenaient la longueur des cheveux, un certain déficit d’hygiène et
un mode de coiffure impliquant une friction rotative vigoureuse des cheveux. En
matière de traitement les auteurs ne pouvaient proposer que de couper les cheveux
atteints, d’éviter chez les sujets à cheveux très longs l’usage de shampoings à surfac-
tants cationiques et d’utiliser des produits gras, type huile d’olive, après le lavage des
cheveux48. En résumé, les observations d’enchevêtrement des cheveux peuvent être
rattachées à trois grands types de mécanismes, souvent intriqués : physiques (tempé-
rature, forces électrostatiques, densité ou finesse des cheveux, élasticité), chimiques
(usage de détergents, de crèmes capillaires, de teintures, de produits de perma-
nentes), d’habitudes personnelles (hygiène défectueuse, facteurs psychologiques49).
À côté de la métamorphose médicale des pliques, secondaires maintenant à des
habitudes cosmétiques plus qu’à un manque d’hygiène, les similitudes morpho-
logiques avec les dreadlocks sont frappantes50, 51. L’image que veulent véhiculer
les porteurs de dreadlocks est bien sûr très éloignée de celle supportée par les
malades atteints de plique. Il n’est plus question de manque d’hygiène ou de
maladie mentale. Le port de dreads n’est plus stigmatisant mais valorisant. Après
avoir été la marque de la misère sociale, parfois de maladie mentale, les pliques
métamorphosées en dreads sont devenues des attributs décoratifs, marques d’une
affirmation d’identité bien décrite par ceux qui ont adopté ce mode de coiffure :
« les dreadlocks soulignent mon héritage africain ; ils sont la marque de l’alliance
avec l’Afrique-mère ». « Mes dreads affirment à tous mes liens avec ma culture, mon
style de vie naturel et spirituel […] Grâce à mes dreads mon message ne peut pas être
ignoré. Liberté, amour, rébellion, nature : les dreads proclament ces vérités à tous
les peuples de la terre » ; « Les dreadlocks sont une production naturelle de l’homme
[…] les dreads témoignent de ma confiance en moi ». Certains considèrent même
que le port de dreads a facilité leur intégration sociale en affirmant leur vrai visage.
Pour d’autres, les dreads sont les équivalents d’un « uniforme », comme les juges
portent une robe noire ou les collégiens une « cravate de collégien ». Pour d’autres
encore, blancs notamment, le port de dreads témoigne d’une sorte de retour à
un état originel ou de transgression, une volonté de se singulariser, d’apparaître
différent de sa condition sociale (au même titre que des éléments de décoration
corporelle, tatouages, piercing), de transformer son corps en objet d’art ou profes-
sionnelle ou encore de sa race52.
48. Dogra S, Kanvar AJ (2004) Plica neuropathica : a mystery. Ped Dermatol 21 : 477-8.
49. Al Ghani M, Geilen CC, Blume-Peytavi U, Orfanos CE (2000) Matting of hair : a multifactorial
enigma. Dermatology 201 : 101-4.
50. Friedli A, Pierriard-Wolfensberger J, Harms M (2000) Die plica polonica im 21. Jahrhundert.
Hautarzt 51 : 201-2.
51. http://fr.wikipedia.org/wiki/Dreadlocks
52. Mastalia F, Pagano A (1999) Dreads. Artisan, New York.
Les enfants malades de la teigne
De l’abandon médical à l’obsession hygiéniste 2
53. Cité in Tilles G (2008) Teignes et teigneux. Histoire médicale et sociale. Springer, Paris.
54. Bazin E (1853) Recherches sur la nature et le traitement des teignes. Paris, Poussielgue, Masson,
p. 78.
55. Lailler Ch (1878) Leçons cliniques sur les teignes faites à l’hôpital Saint-Louis. Paris, V Adrien
Delahaye, p. 15-7.
32 Les cheveux
56. Lailler Ch (1878) Leçons cliniques sur les teignes faites à l’hôpital Saint-Louis. Paris, V Adrien
Delahaye, p. 43-7. La présence de spore indiquée dans cette description date des années 1840 à la suite
des travaux de Gruby (voir plus loin). Elle était inconnue des médecins au début du xixe siècle.
57. Cité in : Feulard H (1886) Teignes et teigneux. Histoire médicale. Hygiène publique. Thèse pour
le doctorat en médecine, Paris, p. 159. L’hôpital des Teigneux ou « de Sainte-Reine » – en hommage
à Élisabeth de Hongrie représentée par Murillo lavant la tête des teigneux – dépendait de l’hôpital
des Petites-Maisons. Les enfants teigneux étaient aussi pris en charge à La Pitié, établissement asilaire
accueillant des orphelins et dans des communautés religieuses dont certaines s’étaient fait une spécia-
lité de soigner la teigne, telle la communauté des dames de Saint-Thomas de Villeneuve.
58. Tenon (1788) Mémoires sur les hôpitaux de Paris. Ph-D Pierres, Paris, p. 74-5.
59. Règlement pour l’admission dans les hospices de maladies (an X). À Paris de l’Imprimerie des
Sourds-Muets, p. 6. Gérard Tilles (2002) L’hôpital Saint-Louis. In : Wallach D, Tilles G, eds. La Derma-
tologie en France. Privat, Toulouse.
60. Alibert JL (1835) Monographie des dermatoses ou précis théorique et pratique des maladies de la
peau. 2e ed., tome 1, Paris, Germer Baillière, p. 435-6.
Les enfants malades de la teigne… 33
maladie traitée, par le peu d’efficacité et la longueur d’un traitement toujours répug-
nant, enfin par la calvitie qui en est souvent le résultat ; en sorte que les médecins
pouvaient n’être pas fâchés de laisser à d’autres le soin d’entreprendre ces cures
réputées peu dignes d’eux61 ».
Dans ce contexte de réticence ou de refus de soigner, le traitement des teignes était
abandonné « aux empiriques et aux femmes62 ». Blandin met en scène dans un
récit romanesque l’intervention du guérisseur-thaumaturge comme faisant partie
du parcours sanitaire obligé des enfants teigneux : « les toucheux sont les meilleurs,
on dit qu’ils descendent des rois qui touchaient les écrouelles. Ce sont en général
les septièmes enfants d’une même famille et ils ont une fleur de lys au fond de la
gorge. […] Dans nos campagnes la maladie c’est l’inconnu, le sacré, le mystère, les
gens s’adressent donc à celui qui a un pouvoir mystérieux et puissantt63 ». De fait, la
« curation » des enfants teigneux faisait souvent la réputation et offrait une certaine
aisance matérielle à des guérisseurs de campagne qui promettaient à des parents
désespérés de guérir leurs enfants. Certains n’hésitaient pas à rechercher auprès de
l’Académie de Médecine une reconnaissance officielle de leurs mystérieux remèdes,
qui, du moins l’espéraient-ils, leur attirerait une plus vaste clientèle. Les archives
de la Commission des Remèdes Secrets en témoignent. Ainsi, un certain « André
Pelletier tailleur d’habits demeurant paroisse d’Auverse, province d’Anjou, élection de
Baugé, généralité de Tours, disant que depuis quelques années, il possède un spécifique
destructeur de toutes espèces de teignes […] ; qu’il a emploié [sic] ce remède avec un
succès complet sur plus de vingt personnes attaquées de ce mal dont il a les certificats :
que pour répondre aux vœux bienveillants de l’auguste prince qui nous gouverne et
pour le bien général de l’humanité, il lui aurait été conseillé de se présenter à vous et
d’offrir par vous au gouvernement son remède unique et dont il est seul possesseur
pour lever tout équivoque tout doute sur son efficacité 64 ». Ou encore, « à Messieurs
de la Société Royale de Médecine, Messieurs, Jean-Baptiste Lègue a l’honneur de vous
représenter qu’il tiens (sic) de famille un remède contre la teigne, la galle (sic), dartres,
panaris et toutes les maladies de la peau. […] Ce remède guérit sans douleur et sans
occasionner de perte de cheveux65 ».
Quelle que soit la dose de charlatanisme comprise dans les traitements des guéris-
seurs, ceux-ci mettaient en tout cas les enfants teigneux à l’abri de méthodes de
sinistre réputation, telle « la calotte », application d’un emplâtre suivi de l’arra-
chage brutal des cheveux sains et malades et de lambeaux de cuir chevelu, cause
parfois de la mort des enfants66, 67.
61. Arnaud F (1888) Les teignes à Marseille. Notes historique et statistiques. Barlatier-Feyssat,
Marseille p. 15.
62. Paré A cité par Feulard H (1886) Teignes et teigneux. Histoire médicale. Hygiène publique. Paris,
G. Steinheil, p. 157.
63. Blandin G (2007) Le petit teigneux de Saint-Jacques. D’Orbestier. Le Château d’Olonne, p 34-35.
64. Académie de Médecine, Commission des remèdes secrets, SRM 103 d. 30 n° 1 non daté (peut-être
fin xviiie)
65. Académie de Médecine, Commission des remèdes secrets SRM 102 d.39 n° 1 (non daté)
66. Alibert JL (1835) Monographie des dermatoses ou précis théorique et pratique des maladies de la
peau, 2e ed, tome premier. Germer Baillière, Paris, p. 301
67. Mahon jeune (1829) Recherches sur la nature et le traitement des teignes. Baillière, Paris
34 Les cheveux
Le recours à des guérisseurs était à ce point habituel que certains plus habiles
2 parvinrent à prendre la place des médecins dans les hôpitaux. À Paris, la famille
Mahon était alors la référence en matière de traitement des teignes68. Un arrêté du
31 décembre 1806 autorisa les frères Mahon à expérimenter leur traitement des
teignes au Bureau Central, à Saint-Louis et à l’hôpital des Enfants, traitement adopté
officiellement par le Conseil d’administration des hôpitaux de Paris le 29 juin
181069. Les Mahon, « guérisseurs des hôpitaux de Paris », s’efforçaient d’entretenir
le mystère sur leur traitement, indispensable à la pérennisation de leurs revenus.
À l’épilation des cheveux parasités saisis entre les doigts, ils ajoutaient une poudre
mystérieuse dont on saura plus tard qu’il s’agissait de cendres végétales facilitant
la préhension. Ils recevaient un salaire annuel de 1 000 francs et 3 francs en plus
par « tête de teigneux dont la guérison aura été constatée 70, 71 ».
Du 1er janvier 1807 au 31 décembre 1827, près de 20 000 enfants teigneux bénéfi-
cièrent ainsi à Paris du traitement des frères Mahon et furent selon le rapport
de l’Académie de Médecine guéris par ce traitement. Le succès du traitement
des Mahon incita plusieurs hôpitaux de province à avoir recours à leurs services
(Lyon, Rouen, Dieppe, Louviers, Elbeuf). Quelques médecins essaient de supplan-
ter les Mahon, s’efforcent de reproduire les poudres et pommades utilisées, se
forment à l’épilation mais rien n’y fait ; le traitement des Mahon reste la référence
ce que d’ailleurs la plupart des médecins reconnaissent sans peine. L’intervention
médicale se limite au diagnostic et à la constatation de la guérison, indispensable
à la rétribution du guérisseur.
En 1812, la Commission des Remèdes Secrets de l’Académie de Médecine, chargée
à cette époque d’évaluer le traitement des Mahon, souhaita que 24 lits de l’hôpi-
tal Saint-Louis fussent mis à disposition pour recevoir des teigneux et faire des
expériences comparatives entre les différentes méthodes de traitement. Le Conseil
Général des Hospices rappela que plusieurs arrêtés avaient réglé la manière dont
les teigneux devaient être traités « hors les hôpitaux sans qu’aucun d’eux ne puisse y
être admis pour cette seule maladie ; il fit valoir les motifs qui exigeaient le maintien
de cette mesure également avantageuse et pour les enfants qu’elle soustrait aux
dangers de toutes espèces qui naissent pour eux d’un séjour trop prolongé dans les
hôpitaux et pour l’administration à laquelle elle procure une grande économie ». Il
n’était donc pas question d’hospitaliser des enfants atteints d’une maladie conta-
gieuse mais bénigne ; on verra plus loin que l’anxiété générée par les découvertes
microbiologiques des années 1870-1880 modifia l’attitude de l’administration
hospitalière à l’égard des teignes72.
À Saint-Louis, Bazin devait reconnaître que « les dermatologistes, hommes de science
et médecins, [ont] été honteux d’avouer qu’un traitement efficace du favus avait été
68. Feltgen K (2011) Le remède secret des frères Mahon. Rev Soc Fran Hist Hôp, à paraître.
69. Pariset, Rapport de l’Académie de Médecine adressé à M. le Ministre de l’Intérieur, 1er juillet 1828
In : Mahon jeune (1868) Considérations sur le traitement des teignes. Baillière, Paris, p. 5.
70. Feulard H (1894) Le traitement des teignes à Paris. Rev Hyg XVI ; 6 : 3-15.
71. Bazin E (1854) Rapport sur le traitement des teignes à l’hôpital Saint-Louis pendant les années
1852, 1853, 1854, Imprimerie de Simonet – Delagnette, Paris.
72. Feltgen rappelle qu’à Rouen seuls les enfants teigneux atteints d’autres maladies étaient hospitalisés
dans les hospices civils. Feltgen K (2011) Le remède secret des frères Mahon. Op. cit.
Les enfants malades de la teigne… 35
trouvé en dehors d’eux et par une personne étrangère aux sciences médicales73 ».
Quoi qu’il en soit, la famille Mahon conserva le monopole du traitement des
teignes jusqu’en 1852 lorsqu’un service de quelques lits pour enfants teigneux fut
créé et que les médecins se décidèrent à concurrencer les guérisseurs.
Dans les hôpitaux de province, la situation des enfants teigneux était comparable
à celle des petits parisiens. À Lyon, ces enfants ne furent admis à l’Antiquaille qu’à
partir de 1841, établissement créé dans les premières années du xixe siècle pour
les aliénés et les vénériens. À l’Hôtel-Dieu de Rouen, les enfants teigneux étaient
confiés à des chirurgiens74. À l’hospice des Incurables de Nantes, des religieuses
furent chargées du traitement des teignes jusque dans les années 1860. À Marseille,
les médecins étaient peu désireux de soigner une maladie qui « délaisse souvent
après être curée une dépilation et reproche aux chirurgiens75 ». Dans ces conditions,
les guérisseurs étaient là aussi les bienvenus. À partir de 1795, l’administration
des hospices de Marseille décida que les enfants teigneux, munis d’un certificat
d’indigence, seraient confiés à un guérisseur appointé, « la citoyenne Espanet »
rémunérée par l’administration hospitalière, « un tant par tête de teigneux ». Deux
ans plus tard (an VIII), l’administration comprenant que cette dépense pouvant
être évitée releva cette citoyenne de ses fonctions et invita les médecins à assurer
eux-mêmes le traitement des teignes. Cette invite administrative n’eut pas le
succès espéré et les guérisseurs continuèrent d’assurer le rôle que les médecins leur
abandonnaient. Les médecins étaient à ce point évincés du traitement de la teigne
qu’à la Charité de Marseille certains ignoraient même que le traitement avait lieu
dans leur service.
Dans les premières décennies du xixe siècle, l’alter ego des Mahon était à Marseille
« la veuve Hugues », personne illettrée originaire de Magagnose (Var) rétribuée
par tête de teigneux soigné soit dans les salles de l’hôpital Saint-Joseph, soit au
traitement externe de la Charité. En 1829, l’administration hospitalière considérant
une nouvelle fois que cette dépense pouvait être évitée décida que le traitement de
la veuve Hugues serait effectué par le personnel des hôpitaux. Il fallait d’abord
acquérir la formule de la mystérieuse poudre qui donnait de si beaux résultats. Un
véritable contrat de cession fut alors signé devant notaire en août 182976. Dès lors,
les enfants teigneux purent bénéficier gratuitement de cette poudre mystérieuse.
Il fallut toutefois attendre le décès de la veuve Hugues le 8 juillet 1873 pour que
les administrateurs des hôpitaux de Marseille acceptent de révéler la recette de
la poudre prétendument efficace77. Les médecins les plus convaincus du charla-
tanisme de la veuve Hugues pouvaient enfin triompher. La poudre mystérieuse
n’était que poudre aux yeux.
Ainsi, jusque dans les années 1840-1850, les teignes, domaine réservé des guéris-
2 seurs, restaient pour les médecins au pire la conséquence inévitable d’une enfance
miséreuse, au mieux un bienfait de la nature qui protégeait les enfants en offrant
aux humeurs viciées une voie d’élimination naturelle. Dès que des chercheurs,
s’aventurant à regarder dans l’objectif d’un microscope, eurent montré que des
champignons microscopiques étaient la cause des teignes, celles-ci devinrent dignes
d’intérêt médical78. Schoenlein (1793-1864) en 1839 et Gruby (1810-1898) l’année
suivante, médecins de culture germanique, doivent être crédités de cette rupture
conceptuelle79, 80. S’ouvrit alors une période d’intérêt médical qui fit considérer les
enfants teigneux comme des enfants malades et non plus seulement comme les
témoins de la misère sociale.
78. Sur les difficultés d’acceptation de ces découvertes germaniques par la plupart des médecins
français, on pourra lire G Tilles (2011) Dermatologie des xive et xxe siècles. Mutations et controverses.
Paris, Springer.
79. Ackerknecht EH (1964) Johann Lucas Schoenlein (1793-1864). J Hist Med All Sci XIX ; 2 : 131-8.
Seeliger HPR (1985) The discovery of Achorion Schoenleinii. Mykosen 28(4) : 161-82.
80. Blanchard R (1899) David Gruby (1810-1898). Arch Parasitol 2 : 42-74. Le Leu L (1908) Le docteur
Gruby Notes et souvenirs. Stock, Paris. Rosenthal T (1932) David Gruby (1810-1989) Ann Med Hist
346. Théodorides J (1954) L’œuvre scientifique du docteur Gruby. Rev Hist Med Hébraïque 27-36.
Zakon SJ, Benedek T (1944) David Gruby and the centenary of medical mycology. Bull Hist Med 16 :
155-68.
81. Bazin E (1853) Recherches sur la nature et le traitement des teignes. Poussielgue, Masson Paris,
p. 78.
82. En pratique la méthode de Bazin associait l’épilation des cheveux parasités et l’application de
lotions mercurielles capables de détruire les champignons. En fait souligne Bazin, « le meilleur épila-
toire, sans contredit, c’est la maladie », manière d’insister sur la prudence qu’il convenait d’observer
dans l’utilisation de traitement trop agressifs pour traiter une maladie dont l’évolution spontanée se fait
vers la guérison. Bazin E (1853), op. cit., p 83.
Les enfants malades de la teigne… 37
83. Feltgen K (2011) Histoire de la prise en charge des enfants teigneux dans les hôpitaux rouennais.
Op cit.
84. Arnaud F (1888) Les teignes à Marseille. Notes historique et statistiques. Barlatier-Feyssat,
Marseille, p 26-9.
85. Brouardel, Doyen de la faculté de Médecine de Paris préside le Comité consultatif d’hygiène
publique.
86. Duclaux E (1886) Le microbe et la maladie. Masson, Paris, p. 18.
38 Les cheveux
chacun à quel point la lutte contre les microbes est un impératif biologique et
2 social : « La vie comme nous la connaissons ressemble à une fédération sociale. […]
L’organisation et l’administration savante de l’empire romain ne l’ont pas empêché de
tomber facilement sous les coups des barbares. Les barbares, ici, ce sont les cellules des
microbes arrivant avec de grands besoins, peu difficiles sur les moyens de les satisfaire,
[…] toute leur force est en elles, toujours prête à se développerr87 ».
Conséquence de cette manière de considérer l’infection, les microbes donnent au
malade infecté, « fabricant de produits dangereux », une place nouvelle dans la société.
Il devient légitime de le mettre hors d’état de propager ses produits : « le malade est
toujours un blessé, et, par là même, mérite toujours la sympathie et la pitié. Mais l’arme
qui l’a blessé ne vient ni de Dieu ni d’un génie ; elle lui vient d’un autre malade et il
peut, lui aussi, sans le savoir, blesser de la même façon d’autres hommes, surtout ceux
qui lui donnent leurs soins. On a donc le devoir de se mettre en garde contre lui, de le
considérer momentanément comme fabricant de produits dangereux, ou exerçant une
industrie insalubre. Si on est arrivé trop tard pour l’empêcher de construire son usine,
il faut user du droit qu’on a de l’empêcher d’écouler ses produits88 ». L’isolement des
malades contagieux apparaît comme une nécessité89.
Dans ce climat, l’idée de santé publique organisée commence à poindre. En 1884,
le député Liouville propose que soit créée une direction de la santé publique
regroupant les services d’hygiène et de salubrité, épars dans différents ministères,
comme d’ailleurs le proposent les sociétés savantes90. Les médecins hygiénistes
français enquêtent sur les pratiques européennes. En matière d’hygiène comme
dans d’autres disciplines, l’Allemagne fait figure de modèle à suivre91.
La loi de 1902 contraint les maires à mettre en place un règlement sanitaire qui
prévoit l’isolement des contagieux92. Face à ce qui paraît une nécessité de santé
publique, se pose toutefois la question du secret médical et du rôle du médecin.
Certains se prononcent sans ambiguïté pour la défense des intérêts publics qui
doivent prévaloir sur « les convenances personnelles » ; en cas de nécessité, la
coercition s’impose : « depuis un certain nombre d’années, et surtout depuis que les
découvertes de Pasteur ont mis en lumière la solidarité sanitaire, les pays civilisés
sentent le besoin de protéger la santé publique par des lois. Il reste à exposer dans
quelle mesure et par quelles dispositions la collectivité doit intervenir pour préserver
la santé publique […] La coercition légale, dans les limites où elle est démontrée
nourri dans l’enceinte de l’isolement ; les sorties ne pourront être obtenues qu’avec
2 l’autorisation du directeur. […] Les communications verbales entre l’intérieur et
l’extérieur se feront par téléphone. Les communications écrites seront désinfec-
tées. » L’ensemble de ces mesures, commentées et amendées par une commission
de médecins des hôpitaux, devait permettre à chaque pavillon de fonctionner
comme un véritable hôpital d’isolement, seule l’administration restant centra-
lisée96. L’école des teigneux édifiée à Saint-Louis et, après elle, l’hôpital des
teigneux s’inspirèrent de ces principes dans une adaptation toutefois moins
contraignante (voir plus loin).
Cependant, sans attendre la mise en place ces nouvelles mesures, l’hygiène des
locaux hospitaliers devait être améliorée. En 1892, Napias, Inspecteur général des
établissements de bienfaisance et membre du Comité consultatif d’hygiène public
présentait « le tableau peu consolant des conditions générales dans lesquels se
trouvent beaucoup d’hôpitaux et hospices ». Sur les 1 700 hôpitaux ou hospices
de France, « plus de la moitié sont du point de vue de l’hygiène dans des condi-
tions absolument défectueuses » […] « là se rencontrent les plafonds à poutrelle, les
fenêtres insuffisantes et mal percées, les carrelages défoncés, les murs dégradés, les
lits anciens de bois avec paillasse et lits de plume ornés de rideaux rarement renou-
velés, […] tout un matériel boiteux et défoncé avec des housses rapiécées et sales ;
des tapis sur le sol faits de rognures de draps taillées en étoiles, […] où les poussières
s’amassent comme dans de sûres retraites d’où rien ne peut plus les expulser. […]
Pas de pavillons et rarement de salles pour les contagieux. Pas de lavabos ou bien
des lavabos insuffisants ; quelquefois pas même une baignoire. Encombrement sans
excuse dans beaucoup d’établissements où se trouvent des écoles (des écoles auprès
des malades, à bonne portée des contagieux !), des orphelinats dont les enfants ne
sont pas orphelins. […] Voilà le tableau97 ! »
L’hôpital Saint-Louis, dans les années 1870-1880, était un bon exemple de ces
carences. En l’absence de fondations, il n’était pas rare de voir l’eau stagner au pied
des murs, les plafonds étaient dégradés, les carrelages usés, les boiseries disjointes.
Quatre baraques en planches étaient affectées aux services de chirurgie98. Bourne-
ville, Conseiller Municipal de Paris, dénonçait cet état : « tout cela est sombre,
humide, incommode ». Quant aux locaux de la consultation, « c’est un bouge dont
on ne voudrait pas pour en faire un chenill 99 ». Le pavillon des bains qui représen-
taient l’un des traitements habituels des maladies de la peau était « dans un état
de délabrement complet et l’aspect misérable qu’il présente de toutes parts le rend
96. Martin AJ (1887) Rapport sur un projet de services d’isolement à l’hôpital Trousseau au nom
d’une commission composée de MM le Dr Grancher, Bouvard, Dubrisay, Herscher, Lafollye, Lailler,
Legroux, Napias, Peyron, Emile Trélat. Rev Hyg Pol San 9 : 1062-102.
97. Napias H (1892) Sur les conditions de l’hygiène hospitalière en France. Rev Hyg Pol San 14 :
945-68.
98. Rapport présenté par M. Bourneville au nom de la 8e commission sur différents travaux à exécuter
à l’hôpital Saint-Louis (1881) Conseil Municipal de Paris, n° 70.
99. Rapport présenté par M. Bourneville au nom de la 4e commission sur la construction d’un labora-
toire et d’un cabinet de micrographie à l’hôpital Saint-Louis (1880) Conseil Municipal de Paris, n° 176.
Les enfants malades de la teigne… 41
100. Rapport présenté par M. Bourneville au nom de la 4e commission sur un projet de reconstruction
du bâtiment des bains externes à l’hôpital Saint-Louis (1877). Conseil Municipal de Paris, n° 54.
101. Réglement pour l’organisation du service médical dans les écoles municipales. Art. 1er : un
médecin choisi par le comité local de l’arrondissement sera attaché à chaque école communale de
garçons (…) art. 2 : ce médecin visitera au moins deux fois par mois, l’école soumise à son inspection :
il constatera l’état de santé des élèves et de la salubrité de l’école, consignera sur le registre d’inspection
le résultat de sa visite et en fera chaque mois rapport au comité local (…) le 16 avril 1836, signé Orfila
vice président. Cité in Riant A p. 214-4.
102. La médecine scolaire n’exista officiellement qu’à partir de la loi du 13 août 1943 qui rendit obliga-
toire l’examen médical de tous les enfants scolarisés. Les soins restaient toutefois la prérogative exclu-
sive du médecin traitant.
103. Galippe (1885) Instructions concernant les soins à donner aux dents et à la bouche chez les
enfants. Ann Hyg Pub Med légale 3 : 373-6.
42 Les cheveux
les règles élémentaires de l’hygiène scolaire qui concernent autant le terrain sur
2 lequel doit être bâtie l’école, que le mobilier scolaire, les dimensions des salles
de classe, l’enseignement de l’hygiène et l’examen attentif des élèves : « chaque
matin à l’ouverture de l’école, l’instituteur ou l’institutrice doit faire l’inspection de
propreté. Elle ne portera pas seulement sur la propreté de la figure, des mains, mais
particulièrement sur celle de la tête, sur l’état des cheveux. Des reproches devront
être adressés aux enfants malpropres afin que les parents sachent bien que l’école
communale est un lieu qu’il faut respecter et où l’on n’est pas reçu sans avoir pris ces
soins que l’hygiène et les convenances commandent […] l’examen de la tête demande
une attention spéciale ; en cas de doute sur une maladie du cuir chevelu, d’une
affection parasitaire ou d’une maladie plus générale (teigne, impétigo, variété de
scrofule…) le médecin de l’école devra être consulté104 ».
Le Guide hygiénique et médical de l’instituteurr précise l’attention que les maîtres
doivent porter à la propreté des enfants entrant à l’école : « la loi qui rend l’instruction
primaire obligatoire impose à l’administration un double devoir : instruire tous les
enfants qui lui sont confiés, préserver leur santé contre les dangers que peuvent lui
faire courir l’application des méthodes d’enseignement, l’aménagement des locaux,
la réunion d’un grand nombre d’élèves dans les écoles. Certes il faut que la France
forme des citoyens instruits, connaissant leurs devoirs et leurs droits ; mais elle doit
aussi faire des hommes robustes, aptes au service militaire, capables ainsi de servir
leur pays par leur intelligence et par leurs bras. Dans cette mission patriotique le
rôle de l’instituteur est capital ». La propreté des écoliers est un préalable à leur
admission dans la classe. L’instituteur doit s’en assurer : « toutes les parties du
corps seront passées en revue105, 106. Les auteurs insistent sur l’examen des pieds
– qui doit se faire à part – des oreilles, des dents et des cheveux : « l’enfant portera
ordinairement les cheveux courts ; les brosser avant de venir en classe, c’est le seul
moyen d’avoir la tête propre. À ceux qui auront des croûtes, on dira de consulter
un médecin car, contrairement au préjugé, cette présence de croûtes n’est pas un
indice de santé ». Les premiers symptômes des maladies de l’enfant – coqueluche,
diphtérie, épilepsie, gale, impétigo, rougeole, phtiriase – sont enseignés. La teigne
est décrite de manière assez précise, faveuse, tondante ou décalvante. Pour les deux
premières formes, le renvoi de l’élève est impératif ; pour la pelade, l’enfant peut
être toléré dans la classe à condition de « porter constamment (sic) une calotte107 ».
Quelle que soit la place donnée à l’instituteur dans la prophylaxie des maladies,
celui-ci ne pouvait assurer à lui seul le dépistage de toutes les maladies de l’enfant.
La présence de médecins dans les écoles était indispensable. À Paris, un arrêté
préfectoral du 13 juin 1879 disposa que chaque école soit visitée deux fois par mois
104. Riant A (1874) Hygiène scolaire. Influence de l’école sur la santé des enfants. Paris, Hachette,
p. 182-83.
105. Delvalle, Breucq A (1892) Guide hygiénique et médical de l’instituteur. Paris, Librairie classique
Fernand Nathan, p. 5 ; 8.
106. Guillaume P (2005) L’hygiène à l’école et par l’école. In : Bourdelais P, Faure O, eds. Les nouvelles
pratiques de santé. Belin, Paris, p. 213-26.
107. Delvalle, Breucq A (1892) Guide hygiénique et médical de l’instituteur. Paris, Librairie classique
Fernand Nathan, p. 9 ; 10 ; 22-24 ; 57. La pelade, dénommée ici teigne décalvante, était alors considérée
comme une forme de teigne donc contagieuse.
Les enfants malades de la teigne… 43
108. Cité in Mangenot (1887) De l’inspection hygiénique et médicale des écoles en France Rev Hyg
Police sanitaire 9 : 299-314.
109. Du Mesnil O (1880) De la surveillance médicale des écoles » Ann Hyg Pub Med légale 3 (3) :
76-92.
110. Mangenot (1893) La déclaration obligatoire des maladies contagieuses et l’inspection médicale
des écoles. Rev Hyg Pol Sanitaire 15 : 36-44.
111. Mosny E (1903) Buts de l’inspection médicale hygiénique des écoles publiques et privées. Op. cit.
112. Clippet F (1909) Bibliographie. Rev Hyg Pol Sanitaire 31 : 581-7.
44 Les cheveux
auquel rien ni personne ne semble pouvoir échapper, les crédits et les hommes
2 manquent, les conflits institutionnels et les intérêts corporatistes épuisent les
volontés les plus fortes113.
Dans ce climat de dépistage scolaire des maladies contagieuses, les dermatologues,
au premier rang de la lutte contre les teignes, s’efforcent d’associer instituteurs,
directeurs d’écoles et parents d’élèves. Charles Lailler (1822-1893), chef de service à
Saint-Louis114, recommandait aux parents de surveiller chaque jour le cuir chevelu
de leurs enfants et aux instituteurs de s’obliger chaque semaine à la même tache.
Il leur donnait quelques rudiments de dermatologie qui devaient leur permettre
de reconnaître les lentes, les poux et de suspecter une teigne tonsurante, un favus
ou une pelade. Dans tous les cas, l’enfant atteint devait être écarté de l’école et
quelques mesures de prophylaxie simples devaient être prises : « tenir la tête nue le
plus possible, même pendant les récréations dans les préaux ; donner la préférence à
des coiffures qui puissent se laver : casquettes ou calottes de toile l’été, bérets l’hiver ;
à la suite des jeux les garçons surtout ont presque toujours de la poussière en grande
quantité dans les cheveux ; il convient de leur faire laver la tête une fois par semaine
l’hiver, plus souvent l’été ; dans les écoles où il y a des internes, chacun doit avoir
sa, brosse, son peigne et sa brosse à peigne qui doivent être toujours très propres ;
tout enfant ayant eu la teigne et admis à nouveau à l’école après autorisation du
médecin, devra être l’objet d’une surveillance spéciale et soumis à une visite médicale
tous les quinze jours par trimestre115 ».
113. Faure O (1993) Les Français et leur médecine au xixe siècle, Belin, Paris, p. 241-69.
114. Mathieu A (1893) Charles Lailler. Ann Dermatol Syphil IV : 1101-8. Le docteur Lailler, médecin
de l’hôpital Saint-Louis (1822-1893) In : Bibliothèque Henri-Feulard, Hôpital Saint-Louis, Paris, cote
Mb 43.
115. Lailler Ch (1885) Instructions concernant les maladies contagieuses du cuir chevelu chez les
enfants à l’usage des parents, des instituteurs, institutrices, des directrices d’écoles. Ann Hyg Pub
Médecine légale s3 : 377.
116. Arnaud F (1888) Les teignes à Marseille. Notes historique et statistiques. Barlatier-Feyssat,
Marseille, p. 33.
Les enfants malades de la teigne… 45
117. Hygiène des écoles (1893) Ann Hyg Pub Med légale 3 : 569-73.
118. Rapport sur le traitement des teignes à l’hôpital Saint-Louis pendant le cours des années 1852,
1853 et 1854 par le docteur Bazin, Médecin de cet hôpital (1854). Paris, Imp de Simonet-Delaguette.
119. Dubrisay (1887) L’école des teigneux à l’hôpital Saint-Louis. Rev Hyg Police sanitaire 9 : 296-8.
120. Le 28 mars 1882 paraissait la « loi sur l’enseignement primaire obligatoire [Jules Ferry, ministre
de l’Instruction publique et des Beaux-Arts] dont l’article 4 stipulait que « l’instruction primaire est
obligatoire pour les enfants des deux sexes âgés de 6 ans révolus à 13 ans révolus ; elle peut être donnée
soit dans les établissements d’instruction primaire ou secondaire, soit dans les écoles publiques ou
libres, soit dans les familles, par le père de famille lui-même ou par toute personne qu’il aura choisie ».
46 Les cheveux
121. Création à l’hôpital Saint-Louis d’un traitement externe avec demi-pensionnat pour les enfants
atteints de la teigne (25 février 1886) Procès-verbal du Conseil de surveillance de l’Assistance publique
à Paris, p. 306-12.
122. L’Assistance publique reconnut le rôle de Lailler en donnant à cet établissement le 4 janvier 1894
le nom d’école Lailler. Attribution du nom de Lailler à l’école des teigneux de l’hôpital Saint-Louis
(4 janvier 1894). Procès verbal des séances du conseil de surveillance de l’Assistance publique.
123. À Rouen, un chalet-école pour enfants teigneux ouvrit ses portes en 1900 sur le modèle de Saint-
Louis. Rattachée au service de dermato-vénéréologie dirigée par Charles Nicolle, l’école des teigneux de
Rouen fonctionna jusqu’en 1905. Feltgen K (2011) Histoire de la prise en charge des enfants teigneux
dans les hôpitaux rouennais. Op. cit.
124. Ecole des teigneux à Saint-Louis (3 février 1887), Procès-verbal du conseil de surveillance de
l’Assistance publique, p. 4-5.
125. Carrère JC (1890) Etude sur le traitement de la teigne tondante. Résultats obtenus à l’école des
teigneux de l’hôpital Saint-Louis. Steinheil, Paris.
126. Isolement des contagieux (1887) Rev Hyg Pol Sanitaire 9 : 621-3.
Les enfants malades de la teigne… 47
Fig. 13 – Teigne tondante. Plaque caractérisée par l’aspect tomenteux de la peau, un piqueté dû
à la saillie des cheveux cassés et des bords mal délimités. Lailler Ch (1876) Leçons sur les teignes.
Delahaye, Paris, coll. bibliothèque Henri-Feulard, hôpital Saint-Louis, Paris.
127. Hôpital Saint-Louis création d’un hôpital école de teigneux (1er février 1894). Procès-verbal du
Conseil de surveillance de l’Assistance publique.
128. Feulard H (1886) Teignes et teigneux. Histoire médicale. Hygiène publique. Thèse pour le docto-
rat en médecine, Paris.
129. À Paris dans les années 1880, des lits pour enfants teigneux existaient dans trois hôpitaux :
Enfants-Malades (100 lits), Trousseau (70 lits), Saint-Louis (40 lits), ensemble qui ne permettait pas
de satisfaire à la demande. Feulard proposait de supprimer les lits de Trousseau et de les réunir aux 40
48 Les cheveux
Quoi qu’il en soit, la situation des enfants en attente de traitement – près de 300 au
début de l’année 1897 – réclamait une solution rapide et surtout un financement
qui se faisait désirer. Le Conseil de Surveillance de l’Assistance publique y insis-
tait : « les nouveaux bâtiments de l’école Lailler à l’hôpital Saint-Louis pourraient
être mis en service à partir du 1er juillet si nous possédions les ressources néces-
saires et je n’ai pas à vous dire combien est urgente l’ouverture de cette École ». Le
directeur de l’Assistance publique demanda au Conseil de Surveillance de « bien
vouloir émettre le vœu qu’une subvention spéciale de cent mille francs soit accordée
par le Conseil Municipal pour l’ouverture aux chapitres additionnels du Budget de
l’Assistance publique des crédits nécessaires pour faire face aux dépenses d’entretien
de la dite école pendant les 6 derniers mois de l’année 18977 130 ».
En dépit des propositions de Feulard, en fait isolées, le nouvel hôpital-école,
« hôpital central des teigneux » ouvrit ses portes à Saint-Louis le 12 juillet 1897.
Il se composait de deux parties : l’école A réservée aux teignes tondantes, située
à l’angle de la rue Bichat et de la rue Grange-aux-Belles. Au rez-de-chaussée se
lits de Saint-Louis, de maintenir aux Enfants-Malades les 100 lits, de créer dans cet hôpital une école-
dispensaire de 250 lits, d’agrandir l’école Lailler pour y installer 250 places en demi-pensionnat et de
créer en deux autres points de Paris des dispensaires-écoles de 100 places chacun ce qui aboutirait à
un total de 700 places de traitement externe. Feulard H (1894) Le traitement des teigneux à Paris. Rev
Hyg XVI : 510-22.
130. Ouverture d’un crédit spécial pour le fonctionnement de l’Ecole des teigneux pendant le
2e semestre 1897. Risler, Thomas Conseil de Surveillance de l’Assistance publique, séance du jeudi
3 juin 1897. Sabouraud insistait sur la nécessité de compléter l’école des teigneux par la mise en place
de mesures prophylactiques dans les écoles.
Les enfants malades de la teigne… 49
trouvaient les salles d’épilation et de pansement, les salles de classe et les réfectoires.
Le laboratoire municipal – confié à Sabouraud (1864-1938) – chargé de l’étude et
du traitement des maladies contagieuses de la peau et du cuir chevelu de l’enfance
et de l’adolescence était situé dans cette partie de l’école131. Les dortoirs occupaient
les étages supérieurs et pouvaient accueillir 147 garçons et 60 filles. L’école B était
réservée au favus et à la pelade et située dans la partie de l’hôpital Saint-Louis
faisant l’angle de la rue Saint-Maur et de la rue Grange-aux-Belles. Cette école
pouvait recevoir 40 garçons et 23 filles. L’infirmerie, commune aux deux écoles,
était contiguë à l’école B ; 15 garçons et 15 filles pouvaient y trouver place. Au
total, 300 enfants pouvaient être hospitalisés. Le délai avant d’obtenir une place en
internat restait élevé, environ 7 mois, en 1900132. Les enfants proches de la guérison
étaient isolés le plus possible de ceux encore contagieux. L’enfant considéré guéri
quittait l’école, muni d’un certificat provisoire spécifiant qu’il devait se présenter à
nouveau un mois plus tard au laboratoire de l’école pour subir un examen complet
du cuir chevelu. Si la question du traitement était assez bien codifiée celle de la
131. Tilles G (2009) Teignes et teigneux. Histoire médicale et sociale. Springer, Paris.
132. Pignot M (1900) Etude clinique des teignes. Hygiène publique et prophylaxie des teignes
tondantes en 1900 à Paris et dans sa banlieue. Steinheil, Paris.
50 Les cheveux
En résumé, pour n’en rester qu’à des questions de chiffres, la situation paraissait
d’autant plus grave que personne ne savait quoi faire de ces enfants qui avaient le
choix entre être « rejetés de l’école » et de ce fait n’être plus « ni surveillés ni instruits
par personne » ou bien continuer à fréquenter l’école et faire « en cinq ou six mois,
suivant le cas, 20, 30 ou 200 contagions ». Affirmant qu’une « école contaminée de
teigne est contaminée pour 10 ans », Pignot était même convaincu que les écoles
peuvent être contaminées dès leur ouverture et le rester jusqu’à leur disparition,
constituant ainsi un « un foyer de contamination perpétuel ». À cela s’ajoutait la
virulence de la contagion des teignes qui selon lui, était « plus grande que celle de
la coqueluche, de la rougeole ou des oreillons. » Enfin au cas où ce tableau n’aurait
pas été pas suffisamment alarmant, Pignot n’hésitait pas à évoquer la syphilis qui lui
semblait plutôt moins inquiétante que les inoffensives teignes : « plusieurs maladies
ne sont contagieuses que dans la première partie de leur évolution, comme la syphilis,
les teignes au contraire sont aussi contagieuses à leur dernier qu’à leur premier jour ».
La lutte contre les teignes peu présente dans les discours médicaux jusque dans
les années 1850 était devenue, pour certains, en quelques décennies une véritable
priorité sanitaire aggravant la crainte sociale à l’égard de ces enfants malades de
leurs cheveux. La radiothérapie, méthode nouvelle aux effets secondaires incon-
nus, trouva ici un terrain d’expérimentation idéal.
136. D’une manière inattendue les rayons X furent utilisés à la fois pour détruire les cheveux envahis
par les champignons microscopiques et pour « stimuler » la repousse des cheveux au cours de la
pelade. Tilles G (2008) Teignes et teigneux. Histoire médicale et sociale. Springer, Paris.
137. Sabouraud R (1904) Sur la radiothérapie des teignes, Ann Dermatol Syphil 5 : 577-87.
52 Les cheveux
Fig. 17 – Salle de radiothérapie des teignes installée au Laboratoire municipal de l’hôpital Saint-
Louis à Paris. In : Sabouraud R. Les teignes, Paris, Masson, 1910, p. 779, coll. bibliothèque Henri-
Feulard, hôpital Saint-Louis, Paris.
années l’école des teigneux fut pratiquement désertée138. Les cancers cutanés
survenant sur les mains des premiers expérimentateurs ne freinèrent pas l’enthou-
siasme des médecins. Les séances d’épilation furent abandonnées et les têtes des
petits teigneux offertes sans inquiétude aux ampoules génératrices de ces rayons
X dont il était bien difficile de mesurer l’intensité. Jusque dans les années 1950,
la radiothérapie resta le traitement de référence des teignes et les cuirs chevelus
de plusieurs centaines de milliers d’enfants furent irradiés139. Des pays investirent
massivement dans les infrastructures nécessaires. En Yougoslavie, dans les années
1950, les enfants teigneux furent l’objet d’un traitement de masse soutenu par
138. Tilles G (2008) L’histoire inachevée des enfants teigneux irradiés. Presse Med 37 : 541-6.
139. Cipollaro AC Brody A (1950) Control of tinea capitis. NY State J Med, 50, p. 1931-4.
Les enfants malades de la teigne… 53
l’Unicef. De 1950 à 1957, plus de 36 000 cas de teignes furent reconnus dont près
de 30 000 traités par épilation et radiothérapie. Le coût de traitement représenta
plus de 150 000 dollars pour l’Unicef (environ 1 million de dollars de 2009) et
35 millions de dinars pour le gouvernement yougoslave (soit environ 2,7 millions
de dollars de 2009140).
La radiothérapie des teignes se poursuivit jusqu’au début des années 1950 lorsque
la griséofulvine apporta un traitement enfin efficace et sans danger, la vraie
solution rêvée du traitement des teignes141.
Les premières conséquences délétères de l’utilisation des rayons X pour traiter les
teignes furent publiées dans les années 1960, apportant une conclusion tragique à
la longue histoire du traitement d’une maladie bénigne des cheveux rendue collec-
tivement angoissante par une construction épidémiologique et sociale. En 1966,
Roy et al., comparant deux groupes de près de 2 000 enfants teigneux traités soit
par radiothérapie, soit par d’autres méthodes épilatoires, observèrent un nombre
significativement plus élevé de leucémies et de tumeurs cérébrales chez les enfants
irradiés142. Des travaux israéliens ont apporté d’autres informations sur le devenir
des enfants teigneux irradiés : doublement du nombre de tumeurs malignes
cérébrales et de la thyroïde143, résultats confirmés en 1988144 et 1989145. Plus
récemment (2005), d’autres recherches sur la même cohorte d’enfants ont montré
que le risque de voir apparaître des tumeurs cérébrales persiste plus de 30 ans
surtout chez les enfants irradiés dès leur plus jeune âge146. Quant aux cancers de
la thyroïde, le risque augmente régulièrement jusqu’à 40 ans après l’irradiation147.
À côté des enfants authentiquement malades de la teigne, une place doit être réser-
vée à d’autres, atteints de pelade, maladie des cheveux aujourd’hui connue comme
sans relation avec une étiologie mycosique mais inspirant alors les mêmes inquié-
tudes de santé publique.
140. Shvarts S, Sevo G, Tasic M, Shani M, Sadetzki S (2010) The tinea capitis campaign in Serbia in
the 1950s. The Lancet ID 10 : 571-6.
141. Degos R, Rivalier E, Lefort P (1960) La griséofulvine. Ann Dermatol Syphil 87 : 121-44.
142. Roy EA, Brauer EW, Dove DC, Cohen NC et al. (1966) Follow-up study of patients treated by
X-ray for tinea capitis. Am J Pub Health Nations Health 56 (12) : 2114-20.
143. Modan B, Baidatz D, Mart H et al. (2002) Radiation-induced head and neck tumors. Lancet
1974 ; 1 : 277-9.
144. Ron E, Modan B, Boice JD et al. (1988) Tumors of the brain and nervous system after radiothe-
rapy in childhood. N Engl J Med 319 : 1033-9.
145. Ron E, Modan B, Preston E et al. (1989) Thyroid neoplasia following low-dose radiation in child-
hood. Radiat Res 120 : 516-31.
146. Sadetzki S, Chetrit A, Freedman L et al. (2005) Long-term follow-up for brain tumor develop-
ment after childhood to ionizing radiation for tinea capitis. Rad Res 163 : 424-32.
147. Sadetzki S, Chetrit A, Lubina A et al. (2006) Risk of thyroid cancer after childhood exposure to
ionizing radiation for tinea capitis. J Clin Endocrinol Metab 91 (12) : 4798-804.
Les enfants malades de la pelade :
« dans le doute, excluons » 3
148. Tilles G (2008) Teignes et teigneux. Histoire médicale et sociale. Paris, Springer.
149. Gruby D (1843) Recherches sur la nature, le siège et le développement du Porrigo decalvans ou
phytoalopécie. CR Acad Sci tome XVII : 301.
150. Lailler Ch (1878) Leçons cliniques sur les teignes. Delahaye, Paris, p. 81-93.
56 Les cheveux
Fig. 16 – Pelade plaques malades avec alopécie complète nettement délimitées et présentant l’as-
pect lisse et brillant de l’ivoire. Lailler Ch (1876) Leçons sur les teignes. Delahaye, Paris, coll. biblio-
thèque Henri-Feulard, hôpital Saint-Louis, Paris.
Besnier « tenait encore ferme pour la contagion de la pelade […] c’est à lui que j’ai
entendu dire, en voyant une plaque peladique située en bordure des cheveux sur
la tempe d’une jeune fille : quelle jolie place pour une moustache ! supposant que
la plaque était survenue après un baiser malheureux151, 152 ». Sabouraud lui-même
éprouvait une certaine difficulté à préciser les modalités de contagion de la pelade :
« la pelade est donc contagieuse, certainement contagieuse, mais peu contagieuse
ou bien elle demande pour se transmettre, certaines conditions réunies qui ne se
rencontrent pas toujours153 ».
En résumé, dans les années 1870-1880, les propos médicaux sur la contagiosité de la
pelade étaient un florilège d’incertitudes et l’attitude à l’égard des enfants scolarisés
divergeait selon les auteurs. Besnier et Hardy étaient persuadés d’avoir démontré
de manière « irréfragable » la contagiosité de la maladie à l’aide d’exemples surve-
nus dans les collectivités d’enfants et d’adultes : écoles, régiments, familles, par
échanges de bonnets, casquettes, contact direct ou par l’intermédiaire d’oreillers. La
survenue d’une « épidémie » de pelade parmi les sapeurs pompiers de Paris frappa
151. Sabouraud R (1936) Mes hôpitaux. Archives de l’Institut Pasteur, SAB 1-4.
152. Besnier E, Doyon A (1891) In : Kaposi M, Leçons sur les maladies de la peau. Tome II, Seconde
éd., Masson, Paris.
153. Sabouraud R (1895) Diagnostic et traitement de la pelade et des teignes de l’enfant, Rueff, Paris,
p. 24.
Les enfants malades de la pelade : « dans le doute, excluons » 57
154. Ollivier A (1887) La pelade et l’école. Rev Hyg Police Sanitaire 9 : 195-202.
155. Delpech (1880) Premiers symptômes des maladies contagieuses qui peuvent atteindre les jeunes
enfants. Paris, JB Baillière, p. 27-8.
156. Ollivier A (1887) « La pelade et l’école ». Rev Hyg Police Sanitaire 9 : 195-202.
157. Cité in : Guide hygiénique et médical de l’instituteur. p. 80-1.
58 Les cheveux
158. Deshaye (1894 ) De la teigne dans les écoles. Rev Hyg Police Sanitaire 16 : 448-52.
159. Besnier E (1888) Bull Acad Med 185.
160. Leloir H (1888) De la pelade et des peladoïdes. Bull Acad Nat Med t19, s3 : 936-45.
Les enfants malades de la pelade : « dans le doute, excluons » 59
les peladeux étaient placés dans les mêmes salles que les teigneux proprement dits.
Deux d’entre eux contractèrent la teigne tondante et un troisième la teigne faveuse.
Jamais la transmission ne s’est faite en sens inverse161 ».
La controverse devint suffisamment préoccupante pour que l’Académie de
Médecine, arbitre officiel des contestations, nommât le 27 décembre 1887 une
commission – composée Hardy, Bergeron, Fournier, Cornil, Bucquoy, Ollivier, Le
Roy de Méricourt, Vallin, Vidal et Besnier, rapporteur – chargée de faire la lumière.
De nombreux arguments semblaient plaider pour une étiologie infectieuse encore
non démontrée, plus ou moins associée à des éléments encore moins démontrés,
psychiques ou pour reprendre l’expression de l’époque « trophonévrotique. » Les
premières lignes du rapport soulignent les incertitudes de la science en la matière :
« cette question est d’une difficulté exceptionnelle ; dans les pelades tout est étrange,
extraordinaire, irrégulier, presque tout incompréhensible et inexplicable. » Besnier
se déclarait très perplexe sur la question de la contagiosité et peu contraignant sur
l’exclusion des enfants des écoles : « à cela, deux raisons considérables : la première,
c’est que, pour tout observateur attentif, la contagion directe de la pelade ne s’exerce
que dans des conditions assez faciles à éviter, et que la contagion indirecte, dans les
endroits où le peladique est signalé et connu, est aisée à conjurer à l’aide de quelques
précautions fort peu onéreuses ; la seconde, c’est que jamais la nature microphytique
de la pelade n’a pu être sérieusement établie ». En résumé, la commission affirmait
de manière évasive que « la pelade vulgaire est transmissible, mais à sa manière162 ».
À chaque médecin de se contenter de ces conclusions académiques.
Avec quelques décennies de recul et après avoir lui-même succombé à l’étiologie
infectieuse de la pelade, Sabouraud résumait avec humour les grandes lignes de
ces discussions françaises : « vers 1843, la pelade était connue, cataloguée, décrite
et personne ne la croyait contagieuse. À ce moment survint Bazin […] Avec une foi
de catéchumène […] Bazin voulut loger les trois parasites décrits par Gruby. L’un
était acquis au favus, le deuxième à la teigne tondante, Bazin attribua sans hésita-
tion aucune le troisième à la pelade. Cazenave eut beau dire et faire, il eut beau
refuser de croire à la pelade contagieuse, au vitiligo dermophytique et même s’en
moquer avec beaucoup d’esprit […] tout plia devant l’affirmation magistrale de son
contradicteur ; la pelade devint contagieuse en 1853 avec les Leçons sur la nature
des teignes ; elle l’est restée jusqu’aux environs de 1900. Une fois de plus nous avions
placé le cœur à droite et le foie à gauche163 ».
La pelade qui ne nécessite plus d’éviction scolaire est une maladie d’étiologie
inconnue dont les traitements sont souvent décevants.
164. Alibert JL (1835) Monographie des dermatoses ou précis théorique et pratique des maladies de la
peau. 2e éd., tome 1, Paris, Germer Baillière, p. 435-6.
165. Alibert JL (1835) op. cit. Paris p. 492-3.
62 Les cheveux
qu’on fît trêve à leurs déchirantes souffrances, quand ceux-ci ne répondaient que par
4 des avertissements sévères166. »
Quelques décennies plus tard, Lailler se montrait lui aussi attentif à apporter
aux enfants malades de la teigne une relative compensation à leur inconfort
affectif et social. En les regroupant dans une communauté de malades à l’inté-
rieur d’un hôpital, il pensait leur éviter l’exclusion sociale que représentaient
l’éviction scolaire et le vagabondage qui souvent en résultait. Les témoins,
non-médecins, rapportaient les efforts faits par l’administration hospitalière
pour créer une qualité de vie – expression alors anachronique – propice à un
certain épanouissement physique et moral. L’école des teigneux était même
considérée par les observateurs les plus enthousiastes de l’œuvre hospitalière
et municipale, comme un lieu de bonheur où les enfants malades, pauvres,
trouvaient la guérison par les soins, l’hygiène, l’exercice, l’éducation et le
respect du drapeau de la République : « ces petits ont faim souvent en arriv-
ant à l’école et ils savent qu’une bonne soupe les attend, toute fumante, dans
les assiettes, d’une propreté scrupuleuse. À mesure qu’ils arrivent […] les élèves
déposent à leurs numéros leurs coiffures et leur vêtement de sortie […] Sur la
table, dans la salle à manger, des fleurs, toujours des fleurs, parce que l’on veut
de la gaieté et que les fleurs écloses parlent de gaieté et de jeunesse. Après cette
première station, fort agréable, on entre en classe. […] Le docteur et les internes
viennent faire leur visite ; on examine, on prescrit ; les pansements se font avec
soin, grattage, lavage, raclage, épilation, coupe de cheveux très ras, au ciseau car
on ne sert pas du rasoir pour découvrir les parties malades. […] Les pansements
épilés, les têtes sont enveloppées de linges blancs, sorte de madras sous lesquels
les visages, bien portants ou pâlis par l’anémie ambiante des faubourgs, ont de
singulières expressions. […] Et tous ces enfants là sont vraiment heureux : ils se
sentent entourés, soignés, aimés. […] Écoutez-les, pendant leur récréation […]
ce sont des cris où s’ébattent la jeunesse et la santé […] Or quand leur corps
prend ainsi de l’exercice en liberté, quand leur esprit est sollicité de s’éveiller
à l’enseignement, comment ces enfants auraient-ils le temps de souffrir ? La
douleur du traitement s’efface promptement avec la distraction de l’étude et des
jeux […] L’administration, elle aussi a bien fait les choses : elle a voulu que son
école ait sa distribution des prix […] L’amphithéâtre de la Faculté, au fond de
la grande cour, s’ouvre pour cette solennité et une humble et rustique coquetterie
préside à sa décoration […] Aux angles nos trois couleurs vibrantes, bleu, blanc,
rouge, tout ce qui est clair, tout ce qui est beau, tout ce qui est pur ! […] Rien
de plus poignant que toutes ces têtes enserrées dans leur coiffure blanche167, 168. »
166. Alibert JL (1835) Monographie des dermatoses ou précis théorique et pratique des maladies de la
peau. 2e éd., tome 1. Germer Baillière, Paris, p. 301.
167. Roger-Milès L (nd) La Cité de Misère, Marpon et Flammarion, Paris, p. 169-81.
168. Dubrisay (1887) L’école des teigneux à l’hôpital Saint-Louis. Rev Hyg Police Sanitaire 9 : 296-8.
Évaluer la qualité de vie des malades du cheveu 63
169. Consoli SG (2004) Echelles de qualité de vie et facteurs psychologiques in Grob JJ (2004) Qualité
de vie et dermatologie, p. 87-93. Flammarion Médecine Sciences, Paris.
170. Grob JJ (2004) Qualité de vie et dermatologie. Flammarion Médecine Sciences, Paris.
171. Revuz J (2000) Index de qualité de vie en dermatologie. Ann Dermatol Venereol 127 : 2S7-2S8.
172. Grob JJ, Auquier P (2004) Spécificités des maladies dermatologiques. Conséquences sur la qualité
de vie et la santé publique, in Grob JJ (2004) Qualité de vie et dermatologie, p. 41-47. Flammarion
Médecine Sciences, Paris.
173. Beard HO (1986) Social and psychological implications of alopecia areata. J Amer Acad Dermatol
14 : 697-700.
64 Les cheveux
174. Kligman AM, Freeman B (1988) History of baldness. From magic to medicine. Clin Dermatol
6 : 83-8.
175. Moerman DE (1988) The meaning of baldness and implications for treatment. Clin Dermatol
6 : 89-92.
176. Cash TF (1999) The psychological consequences of androgenetic alopecia : a review of the
research literature. Br J Dermatol 141 : 398-405.
Évaluer la qualité de vie des malades du cheveu 65
177. Leplège A (1999) Les mesures de la qualité de vie. Que sais-je ? PUF.
178. Van der Donk J, Passchier J, Dutree-Meulenberg ROG, Stolz E, Verhage F (1991) Psychological
characteristics of men with alopecia androgenetica and their modification. Int J Dermatol 30 : 22-8.
179. Leplège A, Hunt S (1997) The problem of quality of life in medicine. JAMA 278 : 47-50.
180. Sabouraud R (1934) Le médecin hors la médecine, Masson, Paris, p. 1 ; 2 ; 16.
66 Les cheveux
plus loin), le retentissement psychologique est, pour l’essentiel, observé chez des
4 patients dont l’alopécie androgénétique est le motif de consultation181.
Quoi qu’il en soit, en matière d’évaluation de la qualité de vie, trois évolutions
méritent d’être retenues : les questionnaires d’abord normatifs, maintenant subjec-
tifs, s’attachent à mieux connaître la perception du patient ; ils concernent de
plus en plus une maladie précise ; enfin, ces questionnaires ne sont plus unique-
ment anglo-saxons nécessitant des adaptations culturelles à la traduction182. Le
VQ Dermato (1999) et le Skindex (2003) sont les outils d’évaluation spécifiques
des maladies de la peau validés pour une utilisation en France183, 184. Le Skindex
étudie trois dimensions spécifiques : le fonctionnement (bien-être, relation…),
les émotions (colère, haine, humiliation…), les symptômes physiques (douleur
du cuir chevelu, prurit…). En matière d’alopécie, le Hairdex version adaptée du
Skindex et le VQ Dermato semblent les échelles de mesure de qualité de vie les
mieux adaptées185. Le Hairdex ajoute aux dimensions du Skindex, la confiance en
soi et le vécu de l’alopécie. Robert et Berbis proposent un questionnaire proche de
ces échelles de mesure, composé de 23 items répartis en 5 chapitres qui prennent
en compte les attentes du malade en matière de traitement : vécu corporel (« Êtes-
vous fatigué ? » « Êtes-vous angoissé ? »…), vie émotionnelle (« Êtes-vous souvent
triste ? » « Pensez-vous souvent à votre alopécie ? »…), estime de soi (« Avez-vous
l’impression que tout le monde remarque votre alopécie ? » « Vous sentez-vous
inférieur aux autres ? »…), vie relationnelle (« Vous isolez-vous ? » « Avez-vous
peur de ne pas être aimé ? »…), importance du traitement (« Souhaitez-vous un
traitement de votre alopécie186 ? »).
Outre les questions qui concernent le vécu des malades, les questionnaires d’éva-
luation de la qualité de vie permettent aussi d’évaluer l’intérêt de telle ou telle
thérapeutique notamment du point de vue du malade. Ainsi, certains traitements
jugés utiles par les cliniciens ont dû être laissés de côté soit en raison d’une effica-
cité inférieure à ce que les patients jugeaient nécessaires pour améliorer leur qualité
de vie, soit en raison d’effets secondaires que les médecins considéraient comme
acceptables alors que les malades les décrivaient comme incompatibles avec leurs
attentes en termes de qualité de vie, soit encore parce que les modalités d’utilisa-
tion qui semblaient simples aux cliniciens imposaient aux patients des contraintes
inacceptables187.
188. Storer JS, Brzuskiewicz J, Floyd H et al. (1986) Review : topical minoxidil for male pattern
baldness. Am J Med Sci 291 : 328-33.
189. Passchier J, van der Donk J, Dutré-Meulenberg ROG, Stolz E, Verhage F (1988) Psychological
characteristics of men with alopecia androgenetica and effects of topical treament with topical minoxi-
dil. Int J Dermatol 27 : 441-6.
190. Van der Donk J, Passchier J, Dutree-Meulenberg ROG, Stolz E, Verhage F (1991) Psychological
characteristics of men with alopecia androgenetica ans their modification. Int J Dermatol 30 : 22-8.
191. Cash TF (1992) The psychological effects of androgenetic alopecia in men. J Amer Acad Derma-
tol 26 : 926-32.
192. Passchier (1998) Quality of life issues in male pattern hair loss. Dermatology 197 : 217-8.
68 Les cheveux
médecin pour une alopécie androgénétique ont pu être considérés comme ayant
4 des troubles psychologiques.
À côté des travaux menés sur des hommes, en 1992 Cash et al. ont conduit une
étude sur l’impact psychologique de l’alopécie androgénique chez les femmes. La
population étudiée provenait de deux centres dermatologiques de San Francisco,
96 femmes de 36,6 ans d’âge moyen, la plupart blanches, et 60 hommes de 31,3 ans
d’âge moyen en majorité blancs. Des questionnaires d’évaluation de l’image corpo-
relle, de la personnalité leur étaient remis. Les conséquences psychosociales liées à
la perte de cheveux étaient évaluées à l’aide d’un questionnaire plus spécifique. Le
groupe témoin était constitué de 56 femmes sans alopécie androgénique en traite-
ment pour des maladies de la peau non visibles en public. Les auteurs concluaient
à l’existence de réels effets psychologiques délétères liés à la perte des cheveux
chez les femmes. Comparé au groupe témoin, les femmes atteintes d’alopécie
androgénique rapportaient davantage d’anxiété sociale, de diminution de l’estime
de soi et de bien-être psycho social. D’une manière générale, hommes et femmes
étaient d’autant plus perturbés par leur perte de cheveux qu’ils ou elles étaient plus
attentifs à leur apparence. L’auteur concluait sans véritable surprise que l’impact
psychologique des alopécies androgéniques est plus marqué chez la femme que
chez l’homme, deux fois plus de femmes que d’hommes estimant être « très » ou
« extrêmement » contrariées par la perte de cheveux. Les patientes craignaient que
la perte de cheveux devienne de plus en visible et ait d’importantes conséquences
dans leur vie en société. Beaucoup s’efforçaient de compenser l’affaiblissement
de leur image sociale en modifiant leur coiffure et leur apparence dans le but de
restaurer l’intégrité de leur image corporelle. Seul le sentiment de paraître plus âgé
était plus marqué chez l’homme, un quart d’entre eux admettant que la perte de
cheveux était extrêmement contrariante193.
Dans une étude sur 116 patients (64 hommes et 52 femmes) consultants dans
un service de dermatologie pour alopécie androgénétique, Maffei et al. confir-
maient les résultats de Cash et concluaient que la prévalence des troubles de la
personnalité était plus élevée chez ces patients que dans la population générale.
Les résultats incitaient les auteurs à penser que l’existence de troubles psycholo-
giques préexistants avaient rendu les patients plus vulnérables et avaient facilité
le développement de perturbations psychologiques en relation avec la perte de
cheveux194. Contrastant avec plusieurs autres travaux antérieurs, la prévalence
des troubles de la personnalité n’était pas plus élevée chez les femmes que chez
les hommes.
Une des principales difficultés posées par ces études, bien soulignée notam-
ment par Girman et al., concerne l’existence de biais de recrutement. En effet,
la plupart des publications sur l’impact psychologique de la chute de cheveux a
concerné des hommes recherchant l’attention médicale ou en tout cas des échan-
tillons non aléatoires qui ne permettaient pas d’élargir les résultats à l’ensemble
193. Cash TF, Price VH, Savin RC (1993) Psychological effects of androgenetic alopecia on women :
comparisons with balding men and with female control subjects. J Amer Acad Dermatol 29 : 568-75.
194. Maffei C, Fossati A, Rinaldi F, Riva E (1994) Personality disorders and psychopathologic
symptoms in patients with androgenetic alopecia. Arch Dermatol 130 : 868-72.
Évaluer la qualité de vie des malades du cheveu 69
195. Girman CJ, Rhodes T, Lilly FRW, Siervogel RM, Patrick DL, Chumlea WC (1998) Effects of self
perceived hair loss in a community sample of men. Dermatology 197 : 223-9.
196. Kalick SM (1994) Psychological characterisitics of alopecia patients. Arch Dermatol 130 : 907-8.
70 Les cheveux
tion de soi qui n’est pas liée de manière significative avec la sévérité de la
4 maladie197. La vie en société était affectée autant que pour les patients atteints
de dermatite atopique, de psoriasis ou d’urticaire chronique. La vie sociale et
le confort psychologique étaient plus affectés par la pelade que par l’hidrosa-
dénite, maladie prise comme référence en raison de son implication dans de
nombreux aspects de la qualité de vie. Les paramètres sociodémographiques
n’avaient pas d’impact sur la qualité de vie des patients peladiques, sauf pour
les activités de loisir chez les femmes.
Françoise Gründ
La chevelure, marqueur d’identité individuelle
et sociale 1
LA PROBLÉMATIQUE IDENTITAIRE
Très souvent, au cours d’une conversation courante, la désignation d’un individu
se fait, dans un premier temps, grâce à l’aspect du sommet de sa personne – en
général, à la hauteur des yeux de l’autre – et, par conséquent, de l’état de sa cheve-
lure. « Le grand blond », « la brunette », « le chauve », « l’homme aux cheveux
blancs », « la dame au chignon gris », « l’adolescente à la tignasse rousse », « le jeune
homme crépu », « la fille aux boucles d’or », « la femme aux cheveux d’ébène », etc.,
génèrent des images mentales réduites, mais significatives, qui servent de signes de
reconnaissance des êtres.
La couleur du cheveu, sa texture, son abondance, la forme de la coiffure compo-
sent souvent les premiers indicateurs d’identification ou de reconnaissance.
Quelquefois, la chevelure devient un facteur administratif, jugé indispensable pour
déterminer l’aspect du citoyen. Ainsi, dans les pays occidentaux, comme dans de
nombreux autres, la couleur des cheveux, inscrite sur le passeport, figure au même
titre que la taille de l’individu et la teinte de ses yeux.
Bien plus que soumise à un signe d’identification, il arrive que la personne se
définisse par l’unique apparence ou fonction de sa chevelure, et devienne ainsi une
sorte de prototype.
Angela Davis, chanteuse américaine, Bob Marley, chanteur jamaïcain, se carac-
térisent autant par leur voix que par leur chevelure. Ils lancent un style dont la
jeunesse de l’époque s’empare. Leur chevelure, pour l’une en boule mousseuse
et pour l’autre en enchevêtrements de dreadlocks, devient le signal de contes-
tation d’une société conventionnelle et politiquement marquée, de leurs pays
respectifs. Volontairement, ils affichent leurs opinions, dans leur apparence de
marginalité.
Ils rejoignent, de façon paradoxale, le même esprit que la Marie-Madeleine de la
Bible, et les Madeleine de la fable, qui se trouvent perçues comme les séductrices
ou les saintes, porteuses d’une chevelure opulente et mythique. Leur l’histoire se
change en celle de la somptueuse parure, qui s’allonge ou épaissit, malgré les jeûnes
et les privations, dans certains cas de dolorisme sacré. Ces femmes pénitentes,
mais révoltées, qui, de leurs cheveux, essuient les pieds du visiteur, venu s’asseoir
dans la maison, le Christ, deviennent brusquement libres, c’est dire, libérée du
poids du péché, par la parole inspirée.
76 Les cheveux
« Cheveux, mes beaux cheveux, entourez-moi. Vous êtes plus beaux et plus lumineux
1 que les rayons que le soleil répand, lorsqu’il couvre, avec eux, le ciel » dira la Marie-
Madeleine du Siècle d’Or, par l’écriture de Lope de Véga199.
La chevelure détermine une esthétique, une source d’inspiration, des formes de
poésie.
La poétique des cheveux doit beaucoup à la peinture, à la littérature, au cinéma,
dans la civilisation occidentale. Elle se trouve aussi redevable aux rituels, chez les
peuples africains, asiatiques et des Amériques.
Dans la recherche de preuves, pour reconnaître, condamner ou innocenter un
individu, le cheveu comme le poil contiennent la clé génétique de l’identité, révélée
depuis peu, grâce à une technologie spécifique. Il suffit, actuellement, d’un cheveu
pour que l’auteur du crime se démasque ou s’esquive.
La chevelure, la toison pubienne, le poil touchent à l’intime et révèlent parfois des
informations qui se dissimulent ou s’exhibent, selon le type de société envisagée.
Le velu, qui relie l’humain à l’animal, souligne les éléments troubles ou énigma-
tiques du révélé et du caché. Certains psychologues soutiennent que le petit de
l’homme, souffre, dès sa naissance, de ne pouvoir s’accrocher et se réfugier dans
l’épaisseur de la toison maternelle ou paternelle. La peau, presque nue et lisse de
ses géniteurs, lui cause une frustration dont il ne parviendra pas à se débarrasser.
Les spécialistes (surtout russes et vivant dans les pays balkaniques) désignent ce
manque comme « la nostalgie du velu200 ».
UN MARQUEUR SOCIAL
Au sein des sociétés méditerranéennes, les cheveux des femmes devaient (et
doivent encore en ce qui concerne plusieurs pays) se cacher, sous des étoffes, des
chapeaux, des dentelles, des voiles, des foulards, plus ou moins épais.
Dans l’Égypte du début du xxe siècle, en principe, seules les prostituées sortent la
tête découverte. Les noms de « celle qui marche, en cheveux » ou de « celle dont les
cheveux ondulent » caractérisent, depuis le xvie siècle, les créatures qui monnaient
un acte sexuel. En fait, seules les femmes et les jeunes filles de la bourgeoisie
égyptienne, occidentalisée, se déplacent en public, « tête nue ». La critique sociale
s’estompe avec la mondialisation. La remarque vaut pour presque tous les pays
musulmans, sauf ceux régis par un ordre religieux étatique.
De façon prévisible, certains fondamentalistes israéliens prônent, depuis 2010, la
mise hors de vue et hors d’atteinte des zones « sexuelles » de la femme : ses jambes,
sa voix… sa chevelure.
Les femmes âgées – habitant surtout les villages – de Sicile, de Grèce, de Crète,
d’Espagne, d’Albanie, de Croatie et de nombreuses régions des Balkans ne se
montrent pas au regard des autres, sans que leurs cheveux ne soient couverts.
199. de Vega L (1916) La mejor enamorada, la Magdalena. Real Academia, Madrid, T II.
200. Propp W (1928) Morphologie du conte. Le Seuil, Paris, 1970.
La chevelure, marqueur d’identité individuelle et sociale 77
Dieu choisirait donc la longueur des cheveux de l’être humain pour symboliser sa
1 relation avec lui et l’autorité qu’il détient sur chacun202.
La Bible déclare ainsi la honte pour une femme aux cheveux coupés ou rasés. Sa
chevelure, longue et non coupée, représente « une fierté pour elle, car elle devient
signe de sa soumission affectueuse, envers son mari ou son père et son dieu ». Toute-
fois, le Livre n’en explique pas les raisons.
De l’autre côté, c’est une indignité pour un homme de laisser pousser ses cheveux,
sans les couper. Car, un homme qui coupe ses cheveux, reflète sa soumission
envers Christ ; les cheveux non coupés montreraient sa rébellion religieuse. Là
encore, même obscurité !
Que penser alors de la représentation du Christ, à partir du xie siècle, dans la
sculpture et la peinture européenne, avec des cheveux bouclés, lui tombant sur
les épaules ? Dans le même temps de l’histoire, ses contemporains juifs, romains,
nabatéens et arabes se présentaient, dans les œuvres d’art ou les récits, avec des
cheveux presque ras, des bonnets ou des turbans, qui ne laissaient place à aucune
ambiguïté. Les artistes voulaient-ils souligner l’androgynéité du « fils de l’homme »
ou bien, par suite, son absence totale de désir sexuel ? La question demeure.
Chez les juifs, les conseils de la Torah entraînent vers des comportements, en
matière capillaire, à la fois précis et différents, des vrais pieux et des croyants plus
tièdes. La chevelure, selon le Zohar, reste une partie taboue du corps humain,
interdite à la vue, à l’intérieur comme à l’extérieur du logis familial. Les femmes
juives pieuses se raseraient la tête ou porteraient une perruque, mais éviteraient
le voile.
À l’origine, dans le monde hébraïque, une femme qui se voile s’adonne à la prosti-
tution. « Juda la vit et la prit pour une prostituée, parce qu’elle avait couvert son
visage 203 ».
L’action ritualisée, chez les hommes musulmans, de se raser entièrement le corps,
chevelure comprise, au moment du pèlerinage à La Mecque, fait surgir une autre
idée : les cheveux, comme les poils, constituent des matières impures. Le croyant,
qui doit rester « intact comme un nouveau né », s’oblige à se débarrasser de « la
souillure », à certains moments de sa vie.
Le Coran précise, toutefois, que l’action de rasage peut se limiter au geste symbo-
lique de l’arrachage, ou même de la coupe de trois cheveux seulement, mais
beaucoup de musulmans ignorent actuellement cette distinction.
Autre paradoxe chez les musulmans : seuls les cheveux des hommes peuvent être
assimilés à l’urine et aux excréments, à certains moments de rituels. Bien que les
femmes s’épilent avec soin les jambes, les aisselles et le pubis, elles se glorifient
de leur chevelure, qui doit rester intacte, saine, même pendant le pèlerinage à
La Mecque, mais, dissimulée sous un voile, parce que trop précieuse, trop tentante,
trop provocatrice ; un trésor irrésistible au désir des hommes, inventeurs des
règles de l’islam !
Cependant, les ulémas recommandent aux hommes de soigner leur chevelure.
TROUBLES DE L’IDENTITÉ
Les cheveux changent naturellement de texture et de couleur. Et cette modifi-
cation, visible d’une partie privilégiée du corps, caractérise l’homme comme la
femme et affecte souvent leur comportement de façon excessive. En outre, le
traitement fait aux cheveux par les coiffures, l’ajout d’ornements et d’artifices, les
coupes, les teintures et les transformations plus profondes, contribue à composer
avec la matière en question, un terrain de transformation.
Dans le champ de l’identité individuelle, l’état des cheveux souligne la fuite du
temps, à la manière d’un inexorable calendrier.
Ces paroles de Pénélope, au retour d’Ulysse, mettent l’accent sur le changement
de couleur de leur chevelure respective, signe de l’approche de la mort, non sans
provoquer de l’effroi :
« Au malheur, les dieux nous ont condamnés,
Qui ne voulurent point que nous puissions côte à côte,
Jouir de nos vertes années en fleur,
Et qu’avec le temps, peu à peu,
L’un voit blanchir la chevelure de l’autre 204… »
Dans la même veine, Pétrarque évoque la tragédie amoureuse, confondue avec le
temps perdu :
« Et sans doute elle m’aurait répondu ?
En soupirant quelque sainte parole
Avec nos visages changés tout comme sa chevelure et la mienne205 »
La couleur de la chevelure donne autant des indications sur l’âge que sur la
position sociale, dans des cas bien précis. Une teinte foncée, mais chaude, renforce
l’idée de séduction et de domination, chez des sujets vieillissants, dont la chevelure
s’éclaircit ou blanchit.
Certains personnages médiatisés du xxie siècle fournissent des exemples révéla-
teurs. Silvio Berlusconi, qui se considère comme un séducteur de jeunes femmes,
se fait teindre les cheveux en brun-châtaigne. L’ex-président Ben Ali de Tunisie ne
se montrait plus en public, depuis quelques années, lui aussi, qu’avec une teinture
capillaire auburn. Le raïs égyptien Moubarak se teignait en roux foncé. Le Colonel
Kadhafi colorait également de brun sombre – couleur de terre – les boucles, qui
lui tombaient encore autour du front. Il convient de noter que, dans les pays
musulmans, l’usage du henné, plus ou moins concentré, reste licite, (car considéré
comme un soin), alors que la teinture noire, pour les hommes âgés, est prohibée
par les hadith, commentaires du Coran.
L’image photographique et cinématographique de la chevelure modifiée entretient
soigneusement l’équivoque et le brouillage identitaire.
En 2011, le film La dame de Shanghaï, tourné en 1946, ressort en salle. Le Monde, du
23 janvier, présente cet événement, avec un titre accrocheur : « Quand Orson Welles
coupait les cheveux de Rita Hayworth ». L’article mentionne que Orson Welles « fait
204. Homère (1999) Odyssée. Actes Sud, Collection Babel (nouvelle édition), Arles.
205. Pétrarque, Sonnets à Laure.
80 Les cheveux
subir un traitement de choc à Rita Hayworth. Pour créer son personnage de femme
1 fatale, il fait couper et teindre en blond, les cheveux de celle qui fut une des rousses
flamboyantes d’Hollywood. Cette transformation capillaire sera un des arguments
publicitaires, utilisés pour la campagne de lancement du film ».
De même que l’aspect du pelage animal (des chiens, des chats, des chevaux, etc.)
reflète le fonctionnement de leur corps, les cheveux humains donnent des indica-
tions sur l’état de santé de l’individu. En général, une chevelure terne et rare montre
que des perturbations surgissent ou s’installent, tandis que des cheveux brillants
et pleins de souplesse affichent des signes de santé. Les marques publicitaires de
shampoings, mais aussi d’aliments et d’alicaments spécialisés, ne manquent pas de
cibler cette vision optimiste, résultant de l’usage et de l’absorption de substances
recommandées.
La chevelure, cette partie filamenteuse, existant dans la nature, sur les animaux,
comme sur les humains, demeure une énigme. Vivante, active, dans le sens où
elle réagit à de nombreuses stimulations (vent, pluie, climat sec, imprégnations de
matières diverses), elle reste, cependant, insensible à la douleur.
Les moutons, les chèvres, les chiens, les chevaux, tondus ou épilés régulièrement,
sans aucune souffrance ou lésion, montrent le miracle de la régénération perma-
nente de cette partie du corps, la toison, les poils, la fourrure, la crinière, la cheve-
lure.
La masse des cheveux constituerait un espace particulier, plus ou moins maîtri-
sable. Cette vision d’un territoire, à la fois indissociable du corps, mais indépen-
dant de lui, se réfléchirait dans l’intériorité de la conscience, créant ainsi un
phénomène entraînant le jaillissement de séries d’images : dialectique de l’intérieur
et de l’extérieur, limites de la sensibilité, dualité entre croissance et déperdition,
liens entre les mondes perceptibles et non perceptibles, jeux sur la mesure, la limite
et le prolongement.
Le chamanisme boréal, celui des Bouriates, des Toungouses, des Iakoutes utilise la
représentation métaphorique de la chevelure, dans le façonnage des couronnes et
des masques rituels. Les chamanes d’Amérique du Nord bordent de franges les robes
cérémonielles ainsi les vestes. Et bon nombre de personnes, portant des jaquettes aux
manches frangées, dans les années 1970, ignoraient qu’elles devaient cette mode à
l’inspiration des pratiques du chamanisme et de la symbolique de la chevelure.
Le filamenteux, copiant les cheveux, instaurerait un lien multiple, entre les diffé-
rents mondes : celui de la terre avec celui de l’eau, celui du sous-sol ou des airs. Les
excroissances filiformes peuvent être de cuir, de peau ou de textile, mais également
de métal.
La forêt devient un sujet de comparaison récurrent, comme dans le poème d’Albert
Samain :
« Le vent tourbillonnant qui rabat les volets,
Là-bas, tord la forêt comme une chevelure 2066 »
Les cheveux, cette partie vivante, mais insensible du corps humain, peuvent être
coupés, frisés, lissés, ébouriffés, et teints. Ils représentent un fragment corporel,
sur lequel l’individu possède le loisir d’agir, d’exercer son bon vouloir, sa fantaisie,
sa domination.
D’où vient la curieuse habitude des mâles, en ce début du xxie siècle, à se tondre le
crâne ? Nostalgie pharaonique ? Influence africaine ? Nostalgie de la force, dépour-
vue d’émotion des hommes des stades ? Mimétisme des lutteurs, des joueurs de
football, des acteurs terrifiants de films ?
Aujourd’hui, dans de nombreux pays d’Afrique, les femmes aux cheveux crépus
de naissance obéissent à la mode du défrisage et de l’allongement. Cette coûteuse
habitude répond plus qu’à une mode, mais signe une volonté de transformation de
la nature. Le corps idéal, depuis les Indépendances, en particulier, semble devoir
être surmonté d’une chevelure lisse et tombant, au moins, sur le cou. Les longues
périodes de colonisation occidentale comptent, certainement pour beaucoup, dans
cette attitude.
Les ritualistes africains inventent même, aux alentours du xixe siècle, une divinité,
la Mamiwata, (déformation de l’expression mamy water ; mère eau), créature aux
longues mèches flottantes, blonde, de temps à autre, à la peau claire, régnant dans
les eaux et séduisant les hommes, avant de les retenir prisonniers ou de les manger,
parfois.
Quelques jeunes citoyens du « pays du soleil levant » adoptent, depuis les années
1990, la mode « cyberr », dans laquelle l’utilisation de vêtements de plastique voisine
avec une chevelure raidie, mouillée, parfois solidifiée, teinte en rose, jaune citron
ou vert salade, en référence aux graphismes des manga. Dans certains quartiers de
Tokyo, la parade colorée des adolescents métamorphosés se déroule chaque jour, à
des heures régulières et devient un spectacle où chacun – regardant ou regardé – se
mue en un créateur de visions volontairement déconcertantes. Le corps, figé dans
une image artificielle, renvoie, presque toujours, à l’idée de la mort.
La maladie ou le manque de soin dû à la pauvreté, qui souvent affecte l’aspect de
la chevelure, en ternissant la couleur ou en dénudant des parties du cuir chevelu
ou en découvrant des lésions de la peau provoque la honte et conduit le patient
vers l’exclusion.
Ainsi, ceux qui tentent de contrôler le développement d’un cancer par un traite-
ment de chimiothérapie, perdent totalement leurs cheveux. Ils dissimulent surface
dénudée de leur crâne par différents artifices : turbans, chapeaux ou perruques.
Cette transformation de leur corps restreint considérablement leur apparition en
public.
Plusieurs femmes vivant à Berlin, en 1945, racontaient que la chevelure de
certaines d’entre elles se mit à blanchir, en quelques jours, à la suite de l’entrée des
soldats soviétiques, dans la capitale allemande. Ils pénétraient dans les maisons et
commettaient des viols. Ces agressions, qui se déroulaient en présence des parents
ou des enfants, causèrent de tels traumatismes que l’identité des victimes se trans-
formait brusquement207 .
Certains enfants, mais aussi des jeunes filles et des femmes, avouent s’arracher les
cheveux, de façon récurrente. La petite douleur extrêmement localisée et répétée
leur procurerait un état de rêverie et de béatitude. Comme d’autres se rongent les
ongles et mâchent les rognures, il arrive même que ces personnes mangent leurs
1 propres cheveux.
Ces attitudes caractérisent plusieurs troubles du comportement appelés tricoloma-
nie ou tricotylomanie.
S’arracher les cheveux, en signe de douleur et de deuil, correspond à se priver
d’une partie privilégiée du corps, pour accomplir un mécanisme victimaire. La
cause du chagrin, la perte, reste toujours imputable à un agent extérieur (repré-
senté par un élément unique mais le plus souvent par « les autres ») qui tranche
le lien de l’individu, avec l’objet de son désir. La guerre de « tous contre tous », se
transforme en guerre de « tous contre un », le un devenant soi, dans quelques cas.
Pour vaincre, il faut supprimer ou affaiblir l’agresseur. Ainsi se développent les
automutilations et les arrachages de cheveux.
Pour Claude Lévi-Strauss, le sacrifice, dont l’origine réside dans l’imaginaire,
correspond à une tentative de subjuguer la violence et la douleur. L’arrachage des
cheveux, lui-même violence et douleur, cherche à provoquer une technique de
l’apaisement cathartique.
René Girard voit un véritable rituel dans l’arrachage des cheveux. La violence
volontaire de l’acte tenterait de dissimuler l’idée même de violence, par la réali-
sation, considérée comme salutaire et garante d’un avenir bénéfique, pour le
néophyte comme pour le ritualiste. L’arrachage des cheveux prendrait la forme
d’une fonction sociale forte ; celle de réguler (au moins en partie et symbolique-
ment), la violence sociale propre à un groupe208.
209. Figaro Magazine, L’incroyable odyssée du cheveu indien, Olivier Michel et Raphael Gaillarde,
8 juillet 2011.
210. Le Monde, article Auschwitz-Birkenau : la restauration programmée, 15 février 2011.
211. Malinowski B (1927) La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives. Payot, Paris, 1976.
« La belle qui peigne ses cheveux d’or… » 85
d’une personne. On taille les cheveux à l’aide d’une coquille de moule tranchante
(kaniku) et on les partage en touffes à l’aide d’un morceau de bois. On les démêle
avec des peignes à longues dents (sinata) ; et une des magies de beauté les plus impor-
tantes est accomplie sur les peignes. Nous avons vu que le démêlage des cheveux
(pulupulu, waypulu ou waynoku) fournit l’occasion de certaines fêtes (kayasa) qui
ne sont vraiment organisées que pour l’exhibition de cette beautéé 212 ».
Dans toutes les villes et les villages du monde, le salon de coiffure, endroit privi-
légié, pour la séparation ou le renouvellement d’une partie du corps, l’entretien,
la beauté des cheveux, mais aussi les confidences, remplacerait, pour certaines
personnes simples, le divan du psychanalyste.
Ainsi, s’obligera-t-il à offrir, souvent beaucoup plus qu’il ne possède vraiment, pour
2 que les autres lui deviennent, à chaque instant, redevables. Au cours de cette cérémo-
nie, qui dure plusieurs jours et demande une préparation de quelques mois, les biens
donnés ou abandonnés aux autres, forment la matière de la dette, qui augmentera
l’autorité de celui qui se dépouille et à qui les autres deviennent redevables.
Des maquillages du visage et du corps transforment les participants qui, dans les
dernières heures, avant la musique et la danse, se coiffent la tête d’une volumi-
neuse perruque, échafaudée, à l’avance, de leurs propres mains, et composée des
démêlures de leurs cheveux, accumulées, d’années en années et devenant une
masse importante, facilement modelable. Ces perruques, qui affectent la forme
de bicorne, en souvenir de James Cook (qui débarqua, coiffé d’un bicorne, au
xviiie siècle, dans l’actuel Port Moresby), s’ornent de plumes précieuses d’oiseaux
de paradis, d’aigrettes à face blanche, d’anserelles de Coromandel, de capucin à
poitrine noire, de gouras couronnés, etc.
Parfois, la création s’avère singulière. Il arrive que des objets usuels se présen-
tent recouverts de cheveux, provoquant ainsi une sensation d’étrangeté : cravates
en cheveux d’artistes contemporains, couvertures de soie de Laetitia Bourget213,
recouvertes de petites boules de cheveux cousues. Six femmes ont ramassé leurs
cheveux en offrande pour un nouveau-né.
Philippe Charles forme un tapis, avec les mèches de cheveux recueillies autour des
fauteuils d’un coiffeur214.
Le couturier Castelbajac crée, en 2007, une robe d’été, brodée de cheveux.
De même, plusieurs objets d’habillement, tels foulards, tours de cou, lavallières, présen-
tent une surface, à la fois, soyeuse et sauvage, parce que recouverte par des cheveux.
Le cheveu devient aussi la matière première d’une expression artistique comme en
témoignent les bijoux en cheveux très en vogue au xixe siècle, la robe en cheveux
et bigoudis de la styliste Marion Chopineau, les objets ethnographiques du Musée
de l’Homme et les coiffures d’un soir, réalisées par de grands coiffeurs internatio-
naux215.
L’humour ne se montre pas absent de ces inventions. Les brosses pour chauves consis-
tent en une surface de cheveux, implantés sur un socle de bois, pour caresser le crâne.
En février 2011, la maison Cabana des Frères Campana crée un étrange meuble
de rangement de un mètre cinquante de hauteur, en forme de perruque, sur une
structure métallique recouverte de raphia, au prix de 6 900 euros. Un surgissement
de l’esprit dadaïste !
Dans de nombreuses langues, le mot « toison » devient le synonyme du mot
« abondance ». Il peut s’agir de toison humaine ou animale. Les anthropologues,
comme les zoologues ou les éleveurs, mettent l’accent sur la beauté des pelages de
certains animaux sauvages ou domestiqués, renforçant leur valeur et leur beauté.
Les photographies, illustrant les articles, sèment la confusion dans la vision des
boucles, des pelages, des crinières, des couleurs, des textures, entre ce qui appar-
tient à l’animal et ce qui appartient à l’humain.
213. Centre d’art le Parvis de Tarbes. Exposition Laetitia Bouget, décembre 2007, février 2008
214. Id.
215. Exposition à la Cité des Sciences, Paris, Le cheveu de décode, juin 2000, janvier 2001
« La belle qui peigne ses cheveux d’or… » 87
216. Rabelais (1550) Traité des scandales. In : Le quart livre. Flammarion, Paris, 1993.
88 Les cheveux
L’âge d’or des perruques, en France, destinées à imiter les cheveux naturels,
2 commence vers 1620, avec la cour de Louis XIII et fait d’un code social. Devenue
une mode, elle gagne d’autres pays européens et se poursuit jusqu’aux temps de
la révolution de 1789. Cependant, dans chacune des régions, la perruque prend
des caractéristiques différentes. En Angleterre, la reine Elisabeth première se fait
coiffer par une perruque rousse, imitant les mèches bouclées « à la romaine ».
Au xviie siècle, sans conteste, une des périodes, parmi les plus représentatives de
l’histoire, pour le port de la perruque, tous ceux qui veulent passer pour gentils-
hommes, se couvrent le chef de cet accessoire indispensable : nobles, magistrats,
prêtres, militaires et marchands. Les femmes utilisent également des perruques
pour des occasions successives. Vers 1665, les perruquiers forment une corpora-
tion qui jouit d’un prestige considérable. Ils exercent un métier de haute qualifica-
tion au service de l’amélioration de l’aspect physique. D’une grande complication
dans leur fabrication, les perruques au volume important, poudrées pour paraître
blanches, sont confectionnées avec de véritables cheveux humains, mais aussi,
pour ceux qui ne disposent pas de richesse, en crin de cheval.
Si, pendant quelque temps, les magistrats acceptèrent timidement de porter les
grandes et gênantes perruques de Louis XIV, plus semblables à des crinières
qu’à des coiffures, bien vite, sous Louis XV et Louis XVI, ils abandonnèrent ce
caprice de la mode pour se borner à une perruque plus simple et plus courte, ou
aux cheveux poudrés et étalés dans toute leur longueur, formant au bas une ou
plusieurs boucles.
Au cours du xviiie siècle, les perruques deviennent plus petites et s’adaptent aux
caractéristiques des différentes professions, devenant ainsi, un élément de l’uni-
forme social.
Des perruques de fonction portées par les hommes de loi – avocats et juges – en
Angleterre et dans plusieurs pays du Commonwealth, semblent aujourd’hui suran-
nées, car elles gardent la marque du xviiie siècle. Les évêques anglicans, jusqu’en
1823, se couvraient le chef d’une perruque de cérémonie pour officier.
Lorsqu’un jour de l’été 1859, alors que la chaleur accablait Londres, un avocat
réputé, ruisselant de sueur, demanda au président de la Cour de l’échiquier la
faveur exceptionnelle d’ôter sa perruque. Le lord, portant le même ornement et
subissant la même incommodité répondit, sans sourire à l’avocat : « Je cherche
un précédent. Je sais que dans les climats d’une chaleur permanente, où l’on vit,
sous la loi anglaise, juges et avocats ôtent leur perruque à l’audience. Pouvez-vous
m’affirmer que l’Angleterre, par le fait d’une révolution atmosphérique ajoutée à
toutes ses révolutions, sera désormais condamnée à une chaleur permanente ? »
Dans les îles Trobriand, l’usage de perruques ou de fragments de perruques était
courant, jusqu’au xixe siècle. « L’obésité est extrêmement rare et est considérée,
dans ses formes les plus prononcées, comme une maladie. La calvitie, souvent liée
à l’obésité est relativement fréquente, Elle est classée comme un défaut, et le mot
tokulubakana (homme chauve ; littéralement : homme-occiput-espace-vide) impli-
que un certain jugement péjoratif. Mais pour un Kiriwinien c’est là un mal moins
irréparable que pour son contemporain européen, car les perruques sont toujours en
usage, dans cette île bienheureuse. On porte, soit une bande de cheveux noués autour
du front, sorte de couronne faite de petits fragments, soit une véritable perruque,
« La belle qui peigne ses cheveux d’or… » 89
217. Malinowsski B (1963) Les argonautes du pacifique occidental, 1922, Gallimard, Paris.
Fantasmes et pouvoirs
3
POUVOIR ÉROTIQUE
La légende d’Iseult commence par l’histoire d’un cheveu.
À l’époque du haut Moyen Âge, arrivé sur l’île Saint-Samson (peut-être identi-
fiée comme Guernesey), Tristan terrasse le géant Morholt. Pourtant, atteint d’une
blessure mortelle, il dérive dans une barque où, en proie au délire, il revoit son
enfance, le meurtre de son père Rivalen, tué dans un guet-apens du duc Morgan,
puis le visage de son oncle le roi Marc, devenu son père adoptif.
La barque s’échoue sur les cotes d’Irlande, la reine et sa fille le recueillent, le
soignent et le guérissent. À son réveil, il comprend que ses bienfaitrices ne sont
autres que les sœur et nièce du géant qu’il vient d’abattre. Redoutant d’être décou-
vert et de subir leur vengeance, il s’enfuit, non sans remarquer la beauté de la
princesse Iseut, à la blonde chevelure.
De retour en Cornouailles, fêté par le peuple et la cour du roi Marc, pour sa guérison
miraculeuse, il reste pourtant suspect aux yeux de quelques-uns. De son aventure,
il ramène, à son insu, un cheveu d’Iseut. Lorsque Marc le découvre, il charge son
neveu d’aller conquérir celle à qui appartient ce cheveu d’or, pour en faire sa femme.
Si un seul cheveu, séparé de la tête d’une belle, suscite le désir d’un roi, une mèche
de cheveux féminins, une natte peuvent entraîner des hommes dans une sorte de
démence érotique.
Au cours du xixe siècle, les Parisiens évoquaient avec crainte les actions subites de
coupeurs de nattes, opérant en plein jour, dans les lieux publics.
« Couper » prend ainsi, dans certains cas, le sens de « violer », et par conséquent,
fait passer la victime de l’état d’intégrité physique à celui de l’humiliation de la
dépossédée.
Un homme, venant du Congo, pour faire des études en France, disait : « Je rêve
de marcher aux côtés d’une femme, les cheveux aux vent… ». En aucun cas, il ne
mentionnait explicitement l’appartenance à une race différente de la sienne, à la
couleur de la peau, à l’attrait d’une culture étrangère. Il ne faisait pas non plus
allusion à la silhouette, à la taille ou à la forme du visage de la compagne idéale. Il
marquait l’intensité de son désir érotique, en évoquant la texture de la chevelure ;
une longueur des cheveux, une souplesse et une légèreté, étrangères aux popula-
tions du centre de l’Afrique, où les individus, hommes et femmes, possèdent des
cheveux crépus qui restent collés à la peau du crâne.
Il arrive que l’érotisme lié à la chevelure prenne des formes excessives ou même
déviantes. Ainsi, en 1970, un jeune Berlinois se fait arrêter, par les policiers, pour
92 Les cheveux
mutilations sur des jeunes filles. Il cultivait la coupable manie de couper les nattes
3 blondes des filles, qui se promenaient dans les parcs. Ramenant son butin dans sa
chambre, il suspendait les nattes aux parois et au plafond, créant ainsi une tapisse-
rie quasi vivante. Après la condamnation, sa mère décida de l’envoyer en Argen-
tine, pays de brunes. Peine perdue ! L’acte agressif se perpétua, en s’affaiblissant
cependant218.
L’érotisme associé à la chevelure, côtoie l’idée de fertilité et de fécondité, chez de
nombreux peuples.
Chez les Inuit, « le chignon représente un attribut féminin important : les cheveux.
Plus il est large ou épais, plus les cheveux sont longs et abondants. Les femmes âgées
se reconnaissent dans les figurines, à leur chignon réduit, relativement haut et étroit,
les jeunes filles à des chignons petits, mais en largeur. Le chignon est lié, lui aussi,
à la procréation, car la fillette ne relève ses cheveux qu’à partir de la puberté et
se coiffera dorénavant en chignon, sauf en période de deuil ou de maladie comme
toutes les femmes. L’aspect symbolique des cheveux est en effet très important dans
la culture inuit. Le fait qu’ils apparaissent comme le siège d’une vie et d’une crois-
sance continue, leur confère un pouvoir quasi magique et détermine de nombreux
rites et tabous219 ».
Une masse de cheveux, longs et souples, souligne, dans plusieurs cultures, une
qualité extraordinaire, par analogie au mouvement et à la vie. L’exemple le plus
significatif, la chevelure du dieu indien Shiva, emprisonnant l’eau du Gange dans
ses longues boucles, donne sens à l’existence sur la terre, à la régénérescence et à
la purification.
Le signe de fertilité renvoie à l’eau, élément indispensable à la fertilisation, donc
à la vie.
Le couple symbolique chevelure-eau se retrouve dans les mythes récurrents de
naissance, de génération, mais aussi claustration et de menace. Méduse, la seule
mortelle des Gorgones, ces créatures marines et aériennes, de l’Antiquité grecque,
symbolisant le dérèglement social, la perversion sexuelle et la vanité, présente un
visage effrayant, entouré d’une abondante chevelure de serpents sifflant, et pétrifie
qui la regarde.
Le cheveu et le serpent, grâce à leur morphologie longiligne, se voient souvent
associés. En effet, dans l’imaginaire du monde aussi bien mésopotamien, qu’asia-
tique et grec, les cheveux, grâce à leurs qualités de fluidité et de souplesse, inter-
préteraient le mouvement. Dans une certaine mesure, ils représentaient ainsi le
temps qui s’échappe et fuit. Ils porteraient donc, une certaine idée de la finitude
et de la mortalité, en dépit de leur durée de vie, plus longue que celle des autres
organes du corps.
Les dieux incas représentés, avec des serpents, autour de la tête, marquent ainsi
leur puissance et leur invulnérabilité.
Indéniablement, dans de nombreuses cultures, les cheveux demeurent un signe de
vie et même de jouissance de la vie. Ainsi, les veuves indiennes ou japonaises, qui
220. Nazirr : consacré. Dans la religion juive, les consacrés à Dieu, par leur famille, ou plus tard, par
leur seule volonté, n’absorbaient aucune boisson alcoolique et ne coupaient jamais leurs cheveux.
221. Bible, Livre des juges, 16, 4-21
222. Bastide R (1941) Psychanalyse du cafuné. Éditions Bastidiana, Paris, 1996.
223. Expilly C (1864) Les femmes et les mœurs du Brésil. Charlieu et Huilery, Paris.
224. Mucama, femme de chambre de couleur de la Brésilienne blanche.
94 Les cheveux
sec, avec l’ongle du pouce et l’ongle du medium. Cet exercice devient une source de
3 délices, pour les sensuelles créoles. Un voluptueux frisson parcourt les membres au
contact de ces doigts caressants. Envahies, accablées par le fluide qui se répand dans
tout leur corps, quelques-unes succombent aux délicieuses sensations qui viennent
les visiter et se pâment sur les genoux de leur mucama ».
Et le voyageur ajoute, un peu plus loin que « les hommes eux-mêmes ne dédaignent
point, pendant les heures indolentes de la sieste, de sentir des doigts agiles s’égarer
dans leurs cheveux. Un délicieux frissonnement glisse alors dans leurs veines… »
Bastide met l’accent sur le fait que le cafunéé ne consiste pas en un simple
épouillage, mais qu’il correspond à une satisfaction sexuelle. Et il rapproche le
texte du voyageur du poème de Rimbaud : Les chercheuses de poux225 :
« Quand le front de l’enfant, plein de rouges tourmentes
Implore l’essaim blanc des rêves indistincts,
Il vient près de son lit deux grandes sœurs charmantes
Avec de frêles doigts aux ongles argentins
Elles assoient l’enfant auprès d’une croisée
Grande ouverte où l’air bleu baigne un fouillis de fleurs
Et, dans les lourds cheveux où tombe la rosée
Promènent leurs doigts fins, terribles et charmeurs.
Il écoute chanter leurs haleines craintives
Qui fleurent de longs miles végétaux et rosés
Et qu’interrompt parfois un sifflement, salive
Reprise sur les lèvres ou désirs de baisers.
Il entend leurs cils noirs battre sous les silences
Parfumés ; et leurs doigts électriques et doux
Font crépiter, parmi ses grises indolences,
Sous leurs ongles royaux la mort des petits poux.
Voilà que mont en lui le vin de la Paresse,
Soupir d’harmonica qui pourrait délirer ;
L’enfant se sent, selon la lenteur des caresses
Sourdre ou mourir sans cesse un désir de pleurer ».
Roger Bastide voit dans ce service rendu, qui se transforme en amusement
libidineux, une pratique équivalente à une métamorphose de la libido, devenue
ensuite une sorte d’institution sociale. Il rappelle que les mythes et les rêves
aboutissent à des conclusions similaires, puisqu’en réalité, la tête et la cheve-
lure restent les symboles des organes génitaux. Il mentionne, à ce propos, le
rêve du coiffeur, évoqué par Freud226, qui révèle, chez un petit garçon, la peur
de la castration. L’enfant se rend chez le coiffeur, pour se faire couper les
cheveux. Arrive une grande femme, au visage sévère, qui lui tranche la tête.
Cette femme est sa mère.
La tête chevelue deviendrait pénis mais aussi vulve (symbole de la partie opposée
du corps, en vertu de l’identité des contraires).
225. Rimbaud A. Œuvres complètes, Gallimard (La pléiade), Paris, 2009 (réédition).
226. Freud S (1926) La science des rêves. Librairie Félix Alcan, Paris (traduction française).
Fantasmes et pouvoirs 95
227. Baudelaire C (1861) La chevelure. In : Les fleurs du mal. Gallimard (folio), Paris, 1999 (réédition).
228. de Maupassant G (1880) La chevelure et autres histoires de fou. Mille et une nuits, Paris, 2002
(réédition).
229. Moravia A (2008) L’infirmière. In : Nouvelles romaines. Nezumi, Laurageais.
96 Les cheveux
j’étendais la main et, délicatement, je lui ôtais ses lunettes. Aussitôt elle perdait cet
3 air hypocrite que lui donnaient les verres épais et ses yeux, qu’elle avait grands, doux,
liquides, un peu battus, donnaient à son visage une expression différente : languide,
attirante. Je la regardais sans la toucher ; puis, comme prise de pudeur, elle remettait
son fichu sur sa tête et replaçait ses lunettes sur son nez. »
Ibn Arabi230, le mystique arabe, né à Murcia, en Andalousie en 1165, considéré
comme le plus grand des maîtres de la spiritualité islamique, maintient, à dessein,
une confusion entre l’amour de dieu et l’amour de la bien-aimée, qui participerait
au même élan de connaissance et d’énergie.
« J’en courtisai une
À la beauté suprême.
Se dévoile-t-elle, ce qu’elle montre est lumière
Comme un soleil sans mélange.
Soleil son visage, nuit sa chevelure,
Merveille du soleil et de la nuit réunis !
Nous sommes dans la nuit en pleine lumière du jour,
Et nous sommes à midi, dans une nuit de cheveux ! »
La lumière et l’ombre jouant dans la chevelure inspirent les poètes de toutes les
cultures. Ainsi, Pétrarque :
« Il était une fois des cheveux d’or épars
Des cheveux d’or qui s’envolaient en mille doux nœuds
Et la belle lumière vague brûlait ardente 231… »
L’éros de la chevelure et du poil obéit à des cheminements souvent contradic-
toires chez les occidentaux. Autant la longue chevelure épaisse et longue d’une
femme suscite le désir, autant le poil provoque une sorte de rejet. Depuis la fin du
xixe siècle, un corps féminin désirable doit être glabre, soulignant la nostalgie de
l’aspect de l’adolescente, avant la puberté. Même dans le cinéma pornographique,
le pubis imberbe devient la norme depuis une vingtaine d’années. Seuls les films
mettant en scène des actrices rasées ou épilées trouvent acheteurs, aux dépens
d’une très faible minorité d’amateurs du velu. La crainte de vieillir et la peur de
l’animalité pourraient parler en faveur de cette mode qui marque la hantise, ou,
du moins la problématique du poil. La chevelure serrée en chignon ou cachée sous
un foulard ou par un voile confirme les craintes d’une pulsion de « sauvagerie ».
Il arrive que la symbolique s’inverse. La chevelure de la femme, assimilée à un
casque guerrier, s’approprie l’exploit réalisé par l’homme, avec une sorte de fulgu-
rance de l’exploit. Mallarmé, dans son poème Billet, fait apparaître la danseuse (ou
Léda) comme la foudroyante entité qui arbore l’emblème de Zeus, la foudre. En
renversant au féminin, la puissance qui fait défaut au masculin, le poète inverse
le mythe de Léda et illustre cette tendance propre à Mallarmé : la féminisation
l’absolu.
Chez les Africains, les Haïtiens, les Dominicains, les Cubains, mais aussi chez les
peuples pratiquant l’envoutement, à des degrés plus ou moins importants, comme
232. Malinowski B (1970) La vie sexuelle des sauvages du Nord Ouest de la Mélanésie. Payot, Paris.
98 Les cheveux
233. de Tours G (1963) Histoire des Francs. Les belles lettres, Paris.
Fantasmes et pouvoirs 99
Il arrive que la chevelure reste, dans la fable, comme dans la réalité, une virilité
transcendée. Loin de la rive orientale de la Méditerranée, dans le Panjab, en Inde,
les hommes Sikhs ne coupent jamais leurs cheveux. Le poil est sacré, d’où l’inter-
diction de se raser et de s’épiler. Dès l’âge de quatre ans, les jeunes garçons appren-
nent à serrer leurs cheveux, en chignon, au sommet de la tête, et, plus tard, à les
cacher (ou les protéger), sous un volumineux turban. Ils obéissent aux enseigne-
ments religieux de leur prophète Nanak (qui inventa le sikhisme) et gardent ainsi,
avec les cinq règles de leur religion monothéisme, fondée au xve siècle, l’intégrité,
le pouvoir sexuel et la relation d’appartenance sociale (rejet du système de castes).
Le premier ministre de l’Inde (dans les années 2010, 2011), qui est Sikh, ne quitte
jamais son turban, sous lequel croît une chevelure intacte.
L’histoire d’Absalon, révélatrice du prix et du pouvoir accordés à la chevelure,
souligne également ses dangers. Le jeune homme, fils du roi David, possédait une
beauté prodigieuse et une chevelure si abondante, que, coupée régulièrement tous
les huit mois, elle pesait deux cents sicles (à peu près cinq livres). Il mena une
existence excessive, couchant même avec les concubines de son père. Poursuivi, au
cours d’une bataille par l’armée du roi David, il se mit à fuir, dans la forêt, mais dut
sa mort, à sa longue chevelure, qui se prit dans les branches d’un arbre.
Les longs cheveux des hommes, dans de nombreuses périodes de l’histoire,
fournissent des indications sur leur volonté de se situer dans leur société, comme
des individus possédant des qualités hors du commun. Dans la tragédie d’Absalon,
l’histoire place-t-elle l’accent sur une sorte de justice, qui remettrait à sa place, le
jeune orgueilleux, en le faisant périr, par cela même qui lui donna de la fierté ou
bien par le prix à payer, pour les êtres d’exception ?
Les années soixante, en Europe occidentale, voient se développer un curieux phéno-
mène, basé sur la longueur des cheveux des garçons, des adolescents et des jeunes
hommes. Ces catégories de population, en Angleterre, en France, en Hollande
et en Allemagne suivent le modèle de chanteurs et de groupes de musiciens en
vogue. Les cheveux longs, en d’autre temps, marque de soumission deviennent
alors, signe de rébellion.
L’exemple donné par les idoles de la chanson, consacre « la révolution par les
cheveux longs ». Bob Dylan, Michel Polnareff, Antoine, affichent, pendant plusieurs
décennies, un visage encadré, par une longue chevelure. De même, les garçons
chevelus du groupe Beatles inspirent les « minets », au début des années soixante.
Cous masqués par la chevelure, yeux à demi-cachés par une frange épaisse, les
hommes ressemblent aux filles, qui de leur côté, ne manquent pas de se prendre
pour des garçons en adoptant les mêmes coupes de cheveux. La confusion souhai-
tée entre les sexes appelle une androgynéité. Sylvie Vartan chante alors : « Comme
un garçon, j’ai les cheveux longs… ».
Si, dans certain cas, la chevelure défaite, appelle une vision fatale, faut-il voir en
elle, une manière de protestation puis de révolte, contre la mort, ou bien, un signe
de refus ?
Ainsi, en Chine, jusqu’au début du xxe siècle, les cheveux défaits des femmes,
comme des hommes restent signe de deuil.
En Papouasie, le fait de se laisser pousser les cheveux, entraîne des présages
funestes.
100 Les cheveux
MAGIE
3
La chevelure peut, en certains cas, constituer un élément de maléfice. Cette
recommandation se trouve dans le dictionnaire infernal234 : « Prenez les cheveux
d’une femme, dans ses jours de maladie ; mettez-les sous une terre engraissée de
fumier, au commencement du printemps, et lorsqu’ils seront échauffés par la chaleur
du soleil, il s’en formera des serpents. »
En Corse, une des pratiques, pour lutter contre le mauvais œil, appelée l’ochiu, se
fait de la façon suivante, d’après une habitante de Sartène : il faut mettre sur une
table un plat blanc et un verre d’huile d’olive. Avec le doigt trempé dans l’huile,
il faut « signer » le plat tout en prononçant une prière, non sans y avoir déposé,
quelques instants auparavant, des cheveux de la personne soupçonnée d’être
annughiatta. Sur ces cheveux humectés d’huile, une prière à Sainte Lucie arrête
les hémorragies235.
Jusqu’au xixe siècle, dans certains villages du Japon, des jeteurs de sorts fabri-
quaient des poupées de bois, à la peau très blanche et aux longs cheveux noirs,
représentant une femme ou un homme. Un clou enfoncé dans le crâne, puis
la poupée enfermée dans une boîte, complétaient les pensées de vengeance, de
souffrance ou de mort. Le faiseur de sorts s’arrangeait, ensuite, pour placer la boîte
sous le plancher de la maison de son ennemi.
Dans un chapitre d’Isaac Laquedem, titré « Le porte-enseigne », Alexandre Dumas
évoque l’épisode de Jésus, chez Ponce Pilate. Étonné par le fait que les étendards
romains se baissent, par deux fois, devant le Nazaréen, Pilate demande alors qui
serait assez hardi pour relever le défi, une troisième fois et c’est alors qu’un individu
sort de la foule et se propose. Il s’appelle Isaac Laquedem. Décrit comme un
homme d’une quarantaine d’années, de condition inférieure, au regard colérique,
au sourire carnassier, il porte de longs cheveux noirs, qui flottent telle une crinière.
Il a pour tic de rejeter cette chevelure en arrière. Cet homme fier à l’allure militaire,
devient le prototype du juif errant dans l’imaginaire du xixe siècle236.
L’histoire de Catherine, la fille maudite, rapportée par le conteur franc-comtois,
Hervé Thiry-Duval, met en scène une princesse cruelle, à la longue chevelure
noire, d’une beauté incomparable, qui refuse l’amour de ses prétendants et les
pousse à la mort. Elle-même finit par trépasser et par devenir un fantôme. Elle
supplie les hommes, qui s’aventurent vers les ruines de son château, de la délivrer,
en coupant une mèche de leurs propres cheveux, d’en entourer une pierre et de la
lancer dans la gueule d’un crapaud venimeux.
À Tahiti, la beauté de la chevelure d’une femme sème le désordre mais peut aussi
devenir un agent régénérateur de l’ordre divin. « Dans le district de Tererauta
vivait, il y a bien longtemps, une jeune fille dont la beauté faisait l’orgueil de ses
parents. Ses yeux noirs, les lignes harmonieuses de son corps brun, la souplesse de
234. Le Grand A (1668) Livre des Secrets. Réédité sous le nom de Le grand et le petit Albert (2008)
Le pré aux clercs, Paris.
235. Propos recueillis par l’auteur, en 2005, pendant les cessions du séminaire sur le patrimoine
immatériel, organisé par la Maison des Cultures du Monde, à Ajaccio
236. Dumas A (1863) Isaac Laquedem. Dodo Press Paris, 2009.
Fantasmes et pouvoirs 101
sa taille, et, surtout, la soie de ses longs cheveux la rendaient la plus jolie fille de
nos îles. Quand elle atteignit l’âge de seize ans, son père, qui était le chef du district,
résolut de la marier… Il se mit à chercher un époux digne de sa fille. Quand le jour
des noces arriva, Hina, c’est ainsi qu’elle s’appelait, Hina ne savait encore rien de
son promis, sinon qu’il était du district lointain de Teretai. Mais quand son père vint
la chercher pour lui présenter son époux, elle faillit s’évanouir de terreur, en voyant
une immense anguille, au corps gigantesque et à la tête énorme : c’était le prince
des anguilles. Hina, épouvantée, s’enfuit dans la montagne et atteignit le district
d’Aketura. Trouvant un fare, vide, caché sous de grands aito, elle s’y réfugia. Or,
c’était la maison du dieu Hiro ; et celui-ci, en revenant de la pêche, fut ébloui par la
lumière éclatante qui auréolait sa case. C’étaient les cheveux d’Hina, qu’un rayon
de soleil avait frôlés et qui brillaient ainsi. La jeune fille raconta au dieu sa terrible
aventure, et celui-ci accepta de la cacher, pendant quelque temps. Mais l’anguille,
attirée, elle aussi, par l’éclat des cheveux de la jeune fille, arriva bientôt au voisinage
de la case du dieu. D’un coup de sa queue puissante, elle ouvrit dans le récif une
large brèche, qu’on appelle aujourd’hui la passe de Tapuerama. Le dieu Hiro, alerté,
prit un long cheveu d’Hina, y attacha un hameçon de nacre et pêcha la monstrueuse
bête. Quand il l’eut tirée sur le rivage, il la coupa en trois morceauxx 237. »
La chevelure peut croître en quelques instants et devenir une sorte d’armure, pour
sa porteuse mise soudain en danger. L’histoire d’Agnès, une jeune fille, vivant au
ive siècle, à Rome met en lumière le miracle d’un surgissement capillaire. S’étant
convertie au christianisme, à l’âge de treize ans, cette jeune vierge refusa les
demandes pressantes du fils du préfet de Rome. Pensant la contraindre, il la fit
enfermer dans une « maison de débauche ».
Alors que le premier « client » s’approche d’elle, ses cheveux poussent à la vitesse
de la pluie qui tombe et l’entourent d’un épais manteau, qui va même la proté-
ger des contacts et même des flammes, lorsque ses bourreaux la placeront sur un
bûcher ardent238.
Un fait significatif montre l’effroi, que peuvent créer des cheveux coupés, en
certaines circonstances. Au moment de « la révolution de jasmin » tunisienne,
en janvier 2011, une femme terrorisée racontait, qu’au ministère de l’intérieur de
Tunis, des salles de torture étaient préparées, avec des touffes de cheveux accro-
chées sur les murs. Cette action renvoie à l’arrachement du vital, à l’humiliation, à
la souffrance et à la mort, dans la déchéance.
Le marin ne doit pas se couper les cheveux, à bord d’un navire, car cela ferait
lever des tempêtes. En revanche, le matelot qui parvient à se couper les cheveux,
pendant une intempérie, pourrait avoir une très bonne surprise en revenant à son
foyer.
En général, les cheveux coupés, ou tombés, se transforment en déchets, qui provo-
quent le dégoût ou l’horreur (témoins, ces tonnes de cheveux des détenus conservés
à Auschwitz). Ils soulignent l’obscénité de la souillure qui provient du corps humain.
Ainsi, certaines images publicitaires, destinées à mettre en valeur des produits
nettoyants, montrent une jeune femme hystérique, découvrant des touffes de cheveux,
3 flottant sur la grille d’évacuation d’un bac de douche. Tout en les fixant du regard,
elle hurle et retient un haut le cœur, comme à la vue d’un monstre en décomposition.
Dans certaines situations, la chevelure défaite, emmêlée, enduite de matières
diverses ainsi que des mèches de cheveux coupées deviennent des malédictions.
Il ne faut pas oublier que la couleur des cheveux reste très connotée dans les imagi-
naires anciens et actuels Les princesses sont blondes... et les méchantes sorcières...
noires.
Les sorcières, évoquées ou représentées avec de sombres chevelures en désordre,
devaient durant la période médiévale européenne, présenter leur crâne aux ciseaux
du bourreau avant de monter sur le bûcher. Les ciseaux ne suffisant plus, elles
furent tondues dès le début du xvie siècle en Europe. Le caractère féminin des
cheveux, si redouté, (elles étaient jugées et condamnées par des hommes), se
trouvait ainsi dénié. Les magnifiques scènes du film de Dreyer, Jeanne d’Arc, en
témoignent, parmi de nombreuses œuvres picturales et graphiques
En revanche, maléfique, mais provoquant le désir, la chevelure vivante (c’est-à-
dire non coupée et faisant partie du corps), inspire le poète Guillaume Apollinaire,
qui reprend la légende allemande de la sorcière du Rhin, Lorelei et met l’accent sur
la beauté des cheveux de la créature fatale239 :
« À Bacharach il y avait une sorcière blonde
Qui laissait mourir d’amour tous les hommes à la ronde
Devant son tribunal l’évêque la fit citer
D’avance il l’absolvit à cause de sa beauté
Ô belle Loreley aux yeux pleins de pierreries
De quel magicien tiens-tu ta sorcellerie
Je suis lasse de vivre et mes yeux sont maudits
Ceux qui m’ont regardée évêque en ont péri
Mes yeux ce sont des flammes et non des pierreries
Jetez jetez aux flammes cette sorcellerie
Je flambe dans ces flammes ô belle Loreley
Qu’un autre te condamne tu m’as ensorcelé
Evêque vous riez Priez plutôt pour moi la Vierge
Faites-moi donc mourir et que Dieu vous protège
Mon amant est parti pour un pays lointain
Faites-moi donc mourir puisque je n’aime rien
Mon cœur me fait si mal il faut bien que je meure
Si je me regardais il faudrait que j’en meure
Mon cœur me fait si mal depuis qu’il n’est plus là
Mon cœur me fit si mal du jour où il s’en alla
L’évêque fit venir trois chevaliers avec leurs lances
Menez jusqu’au couvent cette femme en démence
Va-t-en Lore en folie va Lore aux yeux tremblants
Tu seras une nonne vêtue de noir et blanc
240. Zârr : rituel exorciste d’extase et, en même temps, de possession, destiné à faire sortir le « démon »
du corps du malade, chez les peuples islamisés de l’Afrique et d’une partie de l’Asie.
241. Poulain A (2011) Carnets de route. Chansons traditionnelle de Haute Bretagne. Presses univer-
sitaires de Rennes.
Annexes
– « Avoir du beurre dans les cheveux », ou « beurre sur tête », caractérise les
individus dont il faut se méfier.
Les cheveux sont souvent à l’origine de surnoms : par exemple en breton bleo
kanab (cheveux de chanvre), pour une blonde aux cheveux couleur filasse.
Mikael Madeg a sélectionné une quinzaine de surnoms bretons avec le mot bleo
(cheveux) dans Le grand livre des surnoms bretons242 :
– La belle aux cheveux de lin
– La dame aux cheveux d’or
– Les boucles de soie.
L’huile
Huile d’olive et huile d’amande, dans les pays méditerranéens, huile (ou beurre)
de karité en Afrique, huile d’argan en Afrique du Nord, huile de fleur de coton,
huile de jujube ou jojoba, huile de noyaux d’abricots, huile de coco, huile de pépins
de raisins, huile de ricin, huile de bourrache, huile de nigelle, huile d’avocat, huile
de monoï, huile de figue de Barbarie, huile de palme.
La graisse animale
Les Nilokamites, les Masaïs, les Suks et les Turkanas de l’Afrique de l’Est font
un mélange de graisse de vache et de boue, pour protéger leurs cheveux de la
poussière et des parasites et lui donner un aspect favorable selon les canons esthé-
tiques du groupe.
Le beurre, dans l’Égypte pharaonique. Les fresques des pyramides montrent
les princesses comme les musiciennes, portant un cône de beurre parfumé,
au sommet du crâne. Celui-ci fond lentement sur la chevelure en libérant les
odeurs.
242. Madeg M (2010) Le grand livre des surnoms bretons. Emgleo Breiz, Brest.
Annexes 109
La cire d’abeille
Les Tupi-Guarani du Brésil l’utilisent dans leur chevelure très lisse, pour y
insérer des plumes et des pelages d’oiseaux.
L’urine
Les Inuits conservent leur urine, pendant plusieurs semaines et lavent leur
chevelure, dans cette lotion ammoniaquée. Plus l’urine vieillit, plus elle devient
alcaline. L’urée se décompose en ammoniaque. L’urine de plusieurs jours se trans-
forme, par une fermentation bactérienne, qui augmente son effet purificateur.
Il convient de signaler l’apparition de l’urinothérapie, dans les pays occidentaux.
Le yogourt
Les plantes
Parmi elles, citons le basilic (contre la chute des cheveux), la sève de bouleau, le
citron et les agrumes, le poireau (bouillon de poireau pour l’intensité des cheveux
noirs), le ginseng.
Les savons
La terre
La cendre
L’œuf
Le vinaigre
L’alcool
Avant un shampooing la chevelure est aspergée de sel fin puis brossée énergi-
quement.
La boue