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M2 UE11

V32SL5/9, Dialogisme et analyse des discours médiatiques

Enseignants : Aleksandra Nowakowska

5 A. Nowakowska : aleksandra.nowakowska@univ-montp3.fr

Tronc commun 24h CM

Responsable : A. Nowakowska. Enseignants : A. Nowakowska, J. Bres (a participé à l’élaboration du


cours, mais a pris sa retraite depuis la rentrée 2018-19)

Dialogisme et analyse des discours médiatiques

Objectifs : savoir décrire le fonctionnement dialogique du discours, à savoir son orientation vers des
discours réalisés antérieurement sur le même objet de discours (dialogisme interdiscursif), et vers la
réponse qu’il sollicite (dialogisme interlocutif).

Contenu : Analyse des principales traces grammaticales de l’interaction dialogique, et de leur


fonctionnement en discours : opérations de thématisation (dislocation, passif) et de rhématisation
(clivage et pseudo-clivage) ; modalités interrogative et négative ; marques de la confirmation, de la
concession, de l’opposition ; conditionnel ; figures de la prolepse, du détournement, etc.

Contrôle écrit : 2 heures. Analyse de certains marqueurs dialogiques dans un texte journalistique

Le 21 septembre 2018

10

Remarques

1. Le cours proposé a été rédigé à partir de différents travaux personnels. Il se peut donc que
le « lissage » ne soit pas parfait, que dans l’unité du cours, subsistent quelques traces de la
diversité des composants d’origine : nous vous prions de bien vouloir nous en excuser par
15 avance… N’hésitez pas par ailleurs à nous signaler lesdites traces…

2. Ce cours se suffit à lui-même. Les indications bibliographiques ne sont absolument pas


indispensables. Elles représentent des ouvertures complémentaires pour ceux qui trouvent le
temps (et l’intérêt) d’approfondir. Mais leur lecture, absolument facultative, ne conditionne en
rien la réussite à l’examen, qui tient à la seule maîtrise du cours lui-même.

1
20 3. Ces références bibliographiques (ouvrages, articles de revue) – pour ceux qui ne seraient
pas découragés par notre propos antérieur ! – sont pour la plupart disponibles à la
bibliothèque universitaire ou à la bibliothèque des Sciences du Langage (BRED).

4. Contrôle des connaissances : une épreuve écrite de 2 heures. Sujet : analyse des marqueurs
dialogiques dans un texte journalistique. Vous est proposé au chapitre 10 un sujet d’examen,
25 et sa correction ; ainsi qu’un sujet de devoir (à envoyer entre le 11 et le 15 mars 2019, ni
avant ni après !) : voilà qui vous permettra de vous entraîner au type d’exercice proposé pour
le contrôle des connaissances. La note du devoir que vous aurez envoyé ne sera cependant pas
prise en compte.

Bon courage pour ce semestre de travail !

30

Sommaire du cours

Tous les développements présentés dans le cours ne sont pas à prendre en compte pour le
contrôle : on signale en bleu les chapitres et sections qui sont exclus des révisions.

chapitre 1 : Discours, analyse du discours. Types, genres. Dialogal / monologal p. 6

35 chapitre 2 : La problématique dialogique p.17

chapitre 3 : Cadre méthodologique pour l’analyse dialogique des faits linguistiques p. 32

chapitre 4 : Discours rapporté et modalisation en discours second p. 40

chapitre 5 : Clivage, pseudo-clivage et dislocation p. 57

chapitre 6 : Confirmation, négation, interrogation, comparaison, renchérissement, concession,


40 mais ; subordination : puisque, complétive, si P
p. 75

chapitre 7 : De quelques marqueurs complémentaires : conditionnel, détournement, prolepse,


gloses, parenthèses, tirets p. 109

chapitre 8 : Discours rapporté, médiation énonciative et stratégie de l’intervieweur dans


45 l’interview politique brève : la question contrediscursive médiée (QCM) p. 118

chapitre 9 : Dialogisme et discours : un exemple d’analyse p. 132

chapitre 10 : Devoir : sujet type et corrigé, sujet de devoir p. 158

chapitre 11 : Textes propices à une approche dialogique p. 168

50 Les analyses, les exercices et le contrôle porteront sur des discours médiatiques écrits, et
secondairement oraux.

2
Bibliographie de base :

Bres J., Haillet P., Mellet S., Nølke H., Rosier L. (éd.), 2005, Dialogisme, polyphonie :
approches linguistiques, Actes du colloque de Cerisy, sept 2004. (ouvrage disponible sur
55 internet)

Bres J. et Mellet S., 2009, Langue française 163, Dialogisme et marqueurs grammaticaux.

Charaudeau (P.) et Maingueneau (D.), (éd.), 2002, Dictionnaire d’analyse du discours, Paris :
Seuil.

Détrie C., Siblot P. et Verine B., (éd.), 2001, Termes et concepts pour l’analyse du discours.
60 Une approche praxématique, Paris : Honoré Champion.
Du Bois J. W., 2014, “Towards a dialogic syntax”, Cognitive Linguistics 25(3): 359-410.
Ducrot O., 1984, « Esquisse d'une théorie polyphonique de l'énonciation », in Le dire et le dit,
Paris : Minuit, 171-233.
65

Bibliograhie complémentaire :

Authier-Revuz J., 1995, Ces mots qui ne vont pas de soi, Paris : Larousse.

Bakhtine M., 1934/1975/1978, « Du discours romanesque », in Esthétique et théorie du


70 roman, Paris : Gallimard, Tel, 83-233.

Bakhtine M., 1952/1979/1984a, « Les genres du discours », in Esthétique de la création


verbale, Paris : Gallimard, 265-308.

Bres J., 1998, « Entendre des voix : de quelques marqueurs dialogiques en français », in Bres
J., Legrand R., Madray F. et P. Siblot (éd.), L'autre en discours, Montpellier III, Praxiling,
75 191-212.

Bres J., 1999, « Vous les entendez ? De quelques marqueurs dialogiques », Modèles
linguistiques, XX, 2, 71-86.

Bres J., 2005, « Sous la surface textuelle, la profondeur énonciative. Ebauche de description
des façons dont se signifie le dialogisme de l’énoncé » in P. Haillet (éd.), Actualité de
80 Bakhtine (à paraître).

Bres J., 2008, « De l’épaisseur du discours : horizontalement, verticalement… et dans tous


les sens », Actes du premier Congrès mondial de linguistique française, http://www.ilf-cnrs.fr/
Bres J.,2010, « L’ironie, un cocktail dialogique ? », Actes du deuxième Congrès mondial de
linguistique française, http://www.ilf-cnrs.fr/

85 Bres J., 2009, « Dialogisme et temps verbaux de l’indicatif », Langue Française 163, 21-39.

3
Bres J., 2012, « Énonciation et dialogisme : un couple improbable ? », in Dufaye L. et Gournay L.,
(éd.), Benveniste après un demi-siècle. Regards sur l’énonciation aujourd’hui, Paris/ Ophrys, 3-24.

Bres J., Nowakowska A., Sarale J.-M., Sarrazin S., (éd.), Dialogisme : langue, discours, Peter Lang.

90 Bres J. et Dufour F., 2013, « Du fonctionnement dialogique monologal des marqueurs


dialogaux oui, non, si », Arena Romanistica, 56-70

Bres J. et Mellet S., 2009, « Une approche dialogique des faits grammaticaux », Langue
Française 163, 3-20.
95

Bres J. et Nowakowska A., 2004, « Mémoire de voix sans paroles : restriction, extraction… »,
in Lopez Munoz J.-M., Marnette S., Rosier L. (éd.), Le discours rapporté dans tous ses états,
Paris : L’Harmattan, 75-80.

Bres J. et A. Nowakowska, 2005, « Dis-moi avec qui tu « dialogues », je te dirai qui tu es…
100 De la pertinence de la notion de dialogisme pour l’analyse du discours », Marges
Linguistiques 9, http://www.marges-linguistiques.com, 17 p.

Bres J. et Nowakowska A., 2006, « Dialogisme : du principe à la matérialité discursive », in


Perrin L. (éd.), Le sens et ses voix, Recherches linguistiques 28, Metz : Université de Metz,
21-48.

105 Bres J. et A. Nowakowska, 2008, « Voix, point de vue… ou comment pêcher le dialogisme à
la métaphore… », Cahiers de praxématique 49, 103-132.

Bres J. et A. Nowakowska, 2011, « Sourire de chat... sans chat. Discours rapporté et


dialogisme interlocutif anticipatif », in Cl. Stolz, Citer l’autre, Louvain-La-Neuve, Éditions
Academia-Bruylant, 167-181.

110 Bres J. et A. Nowakowska, 2011, « Poser des questions ce n’est jamais un


scandale ! Interview politique, question contrediscursive médiée et polémique », in Burger
M., Jacquin J. et Micheli R.(dir.), La parole politique en confrontation dans les médias,
Bruxelles : éditions De Boeck,69-88.

115 Bres J. et A. Nowakowska, 2011, « Sous le discours, des discours… », in Azouzi A. (éd.),
L’analyse du discours. Notions et problèmes, Editions Sahar, Tunis, 175-207.

Bres J. et Rosier L., 2007, « Réfractions : polyphonie et dialogisme, deux exemples de


reconfigurations théoriques dans les sciences du langage francophones », in B. Vauthier (éd.)
Bakhtine, Volochinov et Medvedev dans les contextes européen et russe, Slavica Occitania,
120 25, 238-251.

Bres J. et Verine B., 2003, « Le bruissement des voix dans le discours : dialogisme et discours
rapporté », Faits de langue 19, 159-170.

Cahiers de praxématique 43, 2005, Aspects du dialogisme (coord. : A. Nowakowska).


4
Cassanas A., Demange A., Dutilleul-Guerroudj E., Laurent B., Lecler A. (éd.), 2003,
125 Dialogisme et nomination, Montpellier : Presses de l’Université Paul Valéry.
Moirand S., 1999, « Les indices dialogiques de contextualisation dans la presse ordinaire »,
Cahiers de praxématique 33, 145-184.

Moirand S., 2007, Les discours de la presse quotidienne, Paris : PUF.

Nølke H., Fløttum K., Norén C., 2004, ScaPoLine, La théorie scandinave de la polyphonie
130 linguistique, Paris: Kimé.

Nowakowska A. 2004a, « La production de la phrase clivée (c’est y qu-z) en français : de la


syntaxe expressive à la syntaxe dialogique », Modèles linguistiques t. XXV, 211-221.

Nowakowska A., 2004b, « Syntaxe, textualité et dialogisme : clivage, passif, si z c’est y »,


Cahiers de praxématique 43, 25-56.

135 Nowakowska A., 2007, « L’emploi citatif et responsif de la phrase clivée c’esty qu-z, dans le
discours médiatique », in Broth et al., Le français parlé des médias, Actes du colloque
international de Stockholm, 8-12 juin 2005, 579-594.

Nowakowska A., 2009, « Thématisation et dialogisme : le cas de la dislocation », Langue


française 163, Dialogisme et marqueurs grammaticaux, 79-86.

140 Nowakowska A., 2010, « Stratégies de l’interviewé pour répondre à une question médiée
intrusive », in Actes du Colloque Mondial de Linguistique Française 2010, le 12-15 juillet,
New-Orleans, www.linguistiquefrancaise.org

Nowakowska A., 2012, « Du dialogal et du dialogique dans l’interview politique », in Actes


du Colloque Mondial de Linguistique Française 2012, le 4-7 juillet, Lyon,
145 www.linguistiquefrancaise.org

Perrin L., 2006, (éd.), Le sens et ses voix, Recherches linguistiques 28, Metz : Université Paul
Verlaine.

Steuckardt A. et Niklas-Salminen A. (éd.), 2003, Le mot et sa glose, Langues et langage N°9,


Publications de l’Université de Provence.

150

155

5
Chapitre 1
Discours, analyse du discours. Types, genres. Dialogal / monologal

160 Ce chapitre met en place les notions générales de discours, d’analyse du discours, de types, de genres,
de dialogal / monologal, qui nous serviront dans les différentes analyses présentées dans les chapitres
suivants. Plutôt théorique, il pourra sembler de lecture peu aisée. Ne pas se laisser rebuter par cette
difficulté. Les chapitres suivants viendront rétroactivement éclairer certains points théoriques abordés
ici, à partir des exemples très concrets qui seront développés. Eventuellement, sauter ce premier
165 chapitre… et y revenir ultérieurement !

Qu’est-ce que l’analyse du discours ? En quoi consiste cette branche des sciences du langage
? Nous commencerons par définir le terme de discours (point 1.), pour aborder dans un
second temps la problématique de l’analyse du discours (point 2.) ; nous définirons ensuite
170 les notions de genres de discours et de genres de texte (point 3.) ; ainsi que la distinction
dialogal /monologal (point 4.).

1. Le discours : définition, problématique

1.1. Du sens courant au sens spécialisé

Le mot discours, avant de relever du lexique spécialisé des sciences du langage, appartient à
175 celui de la langue commune, dans sa circulation la plus large. Dans ce cadre, discours désigne
aujourd’hui un acte de parole spécifique, à savoir un développement oratoire devant un
groupe (le discours de l’orateur a été applaudi), et/ou un genre didactique écrit (le Discours
sur l’origine de l’inégalité). C’est au début du XXème siècle que ce terme entrera dans la
terminologie linguistique, en réalisant une extension de sens : discours désignera non un type
180 de production orale ou écrite, mais tout type de production. Notons qu’il rejoint en cela le
sens de ‘propos que l’on tient’, qui était principalement le sien à date plus ancienne : « c’est à
vous, s’il vous plaît, que ce discours s’adresse » (Molière, Le Misanthrope).

Dans le champ des sciences du langage, discours a, suivant les théories, trois acceptions
fondamentales :

185 (a) exercice individuel de la faculté du langage


(b) tout énoncé linguistique observable
(c) l’énoncé mis en relation avec ses conditions de production.
Ces trois acceptions se dégagent des termes auxquels la notion de discours s’oppose : langue,
parole, texte.

190 1.2. Langue, parole, discours

Saussure oppose la langue, en tant que système de signes, à la fois abstrait et social, à la
parole en tant qu’usage de ce système, à la fois concret et individuel. En tant que telle, la
notion de parole chez Saussure recouvre les acceptions (a) et (b) précédemment dégagées, et
6
donc, dans certains emplois parole est synonyme de discours. Cependant, selon cette
195 approche, les faits de parole sont idiosyncrasiques – ils peuvent faire d’objet d’une stylistique
individuelle – mais n’apparaissent pas comme structurés socialement ni en interaction avec le
cadre social dans lequel ils sont produits. Le terme de parole, ainsi défini, s’avérait impropre
à l’étude des faits linguistiques dans leurs usages sociaux : il a été remplacé par celui de
discours qui, on va le voir (infra 1.4.), prend en charge les liens entre les faits linguistiques et
200 la société (acception (c)).

1.3. Texte, discours

Les notions de texte et de discours réfèrent au même objet : une unité observable, qu’elle soit
écrite ou orale, composée d’un ou (le plus souvent) de plusieurs énoncés. On parlera de texte
lorsque sont considérées les relations interphrastiques internes à cette unité ; de discours,
205 lorsque cette unité est mise en relation avec ses conditions de production (acception (c)).

Les notions de langue, texte, ne mettent en œuvre que des paramètres linguistiques ; la notion
de discours invite à articuler des paramètres linguistiques et des paramètres non linguistiques
comme les interlocuteurs, le référent, la situation de communication.

2. L’analyse du discours

210 Si les disciplines des sciences du langage comme la phonétique, la phonologie, la sémantique,
etc., ou la psycholinguistique, la sociolinguistique, sont à la fois bien définies et reconnues, il
n’en va pas de même pour l’analyse du discours, qui, relativement tard venue en tant que telle
– la paternité du terme de discourse analysis revient à Harris 1951 –, apparaît comme un
ensemble peu structuré, aux contours flous, aux méthodes peu rigoureuses, dans lequel, à
215 l’instar du fonctionnement de l’auberge espagnole où l’on mange ce qu’on apporte, chacun
travaillerait avec les outils qu’il transfère d’autres disciplines. En dépit de cette représentation
négative, assez partagée, l’analyse du discours est une branche en plein essor, qui, consciente
des attentes qui sont placées en elle comme de la demande sociale dont elle fait l’objet, tend
aujourd’hui à expliciter sa méthodologie, ce dont témoignent notamment les deux ouvrages de
220 terminologie de la discipline publiés récemment (Détrie, Siblot et Verine 2001 ; Maingueneau
et Charaudeau 2002).

2.1. Le cœur et la marge

On peut considérer, dans une perspective d’obédience strictement saussurienne, que l’objet
premier et fondamental de la linguistique est la langue, et l’extension maximale de son
225 champ, la phrase. Au-delà commencerait la terra incognita du discours, qui relèverait d’autres
types d’analyse et qui n’appartiendrait pas en propre à la linguistique. Le discours suscite en
effet l’intérêt de différentes sciences humaines : philosophie, sociologie, psychologie,
psychanalyse etc., et… sciences du langage. Il serait un objet non spécifique, voire quelque
peu frelaté. Et nombre de linguistes de la langue qui se sentent au cœur du champ ont quelque
230 suspicion à l’endroit des linguistes du discours, perçus comme sur les marges…

7
On peut au contraire considérer que la seule réalité de la langue c’est le discours. A cette
légitimité linguistique s’ajoute une légitimité langagière : l’unité par laquelle les humains
communiquent n’est ni le syntagme ni la phrase mais le discours (qui peut parfois se réduire à
une seule unité phrastique ou syntagmatique). Selon cette perspective, analyse de la langue et
235 analyse du discours sont tout aussi légitimes l’une que l’autre : ce sont deux entrées dans
l’étude des faits linguistiques. On peut d’ailleurs, au lieu de les opposer, tenter de les
articuler : c’est ce que propose p. ex. la linguistique praxématique (Lafont 1978, Détrie et al.
2001), pour qui les unités de la langue sont appelées à produire du sens en discours.

2. 2. L’analyse du discours comme pratique quotidienne

240 Mais qu’est-ce que l’analyse du discours ? Remarquons, avant même de proposer une
définition, que tout locuteur, tel Monsieur Jourdain, fait non seulement de la prose mais
également de l’analyse du discours sans le savoir. Comprendre un (fragment de) discours quel
qu’il soit, oral ou écrit, et y répondre, présuppose qu’on a analysé ce qu’il disait, mais aussi ce
qu’il voulait dire, au-delà sous-entendait, en fonction de qui le tenait et de la situation dans
245 laquelle il était tenu, etc. Soit le bref échange familial entre A (le père) et B (son fils, 12 ans)
qui vient de se fâcher avec lui, et qui boude :

(1) A – il faisait un gros caprice mon garçon / il était fâchéfâché

B – Oh ça va ! arrête de me parler comme à un bébé !

Le tour de parole réactif de B prend la forme d’une réplique, en ce qu’elle commente, pour la
250 contester, l’énonciation du tour initiatif précédent. Pour réaliser cet acte, B a dû faire l’analyse
discursive du tour précédent : le tour de parole de A se présente linguistiquement comme un
énoncé hypocoristique (emploi de la 3ème personne pour s’adresser à son interlocuteur,
imparfait qui réfère à un événement non pas passé mais présent, intonation et vocabulaire du
« parler bébé » (baby talk)). B perçoit que l’interprétation hypocoristique de cet énoncé n’est
255 pas contextuellement pertinente : ce type d’énoncé s’adresse normalement à un animal ou a un
enfant en bas âge, à savoir à un allocutaire non doué de parole ; ce qui n’est manifestement
pas son cas. Il reçoit, à juste titre, cet énoncé comme ironique : il entend, sous la caresse
verbale, la moquerie blessante, qu’il entreprend de dénoncer en lui répliquant.

L’analyse du discours, en tant que discipline scientifique, repose sur le socle de cette aptitude
260 commune à analyser – avec toutes les marges d’erreurs possibles – les incessantes interactions
dans lesquelles on baigne quotidiennement. L’étude la plus fouillée, à l’égal du tour de parole
de l’interaction quotidienne la plus banale, se présente comme une réponse à du discours. Là
cependant s’arrête la comparaison : la réponse de l’interaction quotidienne présuppose une
analyse spontanée du discours de l’autre, l’analyse du discours consiste en l’explicitation du /
265 des sens du discours analysé, à l’aide d’outils qui permettent de le saisir et de le décrire dans
sa matérialité.

2.3. Analyse du discours, linguistique textuelle, analyse de contenu

8
On peut concevoir l’analyse du discours de façon très large, dans la perspective de la
discourse analysis de tradition anglo-saxonne. On inclut alors dans son champ la théorie des
270 actes de langage, la sociolinguistique variationniste et interactionnelle, l’ethnographie de la
communication, la pragmatique, l’analyse conversationnelle, théories qui proposent
différentes approches du discours. On peut, dans une tradition plus française, tenter de définir
plus spécifiquement ce qu’est l’analyse du discours en la distinguant notamment (i) de la
branche des sciences du langage qui lui est connexe : la grammaire de textes (ou – syntagme
275 qui lui est préféré aujourd’hui – la linguistique textuelle) ; et (ii) d’une méthode en usage
dans différentes sciences humaines : l’analyse de contenu.

(i) Analyse du discours et linguistique textuelle ont en commun de travailler sur des unités
linguistiques supérieures à la phrase. La linguistique textuelle, sur le modèle de la grammaire
de la phrase qui décrit les relations intraphrastiques, décrit les relations interphrastiques. Son
280 objet étant d’expliciter comment le langage s’organise en unités supérieures à la phrase – à
savoir le texte –, elle s’intéressera par exemple à l’anaphore, à la progression textuelle, aux
connecteurs, aux isotopies sémantiques, plus globalement à tous les phénomènes de cohésion
et de cohérence textuelles qui permettent de distinguer un texte d’une suite de phrases sans
lien. Mais cette description se réalise sans mettre en relation l’unité textuelle avec ses
285 conditions de production. L’analyse du discours, elle, se définit par cette mise en relation : le
discours est analysé dans son contexte. Il ne s’agit cependant pas, dans une perspective
mécaniste, d’expliquer le discours par son contexte mais d’analyser comment le sens se
produit en interaction avec différents paramètres comme la situation, les sujets,
l’interdiscours, l’idéologie, le genre du discours et le type de textualité, la formation
290 discursive…

(ii) L’analyse du discours se distingue également de l’analyse de contenu, telle qu’elle a pu se


développer dans diverses sciences humaines, notamment la psychologie sociale et la
sociologie. Dans ce type d’études, le sens est conçu comme inclus dans les mots qui le
véhiculeraient en toute transparence. Il suffirait de l’extraire des discours en le détachant des
295 signifiants pour l’homogénéiser dans les catégories de la grille d’analyse choisie. L’analyse
de contenu ne s’arrête pas à la forme, qu’elle considère comme une simple enveloppe qu’il
s’agit d’ouvrir pour recueillir le sens qu’elle contient. L’analyse du discours, au contraire,
pose la matérialité et l’opacité du discours : la forme linguistique n’est pas un habillage du
sens, elle en est à la fois la condition et le lieu de production. Ce qui est dit tient
300 fondamentalement au comment c’est dit. Et c’est ce comment qu’elle s’attache à décrire, à
partir de son propre appareil conceptuel, mais aussi en faisant servir à ses propres fins les
outils des différentes disciplines linguistiques précédemment mentionnées, qui ont affaire au
discours.

2.4. L’analyse du discours en France


305

En France, l’analyse du discours devient une discipline des sciences du langage à la fin des
années 60 : le n° 13 de la revue Langages, publiée en 1969, s’intitule précisément L’analyse

9
du discours. Ce syntagme (on trouve également analyse de discours) est la traduction
française du titre d’un article de Z. Harris, paru en 1952 dans Language. Harris applique la
310 méthode distributionnelle, jusqu’alors développée pour la description des constituants de la
phrase, au discours. Il s’agit de repérer « les corrélations spécifiques des morphèmes du texte
tels qu’ils se présentent dans (le) texte et, ce faisant, nous découvrons quelque chose de sa
structure, de ce qui s’y passe. Il se peut que nous ne sachions pas exactement CE QUE le texte
dit, mais nous pouvons déterminer COMMENT il le dit » (p. 8). Le travail de Harris relève,
315 en tant que tel, plutôt de la linguistique textuelle que de l’analyse du discours. Sur la base des
recherches de Harris, mais en ouvrant l’approche strictement linguistique de cet auteur aux
problématiques de l’idéologie (Marx, Althusser) et de l’inconscient (Freud, Lacan), va se
développer une Ecole française d’analyse du discours, dont le représentant le plus
emblématique est Michel Pêcheux (1969, 1975, 1990). Dans les années 70 et 80, ce sont
320 principalement des discours politiques écrits et monologaux qui sont soumis à étude. Est
développée une conception matérialiste du discours et des formations discursives, dans le but
de caractériser les modalités de structuration des discours d’un champ (politique, religieux,
etc.), et d’en dégager les règles de formation et de circulation.

Si les acquis de cette Ecole sont évidents, force est de constater qu’un certain
325 désenchantement s’est fait jour, qui tient vraisemblablement à la trop grande ambition de ses
objectifs initiaux, comme aux évolutions externe et interne aux sciences du langage. Il
convient cependant de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. L’objet d’étude de l’analyse du
discours est désormais mieux dessiné : il s’agit de la matérialité discursive, qui tient à ce que
le discours ne saurait être réduit ni à la langue dans laquelle il est dit/écrit, ni à l’idéologie
330 dans laquelle il est pris. La notion de matérialité discursive repose, implicitement ou
explicitement, sur l’idée que les formes sont productrices de sens en contexte et en interaction
avec un certain nombre de médiations, au nombre desquelles l’énonciation, l’interdiscours, le
type et le genre du discours, le type d’interaction, l’idéologie.

L’analyse du discours en France – il conviendrait d’ailleurs de parler au pluriel des


335 « analyses du discours » comme le propose le titre du N° 117 de Langages publié en 1995 –
tend actuellement à intégrer à sa matière d’autres genres et types de discours, notamment les
discours oraux et dialogaux. Elle ne manque pas de rencontrer les approches pragmatiques de
l’analyse des interactions et de l’analyse conversationnelle, ce qui contribue à multiplier ses
approches et ses pratiques.

340 3. Discours, types de discours, genres du discours

La production du discours, oral comme écrit, est structurée par les types de discours et les
genres du discours. La linguistique de Saussure, en opposant aux prescriptions sociales de la
langue, la liberté individuelle de la parole, n'a pas vu que l’exercice du langage se réalisait en
345 passant par la médiation des types et des genres, à savoir qu’il devait se soumettre non
seulement aux formes de la langue mais également aux formes de combinaison de ces formes
de langue que sont les genres, dans différents types de discours. Prendre la parole ou la

10
plume, c'est non seulement le faire dans telle langue, mais également dans tel type de
discours, dans tel genre du discours, qui imposent leurs contraintes comme la langue impose
350 les siennes (même si celles-là sont généralement moins fortes que celles-ci).

3.1. Les types de discours


Preuve de ce que le discours est du texte produit en contexte : les différentes sphères de
l’activité sociale produisent des discours identifiables par certains traits spécifiques : on
parlera de types de discours. Ainsi l’activité religieuse se développe en produisant des
355 discours qui, par delà leur hétérogénéité, ont un certain nombre de traits en commun, et qui
font qu’ils relèvent du type discours religieux. Et il en va ainsi de l’activité politique pour le
discours politique, de l’activité littéraire pour le discours littéraire, de l’activité pédagogique
pour le discours pédagogique, de l’activité journalistique pour le discours journalistique, de
l’activité conversationnelle pour le discours conversationnel, etc… L’identification du type
360 d’un discours se fait à partir d’un certain nombre de critères qu’il partage avec les autres
discours relevant du même type : citons notamment :

- les lieux de production et de circulation : je trouve le discours religieux à l’église, le


discours publicitaire dans les magazines ou à la télévision, etc.

- la thématique : le discours littéraire n’a pas les mêmes objets que le discours
365 publicitaire,

- la variété de langue utilisée : le discours philosophique use d’un niveau de langue


hypernormé, le discours conversationnel d’un niveau hyponormé,

- le but pragmatique assigné : le discours politique a pour but de convaincre, le


discours journalistique (en principe) d’informer, le discours universitaire de produire et de
370 transmettre des connaissances scientifiques, etc.

Si les types de discours ont leurs spécificités qui permettent de les identifier, on relève des
proximités, voire des perméabilités qui font qu’un même discours peut relever de différents
types : le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, de J.J. Rousseau p. ex.
ressortit aux types discursifs philosophique, politique et littéraire. Remarquons qu’au cours de
375 l’histoire, un discours peut changer de type : les textes de Choses vues de Victor Hugo, qui
faisaient partie du discours journalistique lors de leur publication, sont rangés actuellement
dans le corpus littéraire.

La liste des types de discours est nombreuse, comme le sont les activités humaines qui, on
peut le penser, tendent à se diversifier. Remarquons que la création, puis le développement
380 d’une nouvelle sphère d’activité passe par la production d’un nouveau type de discours : ainsi
p. ex. l’essor de l’activité publicitaire s’est traduit par la création d’un nouveau type de
discours : le discours publicitaire. L’inventaire des différents types reste à faire ; l’analyse de
chacun d’eux est plus ou moins avancée.

En relation avec les sphères d’activité auxquelles ils sont liés, les différents types de discours
385 disposent de plus ou moins de prestige social, qui se mesure notamment à leur capacité à
11
devenir objets de discours, et au-delà, objets d’analyse(s) du discours : de tous temps ou
presque, les discours religieux, philosophique et littéraire ont suscité le commentaire. La
conversation, sauf peut-être au XVIIème siècle, a longtemps été considérée comme une
activité peu digne d’intérêt, ce jugement négatif lui interdisant même d’accéder au statut de
390 type de discours. Elle s’est depuis rattrapée : la conversation, sous l’impulsion notamment de
la sociologie du quotidien, est devenue à la fin du XXème siècle un type de discours à part
entière. Au-delà même, et qui témoigne de l’intérêt que suscite ce type, les études sur la
conversation tendent à devenir une discipline autonome, l’analyse conversationnelle
(conversation analysis), parallèle à l’analyse du discours.

395 3.2. Les genres du discours

La notion de genre du discours, travaillée en poétique (les genres littéraires) et en rhétorique


(les genres oratoires), ne faisait pas partie des outils conceptuels de la linguistique, pas plus
que de ceux de l'analyse du discours. Bakhtine (1952-1953) en fait un concept heuristique
400 permettant de penser concrètement l'articulation langue-discours.

Ces formes abstraites, relativement stables, que sont les genres du discours sont liées aux
différents domaines de l'activité humaine, et aux types de discours, qui en déterminent le
contenu thématique, le style et la structure. P. ex. le domaine de l'activité politique, et du type
de discours politique, dans les pays politiquement démocratiques et technologiquement
405 médiatisés, a partie liée avec (entre autres genres du discours) l'interview politique télévisée.
Ce genre peut très grossièrement se définir comme relevant de l'hypergenre des interactions
verbales, qu'il spécifie de la façon suivante : l'interaction s'organise entre deux parties : le (ou
les) interviewer (un journaliste), dont le rôle est de poser des questions) ; et le (les)
interviewé (une personnalité politique), dont le rôle est de répondre aux questions qui lui sont
410 posées.

Les genres du discours se signalent notamment par les propriétés suivantes :

— multiplicité : ils sont nombreux, voire innombrables. Bakhtine cite à titre


d'exemple, le récit familier, les différentes formes de lettres, le commandement militaire, les
documents officiels, la publicité, l'exposé scientifique, le dicton, le roman, le contrat, les
415 félicitations, les salutations… Leur inventaire méthodique comme leur classement reste à
faire. Cette multiplicité tient à ce que les genres procèdent des multiples sphères de l'activité
humaine, chacune d'elles produisant au fur et à mesure de son développement et de sa
complexification des genres toujours plus complexes et nombreux. Nous assistons
actuellement, avec la communication électronique, à la naissance de plusieurs genres : mel,
420 chat, forum notamment.

— hétérogénéité : quel rapport entre des condoléances et un roman ? La disparité des


genres du discours — notamment quant à la taille du discours qui les réalise — rend difficile
la définition de leurs caractéristiques générales.

12
— variabilité des contraintes qu'ils imposent : si certains genres sont fortement
425 standardisés dans des rituels au point de ne laisser aucune liberté au sujet parlant qui ne peut
que reconduire des formules stéréotypées — condoléances, commandement militaire, prière
—, d'autres laissent plus d'initiative à la créativité : conversation, roman, exposé scientifique.

— mode d'être : si certains genres font l'objet d'un apprentissage spécifique et d'une
explicitation théorique (genres littéraires, genres oratoires), la plupart d'entre eux s'acquièrent
430 simultanément à l'apprentissage de la langue de façon implicite, le sujet parlant pouvant
parfaitement les maîtriser tout en ignorant jusqu'à leur existence théorique (p. ex. le
compliment, ou le récit conversationnel). « Comme Jourdain chez Molière, qui parlait en
prose sans le soupçonner, nous parlons en genres — variés — sans en soupçonner
l'existence » (Bakhtine, op. cit. : 284).

435
Chaque type de discours tend à disposer de ses propres genres de texte : le sermon ou la prière
sont des genres du discours religieux, comme le sonnet est un genre du discours littéraire, ou
le reportage un genre du discours journalistique. Certains genres du discours cependant ne
connaissent pas les frontières des types de discours : on trouve la lettre p. ex. dans les types de
440 discours littéraire, religieux, journalistique, etc.
Les notions de types de discours et de genres du discours sont fondamentales en analyse du
discours : tout discours relève d’un type de discours et se réalise dans un genre du discours,
qui tendent à déterminer ses thèmes, son style, sa structure, sa production comme sa
circulation.
445

4. Distinction dialogal /monologal


Les genres du discours peuvent être monologaux (article de presse écrite) ou dialogaux (interview)

La tendance naturelle est d’aller conceptuellement de l’unité (monologal) à la pluralité (dialogal), de


450 penser ce terme-ci à partir de ce terme-là, comme on conçoit le pluriel à partir du singulier. La
pensée M. Bakhtine nous engage à procéder à rebours, à dériver le monologal du dialogal : il n’y a
pas d’abord la parole du locuteur, qui dans certains cas mais pas dans tous, s’échangerait avec la
parole d’un ou plusieurs autres locuteurs. Le dialogal n’est pas l’au-delà du monologal, une forme
de complexification de la structure de base. C’est l’inverse qui est vrai : le monologal est second,
455 dérivé du dialogal.

Sur quelles bases distinguer dialogal / monologal ?

4.1. Un texte dialogal – conversation, interview, débat, œuvre de théâtre – peut être défini par
l’alternance des locuteurs qui détermine les frontières des différents tours de parole. Le tour
de parole est doublement pris dans l’échange verbal : il répond à une réplique antérieure ; il
460 sera lui-même réplique antérieure à laquelle répondra le locuteur suivant.

Les textes ne se présentent pas tous sous la forme d’un enchaînement de tours de parole :
l’article de journal, l’inscription funéraire, la nouvelle ou le roman p. ex. se manifestent non

13
comme dialogue (deux ou plusieurs locuteurs) mais comme monologue (un seul locuteur)1.
On peut donc définir le dialogal par l’alternance des locuteurs, et comme composé de
465 différents tours de parole ; et le monologal, par l’absence de cette alternance, et comme
composé d’un seul « tour de parole ».

Pas seulement cependant. Le texte monologal est à comprendre, quelle que soit sa taille,
comme un « tour de parole » d’un genre particulier. Les « répliques antérieure et ultérieure »
sont absentes de la structure externe – le texte ne se présente pas sous la forme d’un
470 enchaînement de tours – mais n’en affectent pas moins la structure interne du texte. On
pourrait dire que, dans le dialogal, les tours de parole antérieurs et ultérieurs sont in
praesentia, alors que, dans le monologal, ils sont in absentia. Ce que nous proposons de
représenter ainsi (les parenthèses signalent les tours in absentia) :

475

discours dialogal discours monologal

- tour de parole 1 - (tour 1 : texte(s) antérieur(s))

- tour de parole 2 qui répond au tour - tour 2 : discours monologal qui fonctionne
1 et qui est orienté vers le tour 3 comme réponse à des textes antérieurs et est
orienté vers des textes ultérieurs

- tour de parole 3 - (tour 3 : texte(s) ultérieur(s))


- Etc…

Figure 1

480 4.2. Le critère de la présence (dans le dialogal), ou de l’absence (dans le monologal) de


l’alternance des tours de parole, s’il s’avère productif, ne nous semble pas, à l’usage,
suffisamment discriminant. Il semble p. ex. parfaitement légitime de parler d’alternance de

1 Précision : on trouve des séquences de dialogue dans le roman, mais elles sont enchâssées dans la
narration. Ce genre relève bien du monologal dans l’interaction avec le destinataire.
14
tours pour la correspondance classique, et plus encore pour la correspondance électronique ;
et donc de concevoir la lettre ou le courriel comme des genres dialogaux. Mais, ce faisant, ne
485 gomme-t-on pas une dimension cruciale de la dialogalité, liée à la temporalité de l’alternance
des tours? Dans la correspondance entre deux personnes, le tour du scripteur « actuel », n’a
pas à se garder des interruptions potentielles du destinataire, pas plus qu’il ne peut compter
sur les régulateurs de l’interlocuteur, alors que l’on sait l’importance de ces deux éléments
dans la production de la parole conversationnelle. Et ce point n’a rien de technique ou de
490 latéral, comme le signale cet incipit de lettre d’une mère à sa fille :

C’est avec un réel plaisir que je m’assoie pour converser avec toi, dommage seulement que ça sera plutôt un
monologue, tu ne m’interrompras pas au moment où tu ne seras pas d’accord avec moi. Le pire c’est que je ne
sentirai pas la chaleur de ta proximité, l’éclat dans tes yeux… Je pourrai transmettre mes pensées jusqu’au bout,
et toi, tu pourras, sans émotion, avec de la distance, te positionner par rapport à ce que je t’écris… […]
495 (correspondance personnelle)

Le scripteur dit douloureusement l’absence de ce qui est au cœur du dialogal : la possibilité,


pas forcément dysphorique, que l’interlocuteur interrompe sa parole ; la possibilité également
qu’il en soutienne le cours par son corps : la thymie de sa proximité, l’assistance de son
regard. Pour le récepteur de la lettre, signalons également la difficulté d’accéder à des
500 phénomènes tels que les autocorrections, les hésitations du locuteur que seule la co-présence
temporelle rend perceptibles. On considérera donc la lettre comme le mel comme des genres
monologaux, même si – ce qui est souvent le cas du mel – ils peuvent se présenter sous forme
pseudo-dialogale.

On distinguera donc le dialogal du monologal par (i) le fait que les textes dialogaux
505 présentent une alternance des locuteurs, à la différence des textes monologaux ; (ii) le fait que
les énoncés antérieurs et ultérieurs sont in praesentia dans le dialogal, in absentia dans le
monologal, ce qui implique que le monologal est une sous-catégorie du dialogal ; et (iii) le
fait que les locuteurs partagent le même fil temporel du discours dans le dialogal, ce qu’ils ne
font pas dans le monologal.

510 Conclusion

Les objets de l’analyse du discours sont extrêmement divers et peuvent porter sur des corpus
fort variés : le chercheur pourra s’intéresser à un genre de discours dans sa globalité (le
discours pédagogique p. ex.), à un genre de discours tenu lors d’une certaine occasion (le
515 discours politique de la guerre d’Algérie p. ex.), à un discours tenu par un locuteur lors d’une
occasion précise, au début d’un texte romanesque : l’incipit de Le Libera de Pinget (Bres et
Barbéris 2002) ; à un article de presse (Bres et Bouguerra 1995, Bres et Nowakowska 2011), à
la production de sens de certains termes dans certains discours : socialisme, populisme, crise,
etc.

520 Si on essaie de la définir non plus de l’intérieur comme nous l’avons fait jusqu’à présent, mais
de l’extérieur en quelque sorte, on dira que l’analyse du discours consiste à… produire du
discours. L’analyse du discours sera conçue comme un genre du discours (avec sous-genres :
15
articles scientifiques, communication à colloque, etc.), relevant du genre de discours
scientifique, en ce qu’il est lié à une sphère de l'activité humaine spécifique : l'activité
525 scientifique universitaire. Ce genre du discours, monologal, pourrait être décrit, en termes
conversationnalistes, comme l’intervention réactive répondant à l’intervention initiative du
discours pris comme objet d’étude. Ainsi l’analyse du discours reconduit dans son
fonctionnement la structure de l’interaction verbale qui est au principe du fonctionnement du
langage.

530

Références bibliographiques

Bakhtine, M. (1952 /1979/1984), « Les genres du discours », in Esthétique de la création


verbale ", Paris : Gallimard, pp. 265-308.
Barbéris J.-M. et Bres J., 2002, « Analyse textuelle de l’incipit de Le Libera de R. Pinget »,
535 in E. Roulet et M. Burger (éd.), Les modèles du discours au défit d’un dialogue romanesque :
l’incipit du roman de R. Pinget, Le Libera, Nancy : Presses universitaires de Nancy, 83-124.
Bres J. et Bouguerra T., 1995, « Le texte journalistique et son écriture », in C. Détrie, M.
Masson & B. Verine, Pratiques textuelles, Langue et praxis, Praxiling : Montpellier III, 251-
286.
540 Bres J. et Nowakowska A., 2011, « Sous le discours, des discours… », in Azouzi A. (éd.),
L’analyse du discours. Notions et problèmes, Editions Sahar, Tunis, 175-207.
Charaudeau P. et Maingueneau D., (éd.), 2002, Dictionnaire d’analyse du discours
Détrie C., Siblot P. et Verine B., (éd.), 2001, Termes et concepts pour l’analyse du discours.
Une approche praxématique, Paris : Honoré Champion.
545 Lafont R., 1978, Le travail et la langue, Paris : Flammarion
Pêcheux, M. (1975), Les vérités de la Palice, Paris : Maspéro.
Pêcheux, M. (1990), L'inquiétude du discours, Paris : Editions des cendres.

Applications / Recherches

550 1) En quoi le discours médiatique est-il un type de discours ?


2) Rechercher quelques genres du discours du discours médiatique et définir leurs
caractéristiques

555

560

565
16
Chapitre 2

La problématique dialogique

Ce chapitre, également théorique, est une introduction à la problématique du dialogisme :


570 (i) distinction dialogal / dialogique. (ii) types de dialogisme : interdiscursif, interlocutif,
intralocutif (ou autodialogique). (iii) Les niveaux du dialogisme : du global au local. (iv)
Dialogisme, intertextualité, interdiscours, polyphonie
Ce chapitre reprend en partie l’article de Bres 2005.

575 La notion de dialogisme est avancée dans les travaux du cercle de Bakhtine, sémioticien et
philosophe du langage russe, qui, à partir de la fin des années 20, développe un ensemble
de thèses sémiotiques et discursives de caractère heuristique. Certaines de ces recherches
ont été progressivement traduites, à partir de 1970, notamment en anglais et en français ;
en 1981, l’ouvrage de T. Todorov, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique, suivi de
580 Ecrits du cercle de Bakhtine, vient consacrer une influence – parfois une emprise – déjà
largement engagée, tant dans la critique littéraire qu’en analyse du discours ou en
linguistique de l’énonciation.
Signe de leur succès, les termes dialogisme et dialogique sont aujourd’hui d’un large
emploi en sciences du langage ; mais, rançon normale de ce succès, leur tranchant
585 scientifique semble parfois quelque peu émoussé, et leur pertinence, en partie dissoute dans
certaines pratiques de marketing auxquelles la recherche n’échappe pas toujours : le
dialogique aujourd’hui, d’une certaine façon, fait vendre…
Nous partirons des problèmes terminologiques auxquels la notion de dialogique s’est
trouvée (et se trouve encore parfois) confrontée, dans une langue comme le français. Nous
590 verrons ensuite que le créateur de la notion de dialogisme, M. Bakhtine, a rencontré ce type
de difficultés lexicales, dans le dépassement desquelles il a su formuler une problématique
radicalement neuve (point 2).
Nous confronterons enfin la question du dialogisme avec celle de la polyphonie, qui entend
la reformuler.
595 Afin d’éviter de lourdes répétitions, les trois textes de Bakhtine auxquels on se réfère (cf.
bibliographie) sont désignés de la façon suivante : PDD pour Problèmes de la poétique de
Dostoïevski ; DDR pour « Du discours romanesque » (in Esthétique et théorie du roman) ;
et GD pour « Les genres du discours » (in Esthétique de la création verbale).

600 1. Le point terminologique en français

17
Commençons par une insatisfaction à la lecture du terme dialogique, comme nom ou
comme adjectif, dans certains travaux récents : l’ouvrage, coordonné par Luzzati et al.
(1997), est intitulé Le dialogique ; un programme de recherche récent d’une équipe CNRS
605 s’intitule : « Recherches sur les origines du dialogique », etc… Dans tous ces cas, il s’agit
de travaux portant sur le dialogue en tant qu’échange de tours de parole. Et cette façon de
faire affecte également le terme de dialogisme : En mars 2004, a eu lieu un colloque :
Dimension du dialogisme langagier : les formes d’adresse, qui se présente comme « un
colloque sur l’analyse du dialogue et les formes d’adresse ».
610 On a l’impression d’être quelque peu joué – on ne retrouve pas dans la matière des travaux
ce que le titre semblait promettre – ; et que certains parmi les linguistes usent de
dialogique (et de dialogisme) comme d’un double–culte de dialogue, pour redorer le
blason en quelque sorte de ce terme classique, en adoptant le signifiant, mais pas vraiment
la problématique, d’un concept à la mode – dialogique, dialogisme –, qui a à voir avec la
615 problématique du dialogue, mais qui ne s’y résume cependant pas. Essayons d’expliquer
cette impression.
Partons tout d’abord de ce qu’offre la langue française. Un dictionnaire usuel comme le
Petit Robert propose les entrées dialogue et dialogique. Il est donné comme première
acception à Dialogue : « entretien entre deux personnes », et comme troisième : « ouvrage
620 littéraire en forme de conversation (V. Dialogique) ». Si nous allons à l’entrée Dialogique
comme nous y sommes invités, on trouve la définition suivante, précédée de la mention
didac.2,: « qui est en forme de dialogue. Ecrits dialogiques de Platon ». Les emplois
précédemment cités de dialogique seraient donc des extensions de ce sens, de la sphère du
dialogue littéraire à la sphère du dialogue quotidien, dans le vocabulaire des sciences du
625 langage. C’est en partie vrai, mais pas totalement. Dialogique en français, au moins depuis
la traduction des textes de Bakhtine à partir de 1970 et la parution de l’ouvrage de
Todorov (1981), ne peut manquer d’interagir avec le sens que lui a donné Bakhtine (et que
nous allons expliciter). Et c’est en écho (dialogique !) très affaibli de ce sens et surtout en
emprunt du lustre de modernité dont il est entouré, que certains se servent, de façon
630 quelque peu abusive, de dialogique, comme d’un équivalent de dialogue.
En sciences du langage, et en français au moins, afin de prévenir ces glissements
polysémiques, et pour prendre en compte l’acception bakhtinienne de dialogique, a été
créé, dans le courant des années 80, le terme (adjectival, mais également nominal)
dialogal3. Ainsi – et les deux dictionnaires d’analyse du discours publiés récemment
635 (Détrie C., Siblot P. et Verine B. (éd.) 2001 ; Charaudeau P. et Maingueneau D. (éd.) 2002)
s’accordent sur ce point – à l’heure actuelle, on peut dire que le linguiste dispose dans sa
trousse de travail, de deux notions :

2 Cette spécification est explicitée comme « qui n’existe que dans la langue savante, et non dans la
langue parlée ordinaire ».
3 Une première et brève recherche sur le terme dialogal n’a pas permis pour l’instant de remonter à ses
origines.
18
– dialogal, pour prendre en charge tout ce qui a trait au dialogue en tant qu’alternance
de tours de parole, disons le dialogue externe pour parler comme Bakhtine (cf. infra 2.2.) ;
640 dialogal est opposé à monologal ;
– dialogique, pour prendre en charge la problématique de l’orientation de l’énoncé vers
d’autres énoncés, disons pour faire vite le dialogue interne ; dialogique est opposé à
monologique. Il est à noter que dialogique est alors perçu plus comme la traduction du
terme russe dialogicheskij, issu des travaux de Bakhtine, que comme une néologie de sens
645 à partir de l’adjectif français dialogique. De même que le nom dialogisme est plutôt perçu
comme la traduction du russe dialogichnost’ que comme néologie de sens de la figure de
rhétorique qui porte ce nom, et que Fontanier définit ainsi :

le dialogisme consiste à rapporter directement, et tels qu'ils sont censés sortis de la bouche, des discours que
650 l'on prête à des personnages, ou que l'on se prête à soi-même dans telle ou telle circonstance. (Fontanier
1821/1977)

Et, complémentairement, l’adjectif dialogique apparaît comme un dérivé de dialogisme,


plutôt que de dialogue.
655 Cette bipartition est de plus en plus reconduite et respectée, même si dialogique est parfois
employé, encore à l’heure actuelle, en substitut de dialogal, parce que ce terme n’est pas
pleinement circulant ; et / ou en substitut de dialogue, parce que ce terme apparaît comme
moins porteur de plus-value de scientificité.
Contrairement à ce que pourrait laisser penser cette première approche, la répartition des
660 domaines entre le dialogal et le dialogique n’a rien de simple, et n’a pas fait l’objet d’un
véritable travail de délimitation4. Les spécialistes du dialogal (l’analyse conversationnelle)
tendent à ignorer la problématique du dialogique ; et réciproquement, les spécialistes du
dialogique – ou de la polyphonie (cf. infra 3.4.) –, tendent à ignorer la problématique du
dialogal.
665 Cette question de vocabulaire éclaircie, on s’attachera à décrire, dans le point suivant, la
façon dont Bakhtine, alors même que les mots lui résistent, parvient à forger le sens de ce
qui est devenu depuis la problématique dialogique.

2. Bakhtine, où comment faire le vin nouveau du dialogique dans les tonneaux anciens
670 du dialogue

4 A l’exception de Roulet et al. 1985, chap. 1, ou dans le même ordre d’idée, de Moeschler 1985, qui à
partir des deux couples dialogal-monologal, et dialogique-monologique, distinguent quatre types de discours :
dialogal-dialogique, dialogal-monologique, monologal-monologique, monologal-dialogique. Cette répartition,
très cohérente avec le cadre d’analyse genevois, ne semble pas véritablement prendre en compte la catégorie du
dialogique, ce que nous ne pouvons développer dans le présent cours.
19
Bakhtine semble rencontrer les difficultés qui étaient les nôtres, avant que l’on ne dispose
de la distinction dialogal / dialogique. Comme le français, la langue russe ne connaît pas
de signifiant équivalent à dialogal, et Bakhtine devra donc dire le neuf qu’il est en train de
675 découvrir, pour l’essentiel dans des mots déjà-là qui ont du mal à l’accueillir. Comme
l’indique A. Nowakowska (2005), Bakhtine, pour signifier la problématique dialogique,
utilise essentiellement un réseau de six termes, formés sur dialog : dialogichnost’
(dialogisme, mot qu’il forge), dialogizatzija (dialogisation), dialogizovanyj (dialogisé),
dialogicheskij (dialogique), dialogichen (dialogique), dialogizuvujuchij (dialogisant) ;
680 réseau qu’il articule aux deux termes de monolog (monologue), et de monologicheskij
(monologique).
On propose de présenter cette problématique à partir des notions d’énoncé et d’orientation
dialogique.
Pour Bakhtine, la réalité première du langage c’est l’interaction verbale, qui se manifeste
685 sous forme d’échange verbal, dont la forme prototypique est le dialogue. C’est à partir du
terme de dialogue, dont Bakhtine fait un usage variable et extensif, que peuvent être
définis les deux éléments fondamentaux que sont l’énoncé, et son orientation dialogique.

2.1. L’énoncé
690

La notion d’énoncé, – traduction du russe vyskazyvanie, formé par nominalisation sur le


verbe vyskazat’/skazat’, dire – qui fait l’objet d’un travail de définition poussé dans GD, ne
correspond pas à ce que nous entendons le plus souvent par ce terme en linguistique
aujourd’hui. Bakhtine pose l’énoncé comme « l’unité réelle de l’échange verbal » (op. cit. :
695 272), défini par ses frontières, elles-mêmes « déterminées par l’alternance des sujets
parlants » (op. cit. : 277). Il y a là une approche qui n’est pas sans rappeler celle de
l’analyse conversationnelle contemporaine.
L’énoncé, unité de base de l’étude linguistique parce qu’unité réelle de l’échange verbal,
est donc défini par ce qui définit le dialogue : l’alternance des sujets parlants. Bakhtine
700 souligne que « c’est dans le dialogue réel que cette alternance des sujets parlants est le plus
directement observable et saillante. Les énoncés des interlocuteurs que nous appelons
répliques y alternent régulièrement » (ibid. : 278). La catégorie d’énoncé correspond donc
à la réplique – nous dirions aujourd’hui tour de parole – dans le « dialogue réel ».
Le SN « dialogue réel » vise les formes (orales comme écrites) dans lesquelles les
705 interlocuteurs, réels ou fictifs, sont en co-présence et l’alternance des sujets parlants
manifeste. Cette catégorie laisse apparaître, en creux, une catégorie de dialogue dans
laquelle ces deux traits n’apparaissent pas, et dont pourtant les unités sont des énoncés
selon l’acception précédemment explicitée.
En effet Bakhtine appelle énoncé tout ce qui fonctionne comme unité de l’échange verbal,
710 « depuis la réplique brève (monolexématique) jusqu’au roman ou au traité scientifique »

20
(op. cit. : 277) : « les œuvres de construction complexe, en dépit de tout ce qui les
distingue de la réplique du dialogue, sont, par leur nature, des unités de l’échange verbal »
(op. cit. : 281). Et cette nature est définie par l’alternance : « avant son début [de
l’énoncé], il y a les énoncés des autres ; après sa fin, il y a les énoncés-réponses des
715 autres » (ibid. : 277).
Nous avons vu (chapitre 1) ce que cette conception de l’énoncé permet d’induire du
rapport des deux notions de dialogal et de monologal. Loin de conduire à les opposer
comme deux entités radicalement différentes, l’analyse bakhtinienne engage à articuler la
seconde à la première : l’unité monologale est à comprendre, quelle que soit sa taille,
720 comme un « tour de parole » d’un genre particulier. Les répliques antérieure et ultérieure
sont absentes de la structure externe, mais n’en affectent pas moins sa délimitation. On
pourrait dire que, dans le dialogal, les tours de parole antérieurs et ultérieurs sont in
praesentia, alors que, dans le monologal, ils sont in absentia.
Bakhtine définit donc l’énoncé, extérieurement, à partir d’un élément fondamental du
725 dialogue, l’alternance des locuteurs. Il va le définir, intérieurement, également à partir
d’un autre élément fondamental du dialogue, la catégorie de réponse. Sans ignorer ce qui
différencie les divers types d’énoncés, Bakhtine ici également choisit d’insister sur ce qui
les rapproche, et qui est pour lui l’essentiel, à savoir que, tout comme la réplique du
dialogue quotidien, le traité ou le roman sont des réponses.
730 Aussi monologique fût-il (un ouvrage scientifique ou philosophique p. ex.), aussi concentré sur son
objet fût-il, un énoncé ne peut pas ne pas être également, à un certain degré, une réponse à ce qui aura
déjà été dit sur l’objet donné, quand bien même ce caractère de réponse n’apparaîtrait pas dans
l’expression extérieure (GD : 300, les italiques sont nôtres)

Et c’est à partir de ce terme de réponse que, dans GD, Bakhtine introduit la dimension
735 dialogique de l’énoncé, qu’il articule de façon complexe à la notion de dialogue, dans la
mesure où on peut en approcher la définition par le dialogal mais qu’elle ne s’y résume pas :
ces rapports [dialogiques] ont leur analogie (sans être, bien entendu, identiques) dans les rapports qui existent
entre les répliques d’un dialogue (GD : 300).

Les rapports de dialogue sont quelque chose de beaucoup plus large que les rapports entre répliques d’un
740 dialogue trouvant son expression dans la composition de l’œuvre, c’est quelque chose de quasi universel, qui
pénètre tout le discours humain, tous les rapports et toutes les manifestations de la vie humaine, en somme tout
ce qui a sens et signification (PDD : 52-53).

Qu’est-ce que le dialogique, s’il s’agit d’un principe, qui au-delà de la production de l’énoncé,
du discours, concerne l’homme lui-même ? On partira, pour répondre, de la notion
745 d’orientation dialogique.

2.2. Orientation dialogique, dialogisme, dialogisation intérieure

Il semble que, à la lecture des textes de Bakhtine, on puisse définir le dialogique comme
750 l’orientation de tout énoncé (au sens précédemment explicité), constitutive et au principe de
21
sa production, (i) vers des énoncés réalisés antérieurement sur le même objet de discours, et
(ii) vers la réponse qu’il sollicite. Cette double orientation déterminante, vers l’amont et vers
l’aval, se réalise comme interaction elle-même double :
– le locuteur, dans sa saisie d'un objet, rencontre les discours précédemment tenus par
755 d'autres sur ce même objet, discours avec lesquels il ne peut manquer d'entrer en
interaction ;
– le locuteur s'adresse à un interlocuteur sur la compréhension-réponse duquel il ne
cesse d'anticiper, tant dans le monologal que dans le dialogal.
On a tendance actuellement à parler de dialogisme interdiscursif, pour le premier type
760 d’interaction ; et de dialogisme interlocutif, pour le second (cf. infra 3.2.).
Cette double interaction – interdiscursive, interlocutive, cf infra pour sa complexification –
aura pour résultat, au niveau de l’énoncé produit, la dialogisation intérieure de l’énoncé.
Comment se manifeste précisément, au niveau linguistique, cette dimension de l’énoncé ?
Bakhtine n’a de cesse de signaler sa complexité, qui tient à son caractère parfois
765 insaisissable, et à l’hétérogénéité de ses formes.
Dans un premier temps, on peut tenter de l’appréhender par les différentes métaphores dont
se sert Bakhtine pour l’approcher : résonances (GD 301, 308), échos (GD : 298), reflets
(GD : 298) des énoncés d’autrui dans mon énoncé, harmoniques dialogiques (DDR : 114,
GD : 277, 300) de mon énoncé avec les énoncés d’autrui. Ces images, qu’elles fassent
770 appel au champ de l’ouïe ou de la vue, posent l’autre dans l’un (pour reprendre une
expression fort juste de J. Authier) selon un mode de présence diffus. Dissipons une
interprétation erronée : cet aspect souvent impalpable de la dialogisation tient non pas au
caractère superficiel de l’interaction entre l’énoncé du locuteur et les autres énoncés, mais
au contraire à son caractère profond : elle affecte « les couches profondes du sens et du
775 style » (DDR : 103).
Bakhtine ne se contente cependant pas de ces appréhensions imagées. Plus
linguistiquement, il avance que « la dialogisation intérieure du discours trouve son
expression dans une suite de particularités de la sémantique, de la syntaxe et de la
composition » (DDR : 102). Autant dire que c’est tout l’énoncé, tant au niveau de sa
780 macrostructure (« composition ») qu’au niveau de ses microstructures (sémantique,
syntaxe) qui peut être affecté par la dialogisation.
Comment se manifeste cette dimension ? Parce que mon énoncé se produit au contact
d’autres énoncés, il en sera marqué ; il portera la trace de cette interaction sous des formes
très diverses, mais qui ont toutes en commun de faire ou de laisser entendre une / d’autres
785 voix que celle du locuteur, la/ les voix des énoncés avec lesquels s’est produite
l’interaction.
La notion de voix est, comme celle de dialogue, de sens variable et large chez Bakhtine : ce
peut-être, au plus près du sens littéral, à l’oral, dans le discours direct, « l’intonation qui
démarque le discours d’autrui » (GD : 300), et plus généralement, tous les phénomènes qui

22
790 miment tel ou tel aspect de la parole de l’autre ; mais voix a le plus souvent bien moins de
consistance matérielle, et réfère aux discours convoqués à partir des traces laissées par les
différentes interactions.
Revenons à ces traces qui laissent entendre différentes voix. Bakhtine n’en a pas établi
explicitement la liste : là n’était pas son programme… Au fil de ses différentes réflexions,
795 il suggère des objets linguistiques fort variés que nous mentionnons sans souci
d’exhaustivité : le discours rapporté bien sûr, la parodie, la bivocalité, l’hybride, l’ironie,
l’interrogation, mais aussi les paragraphes, la division du discours en parties, les points de
suspension, le mot lui-même, « l’insistance sur certains points, la réitération, le choix
d’expressions plus tranchées (ou au contraire moins tranchées), la tonalité provocante, ou
800 au contraire concessive, etc. » (GD 299)… Les marques dialogiques sont donc fort variées,
– ce que les recherches récentes ont largement confirmé –, de par les outils linguistiques
qu’elles mettent en œuvre, mais également de par la façon dont elles font entendre la voix
de l’autre, qui va de l’explicite – sa représentation dans la mention du discours direct, son
affleurement dans les « îlots textuels » (cf. infra), à l’implicite : son enfouissement le plus
805 profond, lorsque les signifiants font défaut, sans que pour autant l’autre voix cesse d’être
perceptible.
Signalons complémentairement deux traits par lesquels Bakhtine souligne la spécificité de
la dialogisation interne : elle est tout aussi incontournable (aucun énoncé ne saurait y
échapper) que méconnue (elle n’a pas fait l’objet de recherches).
810 Bakhtine donc, à partir de différents termes du champ lexical du dialogue dont dispose la
langue russe ou qu’il crée, parvient à formuler un objet de recherche nouveau, le
dialogique, en tant que « dialogue intérieur », à la fois apparenté à et distinct de ce qu’il
désigne comme le « dialogue extérieur compositionnel » (DDR : 106), faute de disposer du
terme de dialogal.
815 On peut donc dire que la dialogisation intérieure, ou le dialogisme de l’énoncé, procède de
son orientation obligée vers d’autres énoncés – énoncés sur le même objet de discours,
énoncé antérieur de l’interlocuteur dans le dialogal, réponse visée de l’allocutaire, énoncé
(s) du locuteur lui-même – qui est au principe de sa production. Cette orientation se réalise
sous forme d’interaction avec ces autres énoncés, interaction qui prend la forme, au niveau
820 résultatif de l’énoncé produit, d’un ensemble de marques hétérogènes et plus ou moins
lisibles, dans lesquelles résonnent, aux côtés de la voix du locuteur, d’autres voix.

3. Dialogisme : de quelques distinctions

825 3.1. Dialogal, dialogique : le fil du discours et l’objet de discours

Il semble que, à partir de la relecture que nous venons de faire des textes de Bakhtine,
comme de la mise en place de la différence dialogal / dialogique en relation avec la notion
23
de dialogue, on peut distinguer, sur le plan linguistique, les phénomènes dialogaux des
830 phénomènes dialogiques de la façon suivante :
– les phénomènes dialogaux tiennent à l’alternance in praesentia des locuteurs, et sont
décrits par l’analyse conversationnelle dans leur liaison à l’alternance des tours de parole.
Citons, parmi les principaux : la gestion des places transitionnelles, les pauses, les
phatiques et régulateurs, la complétion, le lien de dépendance conditionnelle, etc. ; les
835 enchaînements syntaxiques comme p. ex. l’anaphore, la continuité thématique,
l’enchaînement des actes de parole (une question sollicite une réponse, etc.). A ces faits,
Bakhtine ne consacre pas de développement particulier. On peut penser que ce n’est pas là
son objet, et que d’ailleurs peut-être, cet objet-là lui échappe en partie …Ces phénomènes
bien sûr ne concernent que le dialogal, et pas le monologal. Ils sont immédiatement
840 perceptibles : l’alternance des locuteurs s’entend (changement de voix du locuteur) et se
voit (pour les interactions en face à face).
– les phénomènes dialogiques tiennent à l’interaction de l’énoncé avec d’autres
énoncés. Ces phénomènes concernent le dialogal comme le monologal. Bien moins
évidents que les phénomènes dialogaux, ils se manifestent rarement de manière visible
845 (italiques, guillemets (à l’écrit comme à l’oral)) ou audible (lorsqu’un locuteur change de
voix en changeant de locuteur représenté). Ils disposent parfois de marques linguistiques,
mais c’est loin d’être toujours le cas. Les phénomènes dialogaux affectent donc la
structure externe, manifeste, de surface de l’énoncé ; les phénomènes dialogiques, sa
structure interne, profonde, secrète. Et tous les deux concernent le niveau de l’énoncé
850 (entendu comme tour de parole dans le dialogal, texte ou discours dans le monologal),
même si ces phénomènes peuvent se marquer bien sûr à des niveaux inférieurs.
Les phénomènes dialogaux sont à rapporter à l’interaction dialogale, qui tient à ce que
deux (ou plusieurs) locuteurs partagent un même élément : le fil du discours, du dire, de
l’interaction. Les phénomènes dialogiques sont à rapporter à l’interaction dialogique, qui
855 tient à ce que le locuteur partage avec d’autres discours, dont celui de son interlocuteur
dans le dialogal, un même objet de discours ; plus fondamentalement, – mais Bakhtine ne
va pas jusque là – à ce que l’énoncé ne fait sens que dans et de cet interdiscours.
Terminons ce point par deux remarques complémentaires :
– Nous avons séparé, à des fins didactiques, les phénomènes dialogaux et dialogiques.
860 Dans la plupart des cas effectivement, un fait linguistique appartient à l’un ou à l’autre
ensemble : les régulateurs p. ex. relèvent du seul dialogal, tout comme le conditionnel
d’altérité énonciative (infra, chapitre 8) relève du seul dialogique. Il semble également
qu’on ait intérêt à travailler sur les frontières du dialogal et du dialogique, que
questionnent de nombreux marqueurs, comme p. ex. la reprise-écho (Barbéris 2005).
865 – Le traitement en parallèle du dialogal et du dialogique que nous avons esquissé ne se
prolonge pas par l’homologie de la distinction dialogal / monologal d’une part, et
dialogique/ monologique d’autre part. A la différence de Roulet 1985 qui à partir de ces
deux couples définit quatre possibilités (cf. note 4), il semble que le monologique tende à

24
être une catégorie vide : que serait un texte qui ne serait pas d’une certaine façon une
870 réponse ?

3.2. Les dimensions du dialogisme

Bakhtine définit deux, parfois trois dimensions du dialogisme : interdiscursive, interlocutive,


autodialogique. Présentons-les plus précisément, et complétons-les par une dimension que n’a pas
875 posée Bakhtine : le « dialogisme constitutif ».

3.2.1. Dialogisme interdiscursif

Mon discours, dans sa saisie d’un objet du discours, rencontre les discours antérieurs tenus par d’autres
sur ce même objet, avec lesquels il entre en interaction.

Sur toutes ses voies vers l’objet, le discours en rencontre un autre, « étranger », et ne peut éviter une action vive
880 et intense avec lui. Seul l’Adam mythique abordant avec sa première parole un monde pas encore mis en
question, vierge, seul Adam-le-solitaire pouvait éviter totalement cette orientation dialogique sur l’objet avec la
parole d’autrui. (1934/1978 : 102)

Cette dimension que Bakhtine nomme « relation dialogique avec les mots d’autrui dans l’objet »
(Bakhtine1934/1975/1978 : 105) se voit actuellement désignée par l’appellation heureuse de
885 dialogisme interdiscursif. Prenons une occurrence. Soit le titre d’un article de journal :

(1) Un spectre hante l’Europe : la démondialisation. (A. Adler, Le Figaro, 2-3 juillet 2011)

Cet énoncé est en relation dialogique interdiscursive (implicite) avec l’énoncé de K. Marx et F Engels
qu’il détourne :

(2) Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme (Manifeste du Parti Communiste, 1847)

890 On peut mettre le dialogisme interdiscursif en relation avec la notion d’intertextualité, mais elle ne s’y
résume pas. A la différence de ce que l’on entend habituellement par intertextualité – relation qu’un
texte pose localement avec ou tel autre texte –, le dialogisme interdiscursif structure fondamentalement
tout texte, en ce que celui-ci est obligatoirement réponse (Bakhtine 1952/1979/1984a : 298-299) à des
textes antérieurs. Un peu comme un tour de parole est toujours à comprendre globalement comme une
895 réponse au précédent tour, tout discours, aussi monologal et long soit-il, interagit avec des discours
antérieurs : Les Confessions de Rousseau p. ex. « répondent » notamment à deux textes : l’acte
d’accusation du libelle Sentiment des citoyens publié anonymement (de fait l’auteur en était Voltaire)
révélant que Rousseau avait abandonné ses enfants à l’hospice des Enfants-Trouvés ; et Les
Confessions de Saint-Augustin.

900 3.2.2. Dialogisme interlocutif

L’orientation du discours vers des discours antérieurs va systématiquement de pair avec une autre
dimension dialogique, son « orientation vers le discours-réponse » prévu (1934/1975/1978 : 105), à
savoir le dialogisme interlocutif.
905

25
Tout discours est dirigé sur une réponse et ne peut échapper à l'influence profonde du discours-réplique prévu. […] Se
constituant dans l'atmosphère du « déjà-dit », le discours est déterminé en même temps par la réplique non encore dite, mais
sollicitée et déjà prévue ». (1934/1978 : 103)

910 Tout discours, qu’il soit monologal ou dialogal, est déterminé par l’autre à qui il est adressé. La façon
dont Bakhtine comprend cette seconde dimension dialogique est plus riche qu’il n’y paraît. On peut
penser qu’il vise par là le fait, abondamment décrit par la rhétorique, la sociolinguistique, la
pragmatique ou l’analyse conversationnelle, selon lequel le locuteur module son discours en fonction
de son interlocuteur (ou de l’image qu’il se fait de lui), des connaissances qu’il lui prête, du but qu’il
915 poursuit, etc. (notion p. ex. p. ex. de recipient design (Sacks, Schegloff, & Jefferson, 1974) ou
d’audience design (Clark & Murphy,1982 ; Bell 1984)). Certes, mais ce serait considérablement
restreindre cette dimension. Ce qu’ajoute le dialogisme interlocutif, c’est (i) que cette prise en compte
de l’interlocuteur vise à façonner la réponse de l’autre ; et surtout (ii) que le locuteur anticipe sans
cesse sur cette réponse qu’il imagine, et que cette réponse imaginée influence en retour son discours
920 (Bakhtine 1952/1979/1984a : 303). Illustrons ce fonctionnement d’un exemple particulièrement
explicite :

(3) La xénophobie et le racisme feront tâche d’huile. Le terreau sur lequel prospèrent le populisme et l’extrême droite sera
renforcé de façon inimaginable. Est-ce de l’exagération ? Regardons autour de nous. Dans la plupart des pays de l’Union,
925 des partis populistes et d’extrême droite prolifèrent (…). (J. Nikonoff, Le Monde, 24 mai 2005)

L’interrogation « Est-ce de l’exagération ? » met dialogiquement en débat l’énoncé que nous


reconstruisons comme : « C’est de l’exagération », qui correspond à la réponse prêtée par le scripteur
au destinataire, à la lecture du tableau politique particulièrement noir qu’il est en train de brosser.
930 Revenons sur les deux dimensions interdiscursive et interlocutive du discours. En accord avec la racine
dialog-, Bakhtine pose le discours comme réponse, dans une double interaction qui le constitue en tant
que tel : réponse à son amont (dialogisme interdiscursif), et à son aval (dialogisme interlocutif).

3.2.3. Dialogisme intralocutif (ou autodialogisme)


935
On n’oubliera pas de signaler un autre type d’interaction dialogique, que Bakhtine ne mentionne
qu’incidemment : « les rapports de dialogue entre le sujet parlant et sa propre parole » (PDD : 212),
qu’Authier appelle autodialogisme. On parle également de dialogisme intralocutif. Le locuteur est son
premier interlocuteur (cf. notamment Authier 1995 : 148-160) dans le processus de l’auto-réception : la
940 production de sa parole se fait constamment en interaction avec ce qu’il a dit antérieurement, avec ce
qu’il est en train de dire, et avec ce qu’il a à dire. Soit un ex. manifeste d’interaction intralocutive :

Hermione
Non, non, encore un coup, laissons agir Oreste.
945 Qu’il (Pyrrhus) meure, puisqu’enfin il a dû le prévoir,
Et puisqu’il m’a forcée enfin à le vouloir.
A le vouloir ? Hé quoi ? c’est donc moi qui l’ordonne.
Sa mort sera l’effet de l’amour d’Hermione ? (Racine, Andromaque, 1419-1422)

950
3.2.4. Dialogisme constitutif

L’individu devient sujet dans et par les discours antérieurs / extérieurs. Bakhtine l’a clairement pointé :

Les individus ne reçoivent pas en partage une langue prête à l'usage, ils prennent place dans le courant de la communication
verbale, ou, plus exactement, leur conscience ne sort des limbes et ne s'éveille que grâce à son immersion dans ce courant.
955 (1929 : 117)
26
Mais il nous semble qu’il n’a pas vraiment tiré toutes les conséquences de ce fait : si je ne deviens sujet
que des discours antérieurs / extérieurs, cela a pour premier effet que ce que j’appelle mon discours est
constitué de ces autres discours en un oubli au principe de l’effet sujet : je croit tenir un discours, alors
que de fait je est tenu par ces discours. On reconnaît là (peut-être !) les problématiques familières de
960 l’Ecole française d’analyse du discours : celle de l’interpellation du sujet, de l’interdiscours, des
formations discursives, de l’hétérogénéité constitutive, que la notion de dialogisme, dans le sens étendu
que nous en faisons, permet de rencontrer. Articulons seulement les notions d’interdiscours et de
dialogisme : l’interdiscours peut être défini comme « l’ensemble des formulations auquel l’énoncé se
réfère implicitement ou non, qui le domine et à partir duquel il fait sens » (Détrie et al. 2001 : 155).
965 L’interdiscours est un fait symbolique qui est au principe de tous les discours et qui les domine, à la
manière dont l’intersubjectivité précède et est une condition de la subjectivité. Le dialogisme en est la
conséquence : ce qui fait l’intérieur de tel discours, sa consistance, est d’être l’actualisation en reprise,
le plus souvent à l’insu du sujet qui le tient, d’un ensemble de discours antérieurs / extérieurs qui lui
permettent de faire sens. Dialectique du même et de l’autre : les discours dans lesquels il se reconnaît,
970 les voix auxquelles il s’identifie, le locuteur tend à les effacer en tant que tels dans l’appropriation qu’il
en fait, avec l’illusion constitutive qu’il en est l’origine énonciative, comme si sa voix saisissait la
réalité des faits sans le filtre discursif des autres voix. Cette dimension dialogique du discours, qu’il est
possible de mettre en relation avec ce qu’Authier-Revuz 1995 appelle hétérogénéité constitutive, pose
à l’analyse du discours des problèmes spécifiques de description : de marques, de corpus, de
975 conceptualisation. C’est sur ce type de problèmes qu’avaient buté les recherches de Michel Pêcheux ;
on trouvera dans les travaux de Moirand 2003, 2004 ; et d’Amossy 2005 d’intéressantes propositions
pour avancer.

3.3. Les niveaux du dialogisme : du global au local


980
L’orientation dialogique du discours est à appréhender au double niveau (i) macrotextuel et (ii)
microtextuel.

(i) C’est d’abord au niveau macrotextuel que le discours est traversé par du discours (dialogisme
constitutif), est reprise de et réponse à (dialogismes interdiscursif et interlocutif) d’autres discours.
985 Situer le dialogisme au niveau macro de l’énoncé-tour-texte procède de l’analyse de l’énoncé en tant
que réponse : c’est à ce niveau global qu’intervient l’orientation vers les autres discours, leur rencontre.
P. ex., c’est d’abord en tant qu’énoncé-roman que Ulysses de Joyce dialogue avec l’énoncé-épopée
L’Odyssée de Homère, ou que Les Confessions de Rousseau interagit avec Les Confessions de Saint-
Augustin. Dans le même ordre d’idée, J.M. Adam fait remarquer qu’« un discours argumentatif se
990 place toujours par rapport à un contre-discours effectif ou virtuel » (2002 : 73) : c’est dans ce cas au
niveau global du type de séquence qu’intervient le dialogisme.

(ii) Ce positionnement rappelé, il n’en reste pas moins vrai que, pour le linguiste, la matérialité
discursive du dialogisme se manifeste au niveau local de l’énoncé-phrase ; et c’est par ce niveau
microtextuel que nous allons pénétrer plus avant, dans le cours suivant, dans la description de son
995 fonctionnement.

27
3.4. Dialogisme ou polyphonie ?

Au nombre des difficultés qui rendent difficile la compréhension de la notion de dialogisme chez
Bakhtine, il convient de mentionner le fait que, dans son ouvrage Problèmes de la poétique de
Dostoïevski qui, pour diverses raisons, a été le premier de ses écrits à être traduit en français (1970), le
1000 sémioticien a produit une autre notion, celle de polyphonie (en russe polifonija, ou mnogogolose), ni
tout à fait identique à celle de dialogisme, ni tout à fait différente d’elle, qui a eu, au moins dans les
recherches linguistiques francophones, le succès que l’on sait. Comme l’a montré Nowakowska 2005,
Bakhtine n’emploie le terme de polyphonie que dans cet ouvrage5, en l’associant systématiquement au
domaine de l’écriture romanesque de Dostoievski, et sans l’articuler explicitement à la notion de
1005 dialogisme, dont il use par ailleurs dans ce même texte. L’étude fait apparaître que les deux notions
reposent fortement sur l'idée d'un dialogue, d'une interaction entre deux ou plusieurs discours, voix ou
énoncés ; que le dialogisme est un principe qui gouverne toute pratique langagière, et au-delà toute
pratique humaine, alors que la polyphonie consiste en l'utilisation littéraire artistique du dialogisme de
l'énoncé quotidien, utilisation dans laquelle la voix du héros « résonne aux côtés de la parole de l'auteur
1010 et se combine d'une façon particulière avec elle ainsi qu'avec les voix moins qualifiées des autres
héros » (1961 : 11).

C'est pourtant à partir du terme de polyphonie et non de celui de dialogisme que Ducrot 1984 construit
sa « théorie polyphonique de l'énonciation », en procédant à « une extension (très libre) à la
linguistique des recherches de Bakhtine sur le littéraire » (p.173). Et c’est le terme de polyphonie qui
1015 sera retenu par les analystes travaillant dans les cadres proposés par Ducrot.

Ducrot (1984), en tant que lecture de Bakhtine, semble reposer sur deux malentendus :

– Ducrot pose en préalable que son objectif est de contester « l’unicité du sujet parlant » (1984 :
171), au niveau de l’énoncé linguistique, en déplacement de ce qu’a réalisé Bakhtine sur le texte
littéraire, en lui empruntant le terme de polyphonie et la théorie qui le sous-tend, qui « à (sa)
1020 connaissance, a toujours été appliquée à des textes, c’est-à-dire à des suites d’énoncés, jamais aux
énoncés dont ces textes sont constitués. De sorte qu’elle n’a pas abouti à mettre en doute le postulat
selon lequel un énoncé isolé fait entendre une seule voix » (ibid). Ducrot semble se référer au seul
Bakhtine de PPD, et ignorer les autres travaux où, à partir des termes de dialogique, dialogisme et
dialogisation intérieure, le sémioticien décrit le pluriel des voix, en travaillant notamment au niveau
1025 micro de l’énoncé–fragment.

– Ducrot semble imputer à Bakhtine son propre projet : mettre en question l’unicité du sujet parlant.
Et du même coup, passer à côté du projet de Bakhtine : donner toute leur place aux concepts de
dialogue et d’interaction verbale, en développant l’idée que l’unité de l’échange, à savoir l’énoncé-
tour-texte, est réponse, et en tant que telle, structurée à ses différents niveaux par des rapports
1030 dialogiques, et ce, contre l’approche tant sémiotique que linguistique « monologique » dominante à
l’époque. Si la problématique du dialogue, dans sa double dimension dialogale et dialogique, est
centrale pour Bakhtine, elle est largement étrangère à Ducrot 1984. Les notions utilisées sont celles de
discours, d’énoncé en tant que « fragment de discours » (op. cit. : 177), de phrase, d’énonciation, mais

5 Contrairement à ce que l’on pourrait déduire des traductions françaises.


28
pas d’interaction verbale ou de dialogue. En conséquence, alors que l’énoncé est défini par Bakhtine
1035 en termes dialogaux, par l’alternance des sujets parlants, et correspond à une macro-unité, l’énoncé,
chez Ducrot, est une micro-unité, définie par les deux conditions – au demeurant fort lâches – de
cohésion et d’indépendance (1984 : 175), qui n’ont rien à voir avec la problématique du dialogue.

La ScaPoLine (Nølke 2002, Nølke, Fløttum et Norén 2004) s’inscrit dans la continuité du travail de
Ducrot : elle reprend son objectif de pourfendre le dogme de « l’uniqueness of the speaking subject »
1040 (Fløttum 2000 : 20), pose polyphonie comme son concept central, qu’elle fait travailler notamment à un
niveau inférieur à celui de l’énoncé-fragment, celui des mots et des phrases de la langue ; et prend
explicitement des distances avec la pensée bakhtinienne (Norén 2000 : 33).

Nous faisons le choix d’user du terme et de la notion de dialogisme. Outre qu’il semble plus fidèle au
texte bakhtinien – mais la fidélité n’est pas forcément une vertu – , dialogisme maintient le lien, de par
1045 sa racine dialog- avec la notion de dialogue, et permet de mettre en relation les phénomènes étudiés
sous ce vocable avec la notion d’interaction verbale.

Parler de dialogisme, et plus encore de dialogisation interne, c’est concevoir les phénomènes étudiés
comme le résultat d’une interaction interne entre deux énoncés, qui peut être rapprochée, sans
cependant s’identifier à elle, nous l’avons vu, de l’interaction externe entre deux énoncés dans le
1050 dialogal. Polyphonie coupe ce lien avec la problématique du dialogue.

Parler de polyphonie d’autre part, au sens de Ducrot et de la Scapoline, pour « montrer comment
l’énoncé signale, dans son énonciation, la superposition de plusieurs voix », c’est penser la production
de la parole en termes non de réponse mais de mise en scène énonciative. Ce qui conduit à des
approches opposées de la production du discours :

1055 – parler de mise en scène, c’est remplacer le sujet unique, le soliste, par le sujet metteur en scène, ou
chef d’orchestre, mais c’est toujours se placer dans les cadres d’un sujet aussi plein, et maître de sa
parole comme de l’univers. Et les comparaisons de la mise en scène énonciative avec le théâtre ou avec
la narration (Ducrot 1984) le disent de façon éloquente. De sorte que la mise en cause de l’unité du
sujet parlant que prétend réaliser Ducrot semble plus formelle que réelle.

1060 – Au contraire, parler de réponse semble mieux à même d’appréhender la réalité des faits
langagiers. On peut « tirer » les propositions bakhtiniennes, loin des théories de la communication
qu’elles permettent, vers celle de la production du sens. Dire que l’énoncé est réponse c’est dire, nous
l’avons vu, que l’intention de parole du locuteur ne peut se réaliser qu’en interaction avec les autres
discours. Au-delà, et en prolongement, on peut avancer que l’interdiscours est la condition du discours,
1065 que le sujet est parlé tout autant qu’il parle. Au-delà des voix que le locuteur met en scène, il y a celles
qu’il rencontre sans le vouloir, sans le savoir ; celles qui traversent son discours à son corps défendant ;
celles dont il ignore d’autant plus qu’elles habitent sa parole qu’elles ont pour lui la transparence et la
familiarité de l’évidence.

Forts de cette analyse, nous faisons de polyphonie un terme secondaire et complémentaire de celui de
1070 dialogisme : alors que dans le dialogisme les voix sont hiérarchisées énonciativement (infra chapitre
3), la polyphonie – et ceci en accord avec l'acception musicale du terme – les présente à égalité, sans

29
que l'une ne prenne le pas sur l'autre. On trouve ce duel ou ce pluriel des voix non hiérarchisées
notamment dans deux domaines : (i) celui de l'écriture romanesque contemporaine qui présente parfois,
dans un même énoncé, différentes voix à égalité, exprimant différents points de vue souvent
1075 contradictoires, ce qui problématise la production du sens, voire, au dire de certains, la brouille, de
sorte que la polyphonie est au risque de la cacophonie (Barbéris et Bres 2002 : Le libera de Robert
Pinget ) ; (ii) celui du lapsus de la parole quotidienne, et au-delà, du fonctionnement inconscient du
discours.

D.Villepin, premier minsitre, à l’assemblée nationale, le 29 mars 2006, le lendemain des grandes manifestations du 28
1080 mars contre le CPE au cours desquelles certains demandent sa démission :

le conseil constitutionnel qui prendra sa démission demain (gros rire dans les rangs socialistes) qui prendra sa décision
demain

Polyphonie : démission affleure dans le discours de D. Villepin, détourne le terme attendu décision, fait
entendre polyphoniquement une autre voix que celle que le locuteur souhaite faire entendre : la voix de
1085 la rue, qui réclame sa démission… à laquelle lui-même songe peut-être également.

Références bibliographiques

Authier-Revuz J., 1995, Ces mots qui ne vont pas de soi, Paris : Larousse.
Bakhtine M., 1929/1977, Le marxisme et la philosophie du langage, Paris : Minuit.
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30
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Sacks, Harvey, Schegloff, Emanuel A., and Jefferson, Gail, 1974. A simplest systematics
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1125

1130

1135

1140

1145

31
Chapitre 3

1150 Cadre méthodologique pour l’analyse dialogique des faits linguistiques

Le cadre méthodologique proposé définit les termes d’énonciation dialogique, d’énoncé


dialogique, de locuteur, d’énonciateur. Les différents niveaux de l’analyse dialogique sont
1155 ensuite distingués : sémantique, syntaxique et macro-textuel. Le chapitre se termine par la
distinction entre marqueur et signal dialogique.

1. Outils pour l’analyse de l’énoncé dialogique


1.1. Dialogisme, énoncé(s), énonciation(s), enchâssement
1160

On distingue, à la suite de Bakhtine, dialogue externe et dialogue interne. Le dialogue


externe, marqué par l'alternance de tours de parole référés à des locuteurs différents, est
analysable comme interaction d’actes d’énonciation mis sur le même plan : il constitue le
plan dialogal. Le dialogue interne, non marqué par l'alternance de tours de parole, est
1165 analysable comme interaction d’actes d’énonciation hiérarchisés : il constitue le plan
dialogique.

Nous faisons l’hypothèse que l’énoncé dialogique est structuré autour d’un microdialogue
interne, à savoir qu’il procède de l’interaction d’un acte d’énonciation enchâssant avec un acte
d’énonciation enchâssé, ce qui lui confère son hétérogénéité énonciative. Soit l’occurrence
1170 suivante de discours direct, marqueur prototypique de dialogisme (infra chap. 4) :

(1) François il a dit aux patrons / « Vos camions ils vont flamber maintenant eh » (interview de Manuel, mai
1984, qui raconte des épisodes de la grève des mineurs cévenols de 1981)

On distingue, pour l’analyse de l’énoncé dialogique, deux ensembles de paramètres


1175 énonciatifs :

– ceux de l’énonciation enchâssante [E] : locuteur L1 (correspondant à Manuel),


énonciateur E1, énoncé (E) (correspondant à l’ensemble), allocutaire A1 (correspondant aux
interviewers), temps de l’énonciation T0 (mai 1984) ;

– ceux de l’énonciation enchâssée [e] : locuteur (correspondant à François) l1,


1180 énonciateur e1, énoncé (e) (représenté par l’énoncé en italiques), allocutaire a1 (correspondant
aux patrons), temps de l’énonciation t0 (fév. 1981).

L’énoncé (1) s’analyse comme le résultat de l’interaction d’un acte d’énonciation [E] avec un
autre acte d’énonciation [e], par enchâssement de [e] dans [E], dans le cas présent sous forme
de discours direct. Les deux actes d’énonciation sont dans une relation de hiérarchie et de
1185 dépendance, que nous représentons comme [E[e]], ce qui a pour conséquence que les
paramètres de l’énonciation enchâssée [e]sont sous la dépendance de ceux de [E] : p. ex. la
référence de la pers. 2 (« vos camions ») se fait non pas déictiquement mais anaphoriquement,
32
via la médiation de la nomination de ces actants dans [E] : « François il a dit aux patrons » ;
et plus ou moins "phagocytés", selon une gradation qui va, selon les marqueurs, de leur
1190 présence explicite (discours direct (1)), à leur effacement presque total dans un
détournement comme :

(2) Cuba : 50 ans de solitude (titre d’un ouvrage de photos d’Alain Ammar, 2006)

1195 qui ne signale pas explicitement que cet énoncé est en interaction avec (e) : Cent ans de
solitude, titre d’un roman de G. Garcia Marquez.
Nous posons donc, comme un des paramètres de l’acte d’énonciation [e] avec lequel l’acte
d’énonciation [E] interagit, un élément (e) auquel nous accordons le statut d’énoncé.

Formulons une triple précision : a) ce qui se manifeste dans l’énoncé dialogique (E), c’est non
1200 directement l’énoncé (e) mais sa représentation x du fait de la structure d’enchâssement
[E[e]] ; b) les formes x par lesquelles l’énoncé (e) est représenté dans l’énoncé dialogique (E)
sont fort variables, selon le marqueur dialogique : de la citation dudit énoncé (e) comme dans
le discours direct (1) à sa simple allusion (2); c) si (E) et (e) ont le statut d’énoncé, ils le
manifestent différemment : (E), produit de l’interaction, est directement observable, alors
1205 que(e), élément entrant dans la production de (E) , n’est présent que sous la formes des traces
x laissées par ladite interaction : il ne peut le plus souvent qu’être reconstruit
hypothétiquement pour l’analyse. Ce que signalent les parenthèses par lesquelles nous
encadrons sa verbalisation.

Ecartons par avance deux inférences qui pourraient être faites :


1210 – que le dialogisme de (E) procède de l’interaction avec un énoncé (e) toujours
effectivement réalisé antérieurement. Nous ne prétendons nullement cela. Ledit énoncé (e), s’il
peut avoir été antérieurement prononcé ou écrit, peut tout aussi bien être imputé abusivement
par le locuteur-énonciateur principal à un autre énonciateur (3), anticiper sur une inférence de
l’allocutaire (4), etc. :
1215
(3) discussion entre universitaires, 2004
Jean – il faut surveiller non pas trancher avec des quotas
Sophie – j’ai pas dit ça

1220 La réplique de Sophie nous semble signaler qu’elle a entendu dans la négation de Jean qu’il
lui imputait un énoncé, hypothétiquement reconstructible comme (il faut trancher avec des
quotas), ce qu’elle rejette.

(4) Une nouvelle piste pourrait conduire à un duo d’anciens internationaux : Marc Lièvremont et Emile
1225 N’Tamack. Ils n’ont entraîné que des équipes de jeunes ? Tant mieux. Le rugby français a besoin de nouvelles
idées, de prendre l’air. (Le Monde, 23. 11. 2007)

L’énoncé dialogique « Ils n’ont entraîné que des équipes de jeunes ? » met en débat par
l’interrogation un énoncé hypothétiquement reconstructible comme (Ils n’ont entraîné que

33
des équipes de jeunes) qui ne peut être qu’une inférence prêtée à l’allocutaire, en réponse à la
1230 « nouvelle piste » qui vient d’être proposée.
– Seconde interprétation de notre analyse à écarter : que ce soient les mots mêmes de
l’énoncé (e) qui apparaissent dans l’énoncé (E). Le plus souvent, lorsque l’énoncé a été
effectivement prononcé antérieurement, il se voit reformulé, et ce de fort diverses façons.
C’est le cas de l’énoncé de confirmation (5) :
1235
(5) Oui, la quête d'Aurore Brossard est légitime.(titre d’article journalistique)

L’élément x : la quête d'Aurore Brossard est légitime est analysable, dans le cadre d’une
interaction de confirmation, comme la reformulation d’un énoncé (e) que nous reconstruisons
1240 hypothétiquement, pour les besoins de l’analyse, comme [la quête d'Aurore Brossard est
légitime].
L’énoncé (e) – qu’il soit effectif ou fictif – est présupposé dans la reformulation qui en est
faite, présupposition qui se voit accréditée par l’enchaînement anaphorique permis par
certains tours :
1245
(6) Et si cette équipe n'était pas si médiocre qu'on pouvait l'affirmer ? (www.basketusa.com/.)

Le pronom le reprend non l’énoncé interrogatif (E) « Et si cette équipe n'était pas si
médiocre ? », mais un énoncé affirmatif antérieur (cf. l’imparfait pouvait) (e), mis en débat
par l’interrogation, que l’on peut reconstruire hypothétiquement comme [cette équipe est
1250 médiocre].

1.2. Locuteur et énonciateur


Nous avons distingué supra les instances du locuteur et de l’énonciateur, distinction que l’on
retrouve dans différents cadres théoriques (théorie des opérations énonciatives (Desclés 1976,
1255 Culioli 1984, Simonin 1984) ; théorie de la polyphonie linguistique (Ducrot 1984, Nølke et al.
2004), mais qui ne recouvre pas les mêmes réalités d’une théorie à l’autre. Dans les cadres
théoriques de la praxématique, on pose que l’actualisation phrastique, par laquelle s’opère le
passage de la langue au discours, se réalise par un ensemble d’opérations parmi lesquelles on
peut distinguer entre autres :

1260 – les opérations d’actualisation consistant à inscrire l’énoncé dans le mode sémiotique
choisi : opérations d’actualisation phonétique pour l’énoncé oral, graphique pour l’écrit ;
– les opérations d’actualisation praxémique, temporelle, spatiale, personnelle,
syntaxique, des différents éléments du dictum (ou contenu propositionnel) en vue de la
référenciation ; les opérations d’actualisation modale, consistant à appliquer un modus à un
1265 dictum (Bally 1934/1965 : 36-38).
En conséquence, on dira que :
– le locuteur est l’ « instance de profération du message » (Fauré 2001) qui actualise
l’énoncé dans sa dimension de dire. Dimension corporelle de la voix (comme de l’écriture),
qui sont autant de signatures sonores ou graphiques du sujet parlant. Nous nous positionnons
1270 dans les cadres d’une conception non intralinguistique de l’énonciation (en accord avec C.
Fuchs (1981), J. Authier (1995) et contrairement à Ducrot (1984)) ;
34
– L’énonciateur est l’instance à partir de laquelle l'énoncé est actualisé dans ses
dimensions praxémique, déictique, et modale ; à savoir praxémisé, inscrit énonciativement par
rapport à un ego, hic et nunc, et modalisé.
1275 Tout énoncé a donc – au moins – un locuteur et un énonciateur. Ces deux instances, qui sont
le plus souvent coréférentielles, ne le sont pas dans les énoncés dialogiques. Empruntons un
exemple à la chanson :

(7) Juliette Gréco, 80 ans, Olympia 2004, introduit la chanson Déshabillez-moi ! par ces mots :
– ne pensez pas que j’aie perdu mon sens de l’humour / tout va bien / j’ai pas perdu mes boulons ça va / je ne
1280 devrais pas chanter ça bien sûr mais c’est une très très très belle chanson / donc une belle chanson se doit être
chantée / elle s’appelle « Déshabillez-moi ! »…

Par l’entremise de ce préambule humoristique, J. Gréco, prévenant ce qui serait une confusion
des instances de la locution et de l’énonciation, signale que la locutrice-chanteuse (L1) ne
coréfère pas avec l’énonciatrice (e1) qui va énoncer « Déshabillez-moi » : elle ne fait que lui
1285 prêter sa voix, le temps d’une chanson… Notons que la dimension de locution correspond à
ce que Benveniste nomme réalisation vocale de la langue.

Considérons l’exemple (8) :

(8) Oui, le climat change (titre d’un article, Le Monde)

On distingue deux énonciations : celle, enchâssante, correspondant à l’interaction du scripteur


1290 de cet article avec le lecteur ; celle, enchâssée, correspondant à une autre interaction, non
explicitée. Le scripteur est le locuteur de l’ensemble de cet énoncé, mais il n’est l’énonciateur
que de l’acte de confirmation réalisé par oui. L’énonciateur de l’énoncé sur lequel porte la
confirmation, à savoir le climat change, est cette autre instance, non explicitée mais
présupposée.
1295 On dira donc que, dans l’énoncé dialogique, il y a un décalage entre locuteur et énonciateur.
On distinguera :
- le locuteur L1, à savoir celui à qui est imputée l’actualisation phonétique (ou graphique,
gestuelle, etc., suivant le code du discours) de l’ensemble de l’énoncé,
- et deux énonciateurs, l’énonciateur E1à qui est imputée l’actualisation praxémique,
1300 temporelle, spatiale, personnelle, des différents éléments du dictum et l’actualisation modale
de l’énoncé enchâssant, et l’énonciateur e1 à qui est imputée l’actualisation praxémique,
temporelle, spatiale, personnelle, des différents éléments du dictum et l’actualisation modale
de l’énoncé de l’énoncé enchâssé (le plus souvent reconstitué par l’analyse). Les marques de
l’actualisation de l’énoncé enchâssant (E) sont explicites; elles sont le plus souvent effacées
1305 pour l’énoncé enchâssé (e) (sauf dans le cas des discours direct et direct libre).

2. Grammaire du dialogisme : sémantique, syntaxe


La dimension dialogique peut être étudiée à différents niveaux.

1310 2.1. Niveau lexico-sémantique


Comme toute une tradition de travaux en sémantique discursive l’a fait apparaître,
les mots du lexique ne sont jamais « vierges » pour reprendre une image
35
bakhtinienne ; ils sont, de façon plus ou moins saillante, chargés des énoncés ou des
discours qui les ont actualisés, ce que prend en charge la notion de dialogisme de la
1315 nomination, proposée par P. Siblot (2001). Illustrons ce fait bien connu par un
exemple manifeste :

(10) L’historien M. Bergès, après avoir été à l’origine de l’ « affaire Papon », prend ses
distances par rapport aux parties civiles. Le Monde l’interroge sur ce changement de position :
1320 - pouvez-vous décrire les étapes de votre basculement, de votre révision de vos positions
premières ?
- je préfère ne pas parler de révision, vu la connotation du terme. Mais chez certains porte-
parole des parties civiles, je pourrais parler de « révisionnisme à l’envers », ou de
réductionnisme (Le Monde 22. 10. 1997. Les italiques sont nôtres).
1325
Le locuteur, historien, refuse de reprendre le nom révision qui lui est proposé dans la
question du journaliste, afin de parler de son changement d’attitude dans l’ « affaire
Papon ». Le refus est justifié par la charge dialogique du mot « révision » qui fait
écho à la voix du discours révisionniste, contextuellement menaçante, « vu la
1330 connotation du terme ». Puis le locuteur forge, en remplacement, le syntagme
« révisionnisme à l’envers », dialogique par détournement, qu’il met entre
guillemets…
Cette épaisseur discursive des mots peut se montrer par les innombrables tours de la
modalisation autonymique (Authier-Revuz 1995), notamment de la glose (X au sens
1335 strict du terme, X métaphoriquement parlant, etc.), abordée au chapitre 4. Mais ce n’est là
que la partie émergée de l’iceberg. Les mots de l’autre peuvent n’être accompagnés
d’aucun balisage, comme dans l’occurrence suivante :

(11) Dans un supermarché, devant les caisses, est apposé le message suivant :
1340 Compte tenu des oublis fréquents dans les caddies, nous prions notre aimable clientèle de bien
vouloir déposer TOUS les articles sur le tapis roulant des caisses.

Il nous semble que le nom oubli laisse entendre (i) la voix potentielle du client qui,
pris en flagrant délit de dissimulation, pourrait prétendre (dialogisme interlocutif)
1345 qu’il a tout simplement oublié de mettre certains articles sur le tapis roulant et /ou (ii)
la voix bien réelle de clients qui ont effectivement tenu ce genre d’argument
(dialogisme interdiscursif). Pragmatiquement : en faisant sien ce mot « autre », la
36
direction de l’entreprise signale qu’elle connaît la chanson ; en se mettant sur le terrain
discursif de l’interlocuteur potentiel, elle désamorce les éventuels conflits.
1350 Plus centralement encore, l’énoncé est fait des mots d’autres énoncés, qui ne font
sens que du discours qu’ils véhiculent, à l’insu (le plus souvent) du locuteur
(dialogisme constitutif, cf. chapitre 2).

2.2. Niveau grammatical


1355 C’est essentiellement au niveau grammatical que sera étudié le dialogisme dans ce
cours. La liste des marqueurs est extrêmement fournie et non close : négation,
interrogation, confirmation, concession, clivage, dislocation, conditionnel,
hypothèse, tours corrélatifs, nominalisation, relative appositive… Un bon nombre de
ces phénomènes syntaxiques sera décrit ultérieurement. Grâce au dialogisme sont
1360 revisitées des questions traditionnelles de syntaxe, comme p. ex. le clivage ou la
dislocation, à partir d’un angle énonciatif qui permet de relier le fait de langue et sa
production de sens lors de son actualisation en discours.

2.3. Niveau macrotextuel


1365 L’orientation dialogique d’un discours vers d’autres discours peut également être
appréhendée au niveau macrotextuel (cf. chapitre 2).

3. Marqueur/signal dialogique
Comme nous venons de le voir, le dialogisme affecte les différents niveaux
1370 linguistiques : lexico-sémantique, grammatical et macrotextuel. L’approche
dialogique de ces différents faits linguistiques vise à décrire certains aspects de cette
profondeur énonciative : lorsque l’orientation dialogique du discours vers d’autres
discours, au principe de sa production comme de sa réception, laisse des traces dans
la matérialité de l’énoncé. La question du statut de ces traces se pose alors : les
1375 formes grammaticales sont-elles intrinsèquement dialogiques, autrement dit
porteuses de la signification dialogique en langue comme en discours, avec plus ou
moins d’intensité et d’effets sémantiques en fonction du contexte ? ou sont-elles
employées dialogiquement de manière non systématique dans certains contextes ?

1380 3.1. Marqueur dialogique


37
Certains faits linguistiques sont programmés en langue pour marquer le dialogisme,
c’est le cas par exemple de la négation ou du clivage, ils constituent des marqueurs
de dialogisme : ils sont conçus comme des traces en discours d’opérations
énonciatives stables, ayant un statut linguistique, c’est-à-dire dont la configuration
1385 définit le signifié en langue, qui programme la signification dialogique.

3.2. Signal dialogique


D’autres faits, comme par exemple l’imparfait (Bres 2009) ou le déterminant
possessif (Sarale 2009), sont décrits en termes de signal dialogique : ils prennent
1390 sens dialogique dans certains contextes. Ce rôle de signal dialogique constitue un
paramètre énonciatif contextuel potentiellement autorisé, et non pas programmé par
le signifié en langue.

Conclusion
1395
Pour conclure cette brève présentation, nous dirons que le dialogisme est un principe
qui structure la production du discours à tous les niveaux de sa matérialité ; et que la
notion éponyme qui le prend en charge a pleinement sa place tant dans la trousse à
outil de l’analyste du discours que dans celle du linguiste de la langue, si tant est
1400 qu’il faille séparer les deux.

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1405 Bally C., 1932/1965, Linguistique générale et linguistique française, Berne : Francke
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21-40.
Bres J. et Mellet S., 2009, Langue française 163, Dialogisme et marqueurs
grammaticaux.
1410 Bres J. et Nowakowska A., 2006, « Dialogisme : du principe à la matérialité
discursive », in Perrin L. (éd.), Le sens et ses voix, Recherches linguistiques 28,
Metz : Université de Metz, 21-48.

38
Bres J. et Verine B., 2003, « Le bruissement des voix dans le discours : dialogisme et
discours rapporté », Faits de langue 19, 159-170.
1415 Détrie C., Siblot P. et Verine B., (éd.), 2001, Termes et concepts pour l’analyse du
discours. Une approche praxématique, Paris : Honoré Champion.
Guillaume G., 1929/1970, Temps et verbe, Paris : Champion
Sarale J-M., 2009, « Potentialités dialogiques du déterminant possessif », Langue
Française 163, 41-60.
1420 Siblot, P., 2001, « Dialogisme de la nomination », in Détrie C., Siblot P., & Verine
B., (éds.), 2001, p. 86.

1425

1430

1435

1440

1445

39
Chapitre 4

1450 Discours rapporté, modalisation en discours second, modalité autonymique

Présentation du marqueur prototypique de dialogisme : le discours rapporté ; ses différentes


formes (discours direct, indirect, indirect libre et direct libre) ; ses « frontières » (discours
narrativisé, modalisation en discours second, modalisation autonymique).
Nous proposons ici deux fiches d’un travail en cours.
1455

Discours rapporté

Le discours rapporté peut être considéré comme un fait dialogique prototypique dans la
1460 mesure où, au moins dans sa forme directe, il tend à expliciter l’interaction entre l’énonciation
enchâssante [E] et l’énonciation enchâssée [e]. L. Rosier (1999) a montré comment la
problématique du discours rapporté s’est constituée diachroniquement en France depuis le
XVIIe siècle, pour se stabiliser aujourd’hui dans la distinction de cinq formes de discours
rapporté : direct (DD), indirect (DI), indirect libre (DIL), direct libre (DDL), narrativisé (DN)
1465 qui sont autant de « modes de représentation dans un discours d’un discours autre » (Authier-
Revuz 1992 : 38). On distinguera, à la suite de cette dernière, le discours rapporté au sens
strict, avec ces cinq formes, dans lequel l’énonciation [e] est l’objet de l’énonciation [E], des
formes de modalisation en discours second* dans lesquelles l’énonciation [e] est ce par quoi
passe la modalisation de l’énoncé (E).
1470

1. Discours direct (DD)

(1) (Dans la rubrique Décryptage Témoignages du Monde (16 nov. 2011), l’article intitulé « Esclave
sexuelle de Kadhafi », signé de la journaliste Kate Brooks, fait le portrait d’une jeune femme libyenne,
1475 Safia, à partir d’un entretien qui a eu lieu le 29 octobre 2011)
Safia 22 ans, elle est belle comme le jour (…). « Vous me donnez quel âge ? » me dit-elle en retirant
ses lunettes de soleil.

L’énoncé dialogique (E) comprend deux unités : l’élément enchâssant (dit-elle en retirant ses
1480 lunettes de soleil), et l’élément enchâssé, correspondant à l’énoncé (e) rapporté (Vous me
donnez quel âge ?). Les mots de l’élément enchâssant sont en usage standard ; ceux de
l’élément enchâssé, guillemétés, sont en mention (Authier-Revuz op. cit. : 39).

On distingue, pour l’analyse de l’énoncé dialogique, deux ensembles de paramètres


énonciatifs :

40
1485 – ceux de l’énonciation enchâssante [E] : locuteur L1, énonciateur E1 (correspondant à
la journaliste, Kate Brooks), énoncé (E) (correspondant à : « Vous me donnez quel âge ?, me
dit-elle en retirant ses lunettes de soleil »), allocutaire-énonciataire A1 (correspondant au
lecteur), temps de l’énonciation T0 (16/11/2011) ;

– ceux de l’énonciation enchâssée [e] : locuteur l1, énonciateur e1 (correspondant à


1490 Safia), énoncé (e) (correspondant à : « Vous me donnez quel âge ? »), allocutaire-énonciataire
a1 (correspondant à Kate Brooks), temps de l’énonciation t0 (29/10/2011).

Le DD explicite, plus que les autres tours dialogiques, certains paramètres de l’énonciation
[e]. Tout particulièrement, comme en (1) :

– l’interaction de l’énonciateur e1 (elle, référant à Safia) avec son énonciataire a1 (me,


1495 référant à E1) ;

– l’énoncé (e), présenté comme citation, c’est-à-dire comme ayant été prononcé et
énoncé par l1-e1, ce qui se note notamment par l’autonomie de sa deixis personnelle et de sa
modalité : dans « vous me donnez quel âge ? », le pronom de 1ère personne me réfère à e1,
celui de 2ème personne à a1, et la modalité interrogative est celle de (e) ; et par sa juxtaposition
1500 – ici antéposition – à l’énoncé enchâssant.

Cette autonomie va de pair avec des marques de dépendance : l’enchâssement de [e] dans [E]
est signalé typographiquement par les guillemets, auxquels s’ajoutent dans le texte
journalistique les italiques (à l’écrit) ; syntaxiquement par le fait que (e) est c.o.d. du verbe de
parole dire ; et référentiellement par le fait que les déictiques de (e) ne trouvent leur référence
1505 que par la médiation anaphorique co-textuelle : p. ex., le pronom de 1ère personne me n’est
interprétable que par le cotexte qui permet de l’identifier à Safia.

Le fait que l’énoncé (e) soit en mention ne signifie pas que E1 rapporte fidèlement ou
objectivement, c’est-à-dire verbatim, les paroles de e1 : si ce peut être le cas – notamment
dans les nouvelles formes de citation permises par l’usage du numérique qui font entendre la
1510 voix elle-même de l1 – ce ne l’est pas toujours :
(2) Mario Monti a dit en substance : « Je fais un certain nombre de propositions, et si un certain
nombre de partis se reconnaissent dedans, je peux donner mon nom ».
(http://www.rfi.fr/europe/2012, consulté le 13/08/2014)
En substance explicite que l’énoncé (e), bien que présenté comme citation, ne reproduit pas à
1515 la lettre les mots de Mario Monti mais qu’il les reformule, notamment en les traduisant (Mario
Monti s’étant exprimé en italien). Signe de cette approximation, l’énoncé (e), accompagné de
en substance, n’est parfois ni guillemété ni mis en italiques :

(3) Que m’importe les experts ou le réel puisque, dit en substance M. Sarkozy depuis des mois, une
1520 croissance de 3 % est à portée de la main. (Le Monde, 27/09/2007)

Le fait que (e) ne soit pas un verbatim est plus marqué encore dans (4) :

41
(4) Le pape Benoît XVI : « le port du masque aggrave la grippe porcine » (Le Canard enchaîné,
1525 29/04/2009)

L’hebdomadaire satirique, en rapportant comme DD du pape l’énoncé « le port du masque


aggrave la grippe porcine », prétend non pas citer textuellement les paroles du pape, mais se
moquer par le biais d’un détournement* d’un de ses discours tenu quelque temps plus tôt en
1530 Afrique selon lequel le port du préservatif aggraverait l’épidémie de sida.

Ajoutons que le DD peut rapporter une énonciation future, comme dans la prolepse*, dont les
mots ne sauraient être cités verbatim puisqu’ils n’ont pas encore été prononcés :

(5) […] on remarque que les Français sont de moins en moins intéressés par les municipales / alors vous
1535 me direz Marc d’où vient cette désaffection pour les élections municipales ? / alors d’abord (…)
(France Culture, matinale animée par Marc Voinchet, 10/03/2014)

2. Discours indirect (DI)


A la différence du DD qui relève de la citation, le DI relève de la reformulation* : E1 fait
1540 usage de ses propres mots pour rapporter les mots de (e). Pour faire apparaître les différences,
transformons le DD de (1) en DI (1a) :
(1a) Safia a 22 ans, elle est belle comme le jour (…). Elle me demande en retirant ses lunettes de
soleil quel âge je lui donne.

1545 Comme le DD, le DI explicite certains paramètres de l’énonciation [e], mais en les
subordonnant à ceux de l’énonciation enchâssante [E] : énonciativement, (e) perd l’autonomie
de sa deixis et de sa modalité : les pronoms sont calculés à partir de [E] : ainsi la 1ère personne
me devient une 3ème personne (elle), la 2ème personne (vous) devient une 1ère personne (me) ;
la modalité interrogative de (e) se lexicalise comme verbe introducteur (demander).
1550 Syntaxiquement, l’énoncé (e) est enchâssé dans une subordonnée percontative, forcément
postposée. Et d’autre part, les mots de cette subordonnée se présentent comme reformulation
et non comme citation de ceux de e1. L’hétérogénéité que présentait la double énonciation [E]
/[e] dans le DD est ici lissée : aucune marque typographique ne la signale, et syntaxiquement
rien ne distingue le DI d’une subordonnée ne rapportant pas une énonciation, comme p. ex. :
1555 (1b) je ne sais pas quel âge elle a
Notons deux usages du DI dont la presse est friande, et que J. Authier-Revuz (1993 : 14) a
nommé « îlot textuel en DI » (6) et « DI quasi textuel » (7) :

(6) Le président de l’UMP a raison de souhaiter que l’on se préoccupe de « l’immigration choisie » et
1560 que l’on cesse de percevoir l’immigration comme subie. (Le Monde, 21/ 01/2005)

(7) En revanche, M. Hollande assure n'avoir eu « aucune rencontre avec Tristane Banon, sauf en 2008 à
Brive-la-Gaillarde lorsqu'[il] l'a croisée lors d'une foire aux livres. [Il a] alors échangé quelques mots

42
avec elle, notamment à propos de l'affaire Piroska Nagy », l'une des collaboratrices de DSK au Fonds
1565 monétaire international. (Le Monde, 20/07/2011)

Dans les deux cas, le discours cité indirectement contient soit un SN (6) soit toute une
proposition (« ilot textuel étendu ») (7) avec des guillemets de modalisation autonymique en
discours second* (et non de DD, ce que signale la mise entre crochets du pronom sujet il,
1570 comme transposition du pronom je).

Notons toutefois qu’il arrive que l’on ait affaire pleinement à du DD dans la subordonnée du
DI :

(8) Entendue dans le cadre de cette affaire du Carlton, le 20 octobre, l’une des participantes, Florence V.
1575 a raconté que « DSK était normal, comme à son habitude. Je me rappelle qu’il était très
attentionné avec les femmes. On ne peut pas dire que DSK était en manque sexuel ». (Le Monde,
01/12/2011)

Le maintien de la deixis de l’énonciateur e1 (correspondant à Florence V.) – le pronom de 1ère


1580 personne : « je me rappelle » – manifeste que l’énoncé guillemété et italiqué relève du DD,
mais un DD subordonné, de façon non normée, à un introducteur de DI (a raconté que).

Dans le DD comme dans le DI, le verbe recteur de parole (ou de pensée), par lequel se fait
l’articulation de (e) à (E), peut marquer l’évaluation que E1 porte sur le discours de e1 :
(9) les dirigeants de l’UE ont fait miroiter aux nouveaux pays entrants qu’ils pourront bénéficier de
1585 fonds comme en Espagne, en Grèce et au Portugal. C’est inexact, ils n’auront rien, ou très peu. (Le
Monde, 24/05/2005)

Miroiter disqualifie par avance l’énonciation qu’il rapporte.


Nous avons parlé jusqu’à présent de verbe recteur : il peut s’agir bien sûr, bien que moins
1590 fréquemment, d’un nom de parole ou de pensée, p. ex. reproche dans (10) :
(10) Le président Bouteflika échapperait plus facilement au reproche d’avoir monté une opération
politique si, dans le même temps, il n’exigeait que la France se soumette au « devoir de mémoire » à
propos de la période coloniale. (Le Monde, 01/10/2005)
Notons que les romanciers du XXe ont étendu la classe des recteurs à des verbes qui ne
1595 relèvent pas directement de la parole ni de la pensée :

(11) « Tu es très compliquée ! » sourit Pascal (L. Aragon, Les Voyageurs de l’impériale)

3. Discours direct libre (DDL) et discours indirect libre (DIL)


1600 A la différence du DD et du DI, le DDL (12) et le DIL (13) ne présentent pas de verbe ou de
nom de parole introducteurs de discours rapporté réalisant l’enchâssement de [e] dans [E] :
l’énoncé (e) apparaît – plus ou moins – « librement » :
43
(12) Il bomba le torse et rentra le ventre. Est-ce que je peux plaire encore ? Bien sûr que je peux
plaire. (L. Aragon, Les Voyageurs de l’impériale)

1605

(13) Il s’allongea, les yeux au plafond, ébloui par la forte clarté neutre et morte qui remplissait la
chambre. Il remonterait là-haut à la nuit tombante. Peut-être irait-il prendre un affût. (J. Carrière,
L’épervier de Maheux)

1610 DDL : l’énoncé rapporté (e) en (12) non seulement n’est introduit par aucun nom ou verbe de
parole, mais ne manifeste pas non plus les marques de dépendance typographique (guillemets)
du DD. Comme lui, il se présente citant les mots de e1, et s’actualise à partir de la deixis
temporelle (présent) et personnelle (1ère personne), de la modalité (interrogation), et des
modalisations (bien sûr) de e1. Cette « liberté » trouve cependant sa limite en ce que, comme
1615 pour le DD, la référence des déictiques se fait non directement, mais par la médiation de
l’anaphore cotextuelle : l’identification du je de « est-ce que je peux plaire ? » se fait via la
3ème personne de « il bomba le torse ».

DIL : l’énoncé rapporté (e) en (13) n’est pas subordonné syntaxiquement comme dans le DI.
Sa « liberté » est cependant moins grande que dans le DDL : s’il conserve sa modalité et ses
1620 modalisations (l’adverbe épistémique peut-être), il n’a pas d’autonomie déictique : les
catégories de la personne et du temps se réalisent par rapport à E1 : 3ème personne et
conditionnel comme ultérieur du passé (« il remonterait là-haut […] »).
J. Authier-Revuz caractérise les discours direct et indirect libres comme formes de discours
rapporté « non marquées », « purement interprétatives » (1992 : 41). Effectivement, rien
1625 n’indique intraphrastiquement que les énoncés (e) « Est-ce que je peux plaire encore ? […] »
ou « Il remonterait là-haut à la nuit tombante » sont sous la dépendance d’une énonciation [E].
C’est interphrastiquement, pour des raisons de cohérence textuelle, que le principe de
pertinence demande d’attribuer ces énoncés à un énonciateur implicite e1. Les indices qui
permettent d’inférer une énonciation [e] sont de différentes natures : changement de deixis
1630 personnelle et spatio-temporelle, de modalité nous l’avons vu ; changement de niveau de
langue comme en (14) :

(14) Et le cortège alla sous le Pont-Royal. On y était joliment bien. Par exemple, on pouvait appeler
ça une idée chouette. Les dames étalèrent leurs mouchoirs sur les pavés. (É. Zola, L’Assommoir)

1635
Le plus souvent, leur convergence construit clairement l’hétérogénéité énonciative. Mais
lesdits indices sont parfois extrêmement ténus :

(15) Vigny-sur-Seine se présente entre deux écluses, entre ses deux coteaux dépouillés de verdure, c'est
1640 un village qui mue dans sa banlieue. […] La dernière boule de jardin a disparu avec l'arrivée de Laval
aux Affaires et les femmes de ménage ont augmenté leurs prix de vingt centimes de l'heure depuis les
vacances. (L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit).

Cette description semble être homogène énonciativement et procéder du seul narrateur.


1645 Cependant l’article défini* les qui actualise vacances retient l’attention : il ne peut avoir ici
qu’un fonctionnement déictique – les vacances ≈ les dernières vacances – qui ne peut que
44
difficilement procéder de la subjectivité du narrateur (E1). Force est d’inférer une autre voix,
un énonciateur e1 – correspondant aux bourgeoises de Vigny-sur-Seine, et / ou à Baryton,
l’avare directeur de l’Asile d’aliénés – dont le narrateur rapporte très librement et
1650 ironiquement la parole à travers le stéréotype discursif de la lamentation sur l’augmentation
du salaire des femmes de ménage…

Les indices permettant l’interprétation dialogique ne sont parfois pas suffisants, et le texte
joue de l’ambiguïté homogénéité / hétérogénéité énonciative :
1655
(16) Mme D’Ambérieux bouillonne littéralement. Sa chambre n’est pas grande, elle s’y embête. Elle a
prié, dit son chapelet, mais on ne peut pas prier toute la vie. Personne n’est venu la voir. Sauf
Jeanne, qui voulait des bonbons. Elle s’est embêtée. (Aragon, Les Voyageurs de l’impériale)

1660 Est-ce le narrateur qui décrit les états d’âme de la vieille dame ? Est-ce elle qui se dit qu’ « on
ne peut pas prier toute la vie », etc., et dont les paroles sont rapportées en DIL ?

Contrairement à ce qui a pu être dit, le DIL n’est pas une invention des romanciers du XIXe :
s’il se développe à cette époque, on en trouve des exemples dès le Moyen-Âge. Pas plus que
le DDL n’est une invention du XXe : Stendhal en use déjà dans Le Rouge et le noir :

1665

(17) Mme de Rênal tomba sur une chaise. Il va humilier Julien, et par ma faute ! Elle eut horreur de
son mari.

D’autre part, DDL et DIL ne sont pas l’apanage du texte littéraire. L’écriture journalistique
1670 (18) ainsi que l’oral conversationnel (19) en usent également :

(18) Les avocats occidentaux du kremlin ont passé vingt ans à rassurer leur gouvernement et les
opinions publiques sur le sérieux de la Russie comme partenaire commercial. Moscou croit aux
contrats, Moscou ne coupera jamais le robinet du gaz.

1675 A ceci près que le problème n’était pas tant de savoir si la Russie allait un jour couper le robinet mais
plutôt de savoir si ses clients pourraient un jour le faire. (Le Monde, 9-10/03/2014)

(19) (conversation d’une vieille dame (Juliana) avec son fils (Pierre) : elle lui parle d’un cousin,
Gaston, qui perdait la tête pour les jolies femmes, 2014)
1680 […] c’est comme la fois où Lucette lui a demandé de la raccompagner à Alès / il a dit « oui bien sûr »
mais on devait ce jour-là aller à la mer l’après-midi / sa fille [Odette] était folle oui après il sera fatigué
il aura mal à la tête il faudra qu’il fasse sa sieste / et puis non on est allés à la mer quand même
(→ il dira qu’il est fatigué, qu’il a mal à la tête, qu’il faut qu’il fasse sa sieste)

1685

4. Discours narrativisé

45
A la suite de G. Genette (1972), les analystes décrivent une cinquième forme de discours
1690 rapporté : le discours narrativisé, qui réduit l’énonciation rapportée à l’acte de parole qu’elle
réalise :

(20) Alors la guerre éclata entre eux. Il l'injuria, la battit. Tout le jour il la querellait, et le soir, dans
leur lit, haletant, haineux, il lui jetait à la face des outrages et des ordures. (G. de Maupassant, La
1695 Maison Tellier)

Injurier, quereller, jeter à la face des outrages et des ordures : autant de formes verbales qui
résument une énonciation sans entrer dans sa verbalisation.

Nous ne retiendrons pas comme dialogiques les énoncés en discours narrativisé (strict) : ils ne
1700 présentent aucune hétérogénéité énonciative. L’énonciation autre est saisie globalement
comme un acte de dire, qui peut être juxtaposé à un acte de faire : « Il l'injuria, la battit. »

5. De quelques aspects complémentaires

1705

Nous n’entrerons pas plus avant dans la description du phénomène complexe du discours
rapporté (cf. Rosier 2008). Nous préciserons seulement deux points qui intéressent l’approche
dialogique, et qui concernent les types de dialogisme et la récursivité du phénomène.

1710 5.1. Le dialogisme du discours rapporté peut être d’ordre interdiscursif (1), interlocutif (5),
mais aussi intralocutif, comme en (21), où je-E1 rapporte en DI un énoncé antérieur de je-e1 :

(21) Je suis venu en courant parce que je t'avais dit que je viendrais, mais il va falloir que je retourne
au journal. (S. de Beauvoir, Les Mandarins)

1715

Le DR rapporte non pas forcément le discours d’un autre mais un autre discours, qui peut être
celui d’un tiers, de l’allocutaire, du locuteur lui-même. Notons, pour ce qui est du dialogisme
intralocutif, cette spécificité : au présent, un verbe de parole comme dire, affirmer, etc.,
introducteur de DR lorsqu’il a pour sujet grammatical une deuxième ou troisième personne
1720 (tu dis/ il dit qu’il neige), n’est plus qu’un simple modalisateur d’énoncé lorsqu’il a pour sujet
une première personne (je dis qu’il neige). C’est que dans ce cas, du fait du présent, il n’y a
pas d’autre énonciation que celle qui est en train de se produire.

46
5.2. Effet « vache-qui-rit » : l’énonciation rapportée [e] peut elle-même rapporter une
1725 énonciation [ε] :

(22) Sabine avait dit qu'on lui avait dit qu'elle s'était conduite d' une façon telle qu'on – (…) – ne
la recevait plus. (Cl. Simon Cl., La Route des Flandres)

1730 (23) Je lui ai demandé pourquoi elle nous avait quittés. Elle m'a répondu que mon père était très abusif
envers elle et qu'il voyait d'autres femmes. Elle a dit qu'il lui avait dit de s'en aller et que lorsqu'elle
est revenue pour nous, mon père lui a dit "Tu ne prends pas les enfants" et ça a été la fin de
l'histoire. (ICI Radio-Canada - Colombie-Britannique-Yukon (site web), 09/10/2013)

1735 Enchâssement d’un DI dans un DI ((23) et première occurrence en italiques de (22)) ou d’un
DD dans un D.I. (deuxième occurrence de (23)). Soit [E[e[ε]]]. Notons que les autres
marqueurs dialogiques, à l’exception de la négation, ne supportent pas la récursivité.

La grammaire, dans ses analyses, met traditionnellement l’accent sur l’énoncé rapporté, en
oubli de ce que le DR consiste fondamentalement en l’interaction de deux énonciations
(citante et citée), ce qu’à l’inverse soulignait Voloshinov : « la ʺparole d’autruiʺ, c’est la
parole dans la parole, l’énoncé dans l’énoncé, mais en même temps c’est une parole sur une
parole, un énoncé sur un énoncé » (1929/ 2010 : 363). L’approche dialogique traite le DR
comme « énoncé sur un énoncé », et en fait le marqueur prototypique de la capacité de
l’énoncé à faire entendre une autre voix que celle de l’énonciateur E1.

Références bibliographiques

Authier-Revuz J., 1992-1993, « Repères dans le champ du discours rapporté », L’Information grammaticale 55,
38-42 ; et 56, 10-15.

Genette G., 1972, Figures III, Paris, Editions du Seuil.

Rosier L., 1999, Le discours rapporté. Histoire, théories, pratiques, Louvain-la-Neuve, Duculot.

Rosier L., 2008, Le discours rapporté en français, Paris, Ophrys.

Voloshinov V. N., 1929/2010, Marxisme et philosophie du langage. Les problèmes fondamentaux de la méthode
sociologique dans la science du langage, Limoges : Lambert-Lucas.

Modalisation en discours second et modalisation autonymique

47
On posera, à côté des formes du discours rapporté* dans lesquelles l’énonciation [e] est
l’objet de l’énoncé (E), les formes de la modalisation par discours autre dans lesquelles
l’énonciation [e] est ce par quoi passe la modalisation de l’énoncé (E) (Authier-Revuz 1992 :
39). Soit les trois énoncés suivants :
(1) La Banque mondiale affirme que l’égalité des sexes est un facteur de développement.

(2) Pour la Banque mondiale, l’égalité des sexes est un facteur de développement. (Le Monde,
20/09/2011)

(3) l’égalité des sexes est un « facteur de développement », pour reprendre les mots de la Banque
mondiale.

(1) est du discours rapporté indirect : l’assertion de E1 porte sur un acte d’énonciation de
e1 (correspondant à la Banque mondiale) ; (2) et (3) sont des assertions modalisées par renvoi
à un autre discours, donc se montrant comme secondes.
On distingue la modalisation en discours second portant sur le contenu (appelée modalisation
de l’assertion comme seconde) (2) de la modalisation en discours second portant sur l’emploi
d’un mot ou d’un groupe de mots (appeléle modalisation autonymique d’emprunt (3). En (2),
le SP « Pour la Banque mondiale » signale que le contenu de l’énoncé (e) [l’égalité des sexes
est un facteur de développement] est à imputer à un énonciateur e1, explicité comme « la
Banque mondiale ». En (3), les guillemets signalent que le SN facteur de développement est
emprunté au discours d’un autre énonciateur e1 explicité comme « la Banque mondiale » par
le SP « pour reprendre les mots de la Banque mondiale ».
1. Modalisation en discours second sur le contenu : modalisation par discours autre
La modalisation par discours autre peut se signifier de nombreuses façons, notamment par un
SP introduit par selon, d’après, pour (2) ; par une proposition incidente (c’est A qui le dit,
dixit A, paraît-il, etc.) (4) ; par le tour impersonnel il paraît que introduisant une complétive
(5) ; par le conditionnel* (6) ; par un adverbe (officiellement) (7) :
(4) Même doute du côté des clubs échangistes, où les couples contemporains rêvent, raconte-t-on à la
télé, d’aller faire prendre l’air à leur libido. (Marianne n°590, 08/2008)

(5) Il paraît que l'amour, c'est un truc dangereux. Que ça fait chialer tes jolis petits yeux. Il paraît
même que ça fout la fièvre. Il paraît qu'y en a qui en crèvent. (http://xeternelle-citations.skyrock.com/
consulté le 14/08/2014).

(6) L’alimentation de la mère influerait sur le sexe de l’enfant. (Le Monde, 24/04/2008)

(7) Officiellement, la visite à Moscou de la secrétaire d’Etat américaine, Condoleezza Rice, vise à
préparer la venue du président Bush pour les cérémonies d’anniversaire du 9 mai. A la veille de son
voyage, Mme Rice a cependant pris soin de déclarer qu’elle placerait la démocratie au centre de ses
entretiens. (Le Monde, 20/04/2005)

Suivant les tours, l’énonciateur e1 avec le discours duquel l’énonciateur E1 entre en


interaction est explicité (2, 4, et 7 minimalement), ou n’est pas explicité (5, 6).
Comme dans le discours indirect, les mots de l’énoncé modalisé sur le contenu sont en usage
standard.
Notons que les SP régis par selon, d’après, pour, qui fonctionnent comme marqueurs de
48
modalisation en discours second avec une deuxième ou une troisième personne, tendent à ne
plus être que des modalisateurs de point de vue avec une 1ère personne :
(2a) Pour moi, l’égalité des sexes est un facteur de développement.

Rappelons qu’il en va de même pour les verbes de paroles au présent en discours rapporté*.
2. Modalisation en discours second sur un mot ou groupe de mots : modalisation
autonymique d’emprunt
(8) Cisy parut, avec un crêpe à son chapeau. Depuis la mort de sa grand-mère, il jouissait d’une fortune

considérable, et tenait moins à s’amuser qu’à se distinguer des autres, à n’être pas comme tout le monde,

enfin à « avoir du cachet ». C’était son mot. (G. Flaubert, L’Éducation sentimentale)

Les guillemets qui entourent le SV « avoir du cachet » signalent que cet élément est
utilisé en usage et en mention, ce qu’explicite le commentaire réflexif sur cet usage :
« c’était son mot ». E1 – le narrateur – use de façon standard de ce syntagme et
en même temps fait un retour métadiscursif sur cet usage dans la mesure où il y entend
une autre voix, celle de e1 (le personnage Cisy).
La modalisation autonymique d’emprunt se réalise essentiellement par l’entremise de deux
types de formes :
(i) un ensemble nombreux et divers de commentaires explicites construits sur un nom (8), sur un verbe
ou un participe passé (10, 11) de parole, qui rétrospectivement ou prospectivement
renvoient un syntagme au discours d’un énonciateur e1;
(9) Rosette vit alors (…) une gorge ronde, polie, ivoirine, pour parler comme les ronsardisants, délicieuse à voir, plus délicieu
baiser. (Th. Gautier, Mademoiselle de Maupin)

(10) Un supposé déclin de la France met en branle les apôtres du pessimisme. (Le Monde, 13/12/2003)

(11) la loi DITE parce que moi j’aime pas l’appeler comme ça la loi DITE de l’égalité des chances ça

va encore aggraver les problèmes (réunion syndicale, 03/04/ 2006) (les majuscules signifient une

intonation insistante)

L’adjectif ivoirine (9), le SN déclin de la France (10), le SP de l’égalité des chances (11)
sont signalés par ces marqueurs comme des mentions d’un autre discours.
(ii) et / ou un marquage typographique (guillemets et/ou italiques) à l’écrit (12), intonatif
(13) ou mimo-gestuel à l’oral (14) du syntagme énonciativement autre :
(12) C'est d'abord un crime et c'est d'abord sur cette réalité que nous devons réfléchir.

L'horreur de Bagneux nous laisse une fois encore stupéfaits. Que les « sauvageons » d’hier soient devenus l

49
es barbares d’aujourd’hui, nous le sentions. (Le Figaro, 25/02/2006)

(13) Un journaliste amateur de clichés parlera de MARDI NOIR / aujourd’hui en effet grande

journée de mobilisation contre le CPE (France Musique, informations de 7h, le 28/03/2006,

jour de mobilisation contre le CPE (contrat première embauche)

(14) il croyait que je serais sa moitié d’orange (geste de guillemetage lors de l’énonciation de

« moitié d’orange ») pour le restant de ses jours ! le pauvre !(conversation, 2013)

Ajoutons deux remarques complémentaires :


– les deux types peuvent se cumuler comme en (15) (cf. également 8 et 13) :
(15) en quelques sept minutes, samedi 14 mai, Dominique Strauss-Khan a eu avec Nafissatou Diallo

une relation sexuelle qu’elle qualifie de « viol » et lui de « consensuelle ». (Le Monde, 01/12/2011)

– les guillemets (et les italiques), lorsqu’ils ne sont pas accompagnés


d’un commentaire métadiscursif, sont des marqueurs ambigus et flous : ils peuvent
signifier une modalisation autonymique non d’emprunt, mais notamment d’approximation
dans la nomination (16), ou de soulignement (17) :
(16) je trouve que souvent il a un côté un peu « perdu » (courriel, 2014)

(17) Nous étudierons ensuite le fonctionnement de l’emploi énonciatif (section 2.), puis celui de l’emploi

de découverte. (article de revue, 2014)

Dans ce cas, on ne parlera pas de marquage dialogique. Ces outils typographiques


demandent un travail interprétatif. Reprenons (12) :
(12) C'est d'abord un crime et c'est d'abord sur cette réalité que nous devons réfléchir.

L'horreur de Bagneux nous laisse une fois encore stupéfaits. Que les « sauvageons » d’hier soient

devenus les barbares d’aujourd’hui, nous le sentions. (Le Figaro, 25/02/2006)

Le guillemetage de sauvageons ne dit en rien s’il s’agit d’une modalisation autonymique


d’approximation, de soulignement ou de renvoi à un autre discours. Seule la mémoire
discursive permet de lever cette ambiguïté : l’énoncé interagit avec le discours tenu par le
ministre de l’intérieur J.P. Chevènement, en mars 1998, lors d’une conférence de presse :
« Les jeunes n’ont plus de repères, ils sont dépourvus de perspectives d¹avenir. Ce sont de petits sauvageons
vivent dans le virtuel ». On a bien affaire à une modalisation autonymique dialogique.
2. De quelques aspects complémentaires de la modalisation autonymique d’emprunt
Nous n’entrerons pas plus avant dans la description du phénomène complexe de

50
la modalisation autonymique (cf. Authier-Revuz 1995). Nous préciserons seulement
trois points qui concernent (i) les types de dialogisme, (ii) l’articulation discours
indirect/modalisation autonymique (iii) la pluralité des formes de la modalisation
autonymique.
(i) Le dialogisme de la modalisation autonymique peut être d’ordre interdiscursif

comme dans les occurrences présentées jusqu’à présent, mais également


d’ordre interlocutif (18) et intralocutif (19):
(18) – Me vois-tu dire à ces petites qu'elles sont plus bandantes, pour parler comme toi, en blouse ?

(H. de Monferrand, Journal de Suzanne, 1991)

(19) Vous réclamez contre ce que j'ai appelé un jour à la tribune : l'irréparable et l'indissoluble.

(V. Hugo, Correspondance)

(ii) La modalisation autonymique peut se réaliser à l’intérieur du discours rapporté*


indirect sous forme d’« îlot textuel en discours indirect » (20) ou de « discours indirect quasi
textuel » (21) (Authier-Revuz 1993 : 14) :
(20) la réflexion du Premier ministre britannique proposant de «dérouler le tapis rouge» pour accueillir
les millions de Français prêts à fuir le pays avait un peu agacé. Quelques mois plus tard, le tonitruant
maire de Londres, le conservateur Boris Johnson, comparait l'administration socialiste de Paris à «la
terreur et la tyrannie» sous la Révolution française. (Le Monde, 04/02/2014)

(21) Ce pays [La France], Janine di Giovanni dit l'aimer, mais son refus d'entrer dans la mondialisation
a rendu la vie si chère que " Paris bat désormais Londres ". (Le Monde, 08/01/2014)

Dans le cadre du discours indirect qui rapporte un autre acte d’énonciation, est signalé
localement, par les guillemets (et souvent les italiques), un fragment («dérouler le tapis
rouge», «la terreur et la tyrannie») ou tout un énoncé (" Paris bat désormais Londres "),
conservé tel quel (ou présenté comme tel) de l’acte d’énonciation [e]. Certains parlent pour
ces tours de « discours indirect avec fragment de discours direct ». C’est approximatif. Les
éléments entre guillemets sont en usage et en mention, ils sont intégrés à la syntaxe de
l’énonciateur E1, et renvoient à un discours autre : il s’agit bien de modalisation
autonymique.
La modalisation autonymique peut également se loger à l’intérieur de la modalisation de
l’assertion comme seconde:

(22) Selon la journaliste, il n'existe quasiment pas d'homme "comme Christophe de Margerie, PDG de
la multinationale Total, qui parle anglais et passe le plus clair de son temps à signer des contrats à
l'étranger". (Le Monde, 08/01/2014)

(iii) Nous avons signalé l’extrême diversité des marqueurs de modalisation autonymique en
discours second. Mentionnons pour finir deux moyens originaux pour signifier ce
fonctionnement : le recours au changement de langue (23) ou aux points d’interrogation (24):
(23) Le vicomte complimenta mademoiselle Cormon sur la tenue de la maison, en avouant qu’il croyait
la province arriérée, et qu’il la trouvait très comfortable. (H. de Balzac, La Vieille fille )
51
(24) Par le présent communiqué, le groupe Promotion de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche
tient à manifester son soutien plein et entier aux décisions prises par le Président de l’Université […].
Faut-il rappeler que notre campus était devenu une zone de non-droit livré à des groupes d’étudiants
(???), qui exerçaient menaces verbales et physiques envers les personnels ? (courriel pendant la grève
estudiantine de novembre 2007)

En (23), la graphie anglaise comfortable (jointe aux italiques), modalise autonymiquement


cet adjectif : l’énonciateur E1 fait entendre la voix du vicomte pour s’en moquer gentiment.
En (24), les points d’interrogation* (joints au caractère gras) mettent en débat la
dénomination « groupe d’étudiants » et la renvoient au discours d’un autre énonciateur e1, qui
peut correspondre aussi bien à celui de la presse locale qui couvre le mouvement qu’à celui
des grévistes pour mettre en doute la catégorisation qu’ils se donnent.
Bibliographie

Authier-Revuz J., 1992-1993, « Repères dans le champ du discours rapporté », L’Information grammaticale 55,
38-42, et 56, 10-15.

Authier-Revuz J., 1995, Ces mots qui ne vont pas de soi, Paris, Larousse.

Authier-Revuz J., 2016, à par., Le discours rapporté, Peter Lang.

Exercice : relever et classer dans le texte de presse suivant, les différentes formes de discours
rapporté et de modalisation par discours autre (en PDF la page du journal Le Monde dont
1740 l’article est extrait)

Le Monde, mercredi 20 juillet 2011, p. 8


Une dizaine de personnalités avaient été alertées par la jeune femme

1745 G. Da. et F. Lh.


LA PRIORITÉ des enquêteurs est de vérifier si les déclarations de Tristane Banon sont
crédibles. Ils se concentrent sur les semaines suivant l'entretien de février 2003, afin d'établir
si la romancière a bien informé plusieurs personnes de la tentative de viol dont elle dit avoir
été victime.
1750 Dans sa déposition du 11 juillet, Tristane Banon a cité une dizaine de personnes, dont
certaines ont répondu au Monde. Mlle Banon a assuré aux policiers que François Hollande,
alors premier secrétaire du Parti socialiste (PS), l'aurait contactée peu de temps après les faits
pour s'assurer qu'elle allait bien. Il aurait évoqué l'affaire à plusieurs reprises avec sa mère,
Anne Mansouret, conseillère générale (PS) de l'Eure.
1755 « Anne Mansouret, que je connaissais, avait souhaité me parler d'un sujet personnel, à savoir
que sa fille avait eu un incident avec Dominique Strauss-Kahn, nous a déclaré M. Hollande.
Elle ne m'avait donné aucun détail, ni demandé quoi que ce soit, et je lui avais répondu que la
meilleure solution était que, si sa fille avait eu un problème, le mieux était qu'elle en parle à la
police. Elle avait souhaité que j'appelle sa fille pour la réconforter, mais je n'ai pas souvenir
52
1760 de l'avoir fait, j'étais même gêné qu'on vienne me parler de cette histoire. Le PS n'avait pas à
se comporter en juge, et, d'ailleurs, il n'y a eu aucune demande d'enquête interne ».
« Nous avions été choqués »
En revanche, il assure n'avoir eu « aucune rencontre avec Tristane Banon, sauf en 2008 à
Brive-la-Gaillarde (Corrèze) lorsqu'[il] l'a croisée lors d'une foire aux livres. [Il a] alors
1765 échangé quelques mots avec elle, notamment à propos de l'affaire Piroska Nagy », l'une des
collaboratrices de DSK au Fonds monétaire international. M. Hollande s'attend à être
convoqué par les policiers. « Il est logique, poursuit-il, que les enquêteurs veuillent
m'entendre. Je suis à leur disposition. Je n'ai rien à cacher, rien à me reprocher. Mais je
n'accepterai aucune utilisation politique de ce dossier ».
1770 Selon Mlle Banon, sa mère, aurait aussi été contactée par Laurence Rossignol (secrétaire
nationale du PS à l'environnement), qui n'a pas souhaité s'exprimer, et, par courriel, par la
députée (PS) Aurélie Filippetti, alors chez les Verts, qui lui aurait conseillé de déposer plainte
et expliqué qu'elle savait DSK menaçant avec les femmes. « J'ai effectivement entendu parler
de cette affaire à l'époque par l'intermédiaire de l'avocat Emmanuel Pierrat, mais je n'ai jamais
1775 eu de contact direct avec Tristane Banon, affirme Mme Filippetti. J'ai dû dire à sa mère que, si
sa fille avait été victime, elle devait déposer plainte. Je ne crois pas avoir dit que DSK pouvait
être dangereux pour les femmes, et je ne me souviens pas avoir adressé de mail à Mme
Mansouret. »
Mlle Banon a dit aux policiers s'être confiée à des journalistes, citant Olivia Cattan -
1780 présidente de l'association Paroles de femmes. « Elle m'avait raconté sa mésaventure peu de
temps après les faits, confirme Mme Cattan. C'était au cours d'un dîner réunissant plusieurs
journalistes. Elle avait donné tous les détails, et nous avions été très choqués. Je lui avais
conseillé de déposer plainte, mais elle avait peur. »
Chroniqueur sur France Info, Philippe Vandel travaillait en 2003 à VSD. Mlle Banon a
1785 indiqué qu'elle lui avait tout raconté à l'époque, allant jusqu'à lui montrer les SMS que lui
avait envoyés DSK. « Tristane m'avait parlé de cette histoire, je pense deux semaines après
les faits, explique M. Vandel. Elle était très convaincante. Je l'avais vue avec mon rédacteur
en chef, nous lui avions dit que nous ferions un article en cas de dépôt de plainte. Je me
souviens qu'ensuite, son avocate, qu'elle avait volontairement recrutée à droite, s'était désistée.
1790 Son éditeur avait aussi subi des pressions terribles, et c'en est resté là ».
Autre témoin citée par Mlle Banon, Véronique de Bure, alors aux éditions Anne Carrière, qui
ont publié l'ouvrage dans le cadre duquel la jeune journaliste avait rencontré DSK. « Dans son
manuscrit, se rappelle Mme de Bure, Tristane mettait en scène sa rencontre avec DSK de
manière ambiguë. Finalement, elle m'avait confiée, en larmes, qu'elle n'avait pas écrit ce qu'il
1795 s'était vraiment passé. Elle m'avait dit qu'il avait tenté d'abuser d'elle. Elle semblait
traumatisée. Finalement, nous avions retiré le chapitre, notamment suite aux menaces de
proches de DSK. »
Interrogée par la police le 13 juillet, Mme Mansouret a confirmé les propos de sa fille. Elle
décrit, selon Lexpress.fr, DSK comme un prédateur se comportant, avec « l'obscénité d'un
1800 soudard ». Elle a indiqué, selon Le Monde, qu'elle avait à l'époque sollicité le procureur
d'Evreux, Jean Berkani. Celui-ci aurait recommandé le dépôt d'une plainte.

53
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Numéro de document : news·20110720·LM·0Q2007_394421
1805

Corrigé
1. Discours direct
- « Anne Mansouret, que je connaissais, avait souhaité me parler d'un sujet personnel, à savoir
que sa fille avait eu un incident avec Dominique Strauss-Kahn, nous a déclaré M. Hollande.
1810 Elle ne m'avait donné aucun détail, ni demandé quoi que ce soit, et je lui avais répondu que la
meilleure solution était que, si sa fille avait eu un problème, le mieux était qu'elle en parle à la
police. Elle avait souhaité que j'appelle sa fille pour la réconforter, mais je n'ai pas souvenir
de l'avoir fait, j'étais même gêné qu'on vienne me parler de cette histoire. Le PS n'avait pas à
se comporter en juge, et, d'ailleurs, il n'y a eu aucune demande d'enquête interne ».
1815

-« Il est logique, poursuit-il, que les enquêteurs veuillent m'entendre. Je suis à leur disposition.
Je n'ai rien à cacher, rien à me reprocher. Mais je n'accepterai aucune utilisation politique de
ce dossier ».

1820 - « J'ai effectivement entendu parler de cette affaire à l'époque par l'intermédiaire de l'avocat
Emmanuel Pierrat, mais je n'ai jamais eu de contact direct avec Tristane Banon, affirme Mme
Filippetti. J'ai dû dire à sa mère que, si sa fille avait été victime, elle devait déposer plainte. Je
ne crois pas avoir dit que DSK pouvait être dangereux pour les femmes, et je ne me souviens
pas avoir adressé de mail à Mme Mansouret. »
1825

- « Elle m'avait raconté sa mésaventure peu de temps après les faits, confirme Mme Cattan.
C'était au cours d'un dîner réunissant plusieurs journalistes. Elle avait donné tous les détails,
et nous avions été très choqués. Je lui avais conseillé de déposer plainte, mais elle avait peur.
»
1830

- « Tristane m'avait parlé de cette histoire, je pense deux semaines après les faits, explique M.
Vandel. Elle était très convaincante. Je l'avais vue avec mon rédacteur en chef, nous lui avions
dit que nous ferions un article en cas de dépôt de plainte. Je me souviens qu'ensuite, son
avocate, qu'elle avait volontairement recrutée à droite, s'était désistée. Son éditeur avait aussi
1835 subi des pressions terribles, et c'en est resté là ».
- « Dans son manuscrit, se rappelle Mme de Bure, Tristane mettait en scène sa rencontre avec
DSK de manière ambiguë. Finalement, elle m'avait confiée, en larmes, qu'elle n'avait pas écrit
ce qu'il s'était vraiment passé. Elle m'avait dit qu'il avait tenté d'abuser d'elle. Elle semblait
traumatisée. Finalement, nous avions retiré le chapitre, notamment suite aux menaces de
1840 proches de DSK. »

54
2. Discours indirect
- Mlle Banon a assuré aux policiers que François Hollande, alors premier secrétaire du Parti
socialiste (PS), l'aurait contactée peu de temps après les faits pour s'assurer qu'elle allait bien.
1845

- et je lui avais répondu que la meilleure solution était que, si sa fille avait eu un problème, le
mieux était qu'elle en parle à la police. .(D. indirect enchâssé dans le discours direct)
- Elle avait souhaité que j'appelle sa fille pour la réconforter, .(D. indirect enchâssé dans le
discours direct)
1850 - J'ai dû dire à sa mère que, si sa fille avait été victime, elle devait déposer plainte. Je ne crois
pas avoir dit que DSK pouvait être dangereux pour les femmes, .(D. indirect enchâssé dans le
discours direct)
- et expliqué qu'elle savait DSK menaçant avec les femmes.
- Mlle Banon a dit aux policiers s'être confiée à des journalistes, citant Olivia Cattan -
1855 présidente de l'association Paroles de femmes.
- nous lui avions dit que nous ferions un article en cas de dépôt de plainte. .(D. indirect
enchâssé dans le discours direct)
- Mlle Banon a indiqué qu'elle lui avait tout raconté à l'époque, allant jusqu'à lui montrer les
SMS que lui avait envoyés DSK.
1860 - elle m'avait confiée, en larmes, qu'elle n'avait pas écrit ce qu'il s'était vraiment passé. Elle
m'avait dit qu'il avait tenté d'abuser d'elle.(D. indirect enchâssé dans le discours direct)

- Elle a indiqué, selon Le Monde, qu'elle avait à l'époque sollicité le procureur d'Evreux, Jean
Berkani. (DI + modalisation en discours second sur le contenu : « selon Le Monde »)
1865 3. Modalisation de l’assertion comme seconde
– la tentative de viol dont elle dit avoir été victime.

– Selon Mlle Banon, sa mère, aurait aussi été contactée par Laurence Rossignol (M. discours
second sur le contenu)
1870 4. Modalisation de l’assertion comme seconde et modalisation autonymique d’emprunt
– Elle décrit, selon Lexpress.fr, DSK comme un prédateur se comportant, avec « l'obscénité
d'un soudard ».
5. Conditionnel « journalistique »

55
- que François Hollande, alors premier secrétaire du Parti socialiste (PS), l'aurait contactée
1875 peu de temps après les faits pour s'assurer qu'elle allait bien. (conditionnel dans discours
indirect)
- Il aurait évoqué l'affaire à plusieurs reprises avec sa mère, Anne Mansouret, conseillère
générale (PS) de l'Eure.

1880 - Aurélie Filippetti, alors chez les Verts, qui lui aurait conseillé de déposer plainte
- Celui-ci aurait recommandé le dépôt d'une plainte.
6. Ilot textuel
- En revanche, il assure n'avoir eu « aucune rencontre avec Tristane Banon, sauf en 2008 à
Brive-la-Gaillarde (Corrèze) lorsqu'[il] l'a croisée lors d'une foire aux livres. [Il a] alors
1885 échangé quelques mots avec elle, notamment à propos de l'affaire Piroska Nagy », l'une des
collaboratrices de DSK au Fonds monétaire international.

56
1890
Chapitre 5

Clivage, pseudo-clivage et dislocation

Présentation de trois faits de syntaxe typiques du français : le clivage, le pseudo-clivage, la


dislocation. La description de leur fonctionnement dialogique.

1895 Clivage

1. Nom, définition, description linguistique


La phrase clivée est une construction syntaxique qui se réalise à l’aide de l’élément discontinu
c’est… qu-. Le clivage canonique se présente sous la forme c’est y qu-z :
1900 (1) Contrairement à une idée répandue, c’est seulement depuis le milieu du XIXème siècle que Noël est
devenu une fête de famille. (Le Monde, 22 /12/ 2001)
Cette structure est traditionnellement décrite en termes de focalisation : l’élément discontinu
c’est… qu- permet de focaliser un constituant de la phrase, pour des raisons textuelles et
dialogiques. Le morphème qu- a la forme pronominale qui lorsque l’élément focalisé ou focus
1905 correspond au sujet syntaxique dans la proposition sans clivage et que pour toutes les autres
fonctions.
Si de nombreux constituants peuvent être focalisés par c’est… qu-, quelques rares éléments ne
peuvent apparaître dans cette structure :
– les adverbes d’énonciation dans la mesure où ils sont externes à la prédication primaire :
1910 *c’est franchement que Pierre est un traitre ;
– le complément de nom, car il est une expansion du SN et non un constituant de la
phrase : *c’est de Pierre que j’aime la montre ;
– les catégories vides sur le plan référentiel comme les pronoms indéfinis : *c’est aucun
qui n’a parlé, *c’est personne qui n’est venu. Ce qui s’explique par le fait que ces éléments ne
1915 sont pas à même de réaliser l’identification que doit opérer le focus, identification qui apparaît
clairement dans une occurrence comme (2) :
(2) c’est le Suisse Fabio Cancellara qui a remporté hier la première étape du Tour de France dans
les rues de Monaco (France Inter, 05/07/2009)
La proposition relative « qui a remporté hier la première étape du Tour de France » contient la
1920 présupposition que quelqu’un – un coureur – a gagné la première étape et le focus introduit
par c’est (« le Suisse Fabio Cancellara ») identifie la donnée indéterminée, ce que ne saurait
faire l’indéfini quelqu’un :

57
(2a) *c’est quelqu’un qui a remporté hier la première étape du Tour de France.

Le clivage peut également prendre la forme complexe. S’y adjoint alors la négation
1925 prédicative* d’un élément x, selon différentes structures : c’est neg x qu- z, c’est/mais y (3) ;
c’est y qu-z et pas/non x ; c’est y, pas/non x, qu-z (infra. (5)) :
(3) Il va sans dire que Marko reconquit le pays et enleva la belle fille qui avait éveillé son sourire, mais ce
n’est ni sa gloire ni leur bonheur (c’est neg. x) qui me touche (qu-z), c’est cet euphémisme exquis, ce
sourire sur les lèvres d’un supplicié pour qui le désir est la plus douce torture (c’est y). (M.
1930 Yourcenar, Nouvelles orientales, 1938)

2. Fonctionnement textuel
Le clivage revient, en termes de syntaxe, à faire de l’élément focalisé, introduit par c’est, un
attribut du sujet, le pronom démonstratif ce. Or l’attribut est par excellence une fonction
rhématique.
1935 Sur le plan tant grammatical que textuel, on peut décrire le clivage comme une opération de
rhématisation6 de l’élément y, qui complémentairement et secondairement revient à
thématiser* l’élément z introduit par qu-, la phrase qu-z fonctionnant comme une proposition
thématique. L’élément focalisé est le rhème* de l’énoncé qui correspond, du point de vue de
la dynamique communicationnelle, à l’information essentielle. Soit la phrase clivée dans
1940 l’échange suivant :
(4) (courriel universitaire de Boris, 2006)

cher Pierre, sais-tu les dates des prochains CS? et quand seront examinés les dossiers BQR?

(réponse de Pierre)

Cher Boris, C'est le 7 octobre (y) que les BQR (dont les dossiers doivent être transmis au CS jusqu'au 19
1945 septembre) seront examinés (qu-z).
Dans cet échange de courriels, l’élément y (« le 7 octobre »), encadré par c’est ... qu-, est le
rhème : il apporte l’information nouvelle, en réponse à la demande d’information de Boris. La
proposition qu-z quant à elle est une reformulation* de l’énoncé antérieur de l’interlocuteur.
Elle présente un parallélisme syntaxico-lexical fort avec ledit énoncé (cf. notamment la
1950 reprise du passif : « seront examinés les dossiers BQR » / « les BQR seront examinés »).
Dans de nombreux autres cas, le rhème dans la structure clivée rectifie partiellement un
élément, explicite ou implicite, d’un autre énoncé avec lequel il interagit, ce qui en fait la
donnée essentielle. Reprenons (1) :
(1) Contrairement à une idée répandue, c’est seulement depuis le milieu du XIXème siècle que Noël est
1955 devenu une fête de famille. (Le Monde, 22 /12/ 2001)
L’élément y encadré par c’est… qu- rectifie un autre élément implicite appartenant à un
énoncé (e) que l’on peut expliciter comme suit : [Noël est une fête de famille depuis très
longtemps], ce qui est souligné par la présence du SP « contrairement à une idée répandue »,

6 La rhématisation est une opération syntaxique et/ou prosodique qui consiste à désigner explicitement le
rhème de l'énoncé. Le rhème est ce que l'on dit du thème, c'est la donnée nouvelle ou la plus informative de
l'énoncé. Le thème quant à lui est ce dont on parle, c'est la donnée connue ou la moins informative de l'énoncé.
58
en début de phrase. Le clivage s’oppose alors partiellement à un autre énoncé dont il corrige
1960 la partie rejetée : la rhématisation effectuée par le clivage fonctionne dialogiquement.

3. Fonctionnement dialogique

Le clivage exploite dialogiquement le rhème : l’élément focalisé s’oppose, implicitement ou


explicitement, à un élément d’une autre énonciation (1, 3), ou répond à une demande explicite
1965 ou implicite d’information (2, 4). Le dialogisme de la rhématisation peut être d’ordre
contrastif ou non contrastif. Ce fonctionnement fait du clivage un marqueur dialogique en
langue et en discours.

3.1. Clivage contrastif


La phrase clivée fonctionne contrastivement du point de vue dialogique, lorsque l’énoncé (E)
1970 de l’énonciateur E1 est en relation d’opposition partielle, explicite ou implicite, avec un
énoncé (e) d’un autre énonciateur ou de soi-même. Ce fonctionnement est : (i) interdiscursif
dans le cas où l’énonciateur E1 s’oppose à l’énonciation d’un tiers (5, également (1) supra),
(ii) interlocutif lorsque E1 s’oppose au discours de l’énonciataire (6) et (iii) intralocutif dans le
cas où E1 s’oppose à un élément d’une énonciation qu’il a lui-même réalisée antérieurement
1975 (7) :
(5) L’Europe tenait toute prête une nouvelle exigence : l’élargissement à l’Est, imposé d’en haut plutôt
que négocié politiquement. C’est cela, et non les 500 pages de la Constitution, que vise l’ire des
partisans du non. (Courrier international, 02-08/06/2005)
(6) (titre d’une tribune en réponse à un poème de G. Grass, publié quelques jours auparavant, dans
1980 lequel celui-ci écrivait notamment : « La puissance atomique d’Israël menace une paix du monde déjà
fragile »)
C’est l’atome iranien qui nous menace, M. Grass (Le Monde, 10/04/2012)
(7) (courriel à propos du lieu où se joue une pièce de théâtre 2014)
Contrairement à ce que je t’ai dit mardi dernier, ce n’est pas à Poussan qu’on va jouer la première,
1985 mais au Triangle.
Le tour clivé complexe (5) interagit (du fait de la négation) avec un énoncé antérieur (e) :
[l’ire des partisans du non vise le texte de la Constitution], attribué à un énonciateur e1 non
identifié cotextuellement. Le clivage s’oppose partiellement à (e) : il en valide une partie à
travers la proposition thématique qu-z et rejette l’élément x qui se trouve corrigé par le rhème
1990 y de l’énonciateur E1 : le pronom cela, anaphorique du groupe nominal du cotexte gauche
immédiat (« l’élargissement à l’Est, imposé d’en haut plutôt que négocié politiquement »). La
contrastivité est ici interdiscursive.
En (6), le dialogisme contrastif est d’ordre interlocutif, car l’énoncé (E) dialogue en
s’opposant implicitement avec un autre énoncé (e) : « La puissance atomique d’Israël menace
1995 une paix du monde déjà fragile » de G. Grass, désigné comme énonciataire direct de l’énoncé
(E) par l’apostrophe « M. Grass », le quotidien s’adressant alors à son lectorat en double
adresse. Le SN « atome iranien » focalisé par c’est... qu- corrige un élément (« la puissance
atomique d’Israël ») de l’énoncé antérieur (e) dont une partie se trouve reformulée par le SV
« nous menace ».

59
2000 Lorsque, comme dans l’occurrence (7), le clivage interagit avec une énonciation antérieure de
l’énonciateur E1 pour la rectifier partiellement, le dialogisme contrastif est d’ordre intralocutif.
Le clivage contrastif se repère à ce qu’il est possible de le faire précéder par le SP
d’opposition : contrairement à ce que dit ou pourrait dire / penser e , c’est y qu-z :
1

(6a) Contrairement à ce que vous écrivez, c’est l’atome iranien qui nous menace, M. Grass.
2005 Ce SP est explicite dans (1) et (7).
La valeur d’opposition à une autre énonciation qu’il corrige partiellement permet à ce type de
clivage de jouer un rôle dans le développement d’une argumentation :
(8) Bernard-Henri Lévy regrette que d’autres Etats, notamment européens, n’aient pas vraiment participé
à la campagne d’Afghanistan. La vérité est que certains, à commencer par le Royaume-Uni, l’ont
2010 vivement souhaité. Ce sont les Etats-Unis qui ne l’ont pas voulu. C’est de notoriété publique. De
nombreux commentaires sont d’ailleurs parus pour expliquer ce refus. (Le Monde, 29/12/2001)
Le clivage apparaît dans une réfutation d’un argument antérieur (e) : [les pays européens
n’ont pas vraiment participé à la campagne d’Afghanistan] de l’énonciateur e1 (B.-H. Lévy).
L’emploi du verbe regretter pour rapporter en discours indirect* l’énonciation de e1 présente
2015 l’énoncé (e) comme un reproche de B.-H. Lévy. Après avoir résumé l’argumentation de celui-
ci, le journaliste la réfute, non en démontant le raisonnement sur lequel elle se fonde, mais en
contestant l’argument. La phrase clivée participe à l’invalidation de cet argument et à sa
correction partielle : « Ce sont les Etats-Unis qui ne l’ont pas voulu » sous-entend l’élément
rejeté x (et pas les états européens), corrigé par y. Le scripteur justifie sa propre assertion par
2020 un argument ad populum : « c’est de notoriété publique », complété d’un autre argument,
introduit par d’ailleurs, selon lequel l’existence des commentaires sur le refus américain
constitue la preuve de l’existence de ce refus. Si on supprime le clivage, l’enchaînement
argumentatif apparaît comme peu clair, bien que l’énoncé soit possible :
(8a) La vérité est que certains, à commencer par le Royaume-Uni, l’ont vivement souhaité. Les
2025 Etats-Unis ne l’ont pas voulu. C’est de notoriété publique.
L’enchaînement argumentatif retrouve sa clarté lorsqu’on ajoute le connecteur mais :

(8b) La vérité est que certains, à commencer par le Royaume-Uni, l’ont vivement souhaité. Mais
les Etats-Unis ne l’ont pas voulu. C’est de notoriété publique.

2030 3.2. Clivage non contrastif


Le clivage peut ne pas s’opposer à un autre énoncé mais répondre, le plus souvent par
anticipation, à une question implicite que l’énonciateur E1 impute à l’énonciataire. Soient les
exemples suivants :
(9) Les vignerons de l’AOC Saint-Chinian (au nord-ouest de Béziers) fêtent aussi la Saint-Vincent. […]
2035 Chaque année, le saint patron est fêté dans un village différent. C’est à Cruzy, en bordure du canal du
Midi, que se tiendront les agapes 2003. (La Gazette, 24/30-01/2003).
(10) Cher-e Collègue,
Comme vous le savez, je cesserai d'exercer mes fonctions le 14 avril prochain. C'est P. B, directeur
d'études à l'EHESS, qui me succèdera. (courriel,avril 2010)

60
2040 En (9), le SP circonstant de lieu (« à Cruzy ») apporte une information nouvelle qui constitue
la réponse à la question implicite (e) : [où est-ce que se tiendra la Saint-Vincent cette année ?]
imputée au lecteur, eu égard à la séquence textuelle qui précède (« Chaque année, le saint
patron est fêté dans un village différent »). En (10), la question implicite (e) prêtée au
destinataire correspond à : [qui vous remplacera ?], en réaction à l’annonce de la cessation de
2045 fonction.
La question de l’énonciataire se trouve parfois verbalisée, comme dans l’échange de courriels
cité supra (4), et également en (11) :
(11) Qui a préparé QI, le grand test de M6 ?
C’est la psychologue Anne Bacus, spécialisée dans les tests de QI, qui a élaboré ce
2050 questionnaire divisé en quatre catégories : observation, verbal, logique et spatial. (Télé deux
semaines, 01-13/05/2005)
Le rapport entre le titre de l’article et la phrase clivée en (11) correspond à la paire adjacente
question / réponse en (4).
La phrase clivée non contrastive est en interaction dialogique avec un énoncé interrogatif, le
2055 plus souvent implicite auquel elle répond. Elle ne peut pas être précédée par le SP
contrairement à.

3.3. Fonctionnement complexe


Dans de rares cas, l’énoncé clivé s’oppose à un énoncé et répond à une possible question :
2060 (12) La question climatique présente toutefois un caractère très nouveau : elle n’a pas été portée d’abord
par les écologistes, mais bien par les scientifiques. Ce sont les climatologues qui ont, dans les années
80, tiré les premiers la sonnette d’alarme, et c’est un scientifique réputé, James Hansen, qui a
sensibilisé l’opinion américaine. (Le Monde, 3/12/2000)
Le clivage « ce sont les climatologues qui ont tiré la sonnette d’alarme » est contrastif :
2065 précédé de la négation « elle n’a pas été portée d’abord par les écologistes, mais bien par les
scientifiques », il fait implicitement entendre un énoncé (e) : [les écologistes ont d’abord tiré
la sonnette d’alarme], attribué à un énonciateur e1 pouvant correspondre à l’opinion publique
et donc au lecteur qui en fait partie. Le clivage est en relation textuelle avec cet énoncé négatif
passif et corrige l’élément nié. Le caractère contrastif du clivage apparaît bien si on le fait
2070 précéder par contrairement à ce que l’on pourrait penser. Ce même clivage répond également
à la question implicite que pourrait poser le lecteur après la mention des « scientifiques »,
question que l’on pourrait expliciter comme suit : [quels sont les scientifiques qui ont d’abord
signalé /porté la question ?].
4. Tour équivalent
2075 Le clivage dispose de tours équivalents, lesquels sont également traités dans cet ouvrage : le
pseudo-clivage*, avec ses variantes.

5. Relation avec les autres tours


Le clivage peut se combiner avec la comparaison et l’interrogation.
61
2080 5.1. Clivage et comparaison*
(13) Ce n'est pas tant le chiffre de fréquentation du cinéma français cette année, qui, dopé par le
phénomène Intouchables – près de 17 millions de spectateurs –, a encore augmenté de 4,2 % le record
de l'année précédente, que sa lente progression qui est révélateur. (Le Monde, 09/01/2012)
L’élément y focalisé par c’est…qu- est un tour comparatif, pas tant x que y. Ce tour
2085 comparatif est enchâssé dans le clivage : les éléments comparés x et y font l’objet de la
focalisation, soit la structure c’est non tant x que y qui z. L’emploi du clivage actualise
pleinement la production du sens dialogique : les deux éléments encadrés par c’est…qu-, « le
chiffre de fréquentation du cinéma... » et « sa lente progression », sont en relation de
comparaison d’inégalité. Le premier élément, attribué à e1 est désigné comme inférieur au
2090 second attribué à E1. Le clivage reprend l’énoncé comparatif en focalisant la comparaison
d’infériorité.

5.2. Clivage et interrogation*


Le clivage peut parfois se combiner avec l’interrogation en un seul tour dans la mesure où
l’élément discontinu c’est… qu- sert aussi à construire la particule interrogative est-ce que :
2095 (14) Est-ce vous que j’ai vue au vernissage de Sabine ? (interaction orale, 2014)

Nous analyserons ce type de structure, qui combine clivage et interrogation totale, comme une
mise en débat par la modalité interrogative avec focalisation sur le pronom personnel vous, de
l’assertion (e) [je vous ai vue au vernissage de Sabine], du même énonciateur (dialogisme
intralocutif).

2100

Références bibliographiques
Lambrecht K., 2001, "A framework for the analysis of cleft constructions", Linguistics 39-3, 469-516.
Le Goffic P., 1993, Grammaire de la phrase française, Paris : Hachette.
Nølke H., 1983, « Quelques réflexions sur la structure sémantique des phrases clivées en français moderne »,
2105 Modèles linguistiques, V, 1, 117-140.
Nowakowska A., 2004a, « La production de la phrase clivée (c’est y qu-z) en français : de la syntaxe expressive
à la syntaxe dialogique », Modèles linguistiques, XXV, 211-221.
Nowakowska A., 2004b, « Syntaxe, textualité et dialogisme : de quelques opérations syntaxiques apparentées au
clivage », Cahiers de praxématique 43, 25-56.
2110

Pseudo-clivage

1. Nom, définition, description linguistique


Le pseudo-clivage constitue une variante du clivage* : il combine la focalisation (c’est y) avec
le détachement de la relative thématique en tête de phrase (qu-z), selon la structure ce qu-z,
2115 c’est y :
62
(1) Le débordant optimisme de Bernard-Henri Lévy nous a stupéfaits […]. Washington n’a pas décidé de
libérer le monde de ses dictatures […]. Ce que Washington a décidé, c’est de tout mettre en œuvre
pour protéger son territoire contre la menace représentée par les réseaux terroristes. (Le Monde,
29/12/2001)
2120 Le pronom démonstratif cataphorique (ce) en tête de phrase annonce la relative qu-z (« que
Washington a décidé »), reprise elle-même par le pronom anaphorique (ce) dans la
construction attributive c’est suivi du focus y (« de tout mettre en œuvre pour protéger son
territoire contre la menace représentée par les réseaux terroristes »). L’élément ce que-z est
une relative substantive périphrastique : elle équivaut à un syntagme nominal détaché à
2125 gauche, et son sens est indéfini (ce que = la chose que Washington a décidé). À côté du
pseudo-clivage ce qu- z, c’est y, on trouve la forme complexe ce qu-z, c’est neg x, c’est/mais
y:
(2) Il ne faut plus nous dire que l’incident Dieudonné sur France 3 (« Heil Israël !») était un « dérapage ».
Ce qui a dérapé (ce qu-z), ce n’est pas un histrion de circonstance (c’est neg x), c’est la conscience
2130 de notre pays (c’est y). (Le Monde, 06/01/2004)
Comme pour le clivage, la structure morpho-syntaxique du pseudo-clivage ainsi que son
fonctionnement textuel font peser un certain nombre de restrictions sur les fonctions et les
catégories susceptibles d’apparaître dans ce tour : nous renvoyons à cette entrée pour leur
explicitation.
2135
2. Fonctionnement textuel
Le déroulement du contenu informationnel dans la pseudo-clivée correspond à l’ordre
canonique des constituants dans la phrase : du thème7 (la proposition ce qu-z) au rhème (y,
introduit par c’est). Le pseudo-clivage effectue une opération de rhématisation et,
2140 secondairement, une opération de thématisation. Reprenons l’exemple (1), la séquence ce qu-z
contient l’information donnée comme présupposé (Washington a décidé quelque chose),
présentée comme acquise et connue des participants. Le focus c’est y permet d’identifier la
donnée indéterminée (quelque chose) du contenu présupposé et en ce sens constitue un apport
informationnel essentiel. Le détachement de la relative en tête de phrase et sa reprise par le
2145 démonstratif ce dans c’est opère une thématisation, permettant de retrouver l’ordre canonique
de la phrase, du thème au rhème, par rapport à la construction clivée qui bouleverse cet ordre
canonique. Comme dans le cas du clivage, la rhématisation et la thématisation effectuées par
le pseudo-clivage fonctionnent dialogiquement.

2150 3. Fonctionnement dialogique


Le fonctionnement dialogique du pseudo-clivage est semblable à celui du clivage. Nous en
distinguerons deux types : contrastif et non contrastif.

3.1. Pseudo-clivage contrastif

7 Le thème est habituellement défini comme ce dont on parle (donnée connue et le moins informative) et
le rhème (donnée nouvelle ou la plus informative) ce que l'on dit du thème. La thématisation est une opération
syntaxique et/ou prosodique qui consiste à désigner le thème de l'énoncé.
63
En (1), la pseudo-clivée est en relation textuelle avec l’énoncé négatif du cotexte antérieur :
2155 « Washington n’a pas décidé de libérer le monde de ses dictatures ». La proposition relative
périphrastique (ce qu-z) reformule partiellement l’énoncé négatif, dans lequel l’énonciateur E1
réfute un énoncé positif (e) : [Washington a décidé de libérer le monde de ses dictatures], qui
reformule le discours d’un énonciateur e1, co-textuellement B.-H. Lévy. L’élément z est
consensuel (Washington a décidé d’agir), le désaccord portant sur l’action visée : « libérer le
2160 monde… » / « tout mettre en œuvre pour protéger son territoire… ».
Dans le pseudo-clivage complexe en (2), la reformulation et la correction partielle s’opèrent
par rapport à un fragment de l’énoncé du cotexte antérieur immédiat (« l’incident Dieudonné
sur France 3 (« Heil Israël ! ») était un « dérapage » »), comportant un îlot textuel et
explicitement renvoyé à un tiers énonciateur par la présence de plusieurs marqueurs, la
2165 négation* et le discours rapporté* dans la forme impersonnelle « il ne faut plus nous dire
que », qui l’introduit. Ce même fonctionnement est explicite dans l’échange dialogal (3) :
(3) – C’est insensé ! Nous sommes jetés à la rue comme des malpropres par des gens pour qui nous ne
sommes que des chiffres !
– Ce qui est insensé, ce n’est pas que vous soyez jetés à la rue, c’est que vous soyez encore en
2170 vie. (G. Mordillat, Les Vivants et les morts, 2005)

Le second tour de parole reformule le tour de parole antérieur de l’interlocuteur, en en


réfutant une partie qui se trouve corrigée par l’élément y (la complétive introduite par c’est).
La phrase pseudo-clivée relève dans ce cas d’un emploi contrastif : elle s’oppose à une autre
prédication qu’elle rectifie partiellement. Le fonctionnement est interdiscursif dans (1), (2), où
2175 l’énonciateur E1 interagit avec l’énoncé d’un tiers ; et interlocutif en (3), où l’énoncé (E)
interagit avec l’énoncé de l’énonciataire.

3.2. Pseudo-clivage non contrastif


Le pseudo-clivage peut, comme le clivage, répondre à une possible question :
(4) Les trois personnes que vous entendrez dans Huis clos ne nous ressemblent pas en ceci que nous
2180 sommes tous vivants et qu'ils sont morts. Bien entendu, ici, « morts » symbolise quelque chose. Ce que
j'ai voulu indiquer, c'est précisément que beaucoup de gens sont encroûtés dans une série
d'habitudes, de coutumes, qu'ils ont sur eux des jugements dont ils souffrent mais qu'ils ne
cherchent même pas à changer. (J-P. Sartre, L’existentialisme athée, L’enfer, c’est les autres
http://www.philo5.com/Les%20philosophes%20Textes/Sartre_L'EnferC'EstLesAutres.htm)

2185 La phrase pseudo-clivée répond à la question implicite [que voulez-vous signifier, par
(symboliquement) « morts » ?], que pourrait poser le lecteur, suite à l’énoncé, voire aux deux
énoncés qui précèdent le pseudo-clivage. L’élément z reformule la question prêtée au lecteur
et le focus apporte la réponse à cette dernière. En (4) le fonctionnement dialogique est
anticipatif : la question à laquelle répond le pseudo-clivage est prêtée par anticipation au
2190 lecteur. Dans d’autres cas, le pseudo-clivage peut répondre à une question explicite :
(5) Qu’est-ce qu’il faut faire pour enlever une tâche de bougie sur un tissu ?
Ce qu’il faut faire dans ce cas, c’est enlever le maximum de cire froide puis laver à haute température
(http://www.libertalia.org/consommation/habillement/enlever-une-tache-de-bougie-sur-un.html)

64
2195 4. Tours équivalents
Le pseudo-clivage peut être mis en relation avec deux tours équivalents : d’une part, la
structure simple si z, c’est y qu’on observe en (6), (7), (10) et (11), et sa forme complexe, si z,
ce n’est pas x, mais/c’est y, en (8), (9) ; et d’autre part, la structure réduite c’est y réalisée en
(12) et sa forme complexe ce n’est pas x mais/c’est y en (13).
2200
4.1. Les tours si z, c’est y et si z, ce n’est pas x, c’est y
Partons pour commencer de la structure canonique si z, c’est y, afin d’envisager par la suite sa
forme complexe :
(6) (interaction orale entre une mère (B) et son fils (A))
2205 A – viens pas te plaindre après
B – ah ! je me plains moi ! s’il y en a un qui se plaint, c’est bien toi

On peut remplacer si z, c’est y par une clivée simple (6a) ou une pseudo-clivée (6b) :
(6a) c’est toi qui te plains
(6b) celui/celle qui se plaint, c’est toi

2210 En (6), la subordonnée « s’il y en a un qui se plaint » reformule l’élément thématique de


l’énoncé-écho « je me plains moi ! », qui reprenait en le reformulant l’énoncé de
l’interlocuteur « viens pas te plaindre après ». L’antéposition de si z, sinon obligatoire (Le
Goffic 1993 : 409), du moins très fréquente, tient fondamentalement à la dimension
dialogique du tour, sous la forme d’une convergence énonciative temporaire sur le thème z,
2215 introduit par si, ce que nous pouvons gloser par : je suis d’accord avec toi qu’il y a (peut-être)
quelqu’un qui se plaint, convergence qui se prolonge par la divergence sur le rhème (mais
alors c’est toi (et non moi)).
L’élément contrastif non x est explicité dans la forme complexe si z, ce n’est pas x, c’est y :
(7) – Vous rejetez aussi la médecine.
2220 – Oui. On en aurait besoin uniquement pour étudier les maladies en tant que phénomènes naturels, et
non pour les soigner. Si l’on doit soigner quelque chose, ce n'est pas la maladie mais sa
cause. (A., Tchekhov, Maison à mezzanine, 1896)
(8) On le sait, de plus en plus de Français font la grève du vote. […] Si la France boude, ce n’est pas
par désintérêt, mais, au contraire, parce qu’ils se font de la politique une trop haute idée pour
2225 faire confiance aux candidats en lice. La nuance est de taille. (Marianne 726, 03/ 2011)

Comme précédemment, la structure complexe peut être remplacée par la clivée ce n’est pas x
qu- z, c’est (mais) y :
(7a) ce n’est pas la maladie que l’on doit soigner mais sa cause.
(8a) ce n’est pas par désintérêt que la France boude, mais, au contraire, parce qu’ils [les Français] se font
2230 de la politique une trop haute idée pour faire confiance aux candidats en lice.

Ou, pour (7), par la pseudo-clivée :


(7b) ce que l’on doit soigner, ce n’est pas la maladie, mais sa cause.

65
L’énoncé (E) si z, c’est non x mais y reformule un énoncé (e) cotextuellement récupérable :
[on doit soigner la maladie] en (7) et [la France boude par désintérêt] en (8). Autrement dit, la
2235 reformulation de (e) par si z est analysable comme désassertion d’une assertion préalable ou
d’un contenu discursif (« l’on doit soigner », « la France boude »), avec rejet de l’élément x
(« ce n’est pas la maladie », « ce n’est pas par désintérêt »), qui se trouve corrigé par
l’élément y. Dans ces deux occurrences, le fonctionnement dialogique est interdiscursif étant
donné que l’énoncé (e) avec lequel dialogue (E) procède de l’interdiscours, que peut bien
2240 entendu partager l’énonciataire.

Le fonctionnement dialogique de si z, c’est y est le plus souvent contrastif. Dans de rares cas,
ce tour peut cependant fonctionner comme une réponse à une question préalable :

(9) Pourquoi partir ailleurs qu’aux USA ?

Moi je suis plutôt timide. Si j’ai choisi le Mexique pour m’y installer, c’est parce que les gens y sont
2245 chaleureux et ouverts et qu’ils m’aideront à m’intégrer. Et puis aussi pour le soleil (réponse de
Cynthia sur http://www.piefrance.com/trois-quatorze/reportages/pourquoi-partir-ailleurs-
quaux-usa/)

L’élément si z reformule le thème de la question (« partir ailleurs qu’aux USA ? ») à laquelle


répond ce tour, en y ajoutant une précision (« j’ai choisi le Mexique »). Dans cette
2250 reformulation, le verbe partir est présenté comme un choix (de s’installer) et le Mexique
comme un lieu autre (ailleurs) que les USA. L’élément rhématique y, introduit par c’est,
correspond à une proposition causale qui apporte la réponse à la question posée
(« pourquoi ? »). Le dialogisme, d’ordre interlocutif, est non-contrastif : le pseudo-clivage ne
peut pas être précédé par le groupe contrairement à ce que l’on dit ou pourrait dire.

2255 4.2. La forme réduite c’est y, ce n’est pas x mais/c’est y


Dans la structure réduite c’est y, l’élément y introduit par c’est correspond à une proposition
causale (c’est que P = c’est parce que P). Ce tour n’est pas textuellement autonome, il est en
relation avec un énoncé du cotexte antérieur, avec lequel il interagit, par exemple en y
répondant :
2260 (10) D’où vient qu’il faut l’interdire, alors, ce foulard ? C’est qu’il est ostentatoirement religieux
(« Derrière la loi foulardière…», Le Monde, 22-23/02/2004)

Ce tour peut être mis en relation avec le clivage, le pseudo-clivage et la structure si z, c’est y,
dans la mesure où son fonctionnement dialogique est similaire :
(10a) C’est parce qu’il est ostentatoirement religieux qu’il faut interdire ce foulard.
2265 (10b) Ce pour quoi il faut l’interdire ce foulard, c’est parce qu’il est ostentatoirement religieux
(10c) S’il faut l’interdire ce foulard, c’est qu’il est ostentatoirement religieux

L’énoncé c’est y répond à l’interrogation présente dans le co-texte immédiat, qui, elle-même
dialogique, peut être attribuée à l’énonciataire susceptible de se questionner sur les raisons de
l’interdiction. Ce tour ne reprend pas l’énoncé auquel il répond, en le thématisant par si z ou
2270 qu-z ; l’élément présupposé z reste implicite, par principe d’économie : il est inférable du
cotexte antérieur immédiat.
66
La forme complexe ce n’est pas x mais/c’est y en (11), dans laquelle x et y sont des
propositions causales, est textuellement en relation avec l’énoncé qui la précède et que
reformuleraient qu-z ou si z (11a, 11b) :
2275 (11) Personne ne s’était douté que la visite au sanctuaire de Saint-Lukas n’était qu’un prétexte, et
qu’Aphrodissia était resté terrée à quelques lieues du village, dans la cabane de la mère du pope qui
consentait maintenant à cuire le pain de Kostis et à raccommoder sa veste. Ce n’était pas que la Très-
Vieille eût le cœur tendre, mais Kostis l’approvisionnait d’eau-de-vie, et puis, elle aussi, dans sa
jeunesse, elle avait aimé l’amour. (M. Yourcenar, Nouvelles orientales, 1938)
2280 (11a) Ce n’était pas parce que la Très-Vieille avait le cœur tendre qu’elle consentait maintenant à cuire
le pain de Kostis et à raccommoder sa veste, mais Kostis l’approvisionnait d’eau-de-vie, et puis, elle
aussi, dans sa jeunesse, elle avait aimé l’amour.
(11b) si la mère du pope consentait maintenant à cuire le pain de Kostis et à raccommoder sa veste, ce
n’était pas parce que la Très-Vieille avait le cœur tendre, mais parce que Kostis l’approvisionnait d’eau-
2285 de-vie, et puis, elle aussi, dans sa jeunesse, elle avait aimé l’amour .
Le fonctionnement dialogique est anticipatif et contrastif : le tour exprime une opposition à
une énonciation [e], l’assertion [la Très-Vieille consentait à cuire le pain parce qu’elle avait le
cœur tendre], correspondant à une inférence prêtée au lecteur ; il fait l’économie de la reprise
de l’élément thématique z : « la mère du pope consentait maintenant à cuire le pain de Kostis
2290 et à raccommoder sa veste », qui est textuellement récupérable.

Références bibliographiques
Le Goffic P., 1993, Grammaire de la phrase française, Paris : Hachette.
Nowakowska A., 2004, « Syntaxe, textualité et dialogisme : de quelques opérations syntaxiques apparentées au
2295 clivage », Cahiers de praxématique 43, 25-56.
Roubaud M-N., 2000, Les constructions pseudo-clivées en français contemporain, Paris : Champion.

Dislocation

2300 1. Définition, description linguistique


La dislocation syntaxique consiste à détacher un groupe en tête ou en fin de phrase, et à le
reprendre ou à l’annoncer par un pronom anaphorique ou cataphorique (Blasco-Dulbecco
1999, Le Querler 2000) :
(1) Finalement, dans ce premier tour, j’aurai été le seul candidat de la majorité plurielle à éviter d’attaquer
2305 ses partenaires et à ajouter la division à la division.
Des erreurs dans la campagne, j’en ai commises. Mais ce qui m’a surtout manqué, c’est la dynamique
politique d’une gauche rassemblée. (L. Jospin dans Le Monde, 01/02/2003, après sa défaite à l’élection
présidentielle de 2002)
(2) Pascal avait pompé l’eau du bain, dès qu’on avait pu déranger l’oncle Sainteville. Il n’avait pas très
2310 bonne mine, l’oncle. Il se plaignait que cela lui sifflait dans les poumons. (L. Aragon, Les Voyageurs de
l’impériale, 1942)

67
L’exemple (1) présente la dislocation à gauche du SN « des erreurs dans la campagne » repris
par le pronom anaphorique « en ». L’occurrence (2) réalise la dislocation à droite du SN
« l’oncle », annoncé par le pronom personnel « il ».
2315 L’élément disloqué correspond le plus souvent à un SN, mais d’autres catégories
grammaticales peuvent également faire l’objet d’une dislocation, par exemple l’adjectif (3), le
SP (4), la proposition complétive (5) :
(3) Stéphanie pensa. Quel beau métier que de donner la vie. Lilian était adorable […] il était beau tout
simplement. Fatiguée, elle l’était, mais elle l’allaitait, c’était pour Stéphanie la plus belle chose qu’une
2320 mère puisse offrir à son enfant. (S. Moreau, Une vie, des buts, 2007)
(4) Peut-être que c’est parce que Marie Claude m’a pissé dessus. Une nouvelle forme de Sida. J’y pense
souvent, à Marie-Claude. Qui est morte. Qui était une prostituée. (J-B. Pouy, L’Homme à l’oreille
croquée, 1998)
(5) ((échange de courriels entre A et B)
2325 A – je pense que chacun doit agir en son âme et conscience
B – que chacun « agisse en son âme et conscience », je veux bien l’admettre, mais qu’on ne vienne pas
me le reprocher après…
La dislocation est une opération syntactico-prosodique de thématisation : elle constitue un
marquage de la progression thématique par la mise en saillance du thème. Ce dernier reçoit un
2330 accent d'insistance à l’oral et peut se trouver séparé du reste de la phrase par une pause, le
plus souvent marquée à l'écrit par une virgule. La thématisation, en tant que désignation
explicite du thème, développe la potentialité dialogique de celui-ci : l’élément thématisé
reformule, explicitement ou implicitement, un élément du discours du locuteur, de
l’allocutaire ou d’un tiers, discours avec lequel, en fonction de la rhématisation qui le
2335 prolonge, l’énoncé dialogue de différentes façons.

2. Fonctionnement dialogique

Le fonctionnement dialogique de la dislocation sera abordé en distinguant entre dislocation à


gauche (désormais DG) et dislocation à droite (désormais DD).
2340 2.1 Fonctionnement dialogique de la DG
On abordera les trois types de fonctionnement dialogique : intralocutif, interlocutif et
interdiscursif.
2.1.1. Fonctionnement intralocutif
Dans l’environnement textuel monologal, la dislocation à gauche reprend souvent un élément
2345 du cotexte antérieur asserté par l’énonciateur E1 lui-même :
(6) Cette partition de Chopin m’a sauvé, par Christophe Alévêque (titre de l’article)
Entre 16 et 22 ans, j’ai joué cette « Polonaise » de Chopin tous les jours. J’ai fini par adorer le piano
que je détestais au départ. En fait, le piano m’a sauvé de la catastrophe. […] Chopin était l’un des
inventeurs du romantisme et c’est aussi pour lui qu’il y a toujours de la musique dans mes

68
2350 spectacles. Cette partition, je l’ai achetée quand j’avais 16 ans. J’en ai 44 aujourd’hui. (Marie
France, 04/2008)

L’élément disloqué à gauche, le SN « cette partition », reprend par anaphore infidèle (et
glissement métonymique) le syntagme nominal « cette « Polonaise » de Chopin », et
secondairement, si on tient compte de la mise en scène de l’article, le SN du titre de l’article
2355 cette partition de Chopin, par anaphore fidèle. Si sa fonction principale est de thématiser le
COD occupant habituellement la place de rhème (j’ai acheté cette partition), la dislocation ne
se réduit cependant pas ici à ce fonctionnement anaphorique thématisant. Par la reprise
thématisante d’un élément antérieur, elle permet au locuteur, tout en articulant sur ce qui
précède, de réorienter son discours, afin de revenir d’une digression au thème principal dont il
2360 devait parler et qu’il a un peu perdu de vue... Le locuteur interagit intralocutivement avec ce
qu’il est en train de dire (il parle de Chopin et de la musique dans ses propres spectacles) par
rapport à ce qu’il envisageait de dire (il doit dans cet article parler de son objet fétiche, à
savoir une partition du Chopin).
2.1.2. Fonctionnement interlocutif
2365 L’élément disloqué reprend un élément du cotexte antérieur énoncé par l’énonciataire :
(5) A – je pense que chacun doit agir en son âme et conscience (échange de courriels entre A et B, 2013)
B – que chacun « agisse en son âme et conscience », je veux bien l’admettre, mais qu’on ne vienne pas
me le reprocher après…

(7) – La plupart des peintres se fabriquent un petit moule à gâteaux, et après, ils font des gâteaux. Ils sont
2370 très contents. Un peintre ne doit jamais faire ce que les gens attendent de lui. Le pire ennemi d’un
peintre, c’est le style. (A1)
– Et de la peinture aussi ? (B2)
– La peinture, elle le trouve quand vous êtes mort. Elle est toujours la plus forte. (A3) (A. Malraux, Le
Miroir des limbes II, 1976)
2375 L’élément détaché permet à l’énonciateur E1 de reprendre une partie de l’énoncé antérieur de
son allocutaire, selon la progression thématique linéaire. En (5), cette reprise d’un élément du
message de A instaure, dans un premier temps, une concession* sur l’élément repris et
thématisé. Cette concession temporaire sur le thème se prolonge d’une objection/réserve,
contenue dans la proposition introduite par le connecteur mais, et, du même coup, le
2380 consensus devient partiel.
En (7), la reprise d’un élément de l’énoncé antérieur de l’allocutaire s’accompagne d’une
rectification. Le fragment de dialogue présente la succession de trois tours de parole, produits
par deux locuteurs différents, que nous désignerons par A (Picasso) et par B (Malraux). Le
dernier tour de parole (A3) débute par la dislocation à gauche du SN « la peinture »,
2385 explicitement repris de l’énoncé du tour précédent (B2) : « Et de la peinture aussi ? ». Le tour
B2 est une interrogation rhématique elliptique, enchaînant dialogalement sur l’énoncé
disloqué de A1 : « Le pire ennemi d’un peintre, c’est le style ». Dialogiquement, B2 réalise la
mise en débat de l’énoncé affirmatif (e) : [le pire ennemi de la peinture aussi, c’est le style],
correspondant à l’inférence qui peut être tirée du précédent énoncé de A1. Dialogalement, B
2390 demande à A la confirmation ou l’infirmation de cette inférence. A3 reprend le syntagme la
69
peinture en le validant fortement comme thème par la dislocation ; mais change la structure
syntaxique dans laquelle il était pris en B2. La peinture, complément de nom (« (ennemi) de
la peinture ») devient en A3, du fait de la dislocation, sujet, via l’anaphore pronominale elle,
du nouvel énoncé : « La peinture, elle le trouve (…) ». Nouvel énoncé qui, dans sa partie
2395 rhématique « elle le trouve quand vous êtes mort », rectifie implicitement l’inférence (e) qui
sous-tendait l’interrogation : [le pire ennemi de la peinture est le style].
Si dans (5) et (7) un élément se trouve repris de l’énoncé antérieur de l’interlocuteur,
l’interaction dialogique consiste parfois à interagir avec un élément du discours prêté à
l’interlocuteur :
2400 (8) Le bonheur, je l’ai rencontré dans ma vie, de façon imprévisible et toujours de façon trop brève pour
pouvoir l’apprivoiser et le garder durablement en moi ou avec moi. (première phrase sur le blog
http://shout-cry-suffer.skyrock.com)

(1) Finalement, dans ce premier tour, j’aurai été le seul candidat de la majorité plurielle à éviter
d’attaquer ses partenaires et à ajouter la division à la division.
2405 Des erreurs dans la campagne, j’en ai commises. Mais ce qui m’a surtout manqué, c’est la dynamique
politique d’une gauche rassemblée. (L. Jospin dans Le Monde 01/02/03 après sa défaite à l’élection
présidentielle de 2002)

Les SN disloqués à gauche (« le bonheur » en (8), et « des erreurs dans la campagne » en (1))
ne disposent d’aucun antécédent textuel. La thématisation est particulièrement forte dans ces
2410 occurrences car elle porte sur un élément qui dans un énoncé sans dislocation occuperait
plutôt la place de rhème : il serait COD. En (8) la dislocation entre en interaction dialogique
avec une question prêtée à l’allocutaire [de quelle façon as-tu rencontré le bonheur dans ta vie
?] ou bien [as-tu rencontré le bonheur dans ta vie ?] à laquelle elle répond en thématisant le
COD disloqué à gauche et en reprenant le SV de la question implicite suivi du SP circonstant
2415 de manière qui apporte l’élément de réponse. Le fonctionnement dialogique est interlocutif
anticipatif.
En (1) le fonctionnement est plus complexe, le SN « des erreurs dans la campagne »
reformule :
(i) les critiques reçues par L. Jospin, après son échec électoral, de la part d’énonciateurs
2420 autres que les destinataires du texte. Le tour est alors en relation dialogique
interdiscursive avec ces discours ;
(ii) la possible critique / objection que le lecteur pourrait adresser au scripteur [mais
vous avez commis des erreurs dans la campagne] en réaction à l’expression d’auto-
excuse, voire d’autosatisfaction, formulée dans l’énoncé précédant la dislocation, ce qui
2425 correspond au dialogisme interlocutif anticipatif.
On remarquera que le tour disloqué est suivi du connecteur mais : l’énoncé à dislocation est
donc une concession (P mais Q), à un autre énonciateur (énonciataire, tiers), que rectifie la
suite de l’énoncé (mais Q).

70
L’énoncé (e) reformulé dans l’énoncé (E), par le biais de l’élément disloqué, peut être effectif,
2430 explicite et parfaitement repérable, ce qui est souvent le cas dans le dialogue (5 et 7) ; ou
totalement implicite, voire parfois imaginé par l’énonciateur E1 et prêté à l’énonciataire (1 et
8).
2.1.3. Fonctionnement interdiscursif
La dislocation peut interagir avec un élément de l’énoncé d’un tiers portant sur le même objet
2435 :
(3) Stéphanie pensa. Quel beau métier que de donner la vie. Lilian était adorable […] il était beau tout
simplement. Fatiguée, elle l’était, mais elle l’allaitait, c’était pour Stéphanie la plus belle chose qu’une
mère puisse offrir à son enfant. (S. Moreau, Une Vie, des buts, 2007)

(9) Les hommes ils aiment les femmes à hommes. (début de la chanson La vie s’envole interprétée par
2440 Jeanne Moreau)

En (3), le fonctionnement dialogique interdiscursif est appuyé par un autre marqueur


dialogique, le discours indirect libre : le narrateur rapporte le discours du personnage féminin
qui se dit fatigué. L’élément disloqué, correspondant à l’adjectif « fatiguée », repris par le
pronom anaphorique le, ne dispose d’aucun antécédent textuel : il renvoie au discours
2445 généralement tenu par les femmes /ou à propos des femmes qui viennent d’accoucher, et de ce
fait fortement ancré dans la mémoire discursive commune, selon lequel [les mères d’un
nouveau-né sont fatiguées]. Le tour disloqué concède l’énoncé (e) dans un premier temps et
se prolonge par une proposition Q introduite par le connecteur mais, dans la concession P
mais Q, dans laquelle la conclusion qui pourrait être tirée de P [elle était fatiguée donc
2450 n’allaitait pas son bébé] se trouve rectifiée (mais Q).
L’occurrence (9) présente la dislocation à gauche d’un SN sujet via l’anaphore pronominale.
Le sujet occupe habituellement la position de thème. Pourquoi thématiser un élément qui n’a
pas besoin de l’être ? L’énoncé disloqué (E) dans la chanson interprétée par Jeanne Moreau
interagit avec l’ensemble des discours dans la mémoire discursive, sur le même objet : les
2455 relations amoureuses entre hommes et femmes. Il s’oppose à certains discours communs, [les
hommes aiment les femmes fidèles], et en confirme d’autres, [les hommes aiment les femmes
qui aiment les hommes]. Le rôle de la dislocation consiste à thématiser un élément qui permet
de convoquer interdiscursivement d’autres énoncés, afin d’interagir avec les énoncés ainsi
convoqués.
2460 2.2. Fonctionnement dialogique de la DD
La dislocation à droite fonctionne comme rappel de thématisation (Lambrecht 1994, Nølke
1998). Selon l’analyse dialogique, elle consiste le plus souvent à répondre par avance à une
demande de précision susceptible d’être formulée par l’énonciataire :
(2) Pascal avait pompé l’eau du bain, dès qu’on avait pu déranger l’oncle Sainteville. Il n’avait pas très
2465 bonne mine, l’oncle. Il se plaignait que cela lui sifflait dans les poumons. (L. Aragon, Les Voyageurs de
l’impériale, 1942)
(10) – C’est une femme, Elizabeth, qui ne pouvait pas rester seule… du tout… quand je partais… c’était

71
chaque fois un petit drame… N’est-ce pas Elisa ?
– Je deviens folle, dit doucement Elisabeth Alione.
2470 – Et elle l’est souvent ? demande Alissa, seule ? (M. Duras, Détruire, dit-elle, 1969)

La phrase qui précède l’énoncé disloqué (2) met en scène deux actants masculins : « Pascal »,
sujet de la principale, en début de phrase ; et « l’oncle Sainteville », COD du verbe de la
circonstancielle, en fin de phrase. La phrase qui suit commence par le pronom sujet il qui est
porteur d’une ambiguïté référentielle : deux antécédents sont en concurrence pour un seul
2475 pronom qui peut anaphoriser aussi bien Pascal (progression à thème constant) que l’oncle
(progression linéaire simple). L’explicitation du pronom « il » par le SN « l’oncle » lève
l’ambiguïté référentielle potentielle. On analysera cette dislocation à droite comme réponse
anticipée du narrateur à la question que les lecteurs peuvent (se) poser à la lecture du pronom
il [de qui s’agit-il ?]. De la même manière en (10), le rappel de thématisation permet de
2480 désambiguïser la référence du pronom « l’ » pour lequel deux antécédents sont en
concurrence : folle et seule, afin de répondre par avance à l’interrogation de l’énonciataire.
À la différence de (9) et (10), la DD en (11) n’intervient pas pour désigner le bon antécédent
parmi les éléments en concurrence pour une même anaphore pronominale, mais pour
identifier un actant :
2485 (11) Une jeune fille, un châle, un tablier blanc, sortaient aussi de l’ombre à présent, […]
Qu’est-ce qu’ils vous ont fait ? que je lui ai demandé, les Allemands ? – Ils ont brûlé une maison près de
la mairie et puis ici ils ont tué mon petit frère avec un coup de lance dans le ventre... (L.-F. Céline,
Voyage au bout de la nuit, 1932)
Le rappel thématique anticipe la possible incompréhension de la jeune fille sortant « de
2490 l’ombre », interlocutrice directe de l’interrogation. La jeune femme arrive au moment où le
locuteur parle avec une autre femme du passage des dragons allemands dans le village. Il
s’aperçoit en posant la question à la jeune fille que celle-ci ne connaissant pas encore le thème
a besoin qu’on le lui précise. La fonction de rappel de thématisation prend tout son sens
dialogique dans des occurrences comme (2), (10) et (11) qu’on analysera comme une réponse
2495 anticipée à la question (e) que l’énonciataire (lecteur et/ou personnage) peut (se) poser : [la
mauvaise mine de qui ? de Pascal ou de l’oncle ?] dans (2) ; [était-elle folle et/ou seule ?] dans
(10) ; [qui sont-ils ?] dans (11). Le fonctionnement dialogique est interlocutif anticipatif.

3. Relation avec d’autres phénomènes dialogiques

La dislocation peut se réaliser sur plusieurs éléments d’un même énoncé ; elle se voit parfois
2500 combinée avec un autre marqueur dialogique : l’adjectif au superlatif de supériorité ou
d’infériorité, la confirmation ou l’infirmation.

3.1. Combinaison de plusieurs dislocations

Il est fréquent qu’un même énoncé réalise plusieurs dislocations :


(12) Il ne se doutait pas que chaque fois qu’il passait devant sa boutique, elle le regardait, la
2505 commerçante, le soldat Brû. (R. Queneau, Le Dimanche de la vie, 1952, incipit)
72
La dislocation réalise un double détachement à droite des syntagmes « la commerçante » et
« le soldat Brû ». Le rappel thématique explicite la référence des pronoms il, elle, le, non
connue du lecteur au début du roman, permettant la position de deux thèmes en parallèle : la
commerçante et le soldat rendus saillants. Du point de vue stylistique, le scripteur fait comme
2510 s’il rappelait quelque chose dont il a été question antérieurement, en jouant ainsi avec les
règles de l’incipit. Comme en (2), (10) et (11), la dislocation a un fonctionnement anticipatif :
elle permet de répondre par avance à une question prêtée au lecteur.
3.2. Dislocation d’un SA au superlatif relatif d’infériorité et de supériorité
La dislocation d’un SA au superlatif est basée sur une relation de comparaison* d’infériorité
2515 ou de supériorité avec un énoncé évaluatif imputé à l’interlocuteur :
(13) Besoin de votre aide pour ma maman âgée de 57 ans
voilà elle veut que je me renseigne sur les procédures de divorce et le moins évident c'est que mon père
ne souhaite pas se séparer et il sait que cela ne rendra la procédure que + longue et de ce fait pense qu'elle
baissera les bras !! forte heureusement je suis là pour l'aider. (http://forum.aufeminin.com)
2520 (14) Quand un animateur vedette est confronté à l'antisémitisme (titre de l’article)
Après Vals-les-Bains et Lille, alors que je suis dans ma loge, on m'annonce que, pour la troisième fois
cette semaine, des manifestants propalestiniens sont devant le théâtre où je dois me produire. Encore.
Muni d'une banderole un groupe scande : « Arthur sioniste, Arthur complice ! » D'autres encore
brandissent des photos d'enfants palestiniens ensanglantés avec écrit : « Arthur finance la colonisation »
2525 (...) Par la fenêtre, je les regarde. Ils sont moins nombreux qu'à Lille. Mais calmes. Organisés.
Déterminés. Le plus effrayant, c'est qu'ils semblent sincèrement convaincus de ce qu'ils disent... (Le
Monde, 8-9/02/2009)
On analysera les dislocations de type (13) et (14) comme des tours qui établissent une
comparaison avec un énoncé évaluatif prêté au lecteur.
2530 La dislocation d’un SA au superlatif d’infériorité entre le plus souvent en comparaison avec
un énoncé à la forme négative. En (13), le syntagme adjectival disloqué le moins évident ne
reprend, de façon évidente, aucun terme du cotexte antérieur. Le jugement d’évidence ne peut
pas porter sur les intentions du père, qui sont assertées par la locutrice sans la moindre
hésitation : elle pourrait même dire [évidemment il ne souhaite pas se séparer]. La dislocation
2535 fonctionne comme un tour comparatif avec le discours évaluatif attribué au lecteur, en
réaction à ce qui précède la dislocation : [cette situation n’est pas évidente] ou bien [divorcer
ça n’est pas évident].
En (14), le syntagme adjectival au superlatif relatif de supériorité qui se trouve disloqué ne
reprend aucun terme du cotexte antérieur. Le syntagme disloqué « le plus effrayant » est en
2540 relation de comparaison de supériorité avec l’évaluation imputée en discours-réponse au
lecteur. L’énoncé évaluatif (e) correspond à l’inférence tirée du cotexte antérieur immédiat,
explicitable selon les termes suivants : [ce qu’ils scandent, le fait qu’ils soient calmes,
organisés, déterminés est effrayant…]. L’élément rhématique, la proposition complétive
introduite par c’est, se trouve comparé par l’emploi du superlatif à la classe d’éléments
2545 susceptibles d’être assertés dans l’énoncé (e).
Le fonctionnement dialogique est interlocutif anticipatif en (13) et (14). Ce type de
fonctionnement caractérise de manière générale la dislocation d’un adjectif au superlatif en
73
textualité monologale. En interaction verbale, l’énoncé évaluatif (e) de l’énonciataire est
parfois exprimé :
2550 (15) A – c’est la bouse… je me suis fait voler tous mes papiers il y a trois jours
B – oh ! c’est terrible ça
A – le pire c’est que je devais partir à New York aujourd’hui (conversation personnelle, 2011)

3.3. Dislocation, confirmation, infirmation


2555 (16) Le bonheur oui je l’ai vu souvent, au loin, en faux et je l’ai vu en toc, en trop, je l’ai vu, tu sais
(début de la chanson Le bonheur de M. Mathy)
(17) Et je l’ai prise comme les femmes aiment qu’on les prenne. Parce que les femmes, elles n’aiment
pas les mollasses ; elles n’aiment pas qu’on leur sourie et elles n’aiment pas qu’on les flatte non plus.
Elles veulent qu’on les saute d’un coup, comme ça, sur place. (N. Saugeon, C’était Dieu qui pleurait,
2560 1994)
En (16), comme en (8), la dislocation est en interaction avec une question prêtée à
l’énonciataire [as-tu souvent vu le bonheur dans ta vie ?] à laquelle elle répond par la
confirmation (« oui »), avant de nuancer cette réponse… La confirmation souligne le
fonctionnement interlocutif anticipatif.
2565 En (17), le rôle de la dislocation consiste à thématiser un élément qui renvoie
interdiscursivement à l’énoncé (e) d’un tiers, appartenant à la mémoire discursive [les femmes
aiment la douceur] auquel l’énoncé disloqué (E) s’oppose par la négation. Cet emploi relève
du dialogisme interdiscursif.

2570 Références bibliographiques


Apothéloz D., Combettes B., Neveu F., (éds), 2009, Les linguistiques du détachement, Bern :
Peter Lang.
Ashby, W.J., 1988, "The Syntax, Pragmatics, and Sociolinguistics of Left- and Right-Dislocations in French",
Lingua 75, 203-229.
2575 Berrendonner A., Reichler-Béguelin M.-J., 1997, "Left dislocation in French: varieties, norm
and usage" in Cheshire, J., Stein, D. (éds.), Taming the Vernacular: from dialect to written
standard language, London: Longman, 200-217.
Blasco-Dulbecco M., 1999, Les dislocations en français contemporain. Etude syntaxique,
Paris : Champion.
2580 Combettes B., 1998, Les constructions détachées en français, Paris : Ophrys.
Lambrecht K., 2001, « Dislocation », in Haspelmath, M. et al. (éds), La typologie des langues et les universaux
linguistiques. Manuel International, Berlin : Walter de Gruyter, 1050-1078.
Le Querler N., 2000, « Dislocation et thématisation en français », in Guimier C., (éd), La thématisation dans les
langues, Bern : Peter Lang, 263-276.
2585 Nowakowska A., 2009, « Thématisation et dialogisme : le cas de la dislocation », Langue française 163, 79-86.
Nowakowska A., 2012, « L’approche dialogique de la dislocation à gauche d’un syntagme adjectival au
superlatif relatif », in J. Bres, A. Nowakowska, J-M. Sarale, S. Sarrazin (éd.), Dialogisme : langue, discours,
Bern : Peter Lang, 13-24.

2590

74
Chapitre 6

Confirmation, négation, interrogation, comparaison, renchérissement, concession, mais ;


2595 subordination : puisque, complétive, si P

Le présent chapitre est consacré à la présentation de quelques marqueurs fondamentaux de


l’énoncé dialogique.
1. Confirmation, négation, interrogation
2600 L’énonciateur E1 peut confirmer une assertion de e1 (confirmation), l’infirmer (négation), la
mettre en débat (interrogation).
1.1. Confirmation

2605 E1 peut confirmer un énoncé autre par des adverbes modaux comme bien, évidemment,
décidément, effectivement, sûrement, etc…

(1) Oui, la quête d'Aurore Brossard est légitime.


(2) les difficultés qu'il [Juppé] a rencontrées dans la mise en œuvre de son plan […] ont bien suscité des
2610 interrogations sur sa crédibilité.

L'énonciateur E1 attribue l'assertion de l'énoncé (e) [la quête d'Aurore Brossard est légitime.] à
un énonciateur e1 et se charge de la confirmer par l'adverbe oui.
Sans entrer dans le détail du fonctionnement spécifique de chaque adverbe de confirmation,
2615 on dira que, dans ces occurrences, E1 vient ratifier l'assertion correspondante de e1.

(a) (Commentaire sportif télévisuel de la classique Paris-Roubaix. Un journaliste sportif, depuis la


ligne d’arrivée, passe la parole à l’expert, Laurent Jalabert, qui suit la course sur une moto)
– ça doit bouillir sous les casques Laurent Jalabert
2620 – oui, ça doit bouillir sous les casques des trois échappés parce que là c’est vraiment compliqué à
cinq kilomètres de l’arrivée (France 2, 13/04/2008)

75
(b) Oui, l’islamisme radical et le nazisme sont deux idéologies comparables
Etre indulgent envers l'islamisme radical, c'est être indulgent envers le nazisme. Ce propos que j'ai tenu devant le
2625 président François Hollande à l'Elysée, le 7 octobre, était destiné à provoquer une prise de conscience. (Le
Monde, 18/10/2012, titre d’article et incipit))

1.2. Négation

2630 La linguistique contemporaine, en se passionnant pour les vertus dialogiques de cet outil
(entre autres : Ducrot 1980, pp. 49-56 ; 1984, pp. 216-223, Berrendonner 1981, pp 54-
58 : « négation polémique » ; Danon-Boileau 1987 : « négation modale »), retrouve — parfois
sans le savoir — les analyses développées notamment par Bergson 1907 : « Si je dis "cette
table n'est pas blanche" […] ce n'est pas sur la table elle-même que je porte ce jugement, mais
2635 plutôt sur le jugement qui la déclarerait blanche » (L'Evolution créatrice, cité par Grevisse, Le
bon usage, p. 127). Soit l’exemple suivant : le maire d’une ville de banlieue où ont eu lieu des
incidents, après avoir écrit combien sa ville était riche de talents divers ajoute :

(3) Je ne détourne pas mon regard de la réalité.


2640
L'énonciateur E1 met en scène un énonciateur e1 à qui il attribue l'assertion de l'énoncé positif
[Vous détournez votre regard de la réalité.], énoncé auquel il s'oppose par la négation. En (3),
le co-texte indique que e1 correspond à l'énonciataire E2, le lecteur. E1 vient de décrire
autrement (que ne le fait le discours dominant) la banlieue : il répond par avance à l'objection
2645 de naïveté qui pourrait lui être opposée. Le dédoublement énonciatif produit par la négation
dialogique se vérifie de ce que (3) est paraphrasable par (3a) :

(3a) Je ne pense pas que je détourne mon regard de la réalité.

2650 qui sépare la modalisation négative de E1 (proposition principale) de l'assertion positive de e1


(subordonnée). Le fonctionnement infirmatif est parfois souligné par l'adverbe non, précédant
l'énoncé négatif, qui introduit une marque de dialogalité dans un texte monologal :

(4) Non, les jeunes de La Paillade ne sont pas tous des drogués et des voleurs.
2655
L'identité de e1 est parfois précisée, notamment par le tour contrairement à ce que dit X :

(5) Contrairement à ce qu'il [El Kabbache] écrit, j'affirme qu'aucun de ces six animateurs n'a fait l'objet
d'offres supérieures.
2660
La négation comme infirmation d’un énoncé positif sous-jacent se voit confirmée dans des
interactions dialogales comme (6) :

(6) - Allons, Paule ! ne sois pas pathétique, dit Henri.


2665 - Je ne suis pas pathétique. Je tenais à m’expliquer clairement. (Beauvoir, Les Mandarins)

76
La présence de l'énoncé (e) de e1 sous/dans celui de E1 s'explicite parfois par :
— un autre marqueur dialogique (les guillemets d’îlot textuel en (7), le conditionnel
« journalistique » en (8)) :
2670
(7) Boris Elstine et ses proches collaborateurs (…) en envoyant l'armée en Tchétchénie, ne se sont pas
inquiétés du "maintien de l'intégrité de la Fédération de Russie".
(8) Aujourd'hui en Russie, au pouvoir, il n'y a pas de réformateurs qui seraient dans l'erreur.

2675
— un enchaînement co-textuel sur l'énoncé de e1 et non sur celui de E1 :

(9) L'intérêt de la France et l'intérêt de l'Allemagne ne sont pas antagonistes. Il y a eu un temps où on


pouvait l'affirmer. (…)
2680
Le pronom le anaphorise l'énoncé positif (e) : [L'intérêt de la France et l'intérêt de l'Allemagne
sont antagonistes.], et non son infirmation par E1.

Dans la négation, E1 nie l'énoncé de e1. Ce qui est affirmé au-delà peut rester dans l'implicite
2685 parce que facilement inférable ou être développé par le co-texte ultérieur. On note que cet
élément, lorsqu'il est explicité, est fréquemment introduit par mais. Soit […Vnég + x mais
y] :

(10) La liquidation de l'URSS n'a pas conduit à une amélioration du bien-être des Russes mais à leur
2690 paupérisation.

La rectification marquée par mais s'effectue, en relais de la négation qui précède, sur un
élément x reformulant un élément de l'énoncé (e) (« une amélioration du bien-être (…) ».
La négation pose la relation E1/e1 comme agonale : E1 rejette comme fausse l'assertion de e1.
2695 Elle est l'outil parfait pour polémiquer avec l'autre.
Terminons ces remarques par la rapide description de deux tours négatifs :
— au-delà du tour précédent réalisé en (10) (négation prédicative), on trouve — la portée de
la négation ne s'effectuant plus que sur le complément (négation de groupe) — la structure
[… V + non x mais y] :
2700
(11) Il est temps de tourner le dos, non à des règles dont nous nous sommes par trop écartés, mais à des
pratiques qui les ont dévoyées.

Cet énoncé est analysable, du point de vue de la dynamique communicative, en thème [il est
2705 temps de tourner le dos] + rhème1 rejeté [non à des règles dont nous nous sommes par trop
écartés] + rhème 2 posé [mais à des pratiques qui les ont dévoyées]. Le fonctionnement
dialogique est ici plus complexe : l'énoncé (e) correspond à : [Il est temps de tourner le dos à
des règles dont nous nous sommes par trop écartés.] ; E1 le reprend pour s'accorder avec sa
première partie (qui se trouve thématisée) et rejeter la seconde (x, rhème 1 rejeté). La voix de
2710 l'autre résonne doublement : E1 converge d'abord avec elle (sur le thème) pour mieux diverger
ensuite d'elle (sur le rhème). On retrouve ce même mouvement dialogique avec le clivage
(supra cours 5).
— La négation restrictive (ne… que) pose d'intéressants problèmes de dialogisme qui ne
semblent pas avoir arrêté les chercheurs.
2715

77
Soit :

(12) Quand l'existence [des migrants] est mise en question à sa racine, l'interprétation culturaliste [de
2720 leurs souffrances psychiques] n'est qu'un plâtrage sur une blessure à vif.

Co-texte : l'énonciateur de l'article conteste le bien-fondé de l'"orthopédie ethnique"


développée par un de ses collègues psychiatres pour traiter les blessures psychiques des
migrants. Comparons (12) à :
2725
(12a) l'interprétation culturaliste est un plâtrage sur une blessure à vif.
(12b) l'interprétation culturaliste est non une thérapie efficace mais un plâtrage sur une
blessure à vif.

2730 En (12a), assertion sans négation, les échos dialogiques ont disparu : plus d'e1 sous E1. En
(12b), l'énoncé de e1 est mentionné (rhème non x). La négation restrictive (12) sert à rejeter,
sans les mentionner mais en les convoquant dans le geste même de ce rejet, les rhèmes que
différents énonciateurs e1 (le tiers à qui E1 s'oppose mais aussi peut-être l'énonciataire E2) ont
proposé ou peuvent proposer. La restriction laisse entendre d'autres voix mais ne cite pas leur
2735 énoncé. Elle peut apparaître comme plus agonale que la négation en ne… pas : E1 ne prend
même pas la peine de rapporter l'énoncé de e1.
(a) Affecter le FN d’une infériorité morale n’est que l’habillage pharisien d’un mépris de caste ; c’est
pourquoi, entre autres raisons, les prolétaires votent pour ce parti. (Le Figaro, 23/03/2011)

2740 (b) Ce qu'on appelle dogmatiquement le « bon goût » n'est évidemment rien d'autre que le goût que l'on
partage et que l'on objective, comme le « mauvais goût » n'est que celui qu'on réprouve. (G. Genette,
Bardadrac, 2006)

(c) J'écris à Serge : « Vous êtes l'aventure, et toutes mes pensées sont pour vous », mais ce n'est là qu'un
2745 mensonge utile et qui lui fera plaisir. Je n'aime que les femmes – il n'y a pas d'aventure pour moi sans
liaison avec une femme. (M. Havet, Journal 1918-1919, 2003)

78
1.3. Interrogation
2750
On ne traitera ici que l’interrogation totale (Pierre est-il venu ?) ; on n’abordera pas
l’interrogation partielle (Qui est-venu ? quand est-il venu ?, etc.)
Certaines interrogations totales font entendre deux voix qui s'organisent de la sorte : E1 met
en débat l'assertion de e18.
2755

(13) Claude Allègre […] a-t-il donné des « instructions » à l'Inserm de manière à bloquer la publication
du rapport d'expertise sur les risques pour la santé d'une exposition à l'amiante ? La célèbre revue
scientifique britannique Nature l'affirme. Le ministre et l'Inserm démentent.
2760
E1 met en débat l'assertion [Claude Allègre a donné des « instructions » à l'Inserm de manière
à bloquer…], énoncé attribué à e1, explicité ici comme la revue Nature. Mais E1 ne confirme
ni n'infirme ladite assertion.
(a) Alors, la France décline ?
2765 Un supposé déclin de la France met en branle les apôtres du pessimisme […] (titre et incipit d’article, Le
Monde, 13/12/2003)

(b) – tu étais occupé à faire la cour à cette petite noiraude…


– Je faisais la cour à Marie-Ange ? Moi ? Mais ma chérie regarde-la et regarde-toi ! (S. de Beauvoir,
2770 Les Mandarins, 1954)
(c) Suivisme à l’égard des Etats-Unis, dites-vous ? Mais où avez-vous vu la France à la remorque de
quiconque ? Lors des deux derniers sommets de l’OTAN, où la France s’est opposée aux Etats-Unis ? (Le
Monde, 27-28/02/2011)
(d) Fleurs bleues ne rime pas avec rose layette : il est nuits blanches, rires pourpres, sensations d’infini
2775 comme l’oméga violet rimbaldien… On s’emporte ? Pas du tout. On s’en réfère à l’amour courtois du
Moyen Age qui promettait du torride à qui savait prendre le temps d’attendre. (Elle, 18/11/2011)

Parfois, la mise en débat est purement rhétorique : on parle dans les grammaires
d’interrogation rhétorique :
2780

(14) Amnésiques, ces opposants ? Frappés d'une hémiplégie de la mémoire, selon la formule de Stéphane
Courtois, de la mémoire des crimes qu'ils ont combattus ? Sûrement pas.

2785 E1 met en scène l'énonciateur e1 (explicité comme Stéphane Courtois) à qui il attribue les
assertions [ces opposants sont amnésiques, frappés d'une hémiplégie de la mémoire.], qu'il
feint de mettre en débat par l'interrogation, produisant ici un effet de sens globalement proche
des assertions négatives correspondantes (confirmé par la réponse négative apportée par E1
lui-même : « Sûrement pas ») :
2790
(14a) Ces opposants ne sont pas amnésiques. Ces opposants ne sont pas frappés d'une hémiplégie de la
mémoire.

L'horizon négatif commun à l'interrogation rhétorique et à la négation rend compte de


2795 l'équivalence grossière, au niveau résultatif du discours, des deux tours dialogiques. La

8 « Rendre l'affirmation de l'autre sous forme de question suffit déjà à provoquer le heurt de deux
significations dans un seul mot : car nous ne faisons pas qu'interroger, nous rendons problématique l'affirmation
de l'autre » (Bakhtine 1963/1970 : 227).
79
négation rejette l'assertion prêtée à l'autre dans une confrontation frontale, l'interrogation se
contente de la questionner (avec bien sûr tous les effets de litote).

Le fonctionnement dialogique de l’interrogation apparaît dans toute sa netteté lorsque la


2800 question posée se prolonge de la réponse négative assortie d'une rectification, comme dans le
titre d'article suivant :

(15) Changer les règles de la justice ? Non, les appliquer

2805 Par l'interrogation, E1 met en débat un énoncé assertif attribué à e1 [(il faut) changer les règles
de la justice.] ; par la négation non, il convoque anaphoriquement ce même énoncé pour le
rejeter, avant d'asserter un énoncé monologique énonciativement [les appliquer.].
Signalons un tour, construit sur le verbe signifier, où le dialogisme de l'interrogation ou de la
négation permet à l'énonciateur de répondre par avance à une objection prêtée à l'énonciataire
2810 en responsivité active à un argument développé (P1). Soit : [P1 (nominalisé ou anaphorisé en
SN1) + interrogation ou négation + signifier x] :

(16) Dire cela (la défense des avantages acquis est profondément conservateur) signifie-t-il qu'il faut être
contre tous les avantages acquis ? C'est absurde.
2815 (17) La souffrance de certains migrants ne trouve pas son traitement adéquat en référence au sens dont
disposent les symptômes dans la culture d'origine. Ce qui ne signifie pas pour autant le refus ou la
méconnaissance de cette culture.

Forte intrication syntaxique : par le biais d'une glose construite sur le verbe signifier (ou
2820 vouloir dire) est rapporté — pour être mis en question par l'interrogation (16) ou rejeté par la
négation (17) — un énoncé (e) (16) : [il faut être contre tous les avantages acquis.] ; (17) : [le
refus ou la méconnaissance de cette culture.]). Cet énoncé (e) est la (compréhension sous
forme de) réponse, prêtée à l'énonciataire E2 (placé en position de e1), à un énoncé antérieur
de E1.
2825

2. Comparaison, renchérissement
2830 La relation dialogique de E1 avec l’énoncé de e1 est parfois plus complexe : E1 peut comparer,
renchérir, concéder, s’opposer à…

2.1. Comparaison par corrélation

2835 Certains tours comparatifs, qui mettent en relation deux éléments argumentatifs, sont
d'excellents candidats au marquage de l'altérité énonciative. Distinguons les comparaisons
d'inégalité et d'égalité :

80
2840

2.1.1. Comparaisons d'inégalité


L'inégalité peut être de supériorité ou d'infériorité :
— comparaison de supériorité : [… plus/davantage x que y].
2845
(18) La croissance britannique (…) relève davantage de son appartenance au monde anglo-américain (…)
que de la valeur de sa monnaie.

Sur le thème [la croissance britannique relève de], E1 met en relation deux rhèmes x et y pour
2850 déclarer la supériorité de la pertinence argumentative du premier [son appartenance au monde
anglo-américain], qu'il s'attribue, sur le second [la valeur de sa monnaie], qu'il attribue à e1.
— comparaison d'infériorité: [… moins x que y].

(19) La spécificité de l'époque actuelle réside moins dans la critique de la police que dans la façon dont
2855 celle-ci est formulée.

Sur le thème [la spécificité de l'époque actuelle réside dans], E1 met en relation deux rhèmes x
et y pour déclarer l'infériorité de la pertinence argumentative du premier [la critique de la
police] qu'il attribue à e1 sur le second [la façon dont celle-ci est formulée] qu'il s'attribue.
2860 Comment rendre compte de ce chiasme énonciatif selon lequel dans la comparaison de
supériorité E1 est inscrit sous x et e1 sous y, alors que, dans la comparaison d'infériorité, e1 est
inscrit sous x et E1 sous y ? L'explication semble relever non du linguistique mais du
discursif : selon le principe de valorisation du même/dévalorisation de l'autre (Bres 1993 :
139), E1 s'inscrit sous l'argument de plus grande pertinence et inscrit l'autre (e1) sous
2865 l'argument de moindre pertinence. Que se passe-t-il lorsque les deux arguments sont posés à
égalité de pertinence ?

2.1.2. Comparaison d'égalité


Soit [autant x que y] :
2870
(20) La rhétorique familiale se trouve autant dans la littérature de la Résistance que dans celle de Vichy.

Selon l'analyse précédente, on dira que, sur le thème [la rhétorique familiale se trouve], E1
met en relation deux rhèmes x et y pour déclarer l'égalité de la pertinence argumentative du
2875 premier (dans la littérature de la Résistance) et du second (dans celle de Vichy). Mais
comment rendre compte ici de ce que E1 s'attribue x et attribue y à e1, dans la mesure où le
principe de valorisation du même/dévalorisation de l'autre ne peut jouer puisque les deux
rhèmes sont déclarés à égalité de pertinence ? La solution, en modification de l'analyse
avancée jusqu'à présent, pourrait être la suivante : le terme comparé, x, est d'une rhématicité
2880 supérieure à celle du terme comparant, y, qui, en tant qu'étalon, fait partie du déjà dit9. Dans le
cas de la comparaison d'égalité ou de supériorité, la parole de E1 en tant qu'elle prétend
apporter du nouveau s'investit sous x, la parole de l'autre (e1) s'inscrivant en déjà dit (y), en
accord avec la différence de rhématicité de x et de y10. Dans le cas de la comparaison

9 Ce qui engage peut-être à reconsidérer la structure de ce type d'énoncé, qui serait non pas : Th + Rh (x) + Rh (y)
mais Th + Rh (x)+ Th (y).
10 C'est également la prédication qui me semble expliquer la transformation de [… plus/davantage x que y] en
[plus/davantage que y, x] :

(20) […] jusqu'à devenir (le rap) mieux qu'un reflet, le véritable moyen d'expression d'une jeunesse
multiraciale et multiculturelle.

81
d'infériorité, le principe de valorisation/dévalorisation s'avère plus fort que la différence de
2885 rhématicité de x et de y, et E1 s'inscrit sous y et inscrit e1 sous x.
Pour évaluer la façon dont la comparaison traite la parole de l'autre, rapprochons ce marqueur
du tour négatif […non x mais y]. Réécrivons l'énoncé comparatif (19) en énoncé négatif
(19a) :

2890 (19) La spécificité de l'époque actuelle réside moins dans la critique de la police que dans la façon dont
celle-ci est formulée.
(19a) La spécificité de l'époque actuelle réside non dans la critique de la police mais dans la façon dont
celle-ci est formulée.

2895 Les deux tours mettent en relation x attribué à e1 et y attribué à E1 ; mais alors que la négation,
selon la logique binaire du vrai ou faux (x et y sont présentés comme exclusifs), rejette sans
appel la parole de l'autre, la comparaison, selon la logique scalaire du plus et du moins (x et y
sont présentés comme non-exclusifs/compatibles), lui aménage une - petite - place. Figures
différentes de l'autre dans la parole du même : tu/il a(s) tort et j'ai raison (négation) vs nous
2900 avons tous raison mais toi/lui moins que moi (comparaison d'infériorité) ; moi plus que toi/lui
(comparaison de supériorité)…
2.2. Renchérissement

2905 À rapprocher des tours précédents pour leur façon de marquer l'altérité énonciative, les
renchérissements du type : […non/pas seulement x, (mais aussi) y].

(21) Non, l'Europe n'est pas seulement le bloc économique puissant qui pourrait aspirer à la primauté
dans le monde, elle est aussi une pauvre chère vieille toute petite chose qui doit désormais protéger et
2910 revivifier ses diversités.

Sur le thème de [l'Europe est], E1 met en relation deux rhèmes x et y pour déclarer que la
pertinence du premier [le bloc économique puissant qui pourrait aspirer à la primauté dans le
monde] qu'il attribue à e1 doit se compléter de la prise en compte du second [aussi une pauvre
2915 chère vieille toute petite chose…] qu'il s'attribue. Soyons plus précis encore et comparons ce
tour avec la négation [… non x mais y]. Soit (21a) :

(21a) l'Europe est non le bloc économique puissant qui pourrait aspirer à la primauté dans le monde, mais
une pauvre chère vieille toute petite chose.
2920
La négation en non (ou ne… pas) réfute l'argument x [(l'Europe est) le bloc économique
puissant qui pourrait aspirer à la primauté dans le monde.] ; la négation en non seulement nie
non pas x mais l'assertion exceptive de x ; la réfutation porte uniquement sur seulement. De
sorte que E1 s'accorde avec e1 sur x, le désaccord portant sur le fait que le thème (L'Europe)
2925 puisse avoir pour rhème le seul x, E1 affirmant que x doit être complété par y11.
L'attribution de x à e1 se vérifie dans les tours où l'autre est explicité :

(22) Les migrants ne sont pas seulement différents, comme on voudrait le revendiquer pour eux, ils sont
également différents, universellement égaux aux autres…, aux hôtes.
2930

L'élément rhématique x est placé en position finale, place la plus rhématisante en français.

11 Il serait également intéressant de comparer, notamment du point de vue des effets de sens, le
renchérissement et la comparaison d'égalité.
82
Comme la comparaison et à la différence de la négation, le renchérissement prend en
considération la parole de l'autre pour lui faire une place ; mais alors que la comparaison
évalue la pertinence de deux arguments sans les relier l'un à l'autre (l'argument de e1 apparaît
simplement dans sa moindre pertinence), le renchérissement pose que x tire toute sa
2935 pertinence d'être complété de y (l'argument de e1 apparaît comme partiel). Façon d'intégrer la
parole de l'autre pour mieux la dépasser, d'apparaître comme quelqu'un qui loin de s'opposer
infantilement à elle, la dote d'un prolongement qui lui donne toute sa valeur. E1 ne reste pas
au niveau de la structure argument-contre argument : il se met en une position haute en
dépassant l'apparente contrariété des arguments pour les poser en une unité dialectique
2940 supérieure12.

3. Concession
2945 1. Définition et description grammaticale

Selon la grammaire, la concession pose une relation logique de cause contraire entre deux énoncés qui
normalement devraient s’exclure. On distingue, à la suite de Morel 1996, trois types de concession qui se
différencient tendanciellement par la place et le type de marqueur concessif : logique (1), rectificative (2),
argumentative (3). Nous illustrons cette tripartition à partir de manipulations du célèbre refrain de l’amour
2950 rebelle chanté par Carmen dans l’opéra de Bizet : « si tu ne m’aimes pas, je t’aime », construites sur deux
propositions, x et y :

(1) bien que tu ne m’aimes pas, je t’aime [bien que x, y]

(2) je t’aime, encore que tu ne m’aimes pas [y, encore que x]

2955 (3) tu ne m’aimes pas, je sais, mais moi je t’aime [x je sais, mais y]

La relation de concession repose :

– en (1) sur le fait que x (« tu ne m’aimes pas ») est normalement associé à la conclusion C [je ne
t’aime pas], or ici y = non C (« je t’aime ») ;

2960 – en (2) sur le fait que y (« je t’aime ») est normalement associé à C [tu m’aimes] ; or ici x = non C
(« tu ne m’aimes pas ») ;

– en (3), sur le fait que de x (« tu ne m’aimes pas »), on en conclut normalement C [je ne t’aime
pas] ; or ici y = non C (« je t’aime »).

On peut analyser le tour argumentatif (3) comme combinant (1) et (2) : comme la concession logique, la
2965 concession argumentative contient, dans la proposition x, un marqueur concessif qui a grosso modo le
même rôle que la conjonction de subordination ; comme la concession rectificative, la concession

12 N'est-il pas significatif que ce tour soit l'outil de prédilection du « penseur de la complexité » E. Morin,
dans différents articles publiés par Le Monde ?
83
argumentative corrige dans la seconde proposition (très souvent introduite par mais) ce qui pourrait être
inféré de la proposition précédente.

Les marques de la concession sont nombreuses et variées : conjonctions de subordination (bien que,
2970 quoique, encore que, malgré que, même si) ; adverbes (cependant, certes, néanmoins, pourtant, toutefois,
quand même, oui, peut-être, bien sûr) ; prépositions (malgré, en dépit de) ; verbe (avoir beau) ; verbes
recteurs en 1ère personne (je sais que, je reconnais que) ; propositions incidentes (je reconnais, c’est vrai,
c’est sûr). Leur emploi, qui recouvre bien sûr des effets de sens différents, est tendanciellement lié au type
d’énoncé concessif.

2975

2. Concession et dialogisme

2.1. Concession, dialogisme et paradoxe

Les trois types de concession reposent sur l’infirmation d’un lien causal : x (ou y en (2)), au lieu
2980 d’entraîner C, n’empêchent pas y (ou x en (2)), qui correspond sémantiquement à la négation de C, ou à la
concluson -C que l’on peut en tirer.

Par cette dimension d’infirmation (cf. Négation prédicative*), les trois énoncés relèvent du dialogisme
interdiscursif (qui peut bien sûr se combiner avec le dialogisme interlocutif). La concession s’oppose à un
énoncé (e) de la doxa [si A n’aime pas B, B n’aime pas A] pour (1) et (3) ; et de façon moins forte, à [si A
2985 aime B, B aime A] pour (2). L’énoncé dialogique est paradoxal, au sens de contrediscursif. Prenons une
occurrence authentique :

(4) En fin de baie, ricochez sur La Croix-Valmer. Le vieux village, au pied de la corniche des Maures, renoue avec
l'identité provençale. Bien que touristique, il offre une tranquillité qui fait souvent défaut à ses cousines balnéaires. (Le
2990 Monde du Camping-Car, 01/05/2015)

L’énoncé concessif s’oppose à l’énoncé doxique selon lequel lorsqu’un village est touristique, il n’offre
généralement pas de tranquillité.

Ajoutons que, suivant les occurrences, ce n’est pas y qui est de sens contraire à C, mais la conclusion -C
2995 que l’on peut en inférer :

(5) (interaction verbale entre deux amis, amateurs de vélo)

Pierre – tu as vu le temps qu’il fait ?

Julien – Ouais il fait beau mais je rentre travailler chez moi

3000
84
X (« il fait beau ») entraîne normalement, dans la culture des deux amis, la conclusion C : [on va pédaler].
Ce n’est pas y (« je vais aller travailler chez moi ») qui est de sens contraire à C, mais la conclusion qui
peut en être tirée [je ne viens pas pédaler]. La concession s’oppose à l’énoncé (e) appartenant à l’histoire
conversationnelle des deux amis et à leurs connaissances partagées : [quand il fait beau, on va pédaler].

3005 Le dialogisme de l’énoncé concessif ne se limite cependant pas à cette dimension, tout particulièrement
pour ce qui est de la concession argumentative.

2.2. Concession argumentative, dialogisme interdiscursif et interlocutif

3010 Replaçons l’énoncé concessif dans son co-texte, notamment gauche :

(6) Pourquoi les antimondialistes gagnent du terrain (titre)


N’en déplaise aux dirigeants du Parti socialiste, si les thèses des mouvements alter et antimondialistes
séduisent tant les opinions, ce n’est pas seulement à cause de leur populisme. Oui, ils surfent sur les
3015 mécontentements de façon opportuniste. Oui, ils occultent tous les bénéfices économiques de
l’ouverture des frontières. Oui, ils dénoncent les compromis des partis de gouvernement (…). Oui, ces
mouvements bombardent la mondialisation libérale de critiques sans rien proposer comme alternative
constructive et cohérente. Oui, trois fois oui. Mais leur succès provient d’abord de l’échec des sociaux-
démocrates eux-mêmes à présenter une réponse valable aux excès de la mondialisation. (Le Monde,
3020 10/11/2003)

Soit la structure prototypique [w, oui x mais y].

– Argumentativement, l’énonciateur E1 asserte w (« si les thèses des mouvements alter


et antimondialistes séduisent tant les opinions, ce n’est pas seulement à cause de leur
3025 populisme »).

- Cet argument, notamment sa structure de renchérissement*, peut être contesté par


l’argument x, d’un énonciateur e1 (« ils surfent sur les mécontentements de façon opportuniste
[….] ils occultent tous les bénéfices économiques de l’ouverture des frontières » ;
– E1 s'accorde temporairement avec l'assertion de x imputée à e1 (« Oui, ils surfent sur les
3030 mécontentements de façon opportuniste. Oui, [….] » qui pourrait venir en contradiction
argumentative de w ;
– E1 lui oppose ensuite (mais) y. (« Mais leur succès provient d’abord de l’échec des sociaux-
démocrates [….] »), qui confirme l’énoncé w.
Non seulement mais y s’oppose dialogiquement à la conclusion C inférable de x comme dans
3035 tout énoncé concessif, mais l'élément x est lui-même dialogique. E1 en le concédant à e1 le lui
attribue. L’énonciateur e1 peut correspondre à un tiers antérieur (dialogisme interdiscursif) et
/ou à l’allocutaire (dialogisme interlocutif).
Le marqueur dialogique qui accompagne x, au lieu de confirmer temporairement l'assertion de
e1 (oui, certes, O.K., etc.), peut la poser comme seulement possible par peut-être :
3040
(7) J’ai beau me regarder, je ne peux me trouver déchue jusque-là. C’est peut-être un tort que j’ai ;
mais je vous préviens que j’en ai beaucoup d’autres encore. (Laclos, Les liaisons dangereuses)

85
L’énoncé concessif anticipe ici sur une possible objection de l’énonciataire, le destinataire de
la lettre.
3045 La dimension de dialogisme interlocutif est explicite en contexte dialogal, lorsque l’élément x
concédé est la reprise d’un énoncé immédiatement antérieur de l’allocutaire :

(8) Il ajouta d’une voix conciliante : « Je touche beaucoup plus de gens que vous n’en rassemblez. Je
suis obligé d’avoir une plate-forme beaucoup plus large.

3050 – Oui, vous touchez beaucoup de gens, dit Dubreuilh. Mais vous venez de dire vous-même pourquoi !
Si votre journal plaît à tout le monde, c’est qu’il ne gêne personne (…) (S. de Beauvoir, Les Mandarins)

Notons que dans ce type d’échange dialogal, l’élément x reformulant peut ne pas être réalisé,
mais y s’opposant directement à l’énoncé de l’allocutaire en une forme de concession
3055 implicite :

(9) Le père, rentrant à la maison après le repas qu’il a préparé pour son fils mais qu’il n’a pas pris avec
lui, lui dit :

Le père – tu as pas débarrassé la table ?!

Frédéric – mais j’ai fait mes devoirs ! (conversation, 2005)

3060 Le dialogisme interlocutif est parfois anticipatif : l’énonciateur E1, dans le pas à pas de son
discours, après un élément w, prête à son énonciataire un argument x qui le contredit et se
rallie à cet argument, mais neutralise ce contrediscours potentiel en énonçant y :

(10) Ah! Quel personnage! Quel écrivain, bien sûr – mais aussi quel personnage! (J. d’Ormesson, Le
3065 Figaro, 05/03/2009, incipit de l’article « François Mauriac, la grâce et la passion »)

À la suite d’une première évaluation exclamative sur F. Mauriac (w : « quel personnage ! »)


qu’il prend en charge, le scripteur prête à son lecteur une évaluation, elle-même exclamative
(fondée sur l’interdiscours selon lequel F. Mauriac est (d’abord et surtout) un grand écrivain),
3070 parallèle à la première, qui la rectifie et à laquelle il se rallie (x : « quel écrivain, bien sûr ! »),
avant de contre-argumenter en répétant intralocutivement la première exclamation (y : « mais
aussi quel personnage ! »). Contre-argumentation latérale : le renchérissement (aussi) permet
de combiner x et y : F. Mauriac, pour être un grand écrivain, n’en est pas moins un grand
personnage.

3075 Semblable anticipation responsive se retrouve dans (11) :

(11) (Juliette Gréco, Olympia 2004, à 80 ans, introduit la chanson Déshabillez-moi de la sorte)

86
ne pensez pas que j’aie perdu mon sens de l’humour / tout va bien / j’ai pas perdu mes boulons ça va / je
ne devrais pas chanter ça bien sûr mais c’est une très très très belle chanson / donc une belle chanson
3080 se doit être chantée / elle s’appelle Déshabillez-moi…

Non sans humour, Juliette Gréco, à l’âge avancé qui est le sien, s’apprête à interpréter la
chanson Déshabillez-moi (élément w). Elle prête à son public une possible évaluation
négative de cet acte, avec laquelle elle s’accorde (x : « je ne devrais pas chanter ça bien
3085 sûr »), avant de lui opposer y (« mais c’est une très très très belle chanson) et de développer
la conclusion - C qui s’oppose à x (« donc une belle chanson se doit être chantée »).

Notons, parmi les multiples façons de signifier la concession, l’intégration de l’élément x :

– dans le tour hypothétique concessif si x, y (cf. Si P*)

3090 (12) Le capitalisme est une machine à fabriquer de l'efficacité et de l'inégalité. Quand il tourne à plein
régime, il fabrique encore plus d'efficacité et encore plus d'inégalité : c'est le cas aujourd'hui. Aussi le
bon combat n'est-il pas de le nier comme machine à produire des richesses, mais de lutter pour des
mesures de justice sociale au sein des pays émergents. Si la social-démocratie est harassée en
Occident, c'est en revanche une idée neuve dans le monde en voie de développement. (Le Monde,
3095 17/08/2001)

À la proposition w de « lutter pour des mesures de justice sociale au sein des pays
émergents », le scripteur imagine qu’il pourrait lui être opposé x : « la social-démocratie est
harassée en Occident », argument interdiscursif, qui peut également être prêté
3100 interlocutivement au lecteur. Cet élément est intégré dans une subordonnée en si qui le
désasserte ; et le scripteur oppose (en revanche) à la conclusion qui pourrait être tirée de x, à
savoir [la lutte pour des mesures de justice sociale n’est pas une bonne solution], la
conclusion inverse [la lutte pour des mesures de justice sociale est une bonne solution] à
partir de y : « (la social-démocratie) est une idée neuve dans le monde en voie de
3105 développement »).

– dans le tour interrogatif : x ? oui, mais y :

(13) On peut trouver tous les défauts à la réforme actuelle, mais elle a l’avantage de donner enfin le
3110 goût aux universités de se passer de leur “tutelle” (...). Il y a des risques de dérives ? De localisme ? De
mandarinat ? De pouvoir présidentiel ? Oui, bien sûr, mais cela vaut toujours mieux que la
dépendance. (Le Monde, 26/02/2009)

87
L’élément x prêté interdiscursivement et/ou interlocutivement à e1 « il y a des risques de
3115 dérives (…) », qui vient s’opposer à l’élément w « (la réforme actuelle) a l’avantage de
donner le goût aux universités de se passer de leur tutelle », est d’abord mis en débat par
l’interrogation*, puis confirmé* (« oui, bien sûr »), avant que soit développé l’élément y «
mais cela vaut toujours mieux que la dépendance » que lui oppose E1.

3120 3. Le cas de mais

L’élément y de la concession argumentative peut être introduit, outre par mais, par différents
adverbes, de sens quelque peu différents : pourtant, pour autant, cependant, néanmoins,
toutefois, etc. (Mellet et al. 2008). Nous préciserons seulement le fonctionnement dialogique
3125 de mais, de loin le plus fréquent.
Traditionnellement on distingue :

– le mais d'opposition rectificative (correspondant à sino en espagnol, sondern en


allemand) que l’on trouve notamment dans la négation avec rectification [non x mais y], ou
dans le renchérissement [non seulement x mais y]

3130 – et le mais d'opposition concessive (correspondant à pero en espagnol, aber en


allemand), remplaçable par cependant. C’est ce second emploi qui est ici concerné. Dans les
occurrences vues jusqu’à présent, mais, qui introduit y, apparaissait complémentairement à un
marqueur concessif dans x, p. ex. bien sûr en (10) et (11). Qu’en est-il de mais lorsqu’il se
présente en discours sans aucun corrélat le précédant ? Nous ne saurions ici entrer dans les
3135 nombreuses analyses de cette conjonction, ni dans les débats dont elle fait toujours l’objet.
Nous tenterons seulement de répondre à la question : dans quelle mesure mais induit-t-il un
fonctionnement dialogique ? Soient les deux occurrences similaires, prises à dessein non en
textualité argumentative comme les précédentes mais en textualité narrative :

3140 (14) Nous avons écouté encore quelques disques, et il m'a accompagnée à travers le hall jusqu'à la porte
de ma chambre ; je lui ai tendu la main mais il a demandé à voix basse : « Vous ne
voulez pas m'embrasser ? » Il m'a prise dans ses bras ; un instant nous sommes restés immobiles, joue
contre joue, paralysés par le désir. (S. de Beauvoir, Les Mandarins)

3145 (15) À l'accueil du service de dépistage, j'ai remis le carton où est inscrit mon numéro. La femme a
fouillé dans un fichier et elle a sorti une pochette en papier kraft contenant des papiers. J'ai tendu la
main mais elle ne me l'a pas donnée. Elle l'a posée sur le bureau et m'a dit d'aller m'asseoir, qu'on
m'appellerait. (A. Ernaux, L'événement)

3150 A la différence de la simple juxtaposition qui narrerait seulement la succession temporelle des
deux actes correspondant à x (« Je lui ai tendu la main ») et à y (« il a demandé à voix basse :
88
Vous ne voulez pas m'embrasser ? » en (14) ; « elle ne me l'a pas donnée » en (15)), la
conjonction mais pose que cet enchaînement est contraire à l’énoncé doxique selon lequel
quand on tend la main à une personne, elle vous la tend en retour (14), ou vous donne ce que
3155 vous lui demandez et qui vous appartient (15). Mais est donc un marqueur dialogique en ce
qu’il pose que l’enchaînement x, y s’oppose à un énoncé doxique (cf. la négation mais non y
en (15)), présupposé partagé tant par le narrateur (E1) que par le narrataire (e1) (supra 2.1.).
Dialogisme interdiscursif en ce qu’il y a interaction avec un énoncé doxique ; dialogisme
interlocutif anticipatif également en ce que E1 corrige par avance en écrivant mais y la suite
3160 possible, correspondant à la suite doxique que le narrataire e1 pourrait donner à x, soit [il m’a
tendu la main] en (14), [elle m’a donné la pochette] (15).

Notons d’ailleurs qu’il peut être fait allusion à un énoncé doxique, ou comme en (16), à un
énoncé littéraire qui fait partie de la mémoire discursive commune :

3165 (16) De tant d'heures, jour sur jour, passées en livres, en tant d'années, il résulte que j'ai lu énormément,
mais, contrairement à l'adage lafontainien, je ne suis pas sûr d'avoir beaucoup retenu. (J. Roubaud,
Le Grand Incendie de Londres : récit, avec incises et bifurcations)

Le syntagme « contrairement à l'adage lafontainien » pointe allusivement les vers du poète


3170 auxquels mais y s’oppose (de façon quelque peu approximative d’ailleurs) et que notre
mémoire discursive permet d’actualiser : « Une Hirondelle en ses voyages / Avait beaucoup
appris. /Quiconque a beaucoup vu, / Peut avoir beaucoup retenu » (J. de La Fontaine,
L’Hirondelle et les petits oiseaux, Fables I, 8).

La concession, quelle que soit sa forme, est dialogique en ce qu’elle interagit avec un énoncé
3175 doxique qu’elle contredit. Cette première dimension se double, dans le cas de la concession
argumentative, d’une seconde, plus fortement interlocutive : l’élément x est imputé à
l’allocutaire, ce qui tend souvent à donner à ce tour un aspect polémique.

Bibliographie

Ducrot O. et al., 1980, « Mais occupe-toi d’Amélie », in Les mots du discours, Paris : Editions de minuit, 93-
3180 130.

Martin R., 1987, « Concession et univers de croyance », Langage et croyance, Bruxelles : Mardaga, 81-92.

Mellet S. et al., 2008, Concession et dialogisme, les connecteurs concessifs à l’épreuve des corpus, Berne, Peter
Lang.

Morel M.-A., 1996, La concession en français, Paris : Ophrys.

3185

89
4. Subordination

3190 La subordination — en tant qu'elle consiste à enchâsser une proposition dans une autre —
s'avère particulièrement apte à porter le dialogisme — en tant qu'enchâssement de l'énoncé de
e1 dans celui de E1 — : le discours indirect, forme prototypique de dialogisme, est introduit
par que, forme prototypique de la subordination. Que, subordonnant syntaxique, offre ses
services à la subordination énonciative. Cette aptitude se trouve réalisée dans la causale
3195 introduite par puisque, et par certaines subordonnées en position initiale thématisante :
complétive, si P notamment.

4.1. Puisque

Puisque, marqueur de « polyphonie », à la différence de car (Ducrot 1980 : 47-48) et de


3200 parce que ? Nous allons reprendre la question dans les cadres de l’approche dialogique. Après
avoir défini la relation de cause et ses marqueurs, nous expliciterons le fonctionnement
dialogique de puisque, avant de poser la question de la potentialité dialogique responsive des
trois conjonctions car, parce que, puisque

4.1.1. Définition et description : parce que et l’explication ; car/puisque et la justification

3205 La cause est la mise en relation de deux éléments, le plus souvent deux propositions, P et Q,
la seconde formulant une explication ou une justification de la première. Cette relation peut
être explicitée par une conjonction de coordination (car) ou de subordination (parce que, du
fait que, puisque, vu que, attendu que, etc.). Nous nous attacherons ici à décrire seulement le
fonctionnement de car, parce que et puisque.

3210 Alors que la grammaire distingue traditionnellement parce que et puisque conjonctions de
subordination de car conjonction de coordination, les travaux contemporains, au moins depuis
l’article du groupe λ (1975), ont tendance à opposer parce que à puisque/car sur la base de
différents tests, notamment le suivant : parce que Q peut répondre à la question pourquoi P
(1-2), ce qui n’est pas le cas de puisque ni de car (1’-2’) :

3215 (1) Cottard avait balbutié qu'être un artiste devait arranger bien des choses.
Pourquoi ? avait demandé Grand.
– Eh bien, parce qu'un artiste a plus de droits qu'un autre, tout le monde sait ça. (A. Camus, La Peste)

(1’) – Eh bien, *car, *puisqu'un artiste a plus de droits qu'un autre, tout le monde sait ça.
3220 (2) Mais pourquoi, me dira-t-on, choisir ces milieux ? Parce que c'est dans le bas qu'au milieu de
l'effacement d'une civilisation se conserve le caractère des choses, des personnes, de la langue, de tout
(…). Pourquoi encore ? Peut-être parce que je suis un littérateur bien né et que le peuple, la canaille si
vous le voulez, a pour moi l'attrait de populations inconnues et non découvertes. (E. et J. de Goncourt,
Journal)

3225

90
(2’) *Car/*puisque c'est dans le bas qu'au milieu de l'effacement d'une civilisation se conserve le caractère des
choses (…). Peut-être *car/ *puisque je suis un littérateur bien né (…)

C’est que parce que introduit Q en explication de l’énoncé P, alors que car (3) et puisque (4)
introduisent Q en justification de l’énonciation de P. Cette valeur de justification peut être
explicitée par la paraphrase je dis cela parce que :

(3) Je posai mes lèvres sur l'écorce rugueuse et douce, si douce, soudain vivante, là où mon père posait toujours
les siennes – un peu plus haut peut-être car je suis un peu plus grand qu'il n'était. (Mauriac Cl., Les Espaces
imaginaires)
(3’) (…) un peu plus haut peut-être, je dis cela parce que je suis un peu plus grand qu'il n'était.

(4) Ah ! Mauvaise, comment as-tu pu écrire cette lettre ! Qu'elle est froide ! Et puis, du 23 au 26, restent quatre
jours ; qu'as-tu fait, puisque tu n'as pas écrit à ton mari ? (Napoléon, Lettres à Joséphine)

(4’) qu'as-tu fait ? je pose cette question parce que tu n'as pas écrit à ton mari.

Remarquons, sans développer ce fait, que car peut, dans certains cas, être plus explicatif que
justificatif, et occuper le terrain de parce que ; tout comme parce que peut, dans certains cas,
avoir le fonctionnement énonciatif de justification (Debaisieux 2004), et remplacer alors
puisque mais surtout car, comme en (3’’). Parce que Q est alors toujours postposé, et
précédé à l’écrit d’une virgule :

(3’’) Je posai mes lèvres sur l'écorce rugueuse et douce, si douce, soudain vivante, là où mon père posait
toujours les siennes – un peu plus haut peut-être, parce que je suis un peu plus grand qu'il n'était.

Cette différence de fonctionnement – d’explication (le plus souvent) pour parce que, et de
justification (le plus souvent) pour car et puisque – se voit confirmée par leur
(in)compatibilité avec les adverbes épistémiques. L’explication en parce que Q peut
parfaitement être modalisée par peut-être, comme en (5) (cf. également supra (2)):

(5) Guy Hocquenghem est mort. Il avait 42 ans. On ne vous dit pas de quoi. On fera une triste récapitulation.
Peut-être parce que c'en était trop, j'eus soudainement une terrible crise d'angoisse – terme technique –, l'envie
de fondre en sanglots. (J.-L. Lagarce, Journal)

L’énonciateur modalise par peut-être la cause qu’il avance (Q : « c’en était trop ») de
l’événement qu’il raconte (P : « j’eus soudainement une terrible crise d’angoisse »).

La justification en car ou puisque ne saurait être modalisée épistémiquement. Et de fait il


apparaît que, lorsque l’on a la suite peut-être car (supra (3)) ou peut-être puisque (6), peut-
être porte non sur Q mais sur P :

(6) mon amie descend des derniers rois tiams, comme vous le savez peut-être puisque vous connaissez même
son existence. (A. Malraux, Le Règne du malin)

La modalisation en peut-être est incidente à ce qui précède (P : « comme vous le savez »),

91
non à ce qui suit (puisque Q : « puisque vous connaissez même son existence »).

Différentes explications ont été proposées pour rendre compte des différences parce que /
puisque / car, tout particulièrement du fonctionnement à la fois proche mais cependant
distinct de puisque et de car (i. a. Groupe λ 1975, Ducrot 1980, Nølke et Olsen 2002,
Zufferey 2012, Dufaye et Gournay 2015) que nous ne pouvons pas présenter ici. Dans les
cadres de l’approche dialogique, nous avancerons dans un premier temps une hypothèse qui
permette d’expliquer le fait que puisque Q peut attribuer Q à un énonciateur antérieur, ce qui
n’est pas le cas de parce que Q ni de car Q. Dans un second temps, nous nous demanderons
s’il n’est pas aussi possible de considérer, selon une conception plus large de la notion de
dialogisme, les trois conjonctions comme des marqueurs de dialogisme interlocutif responsif.

4.1.2. Thématicité et fonctionnement dialogique de puisque Q

2.1. Thématicité de puisque Q

Comparons plus précisément les fonctionnements de puisque et de parce que, puis de


puisque et de car :

– Parce que / puisque : Parce que introduit une explication à valeur rhématique, ce
qui rend compte de son possible fonctionnement de réponse lorsque cette conjonction est
couplée avec pourquoi ? (supra (1-2)), comme du fait que parce Q est très majoritairement
postposé à P. Cette explication est énoncée par E1. À l’inverse, puisque introduit, pour
justifier l’énonciation de P, un élément Q à valeur thématique, qui fait partie des
connaissances (présentées comme) partagées par l’énonciateur et l’énonciataire : Q réfère à
un fait antérieur ou à une énonciation [e] antérieure à l’actuelle énonciation [E]. La
thématicité de puisque comme la rhématicité de parce que sont confirmées par le fait que si
parce Q supporte parfaitement l’opération rhématisante du clivage* (c’est parce que Q que
P) (7), puisque Q lui est allergique (*c’est puisque Q que P) :

(7) Sa maladie n'était pas ma maladie. Quand elle me l'a annoncée, j'ai pensé : ouf ! c'est elle et pas moi, et c'est
peut-être parce que j'ai pensé ça, parce que je n'ai pas eu honte de le penser, que j'ai pu lui faire un peu de
bien. (E. Carrère, D'autres vies que la mienne)

Nous n’avons trouvé aucune occurrence de c’est puisque Q que P dans Frantext ou dans
Europresse. Le clivage de (6) p.ex. aboutit à un énoncé agrammatical :
(6’) *c’est puisque vous connaissez même son existence que vous le savez peut-être.

– Car / puisque : les deux conjonctions introduisent une justification, mais


l’élément Q introduit par car, obligatoirement postposé (P car Q), a valeur rhématique ; il est
énoncé par E1, et ne réfère pas à un fait antérieur, à une connaissance présentée comme
partagée, ou à une énonciation [e] antérieure à l’actuelle énonciation [E] :

(8) Si vous avez dormi aux environs du circuit, surtout ne prenez pas de petit déjeuner car le port de
Cassis offrira le plus beau des écrins à votre en-cas matinal ! (Moto Revue, 16/07/2015)

92
Introduit par car, l’énoncé Q « le port de Cassis offrira le plus beau des écrins à votre en-cas
matinal », qui justifie le conseil de ne pas prendre son petit déjeuner dans les environs du
circuit, est une information nouvelle fournie au lecteur, et prise en charge par le seul E1.
Remarquons que puisque serait possible ici :

(8’) Si vous avez dormi aux environs du circuit, surtout ne prenez pas de petit déjeuner puisque le
port de Cassis offrira le plus beau des écrins à votre en-cas matinal !

L’énoncé Q serait alors présenté comme renvoyant à des connaissances partagées ou à un


dire antérieur.

Preuve dirimante de ce fonctionnement différent : puisque Q peut référer à une énonciation


immédiatement antérieure de l’énonciataire, ce que ne saurait faire car :

(9) Déchelette – Alice Doré et moi, nous sommes des amoureux sans lendemain. Et personne ne pleurera.
Pas vrai, mon enfant ?
Alice, avec un soupir – Puisque vous le dites, monsieur... (A. Daudet, Sapho)

(9’) Alice, avec un soupir. *Car vous le dites, monsieur…

Le tableau suivant reprend sous forme synthétique les similitudes et différences entre les trois
conjonctions :

parce que puisque car

explication + - -
justification -/(+) + +
thématicité - + -
rhématicité + - +
potentialité dialogique - + -

Nous faisons l’hypothèse que le fonctionnement dialogique de puisque tient donc au fait que
cette conjonction introduit une justification à valeur thématique.

2.2. Fonctionnement dialogique de puisque Q

Puisque fait entendre, implicitement ou explicitement, une autre voix en mettant l’énoncé Q
au compte d’un énonciateur antérieur e1 qui peut être un tiers (dialogisme interdiscursif),
l’énonciataire (dialogisme interlocutif citatif), ou coréférer à l’énonciateur E1 lui-même
(dialogisme intralocutif).

– Dialogisme interdiscursif : l’antériorité énonciative est manifeste lorsque puisque


93
introduit un énoncé qui fait partie de la doxa partagée par l’énonciateur et l’énonciataire :

(10) Si mon mal se résigne / Si j'ai jamais quelque or, / Choisirai-je le Nord / Ou le Pays des Vignes ?... / - Ah !
songer est indigne / Puisque c'est pure perte ! (A. Rimbaud, Le Pauvre songe)

« Puisque c’est pure perte » reformule un énoncé de la sagesse populaire, toujours-déjà dit,
selon lequel cela ne sert à rien de « tirer des plans sur la comète ».

Puisque peut faire appel à la mémoire discursive longue (11) ou immédiate (12) :

(11) Le 10 juillet 1985, l'État français orchestrait le plastiquage du Rainbow warrior (…). L'un des épisodes les
plus pitoyables de l'histoire de la Vème République, prise la main dans le sac... Épisode dramatique surtout,
puisque le photographe et militant de Greenpeace, Fernando Pereira, meurt dans la barbouzerie. (Paris-
Normandie, 13/07/2015)

(12) (Tour de France) (…) D'autres Tricolores ont lâché de précieuses minutes puisque Tony Gallopin et,
surtout, Warren Barguil ont respectivement perdu 1'36'' et 1'37'' sur la BMC. (Paris-Normandie, 13/07/2015)

La mort d’un photographe, antérieure de quelque trente ans, en (11), comme les minutes
perdues par deux coureurs français, antérieures de quelques heures en (12) sont présentées
par puisque comme des connaissances partagées, qui se voient ainsi rappelées.

Le dialogisme de puisque Q, implicite en (10-12), peut se voir explicité par une modalisation
en discours second sur le contenu*, comme selon x en (13) :

(13) Goldman Sachs ne s'y est pas trompée puisque, selon la presse américaine, elle envisage de lancer dès
l'an prochain sa propre activité de prêts entre particuliers. (Les Échos, 13/07/2015)

L’énoncé Q peut être enchâssé sous la proposition rectrice tout le monde sait que,
l’énonciateur e1 correspondant au ON-locuteur :

(14) (Provocation à Notre-Dame : neuf Femen comparaissent à Paris)

Dans un message sur Facebook, Femen dit attendre "impatiemment ce face-à-face avec l'Église catholique qui
est évidemment un face-à-face symbolique puisque tout le monde sait que nos tétons sont bien incapables de
rayer des cloches !" (France 24, 13/09/2013)

(15) Une nouvelle crise se profile (…). Crise qu'Angela Merkel elle-même ne peut non plus favoriser par son
intransigeance, puisque tout le monde sait que la dette grecque doit être réaménagée, son énormité même la
rendant impossible à rembourser. (Revue de presse de l’AFP du 21/1/2015, Le Républicain lorrain)

Ajoutons que, au-delà et sans ces adjuvants, puisque, plaçant Q sous l’autorité de ce qui a
déjà été énoncé, peut servir à soustraire cet élément au débat en le présentant comme un
présupposé partagé par les co-énonciateurs :
(16) (L'Occident) veut une Russie stable. Ce qui est compréhensible puisque l'instabilité de la Russie serait
source de malheur pour tout le monde. (Le Monde, 04/03/1995)

Par puisque, E1 pose que l'assertion de Q « l'instabilité de la Russie serait source de malheur
pour tout le monde » est le fait du ON-locuteur, qui ne peut-être que partagée par tout un

94
chacun.

En discours narratif, puisque peut servir à faire entendre la voix du personnage en discours
indirect libre* :

(17) Sa haine pour les Rougon croissait avec sa misère. Il [Macquart] jurait, en proférant d'effroyables
menaces, de se faire justice lui-même, puisque les riches s'entendaient pour le forcer au travail. (É. Zola, La
Fortune des Rougon)

Puisque met au compte de Macquart et non du narrateur l’énoncé en discours indirect libre
« les riches s'entendaient pour le forcer au travail ».

– Dialogisme interlocutif : en discours dialogal, puisque Q peut reprendre


explicitement un propos antérieur de l’allocutaire :

(18) – Dis-le, papa, tu m'aimes ou non ? ... sur un ton, cette fois, comminatoire et solennel qui lui fait pressentir
ce qui va suivre et l'incite à laisser sortir, c'est juste pour jouer, c'est juste pour rire... ces mots ridicules,
indécents : « Mais oui, mon petit bêta, je t'aime. » Alors il est récompensé d'avoir accepté de jouer à mon jeu...
« Eh bien, puisque tu m'aimes, tu vas me donner... (…) un de ces ballons... (N. Sarraute, Enfance)

L’énoncé de l’enfant « puisque tu m’aimes » reprend littéralement la parole de l’allocutaire,


son père (« je t’aime »). La reprise peut être une reformulation, ou une inférence provocatrice
faite à partir du discours de l’allocutaire :

(19) – C'est quoi ? Un truc à la Mrs Robinson ?


– Tu ne pourrais pas comprendre...
– Ah oui ? Alors vas-y, fulmina-t-elle, dis-le-moi, toi. Dis-le-moi puisque je suis si conne... Charles hésita. Il y
avait bien un mot qui, mais il n'osa le prononcer. (A. Gavalda, La Consolante)

« puisque je suis si conne », inférence faite à partir du tour de parole précédent de


l’allocutaire « tu ne pourrais pas comprendre », tend à lui imputer l’énoncé (e) [tu es si
conne (que tu ne pourrais pas comprendre)]. Imputation abusive que celui-ci peut récuser :

(20) Pierre – bon bé je vais travailler puisque tu veux pas sortir ce soir
Maria – mais je t’ai jamais dit que je voulais pas sortir je t’ai simplement dit que je voulais pas aller au ciné !
(conversation 2012)

La réponse de l’interlocutrice signale qu’elle a interprété puisque Q comme lui imputant


l’énoncé (e) [je veux pas sortir ce soir], ce qu’elle dénonce et rectifie.

– Dialogisme intralocutif : de façon moins évidente, on peut entendre que puisque


impute l’énoncé Q à un énonciateur antérieur e1 coréférant à l’énonciateur E1 lui-même, dans
un énoncé comme (21) :

(21) Peut-être un Soir m'attend / Où je boirai tranquille / En quelque vieille Ville, / Et mourrai plus content : /

95
Puisque je suis patient ! (A. Rimbaud, Le Pauvre songe)

L’énoncé Q est parfois mis explicitement au compte d’une énonciation antérieure du je


par un verbe de parole (« je t’ai dit » en (22) ; « je prétends en (23)) :

(22) – Il m'a fait la cour.


– C'est-à-dire ?
– Tu es bête à la fin, puisque je t'ai dit que je t'avais trompé. (F. Delay, Le Aïe Aïe de la corne de brume)

(23) je dois expliquer pourquoi (…) je n'ai pas fait de la préposition, le premier élément de la proposition après
le nom ; comme il semble que je l'aurais dû, puisque je prétends qu'elle est nécessaire à la formation de tous
les autres. Voici mes raisons. (A. Destutt de Tracy, Elemens d’idéologie)

4.1.3. Dialogisme interlocutif responsif de car, parce que, puisque ?

Nous venons de développer l’hypothèse selon laquelle puisque, à la différence de parce que
et de car, était un marqueur potentiellement dialogique en ce sens qu’il pouvait imputer Q à
un énonciateur e1 antérieur (correspondant à un tiers, à l’énonciataire, plus globalement au
ON-locuteur, ou coréférant à l’énonciateur E1). Mais ne peut-on considérer que ces trois
conjonctions sont également, chacune à leur manière, des marqueurs de dialogisme
interlocutif responsif ? En avançant une explication ou une justification Q à un énoncé P, ne
peut-on analyser que E1 interagit avec l’interrogation qu’il prête à son énonciataire à la
réception de l’énoncé P et qu’il y répond par l’énoncé Q ? Une réponse positive à cette
question pourra sembler excessive : ne sommes-nous pas en train de « voir du dialogisme
partout » ? Sans nous prononcer catégoriquement sur ce point, signalons deux éléments qui
vont dans le sens de l’analyse de car, parce que, puisque en termes de marqueurs potentiels
de dialogisme interlocutif responsif :

– Soit le tour à la mode pourquoi ? parce que, dans lequel l’énonciateur semble faire les
questions et les réponses :

(24) La plupart des leaders du Tour ont entamé une chasse aux grammes superflus. Pourquoi ? Parce que
s'alléger revient à gagner des watts. Les modèles de performance dictent ainsi que, dans une montée à 7% de
moyenne, un kilo en moins représente cinq watts de puissance en plus. (L’Equipe, 18/07/2015)

On fait l’hypothèse que E1 reprend en écho* la question « pourquoi ? » qu’il prête à un


énonciateur e1, correspondant à l’énonciataire, à la lecture de l’énoncé P antérieur, et qu’il y
répond par parce que Q. Ne peut-on interpréter que le tour P parce que Q fonctionne de la
sorte, en effacement de l’énoncé échoïque pourquoi ?

– dans un certain nombre d’occurrences, la justification en car intervient à la suite de


l’énonciation d’un énoncé P qui ne correspond pas au discours doxique circulant, et qui en
tant que tel peut faire l’objet d’une contestation, à tout le moins d’une mise en débat par
l’énonciataire :

(25) Yves Leterme. L'homme qui a dynamité la Belgique. Pour le caractériser, ses amis – car il en a –
évoquent le sens du devoir. Ses ennemis – et il en a davantage – un manque aigu de charisme. (Le Monde,
96
26/09/2007)

(26) Journal télévisé France 2, la présentatrice s’adresse à un expert en économie pour lui donner la parole :

on connaît les points faibles de la Grèce quels sont ses point forts ? car oui il y en a (21/07/2015)

Car Q peut être interprété comme répondant par avance à l’étonnement prêté à l’énonciataire
(correspondant au lecteur en (25), au téléspectateur en (26)) à la réception de l’énoncé
antérieur selon lequel Y. Leterme aurait des amis, ou que la Grèce aurait des points forts.

Prudence gasconne : nous dirons que car, parce que, puisque peuvent signifier
tendanciellement que l’énoncé Q est en relation de dialogisme interlocutif responsif avec la
réaction prêtée à l’énonciataire à la réception de P.

Bibliographie
Debaisieux J.-M., 2004, « Les conjonctions de subordination : mots grammaticaux ou mots de discours ? Le cas
de parce que », Revue de Sémantique et de Pragmatique 15–16, 51-67.
Ducrot O. et al., 1980, Les mots du discours, Paris : Editions de minuit.
Dufaye L. et Gournay L., 2015, « Parce que, ou la cause perdue de Bouvard et Pécuchet », communication au
colloque Grato, Lisbonne, 2-4 juillet.
Groupe λ, 1975, « Car, parce que, puisque », Revue romane 10, 248-280.
Nølke H., Olsen M., 2002, « Puisque : indice de polyphonie? », Faits de langues 19, 135-146.
Zufferey S., 2012, “Car, parce que, puisque revisited:Three Empirical Studies on French Causal Connectives”,
Journal of pragmatics, 44, 2, 138-153.

4.2. Complétive

4 .2.1. Complétive Que P, nominalisation et désassertion

La subordination complétive consiste à nominaliser une phrase, qui, ainsi intégrée dans une
phrase matrice, se voit apte aux différentes fonctions du SN : sujet, apposition, objet... Le
subordonnant que, en tant qu’il nominalise une phrase, la désasserte : à la différence p. ex. de
tu es venu, qui est un énoncé complet syntaxiquement et énonciativement, que tu es venu
fonctionne similairement au SN issu d’une nominalisation* ta venue : la Que P doit entrer
dans une structure syntaxique prédicative pour relever d’une énonciation : je crois que tu es
venu.

Dans les complétives objet, c’est le sujet du verbe recteur de la complétive qui prend en
charge énonciative la phrase nominalisée. Évidence : dans je crois que tu es venu, c’est je –
comme dans il croit que tu es venu, c’est il – qui assume, sous la forme d’une croyance,
l’élément « que tu es venu ». En elle-même, cette Que P n’est pas énoncée par l’énonciateur
E1, et peut donc être mise au compte d’un énonciateur e1. Ainsi s’explique qu’un marqueur
prototypique du dialogisme comme le discours rapporté indirect*, prenne la forme d’une Que
P:

(1) Le soir, Gervaise avouait franchement en riant qu’elle en serait tombée malade si on l’avait
empêchée d’avoir la boutique. (É. Zola, L’Assommoir).

« Qu’elle en serait tombée malade […] » rapporte les paroles de l’énonciateur e1

97
correspondant au sujet du verbe avouait, à savoir Gervaise.

4 .2.2. Complétive à l’initiale et dialogisme

Ce statut de SN non asserté en lui-même, donc potentiellement ouvert à toute prise en charge
par un énonciateur quelconque en fonction de son insertion syntaxique, fait que lorsque la
complétive Que P est placée en position initiale thématique, position potentiellement
dialogique (cf. Thématisation*), elle tende à faire entendre une énonciation antérieure.

Soit la complétive sujet en (2) :

(2) Cela suffit-il cependant à retirer toute validité à une critique de la politique menée en Palestine par
Israël ? Qu'elle ait reçu des appuis suspects, des soutiens impurs ou criminels, n'ôte rien de sa force
et de sa légitimité à l'insistante question que posent la Palestine et les Palestiniens non pas depuis 1996,
ni non plus depuis 1967, mais depuis 1948. Tout cela n'efface pas la violence qui leur a été faite cette
année-là, que les Palestiniens appellent l'année de la catastrophe.(Le Monde, 06/01/1998)

L’énoncé (e) que l’on peut reconstruire à partir de Que P:

(2a) (la critique de la politique) menée en Palestine par Israël a reçu des appuis suspects, des soutiens
impurs ou criminels.

se présenterait comme une prédication autonome énoncée par E1. Nominalisé par que en (2),
il perd son autonomie, syntaxique comme énonciative ; en position initiale, il fait de plus
entendre P comme reprise d’une énonciation antérieure, qui fait partie de la mémoire
discursive.

Ce dialogisme est accentué lorsque la complétive sujet est disloquée* :

(3) Que Lionel Jospin ait quelque peu oublié l'histoire de la fin du dernier siècle, c'est regrettable ;
que les maladresses qu'il commet relèvent en partie du bon docteur Freud, c'est probable. (Le
Figaro, 17.01.1998)

Les deux complétives sujet disloquées Que P présupposent fortement que P reprend du
discours énoncé antérieurement.

En appui sur les oc. (2-3), on pourrait penser que E1 valide cette énonciation antérieure : en
(2) p. ex. on comprend que E1 confirme l’énoncé (2a) selon lequel la critique de la politique
menée en Palestine par Israël a reçu des appuis suspects. Ce serait faire erreur : que P peut
être rejeté par E1 :

(2b) Que la critique de la politique menée en Palestine par Israël ait reçu des appuis suspects, des
soutiens impurs ou criminels est totalement infondé.

(3b) Que Lionel Jospin ait quelque peu oublié l'histoire de la fin du dernier siècle relève d’une lecture
erronée de sa politique.

C’est seulement le SV rhématique qui positionne E1 par rapport à la validité de l’énonciation


antérieure de P présupposée dans que P en position initiale.
98
Ce fonctionnement dialogique de la Que P en position initiale vaut non seulement pour les
complétives sujet mais pour toute complétive disloquée, quelle que soit sa fonction, comme
p. ex. la complétive objet indirect en (4) :

(4) Rome ! Ah ! Comme ça me rajeunirait, un pareil voyage ! Mais s'il était fait avec vous, chère belle,
il pourrait bien me vieillir ! Que vous m'aimiez, je n'en doute pas ! Mais point précisément comme je
le voudrais. (G. Flaubert, Correspondance)

« Que vous m’aimiez » présuppose que Flaubert reformule là, d’une façon ou d’une autre, les
déclarations de sa correspondante, sa maîtresse Léonie Brainne.

De ce que que P thématique reste désasserté, nous en avons un indice dans l’usage normé du
subjonctif dans ce type de structure, si, à la suite de Damourette et Pichon, on considère que
le subjonctif « exprime le non-jugement » (§ 1869).

Le lien entre désassertion de la Que P en position initiale à fonctionnement dialogique et


usage du subjonctif apparaît clairement dans des occurrences comme (5) :

(5) Nous commençons à peine à nous dégager de la mystique ; mais que les beaux-arts en fassent
partie, je le crois volontiers et qu'ils aient besoin de ce climat pour prospérer. (A. Gide, Journal)

La complétive c. o. d. disloquée en tête demande le subjonctif, alors qu’insérée dans le SV


elle serait à l’indicatif :

(5a) je crois volontiers que les beaux-arts en font partie, et qu'ils ont besoin de ce climat pour
prospérer.

C’est que, en position post-verbale, comme nous l’avons vu initialement, la complétive est
prise en charge par le sujet de la principale et interprétée épistémiquement au travers du
verbe recteur, ce qui tend à ne pas actualiser sa potentialité dialogique : (5a) à la différence
de (5) apparaît comme un jugement procédant (tendanciellement) du seul E1.

Ajoutons pour terminer que le dialogisme de la complétive Que P à l’initiale relève de


l’interdiscursif (2, 3, 5) comme de l’interlocutif (4). L’absence d’occurrence
intralocutive dans notre corpus est purement circonstancielle : rien ne s’oppose à ce qu’un
énonciateur reprenne en Que P un sien discours antérieur.

4.3. Si P

4.3.1. Classement des différents types de si P

Les subordonnées extraprédicatives en si P, à savoir celles qui ne font pas partie du SV à la


différence des subordonnées percontatives (ou interrogatives indirectes : je ne sais / je te
demande si tu m’aimes), sont classées par la grammaire en deux groupes : les hypothétiques
(1) et les non-hypothétiques (2-4) :

(1) Ah! si tu m'aimes, si tu m'as aimée du moins, peux-tu jouer avec moi comme le tigre avec sa
proie ? (G. Sand, Correspondance, 1834)

99
(2) (Querelle entre Thérèse et son amant à propos de la responsabilité du meurtre du mari) :
- C’est toi qui l’as tué.
- Tu mens ! cria l’assassin avec véhémence, avoue que tu mens… Si je l’ai jeté à la Seine, c’est que tu
m’as poussé à ce meurtre. (É. Zola, Thérèse Raquin, 1867)

(3) Si ce mouvement social mondialisé naissant est de bon augure, il lui manque pourtant autant un
projet alternatif que des formes structurées de lutte. (Le Monde, 15/08/2001)

(4) Si la social-démocratie est harassée en Occident, c’est en revanche une idée neuve dans le monde
en voie de développement. (Le Monde, 17/08/2001)

Cette distinction s’appuie sur le fait que, dans les hypothétiques, P est supposé – en (1), E1
met en débat, par l’interrogation, le fait que l’énonciataire l’aime – alors qu’à l’inverse, dans
les non-hypothétiques, P est posé comme un fait vrai que E1 considère comme tel : pour ne
prendre que (2), l’amant de Thèrèse ne met aucunement en doute le fait qu’il a jeté son mari
à la Seine. Les occurrences (2)-(4) illustrent trois types de relation13 entre P et Q :

– type explicatif (2) : dans le tour réalisé par le pseudo-clivage* si P, c’est Q, Q


fournit une explication à P, explication que l’on peut expliciter par une paraphrase sous
forme de clivage* : c’est parce que tu m’as poussé à ce meurtre que je l’ai jeté à la Seine.

– type concessif (3) : P fonctionne comme une concession*, Q s’opposant aux


inférences qui pourraient être faites à partir de P, ce que l’on peut expliciter en remplaçant si
par certes… mais : certes ce mouvement naissant est de bon augure, mais il lui manque
autant un projet alternatif que des formes structurées de lutte.

– type comparatif (4) : si P permet de comparer P et Q, souvent pour les opposer. On


peut remplacer si par alors que : alors que la social-démocratie est harassée en Occident,
c’est une idée neuve dans le monde en voie de développement.

Après avoir défini le fonctionnement général du subordonnant si dans l’ensemble des tours si
P, Q, nous nous intéresserons au groupe des si P non hypothétiques qui développe des faits
manifestes de dialogisme (Monte 2009), avant de poser dans un troisième temps la question
de la potentialité dialogique des si P hypothétiques.

4.3.2. Si dans si P, Q

Spontanément, on pourrait être tenté d’accorder à si une valeur d’hypothèse en (1), et


d’explication en (2), de concession en (3) et de comparaison en (4). Ce serait imputer
fautivement à cette conjonction des effets de sens différents produits non par elle-même,
mais par les différentes relations entre P et Q, permises par leur mise en relation par si. Ce
que confirme le fait que le même segment si P de l’énoncé comparatif (4) peut, en fonction
de Q, être pris dans un tour d’hypothèse (4a), d’explication (4b), ou de concession (4c) :

(4a) si la social-démocratie est harassée en Occident, elle ne saura séduire les pays africains.

13 Nous ne traiterons pas ici du tour temporel itératif : « si tu venais, j’étais heureux » (≈ chaque fois que
tu venais).
100
(4b) si la social-démocratie est harassée en Occident, c’est qu’elle n’a pas su répondre aux aspirations
des classes populaires.

(4c) si la social-démocratie est harassée en Occident, elle n’en a pas pour autant cessé d’être un modèle
pour les socialistes français.

Si dans les différentes subordonnées extraprédicatives a une seule et même valeur : il


suspend l’assertion de P et la met en regard de Q auquel il sert de cadre. Et c’est en fonction
des différentes relations sémantiques entre P et Q que seront produits les divers effets de
sens.

Cette suspension est à mettre à l’actif de si : lorsque, dans les tours hypothétiques, P est
redoublé et que pour éviter la répétition de si on le remplace par que, le verbe doit, selon la
norme, être mis au subjonctif :

(5) si tu viens et que je sois pas là, les clés sont chez la concierge (courriel 2015)

Si, qui suspend l’assertion, se construit avec l’indicatif ; que, qui à l’inverse la pose, doit être
conjoint avec le subjonctif pour signifier l’hypothèse.

4.3.3. Si P, Q non hypothétique

Si suspend l’assertion de P, et par ailleurs P dans sa relation avec Q – relation de cause, de


concession, ou de comparaison – est présenté comme un fait vrai : la contradiction
tendancielle entre ces deux instructions se résout en posant P comme énoncé antérieurement
par un énonciateur e1, l’énonciateur E1 le prenant en charge à son tour et invitant
l’énonciataire à en faire autant. Analysons plus précisément cette interaction dialogique dans
chacun des trois tours non hypothétiques.

4.3.3.1 . Si P, c’est Q explicatif

Dans les textes monologaux argumentatifs, si P, énoncé par E1, est très souvent en relation
intralocutive de reformulation* avec un énoncé antérieur énoncé par e1 dans le même
texte, E1 et e1 étant coréférentiels :

(6) C’est en Amérique en tout cas que les premières critiques de fond se font entendre. Et si certains
journalistes commencent à donner l’alarme, en bravant l’unanimisme patriotique qui s’est imposé
depuis les attentats, c’est parce que l’on assiste à des atteintes de plus en plus insidieuses aux valeurs
universelles dont l’Amérique s’est toujours voulue porteuse et garante. (Le Monde, 27/12/2001)

(7) Pourquoi les antimondialistes gagnent du terrain (titre)


N’en déplaise aux dirigeants du Parti socialiste, si les thèses des mouvements alter et
antimondialistes séduisent tant les opinions, ce n’est pas seulement à cause de leur populisme. (Le
Monde, 10/11/2003)

En (6), Si P « si certains journalistes commencent à donner l’alarme » reprend l’énoncé


immédiatement antérieur « les premières critiques de fond se font entendre » ; en (7), « si les
thèses des mouvements alter et antimondialistes séduisent tant les opinions » reformule le
titre de l’article « Pourquoi les antimondialistes gagnent du terrain ». De même qu’en (8),

101
« si péril il y a » reformule le SN antérieur « dangerosité sociale » :
(8) Aujourd’hui la fracture se creuse avec ceux qu’on renvoie à des images de dangerosité sociale. Si
péril il y a, c’est celui d’une stigmatisation injuste de toute une fraction de la jeunesse. (La fabrique de
la haine, lfdlh.free.fr, consulté le 27/07/2015)
Ajoutons que ce fonctionnement autodialogique de si P peut parfaitement s’appuyer sur du
dialogisme interdiscursif : en (7) p. ex., la percontative du titre « Pourquoi les
antimondialistes gagnent du terrain », qui sera reformulée dans la si P, présuppose un
énoncé antérieur, faisant partie de la mémoire discursive, reconstructible comme [les
antimondialistes gagnent du terrain] (cf. Interrogation*) ; en (8), le SN « dangerosité
sociale », qui sera reformulé dans la si P, est présenté par le verbe renvoyer (« on renvoie »)
comme procédant d’un acte d’énonciation antérieur attribué à l’énonciateur on.

On trouve également ce fonctionnement intralocutif en textualité monologale narrative :

(9) Ils étaient dévorés par une impatience qui roidissait et tendait leurs nerfs. Ils vivaient au milieu
d’une irritation continuelle, il leur fallait toute leur lâcheté pour s’imposer des airs souriants et
paisibles. S’ils avaient hâte d’en finir, c’est qu’ils ne pouvaient plus rester séparés et solitaires. (É.
Zola, Thérèse Raquin)

En (9), « S’ils avaient hâte d’en finir » reformule le SN « une impatience qui roidissait et
tendait leurs nerfs ».

Ce fonctionnement autodialogique, si fréquent en textualité monologale, aussi bien


argumentative que narrative, assure la progression textuelle linéaire : un élément est d’abord
introduit comme rhème – en (9) l’impatience des amants : « ils étaient dévorés par une
impatience […] » –, puis repris en si P – « s’ils avaient hâte d’en finir » – pour servir de
thème à un nouveau rhème qui en fournit une explication : « c’est qu’ils ne pouvaient plus
rester séparés ».

En textualité dialogale, si P, énoncé par E1, est souvent en relation de reformulation


dialogique interlocutive avec un énoncé antérieur énoncé par e1, correspondant à
l’allocutaire. C’était le cas dans le dialogue romanesque zolien (2) : « Si je l’ai jeté à la
Seine », énoncé par l’amant, reformule l’accusation de sa maîtresse : « c’est toi qui l’as tué ».
Il en va de même dans le fragment d’interview suivant :

(10) – Certains élèves font état d’une sorte de saturation d’informations sur la Shoah, parfois en se plaignant
d’absence de leur propre mémoire douloureuse (esclavage, guerre d’Algérie) dans les cours. Comment analysez-vous
cette réalité ?
– Si ce sentiment de saturation existe, c’est qu’on ne cesse de faire de la morale et que cela ennuie les élèves. (Le
Monde, interview d’A. Wieviorka, 26 /01/2005)

« Si ce sentiment de saturation existe » énoncé par A. Wieviorka reformule le SV de la


question du journaliste : « font état d’une sorte de saturation d’informations sur la Shoah ».

Enfin, si P, énoncé par E1, peut aussi être en relation de reprise dialogique interdiscursive,
notamment d’un énoncé faisant partie de la mémoire discursive, à mettre au compte du ON-
locuteur :
102
(11) bé oui, on fonctionne pas pareil… si les hommes n’écoutent pas les femmes par exemple, c’est qu’ils sont trop
occupés à les regarder ! (conversation 2014)

A la différence des cas précédents d’autodialogisme et de dialogisme interlocutif dans


lesquels l’énoncé antérieur (e) repris en si P était effectivement réalisé dans le discours
antérieur, point n’est besoin ici de cette réalisation effective : en (11), l’énoncé (e)
« les hommes n’écoutent pas les femmes » fait partie des lieux communs de l’interdiscours.

4.3.3.2 . Si P, Q concessif

Ce tour fonctionne sur le modèle de la concession* argumentative, décrit à l’entrée


Concession* comme [w, oui x mais y], P et Q occupant les places de x et de y. Soit : [O, si
P, Q] :

(12) (J.P. Chevènement, ex-ministre de l’intérieur socialiste, critique la politique d’intégration des
jeunes des banlieues par le gouvernement de droite de D. de Villepin)
Quelle frilosité, dans le domaine de la formation, pour ouvrir aux jeunes des cités l'accès aux filières
d'excellence ! […] On n'en finirait pas de pointer les manques d'initiative et les insuffisances. […] Si le
discours « on n'a rien fait » est destructeur (on a fait beaucoup, mais sans vue d'ensemble), l'absence
d'un projet collectif porté par la nation tout entière est évidente. (Le Figaro, 27/10/2006 )

Argumentativement, l’énonciateur E1 asserte O (« quelles frilosité […]. On n’en finirait pas


de pointer les manques d’initiative et les insuffisances »). Cet argument, ou plutôt ici
l’énonciation de cet argument, peut être contestée par l’argument P, d’un énonciateur e1 (« le
discours ‘on n’a rien fait’ est destructeur »). Par si, E1 suspend temporairement la validité de
l’assertion de P (« Si le discours « on n'a rien fait » est destructeur »), qu’il ne conteste pas
mais au contraire à laquelle il s'accorde, pour lui opposer Q (« l'absence d'un projet collectif
porté par la nation tout entière est évidente »), qui confirme l’argument O (et implicitement
la validation de l’énonciation tant de O que de Q). L'élément P est dialogique : il relève de
l’interdiscours, et est présenté implicitement comme objecté par l’énonciataire à la réception
de l’énoncé O. ce fonctionnement interlocutif anticipatif est fréquent :

(13) Quant à la formation des enseignants, elle mérite d'être réformée. Si le niveau de recrutement
des professeurs d'école a été porté à la licence depuis 1989, à notre demande, celui des personnels
de second degré n'a pas bougé depuis soixante ans. (Le Monde, 7/11/2000)

Dans l’avancée de son discours, E1 imagine que son lecteur pourrait opposer à l’énoncé 0 qui
fait partie des connaissances partagées, selon lequel « la formation des enseignants mérité
d’être réformée », l’argument P selon lequel « le niveau de recrutement des professeurs
d'école a été porté à la licence depuis 1989 », argument qui fait également partie des
connaissances partagées : il le concède (si P) pour lui opposer Q (« celui des personnels de
second degré n'a pas bougé depuis soixante ans »).

Plus polémiquement, P peut être mis au compte d’un énonciateur bien défini, ce qui a pour
effet de mettre en question plus fortement encore les inférences qui pourraient en être faites :

(14) Si « un gouvernement est une équipe » comme le premier ministre le dit volontiers, les
épreuves estivales l’ont vu se déliter pour laisser affleurer les antagonismes qui le traversent. (Le

103
Monde, 04/09/2003)

En mettant au compte du premier ministre l’énoncé « un gouvernement est une équipe », E1,
par la suite Q qui l’invalide, tend à railler son énonciation, puisque les faits rapportés dans Q
la démentent quelque peu.

Plus polémiquement encore, en interaction verbale, si P peut être utilisé comme un


boomerang à l’encontre de l’allocutaire :

(15) (Pierre vient de répondre en ronchonnant à une remarque de Corinne)


Elle – oh ! mais que tu as mauvais caractère !
Lui – je regrette… si quelqu’un a mauvais caractère, c’est bien toi ! (conversation 2013)

E1 reformule (« si quelqu’un a mauvais caractère « ) l’énoncé de son allocutaire (« que tu as


mauvais caractère ! ») et le valide, mais c’est pour mieux en invalider l’actant sujet en
retournant l’accusation contre celle qui l’a émise (forte rhématisation de « c’est bien toi ! »)
(cf. pseudo-clivage*).

Le dialogisme de la si P concessive peut également être intralocutif :

(16) Le principe de la liberté d'opinion et d'expression est un des principes fondamentaux d'une société
démocratique. […]
Si le droit à la liberté d'expression constitue l'un des fondements de la démocratie, il n'en est pas
pour autant absolu. On peut le soumettre à des formalités, à des conditions, à des restrictions ou à des
sanctions définies par la loi. (www.senate.be, consulté le 27/07/2015)

En (16), « Si le droit à la liberté d'expression constitue l'un des fondements de la


démocratie » reprend l’énoncé initial du paragraphe précédent (« Le principe de la liberté
d'opinion et d'expression est un des principes fondamentaux d'une société démocratique »).
En suspendant concessivement par si l’assertion d’un énoncé précédent, E1 prévient par
avance (dialogisme interlocutif anticipatif) les inférences fausses que pourrait en faire
l’allocutaire. On notera que Q est négatif (« il n’en est pas pour autant absolu ») : façon de
rejeter dialogiquement par la négation lesdites possibles inférences.

Comme pour les si P, Q explicatives, ce fonctionnement autodialogique concessif sert


également à assurer la progression textuelle linéaire : P, d’abord introduit comme rhème se
voit repris en si P comme thème d’un nouveau rhème : significativement, ce type de tour
initie fréquemment un nouveau paragraphe.

4.3.3.3 . Si P, Q comparatif

Le tour comparatif est proche du tour concessif : la relation d’opposition entre P et Q s’y voit
affaiblie et devient une simple mise en parallèle de deux faits, comme dans (17) (cf. aussi
supra (4)) :

(17) La Suisse s'est particulièrement illustrée lors de la crise [cubaine] de l'émigration de Camarioca en
1965.[…] Quelques mois avant la crise des missiles, […] McGeorge Bundy, un proche conseiller du
président Kennedy, salue le rôle de Berne: « Si la Suisse neutre n'existait pas, il faudrait l'inventer. » Si
104
les Américains disent apprécier le rôle joué par Berne, les Cubains ne tarissent pas d'éloge pour la
Suisse. Ils voient dans le combat pour la liberté menée à l'époque par les Confédérés un parallèle à
celui de Cuba contre l'impérialisme. (Le Temps, 20/07/2015)

P et Q ne sont pas contraires mais parallèles, et l’on pourrait remplacer si P, Q par d’un côté
P, de l’autre Q. Le tour comparatif a les mêmes emplois que le tour concessif : nous ne nous
y attarderons pas. P. ex. en (17), si P peut être analysé comme un fait de dialogisme
intralocutif : E1 reformule l’énoncé antérieur selon lequel la diplomatie américaine salue le
rôle joué par la Suisse dans la crise cubaine.

De différentes façons, dans les tours non hypothétiques, si P interagit dialogiquement avec
un énoncé antérieur, explicite ou implicite, repris à un tiers, à l’énonciataire, à l’énonciateur
lui-même, ou au ON-locuteur, et /ou prêté par anticipation à l’énonciataire.

4.3.4.3.4. Si P, Q hypothétique

Nous faisons l’hypothèse que si tous les tours si P, Q non hypothétiques sont dialogiques, il
n’en va pas de même pour les si P, Q hypothétiques, qui, en eux-mêmes, n’impliquent pas
d’interaction dialogique. Soit (18) :
(18) Antoine – tu viens avec nous à Maguelone cet aprem ?
Clémence – bé ça dépend/ s’il fait trop chaud je reste chez moi (conversation, 29/06/2015)

On ne saurait guère analyser « s’il fait trop chaud » comme procédant de l’interaction avec
un énoncé antérieur. Comment rendre compte de cette différence entre les deux types ? Nous
avons dit qu’en ce qui concerne les non hypothétiques, la relation entre P et Q posait P
comme un fait avéré, ce qui, en interaction avec la suspension de l’assertion de P par si,
induisait que P était de l’ordre de l’antérieur énonciatif. Avec les hypothétiques, la relation
entre P et Q pose P comme un fait seulement possible : « s’il fait trop chaud » en (18)
envisage la chaleur comme pouvant être le cas dans l’avenir (immédiat) tout comme pouvant
ne pas être le cas. La suspension de l’assertion par si portant non sur un fait mais sur la
possibilité d’un fait (de par le rapport entre P et Q), n’implique plus que P relève d’un
antérieur énonciatif.

Mais rien ne l’empêche non plus. Plus même : très souvent E1 met en hypothèse un élément
énoncé antérieurement, explicitement ou implicitement, soit pour en montrer les possibles
conséquences (potentiel, comme en (20, 22)), soit pour en invalider la justesse (irréel du
présent (21) ou du passé (19)). La dialogisation peut être :

– interdiscursive :

(19) Nombre de responsables politiques continuent de penser que les pays occidentaux sont largement
responsables de ce que certains ont appelé une « nouvelle guerre froide ». Car l’Occident n’aurait
cessé, à les en croire, « d’humilier » la Russie depuis la chute du mur de Berlin. […]
Si l’Alliance atlantique avait souhaité humilier la Russie, elle s’y serait prise autrement. (Le Monde,
22/11/2014)

E1 rapporte l’argument de l’humiliation de la Russie par l’Occident mis au compte d’un


105
énonciateur e1 (identifié comme « nombre de responsables politiques ») (cf. notamment le
conditionnel* de ouï-dire, la modalisation sur le contenu et la modalisation autonymique :
« n’aurait cessé, à les en croire, “d’humilier” la Russie »). Il le reprend ensuite en hypothèse
(« si l’Alliance atlantique avait souhaité humilier la Russie »), pour en montrer l’inanité
(irréel du passé) en énonçant Q (« elle s’y serait prise autrement »).

La reprise dialogique peut être implicite et s’effectuer sur un énoncé faisant partie de la
mémoire discursive :

(20) (Accompagnant le débat dans la presse suscité par la proposition de suppression des classes
bilangues en 6ème jugées trop « élitistes » par la ministre de l’éducation, Le Monde du 30.05.2015
propose un dessin humoristique dans lequel dialoguent deux personnages)
– Si les classes bilangues sont des repères à bons élèves, ne faisons que des classes bilangues !
– Et la réputation des Français de mal parler les langues étrangères, vous en faites quoi ? hein ? alors ?

E1 met en hypothèse en le reformulant (humoristiquement, notamment par le nom repères)


un argument de la ministre de l’éducation, repris ensuite fréquemment par les défenseurs de
ladite proposition, pour en tirer, au potentiel, une conséquence absurde (« ne faisons que des
classes bilangues »).

– interlocutive :
(21) Ines – Est-ce que vous le ferez mettre à mort ?
Ferrante – j'y incline. (…). Une des meilleures garanties de longue vie est d'être insensible et implacable
; voilà une cuirasse contre la mort.
Ines – Si vous étiez si méchant, vous ne le diriez pas.
Ferrante, avec ironie – Je vois que vous avez une profonde connaissance de l'âme humaine. (H. de
Montherlant, Le Maître de Santiago)

Inès met en hypothèse en les reformulant les propos antérieurs de Ferrante, pour en montrer
la fausseté (irréel du présent). La reprise peut s’accompagner, notamment dans l’échange
épistolaire, d’une incise en comme vous le dites qui explicite l’énonciation antérieure :

(22) Si, comme vous le dites, vous êtes revenu de vos erreurs, n'aimerez-vous pas mieux être l'objet
de l'amitié d'une femme honnête, que celui des remords d'une femme coupable ? (Choderlos de Laclos,
Les Liaisons dangereuses)

– intralocutive :
(23) L'amour est enfant de bohème / Il n'a jamais, jamais, connu de loi / Si tu ne m’aimes pas, je t’aime
/Et si je t’aime, prends garde à toi ! (Bizet, Carmen)

Et si je t’aime, énoncé par E1, reprend l’énoncé immédiatement antérieur je t’aime de e1, E1
et e1 étant co-référentiels : comme pour les si P explicatives et concessives, ce
fonctionnement autodialogique assure la progression textuelle linéaire : un élément
d’abord introduit comme rhème – « je t’aime », est repris en si P – « si je t’aime » –
pour servir de thème à un nouveau rhème, non pas explicatif ou concessif, mais
conséquentiel : « prends garde à toi ! ».
Notons que lorsque l’hypothèse dialogique est au potentiel, si peut être remplacé par
puisque comme en (20, 22, 23) :
106
(20a) puisque les classes bilangues sont des repères à bons élèves, ne faisons que des classes
bilangues !

(22a) Puisque vous dites que vous êtes revenu de vos erreurs, n'aimerez-vous pas mieux être l'objet
de l'amitié d'une femme honnête, que celui des remords d'une femme coupable ?

(23a) Puisque je t’aime, prends garde à toi !

Ce remplacement est impossible lorsque l’hypothèse au potentiel n’est pas dialogique :

(18a) * bé ça dépend / puisqu’il fait trop chaud je reste chez moi

Voilà qui permet de valider notre hypothèse du dialogisme potentiel de certains tours
hypothétiques, qui se voit activé selon le co(n)texte. Ajoutons que puisque et si ne sont bien
sûr pas exactement équivalents : puisque P, qui justifie par avance Q, pose voire impose P
comme une évidence à l’allocutaire ; si P est bien moins intrusif : l’assertion de P est mise en
suspens pour que soit envisagé, sur le mode potentiel, sa conséquence.

Les différentes si P extraprédicatives sont donc toutes concernées par le dialogisme, mais
différemment :

– les hypothétiques le sont potentiellement : du fait du rapport P/Q, si P formule une


hypothèse qui n’a pas forcément partie liée avec de l’antérieur énonciatif, même si
fréquemment, le co(n)texte aidant, ce sera le cas ;

– les non hypothétiques le sont fondamentalement, la relation de si P à de l’antérieur


énonciatif permettant de résoudre la contradiction tendancielle entre un élément P que la
relation P/Q pose comme vrai et la mise en suspens de son assertion par la conjonction si.

Références bibliographiques

Achard-Bayle G., 2009, « Détachement topical et organisation en écho du texte : le cas des ‘Si P’ contrastives »,
in Apothéloz D., Combettes G. et Neveu F. (éd.), Les linguistiques du détachement, actes du
colloque de Nancy de juin 2006, Berne, Peter Lang, 3-19.
Haiman J., 1978, “Conditionals are topics”, Language 54, 564-589.
Monte M., 2009, « Si marqueur d'altérité énonciative dans les si P extraprédicatives non
conditionnelles », Langue française 163, 99-119.

Conclusion

Le dialogisme pénètre la syntaxe de l’énoncé : de nombreux tours ne peuvent s’expliquer que


de ce que le discours se produit de son interaction avec d’autres discours.

3230
107
Etude de cas : la négation… ou comment ne pas répondre à la question posée

Le dimanche 19 septembre 2011, D. Strauss-Khan est interviewé sur TF1 par Cl. Chazal ( à
la suite de l’affaire DSK / Nafissatou Diallo : accusation de viol par la plaignante, femme de
chambre, à l’encontre de DSK, alors directeur du FMI, mois de mai) :

3235 Question de Cl. Chazal : que s’est-il passé dans la suite 2806 du Sofitel ?

Réponse de DSK : ce qui s’est passé ne comprend ni violence / ni contrainte / ni agression /ni
aucun acte délictueux / c’est le procureur qui le dit/ ce n’est pas moi/

DSK reprend en thème sujet la question de Cl. Chazal (« ce qui s’est passé » ) – il va donc
répondre, dire enfin ce qui s’est passé ? –, mais via le verbe comprendre, réfute par la
3240 négation répétée (« ni violence / ni contrainte / ni agression /ni aucun acte délictueux / ») les
énoncés de son accusatrice et de ses avocats selon lesquels il y avait eu viol avec violence…
La négation se prolonge d’un clivage complexe : c’est x qui le dit, c’est pas y (« c’est le
procureur qui le dit/ ce n’est pas moi « ). Via le pronom personnel le qui anaphorise : « (il n’y
a eu) ni violence / ni contrainte / ni agression /ni aucun acte délictueux », la négation est
3245 énonciativement imputée au procureur…

Suprême habileté : DSK fait mine de répondre à la question de l’intervieweuse en la reprenant


comme thème ; la négation lui permet de réfuter les accusations de ceux qui voulaient
l’inculper,… sans répondre de fait à la question posée ; le clivage lui permet de répondre par
avance à ceux qui l’accuseraient de mensonge : par la modalité en discours second sur le
3250 contenu, il abrite son propos sous l’autorité suprême : le procureur… Dialogique va !!

Références bibliographiques
Bakhtine, M. (1934/1978), « Du discours romanesque », in Esthétique et théorie du roman,
Paris : Gallimard, Tel, pp. 83-233.
Bakhtine, M. (1963/1970), Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Lausanne : L'âge
3255 d'homme.
Bakhtine, M. (1979/1984), « Les genres du discours », in Esthétique de la création verbale ",
Paris : Gallimard, pp. 265-308.
Berrendonner, A. (1976/1981), « Le fantôme de la vérité », in Eléments de pragmatique
linguistique, Paris : Minuit, pp. 35-73.
3260 Bres, J. (1998), « Entendre des voix : de quelques marqueurs dialogiques en français », in
Bres J., Legrand R., Madray F. et P. Siblot (éds), L'autre en discours, 191-212.
Danon-Boileau, L. (1987), Le sujet de l'énonciation, Paris : Ophrys.
Danon-Boileau, L., Meunier, A., Morel, M.-A.et N.Tournadre (1991), « Intégration discursive
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3265 Ducrot, O. (1984), « Esquisse d'une théorie polyphonique de l'énonciation », in Le dire et le
dit, Paris : Minuit, pp. 171-233.
Ducrot, O. et al. (198O), Les mots du discours, Paris : Minuit.

108
3270

Chapitre 7

De quelques marqueurs complémentaires : conditionnel, détournement, prolepse, gloses,


parenthèses, tirets

On présente dans ce cours deux marqueurs de dialogisme interdiscursif (conditionnel


3275 « journalistique », détournement) ; ensuite, quelques marqueurs de dialogisme interlocutif
(prolepse, gloses, parenthèses, tirets)

1. Conditionnel journalistique

L’approche dialogique des faits de langue et de discours n’a pas manqué de s’intéresser au
conditionnel (désormais cond.), et notamment à l’un de ses emplois dans le discours de presse
3280 que nous désignerons de l’appellation largement circulante de cond. journalistique :

(1) L’alimentation de la mère influerait sur le sexe de l’enfant (titre d’un article du Monde)
(2) DSK et sa subordonnée auraient échangé des courriels intimes, avant de concrétiser leur relation lors
d’une conférence en Europe. (Libération, 20 octobre 2008)

Dans ce type de tour, le dédoublement énonciatif E1 / e1 correspond à deux identités


3285 référentielles. E1 correspond à l’oral au locuteur, à l’écrit au scripteur ; e1 reste le plus souvent
implicite. Mais il peut être explicité, notamment sous la forme d’une modalisation en discours
second (selon / d’après x) :

(3) selon le New York Times, Moscou s’apprêterait à déployer des troupes d’élite en Ossétie. (Le Monde, 19
août 2008)

3290 Le sens journalistique se produit en imputant la responsabilité énonciative à un énonciateur e1


différent de E1 et non coréférentiel avec lui, de l’énoncé (e) correspondant : [Moscou
s’apprête à déployer des troupes d’élite en Ossétie]. L’énonciateur E1 se montre rapportant –
c’est là son acte énonciatif, son affirmation – un énoncé dit ailleurs antérieurement : il ne se
prononce pas sur sa valeur de vérité :

3295 (4) 80 millions de francs ! c’est le prix que vaudrait le footballeur Bakayoko. Que vaudrait, remarquez le
conditionnel : cette information émane du directeur sportif du PSG. (La Gazette, 7 nov 1997)

Dans cet emploi le cond. est « incompatible avec des verbes d’assertion (on sait que…) et les
expressions affirmatives (il est sûr, certain, indéniable que…) » (Martin 1971 : 127). Cette
mise à distance énonciative ne correspond cependant en rien à une contestation. E1 peut par la
3300 suite présenter son accord comme son désaccord avec ledit énoncé, le confirmer comme le
mettre en doute, ou ne donner aucune précision à son sujet.

Cet emploi du conditionnel est d’emblée apparu, en compagnie notamment de la négation ou


de l’ironie, comme un marqueur prototypique d’hétérogénéité énonciative. O. Ducrot, dès
1981, le cite comme forme d’argumentation par « autorité polyphonique » (1981/1984 :154).
3305 Depuis, sous des appellations diverses (cond. d’information incertaine, de citation, de la

109
rumeur, épistémique, médiatif…), les travaux sur la question se sont multipliés (cf. Bres
2011).

Soulignons la mise en relation explicite de ce type d’emploi avec un type de discours : le


discours journalistique, dans l’appellation de cond. journalistique ; notons également la
3310 remarque des journalistes, maintenant fréquente : « cette information est à prendre au
conditionnel » :
(5) Journal télévisé, le soir d’un attentat à Paris (1995)
apparemment selon des informations qu’il va falloir confirmer les premiers policiers qui sont arrivés sur place
auraient trouvé un deuxième colis suspect / toujours est-il que c’est une information à prendre au conditionnel
3315

On assiste à un usage de plus en plus fréquent de ce type d’emploi dans le discours


journalistique, tant écrit qu’oral : le cond. permet au journaliste de donner une information de
seconde main dont il a au mieux la source (« selon des informations »), mais qu’il n’a pas
encore pu vérifier (« qu’il va falloir confirmer »).

3320 Ajoutons une précision, pour éviter tout malentendu : le cond. journalistique n’a rien de
spécifique. Il relève de l’emploi plus large de l’information médiée que l’on trouve dans
différents genres, notamment dans la conversation quotidienne, comme l’atteste la belle
occurrence de commérage villageois suivante :

(5) Julie oui elle vient de se marier et d’après Denise elle serait enceinte (conversation, 2008)

3325 2. Détournement

Il est des énoncés dont le dialogisme ne se marque par aucun indice, et n’est interprétable
comme tel que par la mémoire discursive et / ou par le co(n)texte. C’est le cas notamment du
détournement et de l’ironie (chapitre 8).

Soit les occurrences de détournement suivantes :

3330 (6) Coucheries d’un soir, désespoir (titre d’un article sur les rencontres sexuelles éphémères sur internet, La
Gazette du 1. 12. 2006)

Cet énoncé (E) détourne l’énoncé (e) [araignée du soir, espoir], adage populaire fort connu
qui appartient à la mémoire discursive. Le processus est le même dans :

(7) Juppé : droit dans son box (Une de Libération, octobre 2003, à l’occasion du procès du financement illégal
3335 du RPR).

(8) Il connaît la mélancolie des restauroutes, les réveils acides des chambres d'hôtel pas encore chauffées,
l'étourdissement des zones rurales et des chantiers, l'amertume des sympathies impossibles (Jean Echenoz, Je
m'en vais).

Rien dans ces énoncés eux-mêmes ni dans leur co(n)texte ne récuse l’interprétation
3340 monologique, qui a toute sa pertinence. C’est seulement notre mémoire discursive qui peut
nous permettre d’entendre, sous (E), un énoncé (e) humoristiquement détourné :

110
(7a) « Je me sens droit dans mes bottes » (affirmation d’A. Juppé, en réponse au fort mouvement de contestation
sociale de la politique qu’il conduisait en tant que premier ministre (automne 1995)).

(8a) Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'étourdissement des paysages et des
3345 ruines, l'amertume des sympathies interrompues (Flaubert : L'Education sentimentale).

Les titres de certains journaux comme Libération jouent fréquemment à détourner un énoncé :
ils se présentent comme une énigme, dont le lecteur doit percevoir le dialogisme.

Ajoutons que le détournement est parfois marqué, p. ex. orthographiquement, comme dans
l’énoncé suivant :

3350 (9) Edouard m’a tuer (titre d’un article du Monde, 1992, signé par un responsable de l’audiovisuel, sous le
gouvernement d’Edouard Balladur, qui venait d’être démis de ses fonctions).

L’incorrection orthographique sur le verbe (la graphie de l’infinitif tuer en lieu et place de
celle du participé passé morphologiquement attendue, tué) et la contradiction pragmatique
3355 entre énonciation et énoncé (si l’énonciateur a été tué, il ne peut le clamer haut et fort dans les
colonnes d’un journal), sont les traces de ce que cet énoncé (E) vient en détournement d’un
autre énoncé (e), aisément récupérable dans la mémoire discursive, à savoir : [Omar m’a
tuer], graffiti inscrit par la victime d’un crime crapuleux qui venait de défrayer la chronique
de l’époque (1991) (et dont depuis on a fait un film !).

3360 La formule X m’a tuer a fait fortune, cf. p. ex ; le titre d’un ouvrage récent : Sarko m’a tuer,
de Gérard Davet, Fabrice Lhomme (2011).
Le conditionnel « journalistique » comme le détournement sont des marqueurs de dialogisme
interdiscursif : ils présupposent un énoncé [e] antérieur d’un tiers, avec lequel se produit une
interaction, qui fait de l’énoncé (E) un énoncé dialogique.
3365
Il existe des marqueurs uniquement interlocutifs, ceux qui présupposent un énoncé (e)
obligatoirement postérieur au moment de l’énonciation (que l’on représente par T0). Le
marqueur prototypique en est la prolepse, dont nous préciserons le fonctionnement. Nous
retravaillerons ensuite (section 4.) notre définition initiale de l’énoncé dialogique, afin de
3370 prendre en compte d’autres marqueurs interlocutifs comme les parenthèses ou les tirets.

3. Prolepse

La prolepse, encore nommée occupation, anté-occupation ou anticipation par la rhétorique,


3375 consiste « à prévenir [ou à répéter d’avance] une objection que l’on pourrait essuyer »
(Fontanier 1821/1977 : 410). Soit l’occurrence prototypique :

(10) Rarement, dans la période récente, la politique économique française aura pris, sans trop qu’on le remarque,
un tour aussi chaotique et désordonné.

D’emblée, on objectera, certes, qu’il y a quelque injustice à instruire ce procès contre le chef du gouvernement,
3380 car la conjoncture à laquelle il doit faire face est aussi l’un des plus dégradées qu’ait connues un premier
ministre depuis la récession de 1993. Eclatement de la bulle, ralentissement de l’activité , redémarrage du
chômage, dépression induite par la guerre […].

111
Il n’empêche ! Examinons quelques traits saillants de cette conjoncture […]. (Les 5 incohérences de la politique
économique française, Le Monde, nov. 2003)

3385 L’énoncé (E) sélectionné par les italiques est dialogique : il contient, enchâssé sous la forme

d’une complétive en que, un énoncé (e) que l’on peut reconstruire comme :

(e) : il y a quelque injustice à instruire ce procès contre le chef du gouvernement, car la conjoncture à laquelle il
doit faire face est aussi l’un des plus dégradées qu’ait connues un premier ministre depuis la récession de 1993.

L’énonciateur e1 est explicité ici par le pronom indéfini on : « on objectera ».

3390 Le locuteur-énonciateur E1, à la suite d’un énoncé (a) dont il endosse la responsabilité ou à
tout le moins partage le bien-fondé, imagine l’objection qui pourra lui être faite par un autre
énonciateur (énoncé b dialogique). Objection qui se voit ensuite écartée (énoncé c). Soit pour
(1) :

(a) Rarement, dans la période récente, la politique économique française aura pris, sans trop qu’on le remarque,
3395 un tour aussi chaotique et désordonné.

(b) D’emblée, on objectera, certes, qu’il y a quelque injustice à instruire ce procès contre le chef du
gouvernement (…)

(c) Il n’empêche ![…]

(a) réalise une critique de la politique du gouvernement ; (b) verbalise la réponse contre-
3400 discursive qui peut être suscitée par cette critique ; (c) défait l’objection. L’énoncé proleptique
(b) relève clairement du dialogisme interlocutif : le locuteur-énonciateur E1 rapporte la
réponse à venir d’un énonciateur e1. Cet élément, qui se réalise fréquemment sous la forme
d’une seule phrase, peut outrepasser cette structure et comporter plusieurs unités syntaxiques
(ce qui est le cas en (10)).

3405 Ce tour se réalise par les formes du discours rapporté indirect (10) mais également direct
(11) (le plus souvent avec incise) :

(11) Que révèle un examen à froid et honnête de la situation linguistique du monde ? Tout bêtement le triomphe
absolu de l’europhonie […]

Mais, dira-t-on, le monde arabe, la Chine et le Japon échappent à cette domination ! C’est qu’elle
3410 n’est donc pas si totale que cela. Là encore, il s’agit d’une erreur d’appréciation. (De l’europhonie
triomphante , R. Confiant, 21 3 2006)

L’énoncé (e) : « Mais le monde arabe, la Chine et le japon échappent à cette domination » est
introduit par l’incise dira-t-on. On peut trouver également, plus rarement, le résumé du
discours rapporté à l’acte de parole qu’il réalise. Genette parle de discours narrativisé (supra
3415 chap. 4, 2.1.) :

(12) Si les gouvernements ne détricotent pas le projet présenté par la convention que présidait Valéry Giscard
d’Estaing, l’Europe, pour la première fois de son histoire, va être dotée d’une Constitution. On peut évidemment

112
critiquer le texte des conventionnels, trouver qu’il n’est pas assez audacieux sur les compétences économiques et
sociales […] (Le Monde, 11 oct 2003, L’Europe aux urnes) (conjoint avec pouvoir + structure concessive)

3420 Le verbe critiquer, qui n’est pas un verbe introducteur de parole (*il critique que P), permet
de synthétiser drastiquement, sous la forme d’un acte de parole (la critique), un discours
imaginé. On notera d’ailleurs que dans cette occurrence le résumé est suivi d’un discours
indirect qui explicite ladite critique : « (on peut ) trouver qu’il n’est pas assez audacieux
[…] ».

3425 Le verbe introducteur (ou le verbe d’acte de parole) est soit neutre (dire), soit dissensuel
(objecter, arguer, rétorquer, se récrier, etc.) ; mais jamais consensuel (confirmer, agréer). Et
pour cause : la prolepse, du point de vue de l’argumentation, consiste à imaginer non des
acquiescements mais des objections, pour mieux les défaire, et donc les prévenir.

Ledit verbe introducteur d’incise, verbalisant une possible objection à venir, est actualisé au
3430 futur simple ou périphrastique. On trouve également le présent, comme dans (12) : « on peut
évidemment critiquer », mais alors ce temps actualise l’auxiliaire modal pouvoir, qui,
précédant le verbe de parole, permet d’ouvrir une perspective future. Pouvoir peut également
être au futur (13), ou au conditionnel (14) :

(13) Ces comparaisons ne suffiront pas à convaincre les sceptiques. On pourra arguer qu’elles sont choisies de
3435 façon arbitraire au secours d’une démonstration recherchée. Mais tel n’est pas le cas. (Le Monde, dec 2003)

(14) nos sociétés ont compris qu’il était préférable de se replier sur des questions concrètes concernant la
répartition des revenus entre catégories d’agents. […].

On pourrait rétorquer qu’il n’y a rien de nouveau dans ces exigences. (Le Monde, Egalité-cohésion ou égalité-
individualisme, 2001)

3440 Si la prolepse emprunte au discours rapporté, elle le fait moyennant deux restrictions : elle
tend à ne pas user de la forme « libre » (directe ou indirecte) du discours rapporté. Le risque
de brouillage énonciatif serait trop fort, et risquerait d’entraîner des erreurs d’interprétation,
particulièrement dommageables au moment où le locuteur énonce un argument contraire.
D’autre part, l’énoncé (e), lorsqu’il est rapporté directement comme en (11), n’est (à l’écrit) ni
3445 mis en italiques ni guillemété : comme si le scripteur n’allait pas jusqu’à ces marques
formelles d’hétérogénéité qui imputent fortement un énoncé à un autre énonciateur ; comme
si l’énoncé (e), d’être posé comme seulement possible dans l’avenir, ne devait pas se noter de
ces marques graphiques censées attester son indubitable réalité.

L’énonciateur e1, du fait que la prolepse se réalise sous forme de discours rapporté direct,
3450 indirect ou résumé, est forcément explicite : il correspond au sujet du verbe de parole (ou
d’acte de parole). Il est souvent verbalisé en 3è personne, par un pronom indéfini (on,
certains) ; ou en 2è personne, lorsque, en textualité monologale, le scripteur s’adresse à son
lecteur, comme dans (15). Le texte dont est extraite cette occurrence se présente comme une
réponse, sous forme de lettre (ouverte), à un texte du philosophe A. Gluksmann :

3455 (15) « Pourquoi je choisis Nicolas Sarkozy »… Voyons, Glucksmann, il n’était pas vraiment utile de le préciser.
Comme Nicolas, vous êtes empli d’un immense amour de vous-même et des hommes forts. […]
113
J’ai passé ma vie, vous récrierez-vous, à combattre les tyrans : Saddam, Poutine… C’est vrai. Vous frappez à la
tête, toujours. (Le Monde, Contre Glucksman, 6 02 2007)

On trouve également bien sûr la 2è personne en contexte dialogal, pour référer à


3460 l’interlocuteur, comme en (16), lors d’un séminaire :

(16) Il y a donc des caractéristiques personnelles de la voix qui se retrouvent tout au long de la vie… vous allez
me dire Mais attendez on change de voix / Oui on change de voix mais (…) (Séminaire Praxiling, janvier 2007)

L’énoncé rapporté (e) est le plus souvent à la modalité affirmative, comme dans les
occurrences supra. Mais il peut également être à la modalité interrogative :

3465 (17) Un amendement à la loi de programme pour la recherche est en voie d’être soumis discrètement à
l ‘Assemblée Nationale. De quoi s’agit-il ? Tout simplement d’un texte qui imposerait l’anglais comme langue
des brevets, annulant l’obligation d’une traduction en français. Y a-t-il, dira-t-on, de quoi perdre le sommeil ?
Oui ! Il y a même de quoi se battre avec la dernière énergie ! Pourquoi ? Pour de multiples raisons. La première
est que … (Hagège, Le Monde, 1er mars 2006)

3470 Via la médiation du discours rapporté, la prolepse réalise un pseudodialogue entre les
arguments de E1 (éléments (a) et (c)) et le contre-argument prêté à e1 (élément (b)). Cet aspect
pseudodialogal est renforcé parfois par deux éléments : à l’écrit, la prolepse est souvent
introduite par un alinéa ((1), (2)…), ce qui donne à (b) un peu l’allure d’un nouveau tour de
parole ; et l’élément (c), par lequel E1 répond à la prolepse (b) peut contenir des marques
3475 d’oralité dialogale, comme p. ex. le phrasillon confirmatif oui, appuyé par un point
d’exclamation en (17) : comme si E1 répondait dialogalement à e1, comme si les énonciateurs
étaient de vrais interlocuteurs. La dimension de dialogue rapporté à venir est plus marquée
encore lorsque l’élément (c), qui suit la prolepse, est lui-même introduit par un verbe de
parole, comme en (18) :

3480 (18) (a) Mon système est à base de sensations […] dont le vase d’élection est les Correspondances,
parler sybillin suprême de l’esprit humain.

(b) Mais mes amis tout comme mes ennemis en France me diront aussitôt : cher compagnon des îles,
comment êtes-vous arrivé à ces hauteurs, parvis que Baudelaire lui-même a cherché en vain à atteindre
[…] ?

3485 (c) A ceci, je répondrai : mille voies accèdent à ces hauts-plateaux de la vie […] (Malcolm de Chazal,
La vie derrière les choses)

La prolepse est à rapprocher de la concession : les deux tours réalisent des séquences de trois
arguments (a, b, c), le second étant marqué d’hétérogénéité énonciative. Cette proximité rend
compte de ce que la prolepse réalise parfois les adverbes typiques de la concession comme
3490 certes ou évidemment :

(10) D’emblée, on objectera, certes, qu’il y a quelque injustice à instruire ce procès contre le chef du
gouvernement […]

(12) On peut évidemment critiquer le texte des conventionnels […]

114
Il peut arriver que soient associés les deux tours de la prolepse et de l’interrogation, en une
3495 sorte de phrase-valise hyperdialogique :

(19) Je crois juste de proposer qu’une loi exprime cette règle [selon laquelle les signes religieux ostentatoires
n’ont pas leur place dans l’espace public] […]. Certains diront que cette règle risque de se retourner contre les
jeunes filles des quartiers populaires ?

Je crois exactement l’inverse, car, quoi qu’on dise, le voile constitue une atteinte à l’égalité entre les sexes
3500 ((interview Fabius, le monde 18-19 mai 2003)

De façon plus normée, on aurait attendu soit la prolepse (19a), soit l’interrogation (19b) :

(19a) Certains diront que cette règle risque de se retourner contre les jeunes filles des quartiers populaires.

(19b) Cette règle ne risque-t-elle pas de se retourner contre les jeunes filles des quartiers populaires ?

Enfin, notons que, moins fréquemment, se voit verbalisé comme verbe introducteur de discours
3505 rapporté, non l’acte de locution, mais celui de sa réception, par l’entremise du verbe entendre (20) :

(20) Dans une Europe à vingt-cinq ou à trente, nous devrons probablement construire une avant-garde, un groupe
d’Etats décidés à aller plus loin […]

J’entends déjà certains commentaires : pourquoi diable le ministre français de l’économie et des finances
réfléchit-il au long terme ? Ne devrait-il pas se concentrer plutôt sur la gestion immédiate du développement
3510 économique ? Et puis, les élections approchent ; agir ou proposer, il faudrait choisir. Il n’y a, évidemment,
aucune contradiction (Fabius, Monde 1er juin 2001)

Il semble d’ailleurs que l’on ait quasiment une lexicalisation de la formule introductrice sous
la forme : j’entends déjà (les) commentaires.

3515 La prolepse apparaît donc comme un marqueur de dialogisme interlocutif particulièrement


explicite, dans la mesure où l’hétérogénéité énonciative est signalée par le verbe introducteur
et son sujet, comme dans le discours rapporté (direct, indirect, résumé) auquel elle emprunte
ses formes syntaxiques.

4. Dialogisme interlocutif anticipatif: parenthèses, tirets, ajout après le point, note de bas
3520 de page

Le dialogisme interlocutif anticipatif dispose d’outils spécifiques : marqueurs de


reformulation ou de glose (Steuckardt et Niklas-Salminen 2003) comme autrement dit, c’est-
à-dire, etc., mise entre tirets, parenthèses, ajout après le point, note de bas de page, etc…
Liste hétérogène et forcément incomplète… Soit un ex. de parenthèses :

3525 (30) Faut-il armer la Chine ? […] Les Européens ont mis en place un embargo sur les exportations d’armes létales (
mortelles) vers la Chine […]. Ce dispositif n’interdit nullement de vendre des armes non létales, d’autant que
les règles s’appliquant aux matériels à caractère dual (dont l’emploi peut être à la fois civil et militaire) ouvrent la voie à
des interprétations laxistes. (Le Monde, 12. 04. 05)

Considérons les deux parenthèses dans leur rapport au cotexte antérieur : « d’armes létales
3530 (mortelles) » ; « matériels à caractère dual (dont l’emploi peut être à la fois civil et militaire) ». Une
115
description classique dirait que les parenthèses viennent expliciter le sens du terme technique qui les
précède immédiatement, à savoir les adjectifs létales pour la première occurrence, et dual pour la
seconde. Dans la perspective dialogique, on dira que le scripteur répond par avance – dialogisme
interlocutif – à la demande d’éclaircissement que pourrait formuler le lecteur à la lecture de ces
3535 termes. On a là un microdialogue interne qui peut être déployé didactiquement en dialogue externe à
trois tours :

A1 - […] un embargo sur les exportations d’armes létales

B2 - c’est-à-dire ?

A3 - mortelles

3540 Soit deux autres exemples : parenthèses (31) et tirets (32) :

(31) A peine le temps de voir Isa dans la foule. Long cou fragile. Nuque triste (je projette ma tristesse sur sa
nuque) ». (D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, 2008, apud G. Salvan, mémoire d’HDR 2010)

Dans l’énoncé « Nuque triste », l’adjectif, pris dans son interprétation objective attendue,
pouvait susciter une difficulté de compréhension et / ou une interprétation erronée de la part
3545 de l’allocutaire ; l’énoncé parenthétique (je projette ma tristesse sur sa nuque) lève la possible
obscurité, en donnant à entendre triste comme subjectif, via la médiation d’une hypallage
hardie. Dialogisme interlocutif anticipatif : l’acte d’énonciation du locuteur procède de
l’interaction avec un acte d’énonciation prêté à l’allocutaire lors de sa lecture de l’énoncé
immédiatement précédent, à savoir « nuque triste ».

3550 (32) Nous sommes déçus de devoir supporter sur nos écrans ces visages déformés par la haine et le rejet de
l’autre. Nous comptons sur les doigts de la main de Django Reinhardt – le guitariste manouche avait perdu deux
doigts dans l’incendie de sa roulotte – quelques hommes d’honneur qui ont su prendre date avec la nation. (Le
Monde, 5. 1. 2011)

L’expression compter sur les doigts de la main se voit renouvelée par un SP complément de
3555 nom : « de Django Reinhardt » possiblement opaque pour un lecteur non jazzophile : le
locuteur anticipe sur cette difficulté potentielle et répond par avance au lecteur par l’incise
entre tirets : « – le guitariste manouche avait perdu deux doigts dans l’incendie de sa roulotte
– » qui explicite la pertinence de l’expression.

L’introduction de la notion de dialogisme interlocutif anticipatif, si elle enrichit considérablement la


3560 problématique, n’ouvre-t-elle pas grand la porte à de trop nombreux faits de discours ? N’est-ce pas
toute phrase d’un texte qui peut sembler répondre à une question du destinataire ? N’est-ce pas tout
genre du discours qui peut être conçu comme le tour réactif apportant réponse à un tour initiatif
sous-entendu (songeons p. ex. à la notice de montage qui répond par avance à la question :
« Comment on fait pour assembler les différentes parties ? ») ?… Nous rejoignons ainsi
3565 l’orientation de tout énoncé vers les autres discours, le dialogisme constitutif de tout acte
langagier. A tout expliquer, la notion de dialogisme a-t-elle encore des vertus explicatives ?

Bibliographie
116
Bres J., 2012, « Robert aurait pris sa retraite et passerait du bon temps… Du conditionnel dit
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Presses de l’université de Provence, coll. Langues et langage, 15-33.
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Perrin L. (éd.), Le sens et ses voix, Recherches linguistiques 28, Metz : Université de Metz,
21-48.
3575 Bres J. et A. Nowakowska, 2008, « J’exagère ?... Du dialogisme interlocutif », in M.
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Détrie C., Siblot P. et Verine B., (éd.), 2001, Termes et concepts pour l’analyse du discours.
Une approche praxématique, Paris : Honoré Champion.
3580 Ducrot, O.,1984, « Esquisse d'une théorie polyphonique de l'énonciation », in Le dire et le dit,
Paris : Minuit, 171-233.
Steuckardt A. et Niklas-Salminen A. (éd.), 2003, Le mot et sa glose, Langues et langage N° 9,
Publications de l’Université de Provence.

117
3585
Chapitre 8

La question contrediscursive médiée

3590 Description et analyse d’un fonctionnement dialogique dans une interaction dialogale : l’interview
politique brève.

Ce cours abordera, dans un premier temps, la forme et le fonctionnement d’un type particulier de
question du journaliste, dans le genre médiatique interview politique brève : la question
contrediscursive médiée. Il rendra compte ensuite de l’emploi fréquent de cette question dans
3595 l’interview.

0 Introduction : genre interview politique


Les médias en tant qu'outils de diffusion de l'information rapportent les activités de la
3600 sphère politique, notamment les activités discursives ; ils ont une affection toute particulière
pour les petites phrases susceptibles de susciter la polémique. Mais ils ne se contentent pas de
transmettre les discours des politiques, ils participent aussi activement à leur production, et
s'inscrivent notamment dans la dimension conflictuelle qui est une des composantes de ce
type de discours. Par différents genres, les médias relancent le débat, voire le suscitent, jettent
3605 de l'huile sur le feu de la polémique, en attisent les braises…

Nous nous intéresserons dans le cadre de ce cours à un genre médiatique particulier,


l'interview politique brève en étudiant certaines questions du journaliste.

Le genre médiatique de l'interview politique brève, relativement récent et en plein essor dans
les médias français, est en prise avec l’actualité immédiate. Il sollicite un discours d’opinion
3610 sur l’actualité ou, plus souvent, sur les commentaires suscités par celle-ci, ce qui oblige le
journaliste à bien cibler les questions, en privilégiant quasi exclusivement les thèmes qui font
débat, afin de respecter le format temporel inférieur à 10 minutes. On peut donc faire
l’hypothèse que le genre en question articule fortement la dimension dialogique dans le
dialogal, en ce qu’il s’inscrit dans un débat, dans une « discussion à grande échelle », se
3615 positionne par rapport à d’autres discours sur le même objet (dialogisme interdiscursif cf.

118
cours 2), mais aussi en raison d’une forte orientation interlocutive (cf. cours 2 dialogisme
interlocutif) : (i) vers l’interlocuteur en co-présence (l’invité politique dont il faut susciter la
réaction-réponse) et (ii) vers le récepteur qui est structurellement absent de l’interaction
médiatique, mais dont le discours est sans cesse relayé par le journaliste.

3620 Le genre interview politique peut très grossièrement se définir comme relevant de
l'hypergenre des interactions verbales, qu'il spécifie de la façon suivante : l'interaction
s'organise entre deux parties :

— le (ou les) intervieweur(s) : un journaliste, dont le rôle est de poser des questions ;

— le (ou les) interviewé(s) : une personnalité politique, dont le rôle est de répondre aux
3625 questions qui lui sont posées.

L’interview est centrée sur la parole de l’interviewé, ses prises de position etc., devant
lesquelles l’intervieweur doit s’effacer, il doit n’en être que le médiateur. Le journaliste
intervieweur est là pour faire parler l’invité politique, pour tenter de « faire sortir le renard de
sa tanière », en questionnant sur ce qui fait problème.

3630 En partant d’un corpus d’interviews politiques transcrites, on étudiera l’inscription de la


dimension dialogique dans un type de question de l’intervieweur, que nous avons nommé
question contrediscursive médiée (désormais QCM), en ce qu’elle rapporte un propos
antérieurement tenu (cf. cours 4 sur le DR et la modalisation en discours second). Le corpus
d’étude se compose d’une vingtaine d’interviews transcrites, récoltées à la radio et à la
3635 télévision, dans différentes émissions d’accueil, notamment Les quatre vérités (France 2), le
JT (TF1 et France 2), ou RTL Matin, durant la période d’octobre 2008 à décembre 2010.

Nous commencerons par décrire la QCM en proposant un module d’analyse pour ce type de
question. La partie description se fera ensuite en deux temps : (i) les formes de la médiation et
les formes des QCM de l’intervieweur et (ii) la description de leur fonctionnement.

3640

1. Description des QCM de l’intervieweur : module d’analyse

Précisons pour commencer que nous distinguerons, en appui sur C. Kerbrat (1991 et 1996),
entre interrogation et question. Cette dernière correspond à un acte de langage qui peut se
réaliser de différentes façons, plus au moins explicites. L’interrogation est la structure
119
3645 syntaxique prototypique de la question. À l’exception des rectifications ou des précisions,
presque toutes les interventions de l’intervieweur sont des questions, qui ne se réalisent pas
forcément de façon prototypique, par l’interrogation syntaxique, mais souvent de manière
indirecte par la modalité assertive. C’est donc la question en tant qu’acte de langage qui nous
intéressera, qu’elle se réalise ou non par le biais de la modalité interrogative.

3650 La QCM est un type particulier du questionnement journalistique qui se signale par deux
traits : (i) elle manifeste fréquemment une médiation énonciative, à savoir qu’elles se
présentent comme rapportant, de différentes manières, un propos tenu antérieurement par un
autre locuteur, qui appartient le plus souvent à la sphère politique ou syndicale ;

- ce propos est presque toujours contrediscursif, voire franchement polémique, ce qui donne à
3655 la question un tour offensif.
La convocation d’autres discours permet au journaliste (i) d’être le « porte-parole », le
locuteur, le relais de questions qui se posent ; et (ii) de poser des questions offensives, sinon
offensantes, en s’abritant derrière la médiation de la parole rapportée. Nous appellerons QCM
toutes les questions qui s’appuient de différentes manières sur le discours rapporté. La
3660 structure de la question médiée peut être décrite (en appui sur Bres et Nowakowska 2009),
selon un module à 4 éléments:

(i) thème général (avec parfois appui sur le dire immédiat de l’interviewé)

(ii) médiation énonciative du jugement rapporté


3665 (iii) jugement rapporté
(iv) interrogation qui peut porter directement sur le jugement : « est-ce que (iii) est vrai » ou
se développer comme demande d’évaluation de ce jugement « qu’en pensez-vous ? »

Soit l’exemple suivant :

3670 (1) Interview de J-F. Copé par O. Galzi, dans Les quatre vérités, le 9 décembre 2008

OG29 - dernière question Xavier Bertrand va prendre la tête de l’UMP / vous êtes le chef de groupe UMP à
l’assemblée (i) / on dit de lui (ii) que c’est votre meilleur ennemi (iii)// c’est vrai ? (iv)

120
La forme de la question médiée de l’intervieweur correspond, dans ce cas, à la structure :
3675 thème (i), jugement rapporté médié (ii+iii) + interrogation (iv).

Tous les éléments ne sont pas obligatoirement présents dans la QCM, comme par exemple
(iv), il faut au minimum les éléments (ii + iii). Afin de décrire précisément la QCM, nous
présenterons en premier lieu les différentes formes de la médiation énonciative et aborderons
ensuite les différentes formes de QCM, distinguées en fonction de l’emploi des 4 éléments du
3680 module.

1.1. Formes des la QCM

Nous nous intéresserons dans un premier temps aux formes que prend l’énonciation rapportée
3685 dans la QCM, elles seront classées de a) à f) et soulignées dans les exemples du corpus par
l’emploi des caractères gras + italique.

1.1.1. Les formes de la médiation énonciative

3690 - modalisation en discours second

Interview de B. Hamon par F. Laborde, dans l’émission Les quatre vérités, sur FR2, 15/12/2008

(2) FL1 – alors d’abord euh j’allais dire un peu votre:: votre diagnostic sur sur l’état économique de de la France
3695 / on reviendra sur certaines propositions que vous avez faites / est-ce que vous vous trouvez aujourd’hui /
comme:: comme certains à gauche / que le pays est en effet au bord /en tout / si ce n’est d’une explosion en tout
cas la proie de tensions sociales particulièrement fortes ?

b) discours indirect (DI)

3700

b1) DI qui prend pour source la doxa, le on de vérité générale : on dit, on sait (FL3),
on entend beaucoup dire que (FL5), on dit (OG29), y a un sentiment (DP5)

(3) FL3 – mais alors quand quand vous dites radicalité inquiétude / on on sait que souvent justement en période
3705 de de crise sociale / il y a moins de revendications parce que les salariés ont peur de perdre leur emploi / et

121
précisément se radicalisent moins / là vous dites que c’est :: c’est l’inverse ? / parce qu’on est au-delà ? si je peux
dire / de l’inquiétude ? / c’est ça que vous dites ?

(4) FL5 – vous évoquez la (2) contestation dans (2) les lycées ::: et cetera / on on entend beaucoup dire qu’au
3710 fond les (2) élèves / les collégiens enfin peut-être pas les collégiens / mais les je ne sais pas les collégiens qui
manifestent / les lycéens sont manipulés / et que souvent c’est le prof dit « ah bé je vais à la manif aujourd’hui
allons-y / ça vous fera prendre l’air / suivez moi et on :: va manifester tous ensemble » /

(1) OG29 – dernière question Xavier Bertrand va prendre la tête de l’UMP / vous êtes chef de groupe UMP à
3715 l’assemblée / on dit de lui que c’est votre meilleur ennemi // c’est vrai ?

Interview de F. Fillon par D. Pujadas, JT de 20H, FR2

(5) DP5 – vous l’avez entendu monsieur le premier ministre y a un sentiment pour beaucoup d’injustice /des
milliards donnés aux banques qui sont considérées à tort ou à raison comme parties prenantes de la crise
3720 financière / et rien ou peu pour les Français pour la consommation pour le pouvoir d’achat

b2) DI avec un nom propre explicitant l’actant du dire rapporté :

Interview de X. Bertrand par R. Sicard, Les quatre vérités, FR2, le 2 décembre, 2008
3725 (6)RS 18 : vous parliez des subventions pour la campagne / Laurence Parisot encore elle dit qu’elles n’ont pas
été très bien reparties // plus favorables au syndicat qu’au patronat

(7) OG24 – autre sujet / le sénateur Philippe Marini qui fait décidément beaucoup parler de lui en ce moment
propose de supprimer la demi-part fiscale accordée aux parents isolés quand ils n’ont plus leur enfant à charge /
3730 vous en pensez quoi ?

(8) RS 22 – sur l’UMP / le secrétaire général Patrick Devedjan a dit que sa mission était accomplie / euh est-ce
que c’est un poste / patron d’UMP / qui vous intéresse ?

(9) RS 13 – sur le désintérêt de cette élection / Laurence Parisot la présidente de MDF a une explication / elle dit
3735 que le responsable c’est vous / parce que la campagne a été organisée dans la plus grande pagaille

(10) RS 17 – sur lequel la CGT ils disent que c’est pas très clair tout ça

(11) RS 20 – sur la politique / il y a une polémique autour de l’interpellation de l’ancien directeur de Libération /
3740 euh Rachida Dati trouve qu’il y a rien à redire / Christine Albanel est émue / Nicolas Sarkozy demande des
explications // quelle est votre position là-dessus ?

c) discours direct avec un nom propre explicitant l’actant du dire rapporté


122
3745 (12) OG31 – un mot d’humour pour terminer / dans la présélection du presse club / pour le prix de l’humour
politique / vous avez été sélectionné pour une petite phrase / à Nicolas Sarkozy vous lui auriez dit « si tu donnes
les clés du parti à Xavier Bertrand / pense à faire un double » / c’était juste pour le bon mot ou vous le pensez
vraiment ?

(13) RS33 – mais sur le plan de relance de Nicolas Sarkozy / Eric Woerth le ministre du budget / disait l’autre
3750 jour / « ça sera un plan ponctuel » // est-ce qu’on a besoin d’un plan ponctuel ou / d’un vrai plan / ambitieux ?

Interview de L. Chatel par J-M. Apathie, dans RTL Matin, le 29 juin, 2009

(14) JMA15 – Gérard Aschieri secrétaire général de la FSU à votre propos / puisque vous êtes ministre de
3755 l’éducation depuis mardi soir / « c’est quelqu’un » / il parle de vous/ « qui jusqu’ici n’a jamais manifesté
d’intérêt pour l’éducation nationale » /
(15) JMA 29 – Gérard Aschieri de nouveau / « je suis interpellé par le fait que Luc Chatel reste porte-parole du
gouvernement / c’est à ma connaissance la première fois pour un ministre de l’éducation »

Interview de B. Tapie par J-M. Apathie, dans RTL Matin, le 9 septembre, 2008
3760 (16) JMA(a) 35 – François Hollande premier secrétaire du parti socialiste « Chacun connaît les relations de
Bernard Tapie à Nicolas Sarkozy il faut savoir si cette relation a pu jouer pour obtenir la sentence arbitrale
xx »…

(17) JMA1 – emprunt Sarkozy vous en avez parlé hier à Matignon où le gouvernement était réuni au grand
3765 complet (i) / question du journal Libération à la une ce matin (JMA montre la une de Libération à L.
Chatel) « Emprunt Sarkozy : La France est-elle en faillite ? » (ii + iii) qui vaut pour (iv)
LCH2 – écoutez c’est quand même légitime que après le discours du président de la république du congrès ::: /
après le remaniement du gouvernement / le premier ministre réunisse l’ensemble de son gouvernement pour euh
mettre en perspective la feuille de route du président parmi laquelle figure effectivement la mise en place d’un
3770 grand emprunt pour investir dans les secteurs de ce qu’on appelle de sortie de crise

JMA3 – parce qu’il n’y a plus de sous dans les caisses ? parce que la France est en faillite ? dit Libération

d) discours narrativisé

3775 (18) RS 20 – sur la politique / il y a une polémique autour de l’interpellation de l’ancien directeur de Libération /
euh Rachida Dati trouve qu’il y a rien à redire / Christine Albanel est émue / Nicolas Sarkozy demande des
explications // quelle est votre position là-dessus ?

e) enchaînement discours narrativisé / discours direct


3780 (19) JMA(a) 19 – vous aurez face à vous demain des adversaires très résolus François Bayrou en fait partie / il a
beaucoup critiqué cette sentence arbitrale et il a dit récemment « voilà un état qui n’a plus un sou dans ses
caisses et qui donne le moyen à monsieur Tapie de rembourser ses dettes aux frais du contribuable »

(20) OG11 – enfin y a y a aussi y a aussi des députés de droite qui grognent un petit peu // François Barouin par
3785 exemple chez vous dit « cette réforme de la gouvernance de France télévision/ nommer le président de France
télévision / le faire nommer par le président de la république / c’est contre la démocratie / enfin c’est presque un
recul démocratique » et il est UMP

123
f) récursivité : X a dit que Y a dit…
3790

Le plus souvent est rapporté un tour de parole, mais ce peut être deux tours, voire plusieurs :

(21) JMA11 – Le Figaro de ce matin raconte que vous Luc Chatel / nouveau ministre de l’éducation / vous avez
dit hier en compagnie des autres membres du gouvernement / vous avez dit que vous auriez voulu profiter / vous
3795 voudriez profiter de cet emprunt pour rénover les écoles/ et le premier ministre vous a dit « pas question ! »

1.1.2. Les formes des QCM

Dans ce point, on étudiera les formes que peut prendre une QCM, par rapport aux éléments
3800 distingués dans le module de l’analyse. On peut distinguer plusieurs formes de a) à f) (dont 4
les plus récurrentes sont classées de a) à d)), présentant progressivement, de l’une à l’autre,
l’ellipse de certains éléments du module.

a) Thème (i), jugement rapporté médié (ii + iii) + interrogation (iv)


3805
(22) FL 28 – dernière question // Jean-François Copé propose une sorte de contre :: contre-offre(i) il dit « ouvrir
le dimanche oui mais une fois par mois » (ii+iii)/ est-ce que ça c’est :: une bonne formule ? (iv)
(23) OG24 – autre sujet (i)/ le sénateur Philippe Marini qui fait décidément beaucoup parler de lui en ce moment
propose de supprimer la demi-part fiscale accordée aux parents isolés quand ils n’ont plus leur enfant à charge
3810 (ii+iii)/ vous en pensez quoi ? (iv)
(24) OG29 – dernière question Xavier Bertrand va prendre la tête de l’UMP (i) / vous êtes chef de groupe UMP
à l’assemblée / on dit de lui que c’est votre meilleur ennemi (ii+iii)// c’est vrai ? (iv)
(25) RS 20 – sur la politique / il y a une polémique autour de l’interpellation de l’ancien directeur de Libération
(i)/ euh Rachida Dati trouve qu’il y a rien à redire / Christine Albanel est émue / Nicolas Sarkozy demande des
3815 explications (ii + iii)// quelle est votre position là-dessus ? (iv)
(26) JMA 23 – alors l’un des dossiers (i) / c’est cette enquête confidentielle révélée par Armelle Levy sur
l’antenne de RTL ce matin / « quarante-cinq pour cent des professeurs des écoles / maternelles et élémentaires /
ont posé un congé maladie en 2007/2008 / c’est le double de ce qu’on constate dans le secteur privé » (ii+iii) /
savez-vous / Luc Chatel / pourquoi les instituteurs sont plus malades que les autres ? (iv)
3820 (27) RS 22 – sur l’UMP (i)/ le secrétaire général Patrick Devedjan a dit que sa mission était accomplie (ii+iii) /
euh est-ce que c’est un poste / patron d’UMP / qui vous intéresse ? (iv)
(28) RS33 – mais sur le plan de relance de Nicolas Sarkozy (i)/ Eric Woerth le ministre du budget / disait l’autre
jour / « ça sera un plan ponctuel » (ii+iii)// est-ce qu’on a besoin d’un plan ponctuel ou / d’un vrai plan /
ambitieux ? (iv)

3825 (29) OG31 – un mot d’humour pour terminer / dans la présélection du presse club / pour le prix de l’humour
politique / vous avez été sélectionné pour une petite phrase (i) / à Nicolas Sarkozy vous lui auriez dit « si tu
donnes les clés du parti à Xavier Bertrand / pense à faire un double » (ii+iii)/ c’était juste pour le bon mot ou
vous le pensez vraiment ? (iv)

3830 (30) FL1 – alors d’abord euh j’allais dire un peu votre:: votre diagnostic (iv) sur sur l’état économique de de la
France (i) / on reviendra sur certaines propositions que vous avez faites / est-ce que vous vous trouvez (iv)
124
aujourd’hui / comme:: comme certains à gauche (ii) / que le pays est en effet au bord /en tout / si ce n’est d’une
explosion en tout cas la proie de tensions sociales particulièrement fortes (iii) ?

3835

b) Thème (i), jugement rapporté médié (ii + iii), mais pas d’interrogation (iv)
discours citant (sujet + V. de parole) + discours cité

(31) RS 13 – sur le désintérêt de cette élection (i)/ Laurence Parisot la présidente de MDF a une explication /
3840 elle dit que le responsable c’est vous / parce que la campagne a été organisée dans la plus grande pagaille (ii+iii)

(32) OG11 – enfin y a y a aussi y a aussi des députés de droite qui grognent un petit peu (i)// François Bargouin
par exemple chez vous dit « cette réforme de la gouvernance de France télévision/ nommer le président de
France télévision / le faire nommer par le président de la république / c’est contre la démocratie / enfin c’est
3845 presque un recul démocratique » et il est UMP (ii+iii)

(33) JMA 19(a) – vous aurez face à vous demain des adversaires très résolus François Bayrou en fait partie (i) / il
a beaucoup critiqué cette sentence arbitrale et il a dit récemment « voilà un état qui n’a plus un sou dans ses
caisses et qui donne le moyen à monsieur Tapie de rembourser ses dettes aux frais du contribuable » (ii+iii)
3850

c) même tour que b) mais l’élément (i) est posé comme rapportant un propos immédiatement
antérieur de l’interviewé (dimension interlocutive) et mis en relation avec un dire autre
(dimension interdiscursive) qui le contredit

3855 (34) FL5 – vous évoquez la (x2) contestation dans (x2) les lycées ::: et cetera (i) / on (x2) entend beaucoup dire
qu’au fond les (x2) élèves / les collégiens enfin peut-être pas les collégiens / mais les je ne sais pas les collégiens
qui manifestent / les lycéens sont manipulés / et que souvent c’est le prof dit « ah bé je vais à la manif
aujourd’hui allons-y / ça vous fera prendre l’air / suivez moi et on :: va manifester tous ensemble » / (ii+iii)

3860 (35) RS 18 : vous parliez des subventions pour la campagne (i) / Laurence Parisot encore elle dit qu’elles n’ont
pas été très bien réparties // plus favorables au syndicat qu’au patronat (ii+iii)

d) (thème (i)), jugement rapporté médié (ii + iii), mais pas d’interrogation (iv)
discours citant réduit à l’actant sujet + discours cité : ellipse du V. de parole

3865
(36) JMA 29 – Gérard Aschieri de nouveau (ii) / « je suis interpellé par le fait que Luc Chatel reste porte-parole
du gouvernement / c’est à ma connaissance la première fois pour un ministre de l’éducation » (iii)

125
(37) JMA(a) 35 – François Hollande premier secrétaire du parti socialiste (ii) « Chacun connaît les relations de
Bernard Tapie à Nicolas Sarkozy il faut savoir si cette relation a pu jouer pour obtenir la sentence arbitrale
3870 xx »…(iii)

(38) JMA15 – Gérard Aschieri secrétaire général de la FSU à votre propos (ii)/ puisque vous êtes ministre de
l’éducation depuis mardi soir / « c’est quelqu’un » (iii)/ il parle de vous/ « qui jusqu’ici n’a jamais manifesté
d’intérêt pour l’éducation nationale » (iii)/
3875
Notre corpus présente également deux variantes intéressantes de la forme de QCM, qui sont
plutôt rares, car demandant des conditions contextuelles spécifiques :

e) Thème (i), question rapportée qui vaut pour (ii) + (iii) + (iv) : se substitue à la question du
3880 journaliste

(39) JMA1 – emprunt Sarkozy vous en avez parlé hier à Matignon où le gouvernement était réuni au grand
complet (i) / question du journal Libération à la une ce matin (JMA montre la une de Libération à L.
Chatel) « Emprunt Sarkozy : La France est-elle en faillite ? » (ii + iii) qui vaut pour (iv)
3885 LCH2 – écoutez c’est quand même légitime que après le discours du président de la république du congrès ::: /
après le remaniement du gouvernement / le premier ministre réunisse l’ensemble de son gouvernement pour euh
mettre en perspective la feuille de route du président parmi laquelle figure effectivement la mise en place d’un
grand emprunt pour investir dans les secteurs de ce qu’on appelle de sortie de crise
JMA3 – parce qu’il n’y a plus de sous dans les caisses ? parce que la France est en faillite ? (iiii + iv) dit
3890 Libération (ii)

La parole rapportée en JMA1est une question : l’interrogation rapportée se substitue à la


question de l’intervieweur, qui lui fait écho (dialogisme interdiscursif). Il s’agit d’un tour
rare : il faut que le propos rapporté soit une interrogation, et que cet énoncé interrogatif
rapporté puisse avoir sa pertinence sur la scène de l’interaction interviewer / interviewé en
3895 cours. Si en JMA1 le propos rapporté est lui-même une question, en JMA3 : double modalité :
affirmative rapportée (dit Libération) et interrogative (que le locuteur reprend à son compte).
De fait le fonctionnement de JMA3 est proche de JMA1 au sens où la question de l’autre
(rapportée) se substitue à la question du journaliste. On peut également ajouter que dans le
tour JMA3 la première question est peut-être une reprise du discours attribué au récepteur, ce
3900 dont témoigne le niveau de langue familier différent de la seconde question qui fait écho à
JMA1 (question de Libération à la une). Le journaliste remplit ainsi pleinement son rôle de
porte-parole : interdiscursivement (relayer le débat qui a lieu sur l’arène médiatique « ce que
dit Libération » et interlocutivement (relayer la parole des allocutaires, auditeurs et
spectateurs, dans l’interaction externe).

3905

f) tour différent des autres

126
(40) JMA 3 – en juillet dernier un tribunal arbitral vous a attribué 285 millions d’euros d’indemnité dans l e
dossier Adidas qui vous a opposé durant 15 ans au Crédit Lyonnais (i) / les députés veulent en savoir plus sur ce
3910 jugement arbitral ils vous auditionneront donc demain (ii/iii) que leur direz-vous que nous ne savons pas déjà
Bernard Tapie xxxx dans ce jugement (iv)

(i) thème : en juillet dernier un tribunal arbitral vous a attribué 285 millions d’euros
d’indemnité dans le dossier Adidas qui vous a opposé durant 15 ans au Crédit Lyonnais

3915 (ii/iii)) au lieu d’avoir un jugement rapporté d’un énonciateur sur ce thème, on a bien un
actant (les députés) qui est dit solliciter la parole de l’interviewé

(ii) le dire sollicité par l’intervieweur relaie celui de l’actant député : superposition entre la
parole future et la parole présente. Il s’agit bien ici aussi de dire rapporté, donc de dialogisme,
mais d’un discours futur que l’on anticipe. Ce n’est plus l’intervieweur qui rapporte un
3920 discours antérieur d’un autre énonciateur ; c’est l’interviewé à qui il est demandé de rapporter
sur la scène de l’interaction le discours ultérieur qu’il doit tenir le lendemain. Cette
occurrence hapax demande un cotexte particulier : l’interaction réelle à venir, car la parole de
B.Tapie est celle d’une interaction future. Cela sous-entend aussi qu’elle est considérée
comme future, mais préparée à l’avance, pas spontanée, donc forcément antérieure à
3925 l’interaction future mais aussi à celle en cours.

1.2. Fonctionnement des QCM


Le fonctionnement des QCM sera traité à travers deux aspects : (i) leur nombre et
emplacement dans le fil de l’interview, et (ii) le fonctionnement de la médiation.

3930

1.2.1. Volume et place des questions médiées

L’importance de ces QCM se mesure à leur nombre, ainsi qu’à leur place : sur un total
de 262 questions, 29% allient contrediscursivité et médiation énonciative. 80% des interviews
3935 commencent, après les salutations rituelles, par ce type de question. De plus, en cours
d’interview, l’ouverture d’un nouveau thème (souvent signalée explicitement par la mention
« autre sujet » au début du tour de parole du journaliste) se fait presque toujours (90 %) par
une QCM :

3940 (41) OG24 – autre sujet / le sénateur Philippe Marini qui fait décidément beaucoup parler de lui en ce

127
moment propose de supprimer la demi-part fiscale accordée aux parents isolés quand ils n’ont plus leur
enfant à charge / vous en pensez quoi ?

Notons que certaines questions sans médiation énonciative constituent de fait des reprises des
3945 QCM antérieures auxquelles l’interviewé n’a pas répondu ; par exemple, dans l’interview de
L. Chatel, une même interrogation est réitérée par 3 fois (JMA1, JMA3 et JMA5) :

(42) JMA1 – emprunt Sarkozy vous en avez parlé hier à Matignon où le gouvernement était réuni au grand
complet / question du journal Libération à la une ce matin (JMA montre la une de Libération à L.
3950 Chatel) « Emprunt Sarkozy : La France est-elle en faillite ? »
LCH2 – écoutez c’est quand même légitime que après le discours du président de la république du congrès ::: /
après le remaniement du gouvernement / le premier ministre réunisse l’ensemble de son gouvernement pour euh
mettre en perspective la feuille de route du président parmi laquelle figure effectivement la mise en place d’un
grand emprunt pour investir dans les secteurs de ce qu’on appelle de sortie de crise
3955 JMA3 – parce qu’il n’y a plus de sous dans les caisses ? parce que la France est en faillite ? dit Libération
LCH4 – non / vous savez le gouvernement il est sur trois fronts en même temps / le premier front, c’est la
riposte à la crise / ça c’est le plan de relance (…) / le deuxième front euh c’est ::: la réponse c’est la maîtrise du
déficit / et la poursuite des reformes/ Alain Duhamel l’a dit tout à l’heure/ c’est pas parce qu’il y a la crise qu’il
faut pas continuer à réformer le pays (…) le troisième front / c’est celui d’investissement dans les secteurs
3960 d’avenir, (…) / la France elle doit miser sur les secteurs où elle a un avantage compétitif qui pourront dans les
années qui viennent créer des emplois et de la croissance et c’est l’objet précisément de ce grand emprunt
JMA5 – et alors la France est-elle en faillite ? oui ou non

- le premier tour / première question de l’interview : JMA1, QCM : « question du journal


3965 Libération à la une ce matin »

- 2è question, JMA3 : rattrapage de la médiation in extremis : la médiation « dit


Libération », est postérieure au jugement rapporté, comme en rattrapage « parce que la France
est en faillite ? dit Libération »
- 3é question, JMA5, pas de médiation énonciative, mais employée en relais, place
3970 l’interviewé frontalement devant un ultimatum : oui ou non.

1.2.2. Fonctionnement contrediscursif de la médiation

Le fonctionnement de la médiation énonciative est contrediscursif : il s’agit le plus souvent de


3975 rapporter un discours qui contredit le discours de l’interviewé, constitue un problème, voire
un piège pour lui. Ce qui se note notamment au niveau de l’identité des énonciateurs
convoqués : principalement (i) les opposants politiques (médiation exogroupale), (ii) des
membres d’un même bord politique, mais qui tiennent un discours différent ou contraire,
128
parce qu’ils sont, par exemple, en concurrence (médiation endogroupale) et (iii) plus
3980 rarement, le propre discours de l’interviewé.

Quelles sont les raisons du fonctionnement contrediscursif de la médiation énonciative ?

2. Explication
Les raisons de l’association de la médiation énonciative et de la dimension
3985 contrediscursive semblent avant tout résider dans les représentations actuelles du discours
politique comme dans les attentes que les auditeurs et téléspectateurs ont à l’égard des
médias.

(i) Le discours politique passe de plus en plus pour un écran mensonger dont la fonction
principale est de légitimer le pouvoir de ceux qui le tiennent (Charaudeau 2005). Cette
3990 représentation négative se cristallise dans le syntagme langue de bois. Le journaliste se voit
alors investi d’un rôle de… bûcheron, pour poursuivre la métaphore : ses questions doivent
être autant de coins enfoncés dans l’épaisse écorce du discours politique ; les jugements
critiques antérieurs sont autant de fentes dans ladite écorce qu’il se doit d’exploiter… Faute
de quoi, il encourt le reproche de complaisance, voire de connivence, ou pire : d’être à la
3995 solde de l’homme politique qu’il interviewe.

(ii) Les téléspectateurs veulent du spectacle : que les hommes politiques soient soumis à
la question, certes seulement verbale, voilà qui plaît. Un match de football est agréable à
regarder pour autant qu’il y a des mouvements d’attaque, de défense, de contre-attaque.
L’interview tient de la confrontation sportive ; la question contrediscursive fonctionne comme
4000 une attaque : le journaliste pénètre le terrain discursif de l’interviewé, qui se voit contraint à
se défendre de cette offensive… sans commettre trop de fautes.

L’intervieweur remplit bien son rôle – au double regard de l’éthique journalistique, et des
exigences de l’audimat – s’il pose les questions qui font mal. Notons que ces deux raisons qui
poussent à interroger sur des points sensibles tendent à contrevenir aux règles de la politesse
4005 conversationnelle (Goffman 1973, Brown et Levinson 1987), qui veulent que le locuteur
ménage la face (positive) de l’interlocuteur et qu’il ne pénètre pas son territoire, sa face
négative. Les QCM sont autant de face threatening acts qui, dans le cadre du genre de
l’interview politique, sont parfaitement bienvenues, et même attendues par les téléspectateurs.

La médiation énonciative joue un rôle complexe par rapport à cette exigence générique de
129
4010 questions intrusives, dans la mesure où elle fonctionne comme (i) diésation et (ii)
bémolisation.

(i) En mettant le jugement intrusif au compte d’un énonciateur, le journaliste le légitime,


et indirectement en alourdit la charge contrediscursive : ce n’est pas lui qui l’invente mais une
personnalité de la sphère politique (ou politico-syndicale) – un énonciateur de poids – qui l’a
4015 dit. Ce fonctionnement par autorité citée se voit confirmé par le fait suivant : le nom de la
personnalité mentionnée est souvent suivi d’une apposition qui explicite ses fonctions ou ses
titres, comme en : (9) « Laurence Parisot la présidente du MEDEF », ou en (37) « François
Hollande premier secrétaire du parti socialiste ». Ces appositions au nom des énonciateurs
rapportés ne sauraient être (seulement) informatives : tout téléspectateur français sait que L.
4020 Parisot est la présidente du MEDEF, que F. Hollande est le premier secrétaire du PS, etc.
Elles ont pour fonction essentielle de renforcer la contrediscursivité du jugement déjà diésé
par la médiation énonciative.

(ii) La médiation énonciative, si elle permet de diéser le caractère offensif du jugement


contrediscursif en le légitimant, permet également de bémoliser la responsabilité énonciative
4025 du journaliste, qui se présente seulement comme le locuteur et non comme l’énonciateur du
propos intrusif rapporté. Elle fonctionne, de ce point de vue, comme un bouclier défensif qui
autorise à poser des questions délicates parce qu’il met par avance le locuteur à l’abri des
réponses agressives : mais c’est pas moi qui le dit, c’est x… Et par cette dimension, elle
contribue d’ailleurs à favoriser la dimension contrediscursive : le journaliste peut d’autant
4030 plus appuyer sur la pédale offensive que la médiation énonciative tend à fonctionner, pour
l’intervieweur, comme un paratonnerre qui écarte les possibles foudres de l’interviewé.

Conclusion

Les questions contrediscursives médiées permettent au journaliste d’être d’autant plus incisif
4035 dans son questionnement qu’elles se présentent comme rapportant de différentes manières un
discours antérieur autorisé. La médiation énonciative offre au journaliste l’écran protecteur
qui lui permet d’interroger l’invité politique sur les points sensibles, de poser des questions
intrusives et embarrassantes, sans s’exposer ouvertement aux contre-attaques du politique.

4040 Bibliographie

130
Brown P. et Levinson S., 1987, Politeness: Some universals in language usage, Cambridge:
Cambridge University Press.
Burger M., 2004, « Média Debates : the Discourse of the Host in a TV Talk-Show », in
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Burger M. & Martel G., 2005, Argumentation et communication dans les médias, Québec :
Nota Bene.
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4050 praxéologique du désaccord polémique dans la production d’informations
télévisées », conférence au séminaire Praxiling, Montpellier, mars 2010.
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politique, question contrediscursive médiée et polémique », in Burger M., Jacquin J. et Micheli R.
(éds) La parole politique en confrontation dans les médias, De Boeck.duculot, p. 71-90.

4075

131
Chapitre 9

Dialogisme et discours : un exemple d’analyse

Nous proposons dans ce chapitre un exemple d’analyse dialogique d’un texte publié dans Le
4080 Monde. On trouvera dans la section 1 des points que nous avons eu l’occasion de développer
dans les différents chapitres précédents du cours.

Bres J. et A. Nowakowska, 2005, « "Dis-moi avec qui tu « dialogues", je te dirai qui tu es…
De la pertinence de la notion de dialogisme pour l’analyse du discours », Marges
Linguistiques 9, http://www.marges-linguistiques.com, 17 p.

4085

La dialogisation intérieure du discours trouve son expression dans une suite de particularités de la sémantique, de
la syntaxe et de la composition que la linguistique et la stylistique n’ont absolument pas étudiées à ce
4090 jour (Bakhtine 1934/1975/1978 : 102).

Dis-moi avec qui tu « dialogues », je te dirai qui tu es… De la


4095 pertinence de la notion de dialogisme pour l’analyse du
discours

On a longtemps considéré en France, dans une perspective d’obédience strictement


saussurienne, que l’objet premier et fondamental de la linguistique était la langue, et
4100 l’extension maximale de son champ, la phrase. Au-delà commencerait la terra incognita du
discours, qui relèverait d’autres types d’analyse et n’appartiendrait pas en propre à la
linguistique, dans la mesure où le discours suscite l’intérêt de différentes sciences humaines :
philosophie, psychologie, sociologie, psychanalyse, histoire, etc. Le discours serait donc pour
notre discipline un objet non spécifique, voire quelque peu frelaté. Ajoutons à cette suspicion
4105 le reproche, souvent fondé, adressé à l’analyse du discours, selon lequel elle travaillerait avec
des concepts mous – voire pas de concept du tout -, ou avec des notions importées d’autres
disciplines… La substitution du SN sciences du langage au terme de linguistique, les travaux
de l’Ecole française en analyse du discours, les développements plus récents (cf. notamment
le N° 117 de Langages), les recherches en analyse conversationnelle, ont permis de dénouer
4110 cette crispation, comme de légitimer pleinement le discours comme objet d’étude linguistique.

132
L’analyse du discours est actuellement une branche en plein essor qui, consciente des attentes
qui sont placées en elle, comme de la demande sociale dont elle fait l’objet, tend aujourd’hui à
expliciter sa méthodologie, ce dont témoignent notamment les deux ouvrages de terminologie
de la discipline récemment publiés (Détrie, Siblot et Verine (éd.) 2001 ; Charaudeau et
4115 Maingueneau (éd.) 2002).

Nous aimerions dans cet article faire travailler une notion issue de la translinguistique telle
que l’envisageait Bakhtine14, qui fait encore (trop) peu souvent partie de la trousse à outils de
l’analyste du discours : le dialogisme. Si elle n’est pas la clé ouvrant toutes les serrures
discursives, cette notion permet d’étudier une dimension du discours que le linguiste peut
4120 revendiquer comme son objet propre, à savoir la matérialité discursive, qui tient à ce que le
discours ne saurait être réduit ni à la langue dans laquelle il est dit / écrit, ni à l’idéologie
dans laquelle il est pris15.

L’entreprise n’a rien de facile, et ce pour deux raisons au moins.

– La notion de dialogisme, comme bien souvent chez Bakhtine, n’est pas vraiment définie, et
4125 à force d’extension de son champ explicatif16, devient un outil tellement puissant qu’à la
limite il n’a plus grande vertu heuristique. Bakhtine d’autre part, pour ce qui est de cette
notion (présente principalement dans les deux articles « Du discours romanesque »
(1934/1975/1978) et « Les genres du discours » (1952/1979/1984)), en reste à une
appréhension relativement générale, qui n’est pas directement opératoire. Nous sommes donc
4130 devant la nécessité de la définir précisément et de cadrer quelque peu, au risque que cette
définition et ces cadres s’avèrent à l’usage trop étroits, et doivent donc être déplacés ;

– la notion de dialogisme – que Bakhtine, on va le voir, place au cœur de l’activité langagière,


mais qui lui sert surtout à traiter du discours romanesque – a été principalement travaillée, en
sciences du langage, d’un point de vue énonciatif. Que l’on parle de polyphonie17 ou de
4135 dialogisme, la problématique a surtout permis de remettre en cause « l’unicité du sujet parlant
(Ducrot 1984 : 171), de reconsidérer la description de certains faits linguistiques (entre

14 Cf. Todorov 1981 : 42-48.


15 La notion de matérialité discursive repose sur l’idée que les formes sont productrices de sens en
contexte et en interaction avec un certain nombre de médiations, au nombre desquelles l’énonciation,
l’interdiscours, le type et le genre du discours, le type d’interaction, l’idéologie.
16 « Le terme central [de dialogisme] est, comme on peut s’y attendre, chargé d’une pluralité de sens
parfois embarrassante » (Todorov 1981 : 95).
17 Une recherche conduite par l’un d’entre nous sur les textes russes permet de préciser l’usage que fait
Bakhtine des deux notions de dialogisme et de polyphonie (Nowakowska 2005) : le terme de polyphonie est
utilisé pour qualifier l’interaction entre les différentes voix dans un certain type de roman : le roman
polyphonique, dans lequel la voix du héros « résonne aux côtés de la parole de l'auteur et se combine d'une
façon particulière avec elle ainsi qu'avec les voix moins qualifiées des autres héros » (1963 : 11). En conformité
avec le champ musical auquel il est emprunté par métaphore, le terme de polyphonie pose ces différentes voix à
égalité. Au contraire de l'énoncé quotidien qui (sauf peut-être dans le discours de l'aliéné), feuilleté par le
dialogisme, présente les différentes instances énonciatrices hiérarchiquement. C'est pourtant à partir du concept
de polyphonie et non de celui de dialogisme que Ducrot 1984 construit sa « théorie polyphonique de
l'énonciation », en procédant à « une extension (très libre) à la linguistique des recherches de Bakhtine sur le
littéraire » (p.173). C’est également le terme de polyphonie que Maingueneau 1991 retient, dans ses analyses du
discours, dans une acception identique à celle de dialogisme.
133
autres : la modalisation autonymique (Authier 1995), le conditionnel (Haillet 2002), le
subjonctif (Donaire 2001), certains faits syntaxiques (Bres 1998 et 1999, Maingueneau 1994,
Nølke 1994 et 2001, Nowakowska 2004)), de montrer l’intérêt de la notion pour l’analyse de
4140 certains faits de discours (Maingueneau 1991, Moirand 1999, 2001). Mais la notion même n’a
jamais été vraiment questionnée, autrement que latéralement, dans son rapport à l’analyse du
discours.

C’est précisément ce type de questionnement que nous entendons développer dans cet article.
Après avoir présenté la notion de dialogisme telle que nous la faisons travailler
4145 principalement à partir des deux articles, « Du discours romanesque » et « Les genres du
discours », mentionnés supra, nous illustrerons son rendement et sa puissance explicative en
analyse du discours en étudiant un texte assez bref, choisi pour sa maniabilité.

1. La notion de dialogisme
4150

Nous procéderons à sa présentation à partir des deux couples dialogal / monologal, et


dialogique / monologique.

1. 1. Dialogal et monologal
4155

Pour Bakhtine, la réalité première du langage c’est l’interaction verbale, et sa forme


prototypique, le dialogue. Un texte18 dialogal peut être défini par l’alternance des locuteurs
qui détermine les frontières des différents « énoncés »19, à savoir des tours de parole. Le tour
de parole est doublement pris dans l’échange verbal : il répond à une réplique antérieure ; il
4160 sera lui-même réplique antérieure à laquelle répondra le locuteur suivant. Pour illustrer ce fait,
Bakhtine a recours à l’image de la chaîne : « l’énoncé est un maillon dans la chaîne de
l’échange verbal » (1978/1979/1984 : 291)20. Cette structure externe détermine une
dimension interne importante du tour de parole, sa double orientation dialogique, vers le tour
antérieur, et vers le tour ultérieur :

4165

Un énoncé est relié non seulement aux maillons qui le précèdent mais aussi à ceux qui lui succèdent dans la
chaîne de l’échange verbal (…) L’énoncé, dès son tout début, s’élabore en fonction de la réaction-réponse
éventuelle, en vue de laquelle il s’élabore précisément. (…) Tout énoncé s’élabore comme pour aller au devant de
cette réponse (1952/1979/1984: 302-303).
4170

18 Dans cet article, nous emploierons texte et discours de façon synonymique, même si nous reconduisons
par ailleurs la distinction linguistique textuelle / analyse du discours.
19 Nous remplaçons le terme d’énoncé, que l’on trouve dans la traduction française de l’article « Les
genres du discours », mais qui est propice à toutes les confusions, par celui, plus réglé, de tour de parole.
20 L’analyse conversationnelle a largement confirmé et approfondi cet aspect.
134
Mais les textes ne se présentent pas tous sous la forme d’un enchaînement de tours de parole :
l’article de journal, l’inscription funéraire, la nouvelle ou le roman p. ex. se manifestent non
comme dialogue (deux ou plusieurs locuteurs) mais comme monologue (un seul locuteur). Et
l’intérêt de l’analyse bakhtinienne est, au lieu d’opposer dialogal et monologal comme deux
4175 entités radicalement différentes, d’articuler le second au premier : le texte monologal est à
comprendre, quelle que soit sa taille, comme un tour de parole d’un genre particulier. Les
répliques antérieure et ultérieure sont absentes de la structure externe – le texte ne se présente
pas sous la forme d’un enchaînement de tours - mais n’en affectent pas moins la structure
interne du texte, qui, comme le tour de parole dans un texte dialogal, mais de façon cependant
4180 différente, manifeste une orientation dialogique. On pourrait dire que, dans le dialogal, les
tours de parole antérieurs et ultérieurs sont in praesentia, alors que, dans le monologal, ils
sont in absentia. Ce que nous proposons de représenter ainsi (les parenthèses signalent les
tours in absentia) :

4185

texte dialogal texte monologal

- tour de parole 1 - (tour 1 : texte(s) antérieur(s))


- tour de parole 2 qui répond au tour 1 et - tour 2 : texte monologal qui fonctionne comme
qui est orienté vers le tour 3 réponse à des textes antérieurs et est orienté vers des
- tour de parole 3 textes ultérieurs
- (tour 3 : texte(s) ultérieur(s))

Figure 1

4190 Le texte dialogal comme le texte monologal manifestent donc une orientation dialogique.
Selon la lecture que nous faisons du texte de Bakhtine, sont à écarter deux interprétations de
la notion de dialogisme : (i) celle qui fait de dialogique un équivalent de dialogal ; (ii) celle
qui réduit le dialogique à un phénomène n’affectant que le texte monologal : le dialogisme
serait dans cette optique la part dialogale du texte monologal.

135
4195 Cette précision posée, comment donner du corps linguistique à la notion d’orientation
dialogique ? Comment expliciter les belles images de « reflets réciproques » ou
d’ « harmoniques dialogiques » employées par Bakhtine pour célébrer cette notion ?

Les énoncés (= tours de parole) ne sont pas indifférents les uns aux autres, et ils ne se suffisent pas à eux-mêmes ;
4200 ils se connaissant les uns les autres, se reflètent les uns les autres. Ce sont précisément ces reflets réciproques qui
déterminent leur caractère (1952/1979/1984: 298), (les italiques sont nôtres).

Les harmoniques dialogiques remplissent un énoncé et il faut en tenir compte si l’on veut
comprendre jusqu’au bout le style de l’énoncé (op. cit. : 300), ( les italiques sont de
4205 Bakhtine).

1. 2. Dialogique et monologique

Il semble que, à la lecture des textes de Bakhtine, on puisse définir le dialogique comme
4210 l’orientation de tout énoncé (au sens précédemment explicité de ‘tour de parole’), constitutive
et au principe de sa production, (i) vers des discours réalisés antérieurement sur le même
objet de discours, (ii) vers le discours-réponse qu’il sollicite, (iii) vers lui-même en tant que
discours. Cette triple orientation se réalise comme interaction, elle-même triple :

– le locuteur, dans sa saisie d'un objet, rencontre les discours précédemment tenus par d'autres
4215 sur ce même objet, discours avec lesquels il ne peut manquer d'entrer en interaction ;

– le locuteur s'adresse à un interlocuteur sur la compréhension-réponse duquel il ne cesse


d'anticiper, tant dans le monologal que dans le dialogal.

– le locuteur est son premier interlocuteur dans le processus de l’auto-réception.

On parle de dialogisme interdiscursif, pour le premier type d’interaction ; de dialogisme


4220 interlocutif, pour le second ; d’autodialogisme pour le troisième. Cette triple interaction se
manifeste, au niveau du discours produit, comme dialogisation intérieure « trouv(ant) son
expression dans une suite de particularités de la sémantique, de la syntaxe et de la
composition » (1934/1975/1978 : 102). La dimension dialogique affecte donc (i) le niveau
macro de l’énoncé-tour-texte, car c’est à ce niveau global qu’intervient l’orientation vers les
4225 autres discours, leur rencontre ; (ii) les différents niveaux inférieurs qui composent cette unité,
notamment celui des énoncés-phrases, ou celui, encore inférieur, des mots eux-mêmes.

Les marques dialogiques sont fort variées, de par les niveaux discursifs qu’elles affectent, de
par les outils linguistiques qu’elles mettent en œuvre, et également de par la façon dont elles
font entendre la voix de l’autre, qui va de l’explicite – sa représentation dans la mention du
4230 discours direct, son affleurement dans les « îlots textuels », à l’implicite : son enfouissement

136
le plus profond, lorsque les signifiants font (presque) défaut, sans que pour autant l’autre voix
cesse d’être perceptible.

Dans l’étude que nous allons proposer comme exemple, nous travaillerons seulement la façon
dont le dialogisme se marque au niveau de la syntaxe phrastique, sous la forme de
4235 « microdialogues ». Nous prenons à la lettre cette image bakhtinienne : si dialogue il y a à
l’intérieur de l’énoncé-phrase dialogique, c’est qu’il est analysable en deux énoncés : un
premier énoncé, auquel répond un second énoncé. Mais précisément du fait que nous sommes
dans le dialogique et non dans le dialogal, dans le dialogue interne et non dans le dialogue
externe, cette interaction se marque non par une alternance de tours mais par la dualité
4240 énonciative, le deux dans l’un (Authier-Revuz 1995) d’un seul et même énoncé syntaxique. Et
c’est cette dualité énonciative qui définit l’énoncé-phrase dialogique. Prenons un
exemple dans le texte que nous allons soumettre à analyse :

(1) L’élection imminente du président du mouvement est-elle de nature à apporter un début de solution à cette
4245 crise ? (l. 4)

On dira que cet énoncé interrogatif, que nous appellerons [E], est dialogique (i) en ce qu’il
« rapporte » un autre énoncé, affirmatif, sans en mentionner la source, que nous appellerons
[e], reconstructible comme :
4250

(2) L’élection imminente du président du mouvement est de nature à apporter un début de solution à cette crise.

Et (ii), en ce qu’il le met en débat par l’interrogation. Il nous semble de la sorte donner un
4255 contenu précis – peut-être trop – à la notion bakhtinienne de « réaction-réponse » : l’énoncé
dialogique tout à la fois « rapporte » un autre énoncé et dans le même temps « dialogue » avec
lui.
Cette approche nous a permis de définir précisément l’énoncé dialogique en termes
d’actualisation. Nous reprenons à Bally (1934/1965 : 36-38) l'analyse de l'actualisation
4260 phrastique comme application d'un modus à un dictum et la distinction entre sujet modal et
sujet parlant (que nous nommerons respectivement énonciateur et locuteur). L’actualisation
phrastique se réalise par un ensemble d’opérations parmi lesquelles on peut distinguer, entre
autres, (i) les opérations d’actualisation déictique (temporelle, spatiale et personnelle) des
différents éléments du dictum (ou contenu propositionnel) en vue de la référenciation ; (ii) les
4265 opérations d’actualisation modale, consistant à appliquer un modus au dictum (Bally
1934/1965 : 36-38) ; (iii) les opérations d’actualisation phonétique ou graphique consistant à
inscrire l’énoncé dans le mode sémiotique choisi, oral ou écrit. Les deux premiers types
d’opération (actualisation déictique et modale) relèvent de la programmation de l’à-dire
(Détrie et al. 2002) et sont mises au compte d’une instance que nous proposons de nommer
4270 énonciateur. Les opérations d’actualisation phonétique ou graphique relèvent de la réalisation
du dire, et sont mises au compte d’une instance nommée locuteur. Dans le présent travail,
nous ne nous intéresserons qu’à la dimension d’actualisation déictique et modale, et donc ne
parlerons que d’énonciateur(s).
Dans l’énoncé monologique, un énonciateur e1 actualise déictiquement et modalement un
4275 dictum, pour en faire un énoncé [e]. Il en va différemment pour l’énoncé dialogique comme

137
celui proposé en (1), dans lequel on distingue, à l’analyse, sous l’unité de surface, deux actes
d’énonciation :

– celui, enchâssant, correspondant à l’interaction du scripteur de cet article avec le lecteur, et


qui se manifeste par l’énoncé [E], à savoir (1) ;

4280 – celui, enchâssé, correspondant à une autre interaction, antérieure, dont les interactants pas
plus que le temps ni le lieu ne sont explicités, à laquelle correspond l’énoncé (reconstruit) [e],
à savoir (2).

Dans ce type d’énoncé, l’actualisation déictique et modale de l’énonciateur que nous


nommerons E1 s’applique non pas à un dictum, mais à un élément présenté comme ayant déjà
4285 statut d'énoncé, à savoir [e], qui en tant que tel a déjà fait l'objet d’opérations d’actualisation
par un autre énonciateur (que nous appellerons e1). On distinguera en conséquence :
– pour l’acte d’énonciation enchâssé, un énonciateur e1 (ici non explicité), actualisateur de
l’énoncé [e] reconstruit approximativement comme [L’élection imminente du président du
mouvement est de nature à apporter un début de solution à cette crise.] ;
4290 – pour l’acte d’énonciation enchâssant, un énonciateur E1, actualisateur de l’énoncé [E]
[L’élection imminente du président du mouvement est-elle de nature à apporter un début de
solution à cette crise ?] en tant qu’il résulte de l’application du modus d’interrogation à
l’énoncé [e].
On dira que l'énonciateur E1 attribue l'assertion [L’élection imminente du président du
4295 mouvement est de nature à apporter un début de solution à cette crise ] à un autre énonciateur
(e1), et se charge quant à lui de la mettre en débat. Ajoutons que l’instance du scripteur
coréfère avec celle de l’énonciateur E1. Afin d’éviter de fastidieuses répétitions, nous
emploierons parfois, dans le cours de l’analyse, le terme de scripteur en lieu et place de celui
d’énonciateur E1.
4300 La dualité énonciative, si elle structure tout énoncé dialogique, peut le faire de façons fort
variées, qui tiennent notamment, nous l’avons dit, au mode de présence de l’énoncé enchâssé
[e] dans l’énoncé enchâssant [E]. Nous désignerons par x la forme que prend l’énoncé [e]
reconstruit dans l’énoncé observable [E], (et, complémentairement, par y, la partie de [E]
relevant du seul E1).
4305 En appui sur les bases et la méthodologie que nous venons de présenter, nous avons entrepris,
dans des travaux antérieurs, de répertorier et de décrire quelques-unes de ces « formes de
réactions-réponses » (Bres 1998, 1999, Bres et Nowakowska 2004, Nowakowska 2004) :
discours rapporté, modalisation autonymique, conditionnel, négation, comparaison,
renchérissement, confirmation, concession, opposition, certaines subordination (puisque x, si
4310 x, bien que x), interrogation, clivage, détachement… ; comme d’expliciter les notions qui,
dans les cadres de la théorie praxématique de l’actualisation que nous développons dans notre
équipe21, permettent de les décrire (Bres et Verine 2002), ainsi que de tenter un premier
classement des marqueurs dialogiques à partir des différentes formes que prend, à la surface
textuelle, l’orientation dialogique (Bres 2004). Notre objectif, comme nous l’avons dit, sera
4315 ici plus pratique : il s’agira de tester la fécondité de la notion de dialogisme en analyse du
discours en la faisant travailler, au seul niveau phrastique, sur un texte particulier.

1. 3. Dialogisme et analyse du discours

21 Cf. notamment Détrie, Siblot et Verine (éd.) 2001.


138
4320 Revenons au texte de Bakhtine :

Toute énonciation, même sous forme écrite figée, est une réponse à quelque chose et est contruite
comme telle. Elle n'est qu'un maillon de la chaîne des actes de parole. Toute inscription prolonge
celles qui l'ont précédée, engage une polémique avec elles, s'attend à des réactions actives de
4325 compréhension, anticipe sur celles-ci, etc. (Bakhtine 1929/1977 : 105).

Tout texte (tour de parole, « énonciation », discours) répond à des textes qui l'ont précédé et
suscité et anticipe sur des textes ultérieurs qu'il suscite. Ce type d’analyse peut certes conduire
à fondre le texte dans ledit « courant de communication »22, en effacement de sa matérialité
4330 discursive. Mais on peut au contraire, se gardant de cette pente qui dissout l’analyse du
discours dans l’analyse de la communication, penser que ces liens du discours avec des
discours antérieurs et des discours ultérieurs, ce positionnement interdiscursif, est non un
épiphénomène, mais un phénomène absolument central : pas plus qu’on ne peut prendre la
parole sans le faire dans telle langue, dans tel type et genre du discours, sans construire une
4335 scène qui distribue la personne, l’espace et le temps à partir de l’énonciateur, de même on ne
saurait « discourir », dans un sens très large, sans rencontrer les discours des autres,
l’interlocuteur comme discours, et… son propre discours. Si l’on fait sienne la démarche
bakhtinienne, le discours ne peut plus être traité, selon la perspective de certaines analyses
structurales, dans ses seules clôtures internes – qui apparaissent pour ce qu'elles sont : une
4340 dénégation de l'hétérogénéité – mais doit être rapporté à de l'extérieur constitutif23. Le
discours apparaît dans son incomplétude qui fait signe vers d'autres discours, et invite à le
replacer dans les « dialogues internes » qui présidèrent à sa production, et peuvent seuls
rendre compte de sa structure comme de son sens..

4345 2. Le dialogisme appliqué à l’étude d’un texte

2. 1. Texte, contexte et cotexte interdiscursif

Le discours sur lequel nous choisissons de tester la pertinence de la notion de dialogisme – au


4350 niveau de la syntaxe phrastique – a été publié dans le quotidien Le Monde du 20 novembre
1999, dans la page Horizons-Débats. Il s’agit d’un texte monologal, argumentatif, relevant :

- du type de discours politique (notamment de par son thème et son signataire), dans un
support journalistique ;

- et du genre du discours Point de vue, qui implique qu’on a affaire a une réflexion
4355 particulière et autorisée sur un objet discursif le plus souvent déjà thématisé.

Nous avons choisi ce texte – qui, par ses caractéristiques (monologal, politique, argumentatif),
correspond au type d’objet discursif sur lequel s’était prioritairement penchée l’Analyse

22 De ce point de vue, les critiques formulées par Authier-Revuz 1995 à l’égard de certaines approches
communicatives nous paraissent pleinement valides.
23 Le dialogisme rencontre là la notion d’interdiscours (Pêcheux 975 : 146).
139
française du discours des années 70 – principalement pour sa commodité : relativement court,
il est facilement manipulable.

4360

L’objet du discours de ce texte est la crise interne que traverse un parti politique, le RPR, en
1999, crise dont la manifestation la plus claire a été la démission de son président, Philippe
Seguin, en avril de la même année. Le scripteur du texte étudié, J.-P. Matière, membre de ce
parti, a lui-même démissionné de ses responsabilités (président de la Fédération RPR de
4365 l’Indre). Cette situation politique de crise a donné lieu à une forte production discursive. En se
saisissant de cet élément dont il fait son objet de discours, le scripteur va rencontrer ces
différents discours, et interagir dialogiquement avec eux, notamment avec l’argument selon
lequel la solution à ladite crise passe prioritairement par l’élection du futur président du
mouvement.

4370

Le malaise du RPR
par Jean-Pierre Matière

4375 Le RPR connaît sans doute la crise la plus grave de son histoire tant par son ampleur que par sa nature : une crise
structurelle et qui met en cause la crédibilité du mouvement gaulliste. C’est parce qu’il y avait crise que Philippe
Séguin est parti, et non l’inverse. Car cette crise repose fondamentalement sur la conception du rôle politique du
RPR en période de cohabitation. Dans ces conditions, l’élection imminente du président du mouvement est-elle
de nature à apporter un début de solution à cette crise ? Je suis très sceptique, pour deux raisons au moins.
4380 La première tient précisément au fait que la réponse urgente, et pour l’heure la seule, que l’on semble vouloir
donner à cette crise réside dans une élection – interne, qui plus est – en focalisant lourdement sur elle, en la
solennisant, voire en la sublimant, au terme d’une campagne terriblement longue. C’est comme si on voulait
laisser à penser, conformément à de mauvaises habitudes, que la sortie de la crise passe plus par la personnalité
d’un chef que par la réaffirmation forte et claire des idées du mouvement. Or nous sommes un certain nombre à
4385 penser que c’est sur ce dernier point qu’il y avait urgence !
Le RPR aurait pu s’accommoder parfaitement, pendant quelque temps encore, d’une direction collégiale
provisoire, ou, s’il y avait exigence statutaire, cette élection aurait pu être organisée plus tôt ou plus tard, mais,
en tous les cas, avec une campagne beaucoup plus courte. Le mouvement y aurait gagné en image, sans doute,
mais surtout en efficacité : le problème essentiel du RPR est moins d’avoir un président que de retrouver une
4390 crédibilité politique.
Or, pour tenter de retrouver rapidement cette crédibilité défunte, j’étais de ceux qui attendaient que l’on se réfère
au plus tôt à trois excellents textes ratifiés démocratiquement, de fraîche date, et à une écrasante majorité par les
militants sous la présidence de Philippe Séguin : le “ manifeste pour nos valeurs ”, dont on a pu mesurer en juin
combien il en coûtait d’abandonner son contenu ; la “ charte de l’élu ”, dont on voit bien les applications qu’elle
4395 peut avoir dès aujourd’hui ; et enfin l’excellent “ projet pour la France ”, dont l’urgence commandait d’installer
des structures ad hoc pour le traduire en programme électoral aux fins de réécrire un discours politique lisible, de
se recréer un espace politique pour exister, et de disposer d’une référence programmatique permettant de
critiquer de façon plus crédible les mesures gouvernementales.
Bref, dès la rentrée de septembre, il aurait fallu situer la sortie de la crise sur le terrain des idées.
4400 Malheureusement, jusqu’à ce jour, le RPR n’existe dans les médias que par le jeu des pronostics sur l’issue de
son élection interne, tandis que la majorité, pourtant plus hétérogène que plurielle, fait tranquillement passer le
second texte sur les 35 heures à l’assemblée.
Mais – seconde raison de notre scepticisme -, même si le RPR s’était situé sur le terrain des idées, et même à
supposer que l’élection de son président soit une première petite étape vers un début de renaissance formelle ( ?),
4405 comment peut-il redevenir politiquement crédible aux yeux des électeurs ?

140
Ils se souviennent, par exemple, qu’en octobre 1995 on a fait, notamment en matière fiscale, le contraire de ce
qui avait été promis ; ou qu’au printemps 1999, après avoir affirmé et écrit que la nation était la première des
valeurs gaullistes, on a donné le sentiment fâcheux de vouloir la dissoudre dans la nébuleuse fédéraliste.
Il nous semble qu’il n’y a qu’une façon et une seule de retrouver cette crédibilité : le respect. Respect des
4410 militants RPR quand ils tiennent un langage plus radical que ne le traduiseent leurs cadres. Respect des électeurs
RPR, qui ont des attentes plus claires et plus cartésiennes que ne l’expriment les discours et les actes de leurs
élus. Respect des promesses et des échéances électorales. Respect, enfin, d’une déontologie politique.
Certes, les candidats à la présidence du mouvement tiennent tous, peu ou prou, ce langage ; il n’est pas question
de mettre en doute leur bonne foi. Il se trouve que celui qui a voulu et su incarner ces différentes formes de
4415 respect s’est fait flinguer comme une vulgaire pipe de foire en avril.
C’est pourquoi on ne peut s’empêcher de ressentir un certain malaise quant à l’issue de cette élection interne.
Soit le nouveau président élu du RPR prête allégeance à l’Elysée. Toutes les bonnes intentions exprimées ne
resteront alors que verbiage ; rien n’aura véritablement changé sur le fond par rapport à ce qui existait avant
Philippe Séguin. Soit c’est le candidat qui lui est le plus proche qui est élu, celui qui revendique haut et clair la
4420 plus large autonomie pour le mouvement, et on voit mal, en ce cas, pourquoi il résisterait mieux et plus
longtemps que son prédécesseur aux crocs-en-jambe qui lui seront tendus au mépris du respect d’un principe
simple : le président de la République cohabite, c’est-à-dire respecte la Constitution, mais le RPR s’oppose
fermement et propose librement et clairement, c’est-à-dire respecte la volonté de ses militants et de ses électeurs.
C’est pourtant à cette seule condition que le RPR peut espérer commencer à recouvrer un peu de crédibilité
4425 politique, c’est-à-dire un avenir.
Jean-Pierre Matière est ancien président (démissionnaire) de la Fédération RPR de l’Indre.

4430

141
Une première lecture permet de relever les marqueurs de dialogisme syntaxique suivants : le
discours rapporté (l. 9, 33), la citation en modalisation autonymique (l. 19, 20, 21),
l’interrogation (l. 4, 31), la confirmation (l. 1), la comparaison (l. 9, l. 15), le clivage (l. 2, 11,
4435 45, 50), le renchérissement (l. 14), la négation prédicative (l . 39), la négation restrictive (l.
26, 35, 43, 50), l’hypothèse (l. 13, 29), la concession (l. 39), l’opposition (l. 50),
l’explicitation (l. 48, 49, 51)… A cette simple énumération, il apparaît que ce texte fait un
usage intense et varié des énoncés dialogiques : approximativement 50 % de sa surface est
traversée par la dualité énonciative, en appui sur plus d’une douzaine de tours. Son orientation
4440 dialogique est donc très forte. Cette étape préalable du relevé réalisée, il convient de rentrer
dans le détail de l’analyse des marqueurs syntaxiques dialogiques. On peut le faire à partir de
trois questions :
- avec quelles voix le scripteur dialogue-t-il ? quels sont les discours auxquels il « répond » ?
En indique-t-il la source énonciative explicitement ? Si cette source est laissée dans
4445 l’implicite, est-elle identifiable par / pour le lecteur ?

- quel type de relation, en fonction des marqueurs dialogiques utilisés, le scripteur noue-t-il
avec ces différentes voix ? Plutôt irénique ou plutôt agonale ? Entre les deux pôles opposés de
l’accord et du rejet, toutes les nuances sont possibles.

- les discours convoqués et les relations évoquées par l’orientation dialogique du texte
4450 permettent-elles de définir la posture discursive du scripteur, du genre discursif utilisé ?

On choisit de répondre à ces trois questions non pas séparément mais globalement, à partir
des trois types de dialogisme dégagés par Bakhtine : interdiscursif, interlocutif et
autodialogique.

4455 2. 2. Dialogisme interdiscursif

A quels discours antérieurs le texte répond-il ? Remarquons que l’analyse de l’énoncé


dialogique proposée supra permet d’identifier et parfois de reconstruire l’énoncé attribué à
autrui, mais pas de l’identifier. Pour reprendre l’occurrence (1), l’analyse de l’énoncé
4460 interrogatif [E] comme dialogique permet de dégager l’énoncé affirmatif enchâssé mais pas
de dire à qui il est imputé, à quel discours il appartient. L’analyse énonciative présuppose un
énonciateur enchâssé e1, mais ne dit rien de son identité, qui pourra être implicite comme
dans l’occurrence (1) ou explicite comme dans (1’) que nous forgeons :

4465 (1’) L’élection imminente du président du mouvement est-elle de nature à apporter un début de solution à cette
crise, comme l’avance son secrétaire général ?

La linguistique textuelle n’aurait cure de cet implicite, mais pas l’analyse du discours, qui se
soucie de mettre en relation le texte avec sa production et sa réception.
4470 Qu’en est-il dans notre texte ? Ses énoncés dialogiques (i) saisissent parfois l’énonciateur e1 à
partir du pronom personnel indéfini on ; mais (ii) le plus souvent n’explicitent pas les voix
convoquées.

(i) e1 est linguistiquement actualisé par le pronom on (l. 6, 8, 33). Analysons l’occurrence de
l. 33 :

4475

(l. 33) Après avoir affirmé et écrit que la nation était la première des valeurs gaullistes, on a donné le sentiment
fâcheux (…)

L’énoncé [e] [la nation est la première des valeurs gaullistes], rapporté indirectement, est, via
4480 la transformation infinitive, attribué à l’énonciateur on, qui, cotextuellement, réfère à l’actant
« le RPR ». Comme on pouvait s’y attendre, le scripteur dialogue avec le discours du RPR.

(ii) l’énonciateur des énoncés enchâssés n’est pas explicité, comme dans (1), mais la
compétence discursive du lecteur (comme celle de l’analyste) lui permet – ou ne lui permet
pas – , à partir de l’énoncé enchâssé [e], d’identifier le discours convoqué. Nous avons
4485 identifié trois discours (autrement nommés voix) : le discours de tout un chacun, le discours
socialiste, et enfin et surtout, le discours de la direction et de la majorité actuelle du RPR.

2.2. 1. La voix de tout un chacun

Le titre de l’article: « Le malaise du RPR », est un SN de structure : [article défini + N de


4490 SN]. Le déterminant et la structure [N de SN] se présentent comme la reprise d’un antérieur
discursif auquel ils renvoient.
- D’un strict point de vue linguistique, l’article défini pose que la singularité du référent visé
par le nom commun malaise (du RPR) est acquise (Guillaume 1944/ 1964). Il donne donc
l’instruction de chercher ce qui justifie ladite singularité. Suivant le co(n)texte, cette
4495 singularité pourra s’expliquer anaphoriquement, cataphoriquement, ou déictiquement. On peut
faire l’hypothèse, à première lecture, que l’on a affaire ici à un fonctionnement anaphorique ;
et du fait que le SN est en titre, il ne peut s’agir que d’établir un lien avec du hors-texte, à
savoir des textes qui, antérieurement à l’article en question, ont parlé du « malaise du RPR ».
Confirmation : dans la page Horizons Débat du Monde, les titres qui posent l’objet du
4500 discours non pas comme appartenant à ce que connaît le lecteur (qui fait donc partie du déjà-
dit), à savoir dans un fonctionnement de rappel thématique, mais comme apportant une
information nouvelle (que le corps de l’article se charge de développer), donc dans un
fonctionnement rhématique, se présentent le plus souvent sans déterminant : p. ex. le titre
Corporatisme judiciaire (14 janvier 2004) implique que l’article va catégoriser un fait (la
4505 mauvaise réception de la proposition de prime de rendement, par la magistrature) de façon
nouvelle, qui ne s’inscrit pas dans la continuité d’un dit précédent.

- Le N complexe malaise du RPR fonctionne comme la nominalisation d’un énoncé


précédemment asserté : il y a un malaise au RPR, qu’il présuppose. Il renvoie donc également
à de l’ailleurs-antérieur discursif.
4510 La structure linguistique du titre est donc fortement dialogique : elle présuppose que le SN Le
malaise du RPR, ou plus précisément son contenu - dans la mesure où le terme de malaise se
présente sans balise de modalisation autonymique comme les guillemets ou les italiques, il est
employé non pas en usage et en mention, mais seulement en usage - est emprunté à un autre
discours. D’autre part, ledit SN est modalisé implicitement par un acte de confirmation : à la
4515 différence de Le malaise du RPR ?, qui mettrait en débat par l’interrogation l’énoncé
présupposé il y a un malaise au RPR , ou Le « malaise » du RPR, qui poserait explicitement
par les guillemets de modalisation autonymique l’emprunt à un autre discours, et sous-
entendrait probablement une prise de distance par rapport à la valeur de vérité de l’énoncé
présupposé, l’absence de ponctuation a valeur dialogique de confirmation implicite de
4520 l’énoncé il y a un malaise au RPR.

L’incipit confirme la dimension dialogique que nous avons lourdement décrite. La première
phrase, qui développe la nominalisation du titre :

(l. 1) le RPR connaît sans doute la crise la plus grave de son histoire
4525

comporte l’adverbe de modalisation sans doute que nous analysons comme un marqueur de
confirmation. A savoir que cet énoncé est dialogique, et laisse entendre deux voix :

- celle d’un énonciateur e1 assertant l’énoncé [e] : [le RPR connaît la crise la plus grave de
son histoire] ;

4530 - et celle de l’énonciateur E1 (correspondant au scripteur) qui confirme par sans doute ledit
énoncé.

L’énonciateur e1 n’est pas explicité. A qui est prêté l’énoncé selon lequel [le RPR connaît la
crise la plus grave de son histoire] ? La presse ? La majorité parlementaire de gauche ? Le
RPR lui-même ? Le lecteur de cet article – on passe du dialogisme interdiscursif au
4535 dialogisme interlocutif – que le scripteur présuppose partageant ce discours ? Sans doute tous
ceux-là, ce qui contribue à assurer la valeur descriptive de l’énoncé qui se présente comme
une vérité, dans la mesure où il reprend un discours qui peut être tenu et partagé par tout le
monde.

La confirmation de E1 porte sur un énoncé qui est potentiellement menaçant pour le territoire
4540 du militant politique, puisqu’il pointe un problème interne à son parti. Traditionnellement
dans le discours politique public, face à un discours réalisant ce type d’acte, la réaction
dialogique est de négation24, ou de concession (accord temporaire et partiel avec l’autre
discours, pour lui donner rapidement une autre orientation), et non de confirmation. N’a-t-on
pas ici une première marque du positionnement discursif du scripteur, celui du contestataire,
4545 dans la mesure où, alors que la position de légitimité est de (dé)négation, il adopte une
position d’accord avec les jugements négatifs ?

24 P. ex., F. Bayrou répond à un journaliste qui l’interroge sur les difficultés relationnelles entre son parti,
le PR, et le RPR, en 1998 : « il n’y a aucune ombre entre le PR et le RPR ».
2.2. 2. La voix de l’adversaire politique

4550 Le discours de l’adversaire – en l’occurrence, pour un membre du RPR, en 1999, celui de la


majorité parlementaire de gauche – qui est traditionnellement convoqué de façon privilégiée
dans le discours politique (il faut répondre à l’adversaire, à ses critiques pour les rejeter,
comme à ses propositions pour les dévaloriser), est quasiment absent. Tout au plus peut-on
relever l’allusion suivante au discours de la gauche, dans le tour comparatif :

4555

(l. 26) le RPR n’existe dans les médias que par les jeux des pronostics sur l’issue de son élection interne, tandis
que la majorité, pourtant plus hétérogène que plurielle, fait tranquillement passer le second texte sur les 35heures.

Le SN « majorité plurielle », par lequel la majorité de gauche se définissait à cette époque, qui
4560 fait donc partie de façon emblématique de son discours, est désarticulé par le tour comparatif
de supériorité plus y que x, qui permet (i) de mettre en relation un élément du discours de
l’énonciateur E1 (correspondant au scripteur) : « majorité hétérogène », et un élément du
discours d’un autre énonciateur e1 (correspondant à la majorité de gauche) : « majorité
plurielle » ; (ii) de déclarer la première caractérisation plus pertinente que la seconde. Bien
4565 peu de chose donc à l’égard de l’adversaire politique : une simple égratignure au passage (la
remarque est incluse dans une subordonnée), au demeurant pas très profonde : le scripteur
pouvait prendre une posture de distance ironique par rapport au discours de l’autre (la
majorité soit-disant plurielle), ou de rejet frontal par la négation (la majorité, non pas
plurielle mais hétérogène) ; il choisit un tour comparatif qui, s’il pose la supériorité de la
4570 qualification qu’il propose, ne disqualifie pas totalement l’énoncé de l’autre.

2.2. 3. La voix du RPR

C’est principalement le discours de la direction du RPR que le scripteur convoque pour lui
4575 opposer et lui substituer son propre discours, par des marqueurs de dissensus oscillant entre la
posture du ménagement et celle de l’affrontement. On verra également qu’il « dialogue » non
pas avec un mais avec deux discours du RPR.

1. Posture du ménagement

4580 Le discours de la direction du RPR est convoqué à travers des tours dialogiques – (i)
interrogation totale, (ii) comparaison, - qui, s’ils manifestent une relation non pas de
confirmation mais d’opposition, le font d’une manière qui ménage cette autre position
discursive.
(i) L’interrogation. Nous avons vu que l’interrogation totale était analysable, dans une
4585 perspective dialogique, comme mise en débat par l’énonciateur E1 d’un énoncé attribué à un
énonciateur e1. Rappelons l’énoncé précédemment examiné :

(l. 4) Dans ces conditions, l’élection imminente du président du mouvement est-elle de nature à apporter un
début de solution à cette crise ? Je suis très sceptique, pour deux raisons au moins.
4590

L’énonciateur E1 met en débat l’énoncé [e] affirmatif : [l’élection imminente du président du


mouvement est de nature à apporter un début de solution à cette crise.], imputé à un
énonciateur e1. De cette façon, il présente les deux réponses possibles (oui vs non) comme
potentiellement argumentables, même si, dans le cas présent, il choisit, dans la suite
4595 immédiate, l’option négative (dans un tour bémolisé : « je suis très sceptique »). Remarquons
que, étant donné cet enchaînement, le scripteur aurait très bien pu user d’un autre tour
dialogique, la négation :

Dans ces conditions, l’élection imminente du président du mouvement n’est pas de nature à apporter un début de
4600 solution à cette crise. Et ce, pour deux raisons au moins.

Mais l’acte dialogique réalisé aurait été d’infirmation de l’énoncé d’autrui, et non de mise en
débat. On peut bien sûr mettre en relation le choix de l’interrogation plutôt que de la négation
avec la place de l’énoncé dans le texte : en début d’unité, en un lieu où il s’agit d’ouvrir la
4605 discussion. Il nous semble que, complémentairement, ce marqueur participe de la construction
d’une relation qui se veut critique mais point trop conflictuelle.
(ii) La comparaison. Les tours comparatifs, qui mettent en relation deux éléments
argumentatifs – notamment la comparaison d’infériorité : moins x que y - sont d'excellents
candidats au marquage de la dualité énonciative (Bres 1999) :
4610

(l. 15) le problème essentiel du RPR est moins d’avoir un président que de retrouver une crédibilité politique.

Sur le thème [le problème essentiel du RPR], E1 met en relation deux rhèmes x et y pour
déclarer l'infériorité de la pertinence argumentative du premier [avoir un président] qu'il
4615 attribue à e1, sur le second [retrouver une crédibilité politique] qu'il s'attribue. L’argument x
d’autrui, si sa pertinence est déclarée inférieure, n’en est pas pour autant rejeté, disqualifié. Ici
également, un énoncé négatif (suivi de sa rectification introduite par mais) aurait tout aussi
bien fait l’affaire :

4620 le problème essentiel du RPR n’est pas d’avoir un président mais de retrouver une crédibilité politique

Le scripteur a opté pour un tour qui, tout en lui permettant d’avancer son propre argument, ne
rejetait pas sans appel l’argument de l’autre. Notons d’ailleurs qu’il semble affectionner ce
tour dialogique puisque qu’il l’utilise également pour rapporter, en discours indirect, sous
4625 forme imaginaire, le discours de la direction du RPR, inverse du sien, cette inversion se
manifestant par l’usage de la comparaison de supériorité plus y que x :

(l. 9) C’est comme si on voulait laisser à penser que la sortie de la crise passe plus par la personnalité d’un chef
que par la réaffirmation forte et claire des idées du mouvement.
4630

Nous avons là, non pas un dédoublement, mais un « détriplement » énonciatif : le scripteur-
énonciateur E1 rapporte indirectement (et fictivement) la pensée d’un énonciateur e1
(explicité par le pronom on, dans lequel E1 ne s’inclut pas), à qui il est prêté, sur le thème [la
sortie de la crise passe par], la mise en relation de deux rhèmes y et x et l’affirmation de la
4635 supériorité de l’argument y [la personnalité d’un chef], implicitement attribué à e1, sur
l’argument x [la réaffirmation forte et claire des idées du mouvement], implicitement attribué
à un autre énonciateur, que nous désignerons comme ε1, et qui, textuellement et
discursivement, est co-référent avec E1.

4640 2. Posture d’affrontement

Les précédents tours dialogiques, même s’ils relevaient d’une relation dissensuelle, faisaient
une place au discours de l’autre, le prenaient en compte, en tout cas ne le disqualifiaient pas
frontalement. Ce qui est le cas dans les deux tours relativement récurrents que nous allons
maintenant analyser : (i) le clivage (l. 2, 11, 50), (ii) la négation restrictive (l. 26, 35, 43, 50).

4645 Nous avons proposé (Bres et Nowakowska 2004) de rapprocher, par delà leurs différences
syntaxiques, le clivage et la restriction, pour leur gestion commune et spécifique de l’énoncé
enchâssé [e]. En effet ces deux tours dialogiques - les marqueurs de restriction ne… que25, et
de clivage c’est… que/qui sont les traces de ce que l’énoncé [E] est en "dialogue" avec un
autre énoncé [e] - se réalisent sur fond de négation de cet énoncé [e]. Mais alors que la plupart
4650 des autres tours dialogiques présentent en surface un élément x en tant que trace de l’énoncé
présupposé [e], dans ces deux tours, l’élément y, imputable à E1, s’est totalement substitué à
l’élément x, qui n’apparaît pas à la surface textuelle (mais qui peut être explicité
cotextuellement).

Le texte présente différentes occurrences de clivage et de restriction, dans lesquelles le


4655 scripteur efface, en lui substituant son propre discours, le discours d’autrui, que l’on peut
identifier contextuellement comme étant notamment celui de la direction du RPR

(i)occurrences de clivage
(l. 2) C’est parce qu’il y avait crise que Philippe Seguin est parti, et non l’inverse26.
4660 (l. 11) Or nous sommes un certain nombre à penser que c’est sur ce dernier point qu’il y avait urgence.
(l. 50) C’est pourtant à cette seule condition que le RPR peut espérer commencer à recouvrer un peu de crédibilité
politique, c’est-à-dire un avenir.

25 La restriction peut également se réaliser par seul, seulement : il ne boit que du vin / il boit seulement du
vin.
26 Nous avons ici une occurrence où le clivage se complète d’un tour négatif (« et non l’inverse »), qui
fait apparaître l’élément x (il y a crise parce que Philipe Seguin est parti) auquel s’est substitué l’élément y par le
clivage : « c’est parce qu’il y avait crise que Philippe Seguin est parti ».
(ii) occurrences de restriction
4665 (l. 26) Malheureusement, jusqu’à ce jour, le RPR n’existe dans les médias que par le jeu des pronostics sur l’issue
de son élection interne (…).
(l. 35) Il nous semble qu’il n’y a qu’une façon et une seule de retrouver cette crédibilité : le respect.
(l. 43) Toutes les bonnes intentions exprimées ne resteront alors que verbiage.
(l. 50) C’est pourtant à cette seule condition que le RPR peut espérer commencer à recouvrer un peu de crédibilité
4670 politique, c’est-à-dire un avenir.

Analysons seulement l’occurrence l.50, qui combine clivage (c’est… que) et restriction
(seule)27: l’élément clivé et excepté cette condition, qui renvoie anaphoriquement au
« principe simple » que le scripteur vient de développer longuement, vient en substitution et
4675 gommage de tout autre « solution », envisagée ou envisageable dans le cadre d’un autre
discours, que l’on peut identifier comme visant notamment le discours majoritaire du RPR,
qui se voit de la sorte à la fois convoqué et effacé.

Le scripteur fait donc alterner, pour dialoguer de manière dissensuelle avec le discours
majoritaire du RPR, les tours dialogiques qui lui accordent une place et le prennent en
4680 compte, et ceux qui lui refusent toute place, le rejettent en le convoquant afin de mieux
l’exclure. Il est tentant de mettre en relation cette ambivalence dialogique avec la position
politique du scripteur : la contestation interne, faite de rejet du discours majoritaire, mais qui
doit en même temps, dans une certaine mesure, composer avec ce discours, pour ne pas
encourir un jugement d’anathème, surtout lorsqu’elle porte le différend sur la place publique
4685 d’un journal…

3. Les deux discours du RPR convoqués

On pourrait s’étonner de ce que le texte use fort peu (l. 9, 33) de la forme prototypique du
dialogisme, à savoir le discours rapporté. Revenons sur l’analyse de la seconde occurrence :

4690

(l. 33) Après avoir affirmé et écrit que la nation était la première des valeurs gaullistes on a donné le sentiment
fâcheux de vouloir la dissoudre dans la nébuleuse fédéraliste.

Le scripteur rapporte, de manière indirecte, le discours du RPR, et semble ici non pas
4695 s’opposer à lui, mais indirectement le partager. C’est que ce discours rapporté lui permet de
disqualifier le comportement de la majorité du RPR, qui n’en a pas tenu compte.

Plus précisément, il apparaît que ce texte « dialogue » non pas avec un mais avec deux
discours du RPR, qu’il convient de distinguer : le discours de la direction et de la majorité
actuelle du RPR auquel le scripteur s’oppose, nous l’avons vu ; et le discours antérieur du
4700 parti, qu’il oppose à ce discours et auquel il se rallie, comme le signale indirectement
l’occurrence de discours rapporté que nous venons d’analyser, ainsi que la mention, en
modalisation autonymique, de textes du RPR : le « manifeste pour nos valeurs », (l. 19), la
« charte de l’élu » (l. 20), le « projet pour la France » (l. 21), évalués très positivement (l. 18,

27 « c’est pourtant à cette seule condition que (…) » = « ce n’est qu’à cette condition que (…)
« trois excellents textes »). Mettons en rapport cette orientation dialogique avec la position
4705 idéologique de la contestation interne : la dissidence consiste à s’opposer non au discours du
parti, mais à un discours majoritaire dénoncé comme se fourvoyant, et à se déclarer le vrai
défenseur du vrai discours du parti. Querelle de légitimité…

L’étude des marqueurs du dialogisme interdiscursif nous a permis de dégager les discours
avec lesquels le texte étudié interagit, ainsi que le mode sur lequel il établit ces interactions :
4710 le texte « dialogue » très latéralement avec le discours ambiant pour confirmer son propos
selon lequel le RPR traverse une crise ; ainsi qu’avec le discours de l’adversaire politique, la
majorité de gauche, pour lui donner un petit coup de griffe. Il dialogue principalement avec le
discours de la direction actuelle du RPR, pour s’opposer à lui, et, secondairement, lui opposer
le discours antérieur du RPR, avec lequel il s’accorde.

4715 Si nous reprenons la figure 1, nous pouvons la compléter en explicitant les discours antérieurs
avec lesquels le texte dialogue interdiscursivement :

Structure dialogique du texte monologal analysé

4720 - (tour 1 : ((i) discours ambiant ; (ii) discours socialiste ; (iii) discours de la direction actuelle du RPR / discours
antérieur du RPR)
- tour 2 : texte Le malaise du RPR
- (tour 3 : texte(s) ultérieur(s))

4725 Figure 2

2. 3. Dialogisme interlocutif

4730 Le dialogisme interlocutif (« dialogue » avec le discours ultérieur du lecteur) est-il le


symétrique du dialogisme interdiscursif (« dialogue » avec les discours antérieurs), comme
nous invite à le penser la figure 2 ? Oui, dans sa généralité, mais non dans son détail textuel.
Le discours que le scripteur prête à son lecteur n’est pas, à la différence des discours
précédemment explicités, posé comme déjà réalisé : au fur et à mesure de l’avancée de son
4735 propre discours, le scripteur imagine les réactions discursives de son lecteur, et interagit
dialogiquement avec elles. Prenons un exemple :

(L. 12) Le RPR aurait pu s’accommoder parfaitement, pendant quelque temps encore, d’une direction collégiale
provisoire, ou, s’il y avait exigence statutaire, cette élection aurait pu être organisée plus tôt ou plus tard, mais, en
4740 tout cas, avec une campagne beaucoup plus courte. Le mouvement y aurait gagné en image, sans doute, mais
surtout en efficacité.

Analysons seulement le tour dialogique si [e] : E1, en disant si [e], reprend l’énoncé [e]
(dans le cas présent : « il y avait exigence statutaire ») qu’il impute à un énonciateur e1 et en
4745 suspend la modalisation assertive (recul de la thèse à l’hypothèse). Or la production de
l’énoncé [e] ne s’explique que comme réaction, prêtée au lecteur, à l’énoncé précédent du
scripteur : « le RPR aurait pu s’accommoder parfaitement d’une direction collégiale
provisoire ». Soit, en donnant un équivalent dialogal de cette séquence :

4750 A1 - Le RPR aurait pu s’accommoder parfaitement, pendant quelque temps encore, d’une direction
collégiale provisoire
B2 - ah non, il y avait exigence statutaire de procéder à l’élection du président
A3 – (s’il y avait exigence statutaire,) cette élection aurait pu être organisée plus tôt ou plus tard, mais, en
tout cas, avec une campagne beaucoup plus courte.
4755

Il apparaît clairement, dans ce texte dialogal imaginé, que B2 répond à A1 ; et que donc, dans
le texte monologal, l’énoncé [e] « il y avait exigence statutaire » est la reprise, par le scripteur,
d’une objection qu’il prête à son lecteur, en « réponse » à son propos précédent.

De sorte que, contrairement à ce qu’indique la figure 2, il convient de se représenter le texte


4760 monologal non seulement comme un tour de parole, articulé à des discours antérieurs et à des
discours ultérieurs, mais également comme structuré de façon interne à la façon d’une
interaction dialogale composées de plusieurs tours de paroles, faisant alterner les réactions (in
absentia) prêtées à l’énonciataire aux propos de l’énonciateur E1, et les réponses (in
praesentia) de l’énonciateur E1 à ces réactions :
4765

- (tour 1 : ((i) discours ambiant ; (ii) discours socialiste) ; (iii) discours de la direction actuelle du RPR / discours
antérieur du RPR)

4770 - tour 2 : texte Le malaise du RPR


à tour a
à (tour b : réaction de l’énonciataire)
à tour c : réponse de l’énonciateur
à (tour d : réaction de l’énonciataire)
4775 à tour e : réponse de l’énonciataire

- (tour 3 : texte(s) ultérieur(s))

Figure 3
4780
Quelle relation au discours du lecteur, si tant est que l’on puisse distinguer celui-ci des autres
discours étudiés (cf. infra), le scripteur développe-t-il ? Semble-t-il, la même posture
dissensuelle faite de ménagement ((i) concession, (ii) renchérissement) et d’affrontement ((iii)
clivage et restriction).

4785 (i) La concession. Soit la structure prototypique [w, certes x mais y]. Argumentativement, E1
avance w, s'accorde temporairement avec l'assertion de x imputée à e1 qui pourrait venir en
contradiction argumentative de w, pour neutraliser par avance la conclusion qui pourrait être
tirée de x en lui opposant (mais) y. L'énoncé x est dialogique : E1 en le concédant à e1 le lui
attribue. Le tour concessif réalisé dans notre texte a une forme peu canonique :

4790
(l.35-40) Il n’y a qu’une façon et une seule de retrouver cette crédibilité : le respect. (…)
Certes, les candidats à la présidence du mouvement tiennent tous peu ou prou ce langage ; il n’est pas question de
mettre en doute leur bonne foi. Il se trouve que celui qui a voulu et su incarner ces différentes formes de respect
s’est fait flinguer comme une vulgaire pipe de foire
4795
On distingue bien l’ argument w (« Il n’y a qu’une façon et une seule de retrouver cette
crédibilité : le respect. (…) »), suivi de certes x (« Certes, les candidats à la présidence du
mouvement tiennent tous peu ou prou ce langage ») : l’énonciateur E1 concède (certes)
l’argument x que le lecteur pourrait opposer à w. C’est le troisième élément, la réorientation
4800 argumentative, qui n’apparaît pas avec évidence : point de mais pour l’initier, mais un énoncé
négatif dont, à première lecture, on a du mal à voir la pertinence dans l’enchaînement
argumentatif : « il n’est pas question de mettre en doute leur bonne foi ». Cet énoncé négatif
[E] présuppose dialogiquement un énoncé [e] du type [quelqu’un met en doute leur bonne
foi], dont la réalisation peut correspondre aussi bien à [je mets en doute leur bonne foi] qu’à
4805 l’accusation, formulée à l’égard de E1, par un autre énonciateur : [vous mettez en doute leur
bonne foi]. Soit le possible enchaînement, si on adopte l’hypothèse que l’actant énonçant la
mise en doute est implicitement je :

w : Il n’y a qu’une façon et une seule de retrouver cette crédibilité : le respect. (…)
4810 certes x : Certes, les candidats à la présidence du mouvement tiennent tous peu ou prou ce langage
mais y : mais je mets en doute leur bonne foi .

Ce n’est pas ce qui est effectivement réalisé. L’opposition introduite par mais serait dans ces
termes particulièrement agonale. Nous pouvons faire l’hypothèse que l’énoncé négatif est
4815 autodialogique (cf. infra) : E1 repousse (« il n’est pas question ») une rectification possible
mais très lourde de sens (accusation de mensonge adressée aux candidats à la présidence),
qu’il aurait pu lui-même actualiser ; et la remplace par le constat d’un fait : « il se trouve
que », bien moins polémique. Notre analyse, si elle est juste, saisit dans ce travail de
bémolisation à partir de la trace de la négation, la stratégie de ménagement dans ce dialogue
4820 interne avec l’autre convoqué.
(ii) Le renchérissement. Ce type de tour est dialogique en ce que, à partir d’un thème, E1 met
en relation deux rhèmes x et y pour déclarer que la pertinence du premier attribué
implicitement à e1 doit se compléter de la prise en compte du second qu'il s'attribue. Le
texte soumis à étude en actualise la variante [x sans doute, mais surtout y], qui croise
4825 concession et renchérissement :

(l. 14) Le mouvement y aurait gagné en image, sans doute, mais surtout en efficacité

Sans doute pose (i) que l’énoncé [le mouvement y aurait gagné en image] est à imputer à un
4830 énonciateur e1, qui du point de vue de la cohérence textuelle, peut correspondre au lecteur, et
(ii) que l’énonciateur E1 s’y rallie (au moins provisoirement), la seconde partie de la phrase
« mais surtout en efficacité » proposant un élément y, à imputer à E1, qui vient non en
correction substitutive de l’élément x (« en image »), - ce qui serait le cas si au lieu du
renchérissement on avait une négation : « le mouvement y aurait gagné non image, mais en
4835 efficacité » - mais en ajout. Façon d’épouser le discours de l’autre pour le dépasser.

(iii) Clivage et restriction. Le scripteur peut s’opposer au discours qu’il prête au lecteur en lui
faisant une place, comme avec la concession et le renchérissement ; ou en ne lui accordant pas
de place, comme dans l’énoncé clivé restrictif analysé supra dans le cadre du dialogisme
interdiscursif :
4840

(l. 50) C’est pourtant à cette seule condition que le RPR peut espérer commencer à recouvrer un peu de crédibilité
politique, c’est-à-dire un avenir.

Par le clivage restrictif, le scripteur substitue son propre discours au discours du lecteur, tout
4845 autant qu’à celui du RPR.

Soulignons ce point : un seul et même énoncé peut parfois être susceptible d’une analyse en
termes de dialogisme interdiscursif et de dialogisme interlocutif, à savoir qu’il peut faire
entendre la voix d’un discours tiers et celle de l’énonciataire. Ce que Bakhtine nous semble
avoir entrevu lorsqu’il remarquait :

4850

La relation dialogique à la parole d’autrui dans l’objet, et à la parole d’autrui dans la réponse anticipée de
l’interlocuteur, étant par essence différentes et engendrant des effets stylistiques distinct dans le discours, peuvent
néanmoins s’entrelacer très étroitement, devenant difficiles à distinguer l’une de l’autre pour l’analyse stylistique
(1934-1935 / 1975 / 1978 : 105)
4855

Rien d’étonnant à cela dans la mesure où ce sont les mêmes tours qui sont employés pour les
deux types de dialogisme.
Pour autant, n’y a-t-il vraiment aucune spécificité – au niveau linguistique - du dialogisme
interlocutif ? Un récent travail de l’un d’entre nous (Nowakowska 2004) nous engage à
4860 esquisser une réponse positive, à partir de la distinction dialogisme citatif / dialogisme
responsif sur laquelle nous sommes en train de travailler. Plus qu’ailleurs, nos propositions
seront donc exploratoires28.

Jusqu’à présent, dans cet article, un énoncé [E] nous est apparu comme dialogique parce qu’il
était fait de la conjonction de deux éléments : (i) un énoncé [e] (posé, présupposé ou supposé)
4865 d’un autre énonciateur enchâssé dans l’énoncé [E] ; (ii) un élément marquant la réaction de E1
à l’énoncé [e].Nous proposons de parler de dialogisme citatif dans la mesure où l’énoncé [E]
« rapporte » un énoncé [e].
Mais peut-on envisager qu’il y ait dialogisme sans l’élément (i) ? Sans discuter ici la question
théoriquement, on avancera que certains énoncés se présentent avec un marqueur qui ne
4870 s’explique que par – ou s’explique mieux si – on suppose un énoncé [e] prêté à l’énonciataire,
auquel il répond – nous proposons de parler de dialogisme responsif –, sans le reprendre.
Ledit marqueur joue le même rôle que l’élément (ii) du dialogisme citatif. Au nombre de ces
marqueurs, pour l’instant peu étudiés, mentionnons certaines occurrences de clivage
(Nowakowska 2004), les parenthèses et les appositions explicatives (notamment celles
4875 introduites par à savoir, en clair, en d’autres termes, id est, c’est-à-dire). Le texte réalise ce
dernier tour à trois reprises :

28
Pour le cours V32 : Nous utilisions, lors de l’écriture de cet article, la distinction dialogisme citatif /
dialogisme responsif, que, dans la suite de nos travaux, nous n’avons pas retenue.
(l. 48) (…) un principe simple : le président de la République cohabite, c’est-à-dire respecte la Constitution, mais
le RPR s’oppose fermement et propose librement et clairement, c’est-à-dire respecte la volonté de ses militants et
4880 de ses électeurs.
C’est pourtant à cette seule condition que le RPR peut espérer commencer à recouvrer un peu de crédibilité
politique, c’est-à-dire un avenir.

C’est-à-dire, comme les autres locutions conjonctives, « annonce une équivalence de sens ou
4885 une définition, une traduction » dit le Robert. Certes. On peut analyser, dans une perspective
dialogique, que par cet outil, le scripteur « s’oriente vers la compréhension de l’autre », à
savoir p. ex., si l’on prend la première occurrence du fragment cité, qu’il trouve que sa
formulation « le président de la République cohabite » manque de clarté pour son lecteur, que
la compréhension qu’il en fera risque de ne pas être celle qu’il souhaite, qu’il entend comme
4890 une question de l’interlocuteur : Pouvez-vous préciser ?, à laquelle il répond dialogiquement.
Ce que l’on pourrait représenter dialogalement de la sorte :

A1 – (…) un principe simple : le président de la République cohabite


B2 – pouvez-vous préciser ?
4895 A3 – c’est-à-dire respecte la Constitution

L’orientation dialogique vers l’énonciataire semble donc se marquer au niveau des énoncés,
non seulement, comme pour l’orientation dialogique vers les discours antérieurs, par le
dialogisme citatif, mais également par un fonctionnement spécifique : le dialogisme responsif.
4900 Par le premier, l’énonciateur « dialogue » avec les arguments imaginés comme produits par
l’énonciataire dans le cours du texte, en réponse aux arguments qu’il avance ; par le second,
l’énonciateur anticipe sur la compréhension responsive de l’énonciataire, « dialogue » avec
ses éventuelles difficultés. Façon également de ménager son lecteur, façon surtout de
s’assurer de sa compréhension, au-delà de son adhésion.
4905

2. 4. Autodialogisme

Le scripteur n’interagit pas seulement avec les discours sur le même objet, et avec le discours-
réponse qu’il impute à son lecteur, il le fait également avec son propre discours. Il s’agit
4910 là certainement de la dimension la plus délicate et la plus difficile à décrire. Plus
qu’ailleurs, notre propos sera une simple introduction. Comment se manifeste le
dialogue que l’énonciateur principal E1 noue avec un énonciateur e1, lorsque E1 et e1
sont coréférentiels ? La question recoupe le champ du fonctionnement métadiscursif,
mais ne s’y résume cependant pas. Nous pointerons quelques pistes à partir du texte que
4915 nous analysons. L’autodialogisme est à mettre en rapport avec la dimension textuelle du
discours, notamment avec le rapport titre / corps de l’article, et avec le phénomène de la
progression textuelle.

2.4. 1. Le rapport dialogique entre titre et incipit


4920

Nous avons analysé l’incipit :


(l. 1) le RPR connaît sans doute la crise la plus grave de son histoire

4925 comme un énoncé dialogique, dans la mesure où l’énonciateur E1 confirme, par la locution
adverbiale sans doute, l’énoncé [e], « le RPR connaît la crise la plus grave de son histoire ».
Nous avons identifié l’énonciateur e1 de cet énoncé comme pouvant être « tout un chacun ».
Il convient d’ajouter que ce « tout un chacun » correspond notamment au scripteur lui-même,
dans la mesure où cet énoncé [e] peut être considéré comme la reprise du titre de l’article Le
4930 malaise du RPR.

2.4. 2. La progression textuelle

Plus généralement, le scripteur prend appui sur ce qu’il a dit pour avancer dans son discours.
4935 Après avoir posé un énoncé, le scripteur a besoin de le reprendre en tant que présupposé dont
il se sert comme d’un socle discursif pour développer son argumentation. Analysons
seulement un énoncé où apparaît clairement ce fonctionnement autodialogique :

(l. 19) Mais – seconde raison de notre scepticisme –, même si le RPR s’était situé sur le terrain des idées, et
4940 même à supposer que l’élection de son président soit une première étape vers un début de renaissance formelle
( ?), comment peut-il redevenir crédible aux yeux des électeurs ?

On relève les deux marqueurs dialogiques de l’hypothèse oppositive (même si) et de


l’interrogation partielle :
4945 - l’hypothèse même si x, présuppose un énoncé[e] correspondant à [le RPR s’est / se serait
situé sur le terrain des idées], que l’énonciateur E1 reprend pour, à l’aide de même si,
renforcer l’expression de la conséquence. Or l’énonciateur e1 de cet énoncé nous semble
coréférer avec E1, dans la mesure où, antérieurement dans le texte, le scripteur a dit : l. 25 :
« dès la rentrée de septembre, il aurait fallu situer la sortie de la crise sur le terrain des idées ».

4950 - l’interrogation partielle, comment peut-il redevenir crédible aux yeux des électeurs ?, est
dialogique en ce qu’elle présuppose l’énoncé e [il (doit) redevenir crédible aux yeux des
électeurs] d’un énonciateur e1. Or cet énoncé reprend un dit antérieur du scripteur : l. 15
« retrouver une crédibilité politique », l. 17 « tenter de retrouver rapidement cette crédibilité
défunte ».

4955 Le scripteur dialogue avec son propre discours antérieur pour développer son discours
actuel29.

29 On pourrait analyser de semblable façon le clivage de la l. 45, ou les occurrences de dialogisme


responsif (l. 48-51, c’est-à-dire) précédemment étudiées dans le cadre du dialogisme interlocutif.
Le texte monologal étudié apparaît bien, dans le détail de son expression, comme structuré
autour de « micro-dialogues » que balisent les différents marqueurs dialogiques syntaxiques :
4960 sa production en tant que discours passe par l’interaction avec d’autres discours, avec le
discours de l’énonciataire et avec soi-même comme discours.

Conclusion

4965 Au terme de cette analyse, la notion de dialogisme nous semble être d’un rendement certain
en analyse du discours, et ce pour plusieurs raisons :

- elle permet de travailler au ras de la matérialité discursive, sur des unités qui sont à
l’interface du linguistique et du discursif ; et plus précisément encore, sur des énoncés – les
énoncés dialogiques – qui articulent discursif et interdiscursif ;

4970 - en appui sur les lieux syntaxiques de dialogisation interne repérés en surface
textuelle, l’analyse peut expliciter les discours avec lesquels le texte soumis à étude
« dialogue », et le type de relation qu’il établit avec eux ; et à partir de là, caractériser
précisément le positionnement idéologique de tel ou tel discours. Nous avons parlé p. ex.,
pour le texte que nous avons passé aux rayons dialogiques, de contestation interne. Dis-moi
4975 avec qui tu « dialogues », je te dirai qui tu es…

- à partir de ces résultats, fort modestes, il serait intéressant de voir, sur un corpus contrastif, si
la posture de contestation interne use du même arsenal de tours dialogiques selon

le parti politique ; si variation il y a en fonction de la nature du groupe : parti, syndicat,


chapelle, groupe de recherche, etc. Il serait intéressant également de comparer le
4980 fonctionnement interdiscursif du discours de la contestation interne avec celui de la direction
du groupe, et de l’opposition audit groupe.

- d’une façon plus large, il est peut-être possible de définir les types de discours et les
genre du discours en fonction de l’usage qu’ils font du dialogisme : il y a fort à parier que le
bulletin météo ou la notice de montage donnent moins dans l’énoncé dialogique que la
4985 réponse à un acte d’accusation ou la thèse de doctorat…

- Plus textuellement, et si l’on ne se limite pas à la dimension interdiscursive, mais


que l’on travaille également les dimensions interlocutive et autodialogique, l’étude de la
dialogisation interne permet de décrire précisément la matérialité du texte, notamment dans sa
progression : comment le texte assure son avancée à la fois en répondant par avance au
4990 discours que pourrait lui opposer son énonciataire, et en se consolidant de ce qu’il a déjà dit.

Ajoutons, pour mieux mesurer encore l’importance de cette notion :


- que nous n’avons traité qu’un aspect du dialogisme : sa dimension syntaxique. Bakhtine,
dans la citation proposée en incipit, envisage également les aspects sémantique30 et
compositionnel. De la sorte, c’est l’ensemble de la matérialité linguistique et textuelle qui
4995 entre dans le champ d’action de ladite notion ;

- que nous ne nous sommes penchés que sur les « harmoniques dialogiques » (Bakhtine
1978/1979/1984 : 301) linguistiquement marquées. Au-delà, c’est tout élément qui peut être
considéré comme orienté vers un autre discours et résonnant d’une autre voix…

5000 De sorte que ce qui fait la force de la notion de dialogisme, fait peut-être également sa
faiblesse. Puissante, trop puissante : à tout pouvoir expliquer, ne court-elle pas le risque de ne
plus expliquer grand chose, de devenir un hochet ou un sésame qui n’ouvre que sur des
évidences ? Vaste question, qui va bien au-delà des objectifs limités de ce travail, et à
laquelle, pour l’heure, nous ne saurions répondre.

5005

Références bibliographiques

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30 Ce que P. Siblot, dans les cadres de la praxématique, développe sous l’appellation de dialogisme de la
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Todorov (T.), 1981, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique, suivi de Ecrits du cercle de Bakhtine,
Paris : Minuit..
5060 Chapitre 10
Devoir : sujet et corrigé

Sujet 1 : analyser le dialogisme des énoncés soulignés


(c’est ce type de sujet qui vous sera proposé lors du contrôle (avec moins d’énoncés à
5065 analyser !). Bien étudier le corrigé qui est joint)

Oui, le climat change (Le Monde du 3 novembre 2000, éditorial)


Faut-il prendre au sérieux la question du changement climatique ? La question est
lancinante, et une bonne partie des « décideurs » y répondent, au fond d’eux-mêmes, par
5070 la négative. Il s’agirait d’une bizarre lubie environnementaliste. La matière est obscure,
les faits seraient mal établis. La question climatique présente toutefois un caractère très
nouveau : elle n’a pas été portée d’abord par les écologistes, mais bien par les
scientifiques. Ce sont les climatologues qui ont, dans les années 80, tiré la sonnette
d’alarme, et c’est un scientifique réputé, James Hansen, qui a sensibilisé l’opinion
5075 américaine, en 1988, lors d’une audition devant le Congrès des Etats-Unis.
C’est pourquoi le rapport du groupe d’experts intergouvernementaux sur l’évolution du
climat (en anglais IPCC) est important : il exprime l’avis de la communauté scientifique
internationale, élaboré au terme d’un long processus de discussions et de relectures, et
se fonde sur l’examen des recherches publiées depuis 1995. Par ailleurs, il s’inscrit dans
5080 une analyse durable, et qui a su se corriger : le premier rapport, de 1990, était
exagérément sûr de lui, le rapport de 1995 était beaucoup plus nuancé. Le texte
maintenant diffusé, et dont nous publions de larges extraits, paraît plus solide : c’est
que, tout simplement, les connaissances avancent.
Le message de ce « résumé pour les décideurs », qui n’a pas encore un caractère
5085 officiel, est double : nous vivons une expérience climatique jamais vue depuis au moins
quatre cent mille ans pour ce qui est de la concentration dans l’atmosphère des gaz à
effet de serre. Et le réchauffement prévisible en 2100 est notablement plus important
que ce qu’on ne le pensait précédemment. Les scientifiques se gardent d’être précis sur
les conséquences de ce phénomène. Mais il est illusoire de penser qu’il sera négligeable.
5090 Le texte de l’IPCC présente une autre affirmation : l’Asie du Nord – en clair, la Chine –
devrait subir un réchauffement plus accentué encore que la moyenne. La conséquence
de cette prévision a une portée politique : les pays en développement – et le premier
d’entre eux par le poids démographique – peuvent, à juste titre, imputer la responsabilité
du changement climatique aux pays industrialisés. Mais ils ne peuvent plus tenir pour
5095 négligeable le phénomène et tenter de rester hors du jeu de la réduction des émissions
amorcé par le Protocole de Kyoto. Si l’on veut enrayer le changement climatique, ou
tout du moins le ralentir, il ne suffira pas que les pays industrialisés réduisent leurs
émissions – ce qu’ils ne font d’ailleurs toujours pas. Les pays pauvres devront, eux
aussi, trouver un mode de développement moins « émissif ».
5100 Il se trouve que le principal argument du Congrès américain pour ne pas ratifier le
Protocole de Kyoto est le refus des pays en développement – et de la chine – de s’y
engager. Le rapport de l’IPCC semble à même de contribuer à débloquer ces refus : aux
Américains, il dit que les faits sont suffisants pour justifier une action ; aux Chinois, il
indique que leur pays est un des principaux concernés par le problème.
5105

Corrigé

159
Ce discours qui sert de base à l’étude du dialogisme a été publié dans le quotidien Le Monde
5110 du 3 novembre 2000. Il s’agit d’un texte monologal, relevant du genre éditorial. L’objet du
discours (= thème) en est le changement climatique.

On peut définir le dialogisme comme l’orientation de tout discours vers des discours réalisés
antérieurement sur le même objet (dialogisme interdiscursif), vers le discours-réponse
qu’il sollicite (dialogisme interlocutif), (iii) vers lui-même en tant que discours
5115 (autodialogisme).
Le dialogisme prend la forme, au niveau de l’énoncé, de « microdialogues », pour reprendre
une image bakhtinienne. L’énoncé dialogique fait entendre deux voix ; il est habité du
« dialogue interne » de deux énonciations : le dialogisme d’un énoncé (E) tient à ce qu’il
« répond » à un énoncé (e) qu’il présuppose actualisé.
5120 Les marques dialogiques, en tant que manifestations discursives de la triple interaction
interdiscursive, interlocutive, et autodialogique, sont fort variées.
On relève, dans les énoncés à étudier, les marqueurs suivants : discours rapporté, modalisation
autonymique, confirmation, conditionnel, opposition, négation, clivage, mise entre tirets,
auto-correction.
5125
Nous organisons l’étude autour de la distinction dialogisme interdiscursif / dialogisme
interlocutif.
1. Dialogisme interdiscursif
5130 Dans les énoncés soulignés, on relève les marqueurs de dialogisme interdiscursif suivants :
discours rapporté, modalisation autonymique, confirmation, conditionnel, opposition,
négation, clivage.
1.1. Discours rapporté
5135 La façon la plus manifeste d’interagir interdiscursivement est de rapporter le discours avec
lequel s’instaure le dialogue, ce qui peut se faire de diverses manières : discours direct,
indirect, indirect libre, direct libre.
Discours indirect
5140 On relève deux occurrences de discours indirect :
- aux Américains, il (le rapport de l’IPCC) dit que les faits sont suffisants pour justifier une action.
- aux Chinois, il (le rapport de l’IPCC) indique que leur pays est un des principaux concernés par le
problème.
5145
Le scripteur rapporte une énonciation [e] (cf. les verbes introducteurs de parole dire, indiquer)
dont sont précisés l’énonciateur e1 (il anaphorise le rapport de l’IPCC), et l’allocutaire a1 (les
Américains, les Chinois). L’énoncé [e], du fait du discours indirect qui se présente comme
rapportant non les termes mais le contenu, peut être reconstruit comme : [les faits sont
5150 suffisants pour justifier une action], [votre pays est un des principaux concernés par le
problème].
Une question se pose concernant l’allocutaire : est-ce que ledit rapport s’adresse
effectivement aux Américains pour leur dire ceci, aux Chinois pour leur dire cela ? N’est-ce
pas plutôt le scripteur qui fait parler le rapport, s’inscrit dans son discours parce qu’il s’y
5155 accorde, en prolonge l’argumentation parce qu’elle sert la sienne, et lui attribue son propre
discours ?
Discours direct ?
On relève deux occurrences de discours rapporté qui s’apparentent en partie mais pas
5160 totalement au discours direct :
- Le message de ce « résumé pour les décideurs », qui n’a pas encore un caractère officiel, est double :
nous vivons une expérience climatique jamais vue depuis au moins quatre cent mille ans pour ce qui
est de la concentration dans l’atmosphère des gaz à effet de serre. Et le réchauffement prévisible en
5165 2100 est notablement plus important que ce qu’on ne le pensait précédemment.
- Le texte de l’IPCC présente une autre affirmation : l’Asie du Nord – en clair, la Chine – devrait subir
un réchauffement plus accentué encore que la moyenne.
Le scripteur rapporte une énonciation [e] par le biais de noms introducteurs de parole
5170 (message, affirmation) dont l’énonciateur e1 est précisé par des SP compléments de nom :
(« de ce « résumé pour les décideurs », « de l’IPCC »). L’allocutaire a1 est précisé pour la
première occurrence par le biais d’une modalisation autonymique (pour les décideurs) ; il ne
l’est pas pour la seconde occurrence. L’énoncé (e) lui-même, du fait du discours direct,
semble être rapporté tel quel (à l’exception du syntagme mis entre tirets « – en clair la Chine –
5175 », cf. infra).
Mais avons-nous vraiment affaire à du discours direct ? Le statut des énoncés rapportés (e)
fait problème : comme dans le discours direct canonique, le discours cité est autonome
syntaxiquement par rapport au discours citant (et non subordonné à lui comme dans le
discours indirect). Signe de cette autonomie, la parole rapportée – l’énoncé (e) – est introduite
5180 par le signe de ponctuation des deux points ( : ) ; cependant elle n’est pas mise entre
guillemets ni en italiques, signes graphiques du discours direct canonique (dans la presse). Ce
qui a pour conséquence que l’altérité de ce discours cité par rapport au discours citant est
sous-signalée : comme si le scripteur la tenait moins à distance ; comme si, d’une certaine
façon, il la faisait (presque) sienne parce qu’il en partage le bien-fondé.
5185
1.2. Modalisation autonymique d’emprunt
Autre marque de dialogisme, la modalisation autonymique, qui se rapproche par certains de
ses signifiants du discours direct, mais s’en éloigne par son fonctionnement :
5190 - Le message de ce « résumé pour les décideurs », qui n’a pas encore un caractère officiel, est double

Par les guillemets et les italiques, le scripteur signale, comme dans le discours direct, son
emprunt à un énonciateur e1 ; cependant les unités ainsi balisées ne sont pas introduites par un
verbe (ou un nom) introducteur de parole, ni par le signe de ponctuation des deux points ( : ) ;
5195 elles ne forment pas une unité syntaxique autonome mais des « ilôts textuels » intégrés au
discours citant du scripteur, ce qui fait qu’elles sont en usage et en mention, fonctionnement
définitoire de la modalisation autonymique. L’identité de l’énonciateur e1 est récupérable
anaphoriquement : le démonstratif ce, dans « ce « résumé pour les décideurs » », signale la
reprise anaphorique de « le texte », lui-même anaphore de « le rapport du groupe d’experts
5200 intergouvernemental sur l’évolution du climat ».
1.3. Confirmation
L’énonciateur E1 confirme une assertion de e1 par les adverbes oui, bien
5205 - Titre : Oui, le climat change
- elle n’a pas été portée d’abord par les écologistes, mais bien par les scientifiques.

En titre, l’énoncé (E) « Oui, le climat change » vient ratifier l'assertion correspondante (e) [le
climat change]. L’énonciateur e1 n’est pas explicité : le cotexte ultérieur permet d’inférer
5210 qu’il s’agit des tenants du changement climatique, représenté notamment par les experts de
l’IPCC.
Dans la seconde occurrence, la confirmation par bien se surajoute à la rectification introduite
par mais, à la suite de la négation : le scripteur ratifie l’assertion correspondante (e) [(elle a
été portée d’abord) par les scientifiques]. L’énonciateur e1 n’est pas explicité : le cotexte
5215 permet d’inférer qu’il s’agit des tenants du changement climatique. Le texte fait de cette façon
écho à des débats antérieurs qui ont eu lieu entre les deux parties en présence.
1.4. Négation
Marqueur prototypique de dialogisme, on peut analyser l’énoncé négatif comme infirmation
5220 par le locuteur-énonciateur E1 de l’énoncé positif (e) correspondant attribué à un énonciateur
e1.
- elle (la question climatique) n’a pas été portée d’abord par les écologistes, mais bien par les
scientifiques.
5225
On peut reconstruire l’énoncé (e) comme : [la question climatique a été portée d’abord par les
écologistes]. Cet énoncé, dont l’énonciateur e1 n’est pas explicité, relève du discours des
opposants à l’idée du changement climatique, qui arguent qu’elle n’a aucun fondement
scientifique parce qu’elle a été développée par un groupe d’opinion : les écologistes. Ce que
5230 le scripteur infirme par la négation prédicative – dont la portée affecte le SP rhématique « par

161
les écologistes ». La négation se prolonge ici d’une correction : la conjonction mais permet de
substituer à ce rhème rejeté le rhème posé « par les scientifiques ».

5235 1.5. Interrogation totale


L’interrogation totale fait entendre deux voix qui s'organisent de la sorte : E1 met en débat
l’assertion correspondante de e1.
- Faut-il prendre au sérieux la question du changement climatique ?
5240
La mise en débat porte sur l’énoncé (e) [il faut prendre au sérieux la question du changement
climatique], dont l’énonciateur e1 n’est pas précisé. On comprend, par la suite cotextuelle qui
est donnée, qu’il s’agit des tenants du changement climatique. (Notons le jeu textuel
complémentaire des énoncés dialogiques de cet incipit et du titre, qui portent
5245 approximativement sur le même contenu propositionnel : à l’initiale du texte, la mise en débat
de l’interrogation prépare la verbalisation des deux réponses, négative et affirmative, qui vont
être discutées ; en titre, l’énoncé confirmatif – « Oui, le climat change », que l’on peut aussi
interpréter comme une réponse anticipée à l’interrogation qui lui fait suite – résume
l’ensemble de l’article, qui est un plaidoyer pour les tenants du changement climatique).
5250
1.6. Conditionnel
Le conditionnel, dans son emploi dit journalistique, permet d’énoncer un propos sans engager
la responsabilité énonciative du locuteur-énonciateur E1, dans la mesure où ce temps verbal
signale qu’elle est prise en charge par un autre énonciateur e1, qui peut être explicité ou non :
5255
- Il s’agirait d’une bizarre lubie environnementaliste. La matière est obscure, les faits seraient mal
établis.

Le scripteur, par le conditionnel, signale qu’il rapporte une énonciation [e], sans en préciser
5260 l’énonciateur e1, mais dont l’identité est récupérable cotextuellement : il s’agit des décideurs,
mentionnés l. 2. Ne sont pas non plus explicités l’allocutaire a1 ni le temps de l’énonciation t0,,
qui apparaissent sans importance. L’énoncé (e) correspond à : [Il s’agit d’une bizarre lubie
environnementaliste. (La matière est obscure) les faits sont mal établis]. En usant du
conditionnel, le scripteur ne se prononce pas sur la valeur de vérité de ces jugements. Dans le
5265 cas présent, on interprètera que cette suspension de son appréciation équivaut indirectement à
une mise à distance, qui cotextuellement oriente vers un rejet.
1.7. Clivage
Soit l’énoncé :
5270
- Ce sont les climatologues qui ont, dans les années 80, tiré la sonnette d’alarme,

D’un point de vue syntaxique, le clivage est une opération qui consiste à extraire en tête de
phrase, à l’aide de la particule c’est… qui/que, l’un des arguments du verbe, ici le SN « les
5275 climatologues », qui serait sujet de la phrase correspondante non clivée : les climatologues
ont, dans les années 80, tiré la sonnette d’alarme.
La fonction première du clivage est de rhématiser le SN extrait. Cette opération est
particulièrement sensible lorsqu’elle porte sur le sujet. L’ordre SVO (sujet + verbe + objet)
des constituants en français, en plaçant le sujet en tête de phrase, tend en effet à lui conférer le
5280 rôle de thème. Le clivage permet alors d’attribuer le statut textuel de rhème à la fonction
syntaxique sujet. Cette tâche syntaxique se double d’une tâche dialogique : la rhématisation
du syntagme extrait laisse entendre que ce syntagme s’oppose implicitement à un autre
syntagme, qu’il le déloge de la place qu’il occupait dans un énoncé antérieur (e), attribué
implicitement à un autre énonciateur e1, et que nous pouvons reconstruire cotextuellement
5285 comme [les écologistes ont, dans les années 80, tiré la sonnette d’alarme]. Le scripteur ne
soulignerait pas le rhème qu'il avance s'il n'y avait un autre rhème qui, dans son champ
énonciatif, occupait déjà cette place et qu'il ne veuille l'en déloger. L’opération d’expulsion
d’un syntagme relevant d’un énoncé antérieur (e) rend compte de la dimension dialogique de
l’énoncé clivé. Textuellement, le clivage prolonge la négation précédente : le scripteur
5290 continue de « ferrailler » avec le discours des climato-sceptiques.

2. Dialogisme interlocutif
5295 Qu’en est-il du dialogisme interlocutif, à savoir de l’interaction du locuteur-énonciateur avec
son allocutaire ? Le discours que le scripteur prête à son lecteur n’est pas, à la différence des
discours précédemment explicités, posé comme déjà réalisé : c’est au fur et à mesure de
l’avancée de son propre discours que le scripteur imagine les réactions discursives de son
lecteur, et interagit dialogiquement avec elles, notamment pour rectifier les conclusions
5300 fallacieuses qu’il pourrait faire. On relève les tours de la négation, de l’opposition, et
différentes formes de dialogisme responsif.
2.1. Négation
La relation dialogique d’infirmation que réalise la négation peut s’établir avec des discours
5305 antérieurs, ou avec le discours prêté à l’interlocuteur. Analysons les occurrences interlocutives
suivantes :
- Le message de ce « résumé pour les décideurs », qui n’a pas encore un caractère officiel, est double.

5310 Ce tour pourrait être compris comme une négation descriptive (Ducrot 1984), à savoir comme
ne mettant pas en scène une dualité énonciative. Ce ne sera pas notre analyse. On avance que
dans ces cas la négation infirme bien également un énoncé positif correspondant, à savoir (e)
[il a un caractère officiel]. Cet énoncé est une inférence que le scripteur imagine que son
lecteur pourrait faire à partir de l’énoncé antérieur. En effet, dire : « le message de ce résumé
5315 pour les décideurs », c’est laisser entendre que ledit message est officiel. Le scripteur infirme
par avance les inférences que son lecteur e1 pourrait faire à partir des présupposés de son
discours.
2.2. Opposition
5320 Soit les occurrences :
- les pays en développement peuvent, à juste titre, imputer la responsabilité du changement climatique
aux pays industrialisés. Mais ils ne peuvent plus tenir pour négligeable le phénomène (…)

5325 Le tour « p mais q » n’oppose pas (q) à (p). Il faut plutôt comprendre que (p) conduit à une
conclusion (r), alors que (q) conduit à la conclusion opposée (-r). Soit :
(p) : « les pays en développement peuvent, à juste titre, imputer la responsabilité du changement
climatique aux pays industrialisés » > (r) : [ils n’ont pas à se sentir pas concernés]
5330 (q) : « ils ne peuvent plus tenir pour négligeable le phénomène (…) » > (-r) : [ils ont à se sentir concernés]

L’opposition s’établit donc entre les deux conclusions (r) et (-r). Du point de vue énonciatif, la
conclusion (r) est un énoncé implicite que E1, le scripteur, prête à e1, le lecteur, alors que la
conclusion (-r) est un énoncé implicite de E1. Ce fonctionnement dialogique très subtil, nous
5335 pourrions le gloser grossièrement par :
Je dis (p) ; toi, lecteur, tu pourrais en conclure (r) ; alors que étant donné (q), je t’invite à en conclure (-r)

Le scripteur établit donc un dialogue avec une conclusion implicite qu’il prête à son lecteur, et
5340 qu’il récuse, pour lui opposer une autre conclusion, tout aussi implicite, qu’il esquisse.
On n’aura pas manqué d’observer que l’élément (q) se présente comme un énoncé contenant
également les marqueurs dialogiques du discours rapporté (cf. le verbe de pensée tenir pour)
et de la négation. Analysons l’interaction des trois marqueurs de l’opposition, du discours
rapporté et de la négation : l’élément (q), non seulement oriente vers une autre conclusion (–
5345 r): [ils ont à se sentir concernés] que celle prêtée à e1, le lecteur, à partir de (p), à savoir (r) :
[ils n’ont pas à se sentir concernés] ; il infirme (ne… plus) la position discursive antérieure
imputée à l’énonciateur e1 (correspondant textuellement à : « les pays en développement »)
selon laquelle ledit phénomène était « négligeable ».
Les tours de ce type, qui associent opposition, discours rapporté et négation offrent un
5350 condensé de dialogisme.

2.3. Dialogisme responsif : clivage, tirets, auto-correction


Jusqu’à présent, dans cette analyse, un énoncé [E] nous est apparu comme dialogique parce
5355 qu’il était fait de la conjonction de deux éléments : (i) un énoncé (e) (posé, présupposé ou
supposé) d’un autre énonciateur enchâssé dans l’énoncé (E) ; (ii) un élément marquant la
163
réaction de E1 à l’énoncé (e). Nous proposons de parler de dialogisme citatif dans la mesure
où l’énoncé (E) « rapporte » (de fort diverses façons) un énoncé (e).
Or il apparaît que certains énoncés se présentent avec un marqueur dialogique qui ne
5360 s’explique que par – ou s’explique mieux si – on suppose un énoncé [e] prêté à l’allocutaire,
auquel il répond – nous proposons de parler de dialogisme responsif –, sans le reprendre.
Ledit marqueur joue le même rôle que l’élément (ii) du dialogisme citatif. Au nombre de ces
marqueurs, pour l’instant peu étudiés, mentionnons certaines occurrences de clivage, la mise
entre tirets et les parenthèses, les gloses (notamment celles introduites par à savoir, en clair,
5365 en d’autres termes, c’est-à-dire, etc.) ainsi que les corrections.
2.3.1. Clivage
- Le texte maintenant diffusé paraît plus solide : c’est que, tout simplement, les connaissances avancent.
5370
Quelle relation entre la première phrase et la seconde ? Notons les deux points ( : ). Il s’agit
d’une relation d’explication, ce que nous pouvons vérifier en remplaçant la juxtaposition par
la subordination causale : Le texte maintenant diffusé paraît plus solide parce que les
connaissances avancent. Notons que nous avons dû supprimer l’adverbe de phrase tout
5375 simplement, qui ne peut se comprendre que si on analyse le tour réalisé en termes de
dialogisme interlocutif responsif. Le scripteur prête à son lecteur, à la lecture de l’énoncé « Le
texte maintenant diffusé paraît plus solide », la question pourquoi ?. Et il répond à cette
question (i) par une proposition de cause : le que vaut pour parce que (c’est parce que, tout
simplement, les connaissances avancent). Proposition qu’il fait précéder du premier membre
5380 du tour extractif, le présentatif c’est, qui sert souvent, dans les structures question / réponse à
introduire le rhème en quoi consiste la réponse31. Soit, si nous réécrivons ce tour dialogique
en une interaction dialogale à trois tours de parole :
Scripteur1 – le texte maintenant diffusé paraît plus solide
5385 Lecteur 2 – pourquoi ?
Scripteur3 – c’est (parce) que, tout simplement, les connaissances avancent (que le texte maintenant
diffusé paraît plus solide)

L’adverbe d’énonciation tout simplement ne s’explique que dans ce cadre dialogique : le


5390 scripteur évalue la réponse qu’il apporte à la question implicite pourquoi ? qu’il imagine
qu’un lecteur pourrait lui poser.
2.3.2. Mise entre tirets, parenthèses
Soit l’occurrence de mise entre tirets, que l’on peut appréhender comme un ajout, en un point
5395 du cours syntaxique de la phrase :
- Le texte de l’IPCC présente une autre affirmation : l’Asie du Nord – en clair, la Chine – devrait subir
un réchauffement plus accentué encore que la moyenne.

5400 Mais à quoi correspond ici cet ajout ? On analysera, dans une perspective dialogique, que le
scripteur « s’oriente vers la compréhension de l’autre », à savoir qu’il trouve que le SN
« L’Asie du Nord » manque de clarté pour son lecteur, que la compréhension qu’il en fera
risque de ne pas être celle qu’il souhaite, qu’il entend comme une question de l’interlocuteur :
Pouvez-vous préciser ?, à laquelle il répond. Ce que l’on pourrait représenter dialogalement
5405 de la sorte :
scripteur1 – L’Asie du Nord
lecteur2 – à savoir ?
scripteur3 – en clair, la Chine

5410 L’ajout entre tirets propose un éclaircissement (cf. la modalisation en clair) dialogique.

2.3.3. Auto-correction
Il arrive que le scripteur corrige ce qu’il vient d’écrire :
5415
- Si l’on veut enrayer le changement climatique, ou tout du moins le ralentir, il ne suffira pas que les
pays industrialisés réduisent leurs émissions.

31 P. ex. – Qui a oublié de fermer la porte ? – C’est pas moi, c’est Pierre.
L’alternative introduite par ou, appuyée de l’adverbe de concession tout du moins, propose le
5420 verbe ralentir en correction de enrayer. On fait l’hypothèse que cette auto-correction procède
du dialogisme interlocutif responsif : le scripteur répond par avance à l’évaluation dubitative
qu’il imagine que son lecteur pourrait faire à la réception du SV enrayer le changement
climatique, qu’il trouverait excessif, ce que nous explicitons dialogalement ainsi :
5425 Scripteur1 – si l’on veut enrayer le changement climatique…
Lecteur2 – enrayer ? est-ce possible ?
Scripteur – tout du moins le ralentir

5430
Ajoutons pour finir que nous avons distingué catégoriquement entre dialogisme interdiscursif
et dialogisme interlocutif. Relativisons cette ligne de partage : un seul et même énoncé peut
parfois être susceptible d’une analyse en termes de dialogisme interdiscursif et de dialogisme
interlocutif, à savoir qu’il peut faire entendre la voix d’un discours tiers et celle de
5435 l’énonciataire. C’est p. ex. le cas de :
- Mais il est illusoire de penser qu’il sera négligeable.

Nous avons analysé que l’acte de penser avait pour énonciateur e1, correspondant au lecteur.
5440 Il peut également s’agir des climato-sceptiques…
Conclusion
Le texte monologal que nous avons étudié apparaît bien, dans le détail de son expression,
5445 traversé de part en part de « micro-dialogues » que signalent les différents marqueurs
dialogiques syntaxiques analysés : sa production en tant que discours passe par l’interaction
avec d’autres discours, notamment avec le discours-réponse de l’énonciataire-lecteur.

5450 Sujet de devoir 2

Devoir (à envoyer en attaché à aleksandra.nowakowska@univ-montp3.fr entre le 11 et le 15


mars 2019, ni avant ni après !)

Sujet : dans le texte suivant, analyser le dialogisme des énoncés soulignés

5455 Halte au feu !


par Jean-Pierre Chevènement, Le Figaro, page Opinions, 27 octobre 2006

Il n'y a aucune raison de céder à la manie commémorative : après la crise des banlieues, ces «
délaissés de notre société » selon le mot de Jean-Marie Delarue (1), un an ne donne pas le
5460 recul suffisant pour juger ce qui a été fait ou ne l'a pas été. Même si on peut penser qu'un

165
début de prise de conscience s'est opéré, c'est dans le temps long qu'il faut se placer pour
apprécier les évolutions sociétales et l'efficacité des politiques.

Si l'on s'en tient aux déclarations du premier ministre, le bilan de l'action gouvernementale
5465 depuis un an est quand même assez mince : quinze zones franches créées, 15 800 jeunes reçus
à l'ANPE (mais combien ont été réellement reclassés ?), 249 collèges labellisés « ambition
réussite » (les autres sont-ils voués à l'échec ?), et quelques centres « défense deuxième
chance » qui tardent à se mettre en place. Je ne vois guère que deux chantiers qui aient, tant
soit peu, progressé : les projets de rénovation urbaine et surtout la sensibilisation des milieux
5470 patronaux et syndicaux à la nécessité de tenir compte, dans les politiques d'embauche, de la
réelle « diversité » des Français d'aujourd'hui. Il est dommage qu'on n'ait pas cru bon de
mettre en place parallèlement des « observatoires de la diversité » sur la base de critères non
pas ethniques, mais purement géographiques (domiciles en ZUS, nationalité des parents et des
grands-parents). Aucune politique ne peut réussir sans un instrument de mesure, même
5475 grossier et purement indicatif.

Évidemment, en profondeur, rien n'a encore été résolu : il faudra des secousses ou des
événements politiques autrement puissants pour inverser le cours des choses, en Europe et
dans notre pays, et par conséquent la tendance de fond dans nos banlieues.
5480
À court terme, la dimension sécuritaire risque de prévaloir encore une fois. Ce n'est un secret
pour personne que les effectifs supplémentaires de policiers et de gendarmes, prévus par la loi
de programmation sur la sécurité votée en 2002, ne sont pas au rendez-vous sur le terrain,
quatre ans après. Ils se sont perdus en route dans d'obscures tractations. La police de
5485 proximité, qui ne se résume pas à l'îlotage, mais implique une action partenariale avec tous les
acteurs locaux de la sécurité, a été vidée de ses effectifs et par conséquent de son contenu. Le
ministre de l'Intérieur a privilégié à l'excès les brigades d'intervention et la police d'ordre
public avec les résultats qu'on pouvait prévoir : quand la police ne connaît plus la population,
elle multiplie les contrôles. Les relations se tendent comme le manifeste la multiplication
5490 inacceptable des agressions contre les policiers enregistrée depuis quelques mois. N'est-elle
pas en partie la conséquence du changement de doctrine effectué dans l'utilisation de la police
?

Le ministre de l'Intérieur - et ce n'est jamais bon signe - reporte la responsabilité de cette


5495 dégradation sur les magistrats. Je suis bien placé pour savoir que la tâche du ministre de
l'Intérieur n'est pas une sinécure. S'il est légitime d'avoir un débat sur la justice à l'Assemblée
nationale, ce ne peut être le prétexte d'une défausse d'un ministre sur un autre, voire sur le
gouvernement tout entier devant l'opinion publique. Ou alors il faut en tirer les conséquences,
conformément à l'adage : « Un ministre, ça ferme sa gueule et si ça veut l'ouvrir, etc. »
5500
Comment ne pas s'étonner par ailleurs de voir un rapport des Renseignements généraux
s'étaler en une de la presse pour pronostiquer un embrasement, à l'approche du 27 octobre,
dans une série de villes d'Île-de-France nommément citées ? Cette « fuite » d'un document
confidentiel après celle concernant les rapports des préfets à la Direction générale de la police
5505 nationale est-elle vraiment innocente ? J'en doute.

L'emballement médiatique est malheureusement une caractéristique de nos sociétés. Quand la


braise est encore chaude, le moindre souffle peut ranimer la flamme. On sait ainsi qu'à
Strasbourg, la présence de nombreuses chaînes de télévision donne à chaque Saint-Sylvestre
5510 l'occasion de battre, en matière d'incendies de voitures, le record de l'année précédente. La
médiatisation ne crée pas, mais elle suscite et met en scène une « délinquance-spectacle ».

Est-ce bien le rôle du ministère de l'Intérieur que de nourrir ces psychoses ? Les violences
urbaines ne font de victimes que chez les pauvres (et bien sûr chez les policiers). Elles
5515 dressent les catégories sociales les unes contre les autres. Elles opposent les générations. Mais
elles suscitent aussi un intense besoin d'ordre et pas seulement dans les banlieues. Je ne veux
pas croire que ce calcul à courte vue puisse être celui d'un candidat à la présidence de la
République et je souhaite que les chaînes de télévision s'abstiennent de ce genre de «
commémoration ».
5520
Il est plus que temps de revenir en tous domaines aux valeurs et aux principes républicains. La
gauche elle-même ne doit pas se laisser entraîner dans une spirale de critiques plus ou moins
inspirées d'une philosophie « victimaire-compassionnelle ». Trop de jeunes des cités ont
rompu avec le système scolaire et avec le monde du travail pour céder aux mirages de la
5525 consommation et refuser tout effort, en considération de la rentabilité immédiate du petit
trafic ou du vol. La volonté politique ne peut se passer de lucidité et si la République se doit
d'être généreuse, elle doit aussi être ferme. C'est ainsi seulement qu'elle pourra redonner un
horizon de progrès partagé à la jeunesse.

5530 En démocratie, c'est quand même le gouvernement qui est le premier responsable : quelle
frilosité, dans le domaine de la formation, pour ouvrir aux jeunes des cités l'accès aux filières
d'excellence ! Comment rien n'a-t-il pu être fait, dans le domaine de la Fonction publique (à
l'exception notable de la police) pour développer les préparations rémunérées aux concours ?
On n'en finirait pas de pointer les manques d'initiative et les insuffisances. De toute évidence,
5535 il manque, au sein du gouvernement, une structure d'impulsion interministérielle, à la fois
permanente et suffisamment puissante pour susciter en continu les arbitrages nécessaires. Une
« agence pour la cohésion sociale et l'égalité des chances » ne suffit pas. C'est toute l'action
gouvernementale qui doit traduire cette priorité. Si le discours « on n'a rien fait » est
destructeur (on a fait beaucoup, mais sans vue d'ensemble), l'absence d'un projet collectif
5540 porté par la nation tout entière est évidente. Je n'accuse pas la République. Je mets en cause
l'inertie des hommes et la paralysie des structures qui ont conduit à la panne du modèle
républicain.

O n a assisté, il y a deux ans, à un débat onirique sur les mérites comparés de la discrimination
5545 positive et du volontarisme républicain. Mais où celui-ci s'est-il réfugié pour que si peu ait été
réellement entrepris ? Je suggère que la campagne présidentielle soit l'occasion d'ouvrir un
167
grand débat public sur les moyens de faire vivre l'égalité réelle de tous les jeunes Français,
dès lors, naturellement, que le mérite et le travail, valeurs éminemment républicaines, auront
retrouvé « droit de cité ». Ce serait une bonne manière de débonder l'abcès de nos banlieues
5550 que de faire enfin de la politique. Saisir l'occasion du débat national qui s'ouvre pour faire
mûrir le grand projet de « faire France » au XXIe siècle. Et en attendant
Pour résorber la crise de nos cités, il n'y a pas d'autre méthode ni d'autre remède, en définitive,
que la démocratie républicaine, j'entends par là une démocratie qui n'a pas froid aux yeux.
5555

Chapitre 11

Textes propices à l’analyse

5560 Contre Dieudonné, Valls a raison courtois@lemonde.fr LE MONDE | 07.01.2014 à 14h25

Attention ! mettent en garde les uns : attaquer Dieudonné bille en tête, comme l’a fait Manuel
Valls, c’est lui assurer une notoriété et une publicité inespérées, à la veille d’une tournée qui
commence le 9 janvier à Nantes et doit le conduire dans 22 villes de France et de Navarre
dans les prochaines semaines.

5565 Menacer d’interdire ses spectacles, déplorent les autres, c’est risquer de transformer l’histrion
en paria et lui apporter sur un plateau la démonstration que sa rhétorique touche juste : vous
voyez bien que je suis le héros des antisystèmes, puisque le « système », en la personne du
ministre de l’intérieur lui-même, me désigne comme ennemi public, pourra-t-il ricaner à la
première occasion. Rien de tel pour alimenter les fantasmes complotistes dont il a fait l’un de
5570 ses fonds de commerce.

Pis encore, interdire les prestations de Dieudonné, n’est-ce pas s’engager sur un terrain
périlleux pour les libertés publiques, menacer ces fondements de la démocratie que sont les
libertés d’expression et de réunion ? N’est-ce pas censurer un artiste, museler un libre
penseur, récuser le rire au nom de la morale publique, comme le plaident déjà ses avocats ?
5575 N’est-ce pas risquer d’être, ensuite, désavoué par la justice si le « trouble à l’ordre public »,
invoqué par le ministre de l’intérieur pour intervenir, n’est pas avéré ?

D’autres encore, tout en dénonçant les provocations antisionistes – pour ne pas dire
antisémites – de Dieudonné, refusent de prêter la main à ce qu’ils estiment être un coup
politique de M. Valls, une manière de redorer son blason républicain. Pas vous, et pas sur ce
5580 terrain !, rétorquent-ils au ministre, en lui rappelant ses sorties inacceptables sur les Roms, il y
a quelques semaines.

Aucun de ces arguments n’est négligeable. Mais alors, que fait-on ? On laisse Dieudonné, soir
après soir, déverser sa haine des « juifs », de « la juiverie », de « kippa city » et du « complot
sioniste » ? On se bouche les oreilles quand il répète en boucle, en dépit de la procédure
5585 engagée par Radio France : « Quand je l’entends parler, Patrick Cohen [animateur de la
matinale de France Inter], je me dis, tu vois, les chambres à gaz… Dommage ! » ?

On ignore, de même, son apologie de Pétain, coupable de la rafle du Vél d’Hiv, mais, selon
lui, « moins raciste » que Hollande ? On ferme les yeux quand il exhibe sur scène le
négationniste des chambres à gaz, Robert Faurisson ; ou quand il entonne, sur l’air d’une
5590 chanson d’Annie Cordy, un « Shoah nanas » qui tourne en dérision l’extermination des juifs
d’Europe par le régime nazi ?

TERRAINS JURIDIQUE ET FISCAL


169
Bref, on le laisse, à peu près tranquillement, orchestrer ces transgressions, déverser ce poison
sur Internet et fédérer, dans une jubilation commune, le vieil antisémitisme de l’extrême
5595 droite et un nouvel antisémitisme qui joue de la concurrence des mémoires pour mieux
récuser la Shoah, au nom de la tragédie de l’esclavage ou des drames de la colonisation. On le
laisse, enfin, au nom des libertés démocratiques, multiplier les bras d’honneur à « cette vieille
prostituée de démocratie », en traitant ces éructations par le mépris.

Ce flegme affiché, voire cette indifférence inavouée ne sont, tout simplement, pas
5600 acceptables. C’est pourquoi Manuel Valls a eu raison d’engager le combat.

A condition de le mener, désormais, sans fléchir. Sur le terrain juridique, évidemment. Sans
même parler de l’interdiction des spectacles à l’évidence délicate, mais dont la volonté vient
d’être confirmée par une circulaire aux préfets du ministre de l’intérieur, on voit mal ce qui
interdit d’opposer systématiquement à Dieudonné la législation en vigueur : celle-ci permet de
5605 réprimer, y compris par une peine d’un an de prison, « tout acte raciste, antisémite ou
xénophobe », ainsi que la contestation de l’existence des crimes contre l’humanité, à
commencer par la Shoah. A cet égard, les provocations de l’« humoriste » ne sont pas des
opinions, mais des délits.

De même, sur le terrain fiscal et financier. Déjà condamné à plusieurs reprises, depuis 2007,
5610 pour injure et provocation à la haine raciale, Dieudonné a habilement organisé son
insolvabilité (Le Monde du 4 janvier) pour éviter de payer les quelque 65 000 euros d’amende
qui lui ont été infligés. Or, comme vient de le rappeler la garde des sceaux, l’organisation
frauduleuse d’insolvabilité est un délit pénalement condamnable. Qu’attend-on ?

Mais, à juste titre, Christiane Taubira ajoute que la sanction judiciaire « ne suffira pas » :
5615 contre cette « barbarie ricanante » qui « teste la société, sa santé mentale, sa solidité éthique
et sa vigilance », c’est effectivement un combat politique qu’il faut mener sans relâche. Pour
démontrer que la démocratie n’est pas impuissante face à ceux qui la menacent en bafouant
l’Etat de droit, ses lois et ses valeurs fondamentales. Et pour rappeler que, si la tolérance est
une vertu cardinale, elle ne saurait aller jusqu’à accepter l’intolérable.

5620

Texte 2

Marine Le Pen et le vaudou

LE MONDE | 17.12.2015 à 06h41 • Mis à jour le 17.12.2015 à 11h09 | Par Alain Frachon

Ainsi, la typologie des Français se ramènerait à deux catégories : les « mondialisés » et les
5625 « patriotes ». A en croire Marine Le Pen, à qui l’on doit la formule, les seuls recommandables
sont les seconds, les 29 % d’électeurs qui se sont prononcés pour le Front national aux
élections régionales. Les autres sont, au choix, des profiteurs ou des naïfs ou potentiellement
des traîtres à leur pays.

Comme la patronne du FN ne peut pas s’en prendre au monde entier – pas encore –, elle
5630 zoome sur plus petit : l’Europe, source de tous nos malheurs. L’Europe-passoire nourrit les
flots de l’immigration. L’Europe libérale tue notre économie. L’Europe tolérante est le
paradis des djihadistes. L’Europe est le cheval de Troie d’une mondialisation que la France se
doit, pour être fidèle à elle-même, de tenir à distance. Ce qui devrait lui permettre d’ériger des
barrières douanières, de financer la retraite à 60 ans, de multiplier le nombre de
5635 fonctionnaires, d’augmenter le smic et les prestations sociales. Bref, de ramener le pays au
temps des « trente glorieuses ».

Pour cela, il n’y a qu’une condition à satisfaire et qui, en dépit de récents aménagements
sémantiques, reste au cœur de la logique économique du FN : sortir de l’Union européenne (et
de l’euro). Alors, le pays retrouvera sa pleine souveraineté économique. Au début des années
5640 1970, le Parti communiste français défendait une plate-forme sensiblement similaire, la
monnaie unique en moins. Il recueillait quelque 25 % des suffrages.

Contre-vérité

Quand on évoque l’ultra-radicalité de ce projet, le FN fait valoir qu’il ne proposerait rien de


plus que les europhobes britanniques : après un référendum, quitter gentiment cette
5645 abomination qu’est l’UE. Contre-vérité. Les députés conservateurs et le UKIP, la formation la
plus antieuropéenne, sont profondément libre-échangistes. Ils savent que la Grande-Bretagne
réalise une grande part de son commerce extérieur avec le reste de l’UE (comme la France).
Des millions d’emplois sont en jeu.

La présidente du FN tape sur « l’Europe » comme Georges Marchais tapait sur « le grand
5650 capital »

Si le royaume sort de l’Union, il entend conserver son accès au marché unique européen. Ce
qui suppose de n’ériger aucune barrière à la libre circulation des biens et des services en
provenance de l’UE sur le territoire britannique. Le contraire du FN. Outre-Manche, les
europhobes savent aussi que le maintien de cette ouverture est la condition mise par les
5655 investisseurs américains, chinois, indiens et autres pour venir en Grande-Bretagne.

L’euro nous imposerait une discipline budgétaire absurde ? Mais la discipline budgétaire n’est
pas une caractéristique de l’union monétaire. Dans toutes les économies développées – des
Etats-Unis à la Grande-Bretagne –, on s’efforce de ramener le déficit structurel – hors
dépenses de relance anti-cycliques – à zéro. Le taux de l’euro serait trop pénalisant ? Mais la
5660 monnaie unique fluctue comme toutes les autres grandes devises : en moins de deux ans, elle
a perdu plus de 20 % de sa valeur par rapport au dollar.

Eternelle technique du bouc émissaire

Ce n’est pas « l’Europe » qui a empêché les membres de la zone euro de mener une politique
budgétaire plus coordonnée. Ce sont les Etats membres qui se sont affranchis des règles qu’ils
5665 s’étaient fixées. Ce n’est pas « l’Europe » qui est responsable de l’application partielle des
accords de Schengen sur la libre circulation au sein de l’UE. Ce sont les Etats qui ont refusé
de mettre en œuvre le volet « contrôle » des accords : la création d’une police des frontières
extérieures de l’UE.

L’UE se désintègre sous l’accumulation des chocs extérieurs. Mme Le Pen tire sur une
5670 ambulance

Aucune des pathologies économiques et sociales les plus lourdes dont la France souffre n’est
imputable à « l’Europe » : un taux de dépenses publiques record (57 % du PIB), une dette
publique qui court vers les 100 % du PIB, un marché du travail largement fermé aux jeunes,
171
une politique de crédit qui mine les petits entrepreneurs, une fiscalité qui sonne la classe
5675 moyenne, une sous-productivité de l’argent public… Sans parler des difficultés de
l’intégration des minorités.

Autant de maux structurels qui sont de fabrication franco-française. Il n’y a pas de virus
européen qui mine la France, mais des maladies auto-dégénératives. Marine Le Pen pratique
le tam-tam vaudou : elle tape sur « l’Europe » comme Georges Marchais, à l’époque où il
5680 dirigeait le PCF, tapait sur « le grand capital ». Eternelle technique du bouc émissaire.

Illusionnisme

Cela ne veut pas dire que l’UE va bien. Elle va mal. Elle manque de sens. Contrairement à ce
que nous disent ses thuriféraires, elle manque aussi de « valeurs communes » – qu’il s’agisse
d’une philosophie économique partagée face à la crise de la dette souveraine ou d’un socle de
5685 principes humanitaires face à celle des réfugiés. Elle se désintègre sous l’accumulation des
chocs extérieurs. Mme Le Pen tire sur une ambulance.

Il y a pourtant du vrai, un peu, dans sa typologie des Français. Une partie d’entre eux, souvent
les plus fragiles, a pris de plein fouet le choc de la mondialisation. Bouleversements
technologiques et robotisation détruisent ou dégradent plus d’emplois qu’ils n’en créent au
5690 Nord ; cependant que la délocalisation du travail a assuré l’émergence du Sud.

Ce nouveau paysage économique ne va pas disparaître pour les beaux yeux de la France : il
définit les conditions de la création des richesses au XXIe siècle. Chinois, Indiens,
Indonésiens, Brésiliens et autres ne vont pas cesser de monter dans la gamme de ce qu’ils
produisent. La mondialisation est là pour rester (et, avec elle, l’immigration et les conflits
5695 identitaires). Mieux que la France, certains Européens ont su adapter l’Etat-providence à cet
environnement. Imaginer que la sortie de l’UE faciliterait l’aggiornamento trop longtemps
repoussé, ce n’est plus du vaudou, mais de l’illusionnisme.

Texte 3

5700 Le Monde
Analyses, mardi 5 avril 2016, p. 20

Débats & analyses

Etre radical, c'est agir contre la souffrance sociale

L'un des moyens de lutter contre la radicalisation est de la couper du terrorisme djihadiste en
5705 proposant une alternative légale au sentiment de révolte légitime contre les inégalités

Jacob Rogozinski

page 20

Qu'est-ce qui peut amener de jeunes Européens à massacrer aveuglément d'autres jeunes
Européens au nom du djihad ? Incapables d'expliquer de tels actes, certains dénient qu'ils
5710 aient le moindre sens : l'on aurait affaire à un comportement « nihiliste » qu'il serait vain de
chercher à élucider. A moins que l'on ne se contente d'explications psychologiques : nous
aurions seulement affaire à des malades, à des fous, semblables aux serial killers .

Pour rendre compte d'un phénomène que l'on ne comprend pas, on use et abuse du néologisme
« radicalisation » invoqué comme un mantra, soit pour dénoncer cette « radicalisation de
5715 l'islam » qui définirait l'islamisme djihadiste, soit pour pointer une « islamisation de la
radicalité » ; et l'on recherche désespérément des recettes qui permettraient de « déradicaliser
» ces prétendus « radicaux . Ainsi les termes « radicalisation » et « radicalité » sont-ils
devenus synonymes d'extrémisme et de violence. On leur donne ainsi un sens qui ne va pas de
soi : un vieux parti laïque et républicain ne s'est-il pas désigné jadis comme radical? Il ne
5720 s'agit, nous dira-t-on, que d'une question de vocabulaire. Certes, mais cette dérive sémantique
peut avoir des conséquences redoutables : en identifiant la radicalité à l'extrémisme religieux,
l'on s'interdit de comprendre ce qui est en jeu sous le nom de radicalisation.

Revenons au sens initial de ces mots. « Etre radical, disait Marx, c'est prendre les choses par
la racine. » Radicale est une révolte qui s'en prend aux racines de la souffrance sociale, au
5725 chômage, au racisme, à la relégation dans des quartiers déshérités. Une telle révolte peut
récuser toute action violente sans cesser d'être radicale. Les objectifs que se donnent les
différents courants salafistes et islamistes se caractérisent au contraire par leur manque de
radicalité. Au lieu d'agir pour transformer les conditions sociales qui génèrent l'exclusion et
l'injustice, les uns prônent un repli sur des pratiques et des croyances identitaires, tandis que
5730 les autres en appellent à une « guerre sainte » contre l'ensemble des « infidèles . Si l'on a bien
affaire à l'islamisation d'une révolte, il faut reconnaître qu'un tel processus désamorce sa
charge subversive, la détourne de ses objectifs, la dé-radicalise en la fourvoyant dans le
fanatisme religieux et la violence terroriste. Que l'on cesse donc de condamner de manière
indifférenciée la « radicalisation » !

5735 « Apartheid territorial »

C'est une nouvelle radicalité qui est requise, une critique radicale qui revendique de profondes
transformations de la société pour mettre fin aux discriminations, exclusions et inégalités. Nul
voeu pieux ni utopie ici. Dans les quartiers populaires et les banlieues, de nouveaux foyers de
radicalité commencent à se former en se démarquant des mouvances islamistes, comme en
5740 atteste la « marche pour la dignité et contre le racisme », le 31 octobre 2015, à Paris. S'ils
parviennent à se développer en évitant toute dérive communautariste, ils pourraient
représenter à l'avenir une alternative à l'expansion meurtrière du djihadisme.

Pourquoi refuse-t-on d'admettre que la souffrance sociale puisse favoriser la propagation du


fanatisme islamiste? Sans doute par crainte de disculper les assassins : « Expliquer le
5745 djihadisme, affirme notre premier ministre, c'est déjà vouloir un peu l'excuser. » Et pourtant,
comprendre n'est pas justifier, expliquer n'est pas pardonner. N'évoquait-il pas lui-même, au
lendemain des attentats de janvier 2015, l' « apartheid territorial, social, ethnique » auquel «
s'ajoutent des discriminations quotidiennes parce que l'on n'a pas le bon nom de famille, la
bonne couleur de peau » ? Qui oserait nier que cette situation réveille un sentiment d'injustice,
5750 au point de susciter une révolte comme celle qui a embrasé les banlieues en 2005? Elle peut
aussi conduire certains jeunes à s'engager dans des réseaux qui sèment la mort.

Ce que l'on désigne comme un processus de « radicalisation » est cette capture d'une révolte
légitime par un dispositif dont le seul objectif est de terroriser et de tuer : un dispositif de
terreur. Comment une telle capture est-elle possible? Le sentiment de subir un tort suscite de
173
5755 l'indignation, de la colère, l'espoir de mettre fin à l'injustice. Mais ces sentiments peuvent
laisser place à un autre affect qui n'a plus aucun rapport au juste et à l'injuste, qui vise à
détruire ses victimes, quoi qu'elles aient pu faire. C'est ce qui arrive lorsque la colère vire à la
haine - une haine qui peut s'accompagner de ferveur, mais qui se donne pour but le meurtre et
la destruction.

5760 Comment passe-t-on d'une juste colère à la haine? Ce passage demeure énigmatique, car il
met en jeu ce qu'il y a de plus intime et singulier en chaque sujet, la part de liberté qui est la
sienne dans sa relation à ses fantasmes, jouissance et mort. Tout porte à croire qu'un autre
affect joue ici un rôle décisif : le désir de se venger d'un tort, de venger les amis et les frères
tombés au combat.

5765 Cette dimension « punitive » a été revendiquée par les assassins de Charlie Hebdo et du
Bataclan. Elle ne suffit cependant pas à rendre compte de la terreur djihadiste, car l'affect qui
l'anime n'est pas la vengeance, mais la haine : un affect qui cherche à anéantir ses objets de
haine; qui se propage et s'accroît en se nourrissant de soi-même, de sa propre rage de
destruction. Afin de capter la haine et de lui donner une cible, le dispositif construit la figure
5770 monstrueuse d'un ennemi absolu qui ne mérite que la mort, et cette cible s'élargit sans cesse.
On vise d'abord de prétendus blasphémateurs et des juifs, puis l'on en vient à massacrer le
plus grand nombre possible de « mécréants . C'est cette logique de la haine qui conduit le
dispositif à s'emballer, à passer d'une terreur punitive à une terreur sans limites.

ligne de fracture

5775 Ainsi une colère et une révolte légitimes peuvent-elles permettre à la haine de se déchaîner.
Mais comment se fait-il que les dispositifs qui la captent et l'intensifient se réclament
désormais d'une croyance religieuse? Comment la terreur djihadiste est-elle parvenue à
s'inscrire dans ce dispositif de croyance qu'est l'islam en le fracturant et en le retournant contre
lui-même? Comment le djihadisme a-t-il réussi à se présenter aux yeux de tant de jeunes
5780 désespérés comme leur seule espérance à leur rébellion et leur soif de justice?

Marx considérait la religion à la fois comme une « expression de la misère » - une aliénation -
et comme une protestation contre cette misère. C'est cette protestation que nous devons
entendre derrière les hurlements de rage du fanatisme djihadiste, celle d'une révolte qui s'est
laissé dévoyer, défigurer par la haine. Un tel phénomène n'a rien de nouveau : il caractérisait
5785 déjà au siècle dernier ces religions séculières que furent le communisme et le fascisme. Cela
semble évident dans le cas du stalinisme, mais l'on aurait tort de sous-estimer la dimension
plébéienne et rebelle du fascisme, sa capacité à exploiter les affects d'indignation et de colère
des masses pour les mettre au service d'une stratégie de terreur. Le djihadisme est en ce sens
l'héritier des mouvements totalitaires du XXe siècle dont il reprend le projet de conquête et
5790 d'extermination en le dé-sécularisant.

Faudrait-il donc y voir le symptôme d'un retour du religieux? Non. Les sociétés occidentales
ne sont pas sorties du religieux lorsque des religions séculières totalitaires se sont substituées
aux religions de la transcendance; et lorsque celles-ci font retour en captant à nouveau la
révolte et l'espérance des hommes, on a affaire à une mutation interne au champ du religieux.
5795 Aussi est-ce d'abord sur le plan du dispositif de croyance que l'expansion du djihadisme
pourra être contrée : sur cette ligne de fracture qui déchire l'islam.
Seule une réforme intellectuelle et morale de cette religion, à laquelle appellent avec courage
de nombreux musulmans, pourrait enrayer la dérive qui l'affecte aujourd'hui. Mais cette
condition, aussi nécessaire soit-elle, n'est en aucun cas suffisante. S'il est vrai que le dispositif
5800 de terreur djihadiste s'enracine dans une protestation contre la souffrance sociale et l'injustice,
c'est sur ce terrain, en travaillant à construire une alternative radicale, qu'il doit être possible
de résister à sa force d'attraction. Ce qui implique de combattre sans concession et sans
relâche ce qui peut alimenter les dispositifs de terreur, tout en soutenant de manière critique
les nouveaux pôles de radicalité qui ne se fondent pas sur un fanatisme mortifère mais se
5805 donnent des objectifs d'émancipation sociale.

Jacob Rogozinski est philosophe, professeur à l'université de Strasbourg. Dernier ouvrage : «


Ils m'ont haï sans raison. De la chasse aux sorcières à la Terreur » (Ed. du Cerf, 2015)

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